Chaigne
Life
DU MÊME AUTEUR :
Figures,
poèmes (Lanore, éd.) 1928.
Le Chemin de Paul Claudel
, biographie (Ed. du Foyer) 1931.
La Couronne d'Ariane
, poèmes (Ed. du Foyer) 1931.
Vies et Œuvres d'Ecrivains
, couronné par l'Académie française. Tome I.
Anna de Noailles, Paul Valéry, Paul Claudel, André Gide, Marcel Proust, André
Maurois, Pierre Benoit, François Mauriac. (Ed. Pierre Bossuet) 1933. (Edit. revue
et complétée chez Lanore) 1936.
La Vendée
(L'histoire, la légende, l'art et les paysages) . Collection « Coins de
France » (Lanore, éd.) 1934.
Maurice Baring,
biographie (J. de Gigord) 1935.
René Bazin,
en collaboration avec Alphonse de
Châteaubriant et Henry Coûtant (Librairie Auguste Fontaine) 1936.
Vies et Œuvres d'Ecrivains.
Tome II. Juliette Adam, Louis Bertrand, Abel
Bonnard, Paul Cazin, Georges Duhamel, R. Kipling, J. de Lacretelle, Louis Le
Cardonnel, Henri de Régnier. (Ed. Lanore) 1937. Sous presse.
La Vendée maritime,
avec illustrations de P. A. Bou-roux
(Librairie Auguste Fontaine) 1937.
La Poésie française d'Aujourd'hui
(Encyclopédie
catholique pour le Japon, Herder, éd., Fribourg-en-Brisgau) 1937.
LOUIS
CHAIGNE
LE BIENHEUREUX
LOUIS-MARIE
GRIGNION DE MONTFORT
J. DE
GIGORD, ÉDITEUR, PARIS
Le dessin inédit qui
orne la couverture est d
û
au crayon
de Louis MAZETIER
A la mémoire
d’Edmond
Joly
qui avait
rêvé d'écrire cette biographie
et qui vécut
l'idéal même de Mont fort.
I. Ch.
I 4
II 8
III 12
IV.. 16
V.. 20
VI 22
VII 26
VIII 29
IX.. 32
X.. 35
XI 38
XII 40
XIII 42
XIV.. 46
XV.. 49
XVI 51
XVII 53
XVIII 56
XIX.. 65
APPENDICES. 71
I. Testament du Bienheureux de Montfort 71
II. La Survivance. 72
Les Filles de la Sagesse. 72
La Compagnie de Marie. 73
Les Frères de Saint-Gabriel 74
BIBLIOGRAPHIE.. 76
Ouvrages du Bienheureux de Montfort 76
A consulter sur le Bienheureux de Montfort 76
TABLE DES ILLUSTRATIONS. 78
I
En écrivant cette vie,
je voudrais montrer Louis-Marie Grignion de Montfort aux hommes d'aujourd'hui
particulièrement intéressés par son message. Je pense à tous mais peut-être en
premier lieu à ceux qui, tout imbus de modernité, vivent dans des cités agitées
tout le jour par le va-et-vient des affaires et, la nuit, rutilantes de
lumières annonciatrices des lieux de luxe et de plaisir. Le théâtre et le
cinéma, les réunions mondaines, les élégants dîners les happent. Et cependant
si une lourde inquiétude métaphysique habite certains d'entre eux, les autres
ne peuvent pas ne pas sentir le vide de leur agitation; ils ne connaissent ni
le repos, ni la joie, ni la paix. Tout autour d'eux des épées de Damoclès les
menacent. Un monde croule et des conditions nouvelles de vie s'élaborent.
D'immenses espoirs, déjà en partie trompés et déçus, se sont levés à leur
horizon, et cela est vrai pour tous, pour eux sans doute, les citadins, mais
aussi pour le petit professeur de sous-préfecture et pour l'homme des champs; à
beaucoup le pain n'est plus même assuré; pour tous la liberté est compromise et
la paix, des armements redoutables en rendent de plus en plus fragile la
protection désespérée. L’âme, que d'ingénieux programmes politiques et sociaux
ont dédaignée comme une réalité négligeable, l'âme est anxieuse et sent en soi
plus accablant que jamais le poids de ses désirs et de ses désillusions.
Si Montfort ne pouvait
rien pour ce temps, rien pour nos frères et rien pour nous, à quoi bon nous
préoccuperions-nous de sa vie et de sa mission? Montfort! que renferment donc
pour nous, hommes d'aujourd'hui, ces deux syllabes énergiques qui claquent dans
l'air comme l'étoffe d'un drapeau sous le vent, ce cri de guerre implorateur de
paix, ce vocable bardé comme un rempart et accueillant comme un refuge?
Qu'était-il donc, cet homme qui sut galvaniser les foules du xviiie siècle et qui, de son
regard d'aigle, entrevit, pour une ère qui ne semble plus éloignée, la venue
des apôtres des derniers temps? S'il parle à notre inquiétude et s'il répond à
notre espérance, que nous dit-il?
Par-delà les
singularités de son exceptionnel caractère, Montfort fut l'amant de ce que nous
aimons le moins et que nous fermons les yeux pour ne point voir, présente à nos
côtés ou sur nos épaules : la croix. Oh! sans doute, le mot depuis deux mille
ans semble usé et n'exerce plus sur beaucoup son mystérieux prestige. Nous
laissons les prêtres s'en servir dans leurs homélies, les religieuses s'en
pénétrer dans le silence de leurs oratoires. Nous l'avons banni de nos conversations
et, dans certains cercles même « bien-pensants », qui voudrait l'y glisser
apparaîtrait ridicule. Mais l'évidence reste là. La croix, c'est-à-dire le
choix le plus haut, celui dont un Dieu se sentit le premier capable. La chose
la plus honnie et la plus méprisée. Et c'est elle que Montfort amoureusement
embrassa. Pour elle, il a quitté les siens, et l'ensorcelante forêt bretonne où
chantent les plus belles, les plus vieilles légendes du monde, et l'avenir
bourdonnant de génie et de gloire, et la douceur ineffable des amours humaines,
et les joies rénovatrices de la paternité. Pour elle, il s'est fait vagabond,
il a accepté la vermine et les loques immondes, il a couché à la belle étoile
et dans des taudis; pour elle, il a subi les contradictions, les humiliations,
les injures, les trahisons; pour elle, il s'est fait le gardien et le compagnon
des cadavres; pour la croix, passionnément aimée, il a accepté avec jubilation
d'être chassé des presbytères et des diocèses; il s'est laissé considérer comme
un fanatique et comme un fou; pour elle, il a rejeté, piétiné, stigmatisé
impitoyablement tout ce qui n'était pas elle.
Des croix... des
croix... des croix! Les croix plantées par Montfort sur les routes de Vendée,
du Bocage à la Plaine, du Marais du nord à celui du sud, ont scellé l'unité
vendéenne, cent ans avant une guerre qui fut d'abord une croisade. Et c'est par
des croix que s'annonce, au nord-est de la Vendée, la ville née du cœur de
Montfort, Saint-Laurent-sur-Sèvre. Elles marquent la progression triomphante de
la foi d'un peuple. Les images, depuis l'enfance recueillies sous le signe du « saint
», s'effacent peu à peu, si belles et si chères pourtant, devant d'autres qui
les absorbent en quelque sorte et qui nous éblouissent dans une lumière
inattendue. Beaucoup ne savent plus que le meilleur d'eux-mêmes, ils le lui
doivent, à ce Breton obstiné, qui ne voulait rien que planter ses croix. Nos
traditions les plus invétérées, elles sont le fruit de son passage. Je me
souviens de ce journalier, ami du vin et des braconnages, qu'on ne voyait à
l'église que pour les enterrements : un soir, il fut surpris chez lui, entouré des
siens, et récitant à haute voix le chapelet devant les tisons presque éteints
de l'âtre; il faisait ainsi chaque soir, fidèle à une chère habitude malgré
tant d'infidélités. J'ai vu, et non pas une fois mais vingt fois, une statue
sans prétention de la Vierge portée sur un brancard tendu de blanc par des
jeunes filles, fleurs vivantes d'une congrégation s'animant dans l'ardeur des
cantiques. Cette procession, comme la prière de tout à l'heure, c'était, c'est
encore lui continué, lui toujours présent et toujours agissant. Et c'est lui
toujours que je retrouve dans le souvenir d'une érection de calvaire. C'était
lors d'une mission. L'arbre de vie piqué de cœurs dorés était soutenu par de
nombreux Cyrénéens volontaires, fiers de lui faire traverser les rues jonchées
de feuillages et ornées d'arcs de triomphe aux inscriptions enthousiastes... A
ces manifestations spontanées et ardentes, à l'absence de tout travail
dominical, à la rareté des jurons, à cette exquise politesse des plus humbles
qui n'a pu s'affiner qu'à l'église et
que par l’Eglise, l'étranger pressent que ce pays ne ressemble pas à un autre,
que le sol martelé par les pas du voyageur est privilégié.
Mais les croix se
multiplient... A mesure que l'on approche de Saint - Laurent, dans l'admirable déploiement
des souples collines, le regard s'enchante de découvrir la pointe effilée d'un
clocher qui semble jaillir de terre comme un épi, puis une mince coupole
romane, et bientôt enfin, au bord du ruban presque immobile de la Sèvre, sur
laquelle se penchent de frêles peupliers, toute une petite ville bruissante et
vibrante de spiritualité. Là se décantent et se purifient dans une flamme
unique les élans de l'âme vendéenne. Le pied posé sur la terre sainte, tout au
long de ces rues disciplinées par des appels de clochettes, un autre air se
respire, on est porté au plus haut de soi, je ne sais quelle présence
recueillie et joyeuse fait de chaque journée un dimanche éternel. C'est là que
bat le pouls de notre Vendée nourricière. Le bourg tout entier, avec ses rues
en prière dont l'une, longeant les murs nus des couvents, est d'une austérité
presque tragique, participe de la vie des églises et des chapelles. Les
boutiques pieuses, dépourvues du caractère insolemment commercial de celles de
Lourdes et de Lisieux, apparaissent comme le prolongement des porches; les
maisons gardent presque toutes leur coin de Dieu, avec le rosaire à gros grains
suspendu au-dessus de la cheminée et, encadrée à une place de choix, l'image du
grand évangélisateur. Et cependant, la vie moderne se trouve tout près, figurée
par le hardi pont métallique d'Eiffel.
Saint-Laurent, dans les
premières visions de mon enfance, possédait des perspectives de grande ville
qui, plus tard, lorsque je le revis à l'âge d'homme, me causèrent une amère déception.
Quand, oubliant mes plus récents voyages,
je me reporte à celui de ma cinquième ou de ma sixième année, je revois une église aux allures de cathédrale où ruisselait la lumière de centaines de cierges, où d'innombrables sœurs blanches et grises allaient et venaient devant un prélat majestueux, où je me distrayais d'une trop longue cérémonie en contemplant une vieille religieuse, à son banc, inclinée sur un livre cou-
vert de drap gris. Dans les rues, la Bretagne, les Mauges, la Vendée, le pays de Charente mêlaient leurs coiffes disparates et leurs patois dissonants.
Ces divers pays restituaient à Montfort, en ce jour de vêture, par le don
de quelques-unes des meilleures de leurs filles, le capital spirituel apporté, deux siècles plus tôt, par sa parole semeuse de vie.
je me reporte à celui de ma cinquième ou de ma sixième année, je revois une église aux allures de cathédrale où ruisselait la lumière de centaines de cierges, où d'innombrables sœurs blanches et grises allaient et venaient devant un prélat majestueux, où je me distrayais d'une trop longue cérémonie en contemplant une vieille religieuse, à son banc, inclinée sur un livre cou-
vert de drap gris. Dans les rues, la Bretagne, les Mauges, la Vendée, le pays de Charente mêlaient leurs coiffes disparates et leurs patois dissonants.
Ces divers pays restituaient à Montfort, en ce jour de vêture, par le don
de quelques-unes des meilleures de leurs filles, le capital spirituel apporté, deux siècles plus tôt, par sa parole semeuse de vie.
D'instinct, ce qui
attire d'abord le pèlerin, c'est la source d'où tout procéda, le tombeau où le
Bienheureux, dans la nouvelle église paroissiale, attend la résurrection dans
la gloire. Un monument de pierre, en forme de baldaquin, au-dessus duquel
quatre anges portent les attributs de leurs fonctions, surmonte la dalle mortuaire.
Des corsets et des béquilles, lamentables accessoires de la misère des corps,
attestent le miracle et la reconnaissance. Une grossière inscription a été
scellée dans la pierre : « Ici repose le corps de Messire Louis Marie Grignon de
Montfort, missionnaire apostolique et très digne prêtre, décédé en odeur de
sainteté le 28 avril 1716, âgé de f 44. » Tout à côté a été inhumée la première
Supérieure des Filles de la Sagesse, Marie-Louise Trichet.
A peu de distance de
l'église paroissiale, l'élégante chapelle de la Sagesse se dresse au milieu de
cloîtres où s'affairent les religieuses. Cette chapelle, que je voyais, enfant,
grande comme une cathédrale, a des dimensions d'église. Le peintre-verrier Claudius
Lavergne, ami de Veuillot, y a fixé, en des vitraux consciencieux et d'une
fraîche luminosité, les principaux faits de la vie de Louis-Marie Grignion.
Plus loin, la maison de la Compagnie des Pères de Marie fait penser à un
immense presbytère, où ne manque pas un parfait jardinier. Pour eux, Montfort
fut ce qu'Ignace de Loyola est pour la Compagnie de Jésus; leurs missions
s'étendent dans presque toutes les parties de la terre, et qui sait quelles
plus hautes destinées encore sont promises à un ordre religieux qui doit
contribuer au règne providentiel de Notre-Dame? Et voici, avec sa chapelle
pareille à tant d'églises de nos bourgs vendéens, l'important collège des
Frères, Saint-Gabriel, qui s'étend jusqu'à ce monumental calvaire, un des plus
imposants de toute la région. La persécution a obligé leur maison mère à
s'établir en Belgique, mais pour tous ceux qui savent à quel trésor spirituel
puisent ces admirables éducateurs qui, de génération en génération, refont, en
partie, la Vendée, cette maison mère, en dépit de toutes les abrogations
officielles, reste là.
Hier, bourgade pareille
à tant d'autres... Aujourd'hui ville sainte, distincte et incomparable. En deux
siècles, l'action posthume d'un Saint a opéré ce changement. Mais les plus
vivantes villes saintes sont encore des âmes humaines, et chacun de nous peut
élever la sienne au delà des flèches les plus hautes.
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II
Louis Grignion de
Montfort, j'imagine d'abord, quand ma pensée se tourne vers lui, cet apôtre au
grand cœur, sur la route de Rennes à Paris, à l'automne de 1693, lorsque
détaché des siens, abandonné à Dieu comme une proie volontaire, il se sent ravi
par un grand souffle de liberté. Un de ses frères, assisté d'un prêtre selon
son amour, l'abbé de la Visnelle, l'a conduit jusqu'au pont de Casson où l'a
saisi une main sans chair et sans apparente tendresse. Il n'a plus d'autre
famille que la jalouse Trinité. En vain regarderait-il en arrière. Aucune hâte
non plus ne le porte vers le terme de son voyage. Il a refusé le cheval qu'on
lui proposait. Les yeux baissés, indifférent à des paysages voilés par une
pluie véhémente et qui ne lui importent plus, il jouit du bonheur plénier d'une
option définitive. Pèlerin de l'absolu, il méprise le temps et les hommes, il
habite déjà l'éternité et fait sa société des élus et des saints.
J'essaie de me le
représenter; j'ai consulté la plupart des livres qui ont osé, comme je l'ose
aujourd'hui, reconstituer les traits de son originale physionomie; je crois le
voir mais je ne le vois pas. L'histoire consigne, étape par étape, les
événements qu'il marqua de son signe ou qui s'opposèrent à son unique dessein.
La légende enjoliveuse m'apporte ses touchantes fioretti. Mais la pleine lumière dans laquelle baignait son visage
l'a suivi dans la tombe et ne nous appartient plus. Son secret repose sous ses
lèvres scellées. Je cherche l'accent de sa parole et le feu de son regard
devant quelques-uns des lieux où il prêcha et il ne me laisse plus découvrir
que ce crucifix de quelques sous qu'il tenait à la main et derrière lequel il
s'effaçait jusqu'à disparaître. On voudrait l'avoir rencontré sur cette route
où il part allègrement vers son destin choisi par Dieu. Les mots par lesquels
on tente de le décrire hésitent et se fixent difficilement. Il est laid mais
d'une laideur intéressante. Le nez proéminent, la bouche trop large, les yeux
immenses, vêtu des chiffons qu'il vient d'accepter d'un pauvre en échange de
son vêtement, il va, ses doigts glissants sur les grains minuscules d'un
rosaire. Ses pieds s'embarrassent d'une boue pesante. Repoussé des foyers où il
s'arrête pour demander l'indispensable, malmené par certains ecclésiastiques et
contraint aux plus basses humiliations, il connaît cette joie parfaite dont
parle le Saint d'Assise. Là où on l'accueille, et tel que le dernier des gueux,
il doit se contenter de croûtes pour nourriture, et comme couche, de paille souillée.
Il est plus pauvre que tout. Il a abandonné au premier vagabond rencontré les
dix maigres écus reçus des siens et qu'il n'a pas pu refuser.
Les horizons de son
enfance et de sa jeunesse, en vain le sollicitent leurs lignes multipliées. Ce
sont, en premier lieu, ceux de Montfort, qui commande la vallée du Meu, non
loin de la mystérieuse forêt de Brocéliande où Viviane passait dans son manteau
constellé, où retentissaient les incantations du faux messie Eon de l'Etoile.
Il y est né le dernier jour de janvier de cette année 1673 qui vit Louis le
Grand poursuivre en Hollande la plus implacable des conquêtes. Pendant
plusieurs siècles, une cane légendaire, accomplissant la promesse d'une jeune
vierge menacée par un entreprenant seigneur, traversait, paraît-il, une fois
l'an, la rivière qui se glisse le long de la petite ville moyenâgeuse,
pénétrait dans une des trois églises et, s'inclinant devant l'autel, y simulait
la prière de l'adolescente. Rue de la Saunerie, dans une maison aujourd'hui
restaurée et méconnaissable, qu'annonce une grille, le futur saint connut, sous
la férule d'un père sans indulgence (avocat, il représentait le type du petit
bourgeois d'esprit court et obstiné)[1],
une atmosphère familiale qui impose le souvenir de celle de Combourg, si
terrifiante dans les amples évocations désabusées de Chateaubriand. Au milieu
de dix-sept frères et sœurs, une rieuse et charmante petite fille, Guyonne,
qu'il appelait Louise et qui plus tard se fera religieuse, sera la calme Lucile
de ce René authentiquement chrétien.
Ces horizons premiers,
ce sont encore ceux de la Bachelleraye-en-Bedée, village perdu de la sauvage
Bretagne, chez sa nourrice, la mère André, qui lui apprit l'expressif langage
du peuple et lui communiquera ce sens de l'âme populaire qui, plus tard,
l'aidera beaucoup dans ses missions. Ce sont ceux de la gentilhommière du Bois-Marquer,
en Iffendic, qui n'est plus aujourd'hui qu'une modeste ferme, et où il fit sa
première communion, fut confirmé et vécut jusqu'à sa douzième année. Ce sont
ceux de Rennes, la ville capitale, où il commença ses humanités chez les
Jésuites[2].
Des amitiés exceptionnelles se cristallisaient autour de lui sans qu'il les eût
expressément désirées, celle notamment de ce Blain qui fut pour lui ce que pour
saint Louis fut Joinville et qui porta sur son modèle cet insigne témoignage :
« Il avait le cœur aussi tendre que personne[3].
» A Rennes, Louis Grignion n'est dans son plus heureux climat qu'au milieu des
chapelles. A l'âge où les passions, d'ordinaire, bouillonnent, il se plaît en
d'interminables stations auprès de la Femme élue entre toutes les femmes. Il
s'enchante des aimables et multiples vocables sous lesquels on l'invoque :
Notre-Dame de la Paix, gracieuse et douce, qu'un frère carme avait fait bénir à
Rome et portée jusqu'en Terre Sainte; Notre-Dame de Bonne Nouvelle, évocatrice
d'une victoire de Charles de Blois; et Notre-Dame des Miracles, si ravissante
avec son manteau d'hermine et son royal poupon bénissant. Tout enfant, il s'est
librement consacré à ce souverain patronage. Les images de sa Dame lui font
négliger les autres. Il rougissait en l'entendant nommer. Il l'aimait en les
êtres les plus disgraciés de ce monde, qu'il recherchait spécialement et dont
il baisait tendrement les pieds. Il n'est pas deux amours. Un cœur de jeune
homme n'a de cesse qu'un amour vivant et beau ne l'occupe. Celui de Montfort,
plus exigeant, a choisi cette part meilleure, qu'aucun accident ne peut ravir.
Mais tous ces horizons
d'autrefois, si chers qu'ils lui puissent être, semblent ne plus compter pour
rien. Vitré vit passer le voyageur, pimpante avec ses clochetons et ses
tourelles; Laval, assise sur le penchant d'un double coteau; Le Mans, voué à
Notre-Dame du Pré et incliné vers une rivière paresseuse; Chartres élevant les
flammes de ses clochers comme deux Ave de gloire; Paris, enfin, où, réduit au
plus pitoyable état qui se puisse, il n'osera se présenter chez cette
demoiselle de Montigny, paroissienne de Saint-Sulpice, qui, l'été précédent,
visitant sa famille et ayant appris, du même coup, sa vocation ecclésiastique
et les empêchements matériels qui en retardaient l'accomplissement, avait
intéressé une généreuse amie à son cas et l'avait appelé dans la première des
villes de France.
Un pareil voyage, nous
l'eussions maudit. Pendant les dix jours où il dévore les quelque quatre-vingts
lieues qui séparent de Paris la capitale de la Bretagne, Montfort exulte et
connaît ses plus enivrantes émotions. Il écrit aux siens, simplement par
déférence, des lettres débordantes de bonheur, leur demandant de bénir Dieu des
faveurs dont il se sent investi. L'action de grâces ne quitte pas ses lèvres.
La Vierge le mène par la main; elle est son introductrice, sa Porte d'Or, la
cause de sa joie. Il la voit sous les traits simples et naïfs des madones
rennaises; mais il la voit surtout dans son cœur comme une présence indicible,
comme une empreinte à jamais posée.
Le voici à Paris, et ce
n'est pas lui qui, par anticipation, eût prononcé le mot du héros balzacien : « A
nous deux », repris par tant de jeunes hommes dévorés d'ambition. A cette même
date, Louis XIV est aux armées de Brabant. Bossuet songe à écrire, pour des
Visitandines, ses brûlantes Méditations
sur l'Evangile. Toute au deuil de Bussy-Rabutin, Mme de Sévigné en
entretient sa lointaine Françoise de Grignan. Saint-Simon surveille Versailles
et continue ses peintures au vitriol. Racine, qui a donné la plus grande de
toutes ses œuvres, Athalie, ne
s'occupe plus que de ses fonctions d'historiographe du Roi. L'auteur de La
Princesse de Clèves meurt, délivrée de son vertueux secret. Ramené à Dieu par
la maladie, Jean de la Fontaine achève ses sages Fables. La Montespan,
supplantée et disgraciée, a quitté la cour mais ne se résigne pas encore à la
retraite. L'année suivante naîtra Voltaire...
III
Grignion de Montfort ne
cherche à Paris que Saint-Sulpice, le séminaire auquel il se sait destiné. Mais
à l'arrivée il prend conscience de l'indignité de sa mise et n'ose plus que se
réfugier dans une écurie sordide où sa nourriture lui est providentiellement
envoyée. Chez Mlle de Montigny, il fait scandale. Il faut que sa protectrice
soit vraiment nantie des meilleurs renseignements à son sujet pour ne pas
chasser ce loqueteux. Des scrupules bien naturels modifieront cependant ses
projets. Comment un pareil garçon saurait-il s'adapter aux règlements sévères
des saints messieurs? Ne convient-il pas, avant de l'introduire dans leur
maison, de lui faire accomplir un stage ailleurs? Moins exigeante que le
célèbre séminaire, la communauté de M. Claude Bottu de la Barmondière, filiale
de l'œuvre de M. Olier, fréquentée par des jeunes gens pauvres, accueille notre
original. En attendant d'y être admis, Grignion de Montfort change à peine ses
habitudes : il dédaigne les prestiges de Paris; il ne connaîtra d'autres statues
que celles de la Vierge, au coin des rues; d'autres monuments, que les églises.
