Daniel
Life
R. P. HENRI DANIEL
MONTFORTAIN
SAINT LOUIS-MARIE
GRIGNION DE MONTFORT
Ce qu'il fut
- Ce qu'il fit
TEQUI
Nihil obstat,
Paris, le 29 septembre
1966
Camille Brevet, Sup.
Prov.
Imprimatur,
Besançon, 3
octobre 1966
Mgr G.
Belleteix
v. g.
© Copyright. Editions P.
Téqui, 1967.
CHAPITRE I 5
CHAPITRE II 20
CHAPITRE III 29
CHAPITRE IV. 51
CHAPITRE V. 65
CHAPITRE VI 81
CHAPITRE VII 95
CHAPITRE VIII 113
CHAPITRE IX. 118
CHAPITRE X. 123
CHAPITRE XI 157
CHAPITRE XII 178
CHAPITRE XIII 190
CHAPITRE XIV. 202
CHAPITRE XV. 211
EXPERTISE GRAPHOLOGIQUE. 230
CHAPITRE XVI 231
CHAPITRE XVII 254
I. — L'homme-spectacle. 254
II — L'homme des pratiques. 266
CHAPITRE XVIII 278
CHAPITRE XIX. 298
CHAPITRE XX. 306
CHAPITRE XXI 316
CHAPITRE XXII 330
Pratique parfaite par sa Finalité. 331
Pratique parfaite en soi comme voie mystique. 334
Quelle saveur avait pour lui le mot « esclave » 338
Le Saint Esclavage et l'Amour de la Croix-Sagesse. 341
CHAPITRE XXIII 347
CHAPITRE XXIV. 350
CHAPITRE XXV. 363
L'impression que le peuple garde de lui 365
Les mainteneurs. 372
Ses missions en Aunis. Regrettable insuffisance du clergé pour en
perpétuer les fruits. 373
Ce que laisse toujours le passage d'un saint « puissant en œuvres et en
paroles » comme Montfort 379
CHAPITRE XXVI 382
Père de la Vendée : Montfort a-t-il mérité ce titre ?. 384
CHAPITRE XXVII 387
CHAPITRE XXVIII 392
Par la mortification. 394
Par l'obéissance. 395
Dans le mépris d'elle-même. 397
Par la pauvreté. 398
Par les dévotions. 399
L'œuvre de Dieu. 400
CHAPITRE XXIX. 402
LES FAMILLES SPIRITUELLES MONTFORTAINES. 402
A NOS LECTEURS. 404
CHRONOLOGIE. 405
TABLE DES MATIERES. 411
CHAPITRE I
QUEL HOMME
APOSTOLIQUE
FUT SAINT-LOUIS-MARIE
de MONTFORT ?
LE SCANDALE
de ses PERSECUTIONS
C'était bien sans doute
le plus extraordinaire apôtre populaire des temps modernes que le missionnaire
qui succombait prématurément à la tâche le 28 avril 1716 à
Saint-Laurent-sur-Sèvre, alors obscure bourgade du Poitou. Treize années
durant, tantôt dans la campagne nantaise, tantôt autour de Rennes et de
Montfort-la-Cane, son pays natal, tantôt au diocèse de La Rochelle, qui, à
cette époque, remontait au nord en bande sinueuse jusqu'à celui de Nantes, on
l'avait vu, par tous les temps, allant à grands pas de paroisse en paroisse, un
long chapelet pendu au cordon qui lui servait de ceinture, un crucifix sur la
poitrine, à la main une sorte de bourdon surmonté d'une statuette de la Sainte
Vierge, une sacoche lui battant le flanc, les souliers éculés, la soutane
rapiécée, la tête nue, un vieux feutre sous le bras.
A la seule annonce de la
mission, c'était dans la paroisse qui se préparait à le recevoir une émotion
intense. On savait qu'il n'apportait pas la paix mais la guerre. Il allait
falloir résister à mort ou se convertir. Il n'était bruit en effet que de ses
coups d'audace, des innombrables industries de son zèle, des merveilleux effets
de sa parole, de pécheurs notoires subitement convertis, des austérités
effrayantes qu'il s'imposait pour obtenir la grâce de toucher les cœurs les
plus endurcis, des cilices, haires, disciplines, bracelets de fer, cœurs
piquants, dont il tenait provision pour ses auditeurs et ses pénitents et qui
s'enlevaient à miracle. Ne disait-on pas qu'avec lui aucun pécheur ne devait se
croire à l'abri d'un coup de foudre de la grâce ; que des mondains et des mondaines
venus l'écouter par bravade avaient été touchés aux larmes et depuis lors
menaient sous sa conduite la vie la plus édifiante ; que lorsqu'il parlait de
la sainteté de Dieu et de sa justice et agitait au-dessus de son auditoire les
terreurs du dernier jour, il arrivait que d'un seul mouvement l'assistance, où
se trouvait cependant plus d'un mécréant, tombait tout entière à genoux en
criant miséricorde ; qu'il avait des inspirations soudaines pour percer d'un
mot un cœur criminel ; qu'il lisait dans les consciences et qu'il ne fallait
pas s'aviser en confession de lui cacher des fautes ; qu'il avait une telle
horreur du péché qu'il le poursuivait partout, dans les cabarets, les tripots,
les lieux de danse et jusque dans les maisons de débauche où il pénétrait,
accompagné d'un confrère, pour tâcher d'en arracher de malheureuses filles ;
qu'il n'était pas homme à pâlir devant le fer d'un furieux ; que d'ailleurs par
sa carrure, son sang-froid, son air d'autorité et la flamme étrange, comme
surnaturelle, qui brillait alors dans son regard, il en imposait à toute une
bande déchaînée.
Bref, ce n'était pas
seulement un homme de Dieu, un saint, qui s'annonçait, mais proprement un envoyé
de Dieu, à qui chacun devrait rendre ses comptes. Envoyé de Dieu, tel il apparaissait,
tel il s'affirmait par tous ses comportements et avec plus de force que jamais
peut-être aucun de ses devanciers. En effet, il ne se contentait pas de parler
en chaire avec une liberté tout apostolique ; empli de l'esprit de sa vocation
et fort des dons exceptionnels tant naturels que surnaturels dont la Providence
l'avait comblé, il passait à l'action avec la hardiesse et l'autorité d'un
homme effectivement chargé d'une mission et muni de pleins pouvoirs, enquêtant
sur tout, inspectant tout, réformant les abus, réprimant lui-même les désordres
et au besoin par la force, intervenant jusque dans les rues et les places
publiques sans s'inquiéter de personne, menaçant les récalcitrants de la colère
de Dieu, édictant des règlements, établissant des œuvres et des sociétés
pieuses, et cela toujours de son chef, assumant toutes les responsabilités
comme comptable à Dieu de tous et de chacun.
D'une activité dévorante
et d'un savoir-faire sans égal qui lui permettait de mettre la main à tout,
quand il quittait une paroisse, la sacristie, si besoin était, avait été
remeublée, remontée en linges d'autel et en ornements liturgiques, le sol de
l'église pavé, les murs grattés, brossés ou passés à la chaux, les statues et
les tableaux rafraîchis, le cimetière nettoyé et clos de maçonnerie, les
chapelles de dévotion ou de pèlerinage restaurées, et toujours un
calvaire-souvenir, parfois monumental, érigé bien en vue. Il avait, assisté en
certains cas d'un homme de loi, arbitré les différends, réconcilié les
plaideurs, mis fin à d'interminables procès, obtenu maintes restitutions,
éteint de vieilles haines de famille, raccordé amis et parents brouillés ; il
avait déraciné des coutumes scandaleuses, des abus invétérés, ici amené les habitants
à renoncer au droit de se faire enterrer dans l'église, ailleurs aboli des
foires et des assemblées qui se tenaient le dimanche ; il avait entassé et
brûlé sur la place de l'église les romans d'amour et les livres de sorcellerie,
les gravures et les peintures lascives, les parures immodestes ; substitué sur
des airs à la mode aux chansons licencieuses venues de Paris des couplets
édifiants et des cantiques de son cru ; quant aux mendiants qui le suivaient
partout et qui ne formaient pas la partie la moins fidèle de son auditoire, ils
avaient été hébergés, nourris, blanchis, raccommodés, rhabillés.
Craignant toujours la
mission feu de paille, il avait, à l'occasion de la rénovation solennelle des
promesses du baptême, fait signer à chacun un contrat d'alliance avec Dieu. Il
avait imposé à ses dirigés un règlement de vie, groupé par catégories les
élites dans des associations pieuses : confrérie des Pénitents Blancs pour les
hommes, société de Vierges pour les filles, confrérie des Soldats de Saint
Michel dans les villes de garnison, Association des Amis de la Croix. A chacune
de ces compagnies il avait donné des règlements très précis, comprenant, entre
autres pratiques extérieures facilement vérifiables, la confession mensuelle et
la fuite des occasions de péché, danse, comédie, jeux de hasard, luxe et
inconvenance des toilettes, mauvaises compagnies et mauvais livres,
fréquentation des cabarets. Il avait établi l'Adoration Perpétuelle du
Saint-Sacrement et, si elle ne l'était déjà, la Confrérie du Très Saint
Rosaire, sa dévotion chère entre toutes, et fait prendre à chacun la résolution
de réciter chaque jour au moins un chapelet. Enfin, si la paroisse manquait
d'écoles charitables, soit pour les garçons, soit pour les filles, il l'en
avait pourvue ainsi que de maîtres et de maîtresses.
Envoyé de Dieu, tel il
apparaissait encore par l'état d'abjection qu'il avait choisi et qui
contrastait si fort avec sa distinction native, se vêtant comme les mendiants
dont il faisait sa compagnie préférée, partageant avec eux sa table, menant
comme eux une vie vagabonde sans que rien, ni gîte, ni pain, lui fût assuré,
couchant comme eux sur la paille, avisant parfois comme logis pour tout le
cours d'une mission un toit branlant ou même une simple grotte, sans compter
les sévices qu'il exerçait sur sa chair et qui, malgré les précautions qu'il
prenait pour les tenir secrets, finissaient presque toujours par être surpris.
Pour offrir aux peuples un spectacle aussi osé, auquel il conférait encore une
sorte de caractère religieux par l'air mystique et la dignité sacerdotale dont
il ne se départait jamais, il fallait, se disait-on, qu'il pensât que le siècle
avait grand besoin d'une pareille leçon et qu'ensuite il se crût autorisé à la
lui donner.
Lorsqu'il mourut à
quarante-trois ans, il laissait pour continuer son apostolat deux disciples et,
parmi ses manuscrits, un petit traité réservé à un singulier et prodigieux
destin. Les deux disciples n'avaient point reçu du ciel la riche nature de leur
maître, mais sa prière leur obtint son esprit et le don qu'il avait de toucher
les cœurs. Ils reprirent vaillamment sa tâche. Ce sont eux et leurs premiers
successeurs, une poignée d'hommes, qui achevèrent de former par la crainte de
Dieu et de ses jugements, par l'horreur du péché et par la confiance en Marie,
l'âme du grand peuple auquel le Seigneur avait pensé pour faire face aux jours
terribles qui allaient venir, selon qu'il l'avait fait entrevoir à son serviteur.
Soixante-dix-sept ans écoulés depuis que celui-ci avait parcouru pour la
dernière fois les chemins creux du Bocage, la Vendée, une Vendée qui, sous les
armes, eût été tout autre sans lui, se levait autour de son tombeau. Quant au
petit livre, plein du souffle prophétique et de l'âme mystique de son auteur,
il dût attendre l'heure providentielle qui l'exhumerait du silence et des
ténèbres du coffre où, selon la prédiction du Saint, des bêtes 'frémissantes
l'auraient enseveli. Mais cette heure venue, il s'élancera pour fournir la plus
brillante carrière, portant jusqu'aux extrémités du monde, avec le secret de sainteté
qui lui avait été confié, le nom de Louis-Marie de Montfort.
Le peuple, qui avait
canonisé son missionnaire bien avant qu'il fût mort, comptait que l'Eglise
tarderait peu à ratifier ce jugement. Pour avoir attendu deux siècles et
davantage, la glorification du héraut de Marie, de l'annonciateur des temps nouveaux,
n'aura rien perdu. Lorsque, en 1947, l'Eglise l'inscrira au catalogue des
saints, ces temps seront en marche. La Mère de Dieu aura multiplié ses
apparitions. De tout pays, des foules sans cesse accrues afflueront aux lieux
qu'elle aura sanctifiés de sa présence. De nouvelles congrégations religieuses
d'hommes et de femmes se seront placées sous son vocable, si nombreuses
qu'elles ne sauront plus par quel nom se distinguer les unes des autres. Elle
aura recommandé elle-même à Lourdes et à Fatima comme un merveilleux moyen de
salut la dévotion au Rosaire dont il avait été le nouveau Dominique. Le mois de
mai sera devenu le mois de Marie, et le mois d'octobre le mois du Rosaire. Tout
sera en marche. Le dogme de l'Immaculée Conception aura été proclamé, celui de
l'Assomption sera à la veille de l'être. Le mystère de Marie passionnera plus
que jamais les théologiens. Les âmes regarderont de plus en plus vers elle.
Pour ramener les peuples à Dieu, on promènera son image de bourgade en bourgade,
de ville en ville, à travers des nations entières. Le genre humain, dont
l'unité originelle cherchera à se refaire au milieu de convulsions effroyables
et qui s'épouvantera des puissances de mort que la science ne cessera de mettre
entre ses mains, viendra d'être consacré à son Cœur Immaculé. Ainsi, lorsque
l'Eglise introduira Louis-Marie de Montfort dans la pleine gloire de sa
liturgie, ce sera, autant que le géant de sainteté, l'homme providentiel que
l'on acclamera, l'apôtre puissant en œuvres et en paroles, le mystique au
regard de voyant, un de ces hommes suscités d'En-haut pour éclairer la marche
du peuple de Dieu et investis d'une mission universelle.
Tel en effet apparaît
aujourd'hui Montfort. Et son nom ne cesse de grandir, sa pensée de s'imposer.
Sa prodigieuse existence et son extraordinaire physionomie ont déjà tenté plus
de vingt biographes. Pour ses écrits, on ne compte plus les commentaires dont
d'aussi minces volumes que le « Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge
» et le « Secret de Marie » ont été l'objet, les langues dans lesquelles on les
a traduits, les âmes qui, dans le monde, le cloître et les séminaires, s'en
nourrissent et s'en font les propagandistes enthousiastes.
Reste à expliquer ce qui
a fait le scandale de tous ses historiens et de maint lecteur : les
persécutions dont il fut l'objet. En effet : « Jamais homme n'a peut-être
essuyé plus de contradictions et n'a plus souffert, ayant été persécuté en tous
temps et par toutes sortes de personnes », écrit le P. de Préfontaine, jésuite,
qui fut son confesseur[1].
Que les libertins, les mécréants, les sectaires et même des administrateurs
civils jaloux de leur autorité ne l'aient pas ménagé, rien d'étonnant à cela.
Ce qui déconcerte, c'est que ceux qui lui portèrent les coups les plus sensibles
et l'abreuvèrent d'épreuves ne furent pas de ces gens, mais des
ecclésiastiques, dont plusieurs de grand mérite, ses supérieurs et ses
confrères, des hommes par conséquent qui auraient dû au contraire, semble-t-il,
le soutenir. Qui voit-on en effet au premier rang ? Ses maîtres de
Saint-Sulpice dont l'un, supérieur du Grand Séminaire, puis de la Compagnie,
fut pendant huit ans son père spirituel et son oracle, des grands vicaires et
des évoques qui l'avaient accueilli dans leurs diocèses, des curés des
paroisses où il donnait la mission, des prêtres tant réguliers que séculiers,
sans en excepter ses compagnons d'apostolat. De la part de ces hommes d'Eglise,
affronts sanglants et publics, soupçons des plus graves, dénonciations,
sanctions : des villes épiscopales, des diocèses interdits à son zèle, rien ne
lui fut épargné. Comment de pareils traitements ne produiraient-ils pas sur le
biographe et sur le lecteur la plus fâcheuse impression ? Rencontrée partout
dans le monde du clergé, cette hostilité ne pouvait être due à des incidents
fortuits, simples occasions qui lui permirent d'éclater. Elle eut une raison, vraisemblablement
toujours la même, et la qualité des personnalités ecclésiastiques les plus
irréductiblement opposées à M. Grignion n'incite guère à croire que cette
raison était raison en l'air.
