Crosnier
Life
LOUIS‑MARIE
GRIGNION
DE MONTFORT
OEUVRES DE L.‑M. GRIGNION DE MONTFORT
Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte
Vierge. Secret de Marie. L'Amour de la Sagesse Eternelle. Lettre aux Amis de la
Croix. Cantiques (édition critique, fort volume in‑80). La Prière embrasée, de
L.‑M. de Montfort, demandant à Dieu des Missionnaires pour sa Compagnie.
OUVRAGES EXPLIQUANT SA DOCTRINE
Le Règne
de jésus par Marie, par le
R.P. Denis, S.M.M.
Préparation
à la Communion avec Marie, par le R.P. Texier, S.M.M.
Actions
de grâces avec Marie, par le R.P. Texier, S.M.M.
L'Oraison
et la Messe avec Marie, par le R.P. Texier. S.M.M.
Marie et
les saints Ordres, par le R.P. Texier, S.M.M.
Un mois
avec le Bx L.‑M. de Montfort, pour se préparer à la Consécration du saint
Esclavage, par le R.P. Texier, S.M.M.
La Vie
spirituelle à l'école du Bx L.‑M. Grignion de Montfort, par le
R.P. Lhoumeau, S.M.M.
Les
Actes de l'Oraison, d'après saint Thomas, par le
R.P. Lhoumeau,S.M.M.
Manuel
de l'Archiconfrérie de « Marie Reine des Cœurs ».
Manuel des
« Prêtres de Marie ».
La
Médiation universelle de Marie.
Le
Secret de Marie dévoilé aux enfants.
Manuale
Mariologioe dogmaticae, par le
R.P. Plessis, S.M.M.
Commentaire
de la Vraie Dévotion. par le
R.P. Plessis, S.M.M.
AUTRES OUVRAGES
Vie de Marie-Louise
de jésus, première Fille de la Sagesse, par le
R.P.
Texier, S.M.M.
Vers un
ciel plus beau, par le
R.P. Kergoustin, S.M.M.
Aux
Sources de la Confiance et de la Paix, par le R.P. Kergoustin, S.M.M.
Aux
Sources jaillissantes ; la Pénitence et l'Eucharistie, par le R.P. Ker
goust.in, S.M.M.
Ma Vie
Divine, par, le R.P. Riboulleau, S.M.M.
Images
de Notre-Dame de la Sagesse.
Images
de Marie, Reine des Coeurs.
Images
de Louis-Marie Grignion de Montfort.
S'adresser
: Librairie Mariale, Calvaire
Montfort, Pont‑Château (Loire‑Inf.). ‑
Cle Nantes 211.15.
ALEXIS
CROSNIER
Prêtre
PRÉLAT DE LA MAISON DE SA SAINTETÉ
UN GRAND SEMEUR ÉVANGÉLIQUE
LOUIS‑MARIE
GRIGNION
DE MONTFORT
1673‑1716
SA VIE ‑
SON AME
LES TRADITIONS FRANÇAISES
ÉDITEUR ‑ TOURCOING
NihiI obstat :
H. PASQUIER
Proton. Apost.
c. d.
Imprimatur :
Lille, le 14 Janvier 1944
P. DUTHOIT
V. g.
DÉCLARATION DE L’AUTEUR
Pour
nous conformer au décret d'Urbain VIII, nous déclarons ne pas prendre en leur
sens canonique les expressions. Saint, Bienheureux, miracle, prophétie et
autres analogues, et ne vouloir préjuger en rien le jugement de l'Église notre
Mère, à qui nous faisons profession d'être entièrement soumis.
INTRODUCTION
Une
vie très courte, puisqu'elle ne dépassa guère quarante‑trois ans, comme celle
de François d'Assise, mais très remplie de travaux de toute sorte, dans une
liberté d'allures que notre siècle ne connaît plus, ou presque plus; une âme de
grand semeur évangélique, qui remua les foules et mit son empreinte sur tout
notre pays, âme de saint où la doctrine s'est épanouie en vertus héroïques, et
dont la physionomie originale, malgré quelques singularités ou même un peu à
cause d'elles, ne s'oublie pas ; une action que la mort n'arrêta point, et qui
se prolonge amplifiée par les deux familles spirituelles qui ont grandi dans le
petit bourg vendéen où vint mourir, comme par hasard, le prêtre breton : c'est
ce que je voudrais esquisser en quelques pages, avec la crainte, trop justifiée,
d'y mal réussir, tant est riche l'abondance des documents pour l'espace trop
borné qui m'a été départi.
PREMIERE PARTIE
LA VIE
Elle
va de 1673 à 1716, à travers les splendeurs et les ombres d'un grand règne,
jusqu'à l'année qui suivit la mort de Louis XIV. Elle ne fut aucunement mêlée à
la politique ni aux autres gloires si éclatantes que donnèrent à la France les
armes, les lettres, les sciences ou les arts. Elle s'employa uniquement, dans
les villes et surtout dans les campagnes, à détruire le règne du péché, à
promouvoir la grâce et l'amour divin dans les cœurs. Le contraste est
saisissant.
CHAPITRE PREMIER
ENFANCE
ET JEUNESSE
Louis
Grignion naquit le 31 janvier 1673, dans une maison de la rue de la Saulnerie,
à Montfort‑la‑Cane, petite ville du diocèse de Saint-Malo[1], et fut baptisé en
l'église Saint-Jean. Comme notre pieux roi Louis IX, qui aimait à signer Louis de Poissy, en souvenir du lieu où il
avait reçu le baptême, il prit l'habitude de joindre a son nom de famille, et
pour le même motif surnaturel, celui de sa ville natale : il y avait
ajouté, le jour où il reçut le sacrement de confirmation, un autre prénom, en
signe de sa tendre dévotion pour Marie. Son état civil et religieux, connu et
admis depuis plus de deux siècles, est donc : Louis-Marie Grignion de Montfort.
Louis
était le deuxième enfant d'une famille où, de 1671 à 1691, dix-huit berceaux se
succédèrent régulièrement. Jean-Baptiste, le premier de la belle série, étant
mort à l'âge de cinq mois, Louis devint l'aîné. Trois des garçons arrivèrent au
sacerdoce ; trois filles prirent le voile, à Fontevrault et à Rambervilliers.
Ainsi les ménages chrétiens, qui sont à l'ordinaire les plus peuplés, font la
part à Dieu et à l'Eglise. Ils produisent ce pour quoi le monde a été créé :
des saints. La maison de la rue de la Saulnerie, à Montfort, qui vit naitre un
saint authentique, porte au front la plus enviable des auréoles.
Les
parents étaient ‑ à peine est‑il besoin de le souligner ‑ d'excellents
chrétiens. Le père, Jean-Baptiste Grignion, sieur de la Bachelleraye, qualifié
« noble homme » dans les actes, et propriétaire de maisons « nobles »,
appartenait à la petite bourgeoisie ; trésorier de la fabrique de Saint-Jean[2], il était avocat au
bailliage de Montfort et au Parlement de Bretagne. Mais cette charge, en un temps
où il y avait une nuée d'avocats et de procureurs, ne nourrissant guère ses
titulaires, il mena tout bonnement, en restant inscrit au rôle, la vie d'un gentilhomme
campagnard au Bois‑Marquer, en Iffendic, où il tenait, à l'église, le banc
seigneurial. L'homme était d'un caractère vif, même violent. La mère, Jeanne
Robert ' venait d'une maison qui avait la noblesse de robe et d'échevinage, et
qui s'apparentait, probablement, aux Robert de Saint-Malo, ancêtres de Félicité
et de Jean-Marie de Lamennais. Deux de ses frères étaient prêtres. La fortune
du jeune ménage, malheureusement, n'était pas considérable, eu égard à la
nombreuse série des enfants.
Louis
fut mis en nourrice à la ferme de la Bachelleraye, chez la « mère André ». Si
je rapporte ce menu fait, c'est que le saint prêtre n'oublia jamais sa mère
nourrice ; qu'il tira de cette ferme son titre clérical, et qu'il aurait pu,
son père mort, en afficher, tout comme un autre, la seigneurie : ce à quoi,
bien sûr, il ne songea pas dans son extrême humilité, sans parler de son dédain
pour les hochets et les rubans dont s'amusent les hommes.
L'enfant,
une fois sevré, revint à la maison paternelle, où il reçut les premières leçons
de sa mère : à Montfort, et au Bois-Marquer. Il grandit vite en taille, en force
physique, en sagesse, en grâce. Son tempérament, qui ne manquait ni de vivacité
ni d'ardeur, se plia facilement à la discipline. Sa tendresse, qui était
profonde, s'éveilla promptement et s'épancha sur sa famille et sur les pauvres,
principalement sur sa mère. S'il voyait celle-ci peiner, ou même pleurer, le
petit homme s'approchait d'elle, lui rendait les services qu'il pouvait et la
consolait avec des paroles caressantes. Cette mère, si chrétienne, tournait
vers Dieu et Marie le cœur de son enfant, déjà prévenu de grâces
extraordinaires. Et Louis, rejeton d'une race très chaste, formé avec tant de
soins, ouvrit son âme, comme naturellement, à la prière, et marcha dans une
extrême pureté, à la manière d'un Louis de Gonzague, si bien qu'il avoua un
jour à l'un de ses plus intimes amis[3] que, loin de connaître
jamais les chutes honteuses, il fut à peine effleuré par la tentation. Du même
coup, à mesure qu’il avançait en âge, il se faisait apôtre dans la troupe croissante
de ses frères et sœurs. D'une de ses sœurs, la « préférée », qui avait la
légèreté de l'enfance et sans doute sa petite vanité, on raconte qu'il la
sollicitait à la prière et à la piété par des cadeaux, et par des paroles comme
celle-ci : « Ma chère petite sœur, vous serez toute belle, et tout le
monde vous aimera, si vous aimez Dieu[4] ». Gracieux début d'un
apostolat qui transfigurera toute sa vie.
Les
études primaires de Louis se firent à J'école de Saint-Nicolas de Montfort.
Puis, pour achever l'instruction de leur fils, dont l'intelligence très vive et
le goût du travail légitimaient tous les espoirs, ses parents l'envoyèrent, en
1686, au collège des Jésuites, à Rennes. L'écolier, pendant les sept années de
son collège, logeait et prenait pension chez son oncle maternel, l'abbé Alain
Robert des Viseulles, un des « prêtres-sacristes » de Saint-Sauveur. Il fut,
par sa piété, par son travail, par sa régularité, l'édification de son oncle et
de ses nombreux condisciples. Les quatre mille écoliers, tous externes, qui
fréquentaient les classes du collège Saint-Thomas n'étaient pas tous, il s'en
fallait, des parangons de vertu et d'application à l'étude. Il arrivait que,
dans ces classes trop chargées, certains maîtres, et non les moins bons,
avaient beaucoup a souffrir de, la turbulence et des espiègleries des élèves.
Louis Grignion, qui eut la gaieté, mais non la pétulance de la jeunesse et son
amour des escapades, ne se mêlait point à leurs jeux bruyants ni à leurs folles
randonnées. Chaque jour, allant en classe ou en revenant, il aimait à s'agenouiller
devant l'une ou l'autre des Madones vénérées dont les sanctuaires jalonnaient
son chemin : Notre-Dame des Miracles, Notre-Dame
de la Paix, Notre-Dame de Bonne-Nouvelle. Ses succès scolaires, tout comme sa
vie, en étaient d'autant meilleurs. Car il apprenait consciencieusement le
grec, le latin surtout, et le français, sous la conduite des Pères, qui furent
de si excellents humanistes. Nul doute
qu'il ne se soit exercé, non seulement aux vers latins, mais à la poésie
française ; et cet apprentissage a été utile au prêtre missionnaire. Joua‑t‑il
un rôle dans la représentation des pièces théâtrales qui rehaussaient certaines
fêtes et spécialement les distributions de prix ?
Rien ne nous permet de il affirmer, ni de le nier.
Son
directeur et confesseur fut le P. Descartes, petit-neveu du philosophe. Un
autre, le P. Gilbert, professeur de rhétorique, un vrai saint par sa vie
mortifiée, son désintéressement et son courage héroïque, eut sur l'écolier
l'influence la plus déterminante pour sa formation intellectuelle et
religieuse. Le travail des congrégations, si apprécié dans les collèges de la
Compagnie, complétait l'action des maîtres[5]. Les jours de congé eux-mêmes
apportaient leur contingent à l'œuvre de l'éducation : car un aumônier de
l'Hôpital Général, M. Bellier, âme vraiment apostolique, réunissait chez lui un
groupe d'élèves des classes supérieures pour une « conférence de piété », après
quoi, il les envoyait, soit à l'Hôpital, soit aux Incurables, servir les
pauvres, leur faire la lecture au réfectoire et, entre les repas, une leçon de
catéchisme. Louis Grignion « y était très assidu ».
Ces bons élèves, dans une vie où il ne restait guère de loisirs pour les
tentations malsaines, avaient mis, comme le fera plus tard Ozanam, « leur
pureté sous la sauvegarde de la charité ».
Louis trouvait
encore du temps pour d'autres exercices : pour donner des leçons à ses frères
qui l'avaient rejoint à Rennes; pour venir en aide à certains élèves, plus
pauvres que lui; et même pour l'art, ce superflu qui nous est, en somme, si
nécessaire. Il avait l'imagination vive et inventive, et, pour peindre comme
pour sculpter, la main agile et souple. Seulement le métier lui manquait; et
comment, sans argent, prendre les leçons désirables? Un jour qu'il montrait à
un visiteur une reproduction qu'il avait faite d'un tableau connu, le visiteur,
pour acquérir cette copie qui lui plaisait, offrit spontanément une pièce
d'or. Vite, l'adolescent courut chez un peintre qui consentit à lui enseigner
les procédés techniques. Il devait utiliser, dans les missions, son talent de
peintre et de sculpteur....