Job avait fait un pacte avec ses yeux. Saint Bernard refusait de regarder le
lac de Constance. L'abbé Perreyve s'affligeait de voir autour du cou des
petites filles l'enroulement du serpent tentateur. Hé ! quoi?
s'exclameront certains. Quel mépris de la beauté, quelle inhumaine opposition
dressée entre Dieu et les plus resplendissantes de ses œuvres, quelle insulte à
cet Amour dont le plus immédiat et le plus sensible reflet se découvre en de purs
visages ! Au vrai, un Montfort avait entrevu de telles merveilleuses
réalités supranaturelles que rien ne lui disait plus des séductions d'ici-bas,
et qui nous assure que de plus subtiles tentations, inconnues de la plupart des
hommes, n'eussent pour lui adultéré le spectacle de tout ce dont volontairement
il se détournait? A d'autres de chanter le cantique des créatures! A d'autres
de connaître cette illumination et cette extase de poser sereinement les yeux
sur de fragiles et élevantes apparences! A d'autres de plonger le regard dans
celui de cette Béatrix réverbérant la lumière divine! Son amour à lui, et son
repos, et sa joie, et sa passion, et sa folie, c'est la croix toute nue, c'est
le gibet sanglant qui a divinisé l'homme. Il repousse tout le reste avec
violence. Il renonce même à des goûts qu'il ne lui était pas encore venu à
l'idée de contrarier : tout jeune, il dessinait avec talent, au point d'être
remarqué par des connaisseurs; sa résolution en est prise; il ne dessinera
plus.
Aux pieds de M. de la
Barmondière, Montfort sent se briser ses dernières attaches séculières. Il
prend en quelque sorte son âme entre ses mains et inaugure par une confession
générale une nouvelle étape spirituelle. Le fils d'Olier, que la communauté
appelle tout bonnement « Monsieur le Curé » (curé, il l'avait été autrefois),
comprend à merveille ce nouveau venu. Le temps s'écoule dans l'accomplissement
amoureux d'humbles tâches. Entre les leçons de la Sorbonne, les jeunes gens
balaient leurs cellules, nettoient les corridors, aident les cuisiniers,
servent à table. Tout est harmonie, discipline, ordre; les compagnons de notre
jeune Breton se comportent comme des saints de désir. Une maîtresse de maison
invisible, la Vierge, règle chaque heure de travail ou de détente. C'est bien
là le lieu du monde rêvé par Montfort. Heureux d'y vivre, il presse son ami
Blain de le rejoindre. Qu'a-t-il à faire dans le siècle quand l'éternité semble
commencer dans cette maison privilégiée? Bientôt les deux amis partagent un
sort commun; nous devrons à cette circonstance l'une des plus précieuses
biographies du saint, celle de laquelle découlent toutes les autres, la seule
vraiment essentielle et que nous nous consolerions aisément de voir lue plutôt
que notre essai s'il en existait des copies en quantité commerciale.
Grignion de Montfort
(qui à son prénom a ajouté le nom de Marie depuis son départ de Rennes) fut
tonsuré après une retraite à Saint-Lazare, dans une maison ouverte naguère par
saint Vincent de Paul. C'est à ce
moment, semble-t-il, que commencent ces grandes mortifications qui effrayaient
ses voisins de chambre. A peine alors prenait-il le temps de se récréer : il
eût même voulu sacrifier ces rares moments de distraction prévus par la règle.
Sa chambre est son univers : son Calvaire et son Thabor. Mieux qu'ailleurs il y
retrouve Dieu et tient avec Lui d'enflammés colloques. Il réduit sa chair en servitude
pour mieux lui abandonner son âme. Son labeur intellectuel (on ne saurait assez y insister, car en ce
prétendu fanatique d'aucuns n'ont pas manqué de montrer un inculte ou un
primaire) se poursuit allègrement : il porte un goût particulièrement vif à
l'Ecriture Sainte, et plus tard ses sermons seront sertis de citations bibliques
toujours judicieusement choisies. En réaction contre l'enseignement janséniste
de la Sorbonne, Louis-Marie Grignion s'applique à justifier à ses propres yeux
une confiance illimitée en l'amour divin. Aux doctrines d'Ypres et de
Port-Royal, il jurera une lutte sans merci. Montfort sera, par excellence, l'antijanséniste,
le pionnier du Dieu bon.
La famine, à la fin de
l'année 1693, obligea l'amie de Mlle de Montigny à cesser le paiement de sa
pension, et, par ailleurs, une gêne insolite allait contraindre M. de la
Barmondière à congédier les plus pauvres de ses pensionnaires. Montfort,
préparant déjà sa vie publique, se fit quêteur, traversant les foules, pour
procurer quelques ressources à la malheureuse communauté. Il alla même, avec
des confrères, veiller des morts, priant à genoux de longs moments, puis faisant
sa lecture spirituelle ou s'adonnant à l'étude de ses cahiers de théologie,
enfin ne réservant à son sommeil que deux pauvres heures. Certains n'osaient
approcher des cadavres. Lui, hardiment, les dévoilait et méditait devant leurs
os saillants et leurs traits ravagés. Il n'oubliera pas certain débauché ou
certaine mondaine portant les stigmates d'une vie agitée; on retrouvera plus
tard, dans ses cantiques, des allusions saisissantes à ces spectacles dignes
d'un Goya.
Il faut le dire : une
extravagance constante et très accusée le distingue entre tous. Qu'il entre à
la Sorbonne ou qu'il en sorte, on le voit tomber à genoux et prier tout seul.
Dans le vestibule d'une banque, où il accompagne un camarade, on le surprend
dans la même attitude. Chez un important personnage ecclésiastique, où il se
trouve avec son ami Blain, il garde obstinément les yeux fermés et ne desserre
pas les lèvres, part silencieux comme il est venu. Il est envahi, pénétré,
enivré de surnaturel. Il nous a été envoyé comme un bolide. Il ne se discute
pas et se refuse presque à toute analyse. Mais une charité de feu le consume,
celle dont a vécu et parlé l'apôtre Paul. Les humbles et les affligés habitent
son cœur. On lui demande, un jour, pourquoi il suit chapeau bas un homme apparemment
insignifiant.
— C'est, répond-il, que
cet homme est sur la croix et qu'il faut respecter et honorer tous ceux qui ont
le bonheur d'y être attachés.
Il faut cependant qu'il
diminue et que son Christ croisse en lui. Il se tient pour le plus imparfait des
hommes. L'ancien confesseur de saint Jean-Baptiste de la Salle, M. Baüyn,
directeur du petit séminaire Saint-Sulpice, à qui l'envoie M. de la
Barmondière, l'aidera encore à reproduire de plus près la divine ressemblance.
Il médite beaucoup Les Voies de la Croix de M. Boudon et travaille ainsi à
l'élaboration de la doctrine spirituelle à laquelle son nom demeurera
durablement attaché.
Un jour qu'il revient de
la maison de retraite de Saint-Lazare, il apprend la mort, presque subite, de
M. de la Barmondière. C'est le 18 septembre 1694. Il semble accueillir la
nouvelle avec détachement. Mais une précieuse lettre adressée à un oncle de
Rennes trahit le chagrin de son cœur : « Monsieur et très cher oncle, M. de la
Barmondière, mon directeur et supérieur, est mort, et fut inhumé dimanche
dernier, avec le regret de toute la paroisse de Saint-Sulpice et de tous ceux
qui l'ont connu. Il a vécu en saint et est mort de même. C'est lui qui a fondé
le séminaire où je suis et qui m'y a reçu pour rien, et m'a fait tant de bien.
Je ne sais pas encore comment tout ira, si j'y demeurerai ou si j'en sortirai.
Quoi qu'il arrive, je ne m'en embarrasse pas. J'ai un Père dans les cieux qui
ne manque jamais; il m'a conduit ici et m'y a conservé jusqu’a présent; il le
fera encore avec ses miséricordes ordinaires, quoique je ne mérite que ses
châtiments pour mes péchés. Je ne laisse pas de prier Dieu et de m'abandonner à
sa Providence. »
C'est alors la navrante
dispersion de la petite communauté. Les uns entrent à Saint-Sulpice; d'autres,
dont Louis-Marie Grignion et Blain, sont recueillis par M. Boucher, à la «
Petite communauté des pauvres écoliers », chez ceux que l'on appelle les
Robertins, en souvenir d'un certain Robert qui fut leur bienfaiteur. Cette
maison est encore plus pauvre que la précédente et la nourriture y est
exécrable, repoussante, au point que Montfort, pourtant peu difficile, tombe
malade et croit qu'il va mourir. Il doit s'aliter et dissimule tant bien que
mal sa haire, que l'on peut soupçonner d'une certaine complicité dans les
causes de son état. On le conduit à l'hôpital où c'était à qui, parmi les
religieuses, soignerait ce malade modèle. Ce dépouillement parfait lui seyait à
merveille, et il connaissait au moins aussi bien que Pascal, à l'égard de qui
il ne devait nourrir aucune spéciale tendresse, le bon usage des maladies. Des
soins empressés eurent bientôt raison de sa grave indisposition. A peine remis,
il se plonge dans les Lettres spirituelles du P. Surin. Déjà sa réputation de
vertu s'étend dans les « bons milieux ». Enfin, Saint-Sulpice lui ouvre ses
portes, grâce à M. Brenier, qui en
était le supérieur[4]. Ce
dernier attendait depuis longtemps un sujet d'élite tel que lui.
Une rente, expressément
destinée à Louis-Marie Grignion, vint à propos favoriser ses vues. Elle lui fut
remise par une certaine dame d'AIègre, et ce geste fera oublier les médisances
que Mme de Sévigné rapporta à son sujet (« dévote fort singulière », disait, de
son côté, Saint-Simon, et « qui n'était pas sans esprit et sans vues »). En
outre, on obtint pour Montfort le bénéfice d'une chapellenie à
Saint-Julien-de-Concelles, près de Nantes.
IV
L'estime dans laquelle
on tient Louis-Marie Grignion est telle, on se félicite à un tel point de la
faveur de l'accueillir et de le posséder qu'un Te Deum inattendu tonne sous les voûtes de la chapelle du petit
séminaire de Saint-Sulpice lorsque M. Brenier le reçoit. M. Bauijn sera son
directeur de conscience. Ce Suisse, venu à Paris pour ramener un frère du
catholicisme au protestantisme, avait été pris, à son tour, dans les rets de la
Grâce.
Les cours de la Sorbonne
sont toujours suspects d'infiltrations jansénistes. Trop pauvre pour pouvoir
les suivre, notre jeune homme en est dispensé. Sa cellule se tient sous les
toits, une cellule immonde, jamais chauffée et peuplée de punaises. Il s'y
consume en heures d'études où Bérulle, Condren, Bourgoing, Olier et surtout
Boudon, dont il goûte maintenant le Saint Esclavage de la Mère de Dieu,
deviennent ses maîtres entre tous préférés. Sa dévotion à la Vierge
s'approfondit. Il assure à cette dévotion une extension nouvelle en créant,
avec l'approbation de M. Tronson, supérieur général de Saint-Sulpice, une «
Société de l'esclavage de la Très Sainte Vierge ». La théologie le retient dans
les réseaux de ses illuminants systèmes. Plus qu'à l'appareil savant, il
s'attache à la « greffe divine » qui, selon le mot de Gratry, y est venue
s'insérer. Préoccupé de la question de la grâce, alors si débattue, il se
renseigne et se penche sur les sources. Ses récréations même prolongent ses
passionnantes cogitations. Certains esprits difficiles s'en scandalisent, et
exigent de sa charité qu'il prenne part à leurs propres délassements. Ils
pouvaient invoquer les plus hautes argumentations contre ce trop studieux et
trop sévère camarade. « L'homme qui ne plaisante jamais, dit saint Thomas, qui
ne reçoit pas la plaisanterie et ne favorise pas le jeu ou la détente d'autrui
est un rustre, et il est onéreux à son prochain. » Montfort, de qui le bon
vouloir n'est pas en cause, doit se rendre. Les récréations ne seront plus,
comme il l'avait rêvé, des conciliabules spirituels. Il apportera jusque dans
l'obéissance à la règle une sainte héroïcité. Ne le voit-on pas copiant, sur
les feuillets d'un carnet, de bons mots, de piquantes anecdotes et les
racontant, avec un plaisir sans doute un peu contraint, à ses condisciples
étonnés?
Désormais inattaquable
sur un point où il ne dut pas céder sans lutte, il n'est cependant pas
complètement à l'abri des critiques. Son tort est d'être trop fidèle à
lui-même. Celui des autres séminaristes, de ne point voir qu'un caractère d'exception
comme le sien ne peut se plier en un jour aux lois d'une vie de communauté.
D'ailleurs, avec un admirable bon sens que généralement on n'a pas su
discerner, Louis-Marie Grignion expliquera plus tard, comme on le verra[5],
que s'il a des manières singulières, c'est contre son gré, et qu'il ne cherche
en tout qu'une conformité parfaite à sa vocation. On l'attaque maintenant à
propos de ses mortifications excessives, qui ne vont pas sans humilier ceux qui
ne sauraient les imiter. Il s'affirme tel déjà que nous le retrouverons dans la
suite, milicien de la foi, défenseur intrépide des mœurs chrétiennes. Un jour,
il surprend, sur une place, deux jeunes gens singulièrement excités et qui,
armés chacun d'une épée, sont prêts à tomber l'un sur l'autre. Lui, brandit son
crucifix, va vers eux, les invite, en mots de feu, à penser à Dieu et à leur
salut. Ils sont gagnés; ils se pardonnent, se serrent la main et se retirent.
L'un d'eux, plus tard, remplacera Montfort au séminaire. Une autre fois, il
entend chanter dans la rue des airs obscènes. Abordant le chanteur, il lui
achète ses copies, les déchire sur-le-champ et le conjure, au nom du Christ, de
ne plus jamais recommencer. Et une autre fois encore, voyant, autour d'un
charlatan équivoque, se presser un groupe de badauds, il se place sur le
trottoir d'en face, interpelle ceux-ci et, d'une voix qui les cingle comme une
cravache, leur reproche de s'arrêter pour entendre articuler des horreurs.
Entre-temps meurt cette
demoiselle de Montigny qui avait permis à Louis-Marie Grignion de quitter
Rennes pour Paris et qui avait étendu sa sollicitude jusqu'à la sœur chérie du
séminariste, Louise, sa « douce moitié » comme il disait plaisamment. Cette
dernière est ainsi menacée d'abandon. Mgr de Saint-Vallier, évêque de Québec,
un habitué du Séminaire, auprès de qui Montfort intervient en sa faveur, lui
obtient indirectement une recommandation auprès de Mme de Montespan. L'ancienne
favorite de Louis XIV n'a pas encore renoncé au Roi ni au monde. Etait-elle
sérieusement touchée par le surnaturel depuis le jour où, dans les
corridors du château de Versailles, le
Roi de France rencontra le saint Sacrement, porté à un de ses officiers
mourant, et obtint d'elle la rupture de leur liaison ? Les humiliations
allaient-elles la mener aux inspirations héroïques? En tout cas, elle partageait
son temps entre le couvent de Fontevrault, dont sa sœur était abbesse, et la
maison des filles de Saint-Joseph, 8-12, rue Saint-Dominique, où plus tard, Mme
Du Deffand tint son célèbre salon « de moire bouton d'or, aux nœuds couleur de
feu », et où se trouvent installés aujourd'hui des bureaux du Ministère de la
Guerre : on y élevait alors de jeunes orphelines pauvres. Il y eut entre le
futur « saint » et celle qui fut auprès du Roi le génie du mal, un entretien
sur lequel nous ne possédons pas de détails, mais qui se termina
avantageusement pour la sœur de Louis-Marie Grignion. Non seulement cette
dernière fut admise à la maison Saint-Joseph, mais deux de ses sœurs, restées
en Bretagne, furent invitées à partager le même sort. Comme toutefois
l'orphelinat de la rue Saint-Dominique manquait alors de place, Mme de
Montespan confia celles-ci à sa sœur l'abbesse de Fontevrault, Mme de
Rochechouart.
La mort, en mars 1696,
de M. Bauijn priva Montfort d'un directeur spirituel incomparable. Il le
remplaça par M. Leschassier, directeur du grand séminaire. Il avait choisi
celui-ci de préférence à M. Brenier, le nouveau supérieur de Saint-Sulpice,
qu'il ne connaissait presque pas. Parfait administrateur, M. Leschassier était,
en matière doctrinale, un rigoriste inexorable mais prudent. Soucieux
d'orthodoxie, il combattait le jansénisme comme l'ennemi numéro 1; mais il
appartenait à cette catégorie d'éducateurs qui apprécient les sujets formés
dans le même moule, et les extravagances de Montfort ne laissaient pas de
l'inquiéter. Sa pondération même lui rendait difficile, voire impossible,
l'accès d'un caractère aussi entier. Et cependant, qu'eût-il pu valablement
reprocher à son nouveau dirigé? Viril, ardent, courageux, combatif, plein
d'allant et d'audace, il n'était animé que de Jésus crucifié. Aucune trace
d'orgueil. Aucun soupçon d'amour-propre. M. Leschassier en vint à malmener
cependant son fils spirituel, lui refusant son audience, lui dissimulant le
fond de sa pensée à son égard, demeurant fermé et glacial, ne l'encourageant
jamais. Il trouva sans peine des auxiliaires zélés parmi les condisciples de
Louis-Marie, qui menèrent contre ce dernier une véritable guerre
d'humiliations, allant jusqu'à le souffleter, lorsqu'il avait la tête penchée,
pour qu'il se redressât. Sans doute, M. Leschassier n'estimait pas moins
Montfort que les autres; il voulait à tout prix, par tous les moyens, le rendre
conforme à un certain modèle de pieux élève, dont on aurait tort de
sous-estimer la valeur, mais qui rebutait, comme un idéal contre nature, le
jeune Breton. Ce dernier, dans son abandon même, gardait une indépendance qui
ne relevait pas de soi et que nous jugeons aujourd'hui comme l'un des plus
beaux de ses avantages.
Devant l'insuffisance, pour
ne pas dire l'échec de ses redoutables méthodes, M. Leschassier pria M. Brenier
de l'aider dans sa tâche. Le supérieur de Saint-Sulpice s'appliqua à mortifier
savamment celui en qui il ne voyait pas une âme d'exception, que l'Esprit de
Dieu attirait par des chemins extraordinaires. Ce fut une haute lutte,
interrompue par aucune trêve durable. Les réprimandes se succédaient
impitoyablement. Jamais le maître n'offrait à son jeune disciple qu'un visage
froid et méprisant. « Le supérieur, écrit Jean-Baptiste Blain, témoin dont nous
ne saurions assez apprécier le témoignage, le supérieur étudiait à fond son
séminariste, ses inclinations, son humeur, son caractère, son tempérament; il
épiait en lui tous les retours de la nature, et, sur les moindres indices de
l'amour-propre, il poursuivait ce vice pour le crucifier. Les assauts les plus
rudes qu'il lui livrait étaient publics et avaient autant de témoins que de
jeunes gens composant la communauté... Tout autre que M. de Montfort n'aurait
pu soutenir, même une fois, les coups meurtriers à la nature de cet
exterminateur de l'amour-propre. Cependant il les essuya, non pour quelques
jours seulement, mais six mois entiers, sans marquer le moindre trouble et sans
rien perdre de sa douceur, se
rapprochant, après l'humiliation, de celui qui en était l'auteur, avec autant
de simplicité et de joie que si rien ne se fût passé, si bien que celui-ci, à
la fin, fut obligé de se démettre de sa commission, et de faire à M.
Leschassier l'aveu qu'il était à bout, et ne savait plus par où prendre M. de
Montfort pour le pouvoir humilier. »
Nous ne céderons pas au
romantique travers de dramatiser à l'excès ces faits douloureux qui se
retrouvent, d'ailleurs, fréquemment dans d'autres vies saintes. Les éluder
n'eût pas moins été une erreur. S'il abandonne la lutte, s'il s'avoue
implicitement vaincu par les prodigieux mérites de cette âme, martelée sur
l'enclume de sa direction par les coups les plus cuisants d'une inhumaine
discipline, M. Brenier, de même que M. Leschassier, ne cesse de garder
Montfort, comme disent les médecins, « en observation ». Mais ses rigueurs se
relâchent. Une certaine aménité s'insinue dans ses paroles et son regard ne
lance plus d'éclairs. On aura même des attentions pour Louis-Marie Grignion. On
lui confie le soin d'entretenir à l'église Saint-Sulpice l'autel de la Vierge,
de diriger les cérémonies de la chapelle; on le nomme bibliothécaire de la
maison, ce qui lui permet de lire la plupart des ouvrages relatifs à la
dévotion mariale. Déjà il compose des cantiques et il se fait, avec l'excellent
abbé de Flamanville, le catéchiste des domestiques du quartier à qui il sait
arracher des larmes en leur parlant de la mort.
V
Au lendemain de
l'achèvement du Séminaire Saint-Sulpice, M. Olier avait accompli à Chartres un
pèlerinage d'action de grâces, et depuis lors, chaque année, deux séminaristes
reprenaient le chemin qui mène à la cathédrale unique au monde. En 1699,
Montfort fut désigné pour représenter le séminaire, ainsi que son condisciple
M. Bardou, futur vicaire général de Narbonne. En route, à travers l'immense
plaine d'où s'élève comme un double épi d'or « la pierre sans tache et la
pierre sans faute », Louis-Marie, s'arrête volontiers auprès des paysans
beaucerons et les entretient du Christ travailleur et du blé que glorifie
l'hostie de l'autel. Chartres est mieux qu'un monument. Chartres est une
présence. C'est l'âme de Marie dans le plus beau des sanctuaires. Avec quelle
allégresse Montfort ne fixe-t-il pas ses regards sur les deux tours
symboliques! La nuit est déjà tombée quand les voyageurs pénètrent dans la
vieille cité, mais ils ne cherchent pas d'auberge, ils ne se préoccupent que de
cette chapelle souterraine où, depuis un temps immémorial, un peuple fidèle
vénère « la Vierge qui devait enfanter ». « La semence, écrit Paul Claudel dans
son Développement de l'Eglise, est
encore ici le grain de sénevé mystique! entre, et tu pourras vénérer la petite
statue jadis trouvée sous la terre comme un pépin noir. » Dans cette crypte,
consacrée par le grand Fulbert à la place du puits sacré des druides (le même
Fulbert qui fut si cher à la Vierge qu'elle lui fit boire du lait dont s'était
nourri Jésus), c'est la maternité même de Dieu qui se trouve rendue sensible.
Cette cathédrale est mère, et il n'est aucun autre lieu qui ait glorifié autant
que celui-là la femme et la mère, dont le nom, par Eve la première pécheresse,
avait été profané et flétri; au-dessus de la crypte, dans la merveilleuse
profusion d'images taillées dans la pierre ou fixées dans les vitraux, des
centaines et des centaines de femmes et de mères font cortège à la Mère de Dieu
et des hommes : des mères ceintes d'une royale couronne, des mères marchandes,
des mères ouvrières, des mères paysannes...
Devant
Notre-Dame-de-Sous-Terre, assise sur sa chaise avec son Fils sur les genoux,
Montfort voit mieux que jamais le sens de sa mission. C'est là notamment que la
prophétie, rejoignant l'immense espérance de tant de générations, a annoncé le
salut du monde par la Mère d'un Dieu. Montfort proclamera l'universelle
médiation de cette Mère dans cet axiome où se résume son message : « Pour aller
à Jésus, il faut aller à Marie. » On veut que Le Traité de la Vrai Dévotion à la Sainte-Vierge, ce chef-d'œuvre
entre les chefs-d'œuvre spirituels, ait été conçu dans la crypte de Chartres.
Je ne vois pas plus belle, plus heureuse origine pour un livre qui représente
le plus magnifique témoignage qu'ait inspiré Notre-Dame à une plume humaine. Le
Traité est comme le miroir de la cathédrale.
Le lendemain matin, dès
l'aube, Louis-Marie, assisté de son compagnon, revient à la crypte et y
communie avec une joie qui est le secret de son Dieu et le sien, puis il reste
en oraison jusqu'à midi. A peine prend-il le temps de se restaurer et il
regagne la cathédrale où il continue son oraison jusqu'au soir, jusqu'à ce
qu'on le prie de partir. Depuis longtemps déjà M. Bardou avait dû cesser ses
dévots exercices.
Montfort ne put
renouveler souvent dans la suite cet inoubliable pèlerinage de Chartres, mais
bientôt, l'autre cathédrale, « celle qui s'élève au cœur de la cité »,
Notre-Dame de Paris le verra chaque semaine, accompagnant M. Brenier et y
communiant le samedi. Il n'était pas encore sous-diacre qu'il y prononça un vœu
perpétuel de chasteté.
VI
Le 5 juin 1700, samedi
des Quatre-Temps de la Pentecôte, Louis-Marie Grignion est ordonné prêtre par
Mgr Bazan de Flamanville, évêque d'Elne, ancien siège d'évêché des
Pyrénées-Orientales, son ancien collaborateur aux catéchismes de Saint-Sulpice.
Qu'ajouter à l'énoncé tout nu de cet événement qui dépasse la terre? Prêtre?