Blain, condisciple et
ami de Louis-Marie, intitule ainsi le chapitre LUI de ses « Mémoires » : « Les
angoisses qu'il souffre : il est rebuté de tous côtés et devient le problème
des personnes spirituelles ». Un problème, Montfort persécuté l'est demeuré
pour tous ses historiens. Ce problème, l'Eglise en mettant hors de cause par
son jugement la sainteté de Montfort, en a simplifié les données ; elle ne l'a
pas supprimé. A voir toutes les solutions qui ont été tentées sans qu'aucune
ait satisfait pleinement personne, on pourrait se demander s'il n'est pas
insoluble. Mais, si troublant qu'il soit, il est d'une telle gravité qu'il
importe de le regarder tel qu'il est, et non pas de le minimiser, ainsi que,
par respect pour des autorités ecclésiastiques, dont plusieurs à la mémoire
justement vénérée, l'a fait le deuxième historien du missionnaire, dont les
jugements sur ce point n'ont été que trop favorablement accueillis. Le P.
Besnard déplace les responsabilités, passe sous silence certains faits
particulièrement odieux, couvre pudiquement certains autres du voile de
l'anonymat. Ces lignes de son « Avertissement » liminaire montrent jusqu’où il
voudrait se faire illusion : « Je représente, dit-il, un homme que les esprits les
moins prévenus accusèrent souvent d'indiscrétion et de singularité ; qu'un
peuple stupide et malin traita de sorcier, de possédé et d'antéchrist ; que les
impies firent passer pour un fourbe et un imposteur et à qui les faux sages du
siècle crurent faire grâce de ne le regarder que comme un extravagant et un fou
». Eh bien non ! à part quelques tristes individus recrutés d'ailleurs dans
tous les rangs de la société, ce n'est pas le peuple qui traita son apôtre de
sorcier, de possédé et d'antéchrist ; ce ne sont pas d'abord des impies qui
l'accusèrent de n'être qu'un fourbe et un imposteur, mais bien des
ecclésiastiques. Nous en verrons tout un lot à la Chevrolière, au diocèse de
Nantes, le curé, son vicaire et plusieurs autres prêtres, probablement de ces
petits et faméliques prébendiers sans charge d'âmes comme il en pullulait dans
mainte paroisse.
Et à La Rochelle, quels
sont ces « ennemis » que le P. Besnard[2]
se fait scrupule de désigner plus clairement, qui tâchent de perdre le
missionnaire dans l'esprit du peuple, reprenant trois ans après, à trente-cinq
lieues de la Chevrolière, les mêmes calomnies, l'accusant de n'être, selon les
propres termes de l'historien, qu'un coureur, un aventurier, un bateleur, un hypocrite,
un enchanteur, un sorcier, un antéchrist ? Ces « ennemis » ? Grandet (p. 175)
va nous le dire, « c'étaient des prêtres et des religieux ».
Même attaque au diocèse
de Saintes. Pendant qu'il donne la mission au Vanneau, il est dénoncé à
l'évêché comme « un séducteur, un extravagant, un hypocrite », si bien que
l'évêque lui retire ses pouvoirs. Ce qui prouve, si l'on en doutait, que ses dénonciateurs
que Besnard (Livre VI) ne désigne pas davantage, étaient des membres du clergé.
De ces ecclésiastiques
qui le chargeaient ainsi des pires forfaits, mais il s'en trouvait jusque parmi
ses associés, tel ce religieux prêtre qu'il s'était adjoint dans une mission et
qui, d'après Grandet (p. 331), «ne cessa de le calomnier de la manière la plus
cruelle et la plus ignominieuse, car il publiait partout qu'il vendait les
sacrements et qu'il était un des plus zélés sectateurs de Simon le Magicien, et
avait assuré sur sa vie qu'il était sorcier. »
Et dans les palais
épiscopaux, le haut clergé ne ménageait pas davantage ses expressions, ainsi
que le note Grandet (p. 339) : « Plusieurs évêques l'ont souvent interdit dans
leurs diocèses, où ils l'avaient appelé, sur les plaintes qu'on leur avait
faites de ses prétendues imprudences et indiscrétions. Leurs Grands Vicaires
l'ont traité d'ignorant, d'hypocrite et de vagabond : l'un d'eux lui dit un
jour tout ce que la colère la plus outrée peut inspirer de plus mortifiant ».
La conduite des prélats
est tellement incompréhensible à Besnard (Livre II) qu'il fait tout pour
dégager leurs responsabilités. Il invoque le gouvernement d'un vaste diocèse,
l'impossibilité de s'informer de tout par eux-mêmes, déclare que leur intention
a toujours été droite, « la preuve, dit-il, est qu'étant mieux éclairés, ils
lui ont rendu justice pendant sa vie et après sa mort de la façon la plus
authentique ».
Il a surtout à cœur de
justifier l'évêque de Poitiers, Mgr. de la Poype de Vertrieu, « ce prélat digne
des plus beaux et des premiers temps de l'Eglise », qui « ne respirait que le
zèle de sa propre perfection et le salut des âmes confiées à ses soins ». Il
souligne que l'évêque était absent lorsque le missionnaire reçut la première
fois l'ordre de quitter Poitiers, mais il se garde bien de dire qu'il était là
lorsque, cinq mois plus tard, au plus fort des chaleurs, M. Grignion fut revenu
de Rome, à pied, recru, malade, et c'est l'évêque, écrit Grandet (p. 104), qui,
à la nouvelle de son retour, lui envoya dire par son secrétaire d'avoir à se retirer
dans les vingt-quatre heures.
Et qu'on ne dise pas que
la bonne foi du prélat fut surprise. Mgr. de la Poype connaissait parfaitement
M. Grignion, ayant été maintes fois en relation personnelle avec lui, particulièrement
pour le gouvernement de l'hôpital. Il l'avait vu aussi à l'œuvre comme
missionnaire.
Surpris ? non, l'évêque
de Poitiers ne le fut pas. Sept ans après — il avait eu le temps de réfléchir
et de se renseigner — l'homme de Dieu le retrouvera dans les mêmes
dispositions. Ayant cru pouvoir passer par Poitiers pour encourager les premières
Filles de la Sagesse qu'il y avait laissées, sa présence ne fut pas plus tôt
signalée qu'il reçut de l'évêché l'ordre de se retirer, toujours dans les
vingt-quatre heures. Il mourra sans avoir pu remettre les pieds dans ce vaste
et populeux diocèse. C'est ainsi que de son vivant, quoiqu'en dise le P.
Besnard, il se vit rendre justice par Mgr. de la Poype. Oui, mort, il recevra
du pieux et humble prélat, nous le verrons, un éclatant témoignage, qui prouvera
que son persécuteur, comme bien d'autres, l'avait simplement pris pour ce qu'il
n'était pas.
Pas davantage il n'y eut
de changement chez l'évêque de Nantes, Mgr. de Beauvau. D'une attestation
élogieuse délivrée au missionnaire, trois ans avant sa mort, par ce prélat, le
P. Besnard et d'autres biographes à sa suite ont conclu à un revirement dans
les sentiments épiscopaux. Mais cette pièce de chancellerie que nous donnerons
plus loin en entier, ne pouvait raisonnablement se refuser. M. Grignion alors à
la Rochelle l'avait demandée à l'occasion d'un voyage qu'il projetait de faire
à Paris. Il crut prudent de ne pas se contenter d'un certificat de La Rochelle,
mais d'en solliciter un autre de Nantes, les sanctions qui l'avaient frappé
dans ce diocèse n'ayant pas été rapportées et étant certainement connues dans
la capitale. Mais Mgr. de Beauvau n'en demeurera pas moins sur sa position.
Comme le diocèse de Poitiers, l'important diocèse de Nantes, où le Saint avait
laissé tant de souvenirs ; d'œuvres et d'indéfectibles amitiés, lui demeurera
fermé jusqu'au bout. L'interdiction d'y exercer le ministère ne fut jamais
levée. Vingt-quatre jours avant sa mort, il craignait même qu'au cas où il
viendrait à Nantes, on ne lui accordât pas la permission de dire la messe.
Pas plus que l'évêque de
Poitiers, l'évêque de Nantes n'agit en chef mal informé. Il connaissait
personnellement, lui aussi, le missionnaire et n'ignorait rien de sa conduite.
Ce ne fut pas sur des rapports malveillants qu'il le jugea douteux, peu maniable
et compromettant.
Mais de tous les
ecclésiastiques qui infligèrent à notre Saint les humiliations les plus
cuisantes, la palme revient sans contexte aux deux éminents Sulpiciens, Mr.
Leschassier et Mr. Brenier, supérieurs, l'un du Grand Séminaire de Saint-Sulpice,
l'autre du Petit. Leur conduite fournit la plus belle preuve que l'ignorance
n'était point nécessaire pour que de dignes ecclésiastiques traitassent l'homme
de Dieu d'une façon qui nous révolte justement. Nous consacrerons un chapitre
entier à ces deux Messieurs. Ce que nous avons présentement à dire, c'est que
ces doctes et vertueux prêtres, grands directeurs de conscience, après avoir
durant cinq années pris le jeune clerc par tous les sens, pour employer
l'expression de Blain, sans arriver à le déchiffrer, finissaient quelques
années plus tard par le chasser de leur présence plus outrageusement que ne le
fit jamais aucun autre. Naturellement Grandet ignore ces incidents, Besnard
glisse en quelques lignes. Sans Blain, nous n'en saurions autant dire rien.
Voici les faits :
M. Grignion exerçait
alors les fonctions d'aumônier à l'hôpital général de Poitiers. Ayant en tête
le projet d'une congrégation de religieuses hospitalières, il profita d'un
voyage à Paris pour aller consulter son père spirituel, sa lumière, son oracle,
Mr. Leschassier. Le Sulpicien, il est vrai, agacé de voir que son dirigé,
depuis sa sortie du Séminaire n'avait changé en rien au contact des réalités,
fatigué surtout d'être consulté sur des cas qu'il n'était pas à même d'apprécier
en toute connaissance de cause, lui avait déjà conseillé de prendre un
directeur sur place, que pour lui il se démettait de sa fonction. Mais le jeune
prêtre pensait que pour une affaire de cette importance il ne lui refuserait
pas ses lumières. Apprenant à son arrivée dans la capitale que le Supérieur
prenait quelque repos à la maison de campagne d'Issy, il s'y rendit et le
trouva, dit Blain, en compagnie de plusieurs ecclésiastiques. Laissons ici la
parole au mémorialiste : « Ce cher directeur le reçut avec un visage glacé
et le renvoya d'un air sec et dédaigneux sans vouloir ni lui parler ni l'entendre.
Pour moi qui étais présent, j'étais interdit et je souffrais beaucoup de
l'humiliation dont j'étais témoin. Quant à lui, il la soutint avec sa douceur et
sa modestie ordinaires et s'en retourna aussi tranquille qu'il était venu ».[3].
L'année suivante, nouvel
affront plus mortifiant encore, cette fois de la part de Mr. Brenier. Expulsé
de Poitiers, revenant de Rome avec le titre de missionnaire apostolique, M.
Grignion allait au Mont Saint-Michel mettre sa campagne d'évangélisation sous
la protection du grand archange. C'est alors qu'il fit la rencontre de son
ancien maître de Saint-Sulpice. Nous laissons encore parler Blain : « M.
Brenier était alors supérieur du Séminaire d'Angers, lorsque M. Grignion y
passant demanda à le voir et à lui présenter ses respects. A peine fut-il en sa
présence qu'il s'en vit rebuté et rejeté d'une manière outrageante à la vue de
toute la communauté qui était en récréation. Encore s'il lui eût fait la
charité de lui donner à dîner, l'affront eût perdu quelque chose
de son amertume ; mais
non, il le chassa avec honte et le fit sortir à jeun au plus tôt de la maison
sans faire attention à son caractère ni à son besoin. M. de Montfort si
familiarisé avec les humiliations, continue le narrateur, ne fut pas insensible
à celle-ci et il faut avouer que si M. Brenier qui ailleurs, pendant six mois,
l'avait pris par tous les endroits sensibles pour le piquer au vif, avait
attendu ce moment et cette occasion pour le mortifier, il y réussit
parfaitement. C'est peut-être l'unique occasion où le prêtre si patient ait
ouvert la bouche pour se plaindre; car se voyant si dédaigneusement traité par
un homme qu'il honorait tant, son cœur blessé permit à sa bouche de témoigner
sa peine : Est-il possible qu'on traite ainsi un prêtre dans un séminaire ! Et
il m'a avoué lui-même qu'il n'avait jamais tant ressenti aucune autre
humiliation. Elle était en effet revêtue de tout ce qui pouvait la rendre amère
et piquante. Il la recevait dans un séminaire, lieu si respectable pour les
ecclésiastiques, aux yeux de toute une jeunesse assemblée qui n'avait garde de
s'y opposer, de la part d'un supérieur dont toutes les paroles étaient des oracles
et toutes les actions des exemples de vertu, de la part d'un homme que M.
Grignion avait eu autrefois pour maître et qu'il regardait comme un miracle de
perfection ».
Après ces exemple de
deux sommités sulpiciennes, est-il nécessaire encore de voir dans les prélats
incriminés des personnes mal informées, circonvenues ou pusillanimes et
serviles à l'égard du pouvoir, ou encore jansénistes ? Si ces deux messieurs,
nommés, je suppose, à quelque évêché, avaient trouvé à leur arrivée dans leur
ville épiscopale leur ancien disciple s'y livrant à toute l'ardeur de son zèle,
combien de temps l'eussent-ils toléré ? La seule explication que l'on puisse
donner à leur conduite, c'est qu'ils se méprirent à son endroit. Or si des
hommes de cette valeur et en si bonne place pour juger le sujet se fourvoyèrent
ainsi, comment la même mésaventure ne serait-elle pas arrivée à d'autres
ecclésiastiques, même, par hypothèse, tout aussi vertueux et tout aussi
éclairés ?
Une explication en
grande faveur depuis Clorivière et le P. Dalin, qui s'en prennent au
jansénisme, ne résiste pas, comme nous le verrons, à l'examen des faits. Elle
n'est qu'une solution de facilité. On se rejette alors sur les pratiques du
nouveau Jean-Baptiste, pratiques non seulement anachroniques, mais outrées,
bizarres, extravagantes, qui auraient choqué, au point de les scandaliser, la
société et le clergé d'une époque pénétrée d'humanisme dévot et devenue, depuis
le Concile de Trente et la création de Séminaires, de plus en plus exigeante
sur la tenue ecclésiastique, n'admettant chez un ministre de Dieu que des
vertus discrètes et un zèle plein de réserve et de dignité.
Dans cette hypothèse,
qu'est-ce qui portait M. Grignion à des vertus et à des exercices de zèle qui
semblaient un défit aux précautions du siècle ? Etait-ce l'Esprit de Dieu,
comme l'avaient pensé ses amis et ses protecteurs, ainsi que ses premiers historiens,
Grandet et Besnard ? Mais ces pratiques sont tellement dans sa manière
habituelle que, pour ses biographes modernes, plus curieux de psychologie, elles
tiennent manifestement à une disposition de la nature. Maintenant qu'elle est,
au juste, cette disposition ? C'est un point sur lequel nos psychologues ne
sont point arrivés à nous satisfaire, n'y aurait-il que la multiplicité des
raisons assez incohérentes qu'ils ont invoquées : tempérament excessif,
exaltation d'esprit, bizarrerie de goût, passion de l'absolu, hantise de
l'Evangile à la lettre, idéalisme, imagination de poète, fantaisie, manie de la
singularité. Toutes explications qui, comme on le voit, ont ceci de commun,
même la passion de l'absolu, d'être peu flatteuses pour notre saint, surtout
lorsque, par suite de la difficulté que nous éprouvons à nous représenter
exactement, chez cet homme tout en contrastes, la dignité souveraine, l'air de grandeur
même avec lequel il porte ses vêtements de misère et vaque à de viles besognes,
la possession absolue de lui-même qu'il garde dans ses actions les plus vives
contre les scandales, l'historien l'imagine sous l'aspect vulgaire que
suggèrent de tels comportements et le peint comme un excentrique et un exalté.
Le plus grave, c'est qu'une telle explication de Montfort ne peut que
compromettre l'autorité de l'écrivain mystique.
Faudra-t-il donc se
résigner à estomper les caractères les plus marquants de cette peu banale
physionomie et revenir à la manière que les hagiographies observaient
communément à une époque qui n'est pas si lointaine, ne relevant de l'histoire
et de la physionomie de leur héros que ce qui convenait à un panégyrique,
laissant le reste dans l'ombre ?