Notons encore, à
la hâte, un trait révélateur de son âme. Au cours de ses dernières vacances de
collégien, passées sous les ombrages du Bois-Marquer et des Couasseaux, il vit
un livre que son père avait laissé traîner, peut-être sans trop y prendre
garde, sur la table de famille. Et le texte du volume et les gravures, à tort
ou à raison, lui déplaisaient, étant donné l'âge encore tendre de ses frères et
de ses kœurs. Il hésita quelque temps. Puis, étant seul à la maison, il jeta le
livre au feu, très résolu à supporter toutes les conséquences de son acte. «
Le saint jeune homme venait de faire le coup — écrit un ami[6] — quand
je le trouvai timide et presque tremblant dans l'appréhension de la venue de
son père, mais d'ailleurs fort content d'avoir fait son sacrifice. »
Ce jeune homme si
vigilant et hardi était, avec cela, très mortifié, très pénitent.
Si je me suis
étendu avec quelque complaisance sur ces humbles débuts, c'est qu'ils sont fort
suggestifs. Le gland contient le chêne. L'aurore annonce le jour. L'enfant, le
jeune homme, obéissant, pur, compatissant à toutes les misères, laborieux,
artiste, apôtre ardent, dévot à Marie, fait entrevoir déjà l'un des plus grands
ouvriers évangéliques qui ait vécu parmi nous.
CHAPITRE II
LE SACERDOCE
Louis
s'acheminait, doucement, vers le sacerdoce. Son père, qui avait fait sans doute
d'autres rêves pour son fds aîné, lui permit cependant de commencer, après sa
philosophie et sa physique, ses études de théologie au collège Saint-Thomas.
Mais l'étudiant souhaitait vivement d'entrer au Séminaire, fondé à Paris par
M. Olier, dont lui avait parlé, avec les plus grands éloges, une paroissienne
de Saint-Sulpice, venue chez M. Grignion de la Ba chelleraye pour traiter une
affaire au Parlement de Bretagne. Justement, elle lui écrivit qu'une de ses
amies se chargerait de sa pension à Saint-Sulpice el qu'il pouvait venir. Il
partit joyeux, avec dix écus en poche et un habit neuf. Ce jour-là, il commençait,
pour ne les finir qu'à la mort, ses voyages et sa vie « à l'apostolique ». Il
alla donc à pied, par tous les temps et par tous les chemins, quêtant son gîte
et sa nourriture. Pour cela, il eut vite fait de distribuer ses dix écus aux
pauvres et d'échanger son habit neuf contre les loques d'un miséreux.
Quand
il arriva, au bout de huit ou neuf jours, il était méconnaissable. Mlle de
Montigny, qui l'avait appelé, le fit entrer dans la communauté très modeste de
M. de la Barmondière, curé de Saint-Sulpice, qui envoyait ses étudiants en
Sorbonne et leur donnait à domicile une excellente formation. Par malheur, ou
plutôt par bonheur, la bienfaitrice qui payait la pension ne continua pas ses
générosités, au cours de la famine qui sévit à Paris. Pour subvenir à ses
besoins et « gagner sa vie », Louis dut aller, avec quelques-uns de ses
confrères, veiller les morts de la paroisse. La Providence fournissait ainsi
des matériaux à l'éloquence et aux poésies du futur prédicateur. Puis, comme un
malheur, ou un bonheur, n'arrive jamais seul, M. de la Barmondière, qui aimait
et soutenait l'abbé Grignion, mourut.
Le
coup était rude : le séminariste s'abandonna d'autant plus à la volonté divine.
Il fut recueilli dans la très pauvre et « petite communauté des écoliers » de
M. Boucher ; communauté très pauvre, en effet, où les étudiants faisaient le
ménage et, tour à tour, la cuisine, et quelle cuisine ! Ce qui n'empêchait
nullement Louis Grignion de pratiquer, par surcroît, des pénitences
effrayantes. Mal nourri, laborieux et mortifié, quoi d'étonnant qu'il soit
tombé malade ? Une fièvre violente le prit, quand « il était en son tour de
cuisine, la haire sur le dos ». Il fallut le transporter à l'Hôtel-Dieu. J-B.
Blain, son camarade de Rennes, qu'il avait appelé à Paris, pour se préparer,
dans la même maison, au sacerdoce, l’y alla voir ; il le trouva ravi d'être
dans l'h
ô
tel de Dieu,
occupé
à souffrir, mais presque à bout de forces, par suite des abondantes saignées
que les médecins de ce temps-là infligeaient à leurs clients. Le malade lui
dit, avec une confiance souriante, qu'il en reviendrait. Il en revint, en
réalité ‑, et beaucoup de bonnes volontés se, concertèrent pour le faire
entrer, cette foi, au Petit-Séminaire[7] de Saint-Sulpice, où, le
jour de son arrivée, on récita le Te
Deum...
Il
a dit souvent que Dieu lui avait fait la grâce de connaître les plus saints personnages
de son époque. Il pensait, en le disant, aux Pères jésuites qui furent ses
premiers maîtres, qui restèrent ses défenseurs en toute circonstance, et à
d'autres religieux ; mais il pensait, principalement, aux prêtres de Saint-Sulpice,
ses supérieurs et ses directeurs, pour qui sa vénération resta très profonde :
MM. Tronson, de la Barmondière, Leschassier, Brenier, Baüin, modèles de la
perfection sacerdotale, guides qui lui inspiraient une confiance absolue. Il ne
quitta la direction de M. Leschassier que sur son ordre formel...
Parmi
eux, M. Baüin fut peut-être celui qu'il comprit et qu'il imita le mieux. Un
trait fera connaître le saint prêtre qui dirigea, pendant deux années[8], l'âme de Louis Grignion.
Bossuet étant venu voir M. Tronson, la conversation tomba sur la ferveur des
antiques communautés où se déployaient toutes les vertus, et d'abord
l'obéissance, à un degré héroïque. L'évêque regrettait les anciens temps où il
y avait des hommes parfaitement morts à eux-mêmes et pratiquant cette
obéissance, qui, disait-il, « aujourd'hui nous étonne et nous confond ». A quoi
M. Tronson répliqua: «Je crois cependant, Monseigneur, qu'il y a encore de ces
exemples aujourd'hui. Peut-être même, sans sortir de cette maison, pourrais-je
vous mettre sous les yeux des exemples comparables à ceux des plus beaux temps
de l'Eglise ». Là-dessus, il sort de sa chambre et prie un séminariste d'aller
chercher M. Baüin. Celui-ci arrive, frappe doucement à la porte de M. Tronson,
et, n'entendant pas de réponse, tire son Nouveau Testament de sa poche et le
lit avec recueillement. La conversation finie, M. Tronson se leva pour
accompagner Bossuet. E trouva, comme il s'y attendait, M Baüin debout, son
livre, à la main. Alors, d'un ton sévère : « Comment, Monsieur, vous permettez-vous
de venir ainsi à ma porte pour entendre ma conversation avec Monseigneur ? Retirez-vous
: une pareille conduite est indigne d'un prêtre ». M. Baüin, sans faire aucune
observation ni témoigner la moindre humeur, salua humblement l'évêque et M.
Tronson, et, très obéissant, se retira en silence, au grand étonnement de
Bossuet. Ce jour-là, M. Tronson aurait pu faire subir au dirigé, à Louis-Marie,
présent au Séminaire, la même épreuve, qui aurait eu le même succès : car
souvent, dans la suite, Louis subit pareille rebuffade, supportée avec la
sérénité la plus parfaite.
Près
de ces maîtres, le séminariste eut une ardeur incroyable pour l'étude. Durant
ses deux premières années, il suivit les cours en Sorbonne. Mais, entré au
Petit-Séminaire, les directeurs – était-ce à raison de sa pauvreté ? peut-être ‑
l'en détournèrent. Confiné dans sa chambre, un pauvre galetas qu'il avait
choisi sous les toits, et dans la bibliothèque, dont il avait la garde, il
priait, il se mortifiait, il étudiait ; il fouillait les livres de théologie
scolastique, surtout les écrits des Pères, et les traités de dévotion. Parce
qu'il priait beaucoup, et presque toujours avec des airs penchés, ses
condisciples s'imaginaient que sa science était courte : dans cette pensée, en
riant, ils le provoquèrent à une joute théologique, où son intelligence et sa
souplesse, aidées par une érudition sûre et solide, eurent très facilement
raison des moqueurs. Les rires cessèrent ; mais il ne cessa pas, lui, de
travailler en silence et en profondeur. Il amassait patiemment les
connaissances qu'il aurait un jour à semer par le monde. Il analysait les sermonnaires,
aux heures de loisir. Même il s'essayait à mettre le dogme et la morale en
cantiques...
Sa piété, tout
sulpicienne, très tendre, trouvait sa nourriture en tout et partout dans
l'étude, qu'il tournait constamment à aimer Dieu dans les récréations, qu'il
aurait voulu prendre aussi courtes que possible, et qui ne lui plaisaient,
comme à M. Baüin, que si on y parlait de Dieu ; plus spécialement, dans les
heures qu'il passait autour de l'autel de la Sainte Vierge, placé au chevet de
l'église de Saint-Sulpice, dont on lui avait confié la propreté et l'ornementation
; enfin, dans les cérémonies qu'il dirigeait à la chapelle, et en vue de quoi ‑
car il eut, toute sa vie, le goût d'écrire des règlements ‑ il rédigea un très
bon coutumier. Il fit, entre temps, avec un autre séminariste du Midi, au nom
du Séminaire, le pèlerinage habituel à Notre Dame de Chartres, où sa dévotion
fut « d'un séraphin ».
Ordonné
prêtre, le 5 juin 1700, par Mgr de Flamanville, qu'il avait aidé dans ses
catéchismes à Saint-Sulpice, il dit sa première messe, « comme un ange», à
l'autel de la Vierge. Il avait attendu longtemps, pour être moins indigne de
cette grande action. Le nouveau prêtre demeura quelques mois au Séminaire, pour
étudier encore et pour chercher sa voie. Il s'offrit à M. Leschassier, son
directeur, pour aller évangéliser les peuplades barbares du Canada. Il n'en eut
pas la permission, pour un motif qu'il serait trop long de discuter ici. Par
ailleurs, M. Leschassier et ses confrères ‑ c'est l'affirmation de M. Blain,
puisée à bonne source ‑ avaient « grande envie de l'arrêter à la maison ». Quoi
de plus tentant que de s'agréger un prêtre aussi laborieux que saint ? Mais un
attrait puissant, quasi invincible, portait Louis Grignion vers la vie des
missions, en France ou à l'étranger. Pour contenter ce désir, et peut-être avec
le secret espoir de reprendre un jour ou l'autre leur ancien élève, les
Sulpiciens le firent s'aboucher avec M. Lévêque, très attaché à la Compagnie,
qui dirigeait, à Nantes, la communauté de Saint-Clément, destinée à donner des
retraites pastorales et missions dans les paroisses de campagne.
CHAPITRE III
PREMIERES
ANNÉES D'APOSTOLAT
De Saint-Clément, quelques jours après son arrivée, Louis-Marie
écrivait à M. Leschassier : « ... je ne
puis m’empêcher, vu la nécessité de l'Eglise, de demander continuellement, avec
gémissements, une petite et pauvre compagnie de bons prêtres qui, sous
l'étendard et la protection de la Très Sainte Vierge, aillent de paroisse en
paroisse faire le catéchisme aux pauvres paysans, aux dépens de la seule Providence ». Nous avons là presque tout l'idéal du missionnaire, qu'il
poursuivra invariablement jusqu'à son dernier soupir. Là est, à mon humble
avis, et en tenant compte des voies extraordinaires par où Dieu le conduisait,
l'explication de l'attitude nouvelle du vénérable M. Leschassier envers son
dirigé, qui tenait pourtant, et de toutes ses forces, à lui rester fidèle et
obéissant. Dans l'espèce, son idéal ne concordait nullement avec la maison où
on l'avait mis, milieu fort composite où il n'avait pas grand chose à faire,
sinon peut-être à discuter contre certaines têtes jansénistes. Mais ce ne fut
pas le jansénisme qui fut la vraie cause de sa sortie. Il fut découragé d'abord
parce qu'on ne lui donna pas de missions où il pût prendre part et y faire son apprentissage,
sauf une ou deux[9]
au bout de plusieurs mois ; et puis, parce que, de caractère et d'âge, il était
trop séparé de M. Lévêque, le supérieur très peu autoritaire ; ils ne se
ressemblaient que par « la pratique de la pénitence » et la sainteté.
Louis-Marie
Grignion cherchait une porte de sortie, qu'il trouva bientôt. Appelé par
l'abbesse de Fontevrault et Mme de Montespan à la vêture d'une de ses sœurs[10], où il arriva le
lendemain de la fête[11], il vit longuement Mme de
Montespan ; entre la « grande pénitente » et le pauvre prêtre commença un
échange de bons services dont ils profitèrent grandement l'un et l'autre. Comme
il lui avait exposé en détail ses projets d'évangélisation, elle l'engagea
d'aller trouver l'évêque de Poitiers, un de ses obligés, pour qui elle lui
donna une lettre de recommandation. L'évêque étant en voyage, Louis résolut de
l'attendre.
Sa
première visite fut pour l'Hôpital Général et pour sa chapelle, où il resta
plusieurs heures en oraison. Les pauvres du lieu, qui purent l'observer, furent
édifiés de sa tenue ; ils « boursillèrent » pour faire l'aumône à ce pauvre
prêtre, et, en le fréquentant davantage, ils s'attachèrent à lui et le
demandèrent pour aumônier. Servir les pauvres était un autre de ses attraits,
presque aussi fort que le désir des missions. Pendant que l'évêque, Mgr Girard,
consultait M. Leschassier et délibérait, l'abbé Grignion reprit, le chemin de
Nantes, où, après quelques travaux apostoliques, il dit à M. Lévêque et à sa communauté
un adieu définitif.
