Babonneau - Archive

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Babonneau

Life
 
 
 
 
 
 
Imprimatur :
 
Fr. G.-A. NESPOULOUS,
o. p. Prior Provinc.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
PARIS. — IMP. v. GOUPY et JOURDAN, RUE de Rennes, 71.

 
 
LE P. BABONNEAU
De l’ordre de Saint Dominique.

 
 
 
LE BIENHEUREUX
 
GRIGNION DE MONTFORT
tertiaire dominicain
apôtre du sacré-coeur, de la croix et du rosaire
 
           
 
L'HOMME — LA PAROLE — L'ŒUVRE

 
 
 
deuxième édition
 
 
 
 
PARIS
AUX BUREAUX DE L'ANNÉE DOMINICAINE
94, RUE DU BAC, 94

1888

I – L’HOMME. 5
II - LA PAROLE. 18
III - L'ŒUVRE. 30
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 41
NOTE DE SON ÉMINENCE LE CARDINAL VILLEC0URT, RELATIVEMENT AUX INTERDITS DU BIENHEUREUX MONTFORT. 41
RÉPONSES QU'OPPOSE LE BIENHEUREUX AUX BLAMES QUE SOULEVAIT SA CONDUITE. 42
CANTIQUE COMPOSÉ PAR LE BIENHEUREUX POUR LA CÉRÉMONIE DE L'AMENDE HONORABLE. 45

Ces trois discours ont été prononcés à Nantes, dans l'église de Saint-Similien, à l'occasion du Triduum célébré en l'honneur de la Béatification du Père de Montfort.
J'ai cédé, en les publiant, à de nombreuses et honorables sollicitations.
Je les offre, tout d'abord, aux Nantais, mes chers concitoyens. Ce n'est que justice, puisqu'ils ont été composés pour eux.
Je les offre ensuite aux Associés du Rosaire, dont le Bienheureux a été, dans nos temps modernes, l'apôtre le plus zélé.
Je les offre enfin aux amis de notre Ordre, qui a eu le bonheur et la gloire de le compter, parmi ses membres, à titre de Tertiaire.
Puissent-ils être lus avec la même bienveillance qu'ils ont été écoutés!
Puissent-ils surtout répondre à la pensée de l'Église, en contribuant à faire connaître et aimer un saint trop ignoré!
 
 
Parie, 9 novembre 1888,
en la fête de tous les saints de notre Ordre.
 

 
I – L’HOMME
 
Non est inventus similis illi
qui conservaret Legem Excelsi.
 
Il n'a pas eu son pareil
à observer la Loi du Très-Haut.
(Eccl., 44-30.)
 
 
 
Messeigneurs[1].
Mes Frères,
 
En l'an de grâce 1708, arrivait dans cette paroisse, pour y donner les exercices de la Mission, un étonnant personnage.
Il y était précédé par une immense réputation de sainteté. Cette réputation, lui-même en avait posé les bases, lors d'un premier séjour à Nantes, et, depuis, les échos retentissants de ses travaux en maints endroits l'avaient portée à son comble, et, certes, la manière dont il se présentait à nouveau n'était pas pour y porter atteinte.
Il était à pied, seul mode, à lui connu, de voyager.
A la main, un long bâton, surmonté d'un grand crucifix, bénit et indulgencié par le pape Clément XI; sous le bras, son Bréviaire et sa Bible; sur le cœur, une image de la Vierge; à la ceinture, son Rosaire.
C'était tout son bagage.
Uniquement soucieux de se dépenser au service de tout le monde, sans rester à charge à personne, il s'alla loger dans le premier réduit venu, et, après s'y être installé en homme prêt à repartir, il ouvre la Mission.
Tels furent la sensation qu'il y produisit, le bien qu'il y fit, le zèle et l'éloquence qu'il y déploya, que partout s'éleva le même cri : « C'est un saint! Nous avons vu un saint! »
Cette fois, du moins, le proverbe ne devait pas mentir : la voix du peuple allait être la voix de Dieu.
Environ cent cinquante ans après, paraissait un premier décret, déclarant héroïques les vertus de Montfort et proclamant sa personne Vénérable.
Et, quinze ans après le premier, en paraissait un second, — prélude, nous l'espérons, d'un troisième et définitif, —pour l'élever aux honneurs de l'autel et illustrer son nom du titre des Bienheureux.
Pieux habitants de cette paroisse, vous avez jugé cette circonstance de la béatification du Père de Montfort trop favorable à la manifestation de vos sentiments, pour la laisser échapper. Reconnaissants du bien qu'il a fait à vos pères, et, par vos pères, à vous-mêmes, vous vous êtes levés pour l'acclamer au jour de sa gloire, et lui offrir, dans l'immense concert de l'Eglise, votre concert particulier.
Honneur à vous !
Et puisque vous avez bien voulu penser à moi pour être la voix de ces fêtes, j'essaierai de ne pas trahir votre confiance. Vous en verrez un premier gage dans mon attention scrupuleuse à me renfermer, pendant ces trois jours, dans la vie de notre Bienheureux.
Ce soir, je veux me borner à vous le présenter, et, avant de vous le montrer dans sa parole et ses œuvres, m'attacher à le faire saillir devant vous dans sa double et austère beauté d'homme et de saint.
L'homme à lui seul en vaudrait la peine.
Rien en lui de banal, de vulgaire, de commun.
Tout vit, tout parle, tout ressort dans le relief le plus tranché. A des époques plus heureuses, il eût, sans nul doute, tenté la légende, et il n'a fallu pas moins que le scepticisme du siècle le plus blasé pour passer, indifférent, devant ce colosse et laisser sa réputation enfermée dans le cercle étroit de deux ou trois provinces.
Il était réservé à l'Église, la grande justicière, de l'en faire sortir, et, en lui prêtant la vertu de sa catholicité, de la signaler à l'admiration du monde entier.
Essayons donc de répondre au désir de notre Mère, la sainte Église, en travaillant, pour notre part, à rendre à Montfort l'entière vérité de sa physionomie.
Mais, avant de commencer, permettez-moi de saluer et de remercier, en votre nom, les deux éminents prélats, qui ont bien voulu se joindre à notre évêque bien-aimé, pour apporter à nos fêtes, avec l'éclat de leur présence, l'appui de leurs sympathies et de leurs bénédictions. — Touchante délicatesse de la Providence qui réunit, ici, pour glorifier Montfort, les trois augustes pontifes que Dieu, non sans de secrets desseins, a constitués les gardiens officiels de son berceau, de sa tombe et de son œuvre de prédilection : le Calvaire de Pontchâteau !
 
Mes Frères, dans la vie des saints, comme dans celle des autres hommes, rien n'est indifférent. Tout contribue à les faire ce qu'ils doivent être un jour, à commencer par le milieu où ils apparaissent et le sol d'où ils sont sortis. Montfort en est la preuve.
Né en pleine Bretagne[2], sur « cette terre de granit, recouverte de chênes. » qui semble communiquer, au caractère de ses enfants, quelque chose de l'immuable résistance qu'elle oppose aux flots de la mer, Montfort lui dut cette nature tout d'une pièce, qui reste aujourd'hui ce qu'elle était hier et ce qu'elle sera demain, qui va droit au but, dédaigneuse des détours, impatiente des retards, insouciante des obstacles, inhabile aux ménagements, et surtout incapable des capitulations; plante exubérante et quelque peu sauvage, dont la grâce utilisera, pour sa greffe, la sève débordante, sans s'attarder à en polir la rugueuse écorce.
Comme toute physionomie se résume dans un trait dominant, d'où résulte une impression d'ensemble, la sienne se résumait dans la force.
La force, tout en lui la trahissait, sa taille élancée et bien prise, ses membres musculeux, la coloration et les traits fortement accusés de son visage, et, surtout, la flamme étincelante du regard qui eût gêné, si la modestie n'en eût voilé les ardeurs.
Telle était l'exceptionnelle vigueur de cette constitution, que trente années de mortifications et de flagellations incessantes, que treize années de travaux surhumains passeront sur elle sans l'épuiser, et que, pour en venir à bout, il ne faudra pas moins que le poison lent versé par une main criminelle[3].
Vrai don providentiel que cette force étonnante et le premier indice de la vocation à laquelle il était appelé !
Outre l'indomptable puissance de résistance qu'y puisa Montfort dans les écrasantes fatigues de ses missions, il lui fut redevable du premier de ses titres à son ascendant sur les populations.
On a beau s'en défendre. Il n'est personne qui n'éprouve pour la force, même physique, un involontaire respect. Mais combien plus ce sentiment s'impose-t-il aux hommes, contraints de demander, à ce genre de force, l'entretien de leur vie.
Quand nos paysans voyaient passer à travers leurs campagnes, toujours à pied, ce rude missionnaire qui portait, sans faiblir, le poids des plus longues marches;
Quand, sur la lande de Pontchâteau, ils le voyaient soulever à lui seul, pour les monter à son Calvaire ou les charger sur la rivière, des blocs de pierres qui leur avaient résisté ;
Quand, dans les bourgades de la Vendée, ils le voyaient, imperturbable, se commettre avec les récalcitrants, pénétrer jusque dans les lieux de réjouissance, pour y réprimer un désordre nuisible à sa parole, s'attaquer aux esprits forts en sabots et, à la stupéfaction générale, renverser sur eux leurs tables et leurs brocs, croyez-le, l'admiration, quelque peu craintive, que provoquait le déploiement d'une telle force, préparait tout naturellement le terrain au respect et à la liberté de son apostolat.
D'autant qu'à cette première impression venait vite s'en joindre une autre. Je veux dire la confiance qu'inspirait sa douceur.
Sa force, il en avait hérité de son père, qui, en la lui transmettant, ne lui avait pas épargné le défaut de cette qualité, l'emportement. — « Sans la grâce, nous avouera-t-il lui-même plus tard, j'aurais été l'homme le plus terrible de mon siècle. »
L'homme le plus terrible de son siècle! Il ne devait pas cesser de l'être.
Seulement ce fut contre lui-même.
Pour tout autre, ce caractère emporté s'était fondu, aux ardeurs de la grâce, en une inexprimable douceur qui achevait en lui la puissance de séduction.
C'est qu'en effet si, seule, la force éloigne encore plus qu'elle n'attire, en inspirant la crainte, si seule, à son tour, la douceur peut passer pour de la faiblesse et nous laisser indifférents, par contre, il n'est rien qui ne cède à la force unie à la douceur.
On ne résiste pas à qui, pouvant nous écraser sans effort, ne nous traite pourtant jamais qu'avec un délicat respect.
Tel Jésus attirait tout à lui, parce que chacun de ses miracles, tout en trahissant sa puissance n'avait au fond pour but que de manifester sa bonté!
Dans cette nature de fer, Montfort cachait lame d'un grand artiste.
Sensibilité profonde, fraîcheur et vivacité d'imagination, grandes inspirations poétiques, généreux élans, rien n'y manquait — sculpture, peinture-, architecture, musique, poésie, il pouvait indistinctement choisir, sûr de réussir en tout.
Ici encore reconnaissons la main de la Providence, acheminant de loin son serviteur à sa mission.
Sans doute de ces dispositions si rares, le jeune homme ne cultivera sérieusement que l'éloquence et la poésie, dont il devait faire un si merveilleux usage au service de la vérité. Mais le goût pour les autres arts lui restera, et dans ses missions, l'aidera puissamment, en lui suggérant des motifs de décoration, à éclairer les esprits en frappant les yeux.
Enfin, comme couronnement de tous ces dons naturels, une volonté inflexible, guidée par une intelligence belle et pénétrante, lumineuse et originale dans ses conceptions, disposant à leur service de mots à l'avenant, vifs, pittoresques, imagés et, permettez l'expression, à l'emporte-pièce.
Voilà l'homme dans Grignion de Montfort.
Vous en conviendrez; dans une telle nature, la grâce pouvait se mouvoir à l'aise et travailler à coup sûr.
Elle avait matière à faire un saint et des plus grands.
Elle n'eût garde d'y manquer et c'est une statue d'or massif que nous allons maintenant la voir dresser sur ce socle de granit. Tâche qui lui sera du reste singulièrement facilitée et que ne retardera, comme il arrive si souvent, aucun premier travail de réparation.
Sauf la souillure commune de la faute d'origine, matériaux à employer et forces à exploiter ont été merveilleusement préservés et joignent à l'avantage d'être de premier choix, celui d'être restés absolument vierges, n'ayant été jusque-là détournés pour aucun usage profane.
 