Grâce à Dieu, il est une
autre façon de comprendre les pratiques de notre saint, et celle-là tout à son
honneur. Qu'elle s'impose, nous pensons bien en fournir surabondamment la
preuve. Nous n'en dirons qu'un mot ici. Mais qu'il nous soit permis de nous
étonner que le bon sens et la logique n'aient pas toujours protesté contre
cette idée d'un homme choisi de Dieu pour une œuvre dont on ne peut contester
la puissance, et affligé dans son organisme mental de ces malfaçons qu'on croit
y découvrir. Ensuite il faudrait être aveugle pour ne pas voir que ces
pratiques, qu'on en pense ce qu'on voudra, produisaient sur le peuple de
merveilleux effets, que c'est par elles, plus encore que par la parole, que
Montfort fut un apôtre populaire de la taille de Saint Vincent Ferrier. Or,
est-il concevable qu'un mode d'apostolat aussi souverain soit dû à une
exaltation d'esprit ou à quelque autre misère mentale ?
Montfort ne fut tant
persécuté que parce qu'on se méprit à son sujet. Le moins qu'on puisse dire des
ecclésiastiques dont il eut à souffrir, c'est qu'ils se demandaient s'il n'y
avait pas de l'affectation dans ses airs de sainteté, dans ses vertus spectaculaires,
dans ses déchaînements contre les scandales, et du bateleur dans ses mises en
scène, si bien montées et si au goût du peuple. Nous entendrons Mgr. de Beauvau
faire cette réflexion : « M. Grignion est un grand saint ou un hypocrite fieffé
». Sans trancher aussi nettement, on pouvait soupçonner qu'il se mêlait bien de
l'humain dans des pratiques aussi extraordinaires et qu'un penchant, peut-être
inconscient d'ailleurs, à l'ostentation, en expliquait, pour une bonne part, le
caractère si voyant. Toujours est-il qu'à chaque fois que des ecclésiastiques
peu circonspects, prompts à juger d'après leurs impressions, se laissaient
aller à répandre dans le public ou à lui jeter à la face ce qu'ils pensaient de
lui, c'était qu'il n'était qu'un simulateur, un comédien de vertu. Jamais cette
accusation ne manquait, et toutes les autres, si graves, et injurieuses
qu'elles fussent, ne faisaient qu'accentuer celle-là.
Blain intitulera le
chapitre XXXIX de ses « Mémoires » : Ses manières singulières. Combien elles
lui ont attiré d'humiliations. Et ce n'est pas le seul endroit où il nous
parlera des singularités de son ami, singularités auxquelles ces Messieurs de
Saint-Sulpice firent une guerre aussi vaine qu'impitoyable et qu'il déplore
lui-même comme la cause, on peut dire principale, des persécutions dont M.
Grignion fut victime le long de sa carrière. Bien qu'à notre grand regret le
mémorialiste ne nous donne que quelques exemples, on voit assez, aux traits
cités et à ce qu'il nous dit ailleurs, que c'était par une expression, appuyée
jusqu'à paraître factice et ridicule, dans la pratique de toute vertu, que notre
séminariste dérogeait aux manières discrètes de la maison, excitait les
railleries de plus d'un de ses confrères et mettait parfois en joie toute la
communauté, à part ces Messieurs qui, eux, n'avaient pas envie de rire. M.
Leschassier, supérieur du Séminaire et père spirituel de M. Grignion, croira
bon d'avertir Mgr. Girard, évêque de Poitiers, qui l'a consulté, que
l'extérieur de son dirigé a quelque chose de singulier et que ses manières ne
sont pas du goût de bien des gens. De fait, il tranche si bien sur tout le
monde par son air et par ses manières, disons aussi par son visage découpé à
l'emporte-pièce et d'un relief superbement expressif, que, même sans son
accoutrement, il faisait partout sensation et qu'il n'est pas besoin de le
décrire longuement sans le nommer pour ceux qui le virent, ne fût-ce qu'une
fois, s'écrient : « Mais, c'est M. de Montfort ».
Il faut que le cas de
notre saint, homme providentiel, soit des plus rares pour que ni les
Sulpiciens, ni Blain, ni aucun de ses biographes, n'aient vu que les pratiques
de perfection, apparemment si outrancières, de l'ascète et les méthodes
percutantes de l'apôtre, étaient de la même veine et s'expliquaient de la même
façon que l'expression singulière de toute sa personne et que la manière haute
en couleur qu'il apportait dans l'exercice ordinaire des moindres vertus. Car
il est pourtant clair que chez lui toutes les vertus prenaient spontanément une
forme concrète, vigoureusement concrète ; qu'il était ainsi fait qu'il lui
était impossible, à moins de les étouffer, de ne pas les laisser éclater au
dehors, se traduire en jeux de physionomie, en inflexions de voix, en gestes,
en attitudes, en pratiques de renoncement évangélique, en actions de zèle, en
mises en scène éducatives, toutes choses d'autant plus spectaculaires que les
vertus projetées avec un tel réalisme étaient celles d'un saint, d'un très
grand saint.
Par son psychisme, il
était de la lignée de ces prophètes chez qui tout parlait, tout criait : un
Elie, un Jean-Baptiste. Le clergé lui aurait voulu des vertus cachées,
discrètes, et la pauvreté étalait sur lui ses guenilles, la dévotion lui
sortait par tous les pores, et ainsi du reste. Tartufe, pensaient quelques-uns,
les moins réfléchis. Un imaginatif ou un illusionné qui se prenait pour un
saint et un chargé de mission, un envoyé de Dieu, et qui se comportait en
conséquence, soupçonnaient, assez excusables de leur méfiance, les responsables
de sa conduite. Le pis était que le peuple s'engouait de ce prêtre vagabond,
que des nuées de misérables s'attachaient à ses haillons, que les foules
éclataient en sanglots en l'entendant parler, qu'elles l'entouraient de vénération,
le plaçaient déjà sur les autels, qu'enfin la contagion gagnait jusqu'aux
personnes de la société. Inquiètes, les autorités profitaient d'un éclat pour
aller au plus sûr et éloigner l'homme. Jalouses peut-être de ses triomphes
oratoires, mais certainement beaucoup plus encore agacées du succès de ses guenilles,
certaines médiocrités ecclésiastiques tâchaient de mettre leur peuple en garde
et, n'obtenant rien, exaspérées de la crédulité et l'outrecuidance d'une plèbe
ignorante qui prétendait y voir plus clair que les docteurs d'Israël, se
laissaient aller contre le missionnaire aux injures les plus atroces. Tout
comme son père spirituel, le sulpicien M. Leschassier, ces prélats, ces prêtres,
devant des comportements déconcertants auxquels rien ne pouvait le faire
renoncer, avaient peine à croire qu'il fût conduit par le bon esprit, ou même
dépassant les limites d'une hésitation prudente, se persuadaient qu'il ne
l'était certainement pas.
C'est là toute
l'aventure de Montfort. Une expressivité extrême : des vertus qui semblaient
impudemment s'afficher et qui néanmoins ne ressortaient tant que pour mieux
parler au peuple. Elles lui valurent contradictions, avanies, traverses de
toute sorte. Mais imagine-t-on un apôtre, un saint chargé de crier les
béatitudes évangéliques et qui n'aurait pas sa pleine mesure d'épreuves ?
Encore faut-il noter que rien ne mérite autant à Montfort l'admiration surtout
des petites gens que l'humilité, la patience, la joie rayonnante, avec
lesquelles ce grand amant de la croix accueillait ce qu'il estimait le plus
précieux cadeau de Dieu.
Que le lecteur prenne
patience. Il verra peu à peu ce visage s'éclairer d'une lumière nouvelle, les
ombres déplaisantes s'effacer, les traits jugés trop appuyés, excessifs,
relever de leur haut caractère la physionomie de l'apôtre et y suggérer un
grand dessein de Dieu. Les âmes mystiques seront rassurées. Elles ne seront
plus tentées de soupçonner un illuminé dans un contemplatif qui, par la
sublimité de son génie, a parlé des révélations divines dans la langue des
prophètes[4].
Note chronologique
Blain et Grandet
racontent les faits comme si M. Grignion n'était allé qu'une fois de l'hôpital
de Poitiers à Paris alors qu'il y alla deux fois.
D'après Grandet : Au
commencement de l'année 1702, après seulement deux mois de séjour à l'hôpital
de Poitiers, M. Grignion part pour Paris au secours de sa sœur, sans dire adieu
à personne (Grandet, p. 33-34).
Vers le mois de février
de cette même année 1702, l'évêque de Poitiers ayant appris qu'il était allé à
Saint-Sulpice, écrit au curé M. de la Chétardie pour le prier de le lui
renvoyer (p. 37).
A la fin d'octobre 1702,
Louise-Guyonne arrive à Rambervillers (p. 43).
M. Grignion est resté
quelques mois à Paris pour attendre le succès du voyage et du noviciat de sa
sœur (p. 51).
Pendant son séjour il
est envoyé par l'archevêque de Paris an Mont Valérien mettre la paix parmi les
ermites (p. 55).
A sa sortie il se fait
accepter au service des pauvres à la Salpêtrière, d'où il est congédié après
quatre ou cinq mois (p. 56).
Il ne retourne à
Poitiers que dans l'espérance que le nouvel évêque, Mgr de la Poype,
l'accueillera de la même façon qu'avait fait son prédécesseur, Mgr Girard,
décédé au mois de mars 1702 (p. 58).
D'après Blain, qui ne
donne aucune date et ne fait pas mention du voyage entrepris pour secourir
Louise-Guyonne, M. Grignion, voyant qu'il n'avançait à rien à l'hôpital de
Poitiers, se décide à partir pour Paris en tenant son dessein caché, et à son
arrivée va se présenter à la Salpêtrière (Blain, ch. LIII). Chassé de cet
hospice par la jalousie, incertain de ses vues et ne sachant où aller, il se
rend à la maison de campagne (Issy) où M. Leschassier prend ses vacances avec
plusieurs autres ecclésiastiques, dont Blain (ch. LIII). Il est rebuté par ce
cher directeur qui refuse de l'entendre. Il s'est retiré dans un dessous
d'escalier (rue du Pot de fer). Il va au Petit Séminaire, pendant la
récréation, où il excite une vive curiosité, Blain étant présent. Des fables ridicules
courent sur lui. Il ne reçoit aucun secours de M. de la Chétardie sur qui il
comptait (ch. LV et LVI). L'archevêque l'a envoyé au Mont Valérien. Quand ?
Blain dit qu'il ne peut préciser, mais note que les ermites lui prêtèrent un de
leurs habits pour le défendre de l'âpreté du froid. Il sort de Paris. Blain le
perd de vue et déclare qu'il ne peut rapporter que confusément les actions
admirables de son ami (ch. LIX).
La chronologie de
Grandet est inacceptable. Ce ne peut être au commencement de 1702 que M.
Grignion partit pour Paris au secours de sa sœur. Il ne bouge pas de Poitiers
depuis son arrivée au printemps de 1701 jusqu'à l'été déjà commencé de 1702, la
lettre qu'il envoie de l'hôpital à M. Leschassier pour lui raconter les faits
depuis son départ de Nantes, portant la date du 4 juillet de cette année 1702.
Ce ne peut être qu'en juillet-août qu'il se rendit à Paris, où il ne dut pas s'attarder
après qu'il eût reçu des nouvelles de Rambervillers, où Louise-Guyonne arriva à
la fin d'octobre, le but de son voyage étant atteint. Le 2 février 1703, il
procède à la vêture de Marie-Louise Trichet.
De quelque temps avant
la Pentecôte de 1703 date son second voyage, la lettre où il annonce à
Marie-Louise qu'il se trouve à l'hôpital général (La Salpêtrière) avec cinq
mille pauvres, demandant que l'on prie jusqu'à cette fête, qui tombait le 27
mai de cette année-là. Il se défend de changement et de refroidissement à
l'égard des pauvres de Poitiers, son Maître l'ayant conduit comme malgré lui.
Il ne retournera à Poitiers que sur la supplique de ces malheureux en date du 9
mars 1704, relatée par Quérard.
A son premier voyage
(1702) entrepris pour venir en aide à sa sœur, il arrive donc à Paris à
l'époque des vacances et y séjourne moins de quatre mois. A son second (1703)
motivé par l'opposition qu'il rencontrait à l'hôpital de Poitiers, il y arrive
au plus tard vers la fin du printemps et y reste une année entière. Blain n'a
retenu que ce second séjour, plus de trois fois plus long que le précédent. Or
il n'est pas croyable que, pendant les trois ou quatre mois du premier voyage,
M. Grignion ne soit pas allé au Séminaire, où l'on ne pouvait ignorer sa
présence, son ancien condisciple M. Bargeaville, qui l'aida si bien, exerçant
son ministère dans la paroisse Saint-Sulpice. Tout donne à penser que c'est
alors qu'il dut pousser jusqu'à la maison de campagne d'Issy pour y rencontrer
M. Leschassier qui s'y trouvait en vacances. Si l'on reportait cette visite à
son second séjour il faudrait qu'étant à la Salpêtrière il eût différé jusqu'à
cette époque des vacances d'aller saluer et consulter M. Leschassier. Il ne fut
pas tellement retenu à l'hôpital qu'il n'ait pu aller voir ses anciens amis,
lesquels, écrit-il à Marie-Louise, l'ont abandonné. Il ne semble pas douteux
que si dans sa lettre de juillet 1702 à son directeur il n'ait pas soufflé mot
de son projet de congrégation religieuse, cause cependant de la bourrasque dont
il parle longuement, c'est qu'il se réservait de le lui expliquer par le
détail, peu après, de vive voix, la chose demandant un entretien. Et si, dès
l'abord, M. Leschassier refusa de l'entendre, ne serait-ce pas parce qu'il
avait eu, de Poitiers, vent de ce projet et ne voulait absolument pas s'en
mêler, devinant bien que c'était sur quoi M. Grignion venait le consulter ?
CHAPITRE II
S'IL ETAIT MORT A VINGT-DEUX ANS
Si Louis-Marie Grignion
de la Bachelleraie était mort à vingt deux ans, la veille du jour où il devait
entrer à Saint-Sulpice, il eût laissé l'image d'un jeune saint assez semblable
à l'angélique Louis de Gonzague. Même tendre dévotion à Marie, même horreur du
péché et du scandale, même garde des sens, même ascèse effrayante, même
absorption en Dieu. On l'admirerait sans réserve, et aucun problème ne se
poserait à son sujet, bien qu'il fût déjà et non pas toujours seulement en
petit, l'homme qui fera le désespoir de la plupart de ses biographes, après
avoir fait celui des Sulpiciens et d'évêques, ses supérieurs ecclésiastiques.
Né à Montfort-la-Cane,
aujourd'hui Montfort-sur-Meu, le 31 janvier 1673, le deuxième d'une famille qui
allait compter dix-huit enfants, de son père qui, comme le père de Clemenceau,
ne décolérait pas, il tiendra une santé de fer, une force athlétique et un sang
qui lui fera dire que, sans la grâce de Dieu, il eût été l'homme le plus
terrible de son siècle.
Son enfance se passa
dans une atmosphère orageuse. Avocat au baillage de Montfort et sans gros
patrimoine, le chef de famille, aigri par des soucis d'argent, ébranlait
fréquemment de ses colères le tranquille manoir du Bois-Marquer en Iffendic. La
mère pleurait. Louis n'avait encore que quatre ou cinq ans qu'il trouvait pour
la consoler des paroles d'une onction et d'une sagesse si fort au dessus de son
âge que Dieu semblait les lui mettre dans la bouche. Ces éclats se produisant
le plus souvent au cours des repas, combien de fois devenu jeune homme et
passant ses vacances au logis familial, il se lèvera de table pour ne pas
manquer de respect à son père et se retirera ayant à peine touché aux mets,
heureux d'avoir ainsi l'occasion de jeûner, mortification qui sera toute sa
vie, celle qui, en raison de son robuste appétit, lui coûtera probablement le
plus.
Dès sa plus tendre
jeunesse, confiera-t-il un jour à son compagnon de mission, il aurait voulu
quitter la maison paternelle et aller en pays inconnu y vivre pauvrement en
mendiant son pain jusqu'à ce qu'il eût assez de force pour gagner sa vie. Et
comme je lui demandai, dit Mr. des Bastières, quel métier il aurait préféré : «
Le plus mécanique et le plus vil, » me répondit-il[5].