Libre,
il revient à Poitiers, où il est bien accueilli par l'évêque. Il est nommé
aumônier de l'hôpital. Tout de suite, il se contente de la nourriture des
pauvres. La paix ne règne pas dans la maison; et, avec peu de bien temporel, on
y trouve moins encore de consolations spirituelles. Pour nourrir son monde, il
se fait quêteur et parcourt la ville, avec un âne chargé de mannequins. Chose
meilleure encore, il réglemente les repas et la distribution des vivres. Les
infirmières se jalousent ; il essaie de les pacifier. Et, pour consolider cette
paix dans la charité, il crée un petit bataillon de pauvres filles malades,
boiteuses, contrefaites, qui, sous la conduite d'une aveugle qui voit clair
dans les choses de Dieu, pratiquent l'humilité et la pénitence. N'est-ce pas
comme une première ébauche de sa future congrégation de la Sagesse ? Bientôt il
introduit dans la place, puis dans l'administration, celle qui sera la première
supérieure de la Sagesse : Marie-Louise Trichet, obéissante, dévouée,
intelligente, tenace, mortifiée, avec la folle de la croix, en tout semblable à
son père spirituel.
Tout cela ne va point sans heurts ; et, à plus d'une
reprise, il est obligé de s'éclipser. Mais il est Breton; il a une foi, une
confiance, une charité héro
ï
ques,
et il tient contre vents et marées...
Qu'il
soit le maitre de l'hôpital, ou qu'il en soit banni, l'aumônier exerce dans la
ville un ministère abondant et fructueux : sur les écoliers de cette ville
universitaire, qu'il groupe en conférence et en association, comme il se souvient
que l'abbé Bellier, un autre aumônier d'hôpital, groupait ceux de Rennes ; sur
les miséreux des rues, qu'il évangélise ; sur les malades, contagieux ou non,
qu'il transporte dans son galetas pour les soigner ; sur les riches, dont il
attendrit le cœur par ses prédications et les confessions. Et, dans ce
tourbillon incessant, entre deux ou trois ou cent affaires, il avait pris le
temps d'aller à Paris pour secourir une de ses sœurs, Guyonne-Louise, alors
sans ressources, et qu'il réussit, la Providence aidant, à placer comme
religieuse de chœur et victime réparatrice, chez les Bénédictines du Saint-Sacrement,
à Rambervilliers.
Au
retour, il reprit, à Poitiers, à l'hôpital comme en ville, son ministère varié,
accablant, qu'il dénommait sa « mission perpétuelle ». Il formait avec soin
Marie-Louise Trichet et sa première compagne, Catherine Brunet, à l'école de la
sainteté, par une série de renoncements progressifs, comme le sculpteur fait, à
coups de ciseau, sa statue. Il avait, c'est vrai, une matière admirable et
souple, mais le sculpteur était un ma
î
tre éminent, qui avait assez de patience pour ne pas
devancer l'heure de la grâce. C'est alors qu'il donna ‑ il lui avait coûté
seulement dix écus ‑ à Marie-Louise l'habit de bure grise des Filles de la Sagesse
et la nomma Marie-Louise de Jésus.
Cependant
un accès de son zèle sembla compromettre toutes ses œuvres : on ne change guère
son tempérament. Quand il était au séminaire, Louis-Marie Grignion se jetait
audacieusement entre les duellistes qui se battaient sur le Pont-Neuf. A
Poitiers il vit une bande de gamins qui, avant de se baigner dans le Clain,
faisaient des polissonneries sur la rive. Le sang lui monta au visage : il
courut à eux et administra quelques bons coups de sa discipline au plus
dévergondé. Celui-ci alla se plaindre à sa mère. Et la mère, enchérissant sur
le fils et parlant de danger de mort, courut se plaindre au nouvel évêque, Mgr
de la Poype de Vertrieu, qui, sans plus ample informé, interdit à l'aumônier de
célébrer la messe.
L'interdit,
après information, fut rapporté. Mais, sous l'effort des passions ameutées
contre lui, l'aumônier fut, une fois de plus, renvoyé de l'Hôpital Général. Il
repartit pour Paris, où il s'engagea comme infirmier à la Salpêtrière. Trop au-dessus
de la médiocrité commune, il importuna l'administration janséniste, qui le
remercia.
Le
voilà dans la rue, sans vivre et sans couvert. Il n'a plus qu'à mendier. Les
Bénédictines du Saint-Sacrement lui promettent un repas par jour, « la part de
la Vierge »[12],
qu'il accepte avec la reconnaissance la plus émue. Pour toit, on lui concède,
dans la rue du Pot-de-Fer, comme à un autre pauvre saint Alexis, un grabat
sous un escalier. Il y goûte, tel Ignace dans la grotte de Manrèse, les délices
de la plus sublime contemplation. Ses maîtres du séminaire l'ont abandonné à
son sort. Le P. Sanadon, un jésuite pourtant, a refusé de se charger de son
âme. Mais le P. Descartes, son ancien directeur du collège Saint-Thomas à
Rennes, est son soutien. Il n'a pas besoin d'être consolé : car, dans son
réduit misérable, son cœur surabonde de joie, jusqu’à se demander, malgré les
élans qui le poussent a l'apostolat, si telle n'est point, en définitive, sa
vocation sur terre. Toutefois, il sort de sa soupente pour aller parler dans
les communautés et dans les églises paroissiales, là où on le demande ; et
c'est en ce temps‑là qu'on entendit de lui, dans la crypte de l'église Saint-Sulpice,
une homélie sur le Magnificat, qui, exaltant les grandeurs de Marie, irrita les
jansénistes, mais fut comme l'explosion de sa tendresse filiale. De Paris,
surtout, il réconforte Marie-Louise Trichet et sa compagne, et se recommande à
leurs prières.
Et
voici que, dans ses courses, il rencontre un ancien condisciple, Poullart des
Places, qu'il gagne au projet de sa congrégation de missionnaires et qui lui
promet de contribuer à son recrutement. Dans la pauvreté, dans les
contradictions, son âme s'épure, s'affine, grandit, et, par son rayonnement,
fait des conquêtes. Par exemple, à la demande de l'archevêque de Paris, le
cardinal de Noailles, qui était conseillé en cela par Mgr de Flamanville, il
s'en va rétablir, chez les Ermites du Mont-Valérien, la paix, la régularité,
une grande piété, à l'ombre de leur calvaire monumental, qu'il tentera de
reproduire un jour dans la lande de Pontchâteau.
Les
pauvres de l'hôpital le réclamant, il se hâta de rentrer à Poitiers. Du coup,
il était nommé directeur avec pleins pouvoirs il allait enfin réaliser, sans
obstacle, son plan de réformes ! Mais, en dépit de sa vie exemplaire, ou
mieux à cause d'elle, son influence, secondée quelques mois par le souffle
populaire, tomba tout à coup, sous les attaques de la jalousie la plus féroce.
Il fallut abandonner la partie.
Il
ne quitta pas la ville de Poitiers. Il alla supplier l'évêque de lui ouvrir le
champ des missions; Mgr de la Poype y consentit avec joie, et lui offrit, comme
centre d'attache, la chapelle et la maison des Pénitentes.
Dans
cette chapelle, un matin de 1705, Louis-Marie Grignion fit la première recrue
pour la compagnie de Missionnaires qu'il rêvait. Mathurin Rangeard, de Bouillé-Saint-Paul,
était venu à Poitiers pour demander à un Père capucin, qui avait évangélisé sa
paroisse, de le recevoir parmi les fils de saint François d'Assise. Il entra,
en passant, dans la chapelle des Pénitentes, où il récita son chapelet avec
ferveur. Le P. de Montfort, qui confessait, remarqua sa grande piété. Il appela
le jeune homme, s'informa du dessein qui l'amenait, et lui dit simplement cette
parole de Jésus aux Apôtres : « Suivez-moi ». Aussitôt il fut obéi. « Le jeune
homme s'attacha dès lors à sa suite ; et, quoiqu'il y eût une infinité de
peines et de rebuts à souffrir, jamais rien ne fut capable de l'en séparer[13].» De ce jour, et à
jamais, bien qu'il n'ait pas été Frère, puisque par scrupule il ne prononça pas
de vœux, on ne l'a plus appelé que le Frère Mathurin.
Il ouvrait la série de ces jeunes gens, au front ingénu et pur, simples,
modestes, obéissants, totalement dévoués, qui se donnèrent, pour Dieu, à Louis-Marie
Grignion de Montfort et à ses successeurs.
Le
missionnaire avait trouvé sa voie. Il évangélisait Poitiers, restaurait de
vieux sanctuaires, comme le temple Saint-Jean qui tombait en ruines - c'était
là encore une de ses dévotions ‑ ; transformait en église la vieille grange de
la Bergerie et y plaçait une statue de « Marie Reine des Cœurs » ; soignait les
malades, et accomplissait l'acte héroïque de sucer et d'avaler le pus d'une
plaie infectieuse ; prêchait les pauvres, et mangeait avec eux ; mourait au
monde de plus en plus, par la pénitence, pour élever les âmes, avec lui,
jusqu'à Dieu ; et, de temps en temps, assainissait la vieille cité par des
missions dans les quartiers populaires. Ainsi, à deux reprises, le peuple du
faubourg Montbernage eut ce bienfait. Et ce fut au cours d'une grande mission
prêchée dans l'église des Calvairiennes, qu'il éprouva une de ces humiliations
dont il devint, si l'on ose dire, coutumier[14]. Comme l'apôtre saint
Paul à Ephèse, le prédicateur crut à propos d'engager les habitants qui avaient
de mauvais livres à les lui abandonner, pour en faire un brasier public. Ils en
apportèrent « une prodigieuse quantité », dont il commanda de faire un monceau
en forme de bûcher où il devait mettre lé feu. Or, à l'insu du missionnaire et
pendant qu'il prêchait, des amis imprudents, ou des ennemis, pour enchérir sur
l'idée, mirent au sommet du bûcher « comme une figure de diable » avec de vaines
parures et des ornements mondains. Et le peuple qui passait, de dire qu'on
allait brûler, avec les œuvres du démon, le démon lui-même. L'évêque étant
absent, on le fit savoir à l'abbé de Villeroy, son vicaire général, qui, très
peu sympathique au P. de Montfort, arriva sur la place au moment où celui-ci,
descendu de chaire, allait allumer l'incendie. Il lui fit « la plus verte » et
la plus humiliante des réprimandes, avec contre-ordre d'empêcher l'embrasement.
L'humble prêtre reçut la correction en silence, « dans une soumission et une
modération qui n'a pas d'exemples ». Son seul chagrin fut de voir que la foule,
« croyant avoir mainlevée », se partagea et remporta les livres pernicieux.
Mais, en fin de compte, l'humiliation du saint tourna au bien de la mission...
Quelque
temps après, les menées jansénistes et les jalousies de quelques confrères
obtinrent de Mgr de la Poype, ému de ces histoires et de la contradiction que
ce prêtre rencontrait partout, qu'il lui interdit la prédication.
CHAPITRE IV
LE MISSIONNAIRE
APOSTOLIQUE
Le
serviteur de Dieu resta, pour un moment, comme étourdi. Devait-il se justifier
pour continuer son ministère si fructueux, ou partir pour les pays infidèles ?
Il résolut d'aller consulter, à Rome, la plus haute autorité de l'Eglise, et de
s'en tenir à sa décision. Une lettre singulièrement touchante l'annonça au
peuple de Montbernage, en le priant de demeurer fidèle au Christ et à sa Mère.
Puis, laissant le frère Mathurin à Poitiers, le pèlerin partit à pied, aussi
pauvre que le sera plus tard Benoît-joseph Labre, le crucifix sur son cœur, à
la main son bâton et une statuette de la Vierge, son rosaire à la ceinture ; en
chemin, il mendiait. Il passa les monts, se réconforta pieusement dans la
Sainte-Maison de Lorette environ deux semaines ; et, quand il aperçut le dôme
de Saint-Pierre, il fit pieds nus les dernières lieues. Le 6 juin 1706, Clément
XI lui donnait audience. Le pauvre prêtre raconta humblement au Pape ses
déboires en France, exposa sa méthode d'évangélisation et son vif désir d'aller
vers les peuplades infidèles. Clément XI le consola, mais le renvoya en France,
pour enseigner la doctrine chrétienne aux peuples et aux enfants, le nomma
missionnaire apostolique pour combattre le jansénisme et le protestantisme, et,
comme faveur de sa bienveillance paternelle, attacha l'indulgence plénière au
crucifix qu'il portait.
Éclairé,
rasséréné, il repassa les monts et, après mille péripéties, le pèlerin mendiant
retrouvait, à Ligugé, le Frère Mathurin qui eut grand peine à le reconnaître,
tant il était amaigri et changé. Ensemble, comme ils ne pouvaient travailler ni
dans la ville ni dans le diocèse de Poitiers où la secte janséniste ne l'aurait
pas souffert, ils visitèrent, toujours en dévots mendiants, Fontevrault ;
Notre-Dame des Ardilliers à Saumur, où Montfort encouragea Jeanne Delanoue et
rassura ses religieuses ; Angers, avec son h
ô
pital et son séminaire ; enfin le mont où règne saint
Michel, le protecteur de la France. Ce pèlerinage fut pour le missionnaire ce
que la veillée des armes était pour le chevalier.
Où
allait-il exercer son zèle ? Il ne saurait être question de le dire en détail,
mais seulement d'exposer, par les sommets, les prouesses de ce soldat.