 
De même que, dans la société humaine, chaque homme a un visage spécial, qui le distingue des autres ; de même, dans l'Eglise, chaque saint possède une physionomie qui lui est propre.
Et pourtant, de même encore que, parmi les visages humains, dont aucun ne ressemble aux autres, il en est de plus caractérisés, qui ne sauraient passer inaperçus; de même aussi, dans la société des saints, il est des physionomies qui tranchent sur les autres, et même à distance, forcent l'attention. Telle la physionomie de Montfort. Quelle était donc cette physionomie ?
Au physique, nous l'avons vu, son cachet, c'était la force, et, avec la force, l'originalité, qui en est très souvent la conséquence.
Un homme intelligent, conscient de sa force, arrive vite à l'indépendance et, par l'indépendance, à l'originalité.
Or, la grâce, qui ne détruit pas la nature, se gardera bien de toucher, dans Montfort, à ces qualités précieuses.
Elle les fortifiera, au contraire, en leur apportant, avec de nouveaux mobiles, un nouvel appui.
La force donc se manifestant dans l'originalité, tel sera le cachet qui donnera, son empreinte à toute la vie spirituelle du Bienheureux et fera de lui un être à part, bien propre à dérouter les idées préconçues des gens du monde qui aiment assez à se représenter tous les saints, confondus dans je ne sais quelle pâle et uniforme ressemblance.
À lui du moins, impossible d'appliquer cette théorie fantaisiste, car nul ne fut plus personnel.
Toutes les vertus des saints resplendiront dans sa vie, mais il n'en concevra et n'en accomplira point les actes à la manière des autres, et personne ne justifiera mieux la parole sacrée que nous avons prise pour texte : « Il n'a point eu son pareil à observer la loi du Très-Haut. »
Prenez-le, par exemple, à ses débuts dans la carrière ; suivez-le dans ce voyage de Rennes à Paris, où il s'en va chercher la science et la formation sacerdotales.
Ce voyage mérite d'attirer notre attention. Il le sépare pour jamais de sa famille; il efface derrière lui son passé; il est pour lui, — permettez la comparaison, — ce qu'est à la barque le dernier coup de rame qui la détache du rivage et l'emporte aux hasards de la haute mer ; mais surtout il est le type parfait de tous ceux qu'il s'imposera plus tard.
Il est seul et à pied, sur cette route qui déroule, à travers champs, son interminable ruban de soixante-seize lieues de long.
La pluie tombe à torrents et ne cessera de tomber de la sorte pendant les dix jours que durera sa marche.
Il aurait pu s'épargner la fatigue au moins de la moitié de la route ; sa famille lui offrait une monture.
Mais non; ce serait paraître manquer de force, de courage et surtout de confiance en Dieu.
Dans sa bourse, il a dix écus; dans son sac, un vêtement neuf de rechange. Mais, attendez.
Tout cela ne lui pèsera pas longtemps. Un premier pauvre le rencontre ; à lui les dix écus. Un second lui succède; à lui le vêtement neuf. Un troisième survient. Cette fois, comment l'assister ?
Belle question pour un cœur charitable ! L'habit que porte Montfort ne vaut-il pas mieux que les haillons souillés du mendiant ? Donc, pas d'hésitation possible et l'échange est vite fait. Pour en couvrir le pauvre, il s'est dépouillé jusqu'à son dernier vêtement ! Et alors, dans un élan de foi et d'amour, qui rappelle les plus beaux traits des plus grands saints, et, en reconnaissance de la joie qui l'inonde, il se prosterne au milieu de la route, sur le sol détrempé, et jure à Dieu de ne plus jamais rien posséder en propre, mais, comme les oiseaux du ciel et les lis des champs, qui ne sèment ni ne moissonnent, de ne plus vivre « qu'aux frais de la Providence. »
Et il a à peine vingt ans !
C'est fort, n'est-ce pas, et si c'est en même temps singulier, dites-moi, en connaissez-vous beaucoup qui soient capables de se singulariser à ce prix?
Mais nous ne sommes pas au bout.
Ayant déjà donné tout ce qu'il possède, vous croyez, sans doute, qu'il s'est par là même privé du bonheur d'assister ceux qui viendront à nouveau tenter sa compassion.
Oh ! comme votre charité est peu ingénieuse en regard de la sienne !
De même que les apôtres Pierre et Jean, sollicités par le paralytique, au portique du temple, il n'a plus, c'est vrai, ni or, ni argent, ni pain, ni vêtement, ni quoi que ce soit qui se puisse offrir. Il n'a pas encore, comme eux, la puissance des miracles, mais il lui reste des larmes dans les yeux, de la pitié dans le cœur, des paroles de consolation sur les lèvres, de la force enfin dans les membres, et tout cela, il le dépense sans compter; et quand, avant d'achever son voyage, il rencontrera des malheureux écrasés sous le poids de leurs fardeaux, il chargera sur ses épaules ces fardeaux pour les soulager.
Mais enfin lui-même, étant absolument dénué de tout, comment fera-t-il pour vivre?
Eh bien! pauvre volontaire, il fera comme les pauvres, il mendiera comme eux, et lui, le fils d'un gentilhomme, dans le cœur duquel la gêne momentanée de la position n'étouffe pas l'instinctive fierté de la race; il boira à longs traits la honte attachée à cette obscure mendicité, calice d'amertume[4] que tout homme cherche à éloigner de ses lèvres et auquel lui se condamne toute sa vie.
Le voici à Paris.
Il y était mandé par une grande dame, amie de sa famille, qui se proposait de devenir sa bienfaitrice. Elle avait en particulier résolu de mettre à son service sa haute influence pour le faire entrer au noble séminaire de Saint-Sulpice, où déjà la distinction s'unissait à la science et à la vertu, pour en faire le rendez-vous préféré des jeunes clercs appartenant aux meilleures familles de ce temps là.
La prudence et la sage raison dictaient donc à Montfort de ne paraître devant sa bienfaitrice que dans une mise convenable, propre à se concilier ses bonnes grâces. Ah! c'est bien à cela que songe Montfort.!
Son premier souci, en arrivant à Paris, sera d'aller à la recherche de je ne sais quel coin d'écurie pour s'y glisser à la dérobée, à la façon d'un voleur, et, comme le dernier des mendiants, il s'estimera heureux d'y trouver — le dirai-je, mes Frères? — eh ! oui, puisque c'est lui qui parle, —d'y trouver donc une botte de fumier pour y étendre son pauvre corps, exténué par dix jours d'une marche ininterrompue. Et le lendemain, sans se préoccuper le moins du monde de modifier quoique ce soit à son accoutrement, il se présente, tel quel, à l'hôtel de sa bienfaitrice.
Ce qui arrive, vous le devinez sans peine. Déconcertée à la vue de ce mendiant, qui lui tombe du fond de la province, à la place du jeune gentilhomme pauvre, mais correct, qu'elle attendait, Mademoiselle de Montigny renonça, sans plus tarder, à son dessein de le recommander à Saint-Sulpice et crut très suffisant d'employer son crédit à le faire admettre dans une communauté de pauvres clercs, dirigée par un saint prêtre, M. de la Barmondière.
Il s'installe dans cette communauté et s'y livre tout entier à ses études et à sa formation cléricale. Etudes et formation devaient lui prendre de huit à dix années de sa vie, le retenir, par conséquent, le même laps de temps à Paris.
Il paraît tout simple qu'il en profite pour visiter et admirer la capitale de la France, capitale déjà de toutes les élégances et de toutes les splendeurs.
Ses tendances artistiques très accusées, nous l'avons vu, y trouveront leur compte, et son ministère futur lui-même ne saurait y perdre.
Tout cela est juste et vrai.
Mais il y a mieux encore, selon lui.
Il y a à mortifier sa curiosité, si légitime qu'elle paraisse ; il y a à en faire à Dieu le sacrifice. Et le jour où il quittera Paris, le courageux jeune homme n'en aura vu que les communautés, où il a cherché Dieu dans l'étude et dans la prière, et, aux carrefours des rues, les statuettes de la Vierge que son cœur aura devinées, plus vite encore que ses yeux ne les auront aperçues.
Et ses yeux, ainsi fermés, dans sa jeunesse, il ne les ouvrira plus de sa vie.
Je me trompe.
Il les ouvrira pour contempler deux seules choses : Dieu et les âmes; Dieu, pour le fixer dans les extases de son amour; les âmes, pour les embraser dans l'ardeur de son zèle et achever en elles, par la flamme du regard, l'œuvre commencée par le feu de sa parole.
Mais poursuivons l'étude de sa formation.
Mieux que toute autre période de sa vie, celle-ci nous livrera le secret de son étrange et puissante vertu.
Montfort traversa successivement deux maisons, avant d'entrer à Saint-Sulpice, où devait finalement l'introduire le renom de sa science et de sa sainteté. Dans ces deux premières maisons, telle était la sobriété forcée du régime en vigueur, qu'au sortir de table, les jeunes étudiants, dans toutes les exigences de leur vingt ans, étaient, chaque fois, en état de s'y remettre. Aussi, pour apprêter les aliments qu'on leur servait, n'y avait-il nul besoin d'un homme du métier; les jeunes gens eux-mêmes suffisaient amplement à la tâche et avaient du moins — c'est un chroniqueur qui parle -— la consolation de se faire tour à tour les mêmes politesses. Il semblerait donc qu'un tel régime eût dû, par lui-même, suffire aux plus difficiles instincts de mortification.
Oui, pour les autres; non, pour Montfort. Sa portion si maigre, il l'amoindrira encore, et trouvera moyen d'en distraire la meilleure part, au bénéfice de pauvres que, dans sa naïve charité, il estime plus nécessiteux que lui.
Si sommaire que fut le régime de sa maison, M. de la Barmondière n'aurait pourtant pu en supporter l'entretien, s'il n'avait demandé au courage personnel de ses élèves l'appoint de quelques ressources supplémentaires.
Il les envoyait donc, à tour de rôle, la nuit, garder les morts dans les familles opulentes.
Montfort y allait, pour sa part, trois ou quatre fois la semaine.
Averti, par un secret instinct, de l'influence que devaient exercer, sur sa vie d'apôtre, ces veilles mystérieuses, il s'y préparait, non comme à un métier quelconque, mais comme à un véritable office de religion.
Ces veilles, il les ouvrait par quatre heures d'oraison, à genoux, les mains jointes, le corps immobile et comme rivé en terre. Venaient ensuite deux heures entières de lecture spirituelle. Puis, après avoir accordé deux heures seulement au sommeil, il consacrait le reste à l'étude de la théologie.
Ce fut là, dans ces lugubres nuits, que Montfort puisa, comme à sa source, le sentiment profond du néant de toutes choses, dont sa parole devait garder une saisissante empreinte.
Que de leçons lui passèrent sous les veux! Que de sujets de méditations! que de thèmes de sermons pour l'avenir !
Aujourd'hui, ce cadavre, c'était le corps adulé d'un prince brillant, mortellement frappé dans l'acte même du plaisir.
Demain, c'était la dépouille, déshonorée par la mort, d'une grande dame dont, hier encore, la beauté sans rivale recevait le double hommage de l'admiration et de l'envie. Et, pour les mieux voir, le jeune homme leur découvrait la face ; et, sans pitié pour sa jeunesse dont il assombrissait à plaisir les horizons[5], il se penchait avidement sur ces vases brisés, comme pour y aspirer l'âpre parfum du néant qui s'en exhalait.
Et, alors, toutes ses facultés s'exaltaient; les images funèbres se gravaient d'elles-mêmes et, pour la vie, dans sa mémoire tendue; son génie poétique se colorait d'un mélancolique éclat. Et plus tard, devenu missionnaire, il renvoyait tout naturellement aux âmes, dans ses cantiques et ses discours, les rudes leçons qu'il avait apprises à l'école de la mort et redisait, avec une effrayante énergie, les réponses qu'elle lui avait fait entendre dans le silence glacé de ces sombres nuits.
C'est ainsi que Montfort préludait, par une vie de renoncement et de mortification, à l'oblation totale, qui doit faire le saint, en préparant l'apôtre.
Jusqu'ici, toutefois, le couteau, qui immolait lentement la victime sur les marches de l'autel, n'avait été tenu que par ses mains.
Voici l'heure où Dieu le remettra entre des mains étrangères, qui l'enfonceront encore plus avant et plus sûrement, et feront du sacrifice partiel l'holocauste absolu. Je ne parle que pour mémoire de ce que Montfort eut à souffrir de la part de ses compagnons d'étude. Déconcertés par ses étranges allures et plus encore peut-être découragés par sa sublime perfection, ceux-ci ne se privaient pas à l'occasion du malin plaisir de la mettre à l'épreuve en plus d'une manière. Ce n'étaient là, toutefois, que pures tracasseries, auxquelles la jeunesse de l'âge, jointe aux privautés de la vie commune, enlevait toute portée.
Ce qui va lui être plus sensible, ce sont les mêmes procédés, repris et aggravés par des hommes qu'il respecte, qu'il vénère, parce qu'ils sont vénérables, auxquels il a livré et continue de livrer, chaque jour, son âme et les plus délicats secrets de sa conscience. Encore une fois, Dieu le permettra pour mettre le sceau à la vertu de son serviteur, en lui offrant en même temps l'occasion d'en produire la meilleure preuve.
Soupçons injurieux, humiliations excessives, insinuations malveillantes, railleries publiques, privations les plus délicates pour l'esprit, le cœur et l'âme d'un jeune clerc, rien ne lui sera épargné. Et ces procédés, inaugurés pendant sa vie de séminaire, ne prendront pas fin avec elle.
Sous diverses formes et exploités par diverses mains, ils se prolongeront pendant tout le cours de sa vie sacerdotale. On en viendra même à lui déclarer formellement qu'on ne veut plus continuer la direction d'une âme qui s'obstine dans les voies extraordinaires, et, pour mettre les actes en harmonie avec les paroles, on n'hésitera pas à lui fermer l'entrée de la maison ouverte à tout prêtre. Pauvre Montfort ! Jusqu'ici il était resté calme et impassible sous l'affront. Cette fois, il n'y put tenir.
« Mon Dieu! dit-il, je n'aurais jamais cru qu'on put traiter pareillement un prêtre dans un séminaire ! »
Cette parole et une grosse larme qu'il versa silencieusement à Nantes, lorsqu'après la ruine de son Calvaire, il reçut de plus communication de l'interdit qui le frappait, voilà, dans tout le cours d'une vie de quarante-trois années, les deux seules marques qui trahissent en lui un cœur sensible encore à l'outrage.
Mais qu'est-ce donc qu'on lui reproche pour le traiter ainsi ?
Ce n'est pas, à coup sûr, de manquer d'obéissance et, dans l'obéissance, de simplicité.
Voulez vous une preuve entre mille de sa soumission?
Si, trop expansif dans son amour pour Dieu et laissant trop complaisamment sa bouche parler de l'abondance du cœur, il reçoit l'ordre de s'en taire et d'intéresser, d'autre façon, ses confrères moins parfaits, vous le verrez aussitôt torturer son esprit pour répondre pleinement aux désirs de ses supérieurs. Il ira jusqu'à feuilleter des recueils de facéties; il prendra la peine d'en copier les plus amusants passages ; il les apprendra par cœur ; il les débitera avec-tout l'enjouement dont est capable un homme, dont toute la conversation est au ciel, jusqu'à ce qu'enfin ses confrères, prenant en pitié cette contrainte imposée à sa nature, lui en eussent fait grâce. Ils s'étaient si bien convaincus, une fois pour toutes, que Montfort ne ferait jamais de progrès dans l'art de dire spirituellement des riens et qu'il rendrait éternellement insipide, par la manière dont il le raconterait, le récit du reste le plus divertissant !
Ce que vous lui reprochez, ce n'est pas non plus, je suppose, de manquer d'humilité. Car enfin l'humilité lui est plus familière, si c'est possible, que toute autre vertu.