Lui? Tous les relents amers d'un anticléricalisme inconscient peuvent ôter à
l'admiration sa spontanéité naturelle. Tous les souvenirs fâcheux des mauvais
ou médiocres exemples rencontrés à travers les chemins de la vie peuvent faire
affleurer une impression désenchantée au bord de l'âme. Il reste cette
incomparable réalité : le Christ continué dans son prêtre. Nous ne demandons
plus des motifs de vénération à cette fraîcheur de l'enfance, à cette confiance
de l'adolescence qui nous inclinaient autrefois sans effort. Combien d'autres
se courbaient comme nous et qui aujourd'hui, à la vue de la « livrée
d'ignominie », sentent monter en eux le dégoût et s'éveiller les mauvaises
colères? Ces jeunes hommes ravis au monde par le Christ, ces donateurs des
Sacrements, ces dispensateurs des miséricordieuses rémissions, ces chevaliers
de l'unique et éternel Amour, ces messes vivantes, ces croix toujours
saignantes et toujours rénovatrices, nous aimons en eux le plus haut de nous-mêmes,
la part que nous n'avons pas su garder, l'image visible de Dieu parmi nous. Ne
jugeons pas d'après l'apparence, d'après l'anecdote! Suivre, par exemple, à la
lettre les cérémonies d'une ordination, c'est se disposer à mieux comprendre le
prêtre, le poids, la douceur, le caractère sacré de son joug.
Montfort prêtre, c'est
d'abord un homme entre les hommes donné à Dieu pour toujours, mais ne peut-on
soupçonner tant soit peu ce que la sainteté, et telle sorte particulière de
sainteté ajoute. Il y a, plus qu'on ne le croit, des saints parmi les prêtres.
Aucun chrétien qui ne puisse à cet égard apporter son témoignage. Nous verrons
peu à peu, malheureusement à une trop grande distance, et moins à cause des
siècles écoulés que par l'insuffisance de nos moyens de pénétration, quel saint
sans pareil était celui-là.
Suivant l'usage du
temps, Montfort se prépara pendant une semaine, après la réception des Ordres,
à la célébration de sa première messe. Celle-ci eut lieu à la chapelle de la
Sainte-Vierge de l'église Saint-Sulpice, alors en cours de reconstruction, et
où aujourd'hui, s'élève sa statue. Devant son regard, se trouvait placée une
Visitation de Pierre Mesnier, actuellement dans la sacristie. Son fidèle Blain,
se remémorant plus tard, cette cérémonie, écrira : « Je vis un homme comme un
ange à l'autel. »
Le jeune prêtre reste
quelque temps encore au séminaire. Il y prépare activement son arsenal de futur
prédicateur, recueillant aux meilleurs endroits des matériaux de sermons. Il
rêve de retourner dans sa Bretagne natale; il se souvient des belles missions
qui s'y donnaient et auxquelles il assista. Mais M. Leschassier, jaloux au fond
de posséder un tel sujet, souhaitait qu'il demeurât dans la Compagnie. Cette
vie de retraite, cette vie quasi contemplative n'allait guère avec le goût très
marqué de Louis-Marie pour le remuement des foules. Des Sulpiciens vont partir
pour le Canada. Il demande à se joindre à eux. On lui refuse cette permission :
ne va-t-il pas se perdre dans les vastes forêts de ce pays, en courant chercher
les sauvages? Telle est du moins la naïve raison alléguée.
Cependant, un certain M.
Lévêque, supérieur de missionnaires nantais, disciple de M. Olier, vint, comme
tous les deux ans, faire sa retraite d'un mois à Saint-Sulpice. Il avait fait
en bateau, sur la Loire, une partie du parcours, et le reste du chemin à pied,
bien qu'il eût plus de soixante-quinze ans. Je n'ai consulté aucun de ses
portraits, mais je l'imagine volontiers comme une sorte de pasteur rustique, un
« curé d'Ozeron » breton. Il emportait dans son voyage un pot de beurre et du
pain pour se nourrir. Son violon d'Ingres, si j'ose dire, était la fabrication,
sur un métier grossier, de ceintures d'aubes. D'aspect un peu compassé, tout
simplet, tout recueilli, nous avons vu son semblable parfois, quelque samedi
soir, près d'un confessionnal, dans une chapelle : un mot, un geste, un soupir,
dans l'ombre où nous lui faisions le toujours trop lourd et pourtant si
allégeant aveu, trahissaient le secret de son cœur, un amour plus grand que les
plus grandes amours du monde.
Il fallait à ce prêtre
saint, connu et admiré comme tel de tout son diocèse, un continuateur de choix.
M. Leschassier savait ne pouvoir mieux faire que de lui indiquer le
bouillonnant et sûr Montfort. Le choix satisfit les trois intéressés, et au
temps des labours d'automne, M. Levêque, plus ingambe qu'à l'arrivée, et son
futur collaborateur, enthousiaste devant les perspectives qui lui sont
offertes, partent pour Orléans, où ils s'embarquent sur la Loire. Nous ne
savons que fort peu de choses sur ce voyage, sinon que Montfort eut l'occasion
d'intervenir, avec la véhémence décisive qui lui était coutumière, auprès de
trois jeunes blasphémateurs. Devant leur ricanement, il les menaça d'une
punition divine et plusieurs jours plus tard, deux d'entre eux se battant en
duel furent sévèrement blessés tandis que l'autre, noceur invétéré, allait
mourir de ses débauches. Près de Saumur, à Fontevrault, Louis-Marie Grignion se
sépara du saint vieillard pour aller porter sa bénédiction de nouveau prêtre à
ses deux sœurs, introduites là, comme nous l'avons vu, grâce à la protection de
Mme de Montespan. Tandis que M. Levêque continuera de descendre le fleuve, lui,
sa visite terminée, regagnera Nantes à pied. Peut-être eut-il le temps de
s'arrêter, comme on le suppose, au sanctuaire de Notre-Dame-des-Ardilliers, où
étaient venus Louis XIII, Anne d'Autriche, Marie de Médicis, et qui, dans la
suite, ne s'effacera pas de son horizon.
Au cours de leur commune
pérégrination, il semble que M. Levêque ait fait à Montfort un tableau trop
flatté, trop optimiste de la maison de la rue Saint-Clément confiée à sa
charge. Un grand désordre y régnait. Un relâchement désespérant s'élargissait
de jour en jour. Je revois, dans ma mémoire, les bâtiments sévères de cette
maison, qui était encore, lorsque j'étais enfant, un pensionnat de sœurs
Ursulines et que la Séparation transforma en caserne. Elle se tenait à l'ombre
d'une des plus belles églises de Nantes, dont j'aimais entendre, d'une chambre
de l'hôtel voisin, dont j'entends encore la merveilleuse sonnerie des heures et
des demies, qui rythmaient pour moi de trop rapides journées enchantées.
Montfort n'attendit pas
longtemps pour constater que dans cette maison on faisait à peu près tout ce
que l'on voulait et que les hôtes les plus disparates la fréquentaient. Le
découragement ne tarda pas à le tenter. Pouvait-il se plaindre au bon M.
Levêque, dont l'âge seul évidemment se trouvait responsable d'un état de choses
aussi alarmant? Devait-il se taire et tout souffrir en patience? Le mieux
n'était-il pas de tout écrire à M. Leschassier? C'est à ce dernier parti qu'il
s'arrêta et sa lettre, datée du 6 novembre 1700, consigne sa déception en ces
termes qui valent d'être reproduits : « Je n'ai pas trouvé ici ce que je
pensais, et ce pourquoi j'ai quitté, comme malgré moi, une aussi sainte maison
que le séminaire Saint-Sulpice. J'ai en vue d'aller me former aux missions, et
particulièrement à faire le catéchisme aux pauvres gens, ce qui est mon grand
attrait; mais je ne sais même pas si je le ferai ici, car il y a peu de sujets,
et il n'y a personne d'expérience que M. Levêque, mais qui, par son grand âge,
n'est plus capable de faire des missions. Il s'en faut de beaucoup qu'il y ait
ici la moitié de l'ordre et de l'obéissance au règlement qu'il y a à
Saint-Sulpice, et il semble que, les choses restant comme elles sont, il ne
peut pas en être autrement... » Dans la même lettre, le missionnaire de désir
ajoute : « Je ne puis m'empêcher, vu la nécessité de l'Eglise, de demander
continuellement avec gémissement une petite et pauvre compagnie de bons
prêtres, qui, sous l'étendard et la protection de la Très Sainte Vierge,
aillent, de paroisse en paroisse, faire le catéchisme aux pauvres paysans, aux
dépens de la seule Providence. Il me vient, comme à Paris, des désirs de m'unir
à M. Leuduger, scolastique de Saint-Brieuc, grand missionnaire et homme de
grande expérience, ou d'aller à Rennes me retirer à l'hôpital, auprès d'un bon
prêtre, M. Bellier, que j'y connais, pour m'exercer à des œuvres de charité
envers les pauvres. Mais je rejette tous
ces désirs,
Nantes
au xvne siècle (d'après une gravure du Musée archéologique de
Nantes) (Au premier plan, la Loire. De gauche à droite, église
Saint-Nicolas, la Tour des Prisonniers, l'église Notre-Dame,
Saint-Pierre)
quoique soumis au bon plaisir de Dieu, en attendant vos conseils, soit pour demeurer ici, quoique je n'y sente aucune inclination, soit pour aller ailleurs. »
Mais le mal est plus
étendu et plus redoutable que ne le suppose encore Louis-Marie Grignion. Parmi
les prêtres qui fréquentaient la maison de Saint-Clément figuraient des
jansénistes déterminés. M. de la Noé-Ménard, venu du séminaire Saint-Magloire
de Paris, s'y fait le propagateur de doctrines suspectes. Bientôt le Sulpicien
est mis à l'écart. On veut lui interdire tout ministère. On exige qu'il subisse
un examen sur la théologie. A travers lui, c'est l'enseignement des fils
d'Olier qu'on veut poursuivre, condamner, réduire à néant sur la place. Pendant
ce temps, Saint-Sulpice se tait; M. Leschassier ne répond pas à son dirigé.
Enfin, bien tardivement, une missive arrive à Nantes, froide et comme détachée
: « Quoique vous ne trouviez pas, Monsieur, dans la communauté de Saint-Clément
tout ce que vous désirez, voudriez-vous la quitter si tôt? M. Levêque songe à
une mission après les Rois. Je ne puis rien vous dire sur M. Leuduger, n'ayant
pas l'honneur de le connaître; néanmoins, je ne voudrais pas vous empêcher de
profiter des avantages que vous pourriez trouver en sa compagnie. Donnez-vous à
Notre-Seigneur, et lui demandez qu'il vous fasse connaître sa volonté. » Un
autre billet de son père spirituel, devenu supérieur général de Saint-Sulpice,
priera Montfort, quelque temps après, de choisir une autre direction que la
sienne, devenue insuffisante devant une vocation jugée extraordinaire.
VII
Au printemps de l'année
1701, une de ses sœurs, novice à Fontevrault, devant y recevoir l'habit
religieux, Grignion de Montfort, expressément invité par Mme de Montespan, fit
à pied les cent quarante kilomètres qui le séparaient de l'abbaye. L'admirable
routier! Comme nous comprenons que des jeunes gens de France, adeptes fervents
de la marche, l'aient choisi pour patron! La route représente la grande
libération des forts. Un projet élaboré en plein vent, sur une route droite,
devant un horizon large et prometteur, s'enrichit d'éléments insoupçonnés qui
tiennent au cœur de l'homme, à la respiration de la terre et aux mystérieux
dons du ciel. Un chagrin, une contrariété trouve sa consolation dans le
mécanique effort des muscles arpentant une montée joint à l'action de ces
puissances de recueillement et d'évasion que détient le libre espace. Marcher
c'est deux fois avancer. La minute qui succède à la minute représente déjà une
victoire sur soi. Marcher, c'est obéir à l'offre de cette longue ligne quasi
illimitée qui nous entraîne loin de notre moi égoïste, c'est se rendre à
l'invite des forces spirituelles dont les apparences secrètes se confondent
avec ce point qui n'est plus la terre et qui n'est plus le ciel, mais, en
réalité, participe de l'un et de l'autre.
Comment Montfort
calcula-t-il son temps? Fut-il mal renseigné? S'égara-t-il en chemin? Toujours
est-il qu'il arriva à Fontevrault au lendemain de la vêture. Il vit ses sœurs,
la religieuse et celle qui, quelques années plus tard, menacée de devenir
aveugle, dut quitter le couvent. L'abbesse, toute nourrie d'Homère et de
Platon, et qui, selon le difficile Saint-Simon, parlait « à enlever »,
l'entretint fort agréablement et l'interrogea sur des questions théologiques où
elle savait le trouver spécialement expert. Quant à Mme de Montespan, sa
bienveillance et sa simplicité furent telles que Montfort n'hésita pas à la mettre
au courant de ses difficultés et de ses ambitions. Celles-ci se résumaient en
ces deux points essentiels : évangéliser les déshérités de la vie; former des
missionnaires. L'offre spontanée d'un canonicat, dépendant pratiquement de son
bon vouloir, apparut à l'illustre femme comme la réponse à ce que l'abbé
pouvait souhaiter de meilleur. Mais ce dernier dut faire comprendre, avec
toutes les formes et toutes les précautions requises par sa situation d'obligé,
qu'il attendait moins d'honneur mais des charges appropriées à ses
dispositions. Mme de Montespan crut alors opportun de l'envoyer, avec une
recommandation chaleureuse, à l'ancien précepteur de ses fils, Mgr Girard,
évêque de Poitiers.
Cent kilomètres séparent
Fontevrault de Poitiers. A pied comme toujours, l'abbé Grignion, soumis aux
raisons de Dieu et confiant en ce qu'il considère comme une attention
providentielle, couvre allègrement cette distance. L'évêque est absent. Pendant
quatre jours, il l'attendra. Il fera d'abord « une petite retraite dans une
petite chambre », puis se rendra chez les pauvres de l'hôpital, où il pressent
qu'une mission lui est réservée. A M. Leschassier, qui l'a pratiquement
délaissé, il écrit tout bonnement ses impressions comme au plus ouvert et au
plus intime des amis : «J'entrai pour prier Dieu dans leur petite église, où
quatre heures en oraison, environ, que je passai en attendant le souper me
parurent bien courtes. Elles parurent cependant bien longues à quelques pauvres
qui, m'ayant vu à genoux et avec des habits si conformes aux leurs, allèrent le
dire aux autres, et ils s'entr'excitèrent les uns les autres à boursiller pour
me faire l'aumône. Les uns donnaient plus, les autres moins, les plus pauvres un
denier, les plus riches un sou. Tout cela se passait sans que je le susse. Je
sortis enfin de l'église pour demander quand on souperait, et en même temps la
permission de servir les pauvres à table; mais je fus bien trompé d'un côté,
ayant appris qu'ils ne mangeaient pas en communauté, et bien surpris de
l'autre, ayant su qu'on voulait me faire l'aumône et qu'on avait donné ordre au
portier de ne pas me laisser sortir. Je bénis Dieu mille fois de passer pour
pauvre et d'en porter les glorieuses livrées, et je remerciai mes chers frères
et sœurs de leur bonne volonté. Ils m'ont, depuis ce temps-là, pris en telle
affection qu'ils disent tous publiquement que je serai leur prêtre,
c'est-à-dire leur directeur, car il n'y en a point de fixe dans l'hôpital depuis
un temps considérable, tant il est pauvre et abandonné. »
Ce n'est que par paroles
brèves et sèches que Mgr Girard accueillit d'abord le visiteur que lui envoyait
Mme de Montespan. Une seconde fois, les pauvres ayant supplié, par lettre,
l'évêque de Poitiers de leur garder un prêtre aussi bon, la réception laissa à
l'abbé Grignion une impression meilleure. Le prélat consulte M. Leschassier,
qui répond par des appréciations vraiment loyales sur son ex-dirigé : d'une
part, il souligne ses qualités et ses vertus et se plaît, visiblement à les
détailler, mais il n'oublie pas de faire ressortir la singularité de son
extérieur; l'ensemble est juste et mesuré, et contraste avec une lettre presque
en même temps adressée à Montfort, et où le supérieur de Saint-Sulpice envoie
promener ce pénitent qui ne ressemble à personne. En tout cas, Mgr Girard se
trouve bien disposé en faveur du jeune prêtre, mais un voyage,
vraisemblablement nécessité par sa santé défaillante, ajournera sa décision, et
Montfort devra regagner Nantes.
M. Leschassier, en dépit
des apparences, ne l'abandonne pas : il presse par lettre M. Levêque d'utiliser
au mieux les services de ce missionnaire sans missions. D'accord avec le
vicaire général des Jonchères, le supérieur de la maison Saint-Clément le fait
envoyer prêcher dans la paroisse de Grandchamp. Montfort s'y rend seul, avec
son crucifix qu'il se plaît à dresser devant soi comme un étendard et avec ses
disciplines qui materont, au prix du sang, le vieil orgueil et les subtiles
indolences.
Nous avons entendu de
puissants missionnaires, mais nous n'avons pas entendu Montfort. De plain-pied
avec les paysans, il leur parle de la vraie vie, qu'ils ne connaissent pas ou
connaissent si mal; il leur montre, par delà leur existence misérable, la gloire
de leur Père qui est dans les cieux, et, par delà les rigueurs et les
tristesses de la mort, l'éblouissement, le rassasiement de l'éternité. Il
touche en eux le point précis où s'accrochent ou l'amour-propre ou le respect
humain ou l'épaisse et tenace indifférence. Il les remue, il les bouleverse, il
les contraint à une reddition qui leur arrache des larmes et les fait tomber à
genoux. Ce n'est plus un homme, ce n'est plus une voix, c'est une mystérieuse
et invincible violence qui s'empare d'eux et les pose devant les évidences qui
seront leurs raisons
d'être de demain. A peine cet ouragan de vérités libératrices a-t-il
cessé de se déchaîner au-dessus de leurs têtes et au dedans de leurs cœurs, à
peine le cri de victoire s'est-il éteint et la grande forme blanche et noire
est-elle descendue de la chaire qu'il est encore fait appel au don d'eux-mêmes.
Un cantique retentit, un de ces cantiques composés au séminaire et copiés,
d'une écriture si calme, si régulière, si reposée, un de ces cantiques qui sont
de la doctrine et du lyrisme tout à la fois. Toutes les grosses voix d'hommes
et toutes les nasillardes voix de femmes le reprennent, et c'est un déferlement
de foi et d'enthousiasme qui monte dans une nef inhabituée à de tels réveils
suscités par l'Esprit de Dieu.
VIII
La mission de Grandchamp
inaugura glorieusement l'apostolat de Montfort. Elle avait fleuri comme une
rose parfaite dont cette petite ville du pays nantais garde encore aujourd'hui
l'inaltérable parfum. Comment le jeune missionnaire trouve-t-il encore le
courage d'en rendre compte à M. Leschassier, qui désormais ne cessera guère de
répondre à ses requêtes par des fins de non-recevoir et par le mortifiant
rappel des « règles ordinaires » ? En plein été, accablé par une canicule
inexorable, il rejoint les populations des environs de Nantes et se fait au
milieu d'elles l'apôtre du Crucifié. Il sait toucher les cœurs et, malgré soi,
s'attire les inutiles éloges et les pesantes bénédictions. Au Pellerin,
notamment, sa mission s'achève en apothéose. Cependant, au milieu des succès,
dont il reporte immédiatement l'honneur sur l'autel où s'élève vers la Trinité
sainte le calice des offrandes humaines, une rumeur étrangère et familière à la
fois se fait entendre et le poursuit. Il en retrouve l'écho dans la chaire où
il prêche, au confessionnal où il sent se fondre les cœurs, le long des rues où
on ne l'appelle plus que « le bon Père de Montfort ».
Son court sommeil en est
hanté et à son réveil elle se fait plus insistante et ne le lâche plus. Les
pauvres de Poitiers le pressent de venir. Et, dans leurs accents pitoyables, il
discerne la voix de Celui qui pleura sur ceux qui pleurent.
Mme de Montespan ne l'a
pas oublié. Elle qui toucha aux profondeurs du mal, et dont, à la lettre, une
partie de la vie s'écoula « sous le soleil de Satan », avait découvert en lui
le saint, et elle ne se donnera pas de repos qu'il n'ait été mis en mesure de
servir, comme il l'entendait, ses chers pauvres. Elle supplie Mgr Girard,
malheureusement entravé dans sa charge par des maladies récidivantes, de se
l'attacher dans son diocèse et de le placer là où il faut. Le 25 août 1701, Mgr
Girard se décide à appeler Louis-Marie Grignion à Poitiers. Au plein de sa
joie, ce dernier hésite. Ne va-t-il pas peiner le saint M. Levêque? Ne lui
doit-il pas de continuer dans les missions diocésaines un apostolat aussi
heureusement commencé? M. Leschassier le libère de ses scrupules, sans perdre
l'occasion de lui rappeler, une fois encore, et cela revient comme un «
leitmotiv », le danger de tout ce qui n'est pas conforme à la règle. Montfort
se met en route, mais fait un crochet et passe par Saumur. A
Notre-Dame-des-Ardilliers, il s'abîme dans une prière qui dure neuf jours.
Poitiers est alors une
ville morne, un désert. Cela peut-il être de quelque importance pour le jeune
prêtre qui garde, dans ses allées et venues, les yeux fermés? Mgr Girard lui
ouvre, pour la toute première fois, les bras et lui octroie la permission de
remplir dans toute la ville son ministère sacerdotal. Il se dirige vers
l'hôpital, qui doit être son quartier général, le centre de sa mission parmi
les malheureux. Mais là, des difficultés inattendues lui sont réservées;
l'obédience de l'évêque ne suffit pas : les bureaux ont leur mot à dire; il
faut réunir des administrateurs et, comme ils sont, en ce temps de vendanges,
en vacances, il faut attendre leur retour avant de prononcer l'admission du
nouveau venu. Montfort sera hébergé au petit séminaire Saint-Charles. A l'aube
du jour suivant, sa messe dite, il entre en campagne. Il parcourt les rues de
Poitiers, s'arrête aux carrefours où grouillent de lamentables grappes
humaines, guettées ou déjà enserrées par la débauche. Parmi ces pauvres, il est
le pauvre. Sa soutane est un haillon parmi les haillons. Il est tel que ceux qui
l'approchent. Le vice seul pourrait mettre une distance entre eux et lui, mais
il se considère comme un plus grand pécheur que ces abîmés. Ici je prie ceux
qui ne voient que le Montfort apocalyptique et fulgurant, le Montfort aux
pratiques inhumaines, aux habitudes inimitables, d'être attentifs à une bonté,
à une douceur, à une simplicité pareilles à celles qui firent de Jésus l'homme
nouveau. II parle comme Jésus parlait. Il prêche le Royaume et les Béatitudes
et se penche sur la misère avec une compassion qui n'est pas de ce monde. Il se
fait ouvrir les portes des prisons et traite avec des égards invraisemblables
les misérables qui, rejetés de la société, n'ont plus d'autres ressources que
le désespoir ou l'amitié divine. De cette dernière, il est le fidèle messager,
le généreux ambassadeur.
Tous ceux que Montfort
gagne au Christ et qui se tiennent honteux au travers des rues ou collés le
long des murs sombres, il les entraîne vers la chapelle Saint-Nicolas, où il
les catéchise; mais bientôt la chapelle est trop exiguë et il faut tenir
réunion sous les Halles.
Un jour qu'il parle
place de l'Evêché, dans une église aujourd'hui disparue et dédiée à sainte
Austrégisile, une jeune fille, de qui le père est un modeste procureur royal,
se trouve dans l'assistance et rentre chez elle absolument émerveillée. Elle
dit à une de ses sœurs : « Quel beau sermon je viens d'entendre! Le prédicateur
est un saint. » Les saints sont si rares qu'on irait au bout du monde pour en
rencontrer. La sœur de l'enthousiaste auditrice se précipite, dès le lendemain,
au confessionnal de Louis-Grignion. Montfort, plus habitué aux pauvres qu'à de
jeunes mondaines, interroge :
-
Qui vous a adressée à moi?
-
C'est ma sœur.
-
Non, vous vous trompez, c'est la Sainte
Vierge.
Sa pénitente s'appelle
Louise Trichet. Elle sera plus tard la première supérieure de sa congrégation :
la Sagesse.
Cependant, les pauvres
de l'hôpital s'impatientent de ne le point voir venir. En vain font-ils appel à
celui qu'ils considèrent comme l'envoyé de la Providence parmi eux. Les
administrateurs tardent à rentrer de vacances. Montfort lui-même, qui garde de
Nantes un navrant souvenir, n'est pas sans s'inquiéter de ce qu'il sait des
usages de l'hôpital. « Maison de trouble, écrit-il à son directeur, où la paix
ne règne point, maison de pauvreté où le bien spirituel et temporel manque. »
Et pourtant il est prêt à s'y installer s'il le faut, espérant « que Notre
Seigneur, par l'intercession de la très sainte Vierge, ma bonne Mère, la rendra
une maison simple, riche et paisible ». Aucune loi, aucune règle ne préside à
l'organisation de cet hôpital. Les soins sont donnés aux malades par des filles
de service dépendant d'une supérieure qui relève elle-même des administrateurs
de la maison. Les malades sont mal soignés. Sa première préoccupation sera de
les nourrir. On le verra, parcourant les rues de la ville, avec un âne dont le
bât disparaît sous l'encombrement des paniers. Quelques pauvres l'accompagnent.
Il implore des passants les secours, qui abondent au delà de toute espérance.