Déjà, au rapport de
Blain (Ch. V), alors son condisciple au collège des Jésuites de Rennes et son
compagnon de vacances, il a tous ces vifs dehors de sainteté qui le
singulariseront si fort et lui vaudront tant de railleries et tant de
suspicions. « Il semble, dit le mémorialiste, qu'il n'avait point péché en
Adam. Il parut, en effet, né avec le recueillement le plus profond, l'oraison
la plus soutenue, la pénitence la plus rigide, la mortification la plus
universelle, avec une paix, une douceur et une tranquillité d'âme que je n'ai
jamais vu s'altérer au milieu des contradictions et des humiliations les plus
sensibles ».
« Il était encore
écolier et paraissait un homme parfait, tenant tous ses sens dans une telle
garde, qu'on ne lui voyait échapper ni regards, ni paroles, ni gestes, ni
manières inconsidérées. Ses yeux presque toujours baissés, sa modestie, un air
dévot le singularisaient déjà en quelque sorte et le faisaient distinguer de
presque tous les autres écoliers». Ni regards, ni paroles, ni gestes, ni
manières inconsidérées. Les biographes qui nous peindront le missionnaire dans
l'action comme un impulsif, si ce n'est comme un hystérique, auraient-ils
oublié cette notation de Blain, (Ch. V) sur l'adolescent ? Car, toujours au
témoignage de Blain, les écoliers vertueux dont il faisait sa compagnie le
regardaient comme un saint, les libertins — et il n'en manquait pas dans une
classe de quatre cents élèves — s'en donnaient à cœur joie de ses airs dévots
et disputaient à qui viendrait à bout de sa patience.
En continuelle oraison,
les yeux baissés, il ne goûtait que Dieu, mettait tout son plaisir à parler de
la Sainte Vierge. « Etait-il devant une image de Marie, qu'il paraissait ne
plus connaître personne et dans une espèce d'aliénation de ses sens, d'un air
dévot et animé, dans une sorte d'extase, immobile du reste et sans action, il
se tenait des heures entières au pied des autels »[6].
Que sera-t-il de plus à Saint-Sulpice quand ses confrères se plaindront qu'avec
son air perdu en Dieu il ne puisse parler en récréation que de Jésus et de
Marie ?
Et de même que la
dévotion chez lui se revêt automatiquement de formes et d'aspects des plus
expressifs, allant jusqu'à lui colorer les joues au seul nom de la Mère de
Dieu, ainsi de toutes ses autres vertus. Il leur faut faire corps avec des
pratiques. Il ne connut pas plus tôt les disciplines, les chaînes de fer et
autres semblables instruments de mortification[7],
qu'il en usa largement. Parlant de certaines vacances passées ensemble chez un
ami commun : « Son cœur enflammé de l'amour de Dieu ne pouvait plus se
contenir, dit Blain (Ch. VIII), qui note avec une finesse d'analyse qu'on lui
souhaiterait sur ce point plus fréquente : il ne cherchait qu'à le soulager par
des témoignages effectifs de charité pour le prochain ; mais il cherchait
l'écart pour se contenter là-dessus et il se dérobait à nos yeux pour aller, en
secret, embrasser, caresser un pauvre mendiant, innocent, hébété, fort
disgracié de la nature ; il se jetait même à ses pieds pour les baiser quand il
se croyait hors des yeux des hommes, mais il ne put si bien se cacher que je ne
le surprisse dans ses pieux transports de charité ». Pourrait-on imaginer
traits plus révélateurs de tout un psychisme ? Comment Blain, qui déplorera
tant, après Saint-Sulpice, les prétendues singularités de son ami, n'a-t-il pas
conclu de pareilles démonstrations que Louis-Marie ne pourrait jamais être
qu'un saint spectaculaire ?... Mais n'anticipons pas.
Voici maintenant l'homme
qui prendra à la gorge les scandales. C'est bien le même que tout à l'heure.
Blain (ch. VIII) note lui-même la ressemblance des gestes. « Il en fit, dit-il,
un autre assez semblable, bien que d'une autre espèce... Son père avait chez
lui un livre... rempli de figures obscènes... Mais la crainte... l'arrêtait...
Enfin son zèle accru par l'âge ne pouvant se modérer, sut prendre son moment...
Se trouvant seul à la maison, il consuma dans les flammes le livre infâme... Il
venait de faire le coup quand je le trouvai à la maison, timide et presque
tremblant, dans l'appréhension de la venue de son père, mais d'ailleurs fort
heureux d'avoir fait ce sacrifice ». Ne saisit-on pas là celui qui, séminariste
à Paris, achètera aux chanteurs et aux chanteuses des rues tout leur stock
ordurier pour le déchirer sous les yeux des badauds, encourant par là le blâme
de ses confrères qui lui représentaient qu'il ne faisait que retarder le mal et
même le nourrir par l'argent qu'il donnait. A quoi il répondra qu'il serait
heureux s'il pouvait empêcher ou même seulement retarder quelques péchés[8].
Contre le scandale,
autre protestation d'un caractère spontané pareillement relevé. Un jour de
Mardi Gras qu'il soupait chez un de ses amis, raconte Grandet (p. 7), un jeune
homme masqué étant entré dans la salle à manger, il se leva promptement de
table et sortit les larmes aux yeux.
Et, toujours à Rennes,
dans sa première jeunesse, cette démarche dont, à Saint-Sulpice, on n'eût pas
manqué de reprendre l'indiscrétion, trait de charité des plus singuliers,
estime d'ailleurs Blain (Ch. IV). Au nombre de ses condisciples s'en trouvait
un si pauvre et si misérablement vêtu qu'il faisait la risée des autres,
Louis-Marie quêta parmi les écoliers et, n'ayant réussi à recueillir que la
moitié de la somme nécessaire, il se rendit chez le marchand en compagnie du
mal nippé : « Voici, dit-il, mon frère et le vôtre. J'ai quêté dans la classe
ce que j'ai pu pour le vêtir. Si ce n'est pas suffisant, c'est à vous d'ajouter
le reste ». Le marchand se laissa toucher.
Déjà, encore, sous le
coup des épreuves les plus subites et les plus sensibles, cette tranquillité
que, plus tard, chez le séminariste et le missionnaire, beaucoup ne pourront
s'empêcher de soupçonner d'affectation. Vingt ans après, son directeur de
conscience, le Père Descartes, jésuite, neveu du philosophe, exprimera à Blain
(Ch. XXXIII) son admiration pour cette fermeté inébranlable. Les plus grandes
croix, ajoutera-t-il, étaient pour lui comme une paille jetée dans un grand
feu, gui est dévorée, à l'instant.
Cependant, la pensée de
sa famille bride son élan. Les Grignion sont connus à Rennes et lui-même est
hébergé chez son oncle maternel, l'abbé Alain Robert de la Vizeule, prêtre de
la paroisse Saint-Sauveur. En vivant comme il voudrait vivre, il ferait railler
aussi les siens. Son père, qui n'a déjà pas trop de dossiers dans son sac
d'avocat, deviendrait la fable du public... Mais le ciel veille.
Une certaine demoiselle
de Montigny, paroissienne de Saint-Sulpice, ayant affaire en Bretagne, est
descendue chez les Grignion. Frappée par la modestie et la piété du jeune homme
et apprenant son désir de se consacrer au service de Dieu et des âmes, elle lui
parle du séminaire de Saint-Sulpice et, quelque temps après son retour à Paris
où, déjà, en reconnaissance de l'hospitalité reçue, elle a emmené et pris à sa
charge une des filles de la nombreuse famille, elle lui mande que, grâce à la
générosité d'une de ses amies, les portes de la maison si justement vantée lui
sont ouvertes.
L'écolier, qui vient
d'achever ses deux années de philosophie, n'attend pas davantage. On était au
milieu de l'automne 1693. De Rennes à Paris la route est longue ; quatre
vingt-quinze lieues. Ses parents lui offrent un cheval, qu'il refuse. Il
n'accepte que dix écus et un habit neuf. Son oncle l'abbé et son frère Joseph
l'accompagnent jusqu'au Pont de Cesson, à une lieue de Rennes. Les adieux
faits, enfin le voilà libre !
Avec le premier mendiant
qu'il rencontre, il échange son habit neuf contre la défroque du misérable ; au
second, il donne sa bourse ; puis s'agenouillant sur le chemin, nouveau
François d'Assise, il fait vœu de ne jamais rien posséder en propre. Métamorphosé,
gueux anonyme, affranchi par le dépouillement de son honnête vêtement des
servitudes du siècle, il reprend sa marche d'un cœur et d'un pas combien plus
légers. Une huitaine de jours après, il était à Paris, ayant voyagé sous une
pluie battante presque continuelle, par des chemins boueux et défoncés,
mendiant son pain, couchant dans les étables et dans les granges. A son arrivée
dans la Capitale, trempé, crotté, il s'en fut d'abord « loger dans un petit
trou d'écurie où la Providence lui envoya à manger sans qu'il demandât rien à
personne ». Puis, ses forces réparées et quelque peu aussi le désordre de sa
toilette, il alla se présenter à sa bienfaitrice. On pense bien que
Mademoiselle de Montigny eut quelque peine à reconnaître dans ce chemineau le
fils de famille dont elle avait admiré à Rennes l'aisance et la tenue.
Sur la paroisse se
trouvait une communauté que, pour les écoliers peu fortunés qui ne pouvaient
payer qu'une pension modique, avait fondée et soutenait de ses deniers le curé,
M. de la Barmondière, riche sulpicien. Mademoiselle de Montigny y plaça son
protégé. C'était et ce n'était pas tout à fait Saint-Sulpice. Mais Louis-Marie
s'y trouva tout de suite dans son élément. Et surtout, loin des siens, inconnu
dans cette grande ville, où tant de jeunes provinciaux aisés venaient se perdre
dans la foule anonyme pour se livrer à toutes les folies du siècle, il allait
pouvoir, lui, se livrer à la folie de la croix. Il y était à peine qu'il
écrivait à Blain (Ch. X) une lettre où il paraphrasait avec tant de chaleur la
parole de Dieu à Abraham : « Egredere de
cognatione tua, et vade in terram quam monstravero tibi. Sors de ta
parenté, et va dans le pays que je te montrerai », que, peu après, son ami
venait le rejoindre.
A considérer les
conditions de vie dans les deux communautés où il va passer dix-huit mois avant
d'être admis au Séminaire, il ne pouvait mieux tomber. Chez Monsieur de la
Barmondière, le règlement commence par avertir les écoliers de ne pas
s'attendre à être gâtés. La maison est pauvre, c'est à titre de pauvres qu'ils
y sont reçus. Ils doivent en être heureux et fiers. Qu'ils se tiennent donc
prêts « à pratiquer volontiers et même avec joie les actions qui paraissent,
aux yeux des mondains, viles et méprisables, comme sont de balayer, de porter
et arranger du bois, de servir aux malades et à la cuisine, faire le
réfectoire, laver la vaisselle et autres semblables ».
Les deux maisons, et
surtout la seconde, celle de M. Boucher, appelée pompeusement collège Montaigu,
sont plus estimées pour leurs succès scolaires, les brillantes soutenances de
thèse en Sorbonne, que pour leur table. Si on y travaille ferme, on y jeûne
plus ferme encore, moins d'ailleurs par vertu que par nécessité, d'autant plus
qu'en cette année 1693, la France épuisée par ses victoires, connaît une
disette affreuse. De ses passages au réfectoire, chez M. de la Barmondière,
Blain ne gardera pas un réjouissant souvenir (Ch. XVI) : « Les portions,
écrira-t-il, y étaient si minces et si peu ragoûtantes qu'on pouvait se flatter
de s'être bien mortifié en mangeant et qu'on était en état, au sortir du repas,
de le recommencer et d'en faire un meilleur ». Chez M. Boucher, ce sera pis
encore. Blain ne parlera qu'avec un haut-le-cœur de ce que la faim y faisait
avaler : déchets innommables de viande, légumes misérables, le tout cuisiné par
les écoliers eux-mêmes, qui se passaient à tour de rôle le tablier de cordon
bleu et avaient au moins le plaisir, dit le narrateur, de s'empoisonner
mutuellement. « Il fallait prendre sur soi et se faire violence, écrit-il
encore (Ch. XIX), pour manger avec une nausée perpétuelle, une viande contre
laquelle l'estomac se révoltait et qu'il menaçait de rejeter à tout moment ».
Quelle aubaine pour
Louis-Marie qu'un pareil ordinaire ! Sans compter que, dans la première
pension, M. de la Barmondière, grand mortifié, lui aussi, lui laissant la bride
sur le cou, il renchérit encore, abandonnant sur la table la moitié de sa
portion : privation, note Blain, de toutes ses pénitences, probablement la plus
rude et la plus sensible, car, d'une grande force, il était aussi d'un grand
appétit.
M. de la Barmondière lui
laissait la bride sur le cou, disions-nous. Blain va pouvoir observer à loisir,
s'épanouissant librement sous ses yeux la sainteté la plus exubérante, pareille
à ces arbres vigoureux poussant en pleine nature, dont aucun fer n'émonde la
luxuriante végétation. Pour la première fois, il relèvera, dans ses « Mémoires
» (Ch. XVI), les singularités de son ami : « Dans les conversations, il était
souvent mis sur le tapis, écrira-t-il, et certaines manières dont il n'a jamais
pu se défaire fournissaient assez de quoi rire à ses dépens ». Qu'il est donc
regrettable que le mémorialiste n'ait jamais précisé ce qu'il entendait par «
ces manières singulières » ! Mais les pratiques de M. Grignion, direz-vous. —
Pas du tout. Il n'en parle qu'avec admiration. Que n'avons-nous eu un
Saint-Simon pour nous peindre la mimique de ce dévot aux traits outrageusement
accentués, à la charpente puissante ! Je dis bien sa « mimique », car un mime
eût joué le saint, l'ascète et le reste qu'il n'eût pas mieux fait. De ces
manières dont il ne put se « corriger », pour la bonne raison qu'elles
n'étaient pas, comme ses pratiques, volontaires et conscientes, Blain (Ch. XVI)
ne nous fournit, et encore occasionnellement, que deux traits : le jeune clerc
portait la tête perpétuellement penchée sur l'épaule, et sa dévotion
s'exhalait, en récréation, à table, partout, en fréquents et profonds soupirs,
qui mettaient en joie les espiègles de la maison.
Certains s'amusent
follement de lui. Pour satisfaire son goût de la discipline, l'un le frappe à
tour de bras d'une gaule d'osier; d'autres, pour voir s'ils réussiront à le
tirer de son éternelle oraison, lui versent de l'eau sur la tête, lui en emplissent
les poches... De fait, il est de plus en plus reclus en Dieu. Sort-il en ville,
il va les yeux fermés, toujours tête nue par respect pour la présence divine,
ce qui était, à cette époque, aussi humiliant que d aller nu-pieds. Il n'aura
jamais un regard pour les curiosités de la capitale, mais il sait les statues
de la Sainte Vierge, grandes et petites, parfois bien peu visibles dans leur
niche à l'angle des rues, au-dessus des portes, et sans lever les yeux, il les
salue au passage. Blain (ch. XVI) l'emmène chez un banquier. Il demeure dans le
vestibule, où son ami le retrouve à genoux, sous les yeux des laquais, priant
avec autant de recueillement que s'il avait été dans une église. Une autre
fois, accompagnant son condisciple chez un Docteur, « abbé de la première
qualité et qui, quelque peu après, fut évêque », les yeux inviolablement
baissés, il n'ouvre pas la bouche de tout l'entretien, à la grande édification
du docteur.
Et une pénitence du même
réalisme, toute en actions. Il s'administrait des flagellations si terribles
qu'elles effrayaient son voisin de chambre : « Les autres instruments de pénitence,
haires, cilices, chaînes de fer, bracelets, allaient sur le pied des
disciplines, continue Blain (Ch. XVI). Il n'ôtait l'un que pour faire place à l'autre
».