Rennes,
où il revit à la hâte ses parents, son oncle, M. Bellier, le collège Saint-Thomas
et ses maîtres, lui fit bon accueil. Puis Saint-Malo, son diocèse d'origine, le
vit passer; à Montfort-la-Cane, où il logea chez sa nourrice, la mère André ; à
Dinan, où il évangélisa la garnison, et où son frère le dominicain, dans son
couvent, le reçut sans d'abord le reconnaitre ; chez le comte de la Garaye, le
grand serviteur des pauvres et des malades ; à Bécherel, qui possédait une
maison de retraites fermées, semblable à la maison qu'avait organisée, à
Vannes, la Vénérable Mlle de Francheville...
Sur
ces entrefaites, et d'après les conseils de M. Bellier, qui répondaient à ses
secrets désirs, le P. de Montfort alla s'adjoindre à M. Leuduger, chanoine-écolâtre
de Saint-Brieuc, « un des meilleurs missionnaires du royaume », qui tenait sa
méthode des Le Nobletz et des Maunoir, les grands missionnaires bretons, et
l'avait consignée dans un livre de valeur. Il travailla sous ses ordres en
quelques paroisses du diocèse de Saint-Malo, notamment au Verger et à
Merdrignac. A la Chèze, dans le diocèse de Saint-Brieuc, il restaura la
chapelle de Notre-Dame de Pitié, en s'appliquant à soi-même la prédiction faite
au XVe siècle par saint Vincent Ferrier : d'un homme qui sera bafoué, et qui
pourtant restaurera ce sanctuaire... Mais, à Moncontour, après d'autres travaux
ici et là, il eut le chagrin de se voir remercier par son chef. On a prétendu
qu'une quête faite par M. de Montfort en faveur des âmes du purgatoire, alors
que les autres missionnaires de la troupe refusaient tout honoraire, en avait
été la cause : raison inacceptable. Sa conduite à la chapelle de l'hôpital
explique mieux la rupture du contrat. Quelques pensionnaires s'étaient
présentées pour baiser la croix ; mais elles étaient vêtues d'une façon peu
modeste, et l'intrépide missionnaire les écarta. Il écarta de même les
religieuses, pour n'avoir pas réprimé, chez leurs pensionnaires, «l’immodestie
des vêtements ». Il est à croire que M. Leuduger, supérieur des religieuses,
trouva ce collaborateur trop rigide et trop original Son apprentissage, s'il en
avait eu besoin, était fini. Désormais, il peut marcher à son pas ou, comme on
dit encore, voler de ses propres ailes. Il le fait, pendant les neuf dernières
années qui lui restent à vivre, courageusement, héro
ï
quement, à travers les péripéties les plus variées, avec le
plus grand succès, en dépit des oppositions les plus vives, sans calculer ni
son intérêt ni les difficultés, uniquement attentif à la gloire de Dieu. A
quelqu'un qui lui demandait son nom, il répondit un jour, sans se nommer ‑ « je
suis un pauvre prêtre qui court le monde et qui espère, avec la grâce du ciel,
gagner à Dieu quelque pauvre âme ». En ces deux ou trois mots, il s'est
admirablement défini.
Montfort
courut ainsi les diocèses de Saint-Malo, de Nantes, de Luçon, de La Rochelle,
et même de Saintes, revint à Rennes, et fit une échappée en Normandie. Epoque
de ses grandes missions, et parfois de travaux presque surhumains accomplis par
un prêtre qui prétendait ne loger qu'à l'hôtel de la Providence, ne demander et
ne chercher que le pain de chaque jour, et qui trouva, quand même, les moyens
de nourrir des centaines de pauvres à la table frugale où il prenait à peine le
temps de s'asseoir. Pour l'économiste moderne, et pour l'observateur de toutes
les époques, cette vie est un miracle. Et, sans doute, ces missions qui
remuaient les paroisses et tout le pays, il ne les fit pas tout seul ni avec le
seul secours de ses Frères catéchistes, un Mathurin ou un Nicolas : jésuites,
Capucins, Dominicains, prêtres séculiers, si nombreux alors sur le sol de
France, lui prêtèrent leur aide ; mais il était l'intelligence qui concevait,
la main qui dirigeait, la volonté qui entraînait, le cœur qui jetait la flamme
et se faisait le centre de tous et de tout...
Le
diocèse de Saint-Malo eut les prémices. Et, à deux reprises, la paroisse natale
de M. de Montfort, Saint-Jean, évangélisée par lui, fit mentir le proverbe qui
veut qu'un prophète soit mal reçu dans sa patrie. Les difficultés vinrent
d'ailleurs. Excité par des prêtres jansénistes, l'évêque, Mgr des Maretz, qui avait
alors du goût pour les nouveautés, lui défendit de prêcher et de confesser dans
le diocèse. L'interdit fut rapporté, puis fulminé une seconde fois, mais
restreint à la chapelle de l'ermitage de Saint, Lazare[15], d'où le saint prêtre
rayonnait sur les environs.
Alors
le missionnaire se dirigea vers Nantes, où l'attirait un de ses anciens amis de
Rennes, l'abbé Barrin, qui, vers la soixantaine, avait été ordonné prêtre et
était devenu grand vicaire de l'évêque. Saint-Similien, Vallet, La Chevrolière,
Saint-Fiacre, Vertou, Campbon, Pontchâteau, Crossac, Herbignac, Assérac,
Landemont, St-Sauveur-de-Landemont, Saint-Donatien, Bouguenais, d'autres paroisses
encore, occupèrent ses rudes journées tour à tour, et lui réservèrent soit des
humiliations extrêmes, soit les plus abondantes consolations. Il avait coutume
de dire : « Point de croix, quelle croix ! » Quand les croix ne venaient pas,
il s'en désolait, bien plus que ses collaborateurs. Elles étaient, à ses yeux,
la vraie marque de l'amitié de Jésus, et l'annonce du triomphe divin.
C'est
au cours de la mission de Pontchâteau qu'il imagina de construire, sur la lande
de la Madeleine, un gigantesque calvaire, semblable à celui du Mont-Valérien.
Le rêve devint une réalité ; le pauvre prêtre voyait déjà le Crucifié bravant
la puissance des démons et prêchant, de sa croix, une « mission perpétuelle » à
toute la contrée. Durant plus d'une année, des centaines de travailleurs de
toutes classes, de toutes conditions, presque de tous pays, s'attelèrent à
cette besogne, renouvelant l'immense effort qui avait fait jaillir de notre sol
les cathédrales, nourris par un plus pauvre qu'eux, et n'ambitionnant d'autre
récompense que de vénérer et de prier, chaque soir, le grand Christ qu'on
devait élever sur la croix principale. Or, la veille du jour où le calvaire
monumental allait être bénit, le 13 septembre 1710, un ordre du roi, provoqué
par des jaloux et signifié par l'évêque de Nantes, décommanda la cérémonie et
prescrivit de détruire tous les travaux.
Bientôt
même, à Saint-Molf, où il prêchait, M. de Montfort reçut, des mains d'un ancien
collaborateur qui l'avait dénoncé, un autre billet de l'évêque, qui lui
interdisait tout ministère dans le diocèse. Il se vengea, comme se vengent les
saints : en fondant à Nantes, cour Cattuy, l'hospice des Incurables; et, dans
l'inondation qui fut, au printemps de 1711, un terrible fléau pour la ville, en
se jetant dans une barque au péril de sa vie et en entraînant, à sa suite, une
équipe de mariniers pour passer, par le toit de leurs maisons, des provisions
aux inondés.
Le
diocèse de Nantes, en dépit de l'amitié de M. Barrin, lui fut donc à peu près
fermé. Celui de Rennes le demeura obstinément ; quand il le quitta pour la
dernière fois, en 1714, il laissait à la ville une plainte en vers ‑ Adieu, Rennes, Rennes, Rennes... ‑ annonce de
l'effroyable incendie qui allait la frapper en 1720. Mais deux autres diocèses
lui ouvrirent leurs portes toutes grandes. A Luçon, Mgr de Lescure ‑ un nom à
qui la guerre de Vendée a donné, depuis lors, un nouveau lustre ‑ et, à La
Rochelle, Mgr de Champflour se montrèrent ses protecteurs dévoués. Avec quelle
joie, sous leurs ordres, il mena la bataille contre le péché, contre le jansénisme
et le protestantisme ! M. des Bastières, le P. Vincent, capucin, et d'autres,
qui furent parmi ses meilleurs auxiliaires, nous l'ont appris.
A
la manière d'un François Régis, il allait même convertir les « Madeleines »
jusque dans les maisons publiques. Les libertins, qu'il attaquait sans cesse
avec une audace infrangible, attentèrent plus d'une fois à ses jours. Les
jansénistes, qui ne pouvaient souffrir sa grande dévotion envers le Sacré-Cœur
et la Sainte Vierge, continuèrent leur campagne de sarcasmes et de calomnies
contre le prêtre. Quant aux calvinistes, il est avéré que le poison qu'ils lui
administrèrent à La Rochelle, bien qu'il ait pu prendre à temps un
contrepoison, lui délabra l'estomac et hâta considérablement sa mort. Mais les
paroisses, les communautés, les garnisons, les enfants des catéchismes et des
écoles, dans les villes, dans les bourgs, buvaient avec avidité ses paroles,
pleuraient en l'écoutant, pratiquaient avec entrain le christianisme, en
renouvelant et en accomplissant les « promesses du baptême ». Faut-il nommer,
en courant, Luçon, Lhoumeau, La Rochelle avec ses différentes paroisses, ses
communautés et sa garnison, l'île d'Yeu, Sallertaine, Saint-Christophe, La
Garnache, Saint-Vivien, Esnandes, Courçon-d'Aunis, La Séguinière, Roussay,
Mauzé, le Vanneau, Fouras, l'île d'Aix, Saint-Laurent-de-la-Prée, Taugon-la-Ronde,
Saint-Amand-sur-Sèvre, Fontenay-le-Comte, Mervent, Vouvant, Villiers-en-,Plaine,
Saint-Pompain, et enfin Saint-Laurent-sur-Sèvre où il finit sa vie au cours de
la mission ? Il s'en faut, certes, que soient énumérés ici tous les centres où
il travailla, où il s'épuisa pour l'extension du règne de Dieu.
Il
s'en faudrait, de même, qu'une énumération complète des « missions » exprime
tout son travail. Entre ces grandes manœuvres, qui duraient des semaines et
quelquefois deux mois, il se recueillait, dans la retraite, pour se reposer,
pour se consoler, pour communiquer plus entièrement avec Dieu dans la
contemplation et y trouver de nouvelles forces avec un élan renouvelé...
Retraites chez ses amis les Pères Jésuites, à Poitiers, à Rennes, ou à Nantes,
comme celle qui suivit sa grande humiliation de Pontchâteau ; séjour plus
prolongé dans des ermitages, à Saint-Lazare près de Montfort, à Saint-Eloi aux
portes de La Rochelle, ou dans la grotte de Mervent, en Vendée : tout cela le
retrempait, ou le saisissait à tel point qu'il ne rêvait plus que de vie
mystique et de faveurs divines. Il y rédigeait, comme à Saint-Eloi, des
opuscules et des livres destinés à renforcer et à prolonger son influence.
Les
voyages étaient une autre forme de son action conquérante, tout faits, non pour
le plaisir, mais pour le bien : à pied, toujours, sauf en la fête de
l'Assomption de 1714, que, l'évêque d'Avranches, un de Querhoënt, mal informé,
lui ayant interdit de célébrer la messe, il dut louer un cheval pour arriver à
temps et monter à l'autel dans le diocèse de Coutances, à Villedieu-les Poêles.
‑ Voyage à Paris, en 1713, pour signer au Séminaire du Saint-Esprit, un contrat
d'alliance avec le Supérieur et alimenter de sujets la « Compagnie de Marie »,
qu'il se préparait à fonder. Son premier compagnon vint de là, et le nom que
porta plus tard, à Saint-Laurent, la maison des Pères et des Frères. Le
Séminaire de Paris fournit à ses successeurs d'autres recrues. ‑ Voyage à
Poitiers, au retour, pour confirmer les deux premières « Filles de la Sagesse
», qui attendaient patiemment son appel, l'appel de Dieu, et leur utilisation. ‑
Voyage à Rouen, l'année suivante, pour gagner à sa « Compagnie » son ami le
chanoine Blain. A l’aller, le missionnaire travailla, sauf en Bretagne et dans
le diocèse d'Avranches. Mais Villedieu, Saint-Lô, Caen et Rouen l'entendirent.
Au retour, il payait son écot, chez les curés, par des sermons. Quand M. de
Montfort et son compagnon, le Frère Nicolas, rentrèrent à Nantes, le pauvre
Frère était exténué.
Voyage,
en 1716, à Saumur, passé à mendier, à prier, à chanter des cantiques, pour
recommander à Notre-Dame des Ardilliers sa chère Compagnie.
Souffrir,
c'est encore travailler. Chaque jour, depuis le séminaire, il « châtiait son
corps » ; haires, disciplines, bracelets de fer, chaînettes qui symbolisaient
son esclavage à l'égard de Marie, mataient ses pauvres membres et les
ensanglantaient.
Il
allait volontairement, ou involontairement, d'une souffrance à l'autre, « comme
une balle dans un jeu de paume ». Et voilà qu'une maladie de la vessie, très
douloureuse, le donna en proie aux chirurgiens, qu'il exhortait « à ne pas
l'épargner ». Dans l'opération, il chantait : « Vive jésus, Vive sa Croix !
» A ses « Filles de la Sagesse », qu'il voulait rendre conformes au modèle
divin, il écrivait vers la fin de 1715: « je vous souhaite une année pleine de
combats et de victoires, de croix, de pauvreté et de mépris ». Son idéal ne
changeait donc pas : Jésus crucifié.
Tel
il était, le saint prêtre, quand il commença la mission de Saint- Laurent-sur-Sèvre,
sa dernière, qu'il n'acheva pas. Après des mortifications sanglantes et parmi
des travaux épuisants, il tomba, pour ne plus se relever. Mais au moment de
mourir, tenant à la main le crucifix que Clément XI avait indulgencié, il
entonnait, avec allégresse :
Allons, mes
chers amis,
Allons
en Paradis ! ...