Revenu à l'hôpital, il sert à table, honoré d'approcher les membres douloureux
de Jésus. Il loge dans un taudis. Il balaie la maison. Il boit dans le verre
des pouilleux et des scrofuleux. Rencontrant dans la rue un misérable plein
d'ulcères qu'aucun asile, par peur de la contagion, ne veut recueillir, et
l'hôpital même ne pouvant l'admettre, Montfort obtient des administrateurs un
réduit très isolé qu'il partagera avec ce déchet humain. Il panse l'homme, mais
le linge et les vêtements sont souillés, la chair est pourrie, du pus coule des
ulcères. Son cœur se soulève d'un affreux dégoût. Mais il ne prend pas son
parti d'une répulsion qu'il considère comme une lâcheté. Il se décide. Il boit
le pus immonde et sent que désormais tout est possible dans la voie des
victorieux renoncements.
IX
L'hôpital auquel
Montfort voit liée sa destinée par un devoir d'état rigoureux mais surtout par
l'amour de prédilection qu'il porte aux tâches difficiles, est beaucoup plus
rebelle à toute discipline qu'il n'aurait su le soupçonner. Ne veut-il pas
modifier le règlement des gardes-malades, ce qui, du même coup, introduirait
dans l'ordre général de la maison d'heureuses possibilités de réforme? Il
soulève aussitôt des colères et s'attire des haines cuisantes comme le feu.
Jaloux de son autorité, l'économe lui interdit désormais de surveiller les
repas des pauvres. Une atmosphère intolérable entoure le prêtre, qui semble
pourtant à la hauteur des pires événements. Force lui est de se retirer. Il se
confie aux Jésuites du Collège, heureux de recevoir l'ancien élève des Pères de
Rennes. Il restera chez eux pendant une longue semaine et, dirigé par
l'excellent Père de La Tour, « haute théologie et solide morale », connaîtra
les tonifiantes joies d'une vraie retraite. Pourquoi serait-il plus longtemps
ému des contradictions rencontrées dans sa charge? L'homme n'est malheureux que
lorsqu'il cesse d'adhérer au bonheur du Dieu éternellement vivant. Pénétré de
ce bonheur, qu'il boit comme un vin fort, que craindrait désormais Louis-Marie
Grignion?
Au moment où il retourne
à l'hôpital, l'économe est mourant et c'est lui qui apaise ses dernières
minutes et lui ferme les yeux. La supérieure et quatre-vingts pauvres qui
s'étaient particulièrement dressés contre lui, doivent eux-mêmes s'aliter;
comme frappés par la justice immanente, ils meurent en quelques jours. Emues du
magnifique exemple donné alors par le saint prêtre, qui ne quitte pas le chevet
de ses persécuteurs et les soigne amoureusement, les infirmières viennent se
jeter à ses genoux et implorer son pardon. Le moment semble indiqué pour créer
« quelque chose de neuf ». Montfort sait ce que peut le grain de sénevé. Les
douze pêcheurs ignorants rassemblés par Jésus sont devenus l'Eglise
universelle. Il a remarqué, parmi les personnes soignées à l'hôpital, quelques
femmes difformes, ou boiteuses, ou malingres, tristes épaves, rebut du monde.
Mais en elles habite avec complaisance le Dieu tout-puissant. Il les groupe en
une association pieuse et place à leur tête l'une d'elles, qui est aveugle mais
dont la piété, le bon sens et l'intelligence sont remarquables. L'évêque
approuve. Les administrateurs mettent à la disposition de l'association
naissante une chambre isolée qui, comme beaucoup de chambres de couvent ou
d'hôpital, porte un nom; ce nom, la Sagesse, sera demain celui d'une de nos
grandes congrégations françaises. Dans cette pièce prédestinée, et au milieu de
laquelle se dresse une grande croix de bois, qu'on voit aujourd'hui dans la
chapelle de l'hôpital, on se réunit pour prier, pour lire, pour méditer, pour
se récréer en commun. Ces infirmes, éduquées par Montfort, deviendront
elles-mêmes des infirmières. Elles transformeront, par leur action discrète
mais continue, le climat moral de cette maison jusque-là désordonnée, en même
temps qu'elles y instaureront l'ordre matériel. Mais à l'élite seule il avait
été fait appel, et il est dur et humiliant pour le médiocre et le vulgaire de
ne pas se sentir compris dans l'élite. Une sourde révolte se préparera dans
l'ombre, et bientôt s'affirmera sous la forme insidieuse et sûre de calomnies,
d'interprétations malveillantes, de jugements perfides. Une fois de plus, le «
réformateur » devra battre en retraite.
Mais son apostolat ne
connaît pas de repos. Au moins peut-il, dans les paroisses, confesser les
simples, visiter les malades et mendier à leur place, s'entretenir avec une
petite congrégation d'écoliers qu'il a su organiser.
Voilà qu'il retrouve en
ville la jeune Marie-Louise Trichet, qu'il n'avait pas perdue de vue depuis que
la Vierge l'avait envoyée à son confessionnal. Ses parents possèdent rue du
Gervis-Vert un bel hôtel où son enfance s'est écoulée confortablement, mais
avec de grands exemples qui lui donnent la nostalgie d'une vie plus haute.
Faut-il dire, suivant un pieux vocabulaire qui nous a souvent découragés,
qu'elle voulut inscrire sa vie sous le signe du sacrifice? Sacrifice,
renoncement : ces mots nous semblaient correspondre à une diminution de l'homme
dont nous ne voulions pas prendre notre parti. Un Montfort, une Louise Trichet
ne se renoncent pas, ne sacrifient rien; ils choisissent mieux que les autres
et dans un ordre plus élevé, voilà tout. Et l'exemplaire passion du Christ
représente pour nous une amoureuse élection, l'attachement « passionné » à la
gloire de son Père et au salut de ses frères.
Déjà Mlle Trichet avait
vécu, quelques mois, comme sœur converse, chez les Filles de Notre-Dame à
Châtellerault. Mais le jansénisme avait, comme l'ivraie un champ de blé, envahi
cette maison. Aussi ses parents se décident-ils, invoquant les insuffisances de
son état de santé, à la retirer et à la reprendre chez eux. Elle ne tarde pas à
devenir la dirigée de Montfort,
en qui elle a une pleine confiance. Sa mère s'en émeut. Elle est elle - même une
chrétienne de stricte observance, mais elle tient à certains préjugés de classe. Elle n’hésite pas à blâmer sa fille d'aller voir ce prêtre excentrique dont déjà quelques « esprits supérieurs » se gaussent. « Tu deviendras folle comme lui », lui dit-elle.
en qui elle a une pleine confiance. Sa mère s'en émeut. Elle est elle - même une
chrétienne de stricte observance, mais elle tient à certains préjugés de classe. Elle n’hésite pas à blâmer sa fille d'aller voir ce prêtre excentrique dont déjà quelques « esprits supérieurs » se gaussent. « Tu deviendras folle comme lui », lui dit-elle.
Marie-Louise Trichet est
une assez jolie personne; les jeunes gens la regardent volontiers; sa
conversation est plaisante et des succès mondains lui semblent promis. Ce n'est
plus, malgré le stage au couvent, la dévote retranchée du monde et qu'on laisse
à ses exercices religieux pour courir vers de plus agréables conquêtes.
Si toutefois, elle
n'avait fait que céder à un emballement facile en allant solliciter les
conseils de l'apôtre, bien vite les rudoiements calculés et étudiés de ce
dernier l'eussent détournée de son chemin. Il se plaît à humilier cette jeune
fille comme lui-même le fut autrefois sous la férule de ses maîtres sulpiciens.
Un peu avant la Pentecôte de l'année 1702, comme il a pu mettre à profit une
accalmie et retourner à l'hôpital, où reprennent les réunions de « la Sagesse
», il invite sa « fille » à se joindre au groupe de ses chères associées.
Vient-elle en retard pour l'oraison, impitoyablement il la rabroue : « Ma
fille, vous n'entrerez pas; pour punir votre faute, vous resterez à la porte. »
Comme, une autre fois, elle se propose de faire la lecture, il la semonce, lui
reprochant sa vanité et son mépris des personnes plus âgées. Marie-Louise
Trichet accepte sans plainte une telle conduite, mais elle presse Montfort de
la faire entrer dans un cloître. Sans être autrement explicite, il lui promet
qu'elle sera, un jour, religieuse, et la prie de prendre patience.
A la mort, en 1703, de
Mgr Girard, les persécutions recommenceront, mais, grâce au groupe de la
Sagesse, visiblement béni de la Providence, l'ordre régnera enfin à l'hôpital.
La bataille est gagnée, et Poitiers comptera, dans la vie de Montfort, comme
une de ses plus profitables étapes spirituelles. Il écrit : « Le grand Dieu que
je sers m'a donné, depuis que je suis à Poitiers, des lumières dans l'esprit
que je n'avais pas, une grande facilité pour m'énoncer et parler sur-le-champ
sans préparation, une santé parfaite et une grande ouverture de cœur envers
tout le monde. C'est ce qui m'attire l'applaudissement de presque toute la
ville, ce qui doit bien me faire craindre pour mon salut. »
X
En 1701, année où la
mort de Monsieur, frère du Roi, fait sur elle une forte et douloureuse
impression, Mme de Montespan, on ne sait pour quelles raisons, cesse de
s'intéresser à Louise Grignion, qu'elle avait placée, comme on sait, chez les
Dames de Saint-Joseph, à Paris. L'intervention de personnes généreuses permit à
la jeune fille de rester quelque temps encore à l'abri d'une misère menaçante.
Mais l'année suivante, elle risque, de
nouveau, de se trouver sans gîte et sans pain. Sans dire mot à qui que ce soit,
Montfort quitte Poitiers, remettant sa fondation entre les mains de Dieu. Il
chemine à pied, son bâton à la main, avec l'entrain et l'allégresse
incomparables qui ne le quitteront presque jamais. Fidèlement,
il s'arrête aux Ardilliers, son
lieu de pèlerinage favori. A Angers, il est tout heureux à la pensée de
pouvoir rencontrer son
ancien père spirituel, M.
Brenier, qu'il sait être de passage dans cette ville. M. Brenier saura sans doute
lui donner quelque utile indication pour tirer sa sœur d'embarras. Mais, en
présence de la communauté tout entière, M. Brenier le repousse avec mépris et
le met à la porte comme le dernier des hommes. Ah! cette fois, c'en est trop.
Le malheureux goûte à la lie du calice et ne peut retenir une plainte : «Est-il
possible qu'on traite ainsi un prêtre dans un séminaire? » Peut-être M. Brenier
s'est-il scandalisé de l'accoutrement singulier du visiteur! Peut-être M.
Leschassier l'a-t-il mis en garde contre le zèle excessif et les extravagantes
entreprises de son dirigé! Peut-être aussi les Jansénistes ont-ils mené contre
lui quelque perfide campagne! Montfort s'arrête à peine à ces toutes naturelles
suppositions, et, sans prendre la moindre nourriture, le voilà qui repart pour
Paris. Il y arrive inimaginablement sale et les pieds cruellement blessés. Il
ne peut décemment se présenter ailleurs qu'à l'Hôtel-Dieu. On l'y héberge
pendant les quinze jours nécessaires à la guérison de ses plaies. Puis il se
met en quête de sa sœur, qu'il retrouve à grand'peine et dans un état d'abandon
et de pauvreté qui lui fait mal. A qui donc aura-t-il recours pour éviter de la
reconduire à Rennes, chez ses parents? A tout hasard, il se rend à
Issy-les-Moulineaux et demande M. Leschassier, qui y réside pendant les
vacances. M. Blain, témoin de l'entrevue, la raconte en ces termes : « Il
reçut, dit-il, le visiteur avec un visage glacé et dédaigneux, et le renvoya
hautement, sans vouloir lui parler ni l'entendre. Pour moi, qui étais présent,
j'étais interdit et ne souffrais pas peu de l'humiliation dont j'étais témoin.
Quant à lui, il la soutint avec sa douceur et sa modestie ordinaires, et s'en
retourna avec la même tranquillité qu'il était venu. » Un même accueil glacial
l'attend chez le curé de Saint-Sulpice, M. de la Chétardie, qu'il avait connu
naguère et à qui l'idée lui est venue de demander aide en faveur de sa sœur.
Enfin, grâce à un prêtre de la même paroisse, M. Bargeaville, son condisciple
d'autrefois, il obtient que sa chère Louise soit présentée rue Cassette où,
presque en face du Noviciat des Jésuites, les sœurs Bénédictines du
Saint-Sacrement ont leur couvent. La supérieure, on ne peut mieux disposée à
son égard, lui offre délicatement, à lui, un repas quotidien qu'il obtient la
permission de partager avec un pauvre; quant à sa sœur, admise bientôt dans une
maison du même ordre, à Rambervillers, elle deviendra sœur Ma rie-Bernard et
prononcera ses derniers vœux en 1704. Jamais plus Montfort, rappelé à Poitiers
par le successeur de Mgr Girard, ne la reverra, mais les lettres où ils
échangent leurs fraternels sentiments rappelleront la force et la douceur du
lien qui unissait en ce monde Benoît et Scholastique.
Le nouvel évêque de
Poitiers, Mgr de la Poype de Vertrieu, Lyonnais d'origine, tout simple et tout
pauvre en esprit, et pour qui le surnaturel était naturel, allait faciliter
l'entrée à l'hôpital, ou plus exactement, l'entrée dans la Congrégation de M.
de Monfort, de Marie-Louise Trichet qui s'ennuie dans le monde, où de toute
évidence elle n'est pas à sa place. La fille du procureur au siège présidial
n'a encore que dix-huit ans. Une vie sévère lui est immédiatement imposée. Elle
mange le pain noir des pauvres et se fait leur domestique. Montfort, qui voit
sans doute en elle la première supérieure de son ordre nouveau, la façonne au
mépris de ses habitudes et de ses goûts. Il l'oblige à manger une soupe ignoble
où grouillent des vers, et lui rappelle la plaie purulente du misérable qu'il
assista. Plus tard, il lui fera baiser la terre, la priera de porter de
volumineux et lourds paquets, lui interdira de recevoir les visites d'un frère
prêtre, brûlera les lettres qui lui sont destinés sans même les lui montrer. Il
veut lui faire changer d'habit et, le 2 février 1703, jour de la Purification,
lui impose, devant la statue de Notre-Dame de la Paix, aujourd'hui vénérée à
Saint-Laurent-sur-Sèvre, un vêtement de rude étoffe grise, inélégant au
possible et qui met en fureur Mme Trichet. Une intervention du procureur auprès
de l'abbé Grignion reste sans effet. En vain, de son côté, la mère
insiste-t-elle auprès de Mgr de la Poype. Comme elle prétend, devant l'aumônier
de l'hôpital, faire valoir ses droits sur sa fille, celui-ci lui réplique : «
Votre fille, elle n'est pas à vous, mais à Dieu. » Marie-Louise Trichet, au
fait, ne s'appelle plus que Marie-Louise de Jésus. Une rieuse et charmante
jeune fille de ses amies, Catherine Brunet, musicienne dont les airs profanes
inspireront à Montfort des vers religieux, se joindra bientôt à elle et
deviendra Sœur de la Conception.
Comme compensation à
tant de duretés, Montfort, en dépit des usages imposés par les étroitesses du
jansénisme, permet à ses filles la communion quotidienne. Il les initie, en
outre, aux merveilles de cette Sagesse qui est l'objet d'un des livres les plus
lyriques de la Bible et dont Notre-Dame, dès le seuil de la loi nouvelle, est
la la plus idéale figuration.
L'œuvre de l'ardent
apôtre est en marche. Les puissances de ténèbres s'y attaquent comme à une arme
redoutable au service du Dieu qu'elles exècrent. On entend dans sa cellule
Montfort lutter contre le Malin et réclamer avec des cris l'aide de Marie. C'est
la lutte directe. Mais il en est une autre, sournoise et plus dangereuse. Un
jour que, sur les bords du Clain, Montfort voit des jeunes gens provoquer au
vice des lavandières, il les fustige de sa discipline à coups redoublés. L'un
d'eux se prétend blessé à mort. Sa mère se plaint à l'évêque. Montfort reçoit
l'ordre de ne plus célébrer la messe. Cet ordre est bientôt levé, la
supercherie de la plaignante ayant été reconnue. Mais le « scandale » causé
dans le pays amène la dissolution de l'association des pensionnaires infirmes
comme celle de l'embryon de congrégation. Il faut de nouveau que Montfort,
apparemment vaincu, s'en aille.
XI
Au temps de Pâques de
l'année 1703, voilà, encore une fois, Montfort sur la route de Paris. Sa main
s'appuie sur le bâton familier. Son crucifix
resplendit sur sa
poitrine. Un rosaire enserre ses
reins. Il tient sous le bras un bréviaire malmené par les haltes et les
voyages. Dans son sac on trouverait une statue de Marie, une Bible, un recueil
de ses cantiques, la discipline qui lui sert à châtier les impudiques et
surtout à mater sa propre peau. Personne ne l'attend. Les portes qui lui
eussent été autrefois ouvertes ne lui sont plus accessibles. Dieu secrètement
l'attire, malgré presque sa volonté. Cette fois, ce n'est pas à l'Hôtel-Dieu,
mais à la Salpêtrière qu'il se dirige, usé par les fatigues du voyage. Tout
n'est que sévérité à la Salpêtrière, depuis ce nom qui lui fut donné lorsqu'on
y installa, sous Louis XIII, un arsenal. C'est une austère réplique aux
glorieux Invalides. Des pensionnaires de toutes catégories, mendiants,
forçats, fous et filles occupent les
quarante-cinq corps de bâtiments qui font de cet établissement une véritable
cité. La chapelle aux quatre nefs, et que surmonte un dôme construit à
l'intérieur de tonneaux découpés, est aujourd'hui une des plus lamentablement
délabrées de Paris.
A peine reposé, Montfort
devient l'infirmier des quelques milliers de misérables que Louis XIV a fait
hospitaliser à la Salpêtrière, sur le conseil de Vincent de Paul. Il a pour eux
des attentions, des délicatesses de maman. Il baise les plaies qu'il soigne. Il
dorlote ces gueux inconnus. Quand on veut l'indemniser, il refuse. S'il accepte
un jour des vêtements, car ses loques ne tiennent plus, il troque un chapeau
neuf contre celui d'un mendigot. Mais le personnel de l'hôpital estime que
l'ardeur de ce prêtre est une insulte, un reproche permanents à leur routine;
une conspiration est ourdie, s'organise; et un matin, sous son couvert, il
trouve un mot d'écrit lui signifiant son congé.
Rue du Pot-de-Fer, dans
un taudis dont personne ne veut, sous un escalier qui fait songer à celui de
saint Alexis, il s'estime heureux de pouvoir se réfugier, tandis que les sœurs
bénédictines du Saint-Sacrement veulent bien, comme autrefois, lui assurer un
repas quotidien. Il ne dispose que d'une misérable couchette et d'une écuelle
de terre, mais tout l'univers réside dans son réduit. Il est libre, libre,
libre. Il se meut dans l'étude des mystères de Dieu avec une joie qui n'a
d'égale que le mépris dont il se sait entouré. Il écrit : « Je suis plus que
jamais appauvri, crucifié, humilié. Les hommes et les diables me font, dans
cette grande ville de Paris, une guerre bien aimable et bien douce. Qu'on me
calomnie, qu'on me raille, qu'on déchire ma réputation, qu'on me mette en
prison, que ces dons sont précieux! que ces mets sont délicats! Ah! quand
serai-je crucifié et perdu au monde. » Ce langage magnifique, on le reconnaît.
Il est celui d'un vrai miles Christi.
C'est le langage d'un Paul. C'est le langage de la folie de la Croix.
Docile aux conseils de
son confesseur, Louis-Marie Grignion se remet à la prédication. Il se fait
entendre dans une chapelle souterraine de Saint-Sulpice, cependant que l'accès
du séminaire lui demeure rigoureusement interdit. Les Jésuites, de leur côté,
se dérobent : seul, son ancien professeur et directeur au collège de Rennes, le
Père Philippe Descartes, neveu du philosophe, lui est compatissant et soutient
ses espoirs. Blain vient quelquefois retrouver le frère de son âme, mais
l'attitude plus que circonspecte d'un Leschassier et d'un Brenier semble
ébranler sa fidélité. Va-t-il s'éloigner, comme tant d'autres? Peut-être
s'efface-t-il pendant quelque temps du moins, car Montfort déclare un jour : « Je
ne connais plus d'amis ici que Dieu seul; ceux que j'avais autrefois à Paris
m'ont abandonné. » Il est l'ordure, la balayure, celui qu'on n'écraserait sans
doute pas du pied, mais que l'on ne veut plus reconnaître, que l'on éprouve
quelque honte à avoir rencontré.
Toutefois, il ne cesse
de croire à ses fondations, celles dont il a jeté les bases comme celles dont
le rêve le poursuit obstinément. Il exhorte sa pauvre chère Marie-Louise de
Jésus, souvent persécutée, toujours vaillante et parfois héroïque jusqu'au
sublime. Il resonge à sa société de prêtres missionnaires, destinés à mener le
combat contre le jansénisme, et parvient à créer le séminaire de la future
Compagnie de Marie dans une école cléricale que dirige à Paris, rue des
Cordiers, près du collège Louis-le-Grand, son camarade, l'abbé Poulard des
Places.
Le cardinal de Noailles,
archevêque de Paris, le charge, entre temps, de réformer les Ermites du
Mont-Valérien. Leur communauté existait depuis le début du XVIIe siècle : tous
laïques, à la seule exception de leur supérieur, qui devait être prêtre, ils
vivaient de légumes, travaillaient la terre, confectionnaient des bas au métier
et gardaient le silence. Ils avaient dressé sur le mont qui domine la région
parisienne un imposant Calvaire où, à droite et à gauche de la croix du Christ,
figurait le gibet des deux larrons. Restauré en l'an 1634, ce calvaire, devait
être en 1840 transféré dans la clôture de l'église Saint-Pierre-de-Montmartre.
Il donnera à l'abbé Grignion, l'idée du monument dont le nom se trouve
étroitement associé à celui de Pontchâteau.
Auprès des solitaires,
qu'un contact avec le monde avait conduit à se relâcher de leur règle initiale
et que la gangrène janséniste commençait de corrompre, l'apostolat de Montfort
fut rapidement efficace et on le vit regagner en peu de temps sa cellule de la
rue du Pot-de-Fer et reprendre cette vie contemplative en laquelle réside le
secret de sa vie publique et de ses victoires. Mais Dieu veut ce pauvre
ailleurs que sous un étouffant escalier.
XII
« Monsieur, nous,
quatre cents pauvres, vous supplions très humblement, par le plus grand amour
de la gloire de Dieu, nous faire venir notre vénérable pasteur, celui qui aime
tant les pauvres, monsieur Grignion. » Ce naïf et touchant message, adressé au
supérieur de Saint-Sulpice, par les gens de l'hôpital de Poitiers, fit plus
auprès de Montfort que les supplications, deux fois répétées, de Mgr de la
Poype (de qui la précieuse Méthode des Ecoles charitables sera plus tard,
grandement profitable au fondateur d'écoles que fut Montfort). Il ne peut
résister à ceux qui voient en lui leur « Ange ». Une bonne âme lui remet dix
écus pour son voyage. Il s'empresse de les faire glisser dans la sébile d'un
mendiant. Là-bas il est investi de la charge de directeur de l'hôpital. Des
feux de joie s'allument pour le fêter. Les administrateurs eux-mêmes, si
formalistes et si près de leurs dossiers et de leurs papiers, sont en liesse.
Mais à ce jour de gloire succèdent de prosaïques et durs lendemains. Son
sous-directeur lui rend ce témoignage, qui vaut d'être reproduit tout entier et
qui montre à quel prix Montfort acheta le relèvement d'une œuvre qu'une année
de désordre et de divisions avait tout simplement mise par terre : « Les
travaux de M. Grignion étaient si pénibles à la fois pour son âme et pour son
corps; ses exercices de piété si continuels et ses mortifications si
ininterrompues que j'ai toujours regardé comme une sorte de miracle qu'il ait
pu faire tout cela sans mourir mille fois... L'oraison mentale, l'office divin,
la célébration des saints mystères, les exercices du confessionnal, la
prédication, les catéchismes, la visite des malades ou des pécheurs, le chant
des cantiques spirituels, l'occupaient continuellement et incessamment. Malgré
des travaux si pénibles, il jeûnait sévèrement et exactement trois fois par
semaine..., et son unique repas était alors un potage maigre, avec deux œufs et
un peu de fromage. Toujours il était chargé de chaînes de fer autour du corps
et des bras, si étroitement qu'à peine pouvait-il se courber, et meurtri par
des macérations sanglantes et fréquentes. Il couchait sur un peu de paille, et
fort mal couvert. Il ne mangeait souvent que du pain bis, et mettait toujours
les deux ou les trois quarts d'eau dans son vin. A tous nos repas du soir et du
matin, il faisait ordinairement mettre à notre table un pauvre, et
ordinairement ce pauvre, dont il buvait le reste, était ou écrouellé ou atteint
de quelque autre mal dangereux et capable de causer de l'horreur. Cependant il
n'en a jamais été incommodé.