La dame qui s'était
offerte à payer sa pension, réduite elle-même probablement à la portion congrue
par la cherté, a cessé au bout de quelques mois, de le faire. M. de la
Barmondière, qui ne l'a pas moins gardé, subvient ainsi à tous ses besoins pour
l'amour de Dieu. Afin de n'être pas trop à charge à son bienfaiteur, il s'est
inscrit au nombre des écoliers qui vont veiller les morts dans les maisons
riches. Belle occasion pour se livrer à ses chères pratiques. D'abord, bien
qu'il n'ait déjà point mangé à sa faim, il refuse pour lui-même, non sans être
regardé de travers par ses compagnons, la collation qu'il est d'usage d'offrir
aux veilleurs pour soutenir la fatigue de ces nuits. Puis il partage ainsi son
temps : quatre heures d'oraison à genoux, les mains jointes ; deux heures de
lecture spirituelle ; les deux heures suivantes données au sommeil et ce qui
restait à l'étude des cahiers de théologie. Se levait-il de son oraison à
genoux, c'était pour découvrir le visage de certains cadavres que l'on avait eu
soin de voiler pour cacher les affreux ravages de la mort. Blain (Ch. XVI) cite
deux cas, l'un, d'un mondain attaqué et blessé d'un coup mortel à la sortie
d'une maison de débauche, dont le corps dégageait une telle infection que les
bedeaux, chargés de le porter en terre le lendemain, protestèrent n'en avoir
jamais senti de pareille; l'autre, d'une des premières dames de la cour,
renommé pour sa beauté et devenue en vingt-quatre heures un objet d'horreur. M.
Grignion contemplait longuement, se penchait, respirait, enivrant ses yeux et
ses narines.
Ainsi avait-on le
spectacle d'un homme traduisant toutes ses vertus en actions, en gestes, en
manifestations sensibles. « Un jour, raconte Blain (Ch. XVII), le voyant,
chapeau bas, reconduire jusqu'à la porte un homme qui me paraissait peu de
chose, surpris de ces marques d'honneur, je lui demandai pourquoi il les
rendait à une personne dont l'état ne me semblait pas en tant demander ; c'est,
me répondit-il, qu'il est dans la croix et qu'il faut honorer et respecter tous
ceux qui ont le bonheur d'y être attachés ».
Des vertus aussi
démonstratives ne pouvaient manquer d'éveiller déjà quelque défiance. Son
bienfaiteur, son père, sa providence terrestre, M. de la Barmondière, est
emporté presque subitement. Le jeune clerc était en retraite à Saint-Lazare
pour se préparer à recevoir les Ordres mineurs, quand éclata ce coup de foudre.
A son retour, il trouva mort celui qu'il croyait vivant. Ses condisciples
épiaient sur son visage les impressions de son âme. Rien n'en altéra
l'expression de paix et de tranquillité, si bien qu'un des écoliers, se
demandant s'il devait s'en édifier ou s'en scandaliser, ne put se retenir de
lui dire publiquement : « M. Grignion, ou vous êtes un grand saint, ou vous
êtes un grand ingrat». Cette parole, les historiens pourraient peut-être se la
rappeler quand ils prennent pour une boutade la réflexion que fit devant un de
ses grands vicaires, Mgr. de Beauvau, stupéfait de l'air tranquille avec lequel
le missionnaire entendit la lecture de la lettre de Marly ordonnant la
destruction de son calvaire de Pontchâteau : « M. Grignion est un grand saint
ou un hypocrite fieffé ».
Pour qui réfléchit, le
plus déconcertant chez notre jeune saint c'est son mépris absolu de ce qu'il
appelle la prudence de la chair. Il se livre éperdument à ses pratiques sans se
soucier le moins du monde de leurs conséquences possibles. Parti pour la
Capitale dans la pensée d'être reçu, dès son arrivée, à Saint-Sulpice, il se
défait de son habit neuf, enfile les loques d'un vagabond, et, fleurant
l'étable, va se présenter à sa bienfaitrice en cet équipage. Supérieurement
doué, il rivalise, il est vrai, avec les meilleurs élèves, mais le mot est
toujours juste : « mens sana in corpore
sano », un étudiant ne saurait se flatter de pouvoir continuer ses classes,
en s'exténuant de jeûnes, de veilles, de disciplines. Lui n'en a cure. On
reconnaît ici l'homme qui, toute sa vie, refusera de prendre la moindre
précaution humaine. Ce n'est pas seulement de son pain quotidien qu'il se
remettra complètement à son Père céleste, mais de sa santé, de son crédit, du
succès de ses entreprises, les compromettant comme à plaisir, plutôt que de
rien rabattre de ses pratiques et de son idéal, ainsi que, jeune clerc, « il se
plaisait, selon la remarque même de Blain (Ch. XVI), à contrecarrer le monde en
tout, ravi d'attirer son mépris ». On dirait qu'il se proposerait de tenter
Dieu, alors qu'il veut, sans doute, lui témoigner jusqu'où va sa confiance. Et
il faut avouer que la maternelle providence l'encourage à en user ainsi tant
elle répond aimablement à son défi. Recueilli par M. Boucher, après la mort de
M. de la Barmondière, il était à son tour de cuisine, la haire sur le dos,
quand la fièvre le fit transporter à l'Hôtel-Dieu. L'Hôtel-Dieu ! ce nom le
remplissait de joie. Saigné à blanc par les médecins, on le comptait déjà parmi
les morts quand il déclara à Blain (Ch. XXIII), avec une assurance de prophète
« qu'il ne mourrait pas et que son retour à la santé était prochain ».
Cependant, sa vertu s'est manifestée avec tant d'éclat, ses infirmières en ont
tant chanté les louanges, que cette maladie, qui devait l'emporter, lui ouvre
toute grande la porte de Saint-Sulpice. Ressuscité, il y est accueilli comme un
ange du ciel et, le jour de son entrée, le Supérieur, M. Brenier, fait même
psalmodier discrètement, à l'heure de la prière, un Te Deum.
Que ne mourût-il, le
cher saint, au soir de cette hymne d'actions de grâce ! On l'eût invoqué, il
eût fait des miracles, et, proclamé sans doute patron des étudiants
ecclésiastiques, il aurait sa statue à une place d'honneur dans tous les
séminaires sulpiciens, comme saint Louis de Gonzague a la sienne dans les
noviciats, les scolasticats et les collèges de la Compagnie de Jésus. Personne
ne le discuterait. Ses folies pénitentielles et l'air de somnambule extatique
que lui donnait l'obsession de la présence divine ne seraient pas plus imputés
à un tempérament outrancier, à un esprit excentrique, à une humeur bizarre, que
choses semblables ne le sont chez le jeune jésuite. Et d'ailleurs, lequel des
deux excéda le plus ? Dès l'âge de neuf ans, Louis de Gonzague fait vœu de
perpétuelle virginité. Page de Marie d'Autriche, il se défend de lever les yeux
sur le visage de la princesse, de même qu'il s'abstenait de les arrêter sur
celui de sa propre mère. Des cordes, des chaînes de fer lui enserrent les bras
et les reins; des laisses de chien lui servent de discipline et une ceinture
hérissée d'éperons, de cilice. Pour abréger son sommeil, il glisse des planches
dans son lit, il passe une grande partie de la nuit en méditation à genoux,
couvert seulement d'une chemise, même l'hiver. Il applique si bien sa pensée à
Dieu qu'il arrive à ne pouvoir l'en détacher. Entré au noviciat de la Compagnie
de Jésus, ce sera en vain que, pour obéir à ses supérieurs, qui s'inquiètent de
le voir dépérir, consumé par le feu de l'amour, il s'efforcera de se dégager de
la délicieuse étreinte. Réduit à l'état de squelette par la dysenterie, qu'il a
contractée au service des contagieux, sachant son heure proche, il demande en
grâce qu'on le flagelle et qu'on l'étende sur le sol nu. Voilà sur plus d'un
point, n'est-il pas vrai, le pensionnaire de M. de la Barmondière et de M.
Boucher franchement dépassé. Et quand — par hypothèse — la vie de saint Louis
de Gonzague n'aurait pas été suffisamment passée au crible de la critique
historique, les chroniqueurs qui l'ont rapportée telle que nous la lisons
encore aujourd'hui ont-ils trouvé, comme Blain, impressionné par la perplexité
et les réflexions des Sulpiciens, leur héros déconcertant et nous ne le
font-ils juger de même ?
C'est dire que si M.
Grignion était mort au même âge, à deux années près, que Louis de Gonzague,
nous ne les verrions pas si différents l'un de l'autre. Mais il vécut et commença
par passer cinq ans et demi au séminaire de Saint-Sulpice, alors le temple des
vertus discrètes et de l'uniformité. Qu'il y ait bénéficié, entre autres
avantages, d'une école de haute spiritualité, c'est indéniable ; mais peut-être
Dieu avait-il aussi dessein de faire mieux ressortir encore, par le contraste
du milieu, les traits si saillants de cette physionomie unique et d'en
démontrer, par les vains efforts des éducateurs qui prétendaient les réformer,
le caractère non point volontaire mais spontané et irréductible.
CHAPITRE III
SES PREMIERES TRIBULATIONS A SAINT-SULPICE, OU SON DIRECTEUR, DECONCERTE
PAR SES PRATIQUES DE PERFECTION, L'EPROUVE DE TOUTE FAÇON, SANS RESULTAT
Deux établissements,
l'un dit le Grand Séminaire, l'autre le Petit Séminaire, se partageaient alors
la clientèle scolaire des Messieurs de Saint-Sulpice, celui-là réservé aux
étudiants fortunés, celui-ci destiné aux pauvres. A part la pension, aucune
différence entre les deux maisons. Peu après l'arrivée de notre saint, M.
Leschassier succède à M. Tronson, à la tête de la première, M. Brenier
gouvernant la seconde[9].
Si nous n'avions que la
vie écrite par Grandet, curé de Sainte-Croix d'Angers et sulpicien lui-même,
nous ne soupçonnerions rien du combat épique mené par ces deux supérieurs
contre les « singularités » de M. Grignion, combat dont ils furent loin de
sortir avec les honneurs de la guerre. Sur la direction spirituelle de M. Leschassier
dont le nom ne reparaîtra même plus au cours de l'ouvrage, tout tient en effet
dans les quelques lignes suivantes. De M. Brenier, pas un mot. Nous citons :
« M. Grignion prit M.
Leschassier pour son directeur, qui commença à modérer ses austérités et à lui
prescrire une règle plus douce et moins meurtrière que celle qu'il avait
pratiquée jusques alors et le réduisit, autant qu'il put, au train de la
Communauté, persuadé que les mortifications du corps sont nuisibles, si elles
ne sont accompagnées de celles du jugement et de la propre volonté. Il faut,
disait saint François de Sales, punir le coupable, qui est l'esprit, avant que
de châtier le corps, qui est l'instrument »[10].
Ou nous nous trompons
fort, ou ces lignes sont tirées textuellement d'une lettre de M. Leschassier
lui-même lequel, à son double titre de Supérieur général de la Compagnie et
d'ancien directeur de M. Grignion, dut nécessairement être consulté. Le
Sulpicien y justifie sa méthode, sage, humaine et rigoureusement classique,
avec une pointe à l'adresse de son dirigé, dont il lui fallait combattre,
insinue-t-il, l'attachement à son jugement et à sa propre volonté. Il était
difficile à l'honnête directeur, toujours mal défait de son préjugé, de
s'expliquer en termes plus concis et plus exacts mais aussi plus discrets.
Heureusement nous avons Blain, témoin oculaire, qui ne se crut point tenu à
tant de réserve.
Tout alla bien d'abord.
« M. Grignion parut dans le Petit Séminaire, écrit le mémorialiste, comme un
aigle qui s'élève et va se perdre dans les nues». Le directeur qu'il s'était
choisi après la mort de M. de la Barmondière et auquel celui-ci l'avait
plusieurs fois adressé, le sulpicien Ba
ü
yn, « un des plus grands maîtres de la vie
spirituelle que le siècle ait connus », lui-même grand mortifié et tout abîmé
en Dieu, le laissait suivre ses attraits. Le saint homme étant venu à mourir,
notre séminariste pria M. Leschassier de bien vouloir se charger de sa
conduite.
Tempéramment tout de
mesure et de réserve, retenu encore par une faible complexion, le futur
supérieur général de Saint-Sulpice doyen des docteurs en Sorbonne, apparaissait
comme l'antithèse même de M. Grignion. Il n'aura aucune peine à être « tout de
glace quand son dirigé sera tout de feu »[11].
Si sa vertu et sa science, sa prudence et son expérience des âmes le
recommandaient à notre jeune clerc, il n'est pas invraisemblable que celui-ci
ait vu dans cette opposition des tempéraments une raison de plus de s'adresser
à lui, estimant peut-être que M. Ba
ü
yn lui avait laissé, vraiment, beaucoup de
liberté.
Le sulpicien, cela va
sans dire, était bien persuadé que l'obéissance ferait d'un sujet si avancé
dans les voies de la perfection une cire molle dans ses mains. Il n'allait pas
tarder à déchanter. Son pénitent était loin d'être aussi plastique qu'il
l'avait pensé.
Quoi qu'on tentât pour
le détacher de ses pratiques extérieures, il y revenait toujours.
Un point du règlement
était que, tous les mois, on rendit compte de son intérieur à son directeur ou
à son supérieur. Le zèle de sa perfection, note Blain, portait M. Grignion à le
faire plus souvent. Le texte de Grandet, cité plus haut, nous dit assez l'objet
habituel de ces « directions ». M. Leschassier, écrit le biographe, commença à
modérer les austérités de son dirigé et le réduisit, autant qu'il put, au train
de la communauté. S'il n'en dit pas davantage, c'est qu'en effet ce «
commencement » dura cinq ans. M. Leschassier avait pensé qu'il aurait à guider
son séminariste dans les hautes voies de la spiritualité ; mais, lumières,
conseils, permissions, celui-ci n'en sollicitait guère qu'au sujet de ses
pratiques, pratiques de dévotion et de pénitence. Cinq années durant, le
sulpicien essayera de le détacher d'une ascèse aussi peu conforme selon lui à
la sainte doctrine qu'incompatible avec le règlement et la tonalité de la
maison, et, les pratiques enfin reléguées au second rang, de le soumettre à une
direction plus intérieure ; ce sera en vain.
Qu'on lise les lettres
que le jeune prêtre adressera de Nantes et de Poitiers, à son Très cher Père en
Jésus-Christ ; de quoi y est-il question ? De son intérieur ? Pas du tout ; de
choses pratiques intéressant son ministère. Pour éclairer son directeur et en
obtenir des conseils autorisées, il ne lui fait grâce d'aucun détail. Nous
apprenons ainsi par le menu comment est organisée la communauté de
Saint-Clément de Nantes et pourquoi il ne s'y plaît pas, son voyage à
Fontevrault et ses entretiens avec Mme de Montespan, son arrivée à Poitiers,
ses prédications aux pauvres, l'accueil de l'évêque, son entrée à l'hôpital, le
désordre qui y règne, les réformes qu'il tentait d'y introduire, les
difficultés qu'il y rencontre, les persécutions qu'on lui suscite. Demande-t-il
quelques avis pour sa sanctification personnelle, voici sur quoi : « Les filles
directrices de la maison, écrit-il de l'hôpital de Poitiers, veulent que je
mange en commun avec elles, comme quelqu'un de mes prédécesseurs, je n'y veux
point entendre ; fais-je bien ?». « J'ai marqué à Monseigneur que, dans
l'hôpital même, je ne voulais point me séparer de ma mère, la divine
Providence, et que, pour cet effet, je me contenterais de la nourriture des
pauvres, sans aucun revenu fixe, ce que Monseigneur a beaucoup agréé, avec
offre de me servir de père. Fais-je bien ?
Je continue de faire ici
plusieurs choses que je faisais à Nantes ; je couche sur la paille, je ne
déjeune point et je ne mange pas beaucoup le soir ; je me porte très bien.
Fais-je bien ? Puis-je prendre par semaine une fois la discipline, outre les
trois ordinaires, ou bien une ou deux fois une ceinture de crin ? »
Ses lettres à son
directeur, les croirait-on d'un de nos plus grands mystiques ? De l'intime de
son âme, de ses grâces d'oraisons, de ses longs colloques avec Jésus et Marie,
de la joie qui l'inonde jusqu'à transfigurer son visage, de ses craintes
d'illusions possibles, de violences physiques qu'il subit de la part du démon,
pas un mot.
Blain, pour qui son ami
n'avait point de secrets, nous dit bien (Ch. XXXV) que M. Grignion souhaitait
fort ces entretiens avec son père spirituel pour « lui donner une pleine
connaissance de son cœur et lui soumettre ses lumières et ses sentiments ».
Mais que découvrait M. Leschassier dans ce cœur ? Une faim de plus en plus
insatiable de pratiques. Dans le chapitre qu'il consacre à ces tête-à-tête, le
mémorialiste ne parle pas d'autre chose. Il nous montre le sulpicien
continuellement aux prises avec cette fringale et mettant son pénitent à
l'épreuve sur ce point unique, se réservant de juger de son union à Dieu à son
obéissance.