Et,
dans sa dernière parole éclata la haine du péché : « je ne pécherai plus ! » La
haine du péché n'est que l'envers de l'amour de Dieu.
C'est
ainsi qu'il rendit à Dieu son âme évangélique, toujours jeune, aimante,
pénitente et chantante.
DEUXIEME PARTIE
L'AME
Cette
âme, si riche de talents, très avancée dans les voles de Dieu, et tout ensemble
très humaine, comment la dépeindre en quelques pages ? Essayons.
L'enveloppe
de l'âme n'était pas banale. Mais ses ennemis ‑ il en eut beaucoup tout le long
du chemin parcouru ‑ ont caricaturé, comme à plaisir, le P. de Montfort : en
France, c'est une des manières, non la plus consciencieuse, mais la plus sûre,
de saper l'influence qu'on redoute. Des amis maladroits les ont aidés inconsciemment.
Ce qui fait qu'il n'est resté de lui aucun portrait, je ne dis pas ressemblant,
mais simplement acceptable et que l'on puisse présenter au public avec
confiance et joie.
Il
était de grande taille, de santé robuste, prompt et vif dans ses mouvements. Sa
voix puissante, qu'on entendait de très loin en plein air, se faisait douce et
prenante pour le chant des cantiques. Ses cheveux étaient noirs, abondants,
longs sur le cou. La bouche, largement fendue. Dans son visage allongé et
amaigri, au sourire très doux, les deux yeux, qu'il tenait modestement baissés
à l'ordinaire, brillaient d'un étrange éclat, quand ils regardaient le crucifix
ou l'auditoire pressé au pied de la chaire. La caractéristique de cette
physionomie était un grand nez aquilin, dont les sculpteurs et les peintres ont
encore exagéré l'ampleur et la courbe.
Son
intelligence était vive et pénétrante, et considérable sa faculté de travail :
il étudia et il apprit beaucoup, au moins jusqu'à l'âge de trente ans. Une
volonté ferme et tenace, très conciliable avec l'obéissance la plus absolue,
anima toute sa vie.
Et,
pour couronner cet ensemble de qualités très remarquables, il eut, non pas
seulement le goût et une pratique aisée des choses d'art, mais une grande amabilité
dans les relations. Ses adversaires, qui ne pouvaient supporter ni sa doctrine
ni son apostolat ni ses formidables pénitences, et qui, comme des courriers, le
précédaient par leurs propos calomnieux dans sa marche de missionnaire, on jeté
un voile sur ces qualités : ils l'ont représenté comme un homme rêche, dur,
ennuyeux ; il avait, au contraire, beaucoup d'esprit, de finesse, et
d'agrément.
Il
reste, toutefois, que sa tête penchée, des yeux ou levés vers le ciel ou
modestement baissés vers la terre, certaines sorties qui lui échappaient, au
cours de ses sermons, soit par l'inspiration de l'Esprit-Saint, soit par la
vivacité de sa nature, ont pu donner le change à des gens peu attentifs…
Pour
plus de clarté, détaillons sobrement les principaux traits de cette âme.
CHAPITRE PREMIER
L'AMI
DES PAUVRES ET DES MALADES
Le
premier en date, ou à peu près, est l'amour des pauvres, un immense amour des
pauvres et des malades, ces humbles frères, ces membres souffrants de Jésus-Christ
‑ amour qui rappelle celui d'un Vincent de Paul, d'un Jean de Dieu, d'un
Camille de Lellis.
Pour
les pauvres, il se dépouillait de tout : argent, habits neufs, ressources de
toute sorte qui lui arrivaient ; ne fit-il pas le vœu, ou la promesse, de ne
rien posséder en propre ? Il leur donnait tout ce qu'il avait.
Les
pauvres, en toute circonstance, et sous tous leurs aspects, étaient ses
préférés : il les choyait, comme une mère ses enfants. On connaît son geste
symbolique, quand, invité par son père à prendre au moins un repas à la maison
familiale, le missionnaire ne consentit à y venir qu'escorté d'une longue file
de pauvres ramassés dans la rue. Il avait toujours un ou deux loqueteux à sa
table : il leur servait les meilleurs morceaux, et il buvait dans leur verre.
Au cours de toutes ses missions, il y avait table dressée pour tous les
indigents du pays : parfois des centaines de pauvres recevaient l'entretien et
la nourriture ; et il arriva que se produisit pour eux le miracle de la
multiplication des pains. Pour aimer ainsi les pauvres, il faut aimer beaucoup
la pauvreté. Le P. de Montfort l'aimait à la manière d'un François d'Assise, ne
tenant à rien ici-bas, ne voulant pas «toucher à la poix par crainte d'en être
souillé », s'en remettant de tout à la Providence, et y gagnant pour lui-même
la liberté absolue où se meuvent les saints. Toujours logé à l'hôtel de la
Providence[16],
il vivait a à ses dépens ».
Les
malades, autant que les pauvres, étaient l'objet de ses soins. Que de fois,
ayant rencontré dans la rue, ou dans un taudis, un malade, contagieux ou non,
il le rapporta sur ses épaules et l'installa dans sa chambre et le coucha dans
son propre lit ! Il pansait leurs plaies et, pour triompher des répugnances de
la nature, il alla, un jour, jusqu’à absorber le pus d'une blessure.
C'est
à l'hôpital de Poitiers qu'il plaça la future fondatrice de la Sagesse, pour
l'initier à la meilleure part de sa vocation religieuse. Lui-même, on eût dit
qu'il prenait son plus grand plaisir dans les hôpitaux, parmi les misères
humaines. S'il entrait dans une ville, sa première visite était pour les
hospices où il avait hâte d'exercer son zèle : il allait, de son premier
mouvement, à l'Hôtel-Dieu. A Poitiers
comme à Nantes, il a fondé un hospice d'incurables. Il a encouragé le comte de
La Garaye, un grand serviteur des pauvres, dans l'établissement de son hôpital.
Pour sa part, il se pliait à écrire des règlements à l'usage de ces maisons,
afin d'y faire régner l'économie, l'harmonie et la paix ainsi à l'hôpital de
Poitiers, et à la Salpêtrière de Paris et il est fort probable que le très
pieux et très touchant règlement, fait pour l'hospice que Mme de Montespan
bâtit à côté de son château d'Oyron, émane de lui.
«
J'étais pauvre et vous m'avez nourri ; nu, et vous m'avez habillé ; malade, et
vous m'avez visité... Entrez dans la joie de votre maître ». A qui, mieux qu’a
cette âme hospitalière, a pu s'adresser cette parole de Jésus ?
CHAPITRE II
L'APOTRE
Il
est d'autres misères et d'autres maladies, l'ignorance et le péché, qui
appelaient son ardeur et ses forces. A la suite du Verbe incarné, de la Sagesse
éternelle, du Messie envoyé en ce monde pour évangéliser les pauvres[17],
il s'élança dès les premiers jours de son sacerdoce. On l'a représenté
debout, dans l'attitude de l'apôtre, les yeux levés au ciel, son chapeau sous
le bras ‑ je dirai pourquoi ‑ son chapelet pendant à la ceinture, à la main son
bâton surmonté de la croix, et, dans sa musette, sa bible et son bréviaire,
partant pour la conquête des âmes. Il s'en va, Joyeux, vers les pauvres des
villes et des campagnes, prêchant la vérité qui délivre les hommes et
combattant le règne du péché. Le beau et vaillant missionnaire, digne émule des
Vincent Ferrier, des François Régis, des Le Nobletz et des Maunoir, dont il
connait et pratique les leçons ! Il passe d'un bourg à l'autre, heureux
quand on le reçoit ; il travaille pendant quelques semaines, et il part,
l'ouvrage achevé, pour une autre destination. Si on ne veut pas le recevoir, ou
si on entrave son action, ou même si on le bafoue, il est encore plus heureux :
car il sait, par son expérience et par l'Evangile, que la seule croix est
féconde en fruits de salut. Là où il ne rencontrait pas de résistance ni
d'obstacles à son œuvre, il tremblait...
Animé
de cette ardeur apostolique et formé à si bonne école, il devient un incomparable
chef de mission. Sans doute, son équipage est modeste, celui d'un vrai apôtre,
celui d'un pauvre qui, avec ses compagnons, chemine toujours à pied. L'âne, ou
le petit cheval, qui les suit porte deux mannequins d'osier : dans l'un sont
des volumes manuscrits, solidement reliés, de forme longue et peu large, très
commodes, vénérables reliques que l'on salue aujourd'hui avec respect et
émotion, plans de sermons qui ont aidé parfois la mémoire du missionnaire,
cantiques dont la liste s'augmentait presque à chaque mission, et qui étaient
maniés et entonnés par les Frères Mathurin, Nicolas, Jean, Louis ou Philippe ;
l'autre, rempli par les outils et les matériaux que les bons Frères employaient
pour fabriquer les chapelets, les haires, cilices ou disciplines, qu'ils
vendaient à la porte de l'église ou dans leur hôtel de la Providence, et qu'on
appelait, en souriant, la boutique, dont
les maigres revenus servaient à la bonne marche de la mission.
Mais
ce ne sont là que les préparatifs, ou mieux les côtés secondaires de l'œuvre.
Une fois chanté le Veni Creator, le
pauvre prêtre, qui semble tout perdu en Dieu et loin de la terre, se
métamorphose. Avec ses collaborateurs, prêtres séculiers, capucins, jésuites,
ou dominicains, qui volontiers entraient dans sa troupe, il a tracé d'abord le
programme des différentes semaines : enfants, jeunes gens, jeunes filles, mères
chrétiennes, hommes et, s'il y a lieu, les soldats. Ils se partagent la besogne
; sa part, à lui, est la plus dure, le soin des pauvres, « petits gueux »,
mendiants, mais surtout les petits et
les grands catéchismes. L'artiste
qu'il est préside, en outre, aux décorations et aux fêtes qui jalonnent la
série des exercices. Et, quand il s'agit de mettre en branle des milliers
d'hommes, de femmes et d'enfants, pour la grandiose procession et cérémonie de
clôture, où les assistants, électrisés par le prédicateur, font solennellement
'la rénovation des promesses du baptême, il suffit, à lui seul, pour diriger la
procession; comme en un tour de main, à sa voix, l'ordre et la paix règnent
partout. Tête bien organisée, volonté ferme, cœur ardent, c'est ainsi que nous
le présente le P. Vincent, et bien d'autres auxiliaires qui furent les témoins
de ses exploits.
Les
missions ou les retraites qu'il donnait avaient une suite et comme un
prolongement dans l'avenir, par les œuvres qu'il établissait et qui assuraient
les conversions : notamment, les petites écoles, les congrégations de jeunes
gens et de jeunes filles, les « sociétés de vierges » qui ont persisté ici ou
là presque jusqu'à nos jours, les groupes de Pénitents, et, entre toutes, les confréries du Saint-Sacrement et
du Rosaire, dont on peut dire qu'elles sont les traces les plus évidentes de
son passage dans une paroisse. Il convient donc de saluer en lui un grand
promoteur des œuvres catholiques...
CHAPITRE III
L'ORATEUR
ET LE POETE
Ce
missionnaire était, comme par surcroît, un orateur et un poète.
Orateur
populaire, l'un des plus puissants que la chaire chrétienne
a produits. Il n'a rien laissé après lui, c'est vrai, que le souvenir de ses
triomphes. Mais Platon disait justement : « Les orateurs ont tort de publier
leurs discours ». La page imprimée ne peut retracer les vibrations de la voix
et le son de l'âme ; sur le papier, la lave s'est refroidie. Or, c'était bien
de la lave incandescente qui jaillissait de cette âme et embrasait les
auditeurs groupés autour de la chaire. Eloquence sans apprêts, mais non pas
sans préparation, nourrie de la sève des Saintes Ecritures et des ouvrages des
Pères de l'Eglise, appuyée sur de solides études et sur une rare expérience des
âmes, toute vibrante de l'amour divin qu'échauffait encore une méditation presque
continuelle, et où la piété mettait l'onction la plus pénétrante, elle
saisissait, dès les premières paroles, les esprits et les cœurs. Bientôt
l'auditoire tout entier, quelles que fussent ses dispositions, bouleversé par
l'émotion communicative, par la foi et les élans de cette âme de feu,
s'abandonnait à son emprise et fondait en larmes. Des confrères, prêtres séculiers
ou moines, venus avec des préventions et qui pensaient rire de certaines de ses
originalités, étaient pris, à leur tour, par cette force comme irrésistible et
partageaient l'émotion générale.
L'orateur
ne s'astreignait à aucun genre ni à aucune mode. Mais, qu'il fît un catéchisme,
une explication des tableaux allégoriques, une conférence, une homélie, un sermon :
qu’il s’assit parmi la foule, dans l'église pour faire une pieuse méditation
sur le péché ou sur la mort et « répandre son cœur » devant Dieu ; ou que, plus
simplement encore, comme on le vit un jour à Montfort-la-Cane, étant monté en
chaire et y ayant planté un grand crucifix sur le rebord, il en descendit
silencieusement, et, prenant en main un autre crucifix, il le présentât à
baiser aux assistants, avec ces simples paroles : « Voilà votre Sauveur ;
n'êtes-vous pas bien fâchés de l'avoir offensé ? » tous les cœurs, dit encore
un témoin, étaient « comme percés de componction, liquéfiés d'amour et de
tendresse » ; tous s'avouaient pécheurs et faisaient amende honorable.
Une
fois de Plus, en ce nouveau Vincent Ferrier, en cet autre Philippe de Néri,
Dieu confondait la sagesse du monde par « l'apparente folie de la Croix, ». Il
vivait l'Evangile et le commentait en maitre. Par là, «sa voix, son visage, son
geste, ses paroles, avaient quelque chose de divin[18] » Et le fruit de sa
parole en justifiait la manière, quelque singulière qu'elle apparût en
plusieurs circonstances : par exemple, dans la préparation à la mort, où une curieuse
mise en scène[19]
en ces temps de foi simple et profonde, agissait fortement sur le peuple des
campagnes.