» M. Grignion avait un
don particulier pour adoucir les pauvres, souvent irrités par les rigueurs d'un
hôpital, et, quand il trouvait de la résistance, ou que la correction
aigrissait leur mauvaise disposition, il se mettait à genoux, fût-ce dans la
boue, tête nue, en leur promettant qu'il ne se lèverait point qu'il ne les vît
tranquilles; aussitôt ils se mettaient eux-mêmes à genoux et demandaient
pardon. Et quand, dans toutes ces rencontres et autres semblables, il essuyait
quelque outrage piquant jusqu'au vif, comme il lui arrivait presque tous les
jours, il avait coutume de dire que c'était là son gain personnel et la
récompense de sa bonne intention. »
Mais décidément cet
hôpital était un lieu impossible. Il semble que le Malin se soit particulièrement
appliqué à y déchaîner les jalousies et les colères. Montfort, après quelques
mois d'enthousiaste popularité, connaît de nouveau la morsure des calomnies, le
venin de la mauvaise foi. De qui prendra-t-il conseil, maintenant, devant une
résistance à son influence qui lui paraît humainement insurmontable? Il
s'humiliera jusqu'à s'adresser à la jeune novice qu'il a introduite dans cette
maison et qu'il devra y laisser seule : « Mon Père, lui répond-elle, avec la
hardiesse des enfants de l'Esprit d'en haut, il vaut mieux que vous quittiez
l'hôpital. »
Le même soir, Montfort
démissionnait.
XIII
Grignion de Montfort a
trente et un ans, et l'heure a sonné de sa véritable mission, de l'activité
pour laquelle il se sait placé parmi les hommes. Non pas qu'il ait considéré
comme une tâche secondaire les très humbles fonctions qu'il lui fut donné de
remplir auprès des pauvres; mais plus que les corps malades le préoccupent les
âmes rongées par le péché, les âmes qui n'accomplissent pas leur destinée, dont
la vie passe à côté de l'Amour. Il risque auprès de Mgr de La Poype une
démarche osée, qu'il n'eût jamais voulu tenter précédemment mais qu'il n'a plus
aucune raison de différer. Qu'on lui permette de prêcher des missions à
Poitiers et dans le pays environnant; qu'il lui soit loisible de relever les
temples qui s'écroulent et de pourvoir aux besoins spirituels des âmes : voilà
ce qui lui tient à cœur et qu'il attend de son chef. Mgr de La Poype approuve
et donne avec confiance son licet.
Montfort sera directeur de la maison dite des « Pénitentes », sise au milieu de
la ville, et de là il pourra, aidé de quelques autres prêtres, bien choisis,
étendre son rayon d'action dans tous les quartiers.
Le missionnaire se
prépare par une retraite de dix jours, au cours de laquelle les assauts de
Satan se feront plus furieux que jamais. Mais le voilà prêt. Equipé à neuf,
armé jusqu'aux dents, il entre en campagne, et ce que l'on voit d'abord en
pleine lumière, quand il avance vers ces auditoires populaires, c'est son
crucifix tendu à grande distance de son corps déchiré par les macérations. De
l'orateur, il possède les plus beaux dons. Sa formation théologique est sans
faille. Sa connaissance des hommes, sans lacune. Sa physionomie possède un
relief qui attire et qui retient. Son regard merveilleusement expressif lance
des jets de feu, où une immense bonté s'associe aux sévérités nécessaires. Sa
voix est ardente, pleine et puissante. Il sait ce qu'aiment et ce qui frappe
les foules : les images familières, les comparaisons saisissantes, les
concrétisations hardies viennent sans recherche, affluent, illuminent le sujet
et en gravent inoubliablement les données dans les esprits et dans les cœurs.
Par des emprunts à la vie quotidienne, aux préoccupations terre à terre de ses
auditeurs, il fait passer le rappel des sublimes réalités. Sa théologie
s'appuie sur la terre, sur la tâche des hommes, sur leur besoin vital, sur leur
amour, sur leur misère, sans que la moindre tendance immanentiste avant la
lettre n'y puisse être décelée. Il est des orateurs, d'ailleurs fort éloquents,
qui s'écoutent déroulant, en deux ou trois points, la fresque de tel ou tel
mystère sacré, sans soupçonner que, du plein ciel où ils les appellent, ceux
qui les écoutent sont pratiquement incapables de reporter dans leurs allées et
venues de tous les jours les enseignements dont ils les ont nourris. Ni un
Montfort, ni plus près de nous un Curé d'Ars ne perdent de vue que ce que
l'homme de la rue va chercher au pied d'une chaire, c'est le moyen de donner un
sens à une besogne matérielle, à des difficultés ménagères, à des soucis de
citoyen qui, jour après jour, pèsent sur son existence et le penchent toujours
un peu plus sur la poussière d'où il est issu et d'où il voudrait s'évader.
L'attention de son
auditoire connaît-elle quelque relâchement? Ou veut-il le récompenser d'une
assiduité méritoire? Montfort sortira de sa « réserve » son pieux arsenal
d'images, sa sainte bimbeloterie, son appareil de bougies et de fleurs dorées,
ses régimes de croix et de médailles. Moyenâgeux jusqu'à l'allure en ce xviiie siècle commençant, il
reprend la tradition abandonnée des drames et des mystères, et se plaît
notamment à jouer la « Mort du Pécheur » qui oppose le prêtre et les bons anges
aux esprits sataniques. Ses sermons seront rituellement précédés et suivis du
chant des cantiques qu'il a composés, qu'il entonne lui-même et qu'il invite la
foule à reprendre en chœur. Ces cantiques, dont un gros recueil a pu être
constitué, sont encore sur toutes les lèvres : c'est le « Vive Jésus, vive sa
Croix » qui préside aux innombrables érections de calvaires; c'est ce
chef-d'œuvre qui s'intitule « 0 l'Auguste Sacrement » et qui, comme les hymnes
de l'Aquinate, contient, en quelques strophes, toute la doctrine eucharistique;
ce sont les chants de pénitence tels que « Sous le firmament, tout n'est que
changement»; «Reviens, pécheur, à ton Dieu qui t'appelle »; ce sont surtout les
morceaux dédiés à la Vierge et qui odorent comme la rose devant les mois de
Marie de village : ainsi le « Je mets ma confiance » et « Par l'Ave Maria, le
péché se détruira »... Enfin, il ne quitte pas une paroisse sans y créer des
confréries du Saint-Sacrement, du Rosaire, et des Sociétés de Vierges et de
Pénitents assujettis à certains pieux exercices et qui renonçaient au mariage
pour un an.
Montfort prêche sa
première mission dans le faubourg de Montbernage, où pêle-mêle vivent des
ouvriers terrassiers, des aubergistes et de très modestes commerçants; le soir,
il ne fait guère bon s'y aventurer : des filles et de mauvais garçons y sont à
l'affût des aubaines. Des hurlements de haine accueillent l'homme à la soutane.
Des injures grossies d'obscénités le soufflettent en plein visage. Calme,
souriant, Montfort aborde les plus enragés, leur tend la main, s'informe de
leur santé, trace sa bénédiction sur des fronts d'enfants, et parle avec tant
de douceur, tant d'amour ému et vrai qu'il gagne peu à peu la sympathie de ce
peuple hétéroclite. Comme il n'y a là ni église ni chaire, il rassemble son
monde dans une grange dite de la Bergerie, où le soir danse la folle jeunesse
du quartier, devant un haut crucifix et des étendards figurant les mystères du
Rosaire. Ce lieu d'abomination sera élu pour centre de la mission. Des
processions, parcourant les rues du faubourg, y mèneront la foule des hommes
qui, au lieu d'insulter grossièrement les prêtres comme autrefois, suivront, la
tête découverte, la croix du Christ, et chanteront avec foi les cantiques du
repentir. Le dernier jour, chacun baisera une statuette de la Vierge en disant
: « Je me donne tout entier à Jésus-Christ, par les mains de Marie, pour porter
ma croix à sa suite, tous les jours de ma vie. » Pendant quarante ans, un
ouvrier, Jacques Goudeau, se chargera d'assurer un prolongement à cette
magnifique mission en récitant, dimanches et fêtes, la prière. Les Filles de la
Sagesse gardent précieusement, aujourd'hui, l'oratoire installé dans l'ancienne
grange et où l'on vénère une image de Notre-Dame offerte par Montfort et qui
porte le nom de « Notre-Dame-des-Cœurs ».
L'étonnant missionnaire
est tellement attaché à son œuvre qu'il se refuse les plus naturelles et les
plus pures joies humaines. A vrai dire, son détachement date de son départ de
Rennes, mais une lettre, datant de l'époque de ses premières missions, nous
laisse voir à quel point il est consommé. Il dit à sa mère : « Quoique je ne
vous écrive pas, je ne vous oublie pas dans mes prières et sacrifices. Je vous
aime et honore d'autant plus parfaitement que ni la chair ni le sang n'y ont
plus de part. Ne m'embarrassez point de mes frères et sœurs. J'ai fait pour eux
ce que Dieu a demandé de moi par charité; je n'ai, pour le présent, aucun bien
temporel à leur faire, étant plus pauvre que tous; je les remets, avec toute la
famille, entre les mains de Celui qui l'a créée. Qu'on me regarde comme un
mort! Je le répète, afin qu'on s'en souvienne: Qu'on me regarde comme un mort!
»
C'est encore au même
moment qu'il rencontre, par hasard, dans l'église des Pénitentes, un jeune homme
inconnu, originaire de Bouillé-Loretz, Deux-Sèvres, et qui prie comme un
prédestiné. Montfort l'appelle et, après quelques minutes de conversation, lui
dit simplement, comme le Christ à ses premiers disciples : « Suis-moi. » Ce
sera le frère Mathurin qui, désormais, ne quittera plus le missionnaire, fera
avec lui le catéchisme et enseignera de jeunes écoliers.
Mais les missions vont
se succédant dans les paroisses de Poitiers et dans les environs, à Saint-Savin
notamment. A l'église des Calvairiennes, où chaque soirée fut triomphale,
Montfort eut l'idée d'inviter les fidèles à apporter sur une place proche de
l'église les livres et les gravures impudiques qu'ils pouvaient avoir chez eux.
Près de cinq cents volumes furent ainsi amoncelés en forme de bûcher. Il se
proposait d'y allumer le feu après le sermon. Mettant à profit son absence, des
jeunes gens dressèrent au-dessus du tas un mannequin représentant une femme
dont les boucles d'oreille étaient des saucisses. Le grand vicaire M. de
Villeroi, avisé en l'absence de l'évêque, vint sur les lieux et, coupant la
parole à l'abbé Grignion qui donnait alors son sermon, le somma de se taire et
de renoncer à son autodafé comme à la plantation de croix qui «levait avoir
lieu à la fin de la cérémonie. Après le départ du vicaire général, Montfort dit
simplement : « Mes frères, nous nous disposions à planter une croix à la
porte de cette église. Dieu ne l'a pas voulu. Nos supérieurs s'y opposent.
Plantons-la dans nos
cœurs : elle y sera mieux placée que partout ailleurs. » L'auditoire fut
grandement touché et retint ces paroles plus que le souvenir du pénible
incident. Mais les livres licencieux furent ramassés, en grand désordre, par
des écoliers, et bientôt Mgr de la Poype interdira toute prédication à
l'infortuné missionnaire et lui fera comprendre que sa présence dans le diocèse
est désormais indésirable.
XIV
Il reste toujours à
Montfort la ressource de la route. Or, la route la plus courte, pour lui, en ce
moment est celle qui mène à Rome, au visage visible du Christ invisible. Il
plante son cher frère Mathurin à Poitiers, où celui-ci attendra ses consignes.
Il laisse des instructions précises et le partage de ses vastes espoirs à la
sœur Marie-Louise de Jésus. A ceux qu'il vient de renouveler par la vertu de
l'Evangile vivant, il adresse ce message tout plein des battements de son cœur
:
« Chers habitants de
Montbernage, Saint-Saturnin, la Résurrection et autres, qui avez profité de la
mission que Jésus-Christ, mon maître, vient de vous faire.
» Ne pouvant vous parler
de vive voix parce que la sainte obéissance me le défend, je prends la liberté
de vous écrire sur mon départ comme un pauvre père à ses enfants, non pas pour
vous apprendre des choses nouvelles, mais pour vous confirmer dans les vérités
que je vous ai dites. L'amitié chrétienne et paternelle que je vous porte est
si forte, que je vous garderai partout dans mon cœur, à la vie, à la mort et
dans l'éternité...
» Souvenez-vous donc,
mes chers enfants, ma joie, ma gloire et ma couronne, d'aimer ardemment
Jésus-Christ, de l'aimer par Marie, de faire éclater partout et devant tous
votre dévotion véritable à la très Sainte Vierge, notre bonne Mère, afin d'être
partout la bonne odeur de Jésus-Christ, afin de porter constamment votre croix
à la suite de ce bon Maître et de gagner la couronne et le royaume qui vous
attend; ainsi, ne manquez point d'accomplir et pratiquer fidèlement vos
promesses de baptême et à dire tous les jours votre chapelet en public ou en
particulier, à fréquenter les sacrements, au moins tous les mois.
» Je prie mes chers amis
de Montbernage, qui ont l'image de ma bonne Mère et mon cœur, de continuer et
augmenter la ferveur de leurs prières, de ne point souffrir impunément dans
leur faubourg les blasphémateurs, jureurs, chanteurs de vilaines chansons et ivrognes.
» Il faut, mes chers
amis, il faut que vous serviez d'exemple à tout Poitiers et aux environs.
Qu'aucun ne travaille le jour des fêtes gardées; qu'aucun n'étale et
n'entr'ouvre pas même sa boutique, et cela contre la pratique ordinaire des
boulangers, bouchers et revendeuses, et autres qui volent à Dieu son jour, et
qui se précipitent malheureusement dans la damnation, quelques beaux prétextes
qu'ils apportent, — à moins que vous n'ayez une véritable nécessité reconnue
par votre digne curé.
» Ne travaillez point
les saints jours en aucune manière, et Dieu, je vous le promets, vous bénira
dans le spirituel, et même le temporel, en sorte que vous ne manquerez pas du
nécessaire. Je prie mes chères poissonnières de Saint-Simplicien, bouchères,
revendeuses et autres, de continuer le bon exemple qu'elles donnent à toute la
ville par la pratique de ce qu'elles ont appris dans la mission...
» ...Il ne faut pas
douter qu'étant unique (sans doute seul) et pauvre, je périrai, à moins que la
très Sainte Vierge et les prières des bonnes âmes, et en particulier les
vôtres, ne me soutiennent et ne m'obtiennent de Dieu le don de la parole, ou la
divine Sagesse, qui sera le remède à tous mes maux et l'arme puissante contre
mes ennemis. Avec Marie, tout est aisé; je mets ma confiance en elle, quoique
le monde et l'enfer grondent. C'est par Marie que je cherche et que je
trouverai Jésus, que j'écraserai la tête du serpent et que je vaincrai tous mes
ennemis et moi-même pour la plus grande gloire de Dieu.
» Adieu, sans adieu; car
si Dieu me conserve la vie, je repasserai par ici, soit pour y demeurer quelque
temps, soumis à l'obéissance de votre illustre prélat, si zélé pour le salut
des âmes et si compatissant à mes infirmités, soit pour passer dans un autre
pays, parce que, Dieu étant mon Père, j'ai autant de lieux ou demeures qu'il y
en a où il est injustement offensé par les pécheurs... »
Nous sommes au début du
carême de l'an 1706. A pied, tel que nous l'avons vu se rendre à Fontevrault,
aux Ardilliers, à Paris et autres lieux, le Père de Montfort — on ne le connaît
plus que sous ce vocable — se dirige à grande allure, au mépris des mépris,
vers la capitale de la catholicité. Il faut renoncer à vouloir donner une idée
même approximative des fatigues, des souffrances et des humiliations d'un tel
voyage. Montfort n'est cependant pas seul. Un écolier espagnol, qui a trente
sous en poche pour les quinze cents kilomètres du parcours, lui demande de
l'accompagner, mais il le contraint, en retour, à abandonner son modeste pécule
aux mendiants de la route pour que, comme lui, il n'attende rien que d'un
secours providentiel.
L'Ombrie, mesurée,
claire, douce, accueillante, put reconnaître en la personne du missionnaire
breton un frère authentique de François Bernardone. Les pierres d'Assise, les
roses épanouies des temples franciscains, les oliviers aux flammes vives, les
pampres paresseusement allongés comme de démesurés reptiles, les cyprès
adorateurs le virent monter, degrés par degrés, au plus haut du Subasio. Il
devait y laisser choir son corps épuisé et s'élever son âme, jamais plus
enthousiaste, devant l'autel où saint François avait aimé l'Amour que les
hommes n'aiment pas. A Lorette, il vécut quinze jours dans l'intimité de la
première famille chrétienne rendue plus sensible par la Santa Casa, déposée, au xiiie
siècle, par les Anges. Un habitant le voyant célébrer la messe avec un
recueillement inaccoutumé chez les autres prêtres lui offrit l'hospitalité. Il
lui restait encore une longue étape à parcourir avant d'arriver à Rome. Dès
qu'il aperçut le dôme de Saint-Pierre, il verse des larmes, tombe à genoux, ne
peut contenir la joie dont son cœur déborde. Il ne veut plus désormais que
marcher pieds nus et il suspend à son bâton ce qui reste de ses souliers.
Le 6 juin, le Père de Montfort
est reçu en audience par le pape Clément XI. Il lui expose sa doctrine
ascétique relative au rôle et aux: prérogatives de Marie, corédemptrice de
l'humanité, et son plan d'évangélisation. Non seulement cette doctrine et ce
plan furent hautement approuvés par le Souverain Pontife, mais ce dernier
conféra à son fils spirituel le titre officiel de missionnaire apostolique, qui
constituera une recommandation et une introduction auprès des évêques de
France. Comme Montfort, tenu en suspicion jusque-là par ceux-ci, demande au
Saint Père s'il n'y a pas là une indication du Ciel et s'il ne doit pas quitter
son pays et gagner les missions lointaines, il s'entend formellement répondre :
« Votre zèle a un assez vaste champ en France. N'allez point ailleurs, et
travaillez avec une parfaite soumission aux évêques, dans les diocèses où vous
serez appelé. Dieu, par ce moyen, donnera bénédiction à vos travaux. »
A la fin de l'audience,
Clément XI bénit et indulgencia un crucifix d'ivoire que lui présenta Montfort.
Fixé au bout de son bâton de pèlerin, ce crucifix l'assistera dans tous ses
voyages.
A peine rentré de Rome,
il se rend à Ligugé, à l'abbaye Saint-Martin. Les Jésuites occupent provisoirement
cette maison bénédictine. Le frère Mathurin, qui l'y attend, ne le reconnaît
pas. A Poitiers, M. de Villeroi, devenu omnipotent, l'expulse, sans attacher
d'importance au titre dont le pape l'a honoré. A Fontevrault, il est congédié
du monastère comme un simple vagabond. A Saumur, où il se rend après avoir été
prier Notre-Dame des Ardilliers, il aide elle qui deviendra la bienheureuse
Jeanne de la Noue à élaborer les statuts de la congrégation de Sainte-Anne. Au
Mont Saint-Michel, il reçoit de l'Archange l'invulnérabilité d'âme dont il a
besoin pour ravir à Lucifer une multitude de proies humaines.
XV
Le Père de Montfort
éprouve-t-il le besoin de reprendre contact avec son pays nourricier? On le
retrouve à Rennes, peu après son pèlerinage au Mont-Saint-Michel, et, au lieu
de descendre chez ses parents qui y habitent et qui l'eussent peut-être
détourné de sa vocation, il s'installe chez une vieille femme, dans un taudis
où fré quentent des rouliers, et où, pour peu d'argent, on lui sert du lait et
des galettes de blé noir. C'est là que le découvre son oncle M. de la Visuelle-Robert,
sacriste à l'église Saint-Sauveur. Sur ses instances, il accepte d'aller dîner
une fois dans sa famille, où il se montre plus gai et plus enjoué qu'il n'a
jamais été. L'évêque de Rennes, Mgr de Beaumanoir de Lavardin, ami de la
marquise de Sévigné (elle écrit à son sujet : « c'est un homme admirable; il ne
pèse rien, ni ses gens aussi; ...on le voit peu, il trotte assez, et ne hait
pas d'être dans sa chambre »), veut bien l'autoriser à prêcher dans les
communautés et dans les paroisses. Cependant, il joue et ruse avec les foules
trop enclines à l'idolâtrer, il semble se plaire à leur ménager des étonnements
: un jour, il refuse de prêcher et dit qu'il se contentera de méditer à voix
haute; lorsqu'il arrive aux souffrances de Jésus, tout l'auditoire, en larmes,
se prosterne.
On voudrait qu'il restât
dans le diocèse de Rennes; mais il disparaît. On le retrouve, à la Toussaint de
1706, au village de la Béchelleraie, où vivait encore sa nourrice, la mère
André. Il a chargé son fidèle frère Mathurin de demander à cette dernière si
elle veut bien l'héberger, mais il recommande qu'on ne le nomme pas. La
mauvaise réputation du missionnaire vagabond est telle que la vieille femme
refuse de le recevoir. Quand elle apprendra, quelques jours plus tard, qui il
est, elle viendra s'excuser en pleurant. Montfort, par compassion, accepte de
prendre un repas chez elle, mais il ne voulut pas y loger. « André, André, lui
dit-il, si, hier soir, je vous avais demandé le couvert au nom du prêtre
Grignion de Montfort, vous me l'auriez accordé. Je vous l'ai demandé au nom de
Jésus-Christ, votre Dieu et le mien, et vous me l'avez refusé. C'est une grande
faute que vous avez commise, non pas contre moi, mais contre Jésus-Christ. »
Sollicité par le bon
chanoine Jean Leuduger, de Saint-Brieuc, supérieur des missionnaires de ce
diocèse, de qui il avait entendu parler dès le collège et à qui, se trouvant à
Nantes chez M. Levêque, il avait déjà rêvé d'offrir ses services, il organise
missions et retraites de février à septembre 1707. A La Chèze, il vient
accomplir à la lettre une prophétie de saint Vincent-Ferrier qui, devant les
ruines de la chapelle de Notre-Dame de Pitié, avait dit trois cents ans plus
tôt, entrevoyant le relèvement de ce sanctuaire : « Cette œuvre de
réparation est réservée à un homme que le Tout-Puissant fera naître dans les
temps reculés, homme qui viendra en inconnu, qui sera beaucoup contrarié et
bafoué, et qui cependant, avec la grâce de Dieu, viendra à bout de cette
entreprise. » A Montcontour, le Père de Montfort s'attaque à des jeunes gens et
à des jeunes filles qui dansent, accompagnés de violons, un jour de dimanche.
Il s'empare des instruments et veut les briser. Il s'agenouille devant les
danseurs et, d'une voix éclatante, leur crie : « Que tous ceux qui sont du
parti de Dieu fassent comme moi. » Et Bretons et Bretonnes d'imiter l'impétueux
missionnaire et de réciter avec lui des dizaines de chapelet. Ne s'avise-t-il
pas, dans la même localité, de profiter d'une exceptionnelle affluence pour
entreprendre une quête en faveur des âmes du Purgatoire, ce qui était contraire
aux habitudes de ses confrères? Les prêtres qui l'assistent dans cette mission
se scandalisent et se plaignent fortement en présence de M. Leuduger. Par
faiblesse, celui-ci informe le Père de Montfort qu'il se passera désormais de
son concours.
Réconforté, remis encore
« à neuf » par une retraite au prieuré de Saint-Lazare, le Missionnaire du Pape
va bientôt descendre vers Nantes. Ses parents le supplient, entre temps, de
revenir chez eux. « Je veux bien, dit-il tranquillement, mais à condition que
vous ferez un grand repas, pour que j'y puisse convier tous mes amis. » Au jour
fixé, il fait entrer dans la salle-à-manger familiale tout ce qu'il peut
rencontrer de mendiants, d'aveugles et d'éclopés dans les mauvais quartiers de
Rennes. Il songe à faire édifier, sur la butte de la Motte, qui s'élève au
milieu de la vallée du Meu, un calvaire semblable à celui du Mont-Valérien. La
croix principale est achetée. Les travaux commencent. Mais brusquement le duc
de la Trémoille, circonvenu par des prêtres jansénistes, s'oppose au
projet de Montfort. « Quoi que vous fassiez, déclare le
missionnaire à l'envoyé du duc, ce lieu deviendra un lieu de prières. » Je ne
saurais dire si la prédiction s'est réalisée, mais pendant des siècles elle
s'est répétée de foyer en foyer au pays de Montfort-sur-Meu.
XVI
On suppose que c'est à
l'intervention du grand chantre de la cathédrale, M. Barrin, son ami de
toujours, que le Père de Montfort dut d'aller prêcher des missions dans le
diocèse de Nantes. L'année 1708 le vit, régulièrement accompagné de frère
Mathurin et d'un nouveau disciple, le frère Jean, dans la paroisse
Saint-Similien, puis à Vallet, pays où mûrit ce fameux vin de muscadet qui
marque l'unité du pays nantais; à la Chevrolière où le curé en personne vint
dans l'église faire obstacle à la prédication du saint missionnaire, épreuve
qui combla de joie ce dernier au point que, sur-le-champ, il fit entonner le Te
Deum; enfin à Vertou et à Saint-Fiacre. Dès le premier jour, à Vertou, la foule
accourut en si grand nombre que le Père de Montfort s'en émut. « Son air
affligé, devait rapporter plus tard le prêtre qui l'assistait, me fit croire à
quelque grand malheur. Il me dit, en soupirant d'une manière si triste qu'il me
glaça le cœur : « Mon cher ami, que nous sommes mal ici ! — Point du tout, lui
répondis-je. Où irions-nous pour être mieux? Nous avons tout à souhait et tout
en abondance. — C'est que nous sommes ici trop à notre aise, me répliqua-t-il;
nous sommes très mal, notre mission sera sans fruit, parce qu'elle n'est pas
appuyée et fondée sur la croix. Nous sommes ici trop aimés ! Voilà ce qui me
fait souffrir. Point de croix, quelle croix ! » La mission ne devait pas moins
réussir.