L'humilité! Il l'aime deux fois: pour elle-même d'abord et ensuite pour les services qu'elle lui rend, en enveloppant d'ombre et de silence ses actes héroïques, notamment ses cruelles mortifications. Ses instincts d'austérité le poussent à marcher pieds nus, mais, pour ne pas froisser les délicates pudeurs do son humilité, il ne coupera que la semelle de ses bas. Il porte haire et cilice au point d'en couvrir complètement son corps ; mais quand, épuisé, il se voit sur le point d'être conduit à l'hôpital, pour aller y expier ses saintes imprudences, il se hâte de s'en dépouiller pour dérober à tous son secret.
Encore une fois ? Qu'est-ce donc que vous pouvez bien lui reprocher ?
Alléguerez-vous finalement ses singularités ?
Oh ! sur ce point, vous êtes dans le vrai et je vous donne pleinement raison.
Sans doute il n'est pas ordinaire d'être, à ce point, emporté par l'amour de son Dieu, qu'on s'oublie à le prier partout, à deux genoux, fût-ce en plein amphithéâtre de Sorbonne ou en pleine rue de la Cité !
Sans doute il n'est point ordinaire que, dévoré par le même amour, on s'en aille à travers champs, criant à tue-tête ses délices et ses bienfaits, ou que, jaloux de sa gloire, on ose se commettre avec les bateliers des carrefours et les pitres des places publiques, pour arrêter bon gré mal gré leurs blasphèmes.
Sans doute il n'est point ordinaire qu'on soit à ce point brûlé du zèle des âmes, qu'on ne craigne pas d'aller partout à leur recherche, fût-ce dans les maisons du vice, pour rappeler à la vertu leurs victimes infortunées.
Sans doute il n'est point ordinaire qu'on aime à ce point la pauvreté, qu'on se jette, comme sur un trésor, sur le vêtement dédaigné d'un mendiant, pour s'en couvrir aussitôt et qu'en dépit de ce qui semblerait à d'autres un oubli de la dignité sacerdotale, on se contente d'une soutane tellement usée qu'elle fasse pitié à des pauvres d'hôpital et qu'ils se cotisent pour lui en offrir une meilleure.
Sans doute il n'est point ordinaire d'aimer tellement avec la pauvreté, les pauvres eux-mêmes, qu'on les serve à table ou dans leur lit. à genoux, tête nue et avec des paroles de vénération sur les lèvres, comme on ferait pour Jésus-Christ lui-même.
Sans doute enfin, il n'est point ordinaire qu'on s'éprenne pour la Croix d'un tel amour, qu'on en devienne littéralement affolé, qu'on la prêche et qu'on la chante à tout propos, que prêtre et directeur de Mission, on la prenne entre ses bras devant tout le peuple rassemblé, qu'on l'embrasse avec effusion, qu'on la charge sur ses épaules pour la porter en triomphe, en tête des processions, que, dans son exaltation, on s'écrie : « La Croix ! quel friand « morceau du Paradis! Point de Croix, quelle « Croix ! sortons d'ici. Nous n'y ferons rien : « la Croix n'est pas avec nous. »
Tout cela évidemment n'est point ordinaire et ne rentre point dans le domaine commun. Et, c'est pourquoi, tout cela, vous voulez le supprimer, l'effacer de la vie de cet homme, pour le ramener aux justes proportions, l'étendre par conséquent lui-même, comme sur un lit de Procuste[6] où, tout ce qui dépassera, sera inexoblement retranché. Mais y pensez-vous ?
Est-ce que, sans parler delà grâce, la nature elle-même se prête si aisément à de pareilles mutilations?
Est-ce que certaines natures, et plus particulièrement encore la nature bretonne do Montfort, n'y sont pas, plus que d'autres, obstinément réfractaires ?
Ah! Dieu me garde, mes Frères, de paraître dresser ici le procès posthume des différents supérieurs qui se sont rencontrés dans la vie de Montfort, notamment au début.
Outre qu'il n'appartient à personne de suspecter les intentions; dans leur nombre, je me plais à le reconnaître, beaucoup étaient vénérables, plusieurs même étaient des saints.
Mais enfin, Dieu le permettant ainsi pour grandir, par l'épreuve, la vertu de son serviteur, et, par conséquent sans qu'il y ait lieu de les en blâmer et surtout de leur en tenir rigueur, il faut pourtant convenir que, pour comprendre Montfort, ils oubliaient une chose, à savoir de relire leur Evangile, dont le Bienheureux n'a fait qu'incarner en sa vie les maximes, étranges elles aussi pour qui les prend à la lettre.
Ils oubliaient que, s'il faut une grâce extraordinaire pour comprendre les grâces extraordinaire des saints, qui n'a pas cette grâce, se doit à lui-même de suspendre son jugement[7].
Ils oubliaient enfin que quand une âme vous a donné, au triple point de vue de sa doctrine, de sa conduite et surtout de son inépuisable soumission, toutes les garanties que vous avez pu lui demander, vous lui devez tout au moins de la respecter et de ne pas chercher à entraver son zèle.
Prudents dans le Christ, laissez donc aller les fous pour le Christ[8] !
Laissez Siméon se dresser sur son éternelle colonne, d'où l'obéissance le fera descendre, quand parlera l'autorité.
Laissez François d'Assise fraterniser avec les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, et les prêcher comme des créatures intelligentes et libres.
Laissez Dominique, mon père, faire asseoir ses enfants à une table absolument dégarnie et bénir des mets, dont rien n'indique la présence, ni ne présage la venue.
Laissez Elisabeth coller amoureusement ses lèvres aux plaies de son lépreux.
Laissez Benoît Labre s'en aller, vagabond du bon Dieu, sur tous les chemins de l'Europe, insouciant d'accorder à son corps des soins que tant d'autres prodiguent au leur, au point d'y absorber leur âme.
Laissez le P. Lacordaire s'attacher à la Croix, s'y faire flageller jusqu'au sang et y rester suspendu trois heures durant.
Laissez enfin Montfort se livrer, sans retenue, à ce que vous appelez ses imprudences, ses extravagances et ses folies.
L'Esprit qui les anime tous, c'est l'esprit de Dieu, qui souffle où il veut, sans qu'on sache d'où il vienne et où il va[9], et le Modèle qu'ils copient, c'est Celui auprès duquel, après tout, les plus grandes imprudences des saints ne sont que de la prudence, leurs plus grandes indiscrétions que de la discrétion, leurs plus grandes extravagances que de la mesure et de la raison, leurs plus grandes folies, que de la sagesse, c'est Celui qui, pour nous racheter, nous convertir et nous sauver, n'a pas pris nos vêtements sordides, mais notre corps de péché, n'a pas baigné nos plaies purulentes, mais les a en quelque manière contractées, vulnera nostra ipse portavit, ne s'est pas enfin contenté de s'incliner vers nous, mais, de Dieu, est devenu un homme, comme nous, pour foire, de nous, des dieux comme lui. C'est notre maitre adoré, Notre-Seigneur Jésus-Christ!


 
II - LA PAROLE
 
Signum cui contradicetur.
Il sera un signe de contradiction.
(Luc , II, 37 )
 
 
 
Hier, je vous ai présenté le Bienheureux Père de Monfort, et vous avez salué, en lui, la grande figure de l'Homme et du Saint.
Aujourd'hui, mes Frères, je voudrais vous montrer l'Apôtre, et, en étudiant ce qui le caractérise, la parole, m'attacher à vous donner, autant que possible, la clef des oppositions que cette parole rencontra et des triomphes qu'elle devait finalement remporter.
Ainsi donc, sources de la parole de Montfort et raisons de ses contradictions, tels sont les deux points sur lesquels je voudrais arrêter, ce soir, votre attention.
 
Le premier aspect sous lequel nous apparaît cette parole, c'est qu'elle est armée et préparée de longue date, reflétant le double caractère de force et d'originalité que nous avons vu s'accuser si puissamment dans l'homme et dans le saint, portant par conséquent en elle tous les éléments réunis d'un succès assuré.
Ce n'est pas — croyez-le
— du jour au lendemain, et sans de longs tâtonnements, que Montfort se sentit créé et mis au monde pour
la parole, dans la vocation sublime du missionnaire.
Sollicité assez clairement d'entrer dans la pieuse congrégation qui l'avait élevé; relégué — c'est le mot— pour y prendre une détermination favorable, dans une communauté dont, malgré la sainteté incontestée du supérieur, les tendances jansénistes, peu dissimulées, devaient si cruellement froisser la virginale pureté de sa foi; délivré de cette communauté, pour s'en aller, à Poitiers, desservir un hospice, où quatre mille pauvres rassemblés sont insuffisants à absorber son zèle; attiré, d'autre paît, par son âme affamée du martyre, vers les contrées lointaines, il passe trois ans dans la plus pénible perplexité. « Aidez-moi, s'écrie-t-il en s'adressant à ses amis, aidez-moi, je cherche la Providence ! »
Il eut enfin l'inspiration de l'aller chercher sur le coin de terre bénie, où elle se fait vivante, visible et parlante.
Il reprend son bâton et, pèlerin de la Providence, le voilà, mendiant de porte en porte, sur la route qui conduit à Rome.
Accueilli avec la plus grande bonté par le Père commun des fidèles, il voit, à la parole du Pontife, le ciel s'éclaircir sur sa tête et se lever radieuse, à l'horizon de sa vie, l'étoile qui ne doit plus l'abandonner.
C'en est fait. Il sera l'homme de la parole et, sans sortir de France, et, presque de sa Bretagne, il sera missionnaire apostolique.
Ainsi l'a salué Clément XI.
Voyez, du reste, comme il est merveilleusement préparé pour ce genre spécial de ministère !
Vous le savez. La première qualité que requiert la parole du missionnaire, c'est l'absolue conviction des vérités qu'il enseigne. Cette conviction, pour la partager et la faire sienne, le peuple a besoin de la voir, de la sentir, de la palper en quelque sorte.
Or, la conviction déborde de la parole de Montfort, et comment pourrait-il en être autrement?
Ce qu'il livre en nourriture aux foules empressées pour l'entendre, ce ne sont pas seulement les croyances de son esprit ni même les affections de son cœur, c'est, dans sa voix, son âme elle-même, identifiée à la vérité.
C'est sa vie de chaque jour, de chaque heure, de chaque instant.
Pas un mot qu'il n'ait médité; pas un sentiment qu'il n'ait éprouvé; pas un conseil qu'il n'ait suivi ; pas un article du Credo qu'il ne soit prêt à signer de son sang ; pas une maxime de l'Evangile, dont il n'ait gravé chacune des syllabes, en stigmates profonds, dans sa chair crucifiée !
Suffisante peut-être pour la parole humaine, la conviction ne l'est pas pour la parole divine. Le missionnaire ne fait pas son œuvre ; il
fait l'œuvre de Dieu, et toutes les forces créées, sans en excepter celles des chérubins et des séraphins, étant nulles de soi, pour atteindre, une seule fois, le terme de cette action mystérieuse, qui s'appelle la conversion d'un pécheur, il en résulte qu'il faut de toute nécessité, à la parole de l'apôtre, l'appui de Dieu sous la forme de la grâce.
D'autre part, s'il est vrai, en vertu des conventions divines, que la grâce qui touche et convertit, se donne infailliblement à la prière ardente et aux mérites acquis, dites-moi, n'est-elle pas deux fois assurée à ce jeune homme, qui, dix années durant, — je pourrais aussi bien dire sa vie entière — du matin au soir et, très souvent, du soir au matin, a prié, gémi, travaillé, souffert, à l’intention de ces âmes Inconnues, au salut desquelles Dieu devait un jour l'employer ?
Et notez bien la forme sous laquelle cette grâce va lui être communiquée et sous laquelle il va lui-même la livrer.
Dix années durant, pour ces âmes, ce jeune homme, à cet âge dans lequel la vie déborde par tous les sens du corps, comme par toutes les facultés de l'âme, a contenu, refoulé, accumulé, entassé, dans une effrayante condensation, tout ce qu'il sentait sourdre en lui de jeunesse, de désirs, de force et d'expansion ; pour les âmes, pour mieux les pénétrer, l'heure venue, de sa flamme, il a condamné ses yeux à no regarder qu'au-dedans de lui-même et à ne contempler que le touchant spectacle de leur beauté, de leurs souffrances et de leurs besoins ; pour ces âmes, pour mieux les blesser, plus tard, du tranchant de sa parole, il a condamné ses lèvres à cet éternel silence qu'un saint[10] proclame le Père des Prêcheurs : Silentium pater Prœdicatorun ; pour ces âmes, pour mieux leur rendre sensible le Christ dans sa chair mortifiée, en même temps que pour expier à leur place la peine de leurs délits, il a condamné sa chair à ne plus jouir de rien, mais, par contre, à souffrir de tout; pour ces âmes enfin, pour mieux les éclairer, les toucher, les arracher à elles-mêmes et les jeter, vaincues et palpitantes, aux pieds de son Maître, il a condamné ses facultés, intelligence, mémoire, imagination, volonté, aux plus rudes travaux, aux conceptions les plus abstraites, aux études les plus absorbantes. Concevez-vous dès lors ce qui va se passer, quand enfin viendra le jour, si longtemps attendu, où il sera mis en contact et en communion avec ces âmes, l'unique objet de ses pensées et le centre attractif de ses efforts ?
Voyez-vous l'expansion se produisant dans une mesure rigoureusement égale à la compression? Voyez-vous ce fleuve qui s'épanche et qui coule à pleins bords ou plutôt ce torrent qui se rue, à la levée des barrages?
Mais ce n'est pas tout.
Les austères vertus, pratiquées par Montfort, pendant les longues années de sa préparation apostolique, ne lui ont pas seulement mérité la puissance de convertir les âmes, sous la forme d'une force irrésistible ; elles lui ont de plus laissé le plus beau et, après la grâce elle-même, le plus nécessaire des dons du missionnaire : l'indépendance absolue, la liberté ; la liberté, qui lui permet de tout dire et de tout faire, pour répondre aux exigences de son ministère et d'apporter aux peuples un Verbe dégagé de toute entrave et pur de tout compromis : Verbum Dei non est alligatum. Tel Montfort quand il se présente aux âmes.
Il est libre, absolument libre.
Libre de sa famille !
Ah ! il y a longtemps qu'il n'en a plus d'autre souci que celui de prier journellement Dieu pour elle. Au début de ce voyage que je vous racontais hier, sur cette route de Rennes à Paris, au moment solennel de la séparation, sa famille en pleurs lui avait dit : au revoir ! Mais lui, comprimant, dans son cœur, l'explosion d'une sensibilité très vive, lui avait répondu par un adieu qui, dans sa pensée, devait être éternel.
Et, de fait, si dans le cours de sa carrière, il lui arrive de la revoir, ce sera une seule fois et comme par hasard, et, pour lui signifier qu'il ne lui appartient plus, il ne remettra plus les pieds dans la maison paternelle; il recevra les siens, comme d'autres étrangers, dans la demeure d'emprunt qu'on aura mise à sa disposition.
Libre de sa famille, il l'est entièrement de lui-même, de son corps et de son âme. Dans ses missions, comme dans le cours de ses péré
grinations, qu'importe où il logera? U
ne grange, c'est tout ce qu'il lui faut. A qui suffisent, pour dormir, deux heures par jour et, pour y poser sa tête, un quartier de roc, en guise d'oreiller, le logement, vous l'admettrez, n'est plus une question. Qu'importe la nourriture qu'il trouvera? Il s'est habitué à n'en prendre qu'une fois le jour et à se contenter de la première venue. Qu'importe les traitements qu'il recevra de la part des gens brutaux? Au contact des haires, des cilices et des chaînes de fer, il s'est fait une chair à l'épreuve des coups, et, si grossièrement qu'on s'oublie à son endroit, on ne lui fera jamais le mal qu'il se désire et se fait à lui-même.
Qu'importent les outrages et les affronts? Son âme y est endurcie, comme sa chair aux coups, et c'est à genoux, les mains jointes, le visage rayonnant, dans l'attitude de la plus vive reconnaissance, qu'il subira, comme à la Chevrolière, les plus sanglants reproches.
Qu'importe enfin, comme à l'apôtre, qu'il vive ou qu'il meure? S'il vit, ce sera pour continuer de travailler, par le salut des âmes, à la gloire de son Maitre ; s'il meurt, ce sera pour aller au ciel le contempler plus tôt !
Aussi, le jour où, traîné à la geôle de Nantes, par les soldats furieux, il s'imagine aller au supplice, il exulte, il jubile, il chante, il déclare qu'il n'a jamais éprouvé tant de bonheur et, quand enfin viendra le vrai jour de sa mort, il ranime ce qui lui reste de forces, pour entonner son refrain favori :
 