J’ai
dit qu'il n'a rien laissée qui puisse nous faire juger de son éloquence[20]. Je me reprends, pour
ajouter que quelques-uns de ses écrits peuvent au moins nous la faire soupçonner.
Lisez, en effet, la prière ou il demande à Dieu des missionnaires pour la
Compagnie de Marie : n'est-ce pas, je le redis, comme de la lave en fusion ? Le
P. Faber disait : « Depuis les épîtres des Apôtres, il serait difficile de
trouver des paroles aussi brûlantes que les douze pages de cette prière. » Joignez-y
l'action ; et vous aurez, me semble-t-il, un aperçu de sa puissance oratoire.
Le
poète, bien qu'il soit moins puissant, est plus célèbre que l'orateur. On
chante encore aujourd'hui ses cantiques, restés populaires. Il est vrai qu'on
lui en attribue, qui ne sont pas de lui, et pour cause, comme ceux-ci qui sont
très connus: O l'auguste sacrement !...
Je mets ma confiance... et d'autres : on ne prête qu'aux riches. Il est
vrai, de même, que ses cantiques, et pour les airs à la mode qu'il leur
adaptait et pour la familiarité parfois trop grande de la langue, ont été
ridiculisés par les ennemis qui en voulaient à sa doctrine ; à cela, rien
d'étonnant, et il ne s'en inquiéta guère. Ce n'est pas le lieu d'en faire une
étude critique ; elle a été faite par les soins de ses fils[21].
Mais
on peut distinguer, dans ces vers plus ou moins richement rimés, et nombreux,
quatre parts : les pièces qui ne sont que le catéchisme rimé, toutes faites sur
le même modèle didactique, à la louange d'une vertu, assez longues et quelque
peu traînantes, et qui avaient été composées, ce me semble, vers la fin de son
séminaire, en vue des missions qu'il projetait ; les cantiques véritables,
pieux et chantants, que tout le monde connaît ; des satires, contre les vanités
et les modes du temps, d'un rythme leste et d'un tour empoignant, car le poète
avait une sensibilité vive et de l'esprit ; enfin les effusions personnelles,
lyriques, mystiques, sur la nature ou sur Dieu, dont une, au moins, est une
petite merveille. je cite quelques vers de l'hymne
à la divine Sagesse[22], inspiré du Cantique des
Cantiques :
O
Sagesse, venez ! Le pauvre[23] vous en prie
Par
le sang de mon doux Jésus,
Par
les entrailles de Marie.
Nous
ne serons point confondus.
Pourquoi
prolongez-vous si longtemps mon martyre ?
Je
vous recherche nuit et jour
Venez,
mon âme vous désire !
Venez,
car je languis d'amour!
Ouvrez,
ma bien-aimée : on frappe a votre porte.
Ah ! ce n'est pas un étranger,
C'est
un cœur que l'amour transporte,
Qui
n'a que chez vous où loger.
Si
vous ne voulez pas que je vous appartienne,
Laissez-moi
vous importuner ;
Laissez-moi
toujours dans la peine
De
vous chercher sans vous trouver.
Je
crois sans hésiter : rien ne m'est impossible :
En
moi la Sagesse viendra.
Dieu
l'a dit. Il est infaillible
Qui
cherche en croyant trouvera.
CHAPITRE IV
LE
CHAMPION DE LA VÉRITÉ
Ame
de militant, aussi. « La vie de l'homme sur terre est un temps de service[24]. La sienne fut la vie
d'un soldat, d'un athlète de la vérité. La lutte commença, pour lui, dans la
communauté de Saint-Clément, à Nantes, chez M. Lévêque. Elle devint plus aiguë,
à Poitiers, d'où les amis des jansénistes, qui participaient à l'administration
du diocèse, finirent par l'expulser ; il ne put jamais y rentrer pour le bon
travail. Ainsi en fut-il à la Salpêtrière, de Paris. Et lorsque Clément XI,
interrogé par Montfort, lui eut nettement indiqué sa vocation, qui était
d'enseigner la saine doctrine aux enfants et au peuple de France, et de faire
face aux erreurs entortillées et tenaces du jansénisme, il se lança bravement
dans l'arène, contre l'ignorance et les erreurs dominantes, contre les
libertins et les protestants ‑ oui, principalement à La Rochelle et dans les
pays voisins ‑ mais, en première ligne, contre les disciples de Jansénius et de
Saint-Cyran, qui prêchaient un Christ aux bras étroits, ouverts seulement pour
un petit nombre de prédestinés, et contre les libertés gallicanes. Dans cette
lutte il connut les succès et les revers ; ses interdits à Nantes, à Saint-Malo,
à Rennes, à Avranches, même à Coutances, sont comme les Points noirs, les
ombres qui donnent du lustre au tableau de ses succès ; ils furent parmi les
croix les plus rudes du missionnaire.
Cependant,
à l'ordinaire, le lutteur n'attaquait pas les hérétiques en face et ne les
défiait pas pour la discussion en champ clos ; non qu'il en fût incapable,
faute de préparation ou de courage. Lors de son voyage en Normandie, à Saint-Lô,
où il avait été provoqué par un groupe de religieux favorables au jansénisme,
il avait accepté de faire contre eux des conférences publiques à l'église ; et,
de cette joute courtoise et serrée, il était sorti victorieux. Mais il savait
que ces débats contradictoires ne convertissent jamais, ou que très rarement,
les adversaires, qui demeurent ancrés plus profondément dans leurs opinions par
la défaite même et par l'amour-propre. Conformément à la méthode habituelle de
l'Eglise, il se contentait d'exposer le dogme dans tout son jour, et de le
vivre exemplairement. Son action sur le peuple chrétien n'en fut que plus
féconde et plus sanctifiante...
CHAPITRE V
LE
FONDATEUR
Ce
travailleur, qui fut un si bon « soldat du Christ-Jésus », sentait le besoin de
susciter et de laisser après lui d'autres âmes, des âmes d'élite, pour étendre
le règne de Dieu. C'est ainsi qu'il devint, dans l'Eglise, le père de deux
familles spirituelles : les Missionnaires
de la Compagnie de Marie, et les Filles
de la Sagesse. La double entreprise fut, pour lui, très laborieuse ; il
n'en vit l'achèvement que dans la lumière prophétique.
L'idée
de la Compagnie de Marie surgit la première. J'ai déjà cité cette phrase,
écrite en 1701 au plus tard, où il confie à son directeur, M. Leschassier,
qu'il demande « continuellement, avec gémissements, une petite et pauvre
compagnie de bons prêtres qui, sous l'étendard de la très Sainte Vierge,
aillent de paroisse en paroisse faire le catéchisme aux pauvres paysans, aux
dépens de la seule Providence». Il se la représente comme une « compagnie
choisie de gardes du corps » du Seigneur, annoncée par un François de Paule, un
Vincent Ferrier, une Catherine de Sienne[25] ; prêtres détachés de
tout, esclaves de Jésus en Marie, qui, pour terrasser les ennemis de Dieu,
auront « le bâton de la croix et la fronde du saint rosaire dans les mains » ;
nuées volantes « selon le souffle du Saint-Esprit » ; ils iront partout, « le
flambeau luisant et brûlant du saint Evangile dans la bouche et le saint
rosaire à la main, aboyer comme des chiens, brûler comme des feux, éclairer les
ténèbres du monde comme des soleils » ; « troupeau d'agneaux paisibles parmi
tant de loups, compagnie de chastes colombes et d'aigles royales parmi tant de
corbeaux, essaim de mouches à miel Parmi tant de frelons, troupe de cerfs
agiles parmi tant de tortues, bataillon de lions courageux parmi tant de
lièvres timides... » Il ajoute : « Seigneur, faites votre œuvre tout divin ;
amassez, appelez de tous les lieux de votre domination vos élus pour en faire
un corps d'armée contre vos ennemis ». Dans cette « prière embrasée», où la
langue est si vigoureuse et si familière, où la satire se mue en éloquence, n’avez-vous
pas reconnu le portrait de Montfort lui-même, au moins l'idéal qu'il se
proposait et qu'il offrait à sa future compagnie ? Idéal sublime, qu'il
s'appliquait à reproduire, et que son ami le chanoine Blain trouvait trop
sublime pour notre humanité. Mais le saint missionnaire ne voulait faire ni
concession ni rabais. Il chercha, en priant, les collaborateurs désirés, pour
qui, d'avance, il ébauchait, puis achevait un règlement. Le premier lui vint en
1705, à Poitiers : Mathurin. Une demi-douzaine d'autres Frères, environ,
s'adjoignirent à lui pour les divers travaux des missions. Enfin, dans les
dernières années de sa vie, deux prêtres, MM. Vatel et Mulot, l'un du Séminaire
du Saint-Esprit, l'autre du clergé séculier, obéirent à son appel et furent les
prémices de la future Compagnie, alors «pauvre et petite », mais qui, après la
mort du fondateur, se développa lentement près de son tombeau, passa les mers
et compte aujourd'hui douze cents membres. Je n'ai pas à en écrire l'histoire.
Les
débuts de la communauté de la Sagesse furent aussi très lents : le P. de
Montfort accomplissait la volonté de Dieu sans se hâter et en tâchant de n'y
point mêler sa volonté propre. Ils me rappellent ceux de la Visitation Sainte-Marie,
avec une différence marquée dans les tempéraments, les conditions et les
situations. La même intelligence des voies de Dieu, la même charité, la même
énergie tenace se montrent dans les deux fondateurs, sous l'originale
brusquerie de Montfort comme sous la grande douceur de François de Sales. Et,
si le chef-d’œuvre de l'un est la mère de Chantal, la sœur Marie-Louise de Jésus
est sans contredit le chef-d’œuvre de l'autre.
Marie-Louise
Trichet, fille d'un procureur au présidial de Poitiers, se présente au
confessionnal du P. de Montfort. « Qui vous a envoyée vers moi ? ‑ C'est ma sœur.
‑ Non, c'est la Sainte Vierge ». Et, comme la jeune fille a du goût pour le cloître
où elle a fait un essai infructueux, il lui prédit qu'elle sera religieuse. En
attendant, il calme ses impatiences ; il la place dans la troupe des infirmes
qui fut, à l'hôpital, l'ébauche de sa communauté, et fit comme la première
application de la règle. Il la forme peu à peu à l'humilité, à l'obéissance, à
l'amour et à la pratique des croix, au renoncement parfait. Au bout de quelques
mois d'épreuve, qui avaient été, pour ainsi dire, un temps de postulat, il lui
impose l'habit de bure grise, en lui enjoignant de le porter non pas seulement
dans l'intérieur de l'hôpital, mais dans les rues de la ville , elle consent à
tout, malgré les protestations de sa mère, qui trouve que sa fille déroge et
suit les conseils d'un insensé. Pour soutenir son bon vouloir, il lui donne une
compagne dans la personne de Catherine Brunet, d'une nature aimable et alerte,
qui devint plus tard la seconde Fille de la Sagesse sous le nom de Sœur de la
Conception.
Au
moment de quitter Poitiers, en 1704, après avoir été remercié par les
administrateurs de l'hôpital, il donnait rendez-vous à Marie-Louise dans dix
ans et l'exhortait à rester fidèle à sa vocation. En dépit de quelques hésitations,
faciles à comprendre, elle demeura héroïquement fidèle au programme tracé. Et
quand, d'accord avec Mgr de Champflour, il leur manda, en 1714, de venir à La
Rochelle pour tenir une classe de petites filles, les deux premières Sœurs
répondirent à son appel comme à la voix de Dieu. Dans cet intervalle de dix
années, il les avait soutenues par ses lettres, de loin en loin seulement, et
par ses continuelles prières. Plus près de lui, elles eurent, avec le réconfort
de sa présence et de ses conseils, le bienfait de la Règle qu'il acheva de
rédiger dans l'ermitage de Saint-Eloi. Règle admirable, dont on a pu dire : «
Quiconque l'observera sera un ange ! » Règle imprégnée de prudence, de sagesse,
de mesure, comme celle de la Visitation. Elle appliquait les religieuses au
service des pauvres et à l'instruction des enfants. En raison de leurs occupations,
le fondateur, qui était si dur pour soi-même, ne leur imposait pas de
mortifications corporelles: celles-ci étaient laissées à la discrétion des
religieuses guidées par leurs supérieures. Il vouait les Sœurs à l'étude et à
l'imitation de la divine Sagesse, dont leur communauté porterait le nom
adorable ; le Verbe incarné en Marie devait être à la fois leur modèle et leur
formateur, par la Vierge Marie, sa Mère. Et par les conditions de recrutement,
par l'économie de leur vie religieuse, par les prières, d'une piété si tendre
et si puissante, qu'il met sur leurs lèvres à chaque heure de la journée, par
une administration sage, au temporel comme au, spirituel, le Père très doux
ouvrait à ses filles le chemin de la paix et de la perfection chrétienne.
Elles
ont, depuis plus de deux siècles, justifié le nom qu'il leur avait donné. Par
la grâce de Dieu, et par l'influence de leurs exemples, les Filles de la
Sagesse, dignes émules des Filles de la Charité instituées par Vincent de Paul,
se sont multipliées à travers le monde, où elles répandent, selon le mot de
l'apôtre saint Paul, « la bonne odeur du Christ ». Elles se comptent
aujourd'hui par milliers, réalisant magnifiquement la prophétie qu'avait faite
le Père aux trois ou quatre débutantes qui l'entouraient, en 1715 : « O mes
filles, Dieu me fait connaître, à cette heure, de grandes choses ‑ je vois,
dans ses décrets, une pépinière de Filles de la Sagesse ! » Elles espèrent
qu'après avoir donné à leur prophète fondateur les honneurs de la canonisation,
l'Eglise infaillible les accordera bientôt à celle qui fut sa collaboratrice
parfaite, Marie-Louise de Jésus.