Sur ce sujet délicat de
la direction : « C'est M. Leschassier, ce digne supérieur du séminaire de
Saint-Sulpice, que la Providence nous a conservé en vie jusqu'à présent, malgré
sa petite santé... à dire ce qu'il sait de son pénitent, écrit Blain (Ch. XXXV).
Il en a connu parfaitement les grâces et les vertus, il a éprouvé son esprit et
l'a fait éprouver de toutes les manières possibles. Je sais qu'il a pris M.
Grignion par tous les sens, si je puis ainsi parler, et qu'il l'a étudié à
fond. Pour éprouver son obéissance, il lui retirait souvent ce qu'il lui avait
accordé, retranchait, diminuait de ses oraisons, de ses pénitences et de ses
exercices de piété. Pour tout ce que le fervent pénitent paraissait avoir pris
en goût, ce directeur éclairé dans la voie des saints semblait indifférent et
s'étudiait à amortir dans les plus pieux désirs de son disciple toutes les plus
subtiles recherches de l'amour-propre. C'est ce que j'ai su par ce qu'en m'a
dit M. Grignion lui-même.
Et une page plus loin :
« Avec M. de la Barmondière et M. Bouin, M. Grignion était plus à son aise et
suivait avec plus de liberté son ardeur pour la pénitence et pour les exercices
spirituels... (M. Leschassier, lui) tenait en bride tous ses désirs, même les
plus pieux et les plus spirituels et en suspendait l'exécution ».
Comment ne pas conclure
de ces textes que, dans ces entretiens, en raison même de la parfaite ouverture
de cœur du dirigé, la question des pratiques dominait tout ?
Et le résultat de ce
freinage, Blain nous en informe au chapitre suivant (XXXVI), qu'il intitule : «
La pénitence de M. de Montfort, quoique modérée (entendez modérée par M.
Leschassier), était encore extrême ». En effet « ses disciplines étaient si
rigoureuses qu'il semblait vouloir se déchirer ». Un jour, un de ses confrères
qui avait à lin parler, l'ayant rencontré, porte la main sur lui pour l'arrêter
et la retire pleine de sang. Evidemment, plus son directeur lui mesurait
parcimonieusement le nombre de coups, plus il frappait fort. Pour cellule, il a
choisi un galetas, étuve l'été, glacière l'hiver, infesté de punaises. Encore,
pour mieux sentir la morsure du froid, coupe-t-il la semelle de ses bas. Point
de satisfactions naturelles qu'il ne se refuse. Reçoit-il une lettre qu'il
aurait grand plaisir à lire, il attend des semaines pour la décacheter.
Eprouve-t-il une douceur trop sensible à s'entretenir avec son ami Blain, il
rompt brusquement la conversation. Le même motif le fait renoncer à la
peinture, pour laquelle il ressentait autant d'attrait qu'il avait d'aptitude.
Et son oraison va de
pair avec ses mortifications. Il vit de plus en plus « comme s'il n'y eût eu
que Dieu et lui sur la terre »[12].
Un passage de Blain (Ch. XXXVI) donne à croire que M. Leschassier l'avait
dispensé, au moins partiellement, des récréations : « Si on lui permettait de
s'enfoncer dans la retraite et de se tenir caché le long des jours dans sa
chambre dont il ne sortait guère que pour les exercices communs, l'obéissance
réglait tout son temps et tout lui était marqué à faire sans qu'il osât suivre
son goût de dévotion et dérober pour l'oraison ce qui était prescrit pour
l'étude ». Exempté du moins des cours de Sorbonne et, par là, ne sortant
qu'exceptionnellement en ville, il n'a plus l'occasion de se signaler par les
exploits dont il était coutumier, lors de son séjour dans les communautés de M.
de la Barmondière et de M. Boucher, quand il querellait les bateleurs, achetait
aux chanteurs des rues leurs paquets de chansons, aux bouquinistes des quais ce
qu'il avait remarqué de livres licencieux, pour les déchirer ou les jeter dans
la Seine. Ne lui était-il pas arrivé, un jour, d'aborder, le crucifix à bout de
bras, deux jeunes gens qu'il venait d'apercevoir en train de ferrailler, et de
réussir non seulement à les séparer, mais à faire de l'un d'eux une conquête
pour l'état ecclésiastique ? Mais il porte toujours sur lui une statuette de la
Sainte Vierge qu'il tire fréquemment de sa poche pour l'étreindre dans sa main
et la couvrir de baisers[13].
Il continue à prôner la dévotion du saint Esclavage et sans doute aussi à
recommander à ses confrères de reporter à leurs anges gardiens le salut dont
ils s'honoraient mutuellement, de dire aussi en toute rencontre comme il le
fait lui-même, à l'exemple de Saint-Félix de Cantalice, Deo Gratias [14].
Désespoir des
séminaristes les plus fervents par ses austérités et sa retraite en Dieu, il
l'était encore plus de son directeur. A quoi tenait cette rage de sévices
corporels ? Point de chair à mater (Nous savons par une confidence qu'il fit à
Blain, qu'il n'en avait même jamais ressenti l'aiguillon). Et ce refus de
détente, cet enfoncement dans la solitude, ces oraisons sans fin, cette
kyrielle d'exercices de piété, comme si son esprit n'était pas déjà assez
concentré en Dieu. Enfin, dans toute pratique de vertu, pauvreté, humilité,
charité, pardon des injures, cet asservissement à la lettre de l'Evangile.
Scrupule ? Mais il jouissait d'une grande paix, n'éprouvait aucune anxiété de
conscience, ne voyait de péché que là où il y en avait. Exaltation d'esprit ?
Fougue ? Mais il se possédait admirablement, fuyait les discussions, ne
s'échauffait jamais, n'avait aucun goût pour les opinions extrêmes. Dans ses
éclats de zèle, ses coups d'audace en ville, avant son entrée à Saint-Sulpice,
rien n'étonnait comme son sang-froid.
Fallait-il donc tout
rapporter à l'Esprit de Dieu comme l'avaient fait ses directeurs précédents,
qui louaient très haut son obéissance, mais sans jamais l'avoir mise à
l'épreuve sur le point de ses austérités et de ses oraisons ? Ce qu'il constatait,
lui, Leschassier, c'était que son pénitent avait le cœur toujours aussi attaché
à ses pratiques. Il obéissait, mais il ne semblait guère que ce fût par
conviction. Libre, il serait retourné immédiate-
ment à ses outrances. Ne
s'affligeait-il pas que son père spirituel lui permît tout juste la moitié de
ce qu'il aurait voulu ? Le sulpicien, qui n'était pas d'humeur à se laisser
faire, pouvait donc se demander si le jeune homme ne s'était pas adressé à lui
dans l'espoir de pouvoir se livrer à ces outrances et fantaisies ascétiques
sous le couvert d'une haute autorité. Comment voir l'Esprit de Dieu dans tous
ces manques de mesure : macérations qui dégénéraient en cruautés et
dépassaient, comme la preuve en avait déjà été donnée, la résistance physique ;
oraisons interminables, normalement incompatibles avec un horaire d'étudiant ;
pratiques de toute sorte qui présentaient les vertus évangéliques sous des
couleurs tellement violentes qu'elles choquaient au lieu d'édifier.
Plus le sulpicien
réfléchissait sur ces étranges comportements, plus il était frappé d'un
spectaculaire qui ne lui disait rien qui vaille. Comme il était facile à
l'Esprit de mensonge de se glisser sous cet étalage de vertus ! N'était-ce pas
le masque qu'il avait pris mainte fois pour abuser des âmes pleines
d'elles-mêmes ? Combien en avait-on vu de ces dupes, fanatiques de souffrances
corporelles et d'exaltation mystique, des sectes entières quelquefois, sombrer
dans le plus scandaleux des relâchements. Le fait n'était-il pas même tout récent
d'un jeune homme qui, malgré l'avis de ses directeurs, avait étonné la
communauté par ses prouesses pénitentielles et autres et qui, la santé ruinée,
se laissa complètement asservir par cette chair qu'il prétendait dompter ?
Et supposé que M.
Grignion eût l'ambition sincère et pure de vaine gloire d'égaler les plus
grands saints, il manquait d'expérience et se sentait une volonté de fer avec
une résistance physique à l'avenant. Quelle tentation pour lui que les
pratiques des vieux anachorètes, imitées par tant de prodiges de sainteté ! Il
pouvait penser que si son directeur l'en détournait, c'était parce qu'il
ignorait la trempe de son âme. En tout cas, il semblait bien qu'il ne se
rendait aucunement compte de l'illusion à laquelle exposaient ces pratiques. Au
fait, n'y était-il pas déjà dans cette illusion ? Ne se croyait-il pas un saint
? Ce qui eût tout expliqué.
Pour en avoir le cœur
net, se trouvant, quant à lui, à bout de ressources, M. Leschassier passa la
main à M. Brenier, avec Prière de ne rien épargner pour obliger l'amour-propre
à se trahir.
Le supérieur du Petit
Séminaire était placé au mieux pour mener à bien cette épreuve, ayant M.
Grignion sous la main et toute une communauté pour servir de public aux
humiliations qu'il lui infligerait. Par ailleurs homme ne pouvait être plus
heureusement choisi... « Personne, dit Blain, ne connaissait mieux les chemins
de l'amour-propre... Il fit son chef-d'œuvre dans cette milice spirituelle de
M. de Montfort... Les assauts qu'il lui livrait étaient publics, car c'était à
l'entrée de la récréation que M. Brenier, qui savait quand il voulait faire
trembler les plus assurés et déconcerter les plus fermes par un seul regard ou
une seule parole, attaquait M. Grignion par tous les endroits où il le croyait
le plus sensible et lui disait tout ce qu'il imaginait de plus piquant et de
plus propre à le mortifier et à l'humilier ».
Quel dommage que Blain
ne précise pas sur quoi s'exerçaient les talents redoutables de l'impitoyable
censeur ! Par où un séminariste ponctuel, respectueux de l'autorité, ennemi de
la médisance, de la raillerie et des disputes, appliqué à l'étude, pouvait-il
donc donner tant de prise aux réprimandes ? Car enfin, cela dura six mois et il
fallait bien que les motifs fussent nombreux, sous peine pour M. Brenier de
paraître ridicule en s'acharnant comme un maniaque sur les mêmes points et avec
des traits de plus en plus émoussés.
Le mémorialiste nous
disait que pour rendre publiques ces attaques, M. Brenier s'y livrait au début
de la récréation, avant donc que la communauté ne se dispersât. M. Grignion
aurait dû jouer de malheur ou le faire exprès pour donner ainsi à point nommé
occasion d'intervenir à son censeur.
C'était donc auparavant,
à la chapelle, au réfectoire, à la salle de classe, ou dans les couloirs, seuls
endroits qu'il eût fréquentés quand il était hors de sa chambre, qu'il avait pu
être surpris en flagrant délit de singularité.
Je dis bien « de
singularité ». Aux pages précédentes ; Blain prenait soin de nous avertir que
M. de Montfort avait, hélas ! des manières bien singulières et qu'au séminaire,
la singularité était persécutée comme un vice,... que l'esprit de la maison,
esprit de vie commune intérieure et cachée en Dieu, était pleinement opposée à
l'esprit de singularité. En d'autres termes, que l'on n'y admettait que des
vertus discrètes et que celles de M. de Montfort ne l'étaient pas. Le
mémorialiste ne manquait point de relever que, si son ami était sorti du
séminaire, tel qu'il était entré, avec ses manières, qui devaient, plus que
tout le reste, lui attirer affronts et confusion, la faute n'en était pas à ces
Messieurs qui n'avaient épargné ni soins ni peines pour l'en corriger.
Nous voilà édifiés.
Notre saint ne fut point persécuté par M. Brenier pour son ascèse, qu'il
pratiquait d'ailleurs dans le secret de sa chambre et qui n'était affaire
qu'entre lui et son directeur ; mais, ce qui est tout autre chose, pour ses
manières singulières ; la façon dont il essuierait les réprimandes à leur sujet
et les efforts qu'il ferait pour s'en corriger devant servir de critère à M.
Leschassier pour juger de son obéissance et de l'esprit qui le portait à ses
pratiques de perfection, si extrêmes et si surchargées. Or, Blain nous a déjà
dit ses grands airs dévots et recueillis, cette tête penchée, ces yeux clos,
ces soupirs qu'exhalait une poitrine oppressée, cette bouche qui ne s'ouvrait
que pour parler des choses de Dieu, ces lèvres qui ne se rassasiaient pas de
baiser l'image de Marie. On imagine facilement qu'un homme d'une dévotion aussi
pittoresque, accentuée par un visage d'un curieux relief, ne pouvait se signer,
faire une génuflexion, ou simplement tremper le doigt dans le bénitier, et,
s'il était de cérémonie, présenter le vin et l'eau, encenser les ministres
sacrés et l'assistance, sans y mettre sa touche mystique et produire quelque
sensation. Nous savons aussi que cet air dévot ne le quittait jamais, que sa
physionomie respirait la dévotion comme certaines physionomies exhalent la
niaiserie, la naïveté ou l'effronterie. Arrivait-il qu'une main qui se voulait
charitable le souffletât pour lui faire redresser la tête, la leçon était reçue
de bonne grâce, mais ne profitait guère : quelques instants, et la tête avait repris sa position
habituelle.
Ce n'était pourtant pas,
certes, la bonne volonté qui lui manquait. Peu de temps après son entrée au
Petit Séminaire, sur la plainte de confrères qu'il ne parlait en récréation que
de Jésus et de Marie, M. Baüyn, qui remplaçait provisoirement M. Brenier, alors
à Angers, lui rappela que la récréation n'est pas un temps d'oraison. Se
sentant incapable de tirer de son propre fonds de quoi égayer une conversation,
que fait-il ? Il copie deci delà contes et histoires drolatiques, en charge sa
mémoire et se met à les débiter en récréation. Mais dans sa bouche, ces
anecdotes perdent tout leur sel. Seulement ce qui est d'un haut comique, c'est le
ton et l'air dévot du conteur[15].
Nous sommes loin de Dom Bosco.
Même si la vie du
missionnaire ne nous en fournissait maint exemple, on verrait déjà à ce trait
qu'il devait en aller de ses autres vertus comme de sa dévotion ; qu'elles le
marquaient curieusement. Ici, l'obéissance ne lui demandait pas de forcer à ce
point son talent. Mais probablement, se sentait-il aussi peu capable de parler
avec aisance de la pluie et du beau temps ; et ce n'était pas obéir assez que
de garder le silence en faisant semblant d'écouter avec plaisir les gazetiers
de la maison et les diseurs de bons mots. Il lui fallait quelque chose qui lui
coûtât. Et alors, selon son habitude, ce n'est plus simplement une action qu'il
fait, c'est une démonstration.
On ne peut douter — le
texte de Blain, cité plus haut est assez clair — que ce sont ces manques de
discrétion, cette façon trop appuyée, trop expressive, spectaculaire à en
paraître affectée, dans l'exercice courant des vertus, ces infractions à «
l'esprit de la maison, esprit de vie commune intérieure et cachée en Dieu »,
qui faisaient l'objet des cinglantes admonestations de M. Brenier. Mais en quoi
exactement et comment M. Grignion péchait ainsi par excès, voilà ce qu'il
serait intéressant de savoir. Si seulement Blain avait eu la bonne idée de nous
composer un florilège des sorties de ce terrible M. Brenier ! Nous aurions là
peintes au vif les manières singulières de notre saint. Mais rien, rien ! Et se
risque-t-on à faire quelques suppositions voici dix lignes plus loin, une
réflexion, un mot du mémorialiste qui vient les démentir. Sous les semonces de
son censeur, on voit déjà M. Grignion tel qu'il sera plus tard dans la chaire
des Religieuses du Calvaire à Poitiers ou dans celle de la Chevrolière sous les
invectives du Grand Vicaire ou du curé, en attitude de coupable, tête basse,
dos voûté ; c'est tout juste si on ne se le figure pas se mettant à genoux. Erreur.
C'est bien le missionnaire de la Chevrolière, mais tel en tout point que nous
le montre Grandet (p. 134), souffrant avec une patience angélique, à la sortie
de l'exercice du soir, les injures atroces du curé et, la mission finie, allant
donner à son insulteur les marques les plus vives d'amitié. Que dit Blain (Ch.