Allons, mes chers amis,
Allons au Paradis.
Quoi qu'on gagne en ces lieux,
Le Paradis vaut mieux !
 
Libre de sa famille, libre de lui-même, de son âme et de son corps, de sa mort et de sa vie, Montfort a conquis une liberté finale, sur ce qu'il y a, en nous, de plus tenace et de plus indéracinable que la vie elle-même, je veux dire l'amour que tout homme porte à sa pensée, l'attache à son sens propre et à son jugement personnel ; dernier élément qui tient à notre essence et ne veut pas mourir; qui, parfois même, se fortifiant de tous nos sacrifices, se fait d'autant plus vivace que le reste est plus mort; dernière entrave à la pleine liberté de l'apôtre; dernier lien que Montfort a rompu.
Livré, comme parle saint Paul, à l'Esprit de Dieu, pour en être la proie, il ne dira plus ce qu'il voudra et en la manière qu'il lui plaira de le dire, mais cela seul que l'Esprit lui inspirera et en la seule manière qu'il voudra bien lui suggérer. Et il trouvera, dans cet entier esclavage, la suprême liberté, la liberté des enfants de Dieu et des instruments de son Esprit. Ubi Spiritus Domini, ibi libertas.
Aussi, voyez. Rien ne peut plus l'arrêter. Sans considération de personnes, sans ménagement de temps, de lieux, de formes, de circonstances, de situations, il reprend tout, corrige tout, juge tout, réforme tout, redresse tout et toujours dans la plus grande patience et la plus grande vérité. C'est la mise en pratique littérale du conseil de l'apôtre à son disciple : Prædica verbum, insta opportune, importune, argue, obsecra, increpa in omni patientiâ et doctrinâ.
Du fidèle au prêtre, du dernier des manants au tout-puissant châtelain, il dit à chacun son fait, et tous, bon gré mal gré, se courbent, frémissants, sous le fouet vengeur de cette parole qui met à nu leurs vices et les cingle sans pitié.
Autre conséquence de la même liberté.
Sa chaire à prêcher, il la dressera partout. Avant tout, bien entendu, dans le lieu saint, quand rien ne s'y opposera. Mais, quand il en trouvera les portes barricadées par l'inquiétude égarée des pasteurs, ou bien, quand il en jugera les proportions manifestement insuffisantes pour contenir son immense auditoire, alors, comme jadis le Sauveur, dans la Galilée, qui prêchait indifféremment dans les synagogues, sur le penchant des collines ou sur les lacs, du haut d'une barque, tout lui servira de chaire pour annoncer la bonne nouvelle. Ce sera — vous m'excuserez, mes Frères, d'appeler les choses par leurs noms ; — comment faire autrement ? — ce sera un tonneau renversé en pleines halles, une borne en pleine rue, un arbre en plein champ, ou les degrés d'un Calvaire, sur le bord du chemin. Encore une fois, tout lui est permis.
Hors Dieu et son Esprit, il ne craint rien, n'espère rien, ne désire rien. Il est libre.
La liberté, la grâce, la force, la conviction, voilà donc les qualités de fond qu'apporte à la parole de Montfort le passé de sa vie. Elles constituent comme le terrain longuement préparé, où, plante vigoureuse, elle plongera ses racines et puisera sa sève.
Et pourtant, cette parole ne laissera pas de rencontrer, dans la vie présente du missionnaire, de nouveaux soutiens et de nouvelles richesses.
Jamais Montfort n'abordera la chaire qu'après s'être plongé, comme dans un bain, dans la prière, et plus il pressentira de résistance, plus sa prière se fera instante et prolongée.
Sur ses écrasantes journées de mission déjà surchargées de deux sermons, d'une conférence et d'innombrables confessions et directions, il trouvera pourtant moyen de prélever plusieurs heures pour la prière et, si le jour ne suffit pas, la nuit y suppléera et sera sacrifiée sans pitié. Immédiatement préparée par la prière, la parole de Montfort le sera de plus par la mortification.
— Voulez-vous être éloquent, disait le P. Lacordaire à l'un de ses disciples, mettez du sang sur votre parole.
Celle de Montfort en était pénétrée et, pour ainsi dire, pétrie.
Chacun de ses sermons était précédé d'une sanglante flagellation, et, aux reproches qu'on lui en faisait : « Laissez, répondait-il, avec sa verve habituelle, le coq chante mieux quand il s'est battu les flancs. » Ajoutez, mes Frères, venant couronner les appuis surnaturels de cette parole, la puissance du miracle, qui intervient plus d'une fois à point, pour sanctionner la doctrine et briser l'opiniâtre résistance. Tout cela, mettez-le sous l'enveloppe transparente d'une éloquence vive et naturelle qui avait tous les droits de se moquer d'Aristote et de sa rhétorique, parce que nul ne sut mieux s'en passer, et vous conviendrez que cette parole fût aux lèvres de Montfort un merveilleux instrument, une arme incomparable, quelque chose comme cette épée à deux tranchants, que saint Jean vit un jour sortir de la bouche du Fils de l'homme, ou encore comme ce glaive dont parle saint Paul, qui pénètre jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, pour y frapper de ces coups qui guérissent en blessant.
Il semblerait donc — n'est-il pas vrai ? — qu'une telle parole va, dès le premier jour, et indéfiniment, soulever des tempêtes d'enthousiasme et des tonnerres d'acclamations, qu'elle va mettre au front de Montfort une auréole et créer, autour de sa personne, comme une atmosphère de gloire et d'admiration, où s'épanouira son heureux génie.
Non, mes Frères; si la parole humaine peut rêver pareils triomphes, rien de semblable ne doit entrer en ligne de compte dans les saintes visées de la parole divine en général et moins encore, si c'est possible, de la parole du missionnaire.
Les tempêtes que soulèvera Montfort seront trop souvent des tempêtes de haine, et les tonnerres qu'il s'attire, des tonnerres de colère, qui l'auraient maintes fois foudroyé, si Dieu ne l'avait visiblement protégé.
 