CHAPITRE VI
L'AUTEUR
SPIRITUEL
Comme
il avait procréé deux familles spirituelles, qui, en se développant après sa
mort, allaient propager et perpétuer son action parmi l'Eglise de la terre, le
P. de Montfort songea aussi à perpétuer sa parole et à préciser, en la
rédigeant, sa méthode d'action et d'ascèse. Ce qui revient à dire qu'il fut
auteur.
Auteur ! J'ose à peine écrire ce mot, en pensant à lui
car, entendu en un certain sens, il signifie amour-propre, inquiétude et
vanité. On connaît la remarque de Pascal, à propos du style : « On s'attendait
à voir un auteur et on trouve un homme». Or Louis-Marie Grignion de
Montfort, l'ami des pauvres et des malades, l'infatigable missionnaire,
l'adversaire des gallicans et des jansénistes, le fondateur de deux
congrégations, le directeur d'âmes, a beaucoup écrit ; et quand on lit ce 'il a
laissé tomber de sa plume au hasard des circonstances et sous la poussée de
l'Esprit de Dieu, je ne sais si on s'attendait de voir un auteur, mais, en tout
cas et du premier coup, on trouve un homme, au naturel, bien mieux que cela, un
prêtre, un saint.
Le
P. de Montfort a écrit en prose et en vers, en vers plus qu'en prose, sans
recherche, et j'allais dire sans effort. Dans la langue des vers comme dans
celle de la prose, il a traité les sujets dont son, âme et sa vie étaient
pleines. La Lettre aux amis de la Croix rappelle,
en l'amplifiant, le cantique Vive Jésus, vive
sa Croix ! qui est, depuis longtemps, dans toutes les mémoires et sur
toutes les lèvres. Par l'Ave Maria, Le dévot esclave de Jésus en Marie, avec ses vingt couplets, et
combien d'autres cantiques, résument sa doctrine mariale, contenue dans le Secret
de Marie dévoilé à l'âme pieuse, et plus amplement dans le Traité de la vraie
dévotion à la Sainte Vierge. Ses cantiques sont tous frères de ses sermons,
lesquels, il est vrai, réduits au squelette du plan, ne furent jamais publiés.
L'effusion lyrique « sur les désirs de la divine Sagesse », citée plus haut,
est comme la quintessence de la brochure L'Amour de la Sagesse éternelle, et a
été précédée d'une lettre à Marie-Louise de Jésus, sur le même sujet. Dans
cette énumération, vous avez à peu près tous les ouvrages du P. de Montfort ;
qu'on y ajoute La Prière embrasée, Le secret admirable du Très Saint Rosaire,
La petite couronne de la Sainte Vierge, et la liste, semble-t-il, sera close.
Faut-il ajouter qu'il est désirable que les fils du saint missionnaire nous donnent,
un jour ou l'autre, et plus tôt que plus tard, une édition complète,
chronologique et critique, de toutes ses œuvres, lettres, poésies, opuscules et
livres ? La collection, tout compte fait, ne serait pas considérable (le
travail le plus difficile, celui qui concerne les cantiques, a été heureusement
réalisé, dans un ouvrage de valeur que nous avons Cité) ; mais combien elle
serait attachante ! Le succès continu des cantiques, en dépit de nos modernes
novateurs, et surtout la vente croissante des Traités de la Vraie Dévotion, en
est la preuve et le garant.
L'œuvre,
prise en elle-même, est-elle originale ? Ne doit-elle rien, ou que peu de
chose, aux temps et aux écrivains, ascétiques et mystiques, qui l'ont précédée
? Que la doctrine montfortaine soit originale pour le fond, qui oserait le
prétendre ? Une telle nouveauté, dans l'Eglise, serait un signe de faiblesse et
d'erreur. Et que l'auteur ne doive rien à ses prédécesseurs ni à ses
contemporains, lui-même, tout le premier, protesterait contre une pareille affirmation.
Il reconnaissait avoir conversé « avec les plus saints personnages » de son
temps ; et ses lectures, dans les sciences sacrées, étaient immenses. De fait,
il est aisé de signaler ses réminiscences et ses emprunts, tacites ou avoués.
En cela, comme en autre chose, il ne mettait aucune gloriole : il ne voulait
que le bien de ses frères et la gloire de Dieu ; tout le reste, et en premier
lieu la vanité d'auteur, lui était indifférent.
J'ai
rappelé que le missionnaire connut, par l'intermédiaire de M. Leuduger, formé à
leur école, la méthode d'apostolat que Dom Michel Le Nobletz et le P. Maunoir
employèrent dans la Bretagne.
C'est
de François de Sales et du P. Eudes, principalement, que Montfort tient sa
belle doctrine sur le Sacré-Cœur exposée dans plusieurs cantiques
substantiels. Il est visible aussi qu'il fut au courant des révélations de Paray-le-Monial,
et même du message que Marguerite-Marie était chargée de transmettre à Louis
XIV. Sa devise « Dieu seul », il la tient du saint archidiacre d'Evreux, M.
Boudon.
De
lui aussi, lui vient la doctrine du saint esclavage, qu'il a exposée dans le
Secret de Marie et dans le Traité de la Vraie Dévotion. Il la propagea dans le
séminaire Saint-Sulpice, et, avec quelques confrères, en porta les insignes,
les « chaînettes ». M. Tronson, seulement, leur persuada de s'appeler « esclaves
de Jésus en Marie » ce qu'ils firent.
Les
mêmes, en écoutant la lecture des Examens particuliers, que leur supérieur
venait d'achever, l'entendirent parler de la vraie dévotion à Marie, et des «
fausses dévotions ». Le secret admirable du rosaire, avec la méditation des
mystères, joyeux, douloureux, glorieux, que Louis-Marie croyait, à tort, venir
en droite ligne de saint Dominique[26], remonte seulement au Bx
Alain de la Roche, un de ses illustres fils. Dans le Bouquet de la Mission, composé en faveur des peuples de la campagne[27], il a trouvé la Petite Couronne, la Prière de l'heure (Au son de l’ horloge), la
Consécration au service de la Sainte Vierge.
Mais la Petite Couronne et la Consécration à la Sainte Vierge, M. Leuduger, l'auteur du Bouquet, les avait empruntées au P. Eudes, à qui la Vierge elle-même
avait appris que cette dévotion lui était souverainement agréable, « fort
efficace aussi pour convertir les pécheurs ».
Il
n'est pas jusqu'à l'expression hardie de Montfort ‑ que Marie, étant le « moule
» où s'est formé Jésus, est la vraie formatrice des chrétiens, ses membres
mystiques, ‑ qui ne se trouve déjà dans M. Olier.
Enfin,
est-il besoin de redire que les ouvrages de saint Bernard, de saint
Bonaventure, et de beaucoup d'autres saints, furent les sources où s'alimenta
sa piété envers Marie ; et, plus particulièrement, que l'Ecole française,
Bérulle, Condren, Eudes, Vincent de Paul, Olier[28]... par ses livres, et
spécialement par MM. de Saint-Sulpice, a orienté Montfort vers la dévotion au
Verbe Incarné, qu'il appelle et vénère sous le nom de la divine Sagesse ?...
Mais
quoi ? dira-t-on. Vous découronnez votre héros en signalant ses emprunts. Que
lui reste-t-il en propre ? ‑Pardon, je ne le découronne pas. Est-ce que, dans
l'Eglise de Dieu, comme dans la vie ordinaire, on n'est pas toujours « fils de
quelqu'un » ? Mais il reste à Louis-Marie de Montfort d'avoir mis sur ces
emprunts, qui vont parfois jusqu'à l'identité des termes employés, sa marque
personnelle : une forme neuve, substantielle parce qu'elle est éminemment
doctrinale, saisissante parce qu’on y sent partout l'accent de son âme
éloquente et son impétuosité quasi torrentielle, avec sa vigoureuse
familiarité, sa tendresse toute filiale pour Jésus et Marie et, je le répète,
ne pouvant dire mieux, une piété toute pénétrée d'onction.
Pour
ces raisons, si vous comparez la Petite
Couronne et la Consécration de Montfort à celles de M. Leuduger, lequel est
déjà, pour sa part, l'obligé du P. Eudes[29], vous constaterez que le
disciple a surpassé ses maîtres. Ainsi encore pour sa méthode d'ascèse, exposée
dans le Secret de Marie et la Vraie
Dévotion, celle qu'il a enseignée, nous dit-il, « avec fruit, en particulier et
en public, dans ses missions, pendant bien des années » : « parfaite consécration,
à Jésus par Marie, de notre corps, de notre âme, de nos biens extérieurs, de
nos mérites, de nos vertus, et de nos bonnes œuvres, passées, présentes,
futures », ce qui est une « parfaite rénovation des promesses du baptême » ;
cet esclavage de Jésus en Marie est le chemin aisé, court, parfait, assuré, qui
conduit l'âme à l'union avec Dieu, et, par certaines pratiques, en faisant tout
par Marie, avec Marie, en Marie, pour Marie, à une très haute
perfection. je renvoie, pour l'explication, aux revues et aux livres spéciaux[30]. Et je remarque, avec M.
l'abbé Henri Bremond[31], que, si Montfort dépend
étroitement de l'Ecole française, il a eu plus de succès, et de beaucoup, que
ses initiateurs : ils ne sont guère connus que d'une élite, «tandis que son
traité, à lui, publié pour la première fois en 1842, a eu plus de trente
éditions, dont la dernière tirée à 10.000 exemplaires, a été enlevée en
l'espace de deux ans... ».
Le saint missionnaire a pu écrire, en toute humilité « ...
je proteste hautement qu'ayant lu presque tous les livres qui traitent de la
dévotion à la Mère de Dieu... je n'ai point connu ni appris de pratique envers
la sainte Vierge semblable à celle que je veux dire, qui exige d'une âme plus
de sacrifices pour Dieu, qui la vide plus d'elle-même et de son amour-propre...,
qui l'unisse plus parfaitement et plus facilement à Jésus-Christ. » Sans
compter qu'il a prédit, non pas seulement le grand succès de son livre, en
dépit des « bêtes frémissantes »[32] qui l'envelopperont «dans
les ténèbres et le silence d'un coffre », mais le rôle spécial de Marie dans
les derniers temps. Les pages où il décrit la lutte de Marie et des siens,
c'est-à-dire des apôtres qui, dans les derniers temps, « bientôt », seront ses humbles esclaves et ses
auxiliaires « contre Satan et ses suppôts », s'auréolent des plus fulgurantes
splendeurs apocalyptiques et le grandissent, lui, à la taille d'un Prophète et
d'un Voyant.
Est-il
exagéré d'affirmer que, du moins pour ce qui concerne la dévotion à Marie, le
P. de Montfort est un géant de la doctrine ?
CHAPITRE VII
GÉANT DE
SAINTETÉ
Géant
de la doctrine, il est aussi, et
plus encore, un géant de la sainteté.
Pour
le prouver, ce ne serait pas trop d'un volume. Je ne dispose plus, hélas !
que de quelques lignes. Je ne m’arrêterai ni sur les prophéties qu'il a faites,
ni sur les miracles accomplis de son vivant et après sa mort. Assurément,
prophéties et miracles ne sont accordés par Dieu, à l'ordinaire, qu’à la sainteté.
Mais ils ne sont pas la sainteté. Je soulignerai, seulement, les faveurs que
lui octroya celle qu'il appelait sa souveraine maîtresse, sa mère, et de tant
d'autres noms suggérés par sa tendresse d'enfant ; celle dont il saluait, et
même devinait, les images partout sur son chemin.
Que
de fois, et en combien de lieux, elle lui apparut et s'entretint familièrement
avec «le plus dévot de ses esclaves » ! A Roussay, à La Garnache, ‑ mais
l'énumération complète serait trop longue ‑ on le surprit dans ces colloques.
On l'interrogeait ensuite, avec curiosité. Il répondait évasivement, avec son
doux sourire, que ceux qui avaient pu voir « la belle dame» étaient en état de
grâce. Mais une fois, dans un de ses cantiques, il a osé écrire[33] :
Voici ce qu'on ne pourra croire
je la porte au milieu de moi,
Gravée avec des traits de gloire,
Quoique dans l'obscur de la foi[34].
Les théologiens expliquent cette présence, non pas corporelle,
mais spirituelle, de Marie dans son serviteur.
On sait que la sainteté, celle que l'Eglise authentique par
ses décrets de béatification et surtout de canonisation, consiste dans
l'exercice héroïque des vertus,
théologales et cardinales, par quoi, comme par une échelle mystérieuse, l'âme
monte vers Dieu et s'unit à Lui de plus en plus. Le saint est un « surhomme »
qui, par la grâce décuplant son courage, s'élève bien au-dessus de notre
humanité et des chemins où s'attarde la vertu ordinaire, pour atteindre Dieu,
notre principe et notre fin. Or, dans l'espèce, l'Eglise catholique, avant
d'admettre Louis-Marie Grignion de Montfort aux honneurs de la béatification, a
constaté, par un double procès, l'héroïcité de ses vertus. Nous n'avons qu'à la
suivre, en notant rapidement celles qui, dans cette vie, ont jeté le plus
d'éclat.