L'année suivante,
l'apôtre intrépide se rend à Campbon, à Pontchâteau[6],
à Crossac, à Besné, à la Boissière-du-Doré, à la Renaudière, à Landemont, à
Saint-Sauveur de Landemont, à Missillac, à Herbignac, à Camoël. La plus
retentissante de toutes ces missions devait être celle de Pontchâteau. Tout
près de ce bourg s'élève une colline d'où la vue s'étend jusqu'à Guérande, Saint-Nazaire
et Saint-Gildas et d'où l'on peut compter plus de trente clochers. Hanté par le
souvenir du Mont-Valérien, le Père de Montfort avait demandé aux paroissiens,
au cours de la mission, de dresser là un calvaire, sur un tertre qui permît de
l'apercevoir encore de plus loin. Trente-six ans plus tôt, le jour même de la
naissance de Montfort, des croix lumineuses étaient apparues à cet endroit et
des témoins dignes de foi s'en souvenaient. Architecte et entrepreneur, il
avait établi le plan, et s'était occupé des premiers charrois de pierres et de terre.
C'était, au vrai, une entreprise gigantesque. Durant quinze bons mois,
ouvriers, paysans et nobles, hommes et femmes, jeunes filles et enfants
travaillèrent, au chant des cantiques, pour la gloire du Crucifié. On vint de
Bretagne et de Normandie, on vint de Vendée, de Flandre et même d'Espagne
grossir le nombre des enthousiastes chrétiens qui, animés d'un esprit digne de
celui des foules du moyen âge, attestaient ainsi magnifiquement leur foi. La
croix du Christ est teinte en rouge, couleur de la pourpre royale; celle du bon
larron en vert, couleur qui symbolise le don de l'âme; celle du mauvais larron
en noir, ce qui signifie l'abandon de toute espérance. Les quinze Pater et les
cent cinquante Ave du Rosaire se trouvent figurés par des sapins et des cyprès
disséminés autour de la colline. Les statues de Notre-Dame de Pitié, de saint
Jean et de sainte Madeleine sont en place. Et le 14 septembre, jour de
l'Exaltation de la Sainte-Croix, doit avoir lieu l'inauguration qui attire déjà
des foules et des foules. Voilà que la veille, le Père de Montfort est avisé
que l'évêque de Nantes défend de procéder à la bénédiction. Que s'est-il passé?
Il vole vers Nantes. On lui apprend que Louis XIV, auprès de qui l'on a fait
valoir qu'en cas de descente les Anglais pourraient s'abriter dans la
forteresse (sic) qui vient d'être construite, a ordonné que celle-ci soit
immédiatement détruite. Montfort tombe alors à genoux et s'écrie : « Le
Seigneur a permis que j'aie fait faire le calvaire; il permet maintenant qu'il
soit détruit, que son saint nom soit béni! » Au xixe
siècle, le Calvaire de Pontchâteau devait être réédifié grâce au concours de
nombreuses paroisses, et aujourd'hui il est un des lieux de pèlerinage les plus
fréquentés de tout l'Ouest.
Le missionnaire, si
cruellement éprouvé et toujours si magnifiquement courageux, prêche encore à
Assérac, dans la paroisse nantaise de Saint-Donatien, où l'on peut encore
aujourd'hui visiter la curieuse chapelle de Notre-Dame-des-Cœurs, pleine de
souvenirs le concernant, et enfin à Saint-Molf où lui parvint l'ordonnance de
l'évêque de Nantes lui interdisant tout ministère dans son diocèse. Les
Jésuites, qui, depuis son enfance à Rennes, n'avaient guère cessé de lui être
très accueillants, lui donnèrent la possibilité de faire chez eux, dans leur
maison de Nantes, une retraite pour laquelle il utilisa les Exercices de
Saint-Ignace. Il regagna ensuite, rue des Hauts-Pavés, la maison dite des
Incurables, qui lui servait de pied-à-terre au temps de ses missions. Pendant
les crues terribles de la Loire, au cours de l'hiver de 1710, le dévouement de
l'homme de Dieu fit l'admiration de tous les Nantais? Il s'improvise quêteur
pour obtenir des vivres. Il sait entraîner les bateliers qui n'osent exposer
leur vie pour aller au secours des enfants et des femmes retenus dans des
maisons menacées. Mais son inaction dans la voie qu'il sait être la sienne lui
est de plus en plus lourde. De Poitiers, Rennes, Saint-Brieuc, Nantes, quatre
évêques l'ont chassé; dans quatre diocèses il n'est plus chez soi. Que va-t-il
devenir? Voilà qu'en même temps les évêques de Luçon et de La Rochelle font
appel à son zèle pour lutter, dans leurs diocèses, contre la lèpre des erreurs
calvinistes.
XVII
Montfort en Vendée!
Comment dire l'investissement d'un pays par un tel apôtre? Ce sera beau, et
d'une grandeur indépassable, ce soulèvement, plus tard, de tout un peuple à qui
l'on veut enlever son Christ et sa foi, ce soulèvement qu'il a prévu et qu'il a
prophétisé. Mais le plus beau, le plus grand, n'est-ce pas cette conquête
spirituelle, sans autre arme que l'Evangile et la Croix, par un seul homme, de
la Vendée?
C'est par La Garnache
qu'en 1711, sur mandat de Mgr Salgues de Lescure, évêque de Luçon, dont la
famille devait plus tard donner naissance au « saint du Poitou », que le Père
de Montfort, tenté d'abord par l'idée de gagner La Rochelle, commença dans le
pays connu plus tard sous le nom de Vendée, ce merveilleux apostolat sans
lequel l'épique résistance de 1793 n'eût pas été possible. La Garnache,
autrefois place forte, surveillait l'Océan. Bien avant qu'un imposant château
aux murs épais pût assurer sa sécurité, une motte féodale, aujourd'hui plantée
de vignes et que surmonte une statue de Notre-Dame-de-la-Victoire, représentait
le rempart naturel des populations de toute la région. La « ville » n'est plus
qu'un bourg, tranquille et pacifique comme le Liré de du Bellay. Lorsque
Montfort y vint prêcher, La Garnache avait pour curé l'abbé Louis Dorion, qui
avait lui-même sollicité la venue du réputé missionnaire. Une tradition veut
que, dans le jardin de la cure, celui-ci ait été vu en compagnie de la Vierge.
A cette « belle dame blanche », comme disaient les gens de La Garnache, il fera
construire une chapelle. Les pauvres eurent, dès l'abord, une place de choix
dans sa prédication. Une famille riche de la région ayant fermé ses portes à
des indigents, Montfort prophétisa que « les dames verraient leurs franges de soie
changées en misérables haillons », ce qui ne manqua pas d'arriver. Le bon
vouloir des fidèles ne lui suffisait pas. Il exigeait davantage. Il pria chacun
des paroissiens de La Garnache de prendre avec soi un pauvre pendant tout le
cours de la mission; pour lui, il servait à sa propre table deux des plus
répugnants.
A
Saint-Hilaire-de-Loulay, aux portes même de Montaigu, Montfort sera moins
heureux qu'à La Garnache. Le curé, après l'avoir fait appeler, refuse de le
recevoir et lui déclare que la mission est ajournée; il devra passer la nuit
chez une brave vieille qui ne dispose pour nourriture que d'un morceau de pain
noir et comme gîte que d'une masure avec un peu de paille. Les Dames de Fontevrault
ont, le lendemain, sa visite, à Montaigu, où il célèbre la messe. Il n'a que le
temps de les révéler à elles-mêmes, en des entretiens spirituels qui leur
laissent l'impression d'avoir vu passer un ange de Dieu.
Puis Montfort descend
jusqu'à Luçon. Aucun lieu de Vendée, si ce n'est Chavagnes, ne correspondrait à
Saint-Laurent-sur-Sèvre, « sa ville » par excellence, autant que Luçon, et
cependant il ne s'y attarde guère. La cathédrale semble commander toute une
communauté ayant les limites mêmes de la ville épiscopale, et les allées et
venues des ecclésiastiques, le long de ses rues, rappellent celles du quartier
Saint-Sulpice, à Paris. Les Pères Jésuites y dirigent le grand séminaire. Il
frappe à leur porte, avec l'intention de faire chez eux une nouvelle retraite,
et c'est les bras ouverts qu'on l'accueille. Le futur fondateur de la Compagnie
de Marie garde une prédilection très accusée pour les fils de la Compagnie de
Jésus, et les Exercices de Saint-Ignace lui sont particulièrement chers. Un
matin, on le surprend en extase pendant sa messe, et on a le plus grand mal du
monde à le faire revenir à lui. Les Capucins, voisins des Jésuites,
n'apprennent pas sans envie la présence au milieu d'eux d'un Saint. Invité par
eux, il se laisse doucement circonvenir : tous les ordres religieux ont une
place dans son amour, et les enfants de ce saint François qu'il rappelle par
plus d'un trait, le verront bientôt dans leur maison. Il y composera son
cantique sur le respect humain.
Mgr de Lescure, qui
reçut le missionnaire avec les plus grands égards, lui fit part de son désir de
l'occuper dans son diocèse à son retour de La Rochelle. Une allusion aux
hérétiques albigeois, au cours d'un sermon qu'il donna à la cathédrale de
Luçon, en présence de l'évêque, lui-même originaire d'Albi, fit sourire des
chanoines du chapitre. Il crut, instruit de sa gaffe, devoir s'excuser auprès
du prélat, mais ce dernier, avec la meilleure grâce, l'arrêta : « Monsieur de
Montfort, dit-il, d'une mauvaise souche il sort quelquefois de bons rejetons. »
A La Rochelle,
l'intrépide apôtre, fort d'un premier succès remporté dans la paroisse de Lhoumeau,
prêcha d'abord une retraite à la chapelle de l'hôpital Saint-Louis. L'évêque,
Mgr de Champflour, lui assigna comme programme une mission pour les hommes, une
autre pour les femmes et une troisième pour les soldats de la garnison. La
Rochelle était une des citadelles du calvinisme, et on supposait que le Père de
Montfort y combattrait l'erreur en controversiste acharné et avec un grand
renfort d'érudition apologétique. Au lieu de cela, il fit un tel exposé de la
vérité catholique, il s'exprima avec tant de bonne foi et de douce persuasion,
il sut faire un si vibrant appel à l'aide toute-puissante de la prière qu'il
toucha jusqu'aux larmes ses premiers auditeurs; il dut souvent même
s'interrompre et leur dire : « Mes chers enfants, ne pleurez pas; vos pleurs
m'empêchent de parler. Si je ne me retenais pas, je pleurerais moi-même avec
vous; mais il ne suffit pas de toucher les cœurs, il faut éclairer les esprits.
» Et il continuait son œuvre, à la descente de la chaire, dans l'ombre tiède du
confessionnal où il se tenait sans lassitude des heures et des heures durant.
Si les victimes de l'erreur doctrinale suscitaient sa sollicitude, il ne
s'intéressait pas moins à celles que le péché de la chair avait fait tomber. On
le vit même, accompagné d'un auxiliaire éprouvé, M. des Bastières, entrer dans
des maisons de tolérance d'où il parvint, on devine au prix de quels risques, à
retirer des malheureuses éclairées par la Grâce. Il pénétrait là, brandissant
son crucifix d'une main, de l'autre tenant son chapelet; il tombait à genoux,
récitait d'une voix forte l'Ave Maria et voyait souvent ces femmes déchues
imiter son geste et sa prière.
Les trois missions de La
Rochelle remplirent leur but au delà de toute espérance, et pour une fois,
Montfort quitta un diocèse avec les bénédictions et les félicitations de
l'Evêque.
XVIII
L'île d'Yeu, l'île
blanche, lumineuse, bretonne autant que vendéenne, vit venir Montfort, sur
l'appel de Mgr de Lescure, au début de l'an 1712. Saint Martin de Tours et
saint Hilaire de Poitiers y avaient instauré le christianisme. A l'époque où le
Père y débarqua, la foi s'en était allée, et l'isolement n'avait guère facilité
sa réévangélisation. Mandés par les calvinistes rochelois, les corsaires de
Guernesey exploraient les côtes, dans l'espoir de capturer le redoutable apôtre
de Dieu. Après que plusieurs bateliers, sollicités par ce dernier, se furent
récusés, un brave loup de mer de Saint-Gilles-sur-Vie accepta de le prendre sur
son embarcation. A mi-chemin de l'île, deux vaisseaux aux couleurs anglaises
les surprennent. L'équipage de pousser des cris, tandis que Montfort promet à
tous que « notre bonne mère nous empêchera d'être pris». A la proue du navire,
il fixe une statue de la Vierge qui ne le quitte pas, et il chante des cantiques
en l'honneur de Celle qui ne l'a jamais abandonné. Ses compagnons sont peu
disposés à imiter sa confiance. Il les invite cependant à réciter le chapelet.
Comme les ennemis se font plus proches, on l'entend dire : « Ayez de la foi, le
vent va changer. » Aussitôt les vaisseaux qui menaçaient s'éloignent, et en peu
de temps l'on débarque dans l'île sans autre incident. Rarement mission fut
aussi fructueuse. Deux mille insulaires se laissèrent toucher par le missionnaire
et décidèrent de se comporter désormais en chrétiens.
Au mois de mai, les plus
belles fleurs de La Garnache entourent la chapelle de Notre-Dame-de-la-Victoire
que Montfort vient bénir. Au soir de cette cérémonie, accompagné
processionnellement par le curé et les fidèles, il se rend vers Sallertaine à
la rencontre du clergé et des paroissiens de cette autre localité du marais
vendéen, où il est attendu. Le pasteur de Sallertaine est presque seul sur la
route. Réfractaires à la prédication réputée du Père, ses ouailles guettent
l'arrivée de celui-ci, armées de pierres qu'elles lui lancent et pleines
d'injures dont elles l'abreuvent. Le bourg aux toits de tuiles rouges et aux
murs blancs offre aujourd'hui le contraste d'une église neuve, encore
inachevée, et d'une vieille église toute bosselée, toute ratatinée, voûtée
comme une bonne femme appuyée sur son bâton. Cette vieille église,
puisse-t-elle survivre comme un témoin de Montfort ! Ses portes ont été
barricadées par les opposants à l'arrivée du missionnaire; sur un signe de ce
dernier elles s'ouvrent d'elles-mêmes. Un notable se distingue par son
ostracisme. Montfort lui rend visite et entreprend sa conquête. Après avoir
posé sur sa cheminée son crucifix et sa statue de la Vierge, il le prend par le
bras, l'entraîne dans la rue puis le mène au pied de l'autel, et avec lui toute
une population littéralement retournée. Et cette paroisse, hier grouillante de
superstitions et de vices, se transforme peu à peu en une des meilleures du
Marais breton. Le Père y érigea un Calvaire[7],
devant lequel riches et pauvres confondus défilèrent pieds nus.
Un soufflet, donné par
un misérable qu'il devait convertir dans la suite, accueillit Montfort à
Saint-Christophe-du-Ligneron. Faute d'être reçu à Challans par un curé contre
lui prévenu, il vint y continuer son œuvre conquérante. C'est là qu'un ménage,
refusant de rendre une fortune mal acquise, s'entendit prophétiser par lui que
l'époux et la femme mourraient de misère et que les cloches ne sonneraient pas
à leur enterrement, ce qui exactement se vérifia.
La fille du sacristain
Jean Cantin étant occupée à boulanger pendant une de ses visites, il lui
demanda si elle offrait son travail à Dieu. « J'y manque souvent »,
répondit-elle. « N'y manquez jamais plus », recommanda Montfort, qui fit, lui,
une prière et bénit la pâte : ce jour-là le pain fut miraculeusement multiplié.
Vint l'été de 1712, et
le Père retourna à La Rochelle, où il résida dans une très humble maison connue
sous le nom d'Ermitage Saint-Eloi. C'est dans cette retraite qu'il composa le
Traité de la Dévotion à la Sainte Vierge. Le titre de cet ouvrage me laissait
relativement indifférent, je dois l'avouer, jusqu'au jour où, ayant ouvert un
exemplaire acheté sur le conseil d'un ami, je vis se lever de chacune de ses
pages un faisceau de lumières inconnues, une force cachée et invincible. C'est
un des plus beaux livres de spiritualité qui soient, un des plus essentiels
avec l'Imitation, et l'Introduction de saint François de Sales. En le lisant,
nous comprenons pourquoi Montfort s'est anéanti pour n'être plus que le héraut
de Notre-Dame. Rien n'y est superflu; l'exposé de la doctrine est suivi de
méthodes et de conseils pratiques; quant au ton et à l'allure, j'en aurai
donné, je crois, quelque idée en citant les magnifiques pages où, après avoir
souligné le rôle spécial de Marie dans les derniers temps, Montfort nous fait
part de vues prophétiques :
» Dieu veut que sa
sainte Mère soit à présent plus connue, plus aimée, plus honorée qu'elle n'a
été : ce qui arrivera sans doute, si les prédestinés entrent, avec la grâce et
la lumière du Saint-Esprit, dans la pratique intérieure et parfaite que je leur
découvrirai dans la suite. Pour lors, ils verront clairement, autant que la foi
le permet, cette belle étoile de la mer, et ils arriveront à bon port, malgré
les tempêtes et les pirates, en suivant sa conduite; ils connaîtront les
grandeurs de cette Souveraine, et ils se consacreront entièrement à son
service, comme ses sujets et ses esclaves d'amour; ils éprouveront ses douceurs
et ses bontés maternelles, et ils l'aimeront tendrement comme ses enfants
bien-aimés; ils connaîtront les miséricordes dont elle est pleine et les
besoins où ils sont de son secours, et ils auront recours à elle en toutes
choses comme à leur chère avocate et médiatrice auprès de Jésus-Christ; ils
sauront qu'elle est le moyen le plus assuré, le plus aisé, le plus court et le
plus parfait pour aller à Jésus-Christ, et ils se livreront à elle corps et
âme, sans partage, pour être à Jésus-Christ de même.
» Mais quels seront ces
serviteurs, esclaves et enfants de Marie? Ce seront un feu brûlant des
ministres du Seigneur qui mettront le feu de l'amour divin partout, et sicut sagittae in manu potentis, des
flèches aiguës dans la main de la puissante Marie pour percer ses ennemis.
» Ce seront des enfants
de Lévi, bien purifiés par le feu des grandes tribulations, et bien collés à
Dieu, qui porteront l'or de l'amour dans le cœur, l'encens de l'oraison dans
l'esprit, et la myrrhe de la mortification dans le corps, et qui seront partout
la bonne odeur de Jésus-Christ, aux pauvres et aux petits, tandis qu'ils seront
une odeur de mort aux grands, aux riches et aux orgueilleux mondains.
» Ce seront des nuées
tonnantes et volantes par les airs, au moindre souffle du Saint-Esprit, qui,
sans s'attacher à rien, ni s'étonner de rien, ni se mettre en peine de rien,
répandront la pluie de la parole de Dieu et de la vie éternelle; ils tonneront
contre le péché, ils gronderont contre le monde, ils frapperont le diable et
ses suppôts, et ils perceront d'outre en outre, pour la vie ou pour la mort,
avec leur glaive à deux tranchants de la parole de Dieu, tous ceux auxquels ils
seront envoyés de la part du Très Haut.
» Ce seront des apôtres
véritables des derniers temps, à qui le Seigneur des vertus donnera la parole
et la force pour opérer des merveilles et remporter des dépouilles glorieuses
sur ses ennemis; ils dormiront sans or ni argent, et, qui plus est, sans soin,
au milieu des autres prêtres, ecclésiastiques et clercs, inter medios cleros (Ps. LXVII, 14), et cependant auront les ailes
argentées de la colombe, pour aller, avec la pure intention de la gloire de
Dieu et du salut des âmes, où le Saint-Esprit les appellera; et ils ne
laisseront après eux, dans les lieux où ils auront prêché, que l'or de la
charité, qui est l'accomplissement de toute la loi.
» Enfin, nous savons que
ce seront de vrais disciples de Jésus-Christ, qui, marchant sur les traces de
sa pauvreté, humilité, mépris du monde et charité, enseigneront la voie étroite
de Dieu dans la pure vérité, selon le saint Evangile, et non selon les maximes
du monde, sans se mettre en peine ni faire acception de personne, sans
épargner, écouter ni craindre aucun mortel, quelque puissant qu'il soit.
» Ils auront dans leur
bouche le glaive à deux tranchants de la parole de Dieu; ils porteront sur
leurs épaules l'étendard ensanglanté de la Croix, le Crucifix dans la main
droite, le chapelet dans la gauche, les noms sacrés de Jésus et de Marie, sur
leur cœur, et la modestie et mortification de Jésus-Christ dans toute leur
conduite. Voilà de grands hommes qui viendront; mais Marie sera là par ordre du
Très Haut, pour étendre son empire sur celui des impies, idolâtres et mahométans.
Quand et comment cela sera-t-il? Dieu seul le sait; c'est à nous de nous taire,
de prier, de soupirer et d'attendre : Exspectans
exspectavi (Ps. XXXIX, 1)[8]
En lisant ces pages,
rythmées comme la houle de l'Océan qui vient flageller les côtes bretonnes et
vendéennes, nous voyons se dessiner la physionomie même de Montfort.
De l'ermitage
Saint-Eloi, son livre terminé, le missionnaire s'échappe dès l'hiver venu. Sa
voix retentit à Thairé, à Saint-Vivien, à Esnandes. En 1713 il est à Courçon,
où, mettant fin à un douloureux scandale, il réconcilie solennement, au milieu
de l'émotion générale, un pasteur sévère et chagrin et ses paroissiens trop peu
indulgents. Mais après son passage à la Séguinière, où il restaura une ancienne
chapelle, consacrée par lui à Notre-Dame-de-Toute-Patience, ses forces faiblirent
et il tomba malade. Cet avertissement lui fit hâter la réalisation de ses
projets de création d'une société de missionnaires. Dans une admirable prière,
adressée à Dieu et qu'il faut lire tout entière, il appelle à grands cris les
miliciens de la croisade à laquelle il songe : « Qu'est-ce que je vous demande?
Liberos : des prêtres libres de votre
liberté, détachés de tout, sans père, sans mère, sans frères, sans sœurs, sans
parents selon la chair, sans amis selon le monde, sans biens, sans embarras,
sans soins et même sans volonté propre...; de vrais serviteurs de la sainte
Vierge qui, comme autant de saints Dominique, aillent partout, le flambeau
luisant et brûlant du saint-Rosaire à la main, aboyer, comme des chiens fidèles[9],
contre les loups qui ne veulent que déchirer le troupeau de Jésus-Christ. »
Et il continue ainsi,
emporté par un élan extraordinaire. Ah! en l'écoutant, nous sentons comment la
foi peut transporter les montagnes. Par quels appels véhéments ne le
voyons-nous pas, à la fin de sa longue prière, faire violence à Dieu même : «
Seigneur, levez-vous : pourquoi semblez-vous dormir? Levez-vous dans toute
votre puissance, votre miséricorde et votre justice, pour vous former une
compagnie choisie de gardes du corps, pour garder votre maison, pour défendre
votre gloire, et sauver ces âmes qui coûtent tout votre sang, afin qu'il n'y
ait qu'un bercail dans votre saint temple. »
Montfort part pour
Paris, où il restera deux mois. Dans son active retraite, il a pu rédiger la
règle de la future société qu'il appellera la Compagnie de Marie. Ce qu'il
cherche maintenant, ce sont des disciples. Quatre jeunes gens du Séminaire du
Saint-Esprit, fondé par un de ses anciens camarades, acceptent de se donner à
l'œuvre de ses missions. L'un d'eux, Adrien Vatel, travaillera plus tard
directement avec lui. Il l'avait distingué dans un groupe et, se saisissant de
son chapeau, s'en était couvert en disant : « C'est celui-ci qui va me suivre,
il est bon, il m'appartient. » Cet humour nuancé de bonhomie, c'est lui tout
entier; il ne s'en départ jamais.
Préoccupé maintenant de la
congrégation de la Sagesse (car l'avertissement du Ciel ne le trompe pas, il faut
aller vite et tout mener de front), il descend vers Poitiers, quitté il y a huit
ans. Il n’a que le temps de revoir la sœur Marie-Louise de Jésus et sa compagne
Catherine Brunet. L'évêque, averti de sa présence dans le diocèse, le fait
chasser à nouveau comme un homme suspect.
En septembre 1713, nous
le retrouvons dans le diocèse de La Rochelle. Il se fait entendre à Mauzé, où
une maladie de vessie l'abat et le conduit très près de la mort. Il fallait
pratiquer dans une plaie délicate de cruels sondages. On le mène à l'hôpital.