D'un bout à l'autre des diocèses et du haut en bas de l'échelle sociale, on se le renverra — c'est son expression — comme une balle dans un jeu de paume. La voix la plus éloquente de son siècle en sera la plus combattue, et, plus d'une fois, le grand missionnaire aux abois, se verra réduit, toutes portes se fermant à son aspect, à passer la nuit au bord de la route et aux pieds d'un Calvaire, symbole expressif des souffrances et des humiliations confondues du Maître et du disciple.
Est-il besoin de vous rappeler en détail ces avanies, ces persécutions, ces injustices dont est semée sa carrière, nouveau chemin de croix, aux stations douloureuses infiniment multipliées ?
Est-il nécessaire de vous le montrer proscrit de vingt villes, vingt fois frappé par l'autorité ecclésiastique, dont on réussit indéfiniment à égarer sur son compte la religion ; interdit[11] dans sa parole, interdit clans son ministère de confesseur, interdit jusque dans la célébration des saints ministères ; dénoncé, du haut de la chaire, comme un homme de trouble, uniquement propre à faire perdre le temps des fidèles, sinon leurs âmes ; obligé de mendier d'un diocèse à l'autre la liberté de son apostolat; exposé à s'entendre dire, comme un jour, de la bouche de l'évêque d'Avranches : « Le seul service que je vous demande pour mon diocèse, c'est d'en sortir au plus tôt ; » mourant enfin d'une mort prématurée, à laquelle ne fut pas étrangère la haine que sa parole avait soulevée. Mais à quoi bon insister?
Ce qui vaut mieux que de retracer le tableau de ces persécutions, c'est d'en rechercher les raisons. Parmi ces raisons, il y a les grandes et les petites. Les petites raisons sont à l'usage tout d'abord de la foule irréfléchie, trop heureuse de saisir au vol la première cause venue, qui la fixe, et la dispense de chercher plus longtemps. Les petites raisons sont également à l'usage de certaines gens réfléchis, de ces prudents dans le Christ dont je vous parlais hier, et qui, grâce précisément à leur prudence consommée, n'ayant jamais rencontré pour leur propre compte, pareille opposition, ne peuvent se l'expliquer chez les autres, à leur avantage, et, par conséquent, n'hésitent pas à leur en faire un sujet de blâme. Pour tous ces hommes, la singularité des manières de Montfort, l'étrangeté de ses allures, l'indiscrétion de son zèle, la fougue de son tempérament, les hardiesses de sa parole devaient inévitablement lui valoir les désagréments dont sa vie fut semée. Enfin, quand, à toutes ces raisons, ils ont joint les agissements du jansénisme, alors tout-puissant, ils croient avoir tout dit et trouvé la dernière solution du problème.
L'originalité de Montfort ; j'ai dit surabondamment hier ce qu'il fallait en penser. Je n'y reviendrai pas.
Quant au jansénisme, j'avoue qu'il ne fut rien moins que tendre pour l'homme de Dieu.
Mais, outre que, sous un nom ou sous un autre, les hérésies n'ont jamais manqué dans l'Église pour persécuter les saints, qu'ils fussent ou non singuliers, dites-moi donc, ô vous qui imputez au jansénisme la plus large part des vexations qu'eut à souffrir Montfort, dites-moi donc comment il se fait qu'à la même heure, la même hérésie fût, pour tant d'autres chrétiens, laïques ou prêtres, d'une si parfaite innocuité, et qu'elle les laissât s'endormir, si paisibles, dans leur béate piété? Non, voyez-vous, toutes vos explications n'expliquent au fond pas grand'chose, et vos petites raisons) convaincues tout au moins d'insuffisance, nous contraignent, pour avoir la clef du mystère, à en aborder résolument de plus grandes.
Les grandes raisons, Montfort les a lui-même admirablement démêlées et non moins admirablement exprimées et, si nous éprouvons un regret, c'est que le passage où il les résume soit trop étendu pour être apporté ici[12]. Nous avons du moins la consolation de vous en offrir une analyse aussi fidèle que possible.
Les grandes raisons, c'est donc tout d'abord — et ceci n'est nullement spécial aux choses d'ordre spirituel — que, qui veut faire du bien, par pur amour du bien et sans arrière-pensée d'intérêt personnel, doit s'attendre à soulever des oppositions clans la mesure même du bien qu'il a visé; et les hommes les plus irréconciliables dans leur opposition, il les trouvera précisément parmi ceux qui, ne pouvant ou ne voulant rien faire, ne pardonnent pas aux autres de paraître condamner, par leur initiative, leur stérile inertie.
Les grandes raisons, ce sont ensuite et surtout celles que prédisait à ses disciples, il y a dix-huit siècles, l'Auteur de toute vérité: « Vous serez honnis, méprisés, détestés, persécutés à cause de mon nom, et l'heure vient où qui vous tuera croira faire une œuvre agréable à Dieu. »
Les grandes raisons, ce n'est pas seulement la force même des choses, ce ne sont pas seulement les enseignements de Notre Seigneur, c'est enfin et par-dessus tout sa vie elle-même, type éternel de toute vie d'apôtre. Quand Notre-Seigneur, le Verbe divin, la parole substantielle et incréée, dont la nôtre, quelle, qu'elle soit, sans en excepter celle de Montfort, n'est qu'une ombre pâle et une infime réduction, verbum abbreviatum ; quand, dis-je, cette parole retentit, à travers le monde, dans un accent humain, on vit un étonnant spectacle. On vit se grouper, pour l'entendre, deux classes d'hommes bien tranchées.
D'une part, tous ceux à qui la vie était douce, facile, profitable, ayant trouvé une mine quelconque à exploiter pour leur bonheur ici-bas : vice ou vertu, volupté des sens ou orgueil de l'esprit, foyer ou autel, homme ou Dieu.
On les appelait alors sadducéens, pharisiens, hérodiens, scribes, docteurs de la Loi, et hélas! j'ai le regret de le constater, mais enfin c'est de l'histoire aux mains de tout le monde, princes des prêtres et ministres du temple.
Et de l'autre côté, la foule sans nombre de tous ceux, pour qui la vie est une lutte, un travail, une souffrance, une déception et la terre, en toute vérité, une vallée de larmes; l'immense multitude, par conséquent des petits, des humbles, des faibles, des simples, des délaissés, des méprisés, des déshérités, des esprits enténébrés, des cœurs brisés, des âmes angoissées ; par conséquent aussi la masse incalculable des pauvres pécheurs qui, soit illusion de l'esprit, soit faiblesse du cœur, soit entraînement des sens, avaient cru retrouver, en mordant à nouveau au fruit défendu, quelque chose des jouissances perdues de l'Eden et n'y avaient récolté qu'un souverain dégoût dans la honte et la dégradation. Or, à peine Jésus eût-il jeté à cette foule mêlée les premiers échos de sa parole : « Bienheureux les pauvres parce que le royaume des cieux leur appartient. Bienheureux ceux qui pleurent! Bienheureux ceux qui sont persécutés! Venez à moi, vous tous qui êtes surchargés et je vous soulagerai!
Je ne suis pas venu pour ceux qui se portent bien, mais pour ceux qui ont besoin de médecin ! Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence! »
A peine Jésus eût-il prononcé ces mots, que les uns et les autres sentirent, avec cette intuition du cœur, mille fois plus pénétrante que les lumières de l'esprit, à qui ils avaient affaire. Et, tandis que, d'un côté, partaient joyeux et enthousiastes, les hosannah de la reconnaissance et de l'amour qui eussent fait ltoi le Fils de David, pour peu qu'il s'y fût prêté ; de l'autre, s'élevaient, sourdes d'abord, puis bientôt formidables, les protestations de la haine, qui devait emporter Jésus au Golgotha, dans la tourmente de sa Passion. " Ah ! c'était bien là le signe de contradiction, Signum cui contradicetur, prédit, trente ans à l'avance, à la Vierge-Mère, par le vieillard Siméon, sur le berceau de l'Enfant-Dieu !
Eh bien ! mes Frères, dans cette page de l'Evangile, vous tenez, expliquée et justifiée, toute l'histoire de la parole du Bienheureux Montfort, dans le perpétuel entrecroisement de ses luttes et de ses triomphes.
Ses luttes; je vous en ai dit un mot. Laissez-moi vous en dire un autre de ses succès.
Chose admirable et qui prouve bien qu'il ne faut jamais désespérer du peuple, du bon peuple, tant qu'il a conservé, dans un reste de foi, l'instinct inné du vrai, du juste et du bien ! A l'heure même où les hommes les plus savants et les plus vénérables hésitent clans leur jugement sur le Bienheureux, le peuple se prononce hardiment en sa faveur. A l'heure môme où la foudre tombe, coup sur coup, des hauts sommets de la hiérarchie, pour éteindre sa parole, anéantir son action et isoler sa personne clans un cercle infranchissable de défiance et de soupçon ; à cette heure même, le peuple,, d'autant plus habile, dirait-on, à conclure sainement, qu'il l'est moins à discuter subtile ment, lui ménage ses plus beaux triomphes.
Et ainsi en sera-t-il toujours, lorsque, laissé à lui-même, il consultera son éternel bon sens, sorte de divination mystérieuse, déposée par Dieu, au plus profond de son être, pour le sauver de l'erreur, en le dérobant aux distinctions des sophistes, et lui signaler ses vrais amis dans, les âmes courageuses qui ne craignent pas, de lui déplaire et de lui dire ses vérités. Mais laissons Montfort témoigner lui-même du succès de sa parole au plus fort de ses contradictions.
« Une fourmilière de péchés et de pécheurs que j'attaque ne me laissent aucun repos. Toujours sur le qui-vive ! Toujours sur les épines! Toujours sur les cailloux piquants ! Cependant rendez grâces à Dieu. Jamais je n'ai fait plus de conversions qu'après les interdits les plus injustes et les plus sanglants. »
Et, de fait, en dépit de toutes les oppositions qu'elle soulevait, tel était l'ascendant de cette parole que, sur plus de deux cents missions et retraites qui ont marqué la vie apostolique de Montfort, il n'y en eût pas une seule, — pas une seule, vous entendez bien, — qui ne portât ses fruits et que les plus combattues furent précisément les plus fécondes.
Souvent, pour continuer de se faire entendre, il était contraint d'user d'autorité pour réprimer les explosions de douleur ou de joie que provoquaient tour à tour ses accents embrasés.
« Mes enfants, s'écriait-il, je vous en sup-« plie, cessez de pleurer, si vous ne voulez pas « que je cesse de prêcher, » Parfois même — chose incroyable — pour émouvoir les cœurs et les gagner à Dieu, cette étrange parole n'avait pas besoin de s'aider du secours de la voix.
Un jour, il venait de monter en chaire. Frémissante d'impatience, l'immense assemblée le dévorait des yeux.
Lui, pas un mot.
Il prend son crucifix et, sans ouvrir la bouche, se contente de le regarder. Mais il y avait dans ses yeux une telle intensité d'expression, et, dans son silence, il lui parlait si éloquemment au nom de tous le langage sacré du cœur, passant tour à tour de la foi à l'espérance, de la crainte à la confiance, de la reconnaissance à la promesse, de la douleur à la joie, du repentir à l'amour, que personne ne s'y méprit, et que bientôt tout le peuple éclatait en sanglots. Pour le calmer, autant que pour achever l'effet de son muet discours, le saint se vit obligé de descendre de chaire et de passer de rang en rang, pour, faire baiser à chacun ce crucifix dont, sans rien dire, il avait si bien parlé !
Mais ce qui donne mieux encore peut-être la double mesure de la puissance attachée à la parole de Montfort, et de la contradiction qu'elle devait éternellement rencontrer, c'est l'édification de ce calvaire de Pontchâteau, aux pieds duquel, conduits par vos évêques, vous alliez naguère chanter les gloires réunies de Montfort et de la Croix.
 
Obtenir de nos paysans, si justement avares de leur temps, de leurs forces et de leurs biens, et cela, sans l'espoir d'aucune rétribution, sans même l'appât — laissez passer le mot qui dit la chose — d'un verre de cidre, obtenir, dis-je, qu'ils vinssent, chaque jour, au nombre de deux cent cinquante à cinq cents, au milieu d'une lande déserte, éloignée de toute habitation, travailler à extraire 8,000 mètres cubes d'argile et de grès, et à déplacer, à la hotte ou au panier, 2,400,000 kilogrammes de déblais ; et pour aboutir finalement, à quoi donc ? A un établissement charitable qui doit abriter leurs pauvres infirmes? — Nullement.
A un rempart, qui doit assurer leur sécurité ? — Pas davantage.
A une église tout au moins, qui doit desservir leurs hameaux reculés ? — Non encore.
A un simple monument de piété, sans aucune utilité pratique apparente, qu'il a plu à un missionnaire de passage, dans un élan de ferveur exagérée, diront certains, d'édifier à leurs frais.
Tel était le travail à réaliser et le problème à résoudre. Eh bien, ce problème, la parole de Montfort l'a résolu; ce travail, elle l'a fait exécuter, le plus aisément du monde, aux chants joyeux des cantiques alternant avec le doux murmure de la prière.
Et, au terme des quinze mois assignés, Montfort voyait, debout, ce Calvaire tant désiré qui portait, dans les airs, sa croix resplendissante, et, massés sur ses flancs, cinquante mille hommes s'apprêtant à l'acclamer !
Mais, pour qu'il ne fût pas dit qu'un Calvaire pût jamais servir de Thabor à qui que ce fût, à ce moment même, partait de haut lieu l'ordre de le raser. Et ce monument, que Montfort rêvait d'élever à son Maître, pour en exalter la gloire, par le signe même de son humiliation, d'autres complotaient de le renverser, pour consommer la honte de son serviteur.
N'importe ! La puissance de la parole du missionnaire n'en sera pas moins affirmée.
Comme la Vraie Croix elle-même, enfouie -aux entrailles de la terre et en sortant radieuse, son Calvaire détruit renaîtra de ses ruines. Trois fois rasé, il sera trois fois relevé. Et puis, après tout, pour juger de la valeur d'un homme, après la mesure d'amour qu'il inspire aux bons, il y a encore la mesure de haine qu'il inspire aux méchants.
Cette double mesure contradictoire, Jésus, après l'avoir adoptée comme preuve de sa divinité, l'a léguée à ses disciples, comme témoignage de leur mission. Ils passeront donc, à leur tour, à travers le monde, porteurs de la plus étrange des paroles, qui soulèvera, devant elle, tous les sentiments du cœur humain, un seul excepté, l'indifférence; qui arrachera à chacun, pour le dévoiler, au grand jour, le fond secret de ses pensées, peut-être de lui-même ignoré ; à celui-ci, la haine dissimulée qu'il a jurée à la vérité que, peut-être, il sert par intérêt ; à celui-là, l'amour instinctif qu’il ne cesse pas de porter à cette même vérité que, peut-être, il combat par erreur; aux uns comme aux autres, imposant l'obligation de fournir, par leur éternelle contradiction, la meilleure preuve que cette parole n'est pas de la terre et ne vient pas des hommes, mais qu'elle vient du ciel et qu'elle descende de Dieu : Signum cui contradicetur.

III - L'ŒUVRE
 
 
Posui vos ut eatis et fructum afferatit
et fructus vester maneat.
Je vous ai placés, afin que vous marchiez
et que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure.  
(s. J , xv.16.)
 
 
Nous avons successivement étudié, dans le Bienheureux Grignion de Montfort, l'homme, puis la parole ; l'homme, dans sa double physionomie naturelle et surnaturelle ; la parole, dans ses ressorts secrets et ses luttes triomphantes. Reste l'œuvre.
Cette œuvre, quelle est-elle ? — C'est une œuvre, où nous retrouvons de nouveau la force, et, cette fois, la force s'accusant à son plus haut degré, à savoir, l'immuable résistance qui la met à l'épreuve du temps.
En deux mots, dans la portion de l'Eglise où il lui a été donné de travailler, Montfort a ressuscité la Foi et sauvé l'Amour.
Au moment où paraissait Montfort, le siècle de Louis XIV se couchait, avec son Roi, dans une gloire incontestée, mais dont la froide lumière, concentrée à peu près exclusivement sur les sommets de la société, n'avait guère pénétré les masses et dont le prestige, sans rival, à l'extérieur, pour le renom de la France, avait, sommé toute, peu fait pour le bonheur intime des Français ; siècle étrange, mélange bizarre d'éléments disparates, où, dans les lettres et les arts, le christianisme de l'idée se voile dans le paganisme de la forme, et où, en matière de doctrine et môme de morale, la rigidité des principes s'allie à la plus déplorable facilité pour les mœurs ; époque, par conséquent, dont on peut dire, scion les aspects et avec une égale vérité, tout le bien ou tout le mal qu'on voudra, mais qui, à coup sûr, ne saurait échapper au reproche d'avoir rendu immédiatement possibles, après Corneille, Voltaire ; après Pascal, Rousseau ; après Bossuet et Fénelon, Diderot, d'Alembert et d'Holbach ; après Louis XIV, Louis XV ; après le dix-septième siècle enfin, dont la grandeur, en définitif, n'est pas en cause, ce triste dix-huitième siècle, « table d'un long festin qu'un échafaud termine. »
Il faut lire les mémoires du temps pour se faire une idée du degré d'ignorance, notamment d'ignorance religieuse, où était alors tombé le peuple des villes aussi bien que celui des campagnes, pour comprendre, par là même, ce que, dans ces milieux, était devenue la Foi.
Non pas qu'elle fût éteinte. En fait de germes, je n'en sache pas, dans l'ordre de la nature, dont la vitalité puisse lui être opposée. Mais surtout quand la Foi a possédé, des siècles durant, lame baptisée d'un peuple, il en est d'elle, alors, et mieux encore, comme de ces grains de blé qu'on retrouvait naguère, dormant, depuis 4000 ans, dans les sépulcres scellés des Pharaons, et qui, jetés à nouveau en terre, rendaient, à la stupéfaction des savants, cent pour un !
Encore faut-il quelqu'un pour descendre au fond de ces tombeaux, y prendre ces germes et, les replaçant en pleine terre et en plein soleil, leur rendre l'entière vertu de leur fécondité.
Cette œuvre, ce fut, pour la Basse-Bretagne, celle des PP. Le Nobletz et Maunoir ; ce fut celle du P. de Montfort, pour la Vendée et pour cette partie de la Bretagne que nous occupons, et qui, trait d'union naturel entre les deux provinces, semble participer des qualités harmonieusement fondues de l'une et de l'autre.
Les Missions, tel fut le moyen providentiel dont se servit Montfort, pour rallumer parmi nous le flambeau mourant de la Foi.
Préparé, comme il l'était, pour ce genre spécial de ministère, il devait infailliblement y réussir, étant donné surtout la sagesse avec laquelle il en réglait l'ordonnance.
A peine une paroisse avait-elle fait appel à son zèle ou — ce qui était le cas de beaucoup le plus fréquent — à peine avait-elle enfin répondu à ses instantes sollicitations, qu'on le voyait accourir. Il n'était pas seul, mais, comme jadis saint Vincent Ferrier, son grand modèle, dont nul n'a mieux fait revivre la colossale figure, il était accompagné de toute une escorte de collaborateurs choisis par lui, formés à son image et animés de son souffle, prédicateurs, confesseurs, catéchistes ; puis artistes, peintres, sculpteurs, architectes, ayant pour office de réparer les temples matériels, dont la ruine coïncidait trop souvent avec celle des temples spirituels, les âmes, à tout le moins d'édifier, au cours de la Mission, des monuments destinés à en relever les cérémonies ou à en perpétuer le souvenir. Et à peine campée, cette petite armée, nourrie, logée, entretenue, comme disait Montfort, aux frais de la Providence, sans qu'il en coûtât un denier aux trop heureux pasteurs de ces temps, entrait en campagne ; elle prêchait, confessait, dirigeait, catéchisait, chantait, bâtissait, travaillait la pierre, le bois, les métaux et, matière non moins résistante, les esprits, les cœurs, les volontés. Enfants et vieillards, jeunes gens et jeunes filles, hommes et femmes, ouvriers et bourgeois, pauvres et infirmes, toutes les catégories, toutes les classes, tous les états étaient tour à tour convoqués. réunis, entrepris, pour être l'objet de la même sollicitude et du même dévouement. C'était comme l'investissement, la mise en état de siège de la paroisse, suivie bientôt de l'attaque méthodique et savante, au bénéfice de la Foi qui, bon gré mal gré, devait finir par rentrer dans son domaine reconquis.
Et elle y rentrait en effet par tous les moyens et toutes les portes possibles, les yeux, les oreilles, l'esprit, le cœur, l'imagination ; en un mot, par tous les sens du corps aussi bien que par toutes les facultés de l'âme.
 