La
foi, d'abord, qui est la racine de toute sainteté. Saint Paul[35] dit de Mo
ï
se qu'il tint ferme, par sa foi, contre la colère du
Pharaon, « comme s'il voyait celui qui est invisible ». On peut dire de même
que, par sa foi vive et forte, Montfort voyait Dieu. Quel respect pour sa
présence ! C'est pourquoi, quelque temps qu'il fit, il marchait toujours la
tête nue, son chapeau sous le bras ou à la main. Et, en cheminant, il
permettait, ou enjoignait au Frère qu'il avait pris pour compagnon, de marcher
devant ; ce qui lui permettait, à lui de se prosterner souvent, la face contre
terre, pour adorer Dieu. Cette foi, qui donnait le branle à son âme et à toute
sa vie, se manifestait surtout par l'esprit d'oraison. Il priait, il méditait
sans cesse : il y trouvait consolation et réconfort, dans la guerre qu'on lui
faisait, et lumière. Très souvent, quand il n'arrivait pas pour le sermon à
l'heure fixée, on le surprenait en oraison, d'où on avait parfois quelque peine
à le tirer. La prière fut la grande inspiratrice de son irrésistible
éloquence... Quand il entrait dans une maison, avant de saluer le propriétaire,
il se mettait à genoux et récitait la prière de l'Eglise : « Mon Dieu, visitez
cette maison et tous ses habitants... » C'était une autre de ses pieuses «
singularités ».
La
charité, reine des vertus. Elle a un
double objet : Dieu et les âmes. « Dieu seul » fut la devise aimée de Louis-Marie,
et sa vraie ligne de conduite. Il n'a travaillé que pour Lui. S'il L'entendait
blasphémer, s'il Le voyait outrager par qui que ce f
û
t, il accourait, il réprimandait, il suppliait, il
défendait même la gloire de son Père «au, péril de sa vie ». On parlait, à
cette occasion, de ses audaces et toujours de ses singularités. Le mot, hélas ! n'est que trop vrai : il en est
trop peu, parmi les chrétiens, qui aiment Dieu comme Il doit être aimé,
uniquement, souverainement.
Quant
à l'amour des âmes, véritable corollaire de l'amour de Dieu, il est inutile de
réaffirmer que Montfort, plus que personne, a chéri ses frères, et, entre tous,
à 'exemple de son Maître, les pauvres ignorants, les pauvres pécheurs, les
pauvres « gueux », les pauvres malades. Ce qui ne signifie point qu'il ait
dédaigné les riches, lesquels, au surplus, peuvent être très pauvres des
trésors du salut...
L'humilité,
vrai fondement de la vie chrétienne. C'est chose à peine
croyable comment, depuis son séminaire jusqu’a sa mort, Louis-Marie Grignion a
subi les humiliations les « plus piquantes et les plus dures », et combien il
les a aimées. Une fois seulement, on l'entendit proférer une plainte, presque
aussitôt étouffée : à Angers, ou à Issy...
L’obéissance,
autre preuve de l'humilité, rien
n'étant plus opposé à l'orgueil de l'homme que la dépendance. Le P. de Montfort
avait appris de l'Ecriture que l'homme obéissant « chante des victoires », et
de l'Imitation que « se soustraire à l’obéissance, c'est se soustraire à la grâce
». Sa plus grande frayeur, certainement, était de se soustraire à l'une et à
l'autre. Saint-Sulpice l'avait formé à la régularité la plus exacte ; il garda
toujours l'esprit du séminaire[36]. Dans la suite, il n'a
jamais résisté aux avis ni aux ordres connus de ses directeurs et de ses supérieurs
ecclésiastiques. Or, Dieu sait avec quelle persévérance il les sollicitait, et
s'il eut parfois du mérite à les suivre...
L'esprit
de pauvreté, qui est le dépouillement
de tout. Il est juste de reconnaître que, presque à l'égal de Vincent de Paul,
il a aimé et secouru les pauvres, et, presque à l'égal de saint François
d'Assise, il a aimé la pauvreté.
L'esprit
de pénitence et de mortification, qui est de, l'essence de
la vie chrétienne et parfaite. L'amour des croix fut, avec la dévotion à Marie,
la caractéristique du missionnaire. C'était son arme. Ne disait-il pas: «
jamais pécheur ne m'a résisté, quand je lui ai mis la main au collet avec ma
croix et mon rosaire ? » Il souhaitait, aux autres beaucoup de croix ; mais il
les acceptait pour lui, tout le premier, avec une allégresse sans pareille.
Il
s'infligeait, avec des instruments raffinés, des tortures sanglantes. Il
demandait à d'autres de lui venir en aide. A Saint-Lô, dans sa chambre, le
Frère Nicolas fut entendu et vu, qui, frappait si vigoureusement que Montfort,
«à chaque coup, faisait un petit cri ». Le lendemain, on demanda au Frère
pourquoi ; il protesta que c'était pour lui un rude sacrifice, mais que M. de
Montfort ne voulait le souffrir avec lui qu'à cette condition. Innocents et
pénitents : vous entendez que je parle de Louis de Gonzague et de Montfort.
Cette lignée, qui ne peut être très nombreuse, n'est cependant pas près de
s'éteindre dans l'Eglise du Christ.
Le
plein abandon à la sainte volonté de
Dieu, dans la souffrance et dans l'insuccès comme dans la joie de la
victoire. Quoi qu'il arrivât, et la peine lui arrivait plus souvent que le
plaisir, Montfort était résigné à tout, acceptait tout comme venant de la main
de Dieu. On le renvoyait d'une paroisse, ou on lui fermait un diocèse ; il
allait ailleurs, non toujours sans s'être justifié. Une de ses entreprises,
telle l'érection du grand calvaire de Pontchâteau où il avait mis tant de rêves
d'apostolat, venait-elle à sombrer, il se précipitait dans une plus grande
confiance en Dieu. Un collaborateur ou un de ses petits Frères le trahissait ;
il disait : « Dieu soit béni ! » Il le chantait. N'est-ce pas là, selon
l'heureuse expression de saint François de Sales, la vraie crème de la charité, le blanc de la perfection ?...
Après
cela, qui pourrait s'étonner que Dieu l'ait élevé dès cette vie, aux sublimes
sommets de la contemplation ?
Arrêtons-nous,
sans avoir, il s'en faut de beaucoup, épuisé la matière.
CONCLUSION
Tel
m'est apparu le prêtre breton « dévot esclave de jésus en Marie », qui a marqué
de son empreinte profonde tout l'ouest de la France, et dont la puissance
d'intercession et de doctrine s'accroît dans l'Eglise de jour en jour.
Géant
de la sainteté, Louis-Marie Grignion de Montfort fait bonne figure à côté d'un
Vincent Ferrier, d'un Vincent de Paul, d'un François Régis, d'un Jean Eudes,
figure vénérable, et, malgré qu'on en ait, très attachante autant qu'originale.
Missionnaire
à l'âme ardente et au verbe enflammé, il a enthousiasmé des populations
entières : Bretons, gens de La Rochelle et de Saintes, Vendéens, Angevins,
Poitevins, Normands.
Mais
sa mission ne s'est pas terminée avec sa vie. Elle se prolonge par sa postérité
religieuse : Pères Montfortains et Filles de la Sagesse ; par ses écrits, par
ce merveilleux petit livre notamment qu'est le Traité de la Vraie Dévotion à
la Sainte Vierge, et qui contient à
lui seul toute une mariologie.
Son
regard de prophète a scruté l'avenir, et à notre temps besogneux de sainteté il
redit son message : l'établissement du règne de Marie, condition du règne du
Christ. Si, comme il est certain, l'un et l'autre s'implantent dans le monde,
Louis-Marie Grignion de Montfort en aura été l'un des meilleurs ouvriers.
TABLE DES MATIERES
Introduction
LA VIE
Chapitre I ‑
Enfance et jeunesse.
II ‑ Le
sacerdoce
III ‑ Premières années d'apostolat
IV ‑ Le Missionnaire apostolique
L'AME
Chapitre I – L’Ami des
pauvres et des malades
II ‑ L'Apôtre
III – L’Orateur et le poète
IV - Le Champion de la vérité
V - Le Fondateur
VI ‑ L'Auteur spirituel
VII ‑ Le Géant de sainteté
Conclusion
CONGRÉGATIONS
MONTFORTAINES
Le
serviteur de Dieu, Louis-Marie Grignion de Montfort (16731716) a fondé deux
Congrégations religieuses ‑ les Missionnaires de la Compagnie de Marie
(Montfortains) et les Filles de la Sagesse. Elles perpétuent dans la sainte
Eglise la doctrine du Fondateur, notamment sa dévotion à la Très Sainte Vierge.
La
COMPAGNIE DE MARIE, composée de Prêtres-Missionnaires et de Frères-Coadjuteurs,
s'adonne à l'apostolat missionnaire, soit dans les pays chrétiens, soit aux
missions étrangères.
Elle
compte aujourd'hui environ 1300 membres, répartis en 8 provinces.
MAISONS DE FORMATION DE LA PROVINCE DE
FRANCE
Pour les Prêtres-Missionnaires.
Deux
Eccles Apostoliques (Petits Séminaires) :
Ecole
du Calvaire, Pont-Château (Loire-Inférieure).
Institution
N.‑D. de Grâce, Pelousey, par Pouilly-les-Lignes (Doubs).
Un
Noviciat, à Chézelles, par La-Tour-Saint-Celin (Indre-et-Loire). Un
Scolasticat, à Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine).
Pour les Frères-Coadjuteurs :
Un
Juvénat, à N.‑D. de la Gardiolle, par Saint-Hippolyte-du-Fort
(Gard).
Un Juvénat et un Noviciat, à Saint-Laurent-sur-Sèvre (Vendée).
La
Congrégation des FILLES DE LA SAGESSE compte environ 5000 membres. Elle se dévoue
à l'enseignement à tous les degrés, aux œuvres hospitalières et sociales, aux
retraites fermées, aux missions.
Elle
a pour champ d'apostolat :
En
Europe : la France, la Belgique, l'Italie, l'Angleterre, la Hollande, la
Suisse, le Danemark. En Amérique : le Canada, les Etats-Unis, Haïti, la
Colombie. En Afrique : Madagascar, le Nyassaland, le Congo Belge.
Pour
la France, le Postulat et le Noviciat sont à Saint-Laurent-sur-Sèvre (Vendée),
près du tombeau du Fondateur.
[1]
Aujourd'hui
du diocèse de Rennes.
[2]
Il
le fut seulement quelques années dans let débuts de son mariage.
[3]
Le chanoine Blain.
[4]
Les
biographes, qui se copient sans effort et souvent sans critique, comme les
journalistes, l’appellent Louise, bien qu'aucune des sœurs n'ait porté ce nom
et ils attribuent ce mot à Louis dans un âge trop tendre. Elle se nommait
Guyonne mais le surnom de Louise lui fut peut-être donné par son frère ou pris par
elle à la confirmation.
[5]
Le
P. Prévot, un autre saint, dirigeait, chez les Grands, la congrégation de la Sainte Vierge.
[6]
J.-B. Blain,
celui qui fut le plus aimé de ses camarades, avec C. Poullart des Places, le
fondateur de la Congrégation du Saint-Esprit.
[7]
Il
ne différait du Grand que par le prix de la pension.
[8]
Il
mourut au bout de ces deux années.
[9]
A
Grandchamp, au Pellerin.
[10]
Sylvie.
[11]
Parce
qu'il fit le voyage à pied.
[12]
Toujours
servie à leur table, pour un pauvre.
[13]
Vie
du P. de Montfort, par Picot de
Clorivière, p. 119.
[14]
Je
raconte la scène d'après les Mémoires
manuscrits du chanoine Blain, renseigné par deux témoins.
[15]
Tout
près de Montfort-la-Cane.
[16]
C'est
ainsi qu'il appelait, dans les endroits où il donnait une mission, les maisons
qu'il choisissait pour y manger et y dormir.
[17]
Evangelizare pauperibus misit me
(Isaïe dans Saint-Luc).
[18]
Chanoine
Blain.
[19]
Le
missionnaire se couchait au milieu de l'église, comme sur un lit, le crucifix
en mains. Deux confrères, l'un à droite, l'autre à gauche, jouaient le rôle de
l'ange gardien et du démon. Et, pendant que le mourant s'agitait dans les
affres et les combats de l'agonie, un Frère, Mathurin ou Jean ou Gabriel
chantait lentement le Carillon de la Mort...
[20]
Parmi
les plans qui restent, il en est un sur
la douceur et l'amour de Jésus, qui est magnifique. Je crois que le
missionnaire l’a utilisé pour son dernier sermon à Saint-Laurent-sur-Sèvre.
[21]
Œuvres du Bx de Montfort, ses cantiques
, par le R.P.F. Fradet, s. m. m. Ouvrage couronné pu
l'Académie française.
[22]
Le
titre est : Sur les désirs de la divine Sagesse.
[23]
(8)
C'est lui, le poète Louis-Marie.
[24]
Job, VI 1, 1.
[25]
Certaines
de ces expressions me semblent déborder, même dans l'esprit de Montfort, le
cadre de la Compagnie de Marie.
[26]
Le
P. de Montfort était entré, à Nantes, dans le Tiers‑Ordre de Saint Dominique,
vers 1710. Et il avait obtenu, du Maître Général de l'Ordre, le privilège
d'inscrire régulièrement, canoniquement, les fidèles dans la confrérie du
Rosaire, au cours de ses missions.
[27]
Ouvrage
de M. Leuduger.
[28]
Histoire
littéraire du sentiment religieux en France, par Henri Bremond, de l'Académie
française ; tome III, l'Ecole française.
[29]
Ajoutez
la prière de M. Olier : O Domina mea,
Sancta Maria...
[30]
Cf.
Le Règne de Jésus par Marie et les
livres du T. R. P. Lhoumeau.
[31]
Anthologie des Ecrivains Catholiques
, p. 435.
[32]
Je
ne sais à qui ces mots font allusion : peut-être aux démons...
[33]
Le dévot esclave de Jésus en Marie.
[34]
(19)
A-t-il pensé, en écrivant cela, au texte de saint Paul (Eph. III, 17) : Christum habitare per fidem in cordibus
vestris ?
[35]
Epitre aux Hébreux.
[36]
Le
mot est du chanoine Blain.