Au plus fort de ses douleurs, il chante avec fièvre « Vive Jésus, Vive sa Croix
», mieux que jamais uni aux sentiments du Crucifié. Remis après deux mois, il
rayonne encore dans le diocèse et va jusqu'à l'île d'Oléron.
Le souci de la Compagnie
de Marie le conduit, en juin 1714, à Rouen, où se trouve son ami Blain, qu'il
voudrait y faire entrer. Mais il ne reçoit que des objections, et si nettes, si
catégoriques qu'il n'ose insister. Ses missions reprennent encore. A Roussay,
en Anjou, la croix qu'il veut planter tombe sur la foule, sans faire toutefois
aucune victime. Il revoit Nantes, pour y visiter ses chers incurables toujours
portés dans son cœur. A Rennes, condamné au silence, il fait une nouvelle
retraite et écrit sa lettre circulaire aux Amis de la Croix, qui eut un grand
retentissement. Dans une langue brillante comme le feu, Montfort, soulevé par
un amour qui est toute son âme, fait un appel décisif aux chrétiens dignes de
ce nom :
« Aujourd'hui, dernier
jour de ma retraite, écrit-il, je sors, pour ainsi dire, de l'attrait de mon
intérieur, afin de former sur ce papier quelques légers traits de la Croix,
pour en percer vos bons cœurs. Plût à Dieu qu'il ne fallût, pour les aiguiser,
que le sang de mes veines, au lieu de l'encre de ma plume! Mais hélas! quand il
serait nécessaire, il est trop criminel. Que l'Esprit donc du Dieu vivant soit comme
la vie, la force et la teneur de cette lettre; que son onction soit comme
l'encre de mon écriture; que la divine Croix soit ma plume, et que votre cœur
soit mon papier!
» Vous êtes unis
ensemble, Amis de la Croix, comme au la ut de soldats crucifiés pour combattre
le monde, non en fuyant comme les religieux et religieuses, de peur d'être
vaincus, mais comme de vaillants et braves guerriers sur le champ de bataille,
sans lâcher le pied et sans tourner le dos... Courage! Combattez vaillamment.
Unissez-vous fortement de l'union des esprits et des cœurs, infiniment plus
forte et plus terrible au monde et à l'enfer que ne le sont aux ennemis de
l'Etat les forces extérieures d'un royaume bien uni. Les démons s'unissent pour
vous perdre, unissez-vous pour les terrasser; les avares s'unissent pour
trafiquer et gagner de l'or et de l'argent, unissez vos travaux pour conquérir
les trésors de l'éternité renfermés dans la Croix; les libertins s'unissent
pour se divertir : unissez-vous pour souffrir. Vous vous appelez Amis de la
Croix. Que ce nom est grand! Je vous avoue que j'en suis charmé et ébloui. Il
est plus brillant que le soleil, plus élevé que les cieux, plus glorieux et
plus pompeux que les titres les plus magnifiques des rois et des empereurs;
c'est le grand nom de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme tout ensemble;
c'est le nom sans équivoque d'un chrétien. Mais si je suis ravi de son éclat,
je ne suis pas moins épouvanté de son poids. Que d'obligations indispensables
et difficiles renfermées en ce nom!
» ...Un Ami de la Croix
est un homme choisi de Dieu entre dix mille, qui vivent selon les sens et la
seule raison, pour être un homme tout divin, élevé au-dessus de la raison et
tout opposé aux sens, par une vie et une lumière de pure foi, et un amour ardent
pour la Croix. Un Ami de la Croix est un roi tout-puissant et un héros
triomphant du démon, du monde et de la chair dans leurs trois concupiscences...
Un Ami de la Croix est un homme saint et séparé de tout le visible, dont le
cœur est élevé au-dessus de tout ce qui est caduc et périssable, et dont la
conversation est dans les cieux; qui passe sur la terre comme un étranger et un
pèlerin et qui, sans y donner son cœur, la regarde de l'œil gauche avec
indifférence, et la foule de ses pieds avec mépris. Un Ami de la Croix est une
illustre conquête de Jésus-Christ crucifié sur le Calvaire, en union de sa
sainte Mère...; tenant de son extraction sanglante, il ne respire que croix,
que sang et que mort au monde, à la chair et au péché, pour être tout caché ici-bas
avec Jésus-Christ en Dieu. Enfin un parfait Ami de la Croix est un vrai
porte-Christ, ou plutôt un Jésus-Christ, en sorte qu'il peut dire avec vérité :
« Je vis; non, je ne vis plus, mais Jésus-Christ vit en moi... »
C'est en de tels textes
que se découvre le fond de l'âme de Montfort. La foi qui le meut, c'est là
qu'elle s'exprime. La consolation où il se réfugie, sa source inépuisable
réside en ces certitudes qui s'y trouvent inscrites en traits définitifs.
De Rennes, Montfort se
dirige vers Avranches. Il y arrive la veille du 15 août. L'évêque, à qui il
offre ses services, le renvoie brutalement, lui interdit de dire la messe et
ajoute que le plus grand « service » qu'il puisse lui rendre, c'est de sortir
de son diocèse, et le plus tôt possible. La croix, toujours la croix, mais son
cœur surabonde de joie. Il n'a que le temps de gagner Ville-Dieu, dans le
diocèse de Coutances, où il lui est loisible de donner un sermon sur la fête de
sa Dame. A Saint-Lô, on l'écoute comme un nouveau Jean-Baptiste. A Rouen, qu'il
regagne, il revoit Blain, devant qui il tient à se justifier, car la confiance
de son ami fraternel semblait devenue fragile. Le dialogue qu'ils échangent
vaut d'être rapporté tel que Blain lui-même devait le reproduire. Il dépasse
l'intimité des deux prêtres et explique et justifie toute l'activité
apostolique de Louis-Marie Grignion.
« — Vous voulez des
coopérateurs, dit M. Blain. C'est bien; mais n'espérez pas en trouver pendant
que vous mènerez une vie si pauvre et si dure. Il faudrait, pour entreprendre
de vous suivre, une grâce semblable à celle des Apôtres. Si donc vous voulez
faire accepter votre genre de vie, ou bien rabattez quelque chose de sa
rigueur, ou bien obtenez à vos compagnons une grâce et des attraits qui leur
donnent la force de vivre comme vous.
Je n'ai point d'autre
but, répondit Montfort, ouvrant son Nouveau Testament, que de suivre, le plus
près possible, notre commun Maître. Si la Providence daigne m'associer quelques
bons ecclésiastiques pour ce genre de vie, j'en serai ravi; mais c'est
l'affaire de Dieu. La mienne est uniquement de marcher sur les traces de
Jésus-Christ. D'autres marchent par une voie moins laborieuse, et je
l'approuve. Qu'ils me laissent marcher dans la mienne, s'ils la reconnaissent
plus conforme à celle qu'a suivie notre unique Modèle.
Où trouverez-vous, dans
l'Evangile, des exemples de singularités comme les vôtres? Pourquoi n'y
renoncez-vous pas, ou ne demandez-vous pas à Dieu la grâce de vous en défaire?
Les rebuts, les contradictions, les persécutions vous suivent partout; ce sont
vos étranges manières qui les attirent. Vous feriez beaucoup plus de bien, et
vous trouveriez plus d'aides pour l'accomplir, si vous pouviez gagner sur vous
d'agir comme tout le monde.
— Si j'ai des manières
singulières et extraordinaires, c'est bien contre mon intention. Les tenant de
la nature, je ne les remarque point, mais si elles m'attirent des humiliations,
elles ne sont pas sans quelque avantage. Au reste, il faudrait peut-être s'expliquer
sur ce qu'on appelle manières singulières et extraordinaires. Si l'on entendait
par là des actions peu communes de zèle, de grandes mortifications ou autres
pratiques héroïques de vertu, je m'estimerais fort heureux d'être singulier en
compagnie de tous les saints. Si, au contraire, on veut parler simplement
d'allures bizarres, et si l'on m'accuse de n en pas être exempt, j'accepte le
reproche avec l'intention d'en profiter. Je ferai remarquer, au surplus, qu'il
est fort aisé, dans le monde, de s'attirer le qualificatif de singulier. Il
suffit, pour cela, de ne pas conformer sa vie au goût de la foule, et de n'être
point esclave de ses caprices.
» Vous me proposez,
comme exemples, des personnes fort sages, et de haute vertu, que nul ne songe à
blâmer. Permettez que je distingue deux espèces de sagesse : celle qui est
propre aux chrétiens vivant en communauté, et celle qui convient davantage aux
missionnaires et aux hommes apostoliques. Les premiers, pour vivre sagement,
n'ont besoin que d'observer les règles et les usages d'une maison sainte; mais
les autres sont bien souvent obligés de procurer la gloire de Dieu aux dépens
de la leur, et, pour cela, ils doivent se lancer dans plus d'une entreprise qui
étonne d'abord, ou même scandalise. Il ne faut donc pas s'étonner si rien ne trouble
la paix des premiers, tandis que les seconds, ayant à lutter sans cesse contre
le monde et le démon, essuient de leur part de terribles assauts. Au contraire,
lorsque ces hommes d'action sont bien accueillis dans le monde, c'est un signe
qu'ils ne font pas grand'peur à l'enfer. Si la sagesse consistait à ne rien
entreprendre de nouveau pour Dieu, et à ne point faire parler de soi, les
Apôtres auraient eu grand tort de sortir de Jérusalem; saint Paul, en tout cas,
n'aurait pas dû faire tant de voyages, ni saint Pierre arborer la croix sur le
Capitole. Une pareille sagesse n'eût, sans doute, point effrayé la Synagogue,
qui eût laissé en paix les premiers disciples du Sauveur; mais alors ceux-ci
n'eussent jamais conquis le monde. »
Mais enfin, on vous accuse
de ne rien faire qu'à votre tête. Ne serait-il pas préférable de faire moins de
bien peut-être, mais de le faire de concert avec les supérieurs?
Assurément. Aussi,
serai-je bien fâché de rien faire à ma tête; mais il y a des occasions
imprévues, où il est impossible d'en référer à personne. Il me semble qu'en
pareil cas, il suffit de faire la volonté présumée des supérieurs, sauf à
revenir sur ses pas, au moindre signe de leur part. Plus d'une fois, au
surplus, des supérieurs ont blâmé, à la suite de faux rapports et de calomnies,
ce qu'ils avaient approuvé d'abord. De là, sans doute, mes apparentes
désobéissances; mais je proteste que toujours j'ai voulu agir conformément à
leurs ordres, et dans la plus entière dépendance de leurs volontés. »
La cause fut gagnée.
Blain se laissa convaincre. A sa suspicion succéda une admiration plus grande
que jamais pour son héroïque et saint ami. En se séparant de lui, ce dernier
lui fit cette prédiction qui, à la lettre, se réalisa : « Vous serez nommé à
une cure de Rouen, et, après avoir subi bien des croix, vous la quitterez. »
Montfort partit de Rouen
par le bateau appelé « La Bouille ». Il y avait à bord deux cents personnes
fort vulgaires, tenant entre elles d'ignobles propos. Le missionnaire obtient,
on devine après quelle insistance obstinée, que toutes se mettent à genoux et
récitent avec lui une prière. Il faut imaginer la scène, son pittoresque et son
insigne grandeur. Il s'arrête à Nantes, où il ramène, ramassées au passage, les
statues « déboulonnées » du chemin de croix de Pontchâteau. Il fait à Rennes un
ultime voyage, il y dit adieu à ses amis et pleure sur le destin de cette ville
impénitente, qu'en 1720 consumeront les flammes. Un poème épigrammatique nous
présente un tableau de la cité pécheresse.
A La Rochelle, Montfort
fut accueilli par une sympathie vraiment affectueuse, dont il fut le premier
surpris. Des gens nobles descendaient de cheval pour le saluer, les paysans
abandonnaient leurs champs pour aller vers lui et recevoir sa bénédiction. Il lui
restait une troisième œuvre à créer. Par pitié pour les enfants adonnés au
vagabondage, il décida, approuvé par l'évêque, d'ouvrir des écoles charitables,
des écoles gratuites, que ce dernier accepta d'entretenir. La maison d'un
marchand drapier, nommé Michel Clémençon, où le missionnaire descendait
parfois, s'ouvrit à ces œuvres scolaires. Des Frères du Saint-Esprit qui
l'accompagnaient et qu'il avait directement formés, Frère Philippe et Frère
Dominique, furent désignés par Montfort pour être auprès des garçons les
premiers Frères enseignants. Ce sera le point de départ du futur Institut des
Frères de Saint-Gabriel. Pour tenir les écoles des filles, il fera venir de
Poitiers les deux premières religieuses de la Sagesse : Sœur Marie-Louise de
Jésus (Marie-Louise Trichet) et Sœur de la Conception (Catherine Brunet).
Mais ses missions ne
sont pas pour autant abandonnées. Il parle à Fouras, à l'île d'Aix, à
Saint-Laurent-de-la-Prée. Comme il prêchait à La Rochelle, l'abbé Adrien Vatel,
qu'il a rencontré et distingué à Paris, entre dans l'église (il se destine aux
missions étrangères et va s'embarquer pour les Indes) et l'entend bientôt dire
: « Il est ici quelqu'un qui me résiste; je sens que la parole de Dieu me
revient, mais il ne m'échappera pas. » Il le rejoint à la sacristie, le sermon
terminé. Montfort lit une lettre par laquelle un prêtre sur lequel il comptait
comme auxiliaire l'informe qu'il n'est plus libre. «Bon, Monsieur, déclare-t-il
tout de go à M. Vatel, voilà un prêtre qui me manque, Dieu m'en envoie un
autre; il faut que vous veniez avec moi, nous travaillerons ensemble. » M.
Vatel, bien qu'un capitaine de vaisseau lui ait avancé cent écus pour l'avoir
comme aumônier pendant le voyage de La Rochelle aux Indes, renonce à sa mission
lointaine et, après arrangement avec le marin, se donne tout entier à l'œuvre
de Montfort, qu'il accompagnera désormais partout .
Pendant que ses filles
s'installent à La Rochelle pour s'occuper de l'école nouvellement fondée, il
prêche à Taugon-la-Ronde. Il confie à un Frère un message qui leur est destiné
et où abondent les conseils pratiques; il a tout prévu; il n'oublie rien; il
désigne Marie Trichet comme Mère supérieure et, au milieu d'autres
considérations, il recommande : « Apprenez à bien écrire, leur dit-il, et pour
ce qui peut vous manquer, achetez quelques livres d'écriture moulée. » Il doit
encore se rendre à Saint-Amand. Entre temps, il rejoint ses religieuses au
Petit-Plessis, près de La Rochelle, et trace leur règlement. Quelques jours de
repos, à la Séguinière, chez les demoiselles de Beauvau. Quelques jours à
Nantes, auprès des Incurables et dans sa maison de la Providence. Cependant la
maladie, apparemment conjurée, continue sourdement ses ravages.
XIX
Vouvant, Mervent, ces
deux noms associés et souvent confondus font partie de la plus belle litanie
vendéenne. Vouvant, c'est avant tout « l'église », la plus remarquable, la plus
caractéristique sinon la plus émouvante de la Vendée. Mervent, c'est « la forêt
», le parc fontenaisien couvrant trois mille hectares, sillonné aujourd'hui de
routes spacieuses, où se joignent deux rivières, la Mère et le Vent. On
s'attend, à chaque pas, à rencontrer la tunique blanche des Druides, mais des
voix chrétiennes mêlées au murmure des feuillages et au chant des brises ont
remplacé l'incantation celtique. A Pissotte se séparent, dans une déchirure
sans violence, la Plaine et le Bocage. Plus loin s'annonce Pierre-Brune, par le
gracieux pont de Diet sous lequel bruissent des eaux rapides, glissant entre la
végétation touffue de l'éclatante vallée. Voici le pont du Déluge, épais et sévère,
au milieu d'un étagement désordonné de rochers énormes. Voici le château
inachevé de la Citardière, évocateur d'un hobereau brigand, le baron de Chantoizeau.
Voici le bois sacré de la Dolabre et le Puy Rocher, où les touristes se
plaisent à découvrir quelques-uns des plus curieux aspects de ce que l'on a
trop pompeusement nommé « la Suisse vendéenne ». Et voici, percée dans la
Roche-aux-Faons, la grotte du Bienheureux regardant des prairies et des
futaies. Un autel y a été dressé, entouré d'ex-voto, presque enseveli sous les
fleurs.
En juillet 1715, les
hasards de son apostolat menèrent Montfort à Mervent. L'église menaçait ruine
et, dans ses sermons, le Père se fit pressant pour inviter ses auditeurs à la
restaurer. C'est là qu'il se manifesta de nouveau comme thaumaturge, guérissant
une jeune fille dont les yeux risquaient de ne plus jamais voir. Il lui arriva
souvent de s'égarer dans la forêt. Au lieu de l'affligeante rumeur humaine, il
y entendait des cantiques d'oiseaux, les élégies des discrètes rivières, le
disciplinant tic-tac du moulin de Pierre-Brune. D'une des grottes il fit un
ermitage. Il traça même le plan d'un petit jardin où il rêvait de cultiver des
légumes, à la fois pour s'assujettir à un travail manuel régulier et pour
assurer le minimum suffisant à sa subsistance. Dans son enthousiasme il fixait
ainsi la joie de son cœur :
On entend
l'éloquent silence
Des rochers
et des forêts,
Qui ne
prêchent que paix
Qui ne
respirent qu'innocence.
Mais la même nature qui
sait nous donner des ailes et toucher au plus profond de notre âme est aussi
parfois notre plus redoutable ennemie. Des vents trop éloquents vinrent
troubler les nuits de l'ermite. Aidé du concours bénévole des habitants de
Mervent, il se fit construire un mur protecteur. Il ne s'inspirait que de la
sainte liberté des enfants de Dieu et de l'autorisation de son évêque, et
comptait sans l'administration des eaux et forêts qui, le 26 octobre 1715, sous
les traits sévères d'un certain Charles Moriceau et du procureur du roi Jean de
la Haye, vint lui chercher chicane. Comment osait-il se permettre de porter
ainsi préjudice à une forêt de Sa Majesté le Roi.3 Procès-verbal lui fut
dressé. Après Pontchâteau, après Sallertaine, les impitoyables pouvoirs publics
menaient une persécution en règle contre l'homme de Dieu.
Il oublie. Le rêve était
trop beau. Nous le retrouvons à Fontenay, après l'Assomption. A l'église
Saint-Jean, où l'accompagne M. des Bastières, un de ses collaborateurs
occasionnels, il est grossièrement injurié et menacé par le capitaine du
Mesnil, de qui la femme, trop légèrement vêtue, avait suscité sa réprimande.
L'officier avait fait appel à ses soldats, tandis que le missionnaire avait
hélé les femmes rassemblées dans l'église. M. des Bastières crut qu'on allait égorger
M. de Montfort; brave entre les braves, il s'enferma dans la sacristie par
crainte d'un sort pareil.
A Fontenay, Montfort
occupe une chambre appelée « la Providence ». On rapporte qu'un matin, un enfant,
ne le voyant pas venir pour la messe, alla vers lui et le surprit, par le trou
de la serrure, en compagnie d'une Dame vêtue de blanc. Comme le petit clerc le
regarde ensuite plus fixement que d'habitude, il l'interroge. L'enfant raconte
ce qu'il a vu. Le Père trace un signe sur son front et lui dit : « Eh! bien,
mon enfant, vous êtes bienheureux, vous avez le cœur pur. Vous irez tin jour en
Paradis. » L'enfant, comme un prédestiné, mourut dans l'année qui suivit.
Les missions de Fontenay
terminées, Montfort regagne son ermitage, en dépit des difficultés et des
risques. On le voit encore à Parthenay. A Fontenay, il rencontre l'abbé René
Mulot, frère du curé de Saint-Pompain. Longtemps prévenu contre lui, ce prêtre,
sensible aux propos du curé de La Garnache et surtout au succès des
prédications fontenaisiennes, sera transformé en un partisan chaleureux; il
sera plus tard son compagnon de route, son directeur de conscience, un de ses
plus précieux auxiliaires. René Mulot est alors paralysé; l'asthme, des
migraines l'avaient obligé à renoncer à tout ministère. « Que feriez-vous,
dit-il à Montfort, d'un pareil missionnaire? — Suivez-moi, lui répondit le
Saint, toutes vos infirmités disparaîtront au moment où vous commencerez à
travailler pour le salut des âmes. Vous ferez votre premier essai à la mission
de Vouvant. »
L'église de Vouvant tend
au passant sa rude bible de pierre. Là repose Geoffroy-la-Grand'Dent, contre
qui saint Louis avait dû venir guerroyer, et tout près s'élève la fameuse tour
Mélusine. Montfort, en y arrivant, un soir d'hiver, heurta l'huis d'une vieille
femme, la mère Imbert, et lui demanda, au nom de Dieu, l'hospitalité. Celle-ci
n'avait rien à lui offrir à manger et s'en excusa. Il lui dit d'aller dans son jardin
et qu'elle y trouverait des cerises à cueillir. Elle crut à une plaisanterie,
mais devant le sérieux et les instances du visiteur, elle obéit. Elle revint
tout émerveillée; elle avait, en effet, vu, malgré la saison froide, ses
cerisiers en fleurs. « Retournez encore, reprit Montfort, vous verrez plus
que des fleurs, vous cueillerez des cerises. » Ce que fil la femme, et elle
apporta sur la table les fruits miraculeux. Après le départ de Montfort, le
jardin avait repris sa physionomie hivernale, les cerisiers tendaient les bras
nus de leurs branches.
En janvier 1716, le
missionnaire songea un instant puis renonça à établir à Vouvant le siège
principal de ses congrégations et à s'y retirer lui-même. Il s'en fallut de peu
que Saint-Laurent demeurât dans l'ombre pour l'éternité. Des immeubles, de
l'argent furent mis à la disposition du saint prêtre par de pieuses dames dont
« la lieutenante de Vouvant ». Dans ses prédications, René Mulot l'assista avec
une assiduité dont sa guérison fut l'immédiate récompense. A Saint-Pompain,
Montfort balaya un flot insolent de danseurs. Le frère de son cher compagnon de
luttes spirituelles fut gagné à la cause de l'intrépide apôtre quand, sur l'air
de l'Audi Bénigne Conditor, ce
dernier lui eut chanté son cantique bien connu : « J'ai perdu Dieu par mon
péché. » C'est encore à Saint-Pompain qu'à son répertoire déjà riche le barde
de Dieu, le troubadour de Notre-Dame ajouta la merveilleuse cantilène de Noël,
comparable aux plus exquises représentations de Giotto, et que bien vite
apprirent par cœur les paroissiens émus :
Que j'aime
ce petit enfant!
Qu'il est
tendre, qu'il est charmant,
Je l'aime,
je l'aime...
Oh! qu'il
est beau, l'enfant :
C'est
l'amour même.
Voyez-vous,
ces petites mains,
Ces charmes
dont ses yeux sont pleins,
Je l'aime,
je l'aime...
Il ravirait
les saints :
C'est
l'amour même..., etc…, etc…
A Villiers-en-Plaine,
Montfort connut une dame Dorion ou d'Orion, sur qui il devait exercer la plus
décisive influence. Cette jeune femme, de vingt-cinq ans, riche et élégante,
s'était rendue à sa prédication pour railler les excentricités dont elle avait
entendu parler. Elle eut tôt fait de se rendre compte, sinon de l'inexistence
de ces excentricités, du moins de la sainte et persuasive éloquence du
missionnaire. Elle l'invita à sa table. Il s'y rendit, mais avec des pauvres.
Des conversations qu'ils tinrent, elle nous a laissé ce témoignage, auquel on
ne saurait être trop attentif, qu'elles étaient « très gaies, très édifiantes,
et très amusantes, et même où souvent je badinais avec lui pour voir s'il ne se
fâcherait point, ou ne se scandaliserait point de bien des propos et chansons
étourdies que je lui disais, il prenait tout en badinant, et me faisait, en
riant, des morales très douces ». On voit que Montfort n'était pas seulement, selon
une légende trop répandue, un menaçant prophète; on se plaît à le rencontrer,
au moins cette fois, en dehors de son vitrail, mêlé à nos jeux et à nos ris. Mme
d'Orion eut, au bout d'une quinzaine, le désir de faire sa mission. De sa
gaminerie frivole, le saint l'avait insensiblement conduite au goût des choses
éternelles. Un jour, d'une ouverture de l'église, elle devait le surprendre en
extase. Et c'est à elle qu'il voulut confidentiellement annoncer sa mort
désormais prochaine.
Le 21 janvier 1716, le vieux
père de Louis-Marie Grignion retourna à Dieu. L'évangélisateur de
Villiers-en-Plaine prenait son repas avec le fidèle M. des Bastières quand lui
parvint la fatale nouvelle. Il s'écria : « Le Seigneur me l'avait donné; le
Seigneur me l'a ôté; que son nom soit béni! » Son convive lui demanda de qui il
s'agissait. Il dit simplement : « C'est mon père; je le recommande à vos
prières. »
Quelques jours de repos
au presbytère de Saint-Pompain alors situé le long de la route de Benêt à
Coulonges-sur-l'Autise, près du point de rencontre de la future Vendée et des
Deux-Sèvres. Puis, il fait son dernier pèlerinage, assisté de quelques Frères,
à Notre-Dame-des-Ardilliers, MM. Vatel et Mulot se mirent eux-mêmes à la tête
d'un groupe de pénitents, soumis à un règlement des plus stricts, qui, presque
en même temps que Montfort, se rendirent à pied au célèbre sanctuaire. A
Saumur, le missionnaire va saluer Jeanne De la Noue, fondatrice d'une
communauté déjà pleine de promesses, mais il renonce à la douceur d'aller dire
adieu à sa sœur de Fontevrault : deux de ses compagnons porteront son message.