Grâce tout d'abord à cette attachante mise en scène, toujours digne de nos saints mystères, où Montfort déployait à l'aise son merveilleux génie d'invention: bénédictions, consécrations, amendes honorables, rénovations, processions, plantations de croix, toutes ces cérémonies enfin qui parlent si fortement au peuple et lui livrent, sous la forme la plus accessible, l'enseignement parfois le plus abstrait.
Grâce ensuite à l'irrésistible parole du grand apôtre dont, malgré mes efforts, je n'ai pu vous donner hier qu'une bien pauvre idée ; parole telle que, pour l'entendre, on laissait tout dans les fermes et dans les villages, et, qu'après l'avoir entendue, on se croyait suffisamment payé de la fatigue des plus longues marches et de l'ennui des attentes les plus prolongées.
Grâce encore aux cantiques du barde missionnaire, compositions littéraires uniques en leur genre, comme sa parole; poésie rustique et quelque peu sauvage, parfois assez semblable à la bruyère de nos landes bretonnes, comme elle, toujours mélancolique ; souvent gracieuse et même ravissante dans sa beauté sans apprêt ; plus souvent encore mâle et rude dans ses strophes vibrantes, faites non pas de mots et dépure harmonie, mais de dures vérités, mais de choses, comme dit Bossuet, pour caractériser nos psaumes; chants pratiques, où tout est d'abord disposé pour instruire, avant de plaire, pour convaincre avant de toucher ; mais où, finalement, la lumière se fait chaleur; où la leçon s'achève dans le sentiment ; la morale dans la prière et la foi dans l'amour[13].
Grâce encore à cet ensemble de confréries, de congrégations, d'associations pieuses, dont Montfort avait soin d'envelopper la paroisse, comme d'un immense réseau, pour y perpétuer son enseignement et offrir aux volontés chancelantes, après les entraînements de passage, un appui permanent.
Grâce enfin à ces retours de Mission que le prudent Apôtre avait institués et qui, les Exercices terminés, le ramenaient, à un an d'intervalle, dans la même paroisse, pour juger par lui-même des fruits qu'ils avaient rapportés et au besoin pour en ressusciter les grâces.
Vous l'admettrez sans peine ; après toute cette économie de moyens et de mesures, où l'on ne sait qu'admirer le plus, de la sagesse ou du zèle, Montfort pouvait quitter, tranquille, une paroisse ainsi évangélisée. La Foi y était pour longtemps rallumée.
 
Mais, à l'époque où travaillait Montfort, il ne suffisait pas de rallumer la Foi.
Il fallait sauver l'Amour.
Lentement, mais sûrement, grandissait en France une hérésie, qui faisait son chemin parmi nous, menaçant si elle n'était promptement arrêtée, de tarir notre sève et de vicier le plus pur de notre sang.
J'ai nommé l'hérésie du jansénisme. Vous me pardonnerez si je m'attarde quelque peu à vous en parler. Dans la vie du Bienheureux, on la retrouve à chaque page. Elle et lui sont deux adversaires qui, ardents à se combattre, ne se sont pas quittés d'un pas, du jour où ils se sont pour la première fois rencontrés, jusqu’a celui où la mort les a forcément séparés.
Ce qui caractérisait cette hérésie sournoise, c'était le naturel avec lequel elle se présentait à l'esprit chrétien ; l'apparente logique dont elle se prévalait ; l'abondante mesure de grâces et de mérites, puisée aux pures sources du sacrifice, dont elle se vantait de disposer au bénéfice de ses adeptes.
En réalité, c'était bien le chef-d'œuvre de l'enfer, la consécration même de son habileté ; et, depuis le jour fatal, où sous le couvert de la science du bien, il avait apporté à la terre la science du mal et matérialisé l'homme sous prétexte de le déifier, jamais Satan ne s'était montré si Satan ! Songez donc.
Au nom de la Foi, bannir l'Espérance !
Au nom de la Contrition, bannir la Charité!
Au nom du Respect, bannir l'Amour !
Au nom de Dieu, écarter Jésus-Christ !
Au nom et par crainte de l'enfer, fermer à tout jamais les portes du ciel; c'est-à-dire, on définitif, au nom de la religion, détruire la religion elle-même !
Se peut-il plus riche idée ?
On débuta par la doctrine.
On écrivit force traités, on publia maints ouvrages, bourrés d'érudition, où l'erreur la plus dangereuse se glissait sous la louange à outrance et la revendication énergique des grands attributs divins que personne ne contestait : l'infaillibilité, la sagesse, la puissance, la science, l'immensité, la justice — oh! la justice surtout! — et où une place si petite était faite à la bonté, qu'on avait peine à la découvrir.
De la doctrine, on passa à la pratique; de la théorie à l'application.
Et d'abord on visa les temples.
Ne pouvant en rétrécir les portiques, construits à dessins si larges par les siècles aimants, on en couvrit du moins les murailles d'inscriptions terrifiantes, empruntées ou plutôt extorquées à nos livres saints et plus propres^ en vider qu'à en peupler l'enceinte.
Des temples, on s'en prit à la Vierge, à la douce figure de Marie. Désireux d'en discréditer le culte, on affecta de croire aux abus, on supposa des excès — on en aurait plutôt créé, pour le besoin de la cause, — on cria à l'idolâtrie, comptant bien envelopper, dans la répression, la dévotion elle-même dans ce qu'elle avait de plus légitime et de plus traditionnellement chrétien.
Après la Vierge, la Croix. Au lieu de laisserait divin Crucifié ses bras étendus dans toute leur largeur, pour embrasser, dans une immense étreinte, l'univers tout entier, on les contraignit de tracer dans les airs je ne sais quelle désespérante perpendiculaire ou, si vous voulez, je ne sais quel inflexible angle aigu ; comme si Jésus, en remontant au ciel, à la fin de sa carrière ici-bas, y avait remporté avec lui tous ses pardons, ne laissant plus à la terre qu'une implacable justice !
Enfin des Croix, on osa s'attaquer au Tabernacle lui-même, au saint Ciboire, qui renferme les espèces consacrées de l'Amour, et, sous prétexte de vénération, on y apposa le sceau de la terreur. Et c'est ainsi qu'on acheva d'isoler la personne sacrée de Notre-Seigneur, dans un cercle splendide d'hommages et d'honneurs, où rien ne manquait que le battement d'un cœur épris.
Voyez-vous le péril que, dans sa sphère, avait à conjurer Montfort?
Voyez-vous l'affreux anachronisme ? le recul de seize siècles dans le passé? la loi de crainte renaissant vivace en plein christianisme ?
Voyez-vous les terribles conséquences? Voyez-vous, à la place d'un Jésus tendre et accessible à tous, aux justes et aux pécheurs, surtout aux pécheurs, voyez-vous, dis-je, un effrayant Jéhovah qui, du haut de son Sinaï, foudroyé sans pitié les humains éperdus ?
Voyez-vous, par là même, pour adorateurs, dans le nouveau culte, non plus des amis, non plus des enfants libres et saintement familiers, mais des esclaves tremblants, mais de pâles Juifs, mais des Pharisiens formalistes qui, dans l'inextricable réseau des observances méticuleuses, où ils se débattent impuissants, n'ont plus qu'une préoccupation : ne pas voir la face de Dieu, de crainte de mourir?
Voyez-vous, par conséquent et pour en finir, l'absolue nécessité, pour l'Eglise, d'appeler toutes ses forces vives au secours de l'Amour aux abois?
Au point de vue doctrinal, ce n'était plus à faire.
L'oracle infaillible de Pierre avait parlé, et sa parole avait été un foudroyant anathème.
Mais, dans une hérésie, ce qui est plus redoutable parfois que l'erreur matérielle qu'elle enseigne, c'est la tendance qu'elle accuse, c'est l'esprit même de cette hérésie qui lui a donné naissance, qui survit à sa condamnation, et dont on peut sentir partout les désastreux effets, sans le saisir lui-même dans sa substance. C'était particulièrement le cas du jansénisme, l'hérésie la plus subtile qu'on eût jamais vue. Il fallait donc combattre son esprit, comme se combattent les esprits, c'est-à-dire en lui en opposant un autre, diamétralement contraire et solennellement affirmé.
Notre-Seigneur y pourvut, dans cette apparition de Paray-le-Monial, dont les âmes religieuses sonderont longtemps, dans leurs méditations, les mystérieux abîmes.
Jamais peut-être, depuis la venue do Jésus au monde dans son Incarnation, l'esprit de la religion nouvelle n'avait été plus clairement rappelé, ni plus solennellement accusé.
C'était bien l'Amour lui-même, qui se révélait à nouveau, sous la forme de ses trois principaux emblèmes : le Cœur, la Croix, la Vierge !
Le Cœur, dont le nom dit l'Amour et que Jésus découvrait dans sa poitrine embrasée.
La Croix, instrument béni du plus grand des sacrifices, au service du plus grand des amours et qui surmontait ce Cœur où elle plongeait ses racines.
La Vierge enfin, après Jésus, le plus beau témoignage de l'amour de Dieu pour les hommes ; la Vierge représentée là, dans la personne de cette humble Marguerite-Marie, qui, à la manière d'une servante, rappelait trois fois sa maitresse et par l'Ordre auquel elle appartenait et par le nom qu'elle portait et surtout par l'ardent amour qu'elle lui avait voué et qu'elle ne cessait de lui prouver, récitant chaque jour son Rosaire et baisant la terre à chacun des Are. Admirable enseignement, pour nous, maintenant si lumineux, mais dont bien peu alors étaient capables d'embrasser la synthèse doctrinale et, moins encore, d'en déduire les conséquences morales!
Ce sera l'éternel honneur de Montfort d'en avoir reçu, parmi les premiers, l'intuition et d'en avoir, d'une main ferme et sans retard, appliqué les conclusions.
L'autorité suprême du successeur de Pierre l'avait déjà fixé sur le but à donner à sa vie et aux énergies divines qui la travaillaient. L'apparition de Paray-le-Monial l'instruira de plus sur les moyens à prendre, pour atteindre le but et féconder les énergies.
La triple dévotion au Sacré-Cœur, à la Croix, à la Vierge Marie, sera donc la forme de son apostolat, le thème de tous ses discours, l'inspiratrice de toutes ses œuvres. Aussi, quand après avoir évangélisé une paroisse, il peut se rendre à lui-même le témoignage qu'il y laisse le Sacré-Cœur adoré, la Croix vénérée, la Vierge aimée, il la quitte content, certain de la voir persévérer.
Le Sacré-Cœur ! il lui a dédié les plus beaux de ses cantiques, et l'Eglise a rendu à son serviteur un juste hommage, en introduisant dans les litanies qu'elle lui a consacrées, cette belle invocation : Bienheureux Père de Montfort, chantre du Sacré-Cœur, priez pour nous !
La Croix ! inutile de redire le culte qu'il lui avait voué. Il en avait, à la lettre, la sainte folie. Il la voulait voir partout, au carrefour des rues, au bord des chemins, à l'entrée et dans l'intérieur des habitations, au cou, sur le cœur et jusque sur les vêtements des chrétiens. Il ne comprenait pas une Mission, sans qu'une plantation de Croix vînt la clore et en consacrer la mémoire. Et quel royal triomphe il lui ménageait alors ! Quelle procession ! Quel lit d'honneur ! Quels chants embrasés ! Quel discours inspirés ! Mais c'était surtout le Calvaire qu’il lui fallait non seulement beau, mais splendide ! Aussi, quand le terrain ne lui offrait pas un piédestal naturel assez élevé, il n'hésitait pas à en dresser un, artificiel et gigantesque, comme à Pontchâteau !
La Vierge enfin ! Vous savez comme il en a parlé, chanté, écrit. Lisez, par exemple, son traité de la Vraie Dévotion. Jamais, depuis saint Bernard, la langue humaine n'a trouvé, à la louange de Marie, d'accents plus élevés, plus embrasés et plus doux.
« Seigneur Jésus, s'écriait-il souvent, donnez, oh! donnez des enfants à votre Mère ou laissez-moi mourir ! »
Vous savez, aussi, sous quelle forme à peu près exclusive, il aimait à ramener la dévotion qu'il lui consacrait, la forme, en apparence, si humble, en réalité si profonde du Rosaire. Depuis les jours de saint Dominique, son fondateur, et du Bienheureux Alain de la Roche, son restaurateur, le Rosaire n'a pas vu d'apôtre plus convaincu, plus entraînant et plus heureusement récompensé[14]. Il l'atteste lui-même dans son pittoresque langage. « Jamais pécheur ne m'a résisté, quand j'ai pu lui mettre la main au collet avec mon Rosaire. »
C'est que, dans le Rosaire compris et pratiqué dans son esprit intégral, c'est-à-dire dans la série entrelacée des prières et des mystères qui le constituent, le Bienheureux voyait absolument tout. Parallèlement à la vie de Marie, la vie de Jésus, qui en est le principe, le modèle et la fin. A côté de la Croix que le Rédempteur a portée sur ses épaules et sur laquelle il a été cloué, la Croix invisible que la Corédemptrice a portée dans son âme et qui n'a cessé de l'ensanglanter. A côté enfin du Cœur sacré du Fils, le cœur auguste de la Mère qui en a répercuté tous les battements.
Voilà donc sous quelle forme le Bienheureux de Montfort prêchait la dévotion à la Très Sainte Vierge, après celles du Sacré-Cœur et de la Croix.
Et soucieux de ne pas séparer ce que Dieu a uni, il s'attachait à rapprocher autant que possible ces trois dévotions jusque dans la représentation matérielle de leurs emblèmes consacrés.
Les croix qu'il élevait, il les semait assez habituellement, dans toutes leurs dimensions, de cœurs enflammés et, à leurs pieds, n'oubliait jamais de faire figurer l'image de Marie, debout, dans l'immensité de sa douleur. Parfois même, quand le développement du terrain s'y prêtait, comme à Pontchâteau, il se plaisait à dérouler autour de son Calvaire et des scènes de la Passion, la chaîne de fer d'un immense Rosaire. Grandiose et symbolique idée qui nous montrait le double et mystérieux chemin de la Croix et du Rosaire, du Fils et de la Mère, partant dû même point, se développant parallèlement à travers les mêmes douloureuses stations, et aboutissant finalement au même but: le Salut par le Sacrifice et la Glorification par la Rédemption !
Il a fait plus encore que de consacrer, dans des emblèmes matériels, le souvenir de sa tri­ple dévotion. Inconsciemment, je le veux bien, mais non moins réellement, il l'a gravé dans des emblèmes vivants. Car enfin, mes Frères, vous ne me défendrez pas de voir quelque chose qui ressemble à la personnification du Cœur, de la Croix et de la Vierge, c'est-à-dire de la Pureté, de la Pénitence et de l'Amour, dans les deux congrégations qu'il a directement et personnellement fondées et qui sont sorties du fond même de son âme ; dans ces humbles Sœurs de la Sagesse, que vous voyez, toujours gaies et souriantes, traverser vos rues pour aller à l'école et à l'hospice, s'incliner sur les deux faiblesses extrêmes de la vie : l'enfant et le vieillard pauvre; et dans ces intrépides Missionnaires de Marie, qui s'en vont en tous lieux, par de la même les Océans, porter, avec la Croix de leur Maître, la flamme de leur dévouement !
Et maintenant, pour tout terminer, il est temps de répondre à la dernière question que nous nous sommes posée.
Député spécialement par le Saint-Siège pour combattre, en France, le jansénisme ; ayant, dans ce but, mis en honneur la triple Dévotion que lui suggérait l'apparition de Paray-le-Monial, Montfort a-t-il réussi ? Son œuvre a-t-elle franchi le cercle très étroit de la durée, dans lequel le temps a enfermé sa vie? En d'autres termes, après avoir, comme nous l'avons vu, ressuscité la Foi, a-t-il sauvé l'Amour au sein des populations qu'il a évangélisées ?
Nous sommes à l'aise pour répondre, car ce n'est pas nous, c'est l'histoire qui répond pour nous.
Tandis que, dans les autres contrées de la France, le jansénisme, sans avoir raison de l'antique Foi, grâce à cette vitalité dont je vous parlais au début, ne laissait pas d'en paralyser singulièrement l'expansion et surtout l'empêchait absolument de s'épanouir en amour et en œuvres dévie ; dans les provinces de l'Ouest, cultivées par la parole du Bienheureux, la foi conservait intactes ses qualités de force et de fécondité; elle faisait de nos pères un peuple de chrétiens robustes, à la piété franche et ouverte, aux mœurs primitives, simples et pures, capable enfin des beaux enthousiasmes et des généreux entraînements.
Le monde étonné devait en voir bientôt une preuve immortelle.
 