XL), en effet ? « Pendant l'humiliation, il était plus tranquille que s'il eût
entendu faire son éloge et après l'humiliation, s'approchait d'un air gai de
son saint persécuteur comme pour le remercier et lui parlait avec autant
d'ouverture que s'il eût été caressé ». Et voilà qui n'était pas pour rassurer
le sulpicien. Aussi bien qui sait si, à Poitiers et à la Chevrolière, il ne se
met pas à genoux au moins autant pour remercier Dieu que pour s'humilier et
marquer son respect de l'autorité ?
Pourquoi Blain n'a-t-il
pas mis davantage en scène les manières de son ami et ne nous crayonne-t-il que
la silhouette du dévot ? Aurait-il craint de peindre M. Grignion sous un jour
ridicule et de ne nous en suggérer qu'une image caricaturale ? Ou serait-ce que
les manifestations de singularité que M. Brenier accablait de ses foudres ne
motivaient vraiment pas tant d'éclat ? Toujours est-il qu'il ne faut pas
confondre les manières singulières de M. Grignion avec ses pratiques
extraordinaires, singulières naturellement, elles aussi, un homme singulier ne
manquant pas de l'être en tout. Ses pratiques, c'est d'elles d'abord que le
mémorialiste nous a parlé longuement, clairement, et sur un ton admiratif ; elles
qu'il nous a montrées posant à M. Leschassier un problème qu'il n'arrivait pas
à résoudre. Il n'est venu qu'ensuite aux manières singulières, fort
regrettables à son avis, des travers, pense-t-il manifestement, bien qu'il
n'emploie pas ce mot. Ce sont elles qui vont servir de cible à M. Brenier pour
éprouver l'amour-propre du déconcertant ascète, pénitent de M. Leschassier. Et
c'est ici qu'on se perd en conjectures. Distractions, omissions d'un esprit
confiné en Dieu ? Excès de zèle, d'initiatives pieuses ? Indiscrétion dans
l'exercice de la correction fraternelle ? Empressement trop marqué à obliger, à
répondre à un appel ? — Qui veut bien faire la lecture ? demandera l'aumônier
de l'hôpital de Poitiers à un groupe de pauvres filles. Et Marie-Louise Trichet,
sa fille spirituelle, s'étant levée, il la tancera vertement, comme si,
oubliant sa jeunesse, elle avait manqué d'égards envers les anciennes. ~ Dans
les petites choses, recherches de la pauvreté, de la mortification ? Que M.
Brenier l'ait aperçu, au réfectoire, s'attardant à choisir dans un plat le
moins bon morceau, on pense bien que cela n'aura pas été perdu, surtout quand
on pense que M. Grignion n'avait pas manqué de le faire, comme tout le reste,
avec son air à lui.
Mais, encore une fois,
nous ne sortons pas ici des conjectures, au regret que Blain ne nous ait pas
mis sous les yeux le personnage en pleine action et enregistré les plus sévères
et les mieux réussies des mercuriales de M. Brenier. Les historiens seraient
alors inexcusables d'écrire que Montfort heurta son siècle, « fit scandale »,
par ses pratiques de nouveau Jean-Baptiste. Ils auraient vu que son air dévot,
accentué encore par les emblèmes religieux dont il pavoisait ses guenilles, sa
tranquillité, sa sérénité sous les affronts les plus sanglants et les coups les
plus subits et les plus rudes de la fortune, ses démonstrations d'humilité et
d'obéissance, ses grands gestes de pardon, ses allures d'homme scandalisé et de
redresseur de torts, c'est cela, cet extérieur trop voyant de sainteté, et non
pas l'anachronisme de ses rudesses ascétiques et apostoliques, qui, éveillant
la suspicion, jetait le trouble dans certains esprits, quelques-uns jaloux sans
doute ou prévenus, d'autres portés incontestablement à la bienveillance ; c'est
cela qui, à l'occasion, fit d'eux des persécuteurs.
Dans le long entretien
que le missionnaire aura, un an et demi avant sa mort, à Rouen, avec son ami,
alors chanoine, sur qui il avait des vues, celui-ci s'en prit d'abord à ses
pratiques, trop austères pour qu'il eût chance de se trouver des compagnons. «
S'il voulait s'associer, dans ses desseins et dans ses travaux, d'autres
ecclésiastiques, il devait rabattre de la rigueur de sa vie ou de la sublimité
de ses pratiques de perfection ». Le missionnaire s'étant justifié, le doigt
sur le texte évangélique, Blain s'attaqua à ses manières : « Mais où
trouvez-vous, dans l'évangile, des preuves et des exemples de vos manières
singulières et extraordinaires ? Pourquoi n'y renoncez-vous pas ou ne
demandez-vous pas à Dieu la grâce de vous en défaire ? Les rebuts, les
contradictions, les persécutions vous suivent partout parce que vos
singularités les attirent ». Distinction très nette entre les pratiques de
perfection et les manières singulières.[16]
Au bout de six mois
donc, ayant « employé tout son art,... épuisé tout ce qu'il avait de science en
ce genre (l'extermination de l’amour-propre), M. Brenier fut obligé, dit Blain
(Cb. XL), de se démettre de sa mission et de faire à M. Leschassier l'aveu
qu'il était à bout et ne savait plus par où prendre M. Grignion pour parvenir à
l'humilier ».
L'épreuve n'avait pas
tourné à la gloire des deux sulpiciens. Ils déposaient les armes, vaincus mais
non pas convaincus. Cette impassibilité de séminariste sous des semonces et des
sarcasmes qui auraient dû lui mettre l'épiderme à vif, ces manifestations de
confiance et d'affection filiale à l'égard de celui qui venait de le larder de
ses traits les plus piquants témoignaient d'une maîtrise de soi-même qui les
intriguait fort.
Il va sans dire que
pendant cette persécution, M. Grignion au cours de ses entretiens spirituels
avec M. Leschassier, ne s'était pas montré moins insatiable de pénitences et de
dévotions. Si le sulpicien lui eût imposé d'autorité de quitter haire, cilice,
discipline, bas coupés, longs agenouillements, d'évacuer sa cellule
inconfortable et de se mettre en tout au pas de la communauté, y compris
d'aller comme les autres, l'hiver, se dégeler dans la seule salle chauffée de
la maison et même de s'approcher du feu sans faire de cérémonies, il eût
certainement obéi. Mais il s'agissait d'obtenir non pas une obéissance
d'action, même pratiquée d'un cœur joyeux, mais une soumission de jugement, de
l'amener donc à se persuader que son directeur avait lumières et grâces d'état pour
apprécier ses goûts et ses attraits et non pas seulement pour régler ses
pratiques d'ascèse ; qu'en conséquence si lui, Leschassier, estimait excessif
et dangereux son attrait pour les macérations, la retraite et la multiplicité
des exercices spirituels, il devait se ranger à cet avis et se combattre sur ce
point ; qu'enfin, si Dieu lui avait inspiré un si vif désir d'entrer à
Saint-Sulpice, c'était sans doute afin qu'il y fût formé selon l'esprit de la
maison.
Théoriquement, bien sûr,
M. Grignion convenait sans peine de ces vérités élémentaires, mais pratiquement
n'en tenait aucun compte. Depuis son entrée au séminaire, qu'avait-il gagné sur
son attrait ? L'avait-il même combattu ? Sans la main ferme qui le retenait, il
y eût cédé comme le premier jour.
Fallait-il voir dans
cette résistance l'Esprit de Dieu ? M. Leschassier se le demandait de plus en
plus et peut-être ne bridait-il pas davantage son pénitent par crainte de
toucher à un mystère de grâce. Mais il demeurait perplexe et le demeurera
toujours. Plus tard — que le lecteur nous excuse de le noter de nouveau — il se
trouvera des membres du clergé que la sérénité, le calme imperturbable du
missionnaire à l'annonce de quelque terrible renversement, son humble
contenance aux réprimandes les plus acerbes et les plus injustifiées de ses
supérieurs ecclésiastiques, ses caresses à ses offenseurs, déconcerteront si
bien qu'ils se demanderont si un homme capable de se dominer de la sorte ne
l'était pas aussi de jouer la comédie et de la jouer sur toute la ligne. Que
l'envie s'en mêlât et la sottise en plus, le soupçon devenait certitude : avec
ses guenilles, son attirail de dévotions, sa vie de vagabond, ses coups de
force contre les scandales, l'homme faisait tout simplement du théâtre.
Il n'y a aucune apparence
que les sulpiciens aient commis une méprise aussi grossière. Blain (Ch. LIV)
écrit, il est vrai, à propos de leur embarras : « Voilà à quoi sont exposés les
vertus rares et les hommes qui ont quelque chose d'extraordinaire ; on en pense
diversement ; ils partagent les cœurs comme les esprits les plus sages et les
plus éclairés de peur de condamner un saint ou de canoniser un hypocrite ».
Mais c'est là une réflexion générale qui envisage même les cas extrêmes.
D'autres
ecclésiastiques, mal impressionnés, blessés parfois dans leur susceptibilité,
par les audaces apostoliques du missionnaire, ses allures de réformateur, de
justicier de Dieu, d'homme investi d'une mission, se diront : « Ne serait-il
pas un grand naïf, un exalté, qui se « gobe », se prend pour un envoyé de Dieu
et un saint, et qui ne soutient si bien les persécutions, cherchant même à les
provoquer, que parce qu'elles le confirment dans son illusion ! » Il n'est pas
sûr du tout que les sulpiciens écartèrent cette hypothèse. En mettant le séminariste
en garde contre son attrait pour les pratiques extérieures, M. Leschassier ne
craignait-il pas, en autres choses, qu'il ne se suggestionnât et ne devînt la
dupe de ses oraisons interminables et de ses austérités héroïques ! Mais ce qui
est hors de doute c'est qu'au moins ils le soupçonnèrent fort de s'entêter, par
un reste d'inconscient orgueil ou une tromperie du démon, à voir dans ses
pratiques le meilleur, sinon même l'infaillible moyen de devenir un saint.[17]
Lors de son voyage à
Paris, étant aumônier à l'hôpital de Poitiers, il fit une visite à Saint-Sulpice
et se mêla pendant la, récréation à ses anciens confrères : « On l'examinait,
on l'interrogeait, dit Blain (ch. LIII) ; et la conclusion fut qu'il était plus
fervent que jamais. Cela n'empêchait pas que l'on parlât beaucoup de ses
manières... Etait-il conduit par un bon esprit ? N'était-il pas dans l'illusion
? dans une voie d'égarement ? C'était le sujet de la discussion, les uns
prenant parti pour ou contre, les autres suspendant leur jugement et n'osant se
prononcer ».
Et nos deux sulpiciens
laissaient dire, étant eux-mêmes en suspens. Deux ans avant la mort du
missionnaire, Blain, troublé lui aussi, fera discrètement sonder M. Leschassier
par un étranger. Le Supérieur Général de Saint-Sulpice avait eu le temps de
réfléchir et il n'ignorait rien des merveilles de conversion opérées par son
ancien pénitent. Que répondit-il ? « M. Grignion est très humble, très
mortifié, très recueilli, cependant j'ai de la peine à croire qu'il soit
conduit par le bon esprit ». — « Cette réponse, dit le mémorialiste, était pour
moi un mystère que je n'ai jamais pu éclaircir ; mais, me disais-je, c'est sur
l'humble que repose l'Esprit de Dieu ; c'est l'Ecriture qui l'affirme, et on
doute que cet homme reconnu pour être très humble soit conduit par le bon
esprit. On avoue qu'il est très pauvre, très recueilli, très mortifié
c'est-à-dire qu'on lui accorde les vertus évangéliques et la ressemblance avec
Jésus-Christ et on doute si c'est de son Esprit qu'il est animé. Quel mystère !
C'est cependant ce mystère qui me refroidit envers M. de Montfort, qui
m'empêcha de me lier à lui et me fit même appréhender d'avoir tant de relations
avec lui ».
Blain n'aurait-il pas
remarqué que le prudent sulpicien s'était bien gardé d'ajouter : « Il est très
obéissant » ? Pourtant c'était là le point capital, et notre mémorialiste
aurait dû s'en douter, lui qui écrit pages sur pages pour défendre son ami des
accusations que nombre de séminaristes ne se faisaient pas faute de le charger
sur ce point et qui le poursuivront toute sa vie : « C'est un homme qui suit sa
tête, qui a l'esprit singulier, qui abonde en son sens, qui se laisse aller à
son imagination, qui ne saurait se réduire à l'obéissance, qui canonise toutes
ses idées et substitue ses volontés à celles de Dieu ».[18]
Qu'il se mortifiât,
qu'il fût recueilli, qu'il s'humiliât et recherchât même avidement les
humiliations, qui en doutait ? Et personne non plus ne contestait qu'il fût un
« pilier de régularité », obéît au doigt et à l'œil et ne se fit une loi de ne
rien se permettre sans l'autorisation de son père spirituel. M. Leschassier
trouvera même qu'à Poitiers il s'autorise beaucoup trop de sa direction et le
priera de choisir un directeur sur place : « Parce qu'étant éloigné de vous, il
est impossible que vous croyez utiles pour les emplois que vous avez, comme il
est arrivé dans vos petites missions, desquelles choses je serais en quelque
manière responsable au public, puisque vous dites en toute occasion que vous ne
faites rien que par mon ordre et que vous vivez dans une entière dépendance de
ma conduite » (Lettre 12 nov. 1701)[19].
Mais ce n'était pas de
cette méticuleuse obéissance dans la conduite extérieure qu'il s'agissait,
eût-elle été dictée par le plus pur esprit de foi. Oui ou non, M. Grignion
avait-il renoncé dans son for intérieur à ses vues personnelles en ascèse et en
méthodes d'apostolat ? Croyait-il sur la foi de son directeur qu'il avait à se
modérer sous peine de s'exposer à de dangereuses illusions et de nuire à son
ministère ? Sur ce point litigieux, soumettait-il non pas ses seuls
comportements, mais son jugement, à celui aussi de ses différents supérieurs
ecclésiastiques ? On ne s'en apercevait guère. Toujours la même tendance ;
toujours, sitôt qu'il était laissé à lui-même, le retour à sa manière
excessive. Bien plus, ne l'avait-on pas vu, plutôt que de renoncer à ses
méthodes, abandonner des entreprises pleines de promesses et qui lui avaient
coûté sang et eau ! Chassé d'un diocèse pour quelque coup de sa façon, à peine
accueilli dans un autre, il avait recommencé de plus belle, obéissant
d'ailleurs littéralement à tout ordre formel ; par exemple, quittant illico,
bien que malade, une ville dont le séjour venait de lui être interdit.
Etonnons-nous qu'après
cette expérience de quatorze années, M. Leschassier ait pu se demander si le
prix qu'attachait M. Grignion aux pratiques extérieures ne l'aveuglait pas
jusque dans l'exercice de l'obéissance et s'il ne voyait pas la perfection de
cette vertu beaucoup plus dans l'exécution ponctuelle d'un ordre que dans le
renoncement à ses idées. Rien de plus décevant pour un éducateur qu'un disciple
qui, rendu à sa propre initiative, ne tient aucun compte des conseils reçus et
revient incontinent à ses premières habitudes. Or, qu'avaient servi à M.
Grignion les avis prodigués pendant cinq années de séminaire et, ensuite,
durant neuf années de ministère apostolique, les dures leçons de l'adversité ?
Et M. Brenier ? Au dire
de Blain (Ch. LIII), qui essaya de sonder cet homme impénétrable, M. Brenier
aurait éprouvé une secrète admiration pour M. Grignion, mais dissimulé ce
sentiment pour ne pas donner un suffrage public à une conduite extraordinaire.
Il n'en aurait eu qu'à ses singularités, ne disant jamais rien qui pût faire
croire qu'il tenait sa vertu et son esprit pour suspects, laissant plutôt
entrevoir, dans le langage obscur qui lui était familier, de l'estime et même
de l'admiration. Ainsi le sulpicien n'aurait tant exercé la patience du
séminariste que pour s'acquitter de la commission de M. Leschassier. Pour lui
la vertu de M. Grignion n'avait aucunement besoin d'être mise à l'épreuve, et
quant à ses manières, elles ne semblaient pas mériter tant de rigueur. De fait,
il ne s'était pas avisé auparavant de s'en faire une cible.
Vraiment, si le
supérieur du Petit Séminaire, songeant à son Te Deum du soir de l'arrivée, ne
s'en mordait pas les doigts et tenait toujours le jeune homme pour un ange du
ciel, on ne saurait assez l'admirer tellement il dut prendre sur lui pour le
tourmenter aussi savamment. Quelle violence il fallut se faire pour ne réserver
à un disciple si chéri du ciel que des paroles sèches et dures, un air sévère
et dédaigneux, des regards amers et menaçants, guettant le bon moment pour lui
planter ses banderilles aux endroits les plus sensibles, et cela, pendant six
mois ! Le bourreau eût été alors plus à plaindre que la victime. Mais, si M.