Les Ardilliers préparent Saint-Laurent-sur-Sèvre, où, le premier avril, il
arrivera avec les deux frères Mulot. De son sacrifice fraternel surgira le beau
trèfle immarcescible de ses familles spirituelles.
A Saint-Laurent, il loge
d'abord dans un lamentable galetas, couché sur le foin. Puis il découvre, non
loin de l'église, une grotte percée au flanc d'un coteau dominant la Sèvre. Ce
réduit naturel lui sied à merveille. Longtemps sera visible sur la pierre du
rocher, le sang de ses âpres flagellations. Le 5 avril, jour des Rameaux, il
gagne tôt la vieille église, s'agenouille devant la chapelle de la Vierge.
Lorsque la procession qui précède la grand'messe approche de l'autel, Montfort,
brusquement levé, se rend vers le porte-croix, saisit l'emblème du Christ et le
tient jusqu'au tabernacle. L'assistance est grandement émue. Ce jour-là encore,
on le vit dans la sacristie, après son sermon, s'entretenant avec une dame
environnée de lumière.
Mgr de Champflour ne
va-t-il pas venir présider une cérémonie de la mission par laquelle prélude
l'apostolat de Montfort à Saint-Laurent? Avec son remarquable génie de la mise
en scène, le Père organise une démonstration éblouissante. Mais bientôt, une
fatigue soudaine et violente le terrasse. Il lui en coule de devoir assister à
l'office pontifical. Il ne peut, en tout cas, songer à accompagner l'évêque au
presbytère, avec les autres prêtres. Il gagne sa grotte misérable. Une
pleurésie s'est manifestée. C'est un avertisse ment. La mort, qu'il a vue de si
près tant de fois, depuis les années de Saint-Sulpice, rôde autour de lui
insidieuse. Mais n'a-t-il pas promis de donner le sermon de vêpres? A bout de
forces, et malgré la défense de ses proches, il se rend avec peine à l'église
et on le regarde monter en chaire avec la crainte de ne l'en point voir
redescendre. Son sermon traite de la douceur de Jésus. Cette douceur, dont,
malgré, les apparences, il avait donné tant d'exemples lui-même, il sait en
parler, une fois de plus, avec un tel amour que l'auditoire verse des larmes.
Puis on le voit se retourner vers son sordide abri. Le mal s'aggrave encore
dans les jours qui suivent. On insiste pour qu'il accepte un matelas. Il
demande les derniers sacrements, qu'il reçoit avec une tendre dévotion. Par son
testament, dicté le 27 avril, il dé signe le Père Mulot, son confesseur, comme
continuateur de son œuvre et protecteur de ses fondations. Il laisse entrer
près de son chevet les paroissiens de Saint-Laurent. Le crucifix à la main, il
se lève sur sa couche et chante avec enthousiasme le premier couplet de son
cantique :
Allons, mes chers amis,
Allons en Paradis.
Quoi qu'on gagne en ces lieux,
Le Paradis vaut mieux.
Mais Satan ne lâche pas
cette « vieille connaissance ». La lutte, plus effrayante que jamais, dure
jusqu'aux tout derniers instants. On entend le moribond crier : « C'est en vain
que tu m'attaques; je suis entre Jésus et Marie; j'ai atteint le terme de ma carrière.
Je ne pécherai plus. » Bientôt ce fut la fin. Le mardi 28 avril 1716, à huit
heures du soir, Montfort se fixait dans l'éternité. La Vendée allait naître de
son dernier soupir[10].
Talmont (Vendée), août
1935.
Paris, avril 1937.
APPENDICES
I. Testament du Bienheureux de
Montfort
Je soussigné, le plus
grand des pécheurs, veux que mon corps soit mis dans le cimetière et mon cœur
sous le marche-pied de l'autel de la Sainte Vierge.
Je mets entre les mains
de M. l'Evêque de La Rochelle et de M. Mulot mes petits meubles et livres de
mission, afin qu'il les conservent pour l'usage de mes quatre Frères mis avec
moi dans l'obéissance et la pauvreté, savoir : F. Nicolas de Poitiers, F.
Philippe de Nantes, F. Louis de La Rochelle et F. Gabriel qui est avec moi,
tandis qu'ils persévéreront à renouveler leurs vœux tous les ans, aussi pour
l'usage de ceux que la divine Providence appellera à la même Communauté du
Saint-Esprit. Je donne toutes mes figures du Calvaire, avec la Croix, à la
maison des Sœurs des Incurables de Nantes. Je n'ai point d'argent à moi en
particulier : mais il y a cent trente cinq livres qui appartiennent à Nicolas
de Poitiers.
M. Mulot donnera dix
écus de l'argent de la boutique à Jacques, dix autres à Jean, et dix écus de
môme à Mathurin, s'ils veulent s'en aller et ne pas faire vœu de pauvreté et
d'obéissance. S'il y a quelque chose de reste dans la boutique, M. Mulot en
usera en bon père, à l'usage des Frères et à son propre usage.
Comme la maison de La
Rochelle retournera à ses héritiers naturels, il ne restera plus pour la
Communauté du Saint-Esprit que la maison de Vouvent donnée par contrat par M.
de la Brûlerie, dont M. Mulot accomplira les conditions; et les deux boisselées
de terre données par Mme la lieutenante de Vouvent et une petite maison donnée
par une bonne femme, à condition que s'il n'y a pas moyen rie bâtir, on y
entretiendra les Frères de la communauté du Saint-Esprit pour faire l'école
charitable.
Je donne trois de mes
étendards à Notre-Dame-de-Sainte-Patience, à La Séguinière; les quatre autres à
Notre-Dame-de-la-Victoire, à La Garnache; et à chaque paroisse de l'Aunis où le
Rosaire persévérera, une des bannières du Saint Rosaire. Je donne à M. Bonny
les six tomes de sermons de La Volpilière et à M. Clisson les quatre tomes des
catéchismes des peuples de la campagne. S'il est dû quelque chose à
l'imprimeur, on le paiera de la boutique; s'il y a du reste, il faudra rendre à
M. Vatel ce qui lui appartient, si Mgr l'Evêque le juge à propos. Voilà mes
dernières volontés, que M. Mulot fera exécuter avec un entier pouvoir que je
lui donne de disposer, comme bon lui semblera, en faveur de la Communauté du
Saint-Esprit, des chasubles, calices et ornements d'église et de mission.
Fait à la Mission de
Saint-Laurent-sur-Sayvre, le 27 avril 1716.
Signé :
Louis-Marie Grignion.
II. La Survivance
Les Filles de la Sagesse
La Mère Marie-Louise de
Jésus mourut en 1759. Son corps repose à Saint-Laurent, près de celui du
Bienheureux. Près de quarante maisons de la Sagesse avaient pu être fondées par
le P. Mulot, successeur de Montfort. A la Révolution, ce nombre était déjà
doublé. Beaucoup de religieuses montèrent à l'échafaud, chantant joyeusement
les cantiques de leur Père spirituel.
Aujourd'hui, la
congrégation de la Sagesse compte près de 400 maisons et de 5.000 religieuses.
Celles-ci exercent leur apostolat en France, en Belgique, en Angleterre, en
Hollande, au Danemark, en Suisse, en Italie, au Canada, en Haïti, en Colombie,
à Madagascar, dans le Congo belge et dans le Shiré. Les lecteurs de la vie de
Marie Heurtin savent quels prodiges d'ingéniosité et de dévouement les Sœurs
grises savent mettre au service des sourds-muets et des aveugles. A Clermont
(Oise) et à Cardillac (Gironde), on les voit encore s'employer au relèvement
des filles repenties. On les retrouve dans nos hôpitaux au chevet des marins et
des soldats. Enfin, on ne dira jamais assez ce qu'est l'œuvre éducatrice qui
fait d'elles les institutrices de milliers et de milliers d'enfants et les
mamans de tant d'orphelins.
« Qui donc, surtout dans
l'Ouest de la France, les ignore? écrit des « Filles de la Sagesse » un de
leurs grands amis, M. Louis Arnould, professeur à la Faculté des Lettres de
Poitiers[11].
Qui donc, apercevant de loin la grande cape noire à capuchon, n'a pas hésité
entre elles et nos bonnes paysannes de la Bretagne ou du Poitou? Qui n'a point
dans l'œil leur large silhouette, avec les plis serrés de leur robe grise, leur
coiffe blanche retombant sur leurs deux épaules et encadrant noblement l'air
tout maternel de leur visage, — leur guimpe blanche terminée en pointe sur le
dos et surmontée, par-devant, du grand crucifix, que l'on sent être à la fois
la source et le but de leur apostolat?
» Hôpitaux cliniques,
asiles de toute espèce, dispensaires, léproseries, préventoria, sanatoria,
écoles d'infirmières, d'une part, — et de l'autre, écoles proprement dites,
pensionnats, externats, orphelinats, écoles professionnelles, ouvroirs, patronages,
colonies de vacances, maisons de retraite, œuvres multiples de jeunesse...,
l'on ne s'étonnera pas, à compter toutes leurs maisons, que les Sœurs se
penchent chaque année sur 120.000 malades dans les hôpitaux, sur 600.000 dans
les dispensaires, sans compter les 140.000 visites faites à domicile par les
religieuses hospitalières; — que plus de 53.000 enfants soient instruits,
dirigés, conduits par l'Ordre à la vertu et au bonheur.
» Entre l'œuvre
hospitalière et l'œuvre pédagogique, proprement dites, il en est une qui est
commune aux deux, et dans laquelle beaucoup des Filles de la Sagesse se sont
spécialisées, c'est l'éducation des sourdes-muettes et des aveugles, dont elles
détiennent en France un bon nombre des établissements semi-officiels, ceux où
les Conseils généraux placent leurs boursières : à Larnay, Auray, Laon, Lille, Orléans
et Toulouse.
» Mais le plus original
des fleurons de leur couronne est d'avoir trouvé, dans leur maison de Larnay,
aux portes de Poitiers, la méthode de rééducation des malheureuses jeunes
filles, souvent condamnées d'avance aux asiles d'idiotes, (jui sont à la fois
sourdes, muettes et aveugles, et d'avoir organisé, par la Sœur
Sainte-Marguerite, continuée par la Sœur Saint-Louis, la première et la seule
école existant en France (il y en a en tout 7 ou 8 dans le monde) pour les
sourdes-aveugles, où les établissements de l'Etat ne manquent jamais d'adresser
leurs pauvres sourdes qui deviennent aveugles et leurs aveugles qui deviennent
sourdes... Nous accordons justement la gloire aux inventeurs d'un nouveau sérum
qui nous guérit d'une maladie : donnerons-nous moins à ces saintes et humbles
<c Filles » qui transforment des pauvres monstres écrasés sous la triple
infirmité, en femmes pleinement vivantes, intelligentes, instruites, éprises du
plus haut idéal, héroïques et gaies?... »
La Compagnie de Marie
A la mort de P. de
Montfort, la Compagnie de Marie, en dépit d'épreuves multipliées, se développa
peu à peu. Elle fut d'abord dirigée par le R. P. Mulot, d'où le nom de Mulotins
porté longtemps par les Pères. Plus tard le P. Deshayes, prêtre au grand cœur,
quitta sa cure bretonne et vint donner à la Compagnie de Marie de puissants
moyens d'extension. Plus de quatre cents missions d'un mois furent prêchées par
les Pères de 1718 à 1781. La Révolution terminée, ils parcoururent
inlassablement la France, faisant revivre l'exemple admirable de Louis-Marie
Grignion. Depuis plus de cinquante ans, ils se sont installés au Canada. Ils
ont également des maisons au Danemark, en Islande, en Afrique, en Colombie et à
Haïti. Leur supérieur actuel est le R. P. Ronsin.
La Compagnie de Marie
est divisée administrativement en trois provinces et quatre vicariats
provinciaux.
Voici comment se
répartissent les prêtres, les frères coadjuteurs et les scolastiques :
Prôtres
Frères
Scolast.
coadj.
Province française
154
112
104
Province néerlandaise
157
64
90
Province canadienne
82
50
50
Vicariat provincial d'Italie
23
16
44
Vicariat provincial
d'Haïti
25
3
Vicariat provincial de
Colombie
39
15
17
Vicariat provincial de
Shiré
48
4
628
264
305
Total .
1.197
Missions (125
missionnaires) :
Europe
: Danemark, Islande;
Afrique
: Shiré, Madagascar, Mozambique, Congo belge.
Amérique
: Colombie espagnole, Colombie britannique, Haïti.
Les noviciats (4)
comptent environ soixante-dix novices clercs et trente-cinq novices
coadjuteurs. Les écoles apostoliques, au nombre de sept, totalisent six cent
soixante élèves.
L'activité
intellectuelle des Pères de la Compagnie de Marie mérite d'être signalée. On
sait de quelle réputation jouissent les travaux du R. P. Texier et du R. P.
Lhoumeau, qui ont remarquablement commenté la doctrine mariale du Bienheureux
Grignion de Montfort. Parmi leurs continuateurs d'aujourd'hui, nous nous
plaisons à saluer le R. P. Morineau, auteur de La Sainte Vierge (Bloud et Gay, éd.), du Chant de l'Ame avec Marie (Spes, éd.), de Vraie Dévotion à la Sainte Vierge et Esprit chrétien (Spes, éd.) et
qui dirige avec autorité la Société
d'Etudes mariales.
Les RR. PP. Dalin,
Fonteneau et Texier se sont faits les biographes de leur fondateur. Le R. P.
Fradet a édité, avec une méthode et un goût qui lui ont valu les plus hauts
éloges, les célèbres Cantiques
composés par Montfort (Beauchesne, éd.). Les Pères de la Compagnie de Marie
dirigent une dizaine de revues expliquant la doctrine du Bienheureux de
Montfort.
Les Frères de Saint-Gabriel
Les Frères dits de
Saint-Gabriel, dont l'activité s'exerça longtemps conjointement avec celle de
la Compagnie de Marie, constituent, depuis 1842, une Congrégation autonome.
Après le R. P. Deshayes qu'ils considèrent comme leur second fondateur, ils
eurent des Supérieurs de très grand mérite : F. Augustin; F. Siméon, mort en
odeur de sainteté; F. Eugène-Marie; F. Hubert qui vit béatifier Montfort et
porta jusqu'au Canada l'enseignement des Frères; F. Martial qui inaugura les
Missions des Frères et qui, en 1910, fit approuver par Pie X sa Congrégation et
ses Règles, ce que fit le Pape eu égard à « la stabilité morale qu'ont procurée
(à l'Institut) environ deux siècles d'existence au milieu de difficultés de
tout genre »; F. Sébastien. C'est le F. Benoît-Marie qui gouverne aujourd'hui
l'Institut.
On doit saluer en eux
des éducateurs de tout premier ordre.
La Congrégation des
Frères de Saint-Gabriel compte aujourd'hui 180 maisons, parmi lesquelles :
6 pour les sourds-muets;
4 pour les aveugles;
1 pour les sourds-muets
aveugles;
9 pour les orphelins;
19 en pays de mission :
Indes, Siam, Malaisie, Gabon, Congo belge et Madagascar.
Les nombreux appels qui
leur sont faits pour des écoles en pays de Mission prouvent la confiance
qu'inspirent leur dévouement et leur zèle apostolique.
Ils se distinguent au
Canada dans la conduite de la J.E.C. sous la direction des autorités
religieuses qui approuvent et soutiennent leur activité.
Leurs Amicales d'Anciens
Elèves, aussi nombreuses que florissantes, prouvent la fécondité, la
persistance de leur œuvre éducatrice en même temps que la reconnaissance fidèle
des âmes élevées par des Maîtres d'un dévouement non moins admirable que
désintéressé.
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages du Bienheureux de
Montfort
L'Amour de la Sagesse éternelle
, Librairie Mariale,
Pontchâteau.
Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge
, Marne, éd.
R. P. Fradet
, Les Œuvres du Bienheureux de
Montfort. Les Cantiques, Beauchesne, édit., 1929.
A consulter sur le Bienheureux de
Montfort
Blain
, docteur en Sorbonne, chanoine de Rouen, Mémoires (hors commerce, chez les Pères de la Compagnie de Marie).
Besnard,
quatrième supérieur de la Compagnie de Marie, Mémoires (hors commerce, chez les Pères de la Compagnie de Marie).
Un Prêtre du clergé
(chanoine Grandet,
curé de Sainte-Croix d'Angers), La Vie de
Messire Louis-Marie Grignion de Montfort, Prêtre, Missionnaire apostolique,
Nantes, 1724.
Picot de Clorivière
, recteur de Paramé, La Vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort, Missionnaire
apostolique, Instituteur des Missionnaires du Saint-Esprit et des Filles de la
Sagesse, Paris, Saint-Malo et Rennes, 1775.
R. P. Dalin, Supérieur général de la Compagnie
de Marie, supérieur du Petit Séminaire des Sables-d'Olonne, Vie du Vénérable Serviteur de Dieu
Louis-Marie Grignion de Montfort..., Leclerc, Paris, 1839.
Abbé Pauvert, Vie du Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort..., Oudin,
Poitiers et Paris, 1876.
R. Fonteneau, Vie du Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort..., Oudin,
1887.
J.-M. Quérard, Vie du Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort..., Caillière,
Rennes, 1887, quatre volumes.
P. M. Chauvin, Le Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort, Caillière, Rennes,
1887.
R. P. Babonneau, Le Bienheureux Grignion de Montfort, Paris, 1888.
A Secular Priest
(Dr. Cruishank
), Blessed Louis-Marie Grignion,
and his Dévotion, Art Book and C°, London, 1892.
H. Boutin
, Histoire populaire illustrée du
Bienheureux Louis-Marie de Montfort, Biton, Saint-Laurent-sur-Sèvre, s. d.
R. P. Texier
, Un Apôtre de la Croix et du Rosaire,
le Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort, Pont-Château, s. d.
R. P. Texier
, La Vie de Marie-Louise de Jésus,
Paris, Oudin, 1902.
R. P. Ant. Lhoumeau
, La
Vie spirituelle à l'Ecole du Bienheureux de Montfort, Paris, Oudin, 1902.
Mgr Laveille, Le Bienheureux L.-M. Grignion de Montfort, d'après des Documents
inédits, J. De Gigord, 1907.
Ernest Jac, professeur a l'Université
catholique d'Angers, Le Bienheureux
Grignion de Montfort, Gabalda, collection « Les Saints », 1924.
Cardinal Mercier, La Médiation universelle de la Très Sainte Vierge et la « Vraie
Dévotion à Marie », d'après le Bienheureux Grignion de Montfort, Louvain.
E. Gouin, Le Bienheureux Grignion de Montfort, Bloud et Gay, 1930.
Georges Rigault, Le Bienheureux Grignion de Montfort, éd. Publiroc, Marseille. R. P.
A. Lutz, La Maternité mystique de la Vierge Marie, Marne, éd.
Edmond Joly, Thêotokos... La Mère de Dieu dans l'Art, la Pensée et la Vie, éd.
Spes, 1931.
Léon Bloy, La Porte des Humbles, Mercure de France.
Jacques Maritain, Réponse à l'Enquête d'Agathon : Les Jeunes Gens d'aujourd'hui, Plon,
éd. 1913.
Henri Brémond, Histoire littéraire du Sentiment religieux en France, Bloud et Gay.
Pierre de La Gorce, Histoire religieuse de la Révolution française, Plon.
Mgr Laveille, Le Bienheureux L.-M. Grignion de Montfort et ses Familles religieuses,
Mame, 1916.
René Bazin, Fils de l'Eglise, J. de Gigord.
Georges Goyau, La Congrégation du Saint-Esprit, Grasset, 1937.
TABLE
DES ILLUSTRATIONS
Louis-Marie Grignion de
Montfort d'après une gravure ancienne 2
Vue panoramique de
Saint-Laurent-sur-Sèvre 4
Saint-Laurent-sur-Sèvre.
Communauté de la Sagesse 6
Chapelle des Sœurs de la
Sagesse à Saint-Laurent. 8
Saint-Laurent-sur-Sèvre. Maison et chapelle des Pères 9
Saint-Laurent-sur-Sèvre. Maison et chapelle des Pères 9
Saint-Laurent-sur-Sèvre.
Collège Saint-Gabriel 11
Montfort-sur-Meu. Une
venue de la cane légendaire au xviiie
siècle 13
L'église Saint-Sulpice
et ses environs 21
L'ancienne église
Saint-Sulpice d'après une gravure de Marot 25
Mme de Montespan,
d'après le portrait de Mignard 32
Cathédrale de Chartres. Portail nord et tour neuve 37
Cathédrale de Chartres. Portail nord et tour neuve 37
Chartres. Notre-Dame de
Sous-Terre au xviie
siècle 40
Notre-Dame de Paris au xviie siècle. Façade et parvis
Notre-Dame de Paris au xviie siècle. Façade et parvis
Notre-Dame de Paris au xviie siècle. Vue intérieure. 41
Notre-Dame des
Ardilliers, près Saumur 47
Nantes au xviie siècle 50
Poitiers. Eglise Notre-Dame-la-Grande 59
Poitiers. La chapelle de
l'Hôpital 66
Marie-Louise Trichet 69
Vue de la Salpêtrière 78
Frère Mathurin 90
Vue ancienne du calvaire
de Pontchâteau, Pontchâteau 105
Pontchâteau : la statue
du Sacré-Cœur 107
La Rochelle : chapelle
de l'hôpital Saint-Louis 112
L.-M. Grignion de
Montfort, d'après une peinture moderne 119
Le P. René Mulot, d'après
une gravure de l'Hermitais 142
Le R. P. Deshayes, l'un
des continuateurs de Montfort 130
Mervent (Vendée).
Intérieur de la grotte du P. de Montfort 137
Mervent. La forêt 139
Fontenay-le-Comte,
d'après un dessin de Rauch 141
Vouvant (Vendée).
L'église 144
Saint-Laurent-sur-Sèvre.
La rue des Couvents 147
Saint-Laurent-sur-Sèvre.
Le tombeau du Bienheureux Père de Montfort 148
Imp. G.
Thone, Liège (Belgique)
NIHIL OBSTAT :
Parisiis die 25° junii
1937
A. de PARVILLEZ,
s. J.
IMPRIMATUR :
Luteti
æ
Parisiorum,
die 30° junii 1937
V. DUPIN,
Vie. gen.
En employant dans cet
ouvrage les mots saints et sainteté, je n'entends en rien prévenir
les jugements de l'Eglise.
L. CH.
[1]
Jean-Baptiste Grignion plaidait au bailliage de
Montfort. Sj rares étaient les causes importantes qui lui étaient confiées
qu'il dût, vers 1690, abandonner sa charge et aller vivre à Rennes. Il avait
épousé Mlle de la Visnelle-Robert dont le père était échevin.
[2]
II avait déjà reçu les bases d'une bonne instruction dans une école de
Montfort. Le collège des Jésuites, à Rennes, ne groupait pas moins de 2.000
élèves externes. Louis Grignion habitait chez son oncle, l'abbé de la
Visnelle-Robert, prêtre-sacriste de Saint-Sauveur.
[3]
II eut aussi pour ami Claude Poullard des Places, le fondateur de cette
Congrégation du Saint-Esprit, dont M. Georges Goyau s'est fait récemment
l'historien.
[4]
C'est au « Petit
Séminaire », succursale de Saint-Sulpice, que le jeune homme fut admis. Cette
maison, fondée par M. Tronson et destinée aux clercs pauvres, se trouvait
primitivement rue Princesse; puis elle fut établie rue Férou et communiquait
alors avec le Grand Séminaire.
[5]
Chapitre XVIII.
[6]
Sur la route de Pontchâteau, il échappe à
cinq vauriens qui se sont jurés de faire sauter la cervelle « à ce brigand de
Montfort ».
[7]
Détruit par ordre comme celui de Pontchâteau,
ce calvaire fut aussi reconstruit plus tard.
[8]
Traité de la
Vraie Dévotion à la Sainte Vierge
, par le Bienheureux Louis-Marie Grignion de
Montfort, Alfred Marne et fils, éditeurs, Tours.
[9]
Allusion au jeu de mot Domini canes : les chiens du Seigneur, aussi bien qu'au songe où la
future mère de saint Dominique vit un chien tenant un flambeau entre les dents
et parcourant, pour l'incendier, le monde entier.
[10]
Louis-Marie Grignion de Montfort reçut en
1838, du pape Grégoire XVI, le titre de vénérable. L'héroïcité de ses vertus
fut publiée par Pie IX en 1869 et sa béatification eut lieu en 1888, sous le
pontificat de Léon XIII. Sa fête a lieu chaque année le 28 avril.
[11]
Dans le magnifique album intitulé : « La
Sagesse et ses Œuvres » et édité par les Filles de la Sagesse à
Saint-Laurent-sur-Sèvre.