Quand le dix-huitième siècle, sur le point d'expirer, dans sa longue torpeur, fut brusquement réveillé par la crise révolutionnaire, la Vendée — et, sous ce nom historique, je comprends, il va sans dire, ce sol breton que nous foulons — la Vendée se leva, tout entière, comme un seul homme, pour la défense de ses autels et de ses foyers, de sa foi et de son droit. Et, d'un bout à l'autre du pays, du Marais au Bocage et du Bocage à la lande bretonne, retentit le cri de guerre des Macchabées : « Jeunes gens, levez-vous dans votre force et armez-vous pour la lutte, parce qu'il est meilleur pour nous de mourir sur le champ de bataille que de voir les maux de notre nation et des saints[15]. »
Or, à ce moment même, que faisait le reste de la France ?
Le reste de la France, en proie au pire des régimes, le régime de la Terreur, ne savait que mourir; non sans courage, je le veux bien ; avec fierté même, je suis heureux de le procla­mer. Mais enfin, s'il est déjà beau de mourir ainsi,il l'est mille fois plus de mourir, en défen­dant sa vie, quand un intérêt impersonnel en dépend. Ce n'est pasredouter la mort que d'aller la chercher sur un champ de bataille, au lieu de l'attendre, le front serein, au fond de sa demeure ou sur la plate-forme d'un échafaud ; c'est la braver au contraire ; c'est lui disputer pied à pied ce qu'elle n'a pas le droit de nous ravir ; c'est jeter à la tyrannie une protestation suprême, la protestation de la résistance, qui la soufflette dans son triomphe ; c'est semer pour l'avenir des germes de victoire ; c'est déjà, du fond de sa défaite, dicter à son vainqueur des conditions que, tôt ou tard et plus tôt que plus tard, il sera contraint de signer î Voilà ce que fit cette magnanime contrée, dont nous sommes si justement fiers de faire partie, et qui, dans le Baptême de son noble sang, a reçu ce nom qui l'incarne et dira sa gloire aux siècles reculés : la Vendée militaire !
Et pour que le monde vit bien que ces géants, comme les appelait un homme, qui se connaissait en hommes, étaient bien les fils légitimes des chrétiens, formés par Montfort. et tenaient, en droite ligne, de lui, leur héroïque vaillance et les saintes exaltations de leur Foi, c'étaient bs cantiques de Montfort qu'ils entonnaient, comme hymnes de guerre, pour marcher au combat ; c'était le Rosaire de Montfort qu'ils portaient, suspendu à leur ceinture et qu'ils récitaient avant la bataille ; c'était enfin le Cœur et la Croix sacrés, si souvent chantés par Montfort, dont ils portaient l'image visiblement attachée sur leurs poitrines, pour en activer les battements.
Et quand, à un siècle de là, devant l'auguste tribunal qui proclame les saints, un fils de saint Dominique se lèvera, sollicitant, pour son frère du Tiers-Ordre et l'apôtre du Rosaire, les honneurs de la Béatification, il dira que « Montfort a bien mérité de l'Église, pour avoir préparé au sein de la France, un peuple parfait et des enfants qui, dignes héritiers de leurs pères, ont, dans les jours mauvais, soutenu la piété et résisté héroïquement, jusqu'à la mort, pour leurs autels et leurs foyers ! »
Honneur donc à la Vendée ! Mais plus encore honneur à Montfort qui a fait la Vendée ! Ou plutôt, immense assemblée qui m'écoutez, joignez-vous à moi pour rendre honneur et gloire à N.-S. Jésus-Christ ici présent, qui seul a fait Montfort et la Vendée !
J'ai fini, mes Frères ; mais je ne saurais descendre de chaire, sans vous prier de suppléer, par la fidélité de vos souvenirs, aux lacunes de mes discours. J'ai la conscience en effet, au terme de ces trois jours, pendant lesquels je vous ai si longuement entretenus du Bienheureux, de vous en avoir dit, somme toute, fort peu de chose. Que voulez-vous ? C'est le-propre de la vie des saints d'écraser, par une fécondité qui touche à l'infini, ceux qui ont reçu le périlleux honneur d'en parler.
Mes Frères ; un jour, le Bienheureux, traversant notre diocèse, passait non loin de la petite ville de Vallet où, naguère il avait donné les exercices de la Mission. Instamment sollicité de s'y arrêter, comme il avait coutume de le faire dans toute paroisse qu'il avait une première fois évangélisée, il s'y refusa obstinément. «Non, dit il, je ne retournerai point parmi eux. Ils ont abandonné mon Rosaire. »
Grande leçon qu'il nous faut méditer et emporter comme le souvenir pratique de ces belles fêtes ! Seulement appliquons-la, non pas uniquement au Rosaire, mais encore au Sacré-Cœur et à la Croix, puisque le Bienheureux n'a jamais séparé ces trois dévotions.
Notre époque offre avec celle de Grignion de Montfort, notamment au point de vue des périls que la Foi peut avoir à courir, plus d'une analogie qu'il serait aisé de relever. Eh bien, si nous voulons, pour faire face aux mêmes difficultés, que l'esprit du Bienheureux revienne ou plutôt continue de demeurer vivant parmi nous, restons fidèles à ses enseignements et à ses pratiques; restons fidèles au Rosaire, récité, comme il le voulait, c'est-à-dire avant tout en famille ; restons fidèles à la Croix, honorée, comme il le voulait, c'est-à-dire par la mortification, dans la mesure tout au moins que nous demandent les lois de l'Église ; restons fidèles enfin au Sacré-Cœur, adoré, comme il le voulait, c'est-à-dire non pas seulement par des sentiments émus, mais par l'hommage effectif de tous nos amours, dans la consécration sans cesse renouvelée de tout notre être !
Et, alors, croyez-le bien, l'esprit du père Testera présent au milieu de ses enfants, pour leur inspirer, quoiqu'il arrive, comme par le passé, des choses dignes d'eux, dignes de lui, dignes des aïeux et surtout dignes de Dieu.
— Ainsi soit-il.


NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
 
NOTE DE SON ÉMINENCE LE CARDINAL VILLEC0URT, RELATIVEMENT AUX INTERDITS DU BIENHEUREUX MONTFORT
[16]
.
(Page 65.)
 
 
« En France, on n'a jamais prétendu frapper des censures ecclésiastiques un prêtre, par cela qu'on lui refuse des pouvoirs, ou qu'on les restreint, ou qu'on les retire ; et cependant, la pauvreté de notre langue, ou notre inexactitude, a voulu qu'on employât aussi pour exprimer ces refus, restrictions ou retraits de pouvoirs, les verbes suspendre et interdire. De là vient que les étrangers, prenant nos expressions dans le sens le plus sévère, supposent des censures ecclésiastiques, là où nous sommes bien éloignés d'avoir eu la pensée d'en désigner.
« C'est ce qui est arrivé à l'égard de M. de Montfort. Ses historiens ont dit qu'il avait été interdit ; aucun des lecteurs instruits n'en a conclu, en France, qu'il eût été frappé des censures ecclésiastiques. Mais les étrangers ont pu facilement avoir cette pensée. Elle serait une grande erreur.
« Il n'a subi aucune censure. Il en resterait quelque trace, quelque monument, quelque souvenir. Rien de tout cela. Il y a des monuments entièrement contraires dans les témoignages des Evêques. — Il n'a rien fait pour mériter une censure. On a pu blâmer jure aut immerito ses manières ou son zèle ; mais le frapper, pour cela, des peines ecclésiastiques, eût été un scandale pour toute la France. — Il n'a pu subir de censure d'après les usages de l'Église de France, où les censures ab homine sont précédées de trois monitions. — La raison qu'on a donnée, c'est que les Jansénistes auraient pu ou pousser, ou porter à cet acte d'injustice par haine contre un zélé défenseur de la foi tel que M. de Montfort ; cette raison ne vaut rien ; car les Jansénistes étaient généralement ennemis des censures, et les faisaient cesser plutôt qu'ils n'en usaient. Si le serviteur de Dieu eût été mis à cette épreuve, ils se seraient plutôt déclarés ses défenseurs en cette matière surtout. »
 

RÉPONSES QU'OPPOSE LE BIENHEUREUX AUX BLAMES QUE SOULEVAIT SA CONDUITE.
(Page 67.)
 