Brenier n'avait eu au fond de son âme que vénération pour M. Grignion, ne
l'éprouvant que pour donner satisfaction à M. Leschassier ; mieux encore : pour
convaincre celui-ci de l'indiscutable sainteté de son pénitent, l'éclat
d'Angers deviendrait absolument inexplicable. Ici, en effet, point de mission à
remplir, c'est de son propre mouvement qu'il traita le missionnaire de la façon
que l'on sait. Aussi, par une singulière contradiction Blain, étourdi et
scandalisé d'un tel accueil, incline-t-il à penser que le sulpicien voulut,
dans la circonstance, soumettre à une dernière épreuve, la vertu de M. de
Montfort.
Le mémorialiste, que
l'hésitation de maîtres vénérés affecte profondément, voudrait voir dans le
silence habituel de M. Brenier, comme dans certains de ses propos ambigus, la
preuve d'une admiration secrète. Mais le sulpicien pouvait-il laisser entrevoir
le fond de sa pensée sans compromettre la réputation de son disciple ? Plus un
soupçon est grave, plus une conscience honnête a soin de le dissimuler. A la
moindre parole échappée, les séminaristes n'auraient-ils pas cru que leur
supérieur en pensait beaucoup plus long qu'il n'en disait ?
M. Leschassier, nous
l'avons vu, lésinait encore bien moins en éloges quand il parlait de M. de
Montfort. Il lui accordait toutes les vertus : humilité, recueillement,
mortification. Répondant à l'évêque de Poitiers qui lui avait demandé des renseignements
sur le jeune prêtre : « Il m'a paru, et à tant d'autres qui l'ont examiné de
près, écrivait-il le 13 mai 1701, avoir été constant dans l'amour de Dieu et la
pratique de l'oraison, de la mortification, de la pauvreté et de l'obéissance
». Témoignage fondé sur les signes extérieurs, (obéissance matérielle), qui
n'empêchait nullement un « mais » sous-entendu. Huit jours après sa lettre à
l'évêque, M. Leschassier, écrivant à son dirigé, terminait par cette brusque
déclaration : « Je ne suis pas assez éclairé pour des personnes dont la
conduite n'est pas ordinaire ».
Balançant ainsi, les
deux sulpiciens agiront en conséquence. Ils choisiront le jeune clerc pour
aller représenter le séminaire aux pieds de Notre-Dame de Chartres, lors du
pèlerinage annuel traditionnel ; ils l'admettront aux saints Ordres et M.
Leschassier lui enjoindra même — mais était-ce bien d'abord pour s'en édifier ?
— de consigner par écrit sa retraite de prêtrise ; enfin ils lui feront des
offres pour l'attirer dans leur société. Puis, quelques années après, le
vagabond poudreux vient-il les surprendre en honorable compagnie ou, pis
encore, au milieu de tout un séminaire assemblé, alors que son bizarre
accoutrement et son air innocent déclarent assez comment il a profité de leurs
remontrances, nos deux Messieurs l'expédieront, M. Leschassier comme un
importun et un opiniâtre incorrigible, M. Brenier comme un drôle.
*
**
Lorsque le missionnaire
mort en odeur de sainteté sera canonisé par la voix de tout un peuple, Blain
rappellera au supérieur général de Saint-Sulpice la parole prononcée quatre ans
auparavant : « Cependant, j'ai de la peine à croire qu'il soit conduit par le
bon esprit », et lui reprochera certains traits de sa conduite passée. « Ce
Monsieur si sage et si éclairé me comprit, écrit le mémorialiste (Blain, ch. LIII),
et me fit une réponse digne de lui : Vous voyez que je ne connais pas les
saints ».
Honorable aveu, mais
sans un soupçon de regret. Pour le sulpicien, comme pour nombre de nos
biographes modernes, la grâce se serait accommodée des outrances et des
bizarreries du serviteur de Dieu. Blain lui-même (Ch. XXXIX) ne voyait-il pas
dans « les manières singulières et extraordinaires » de notre saint « un
contre-poids d'humiliations que Dieu avait voulu lui laisser pour cacher sous
ce manteau les vertus et les grâces extraordinaires dont il l'enrichissait ? ».
Si M. Leschassier avait quelque regret, c'était de n'avoir pu réformer son
dirigé. Avec des vertus et des méthodes plus discrètes, quelle autre carrière
il eût fournie !
Avec ce satisfecit, il
est clair que le sulpicien ne fit jamais réflexion sur le tort que ses procédés
avaient causé à M. Grignion. Entré à Saint-Sulpice avec une réputation de
sainteté qu'aucune ombre ne ternissait, il en était sorti avec celle d'un homme
manquant étrangement de mesure, entêté dans ses idées de perfection et affligé
d'incorrigibles travers. Et ce n'était pas, deux ans plus tard, une réception
comme celle d'Issy qui pouvait remettre le jeune prêtre en crédit. On serait
curieux de savoir comment, à cette réapparition de l'ancien séminariste dans la
capitale, se répandirent sur son compte et prirent consistance des fables
ridicules : « qu'on l'avait vu prêcher sur les places publiques et que
l'archevêque pour arrêter semblables élans de zèle l'avait interdit... qu'il
avait attaqué les chanteurs du Pont-Neuf et autres qui amusent le peuple, et,
par là, causé un grand bruit et un grand désordre, ce qui l'avait fait arrêter
lui-même et renfermer dans les prisons de l'Officialité ». Ces inventions
n'étaient peut-être que le fait de mauvais plaisants, s'amusant à mystifier et
à scandaliser aux dépens d'un dévot des bigotes et de graves ecclésiastiques.
Pourquoi pas ? Si ce fut de libertins, de bateleurs ou d'autres scandaleux à la
rancune tenace, leurs dupes étaient vraiment bien naïves. Blain (Ch. LVI),
explique de son mieux la crédulité publique. « Comme les menteurs sont hardis,
surtout contre la dévotion, ils assuraient ne dire que ce qu'ils avaient vu...
Moi-même, si prévenu en faveur de M. Grignion, je n'osais pas refuser créance à
ce que je voyais admis par tous ». Et cette réflexion générale : « Une farce
impertinente, dont on fait auteur un dévot, court la ville en un moment, toutes
les bouches la répètent, toutes les oreilles l'entendent et personne ne se
charge de contredire et de vérifier les faits ». Il est clair, d'après ces
mots, que les Messieurs affectés au service de la paroisse Saint-Sulpice ne
bougèrent pas, ni aucun des anciens amis de notre saint, ce qui est tristement
significatif.
A cette époque, était
curé de la paroisse un sulpicien de renom, auteur estimé d'un certain nombre
d'ouvrages de science ecclésiastique, un ami de Bossuet, M. de la Chétardie. «
Cet insigne directeur, écrit Blain, avait été un des grands admirateurs de la
vertu de M. Grignion ; il l'avait en si grande vénération lorsqu'il demeurait
au séminaire qu'il se levait et lui faisait une profonde révérence quand il le
voyait entrer dans la sacristie de la paroisse... M. de Montfort, de retour à Paris,
croyait trouver le curé, à son égard, tel qu'il l'avait laissé en partant ;
mais, ô inconstance du cœur humain ! il le trouva si changé, qu'il ne daigna ni
le voir ni lui parler. Il comptait sur quelque assistance de sa part et il n'en
reçut que de honteux rebuts ».[20]
Qu'est-ce qui avait pu retourner ainsi un ecclésiastique de si grand mérite ?
N'ayant pas été en relation avec M. Grignion depuis le départ de celui-ci, de
quel personnage avait-il subi l'influence ? On ne voit que M. Leschassier, très
au fait, quant à lui, des comportements de son dirigé à Poitiers et
s'interrogeant de plus en plus à son sujet. Qu'il y ait eu ou non confidences,
on ne concevrait pas que le curé de Saint-Sulpice ait été induit à se méfier
d'un homme qu'il regardait jusque-là comme un saint si, d'une façon ou d'une
autre, il n'avait eu connaissance du sentiment intime de son éminent confrère.
Et comment expliquer, sinon par tout ce qui filtrait à travers les murs
insuffisamment épais de Saint-Sulpice, la solitude qui se fit autour de
l'ancien séminariste, à son retour dans la capitale ? « Je ne connais plus
d'amis ici que Dieu seul, écrira-t-il le 24 octobre 1703, à Marie-Louise de
Jésus. Ceux que j'avais faits autrefois à Paris m'ont abandonné ».[21]
Rejeté par M.
Leschassier (entrevue d'Issy), M. Grignion ne fut pas plus heureux avec le P.
Saladon qui dirigeait les retraites au noviciat des jésuites, établissement à
l'ombre duquel il avait cherché refuge dans « un petit coin d'une chétive
maison », un dessous d'escalier « que le soleil avait peine à éclairer » avec,
pour tout mobilier, « un pot de terre et un misérable lit »...[22]
Ce directeur, fort éclairé et d'une grande réputation, n'osa pas se charger
d'un homme qui lui paraissait d'une grande vertu assurément (c'est toujours Blain
qui parle — Ch. XLI —), mais qui était singulier et extraordinaire en ses
manières ». Disons que le jésuite, directeur fort coté, auteur d'écrits
ascétiques et ami de Fénelon, qu'il avait exhorté à se soumettre, lors de
l'affaire du quiétisme, ne tenait pas à compromettre sa grande réputation, pour
un pauvre prêtre qui en avait une si fâcheuse ; ceci au témoignage même de
Blain qui nous dit plus loin (Ch. LV) : « Si le Père..., fameux directeur dont
j'ai parlé plus haut, n'osa plus se charger de sa direction, un autre Père
jésuite (nous savons que ce fut le P. Descartes, revenu de Rennes dans la
Capitale) qui avait moins de mesure à garder avec le monde ou qui le craignait
moins, lui rendit ce service »[23].
Enfin, nous avons
entendu Blain. Rapportant la déclaration de M. Leschassier : « Cependant j'ai
de la peine à croire qu'il soit conduit par le bon esprit », « Quel mystère ! »
s'exclamait-il. C'est cependant ce mystère qui me refroidit envers M. de
Montfort, qui m'empêcha de me lier à lui et me fit même appréhender d'avoir
tant de relations avec lui ». Si, moins de deux ans avant sa mort, se sentant
gravement atteint dans sa santé, le missionnaire fit le voyage de Nantes à
Rouen, aller et retour, à pied selon sa coutume, pour rencontrer son cher
Blain, alors chanoine, qu'il n'avait pas revu depuis treize ans, ce n'était pas
pour la joie de se retrouver quelques heures ensemble. Il se cherchait un
successeur qui prendrait en main le recrutement et le gouvernement de sa
Société de missionnaires encore en herbe et servirait de père aux Filles de la
Sagesse. Dans le long entretien qu'eurent les deux intimes le premier point
abordé fut celui de la petite Compagnie et de son recrutement. « Je commençai,
écrit le mémorialiste (Ch. LXXX), à lui décharger mon cœur sur tout ce que
j'avais à dire et entendu dire contre sa conduite et ses manières. Je lui
demandai quel était son dessein et s'il espérait jamais trouver des gens qui
voulussent le suivre dans la vie qu'il menait ». Le chanoine parlait-il surtout
pour lui, jugeant que son âge et ses habitudes le rendaient impropre au
ministère des missions, et la sollicitation de son ami venait-elle trop tard ?
Toujours est-il que les raisons qu'il donna pour la décliner n'annulent point
celle que nous avons entendue : que ce fut la réflexion de M. Leschassier qui
l'empêcha — en ce moment ou plus tôt — de lier son sort à celui de son ancien
condisciple.
Non, ce n'est pas sans
bonnes raisons que le jeune aumônier de l'hôpital général de Poitiers invoquera
l'autorité du supérieur de Saint-Sulpice. Etranger au diocèse, nouveau venu, il
sentait, dans l'entreprise difficile qu'on lui avait confiée, le besoin d'un
solide appui. Compris, soutenu, cautionné par un homme du crédit de M.
Leschassier, de quel préjugé favorable n'eût-il pas bénéficié dans le monde
ecclésiastique ! Le nom seul de Saint-Sulpice eût vraisemblablement conjuré la
foudre. Tout au rebours, combien la réserve, puis la froideur et enfin le rebut
d'un personnage aussi considéré pour son savoir et sa sagesse étaient propres à
prévenir fâcheusement les esprits et à justifier les rigueurs les plus
imméritées !
Et après l'interdit de
Poitiers, celui de Nantes. La voie était ouverte. L'homme n'avait plus son
casier judiciaire intact. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la mesure prise
par un prélat aussi exemplaire que Mgr. de la Poype avait donné à penser à Mgr.
de Beauvau. Pour l'évêque de Nantes le missionnaire manquait singulièrement
tout au moins de prudence.
Enfin, de conséquence en
conséquence, des biographes défavorablement prévenus par tant de suspicion,
d'opposition, de sanctions, et nous faisant un portrait déformé parfois jusqu'à
la caricature. Car l'historien, surtout s'il se pique de psychologie et risque
une analyse, a tendance naturellement à plier les faits à sa façon de voir ; ce
qui l'entraîne, s'il n'y veille, à dépasser même sa pensée. Peut-on dire que
tous les biographes de Montfort aient toujours su se garder de nous le peindre
dans l'action, non plus seulement comme l'exalté qu'ils s'imaginaient, mais
comme un hystérique ?
Supposé qu'au lieu
d'entrer à Saint-Sulpice, d'où il sortit avec une si fâcheuse réputation, M.
Grignion eût continué ses études chez M. Boucher et qu'à sa sortie il eût été
accueilli par un Mgr. de Lescure ou un Mgr. de Champflour, quelle idée
différente on se ferait de lui ! Soutenu par l'autorité épiscopale, rien de
grave ne lui serait vraisemblablement arrivé. L'envie, la suspicion, l'intrigue
ne l'auraient pas plus empêché d'aller de succès en succès que pendant les cinq
années, les dernières de sa vie, qu'il travailla dans les deux diocèses de
Luçon et de La Rochelle, sans rien pourtant changer à ses méthodes. Son
calvaire même de Sallertaine fût resté debout, les administrateurs n'ayant
point, pour stimuler et excuser leur zèle, l'exemple de leurs collègues
nantais, destructeurs de celui de Pontchâteau. Justifiées par une réussite
aussi constante, ses plus étonnantes pratiques ne trouveraient plus pour les
censurer de critiques assez hardis, l'homme serait jugé aussi admirable
qu'inimitable.
*
**
« Un homme comme M. de
Montfort, écrit Blain (Ch. XLIV), aurait dû naître dans les siècles précédents,
où la simplicité régnait, où la piété se faisait honneur de toutes ses
pratiques. Ceux qui ont si bien reçu saint François, saint Dominique et leurs
manières si nouvelles leur eussent été sans doute plus favorables ». Blain, qui
plaide la cause de son ami, aura — nous y reviendrons — toute une suite de
chapitres pour justifier les pratiques de l'apôtre populaire, car il lui faut
bien reconnaître que Montfort fut tout autant goûté du peuple de son temps
qu'il l'eût été de celui des générations précédentes. Alors pourquoi regretter
qu'il ne soit pas né trois ou quatre siècles plus tôt ? Qu'importe en effet
qu'il ait été plus ou moins bien reçu, si ce fut de gens auxquels il n'était
pas précisément envoyé : la société ; et incompris, si ce fut d'ecclésiastiques
dont les persécutions ne firent que l'auréoler aux yeux des pauvres et des
petits, son vrai troupeau ? Le beau dommage vraiment que pour ce monde-là il ne
fût pas de son siècle, s'il l'était pour ceux que Dieu lui avait donnés ! Or,
ses francs succès auprès du peuple que Blain voyait si clairement, les
sulpiciens Leschassier et Brenier n'étaient pas si aveugles qu'ils ne les
vissent eux aussi. Alors pourquoi ? oui, pourquoi déploraient-ils tant de
n'avoir pu le réformer, sinon parce qu'il contrevenait à l'idée qu'on se
faisait à Saint-Sulpice d'un ministre de Dieu et d'un prédicateur de l'Evangile
?
*
**
Ce fut un malheur que
les érudits de la Renaissance aient rencontré en plein désarroi les traditions
littéraires et artistiques de l'âme religieuse nationale. Deux ou trois cents
ans plus tôt, ils n'auraient pas été sans doute, aussi exclusifs