Après sa mission de Saint-Lô, le Bienheureux se dirigea vers Rouen, pour y voir M. Blain, son ancien condisciple d'humanités et de théologie. Celui-ci crut devoir profiter de ses intimes relations avec Montfort, pour ne rien lui cacher des appréciations sévères que provoquait l'étrangeté de ses manières. « Je commençai, dit M. Blain, par lui décharger mon cœur sur tout ce que j'avais à dire ou entendu dire contre sa conduite et ses manières; je lui demandai quel était son dessein, s'il espérait jamais trouver des gens qui voulussent le suivre dans la vie qu'il menait; qu'une vie si pauvre, si dure, si abandonnée à la Providence, était pour les Apôtres, pour des hommes d'une force, d'une grâce et d'une vertu rares, pour des hommes extraordinaires, pour lui qui en avait l'attrait et la grâce, mais non pas pour le commun qui ne pouvait atteindre si haut, et que ce serait témérité de le tenter ; que s'il voulait s'associer dans ses travaux d'autres ecclésiastiques, il devait ou rabattre de la rigueur de sa vie et de la sublimité de ses pratiques de perfection, pour condescendre à leur faiblesse, ou les faire élever à sa hauteur par l'infusion de sa grâce. Pour réponse, il me montra son Nouveau Testament, et me demanda si je trouvais à redire à ce que Jésus-Christ a pratiqué et enseigné, et si j'avais à lui montrer une vie plus semblable à la sienne et à celle de ses apôtres, qu'une vie pauvre, mortifiée, et fondée sur l'abandon à la Providence, qu'il n'avait point d'autres vues que de la suivre et d'autre dessein que d'y persévérer ; que si Dieu voulait l'unir à quelques bons ecclésiastiques dans ce genre de vie, il en serait ravi ; mais que c'était l'affaire de Dieu, et non la sienne; que pour ce qui le regardait, il n'avait point d'autre parti à prendre que de suivre l'Evangile et de marcher sur les traces de Jésus-Christ et de ses disciples. Que pouvez-vous dire contre ? ajouta-t-il ; fais-je mal ? Ceux qui ne veulent pas me suivre vont par une autre voie moins épineuse, et je l'approuve ; car comme il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste, il y a aussi plusieurs voies pour aller à lui; je les laisse marcher dans la leur, laissez-moi marcher dans la mienne, d'autant plus que vous pouvez lui disputer ses avantages ; elle est celle que Jésus-Christ a enseignée par son exemple et par ses conseils : elle est, par conséquent, la plus courte, la plus sûre et la plus parfaite pour aller à lui. — M'ayant ainsi fermé la bouche sur ce point, il ne tarda pas à me la fermer sur celui qui suit ; — Mais où trouverez-vous, lui dis-je, dans l'Evangile, des preuves et des exemples de vos manières singulières et extraordinaires ? Pourquoi n'y renoncez-vous pas, ou ne demandez-vous pas à Dieu la grâce de vous en défaire '? Les rebuts, les contradictions, les persécutions vous suivent partout, parce que vos singularités les attirent ; vous feriez beaucoup plus de bien et vous trouveriez beaucoup d'aides dans vos travaux, si vous pouviez gagner sur vous de ne rien faire d'extraordinaire, et de ne point fournir aux libertins et aux mondains des armes contre vous et contre le succès de votre ministère. Alors je lui nommai des personnes d'une sagesse consommée. Voilà, dis-je, des modèles de conduite sur lesquels vous devriez vous mouler ; ils ne font point parler d'eux, et vous ne feriez point tant parler de vous, si vous les imitiez. Il me répliqua que s'il avait des manières singulières, c'était bien contre son intention ; que, les tenant de la nature, il ne s'en apercevait pas, et qu'étant propres à l'humilier, elles ne lui étaient pas inutiles : qu'au reste, il fallait s'expliquer sur ce qu'on appelle manières extraordinaires ; que si on entendait par là des actions de zèle, de charité, de mortification et d'autres pratiques de vertus héroïques et peu communes, il s'estimait heureux d'être, en ce sens, singulier, et que si ce genre de singularité est un défaut, c'est le défaut de tous les saints ; qu'après tout, on acquérait à peu de frais, dans le monde, le titre de singulier; qu'on était sûr de cette dénomination pour peu qu'on ne voulût pas ressembler à la multitude; que c'était une nécessité d'être singulier dans le monde, si on veut se séparer de la multitude des réprouvés ; que le nombre des élus étant petit, il fallait renoncer à y tenir place, ou se singulariser avec eux, c'est-à-dire mener une vie fort opposée à celle de la multitude.
t( Il ajouta qu'il y avait différentes espèces de sagesse, comme il y en avait différents degrés ; qu'autre était la sagesse d'une personne de communauté pour se conduire, autre la sagesse d'un missionnaire et d'un homme apostolique ; que la première, n'ayant pas à entreprendre du nouveau, doit se laisser conduire par la règle et les usages d'une maison sainte ; que les autres avaient à procurer la gloire de Dieu aux dépens de la leur et à exécuter de nouveaux desseins ; qu'il ne fallait donc pas s'étonner si les premiers demeuraient tranquilles et cachés, et s'ils ne faisaient point parler d'eux, n'ayant rien de nouveau à entreprendre; mais que les seconds, ayant de continuels combats à livrer au monde, au démon et aux vices, avaient à essuyer de leur part de terribles persécutions, et que c'est signe qu'on ne fait pas grand'peur à l'enfer quand on demeure ami du monde ; que les personnes que je lui proposais comme des modèles de sagesse étaient du premier genre ; qu'il n'en était pas de même des missionnaires et des hommes apostoliques ; qu'ayant toujours quelque chose de nouveau à entreprendre, quelque œuvre sainte à établir ou à défendre, il était impossible qu'ils ne fissent parler d'eux, et qu'ils eussent les suffrages de tout le monde ; qu'enfin, si on mettait la sagesse à ne rien faire de nouveau pour Dieu, à ne rien entreprendre pour sa gloire, de peur de faire parler, les Apôtres auraient eu tort de sortir de Jérusalem, ils auraient dû se renfermer dans le cénacle. Saint Paul n'aurait pas dû faire tant de voyages, ni saint Pierre tenter d'arborer la Croix sur le Capitole, et de soumettre à Jésus-Christ la Ville Reine du monde : qu'avec cette sagesse, la synagogue n'eût point remué et n'eût point suscité de persécution au petit troupeau du Sauveur ; mais qu'aussi ce petit troupeau n'eût point crû en nombre, et que le monde serait encore aujourd'hui ce qu'il était alors, idolâtre, perverti, souverainement corrompu en ses mœurs et en ses maximes.
« Je lui dis encore qu'on l'accusait de faire tout à sa tête ; qu'il valait mieux faire moins de bien, et le faire avec dépendance, consulter les supérieurs, et ne rien entreprendre sans leur ordre et sans leur permission. Il convint de la maxime, en ajoutant qu'il croyait la suivre en tout ce qu'il pouvait, et qu'il serait bien fâché de faire rien à sa tête ; mais qu'il y avait des occasions et des rencontres imprévues et subites, où il n'était pas possible de prendre les avis ou les ordres des supérieurs ; qu'il suffisait, en ces sas, de ne vouloir rien faire qu'on ne crût devoir leur plaire et mériter leur approbation, et être disposé à leur obéir au moindre signe de leur volonté ; qu'au reste, il arrivait que des œuvres commencées avec le consentement des supérieurs, n'avaient pas quelquefois à la fin leur agrément, soit parce qu'ils étaient prévenus par des gens malintentionnés, et indisposés par de faux rapports, soit parce qu'ils écoutaient le jugement de ces sages qui ne sont presque jamais favorables aux œuvres saintes ; qu'alors il n'y avait point d'autre parti que de se soumettre aux ordres de la Providence, et recevoir de bon cœur les croix, les persécutions, comme la couronne et la récompense de ses bonnes intentions ; qu'enfin, il était persuadé que l'obéissance étant la marque certaine de la volonté de Dieu, il ne fallait jamais s'en écarter, mais que sa conscience ne lui faisait point de reproche sur ce sujet, et qu'il était, en tout temps et toutes rencontres, dans la disposition d'obéir et de ne rien faire qu'avec l'agrément des supérieurs ; mais qu'il ne pouvait pas empêcher les faux rapports, les médisances, les calomnies, les traits d'envie et de jalousie.
« Je lui fis plusieurs autres objections que je croyais sans réplique ; mais il y satisfit avec des paroles si justes, si concises et si animées de 1 esprit de Dieu, que je demeurais étonné qu'il me fermât la bouche. »
 

CANTIQUE COMPOSÉ PAR LE BIENHEUREUX POUR LA CÉRÉMONIE DE L'AMENDE HONORABLE
(Page 88.)
 
Soupirons, gémissons, pleurons amèrement !
On délaisse Jésus au Très-Saint-Sacrement,
On l'oublie, on l'insulte en son amour extrême.
On l'attaque, on l'outrage et dans sa maison même.
 
Tout reluit chez Monsieur, il est très bien meublé :
L'église est dans l'oubli, l'autel est dépouillé,
Le pavé tout brisé, le toit sans couverture,
Les murs tout écroulés et tout couverts d'ordure.
 
Le ciboire est cassé, le calice noirci.
Le soleil tout d'étain ou d'un laiton moisi,
Le crucifix rompu, la lampe sans lumière,
Toute chose à l'envers, partout en la poussière.
 
Les linges sont pourris, les ornements crasseux.
Les Saints estropiés et les tableaux poudreux.
Enfin depuis les fonts jusqu'à la sacristie.
Tout est dans le mépris et dans l'ignominie.
 
On y vient quelquefois le soir ou le matin,
Pour voir, pour être vu, pour couper son chemin.
Pour entendre un sermon qu'un grand abbé prépare :
Mais pour Jésus-Christ seul, oh ! que la chose est rare !
 
Mais voyez en pleurant, voyez d'une autre part
Une femme éventée, enflée dans son brocart,
Sur ses souliers mignons, la tète à triple étage,
Venir dans nos saints lieux, jouer son personnage.
 
Souvent on voit tomber ce beau ballon de vent
Auprès de nos autels, proche du Dieu vivant :
On ne regarde plus Jésus au tabernacle :
Ce suppôt du démon devient tout le spectacle.
 
Voyez la baladine y disputer l'honneur
A la divinité du souverain Seigneur :
L'autel ne brille plus auprès de ses parures ;
L'or même en est crasseux auprès de ses dorures.
 
Quoi! nos autels sont-ils des théâtres mondains!
Nos mystères sacrés des jeux de baladins !
La messe un passe-temps, l'Evangile une fable,
Jésus-Christ une idole et l'église une étable !
 
Que dirai-je, mon Dieu, de ces Judas nouveaux,
De ces loups déguisés sous la peau des agneaux,
Qui viennent vous trahir, lorsqu'ils vous sacrifient,
Et vous donner la mort, les jours qu'ils communient ?
 
Frappez, Seigneur, frappez ces insolents ingrats :
Du moins ils vous craindront, s'ils ne vous aiment pas ;
Joignez votre justice à votre amour immense,
On verra succéder la crainte à l'insolence.
 
Ou plutôt accordez grâce à ces insolents
En vous vengeant sur nous de ces affronts sanglants.
Pardon, cœur de Jésus, cœur tendre, cœur aimable ;
Recevez, exaucez notre amende honorable.
 
Amis du Sacré-Cœur et du Saint-Sacrement
Gémissons de concert, pleurons amèrement.
La torche ardente en mains, pieds nuds, au cou la corde,
Crions, Seigneur, pardon ! pardon! miséricorde!
 
 
 
PARIS — IMP.  V. GOUPY ET JOURDAN, RUE DE RENNES. 71.
 
 


[1]
Mgr Gonindard, archevêque de Sébaste, coadjuteur de Son Eminence le cardinal Place, archevêque de Rennes ; Mgr Lecoq, évêque de Nantes ; Mgr Catteau, évêque de Luçon.
[2]
A Montfort-la-Canne, petite ville du diocèse de Saint-Malo, le 31 janvier 1673. Au baptême, on lui donna le nom de Louis, auquel il ajouta, en recevant la confirmation, le nom de Marie, pour marquer sa dévotion à la Mère de Dieu. Plus tard, regardant la grâce comme sa mère et la nature comme une inconnue, il quitta son nom paternel et se fit appeler Montfort parce qu'il avait reçu le baptême dans cette ville.              (L'abbé Pauvert.)
[3]
Il mourut à Saint-Laurent-sur-Sèvre, en Vendée, le 28 avril 1716, à l'âge de 43 ans. De l'aveu de tous ses historiens, sa mort fut hâtée par le poison que lui versèrent les hérétiques.
[4]
L'abbé Blain, premier historiographe du Bienheureux.
 
[5]
M. l'abbé Pauvert.
[6]
Expression de son défenseur dans le premier procès relatif à l'introduction de la cause.
[7]
Il n'y a rien de plus inconnu aux hommes que les conduites particulières de Dieu sur les âmes. C'est un secret qu'il s'est réservé. Il n'appartient pas à do faibles mortels de les vouloir pénétrer; il suffit qu'on les adore. (Bossuet.) — Hélas! c'est ce qu'on est trop souvent porté à oublier.
[8]
I Cor., VI, 10.
[9]
Spiritus ubi vult spirat et vocem ejus audis, sed nescis unde veniat aut quo vadat; sic est omnis qui natus est ex spiritu. (Joan., III, 8.)
[10]
Saint Antonin.
[11]
Voir, à la fin, la note relative au sen9 dans lequel il faut entendre ces interdits.
[12]
Nous donnons à la fin in extenso ce curieux morceau.
[13]
Voir à la fin le cantique de l'Amende honorable, que nous empruntons à l'ouvrage de M. Pauvert et qui résume assez bien le genre poétique du saint missionnaire.
[14]
Voilà le Père au grand chapelet, disaient les paysans quand ils le voyaient arriver, égrenant son Rosaire, ou quand ils l'entendaient en expliquer, du haut de la chaire, les touchants mystères.
[15]
Et ait Judas : Accingimini et estote fllii potentes et estote parati in mane, quoniam melius est nos mori in bello, quam videre mala gentis nostra et sanctorum. (I Macchab. , 3-58.)
[16]
Nous empruntons cette note et les suivantes à l'ouvrage de M. l'abbé Pauvert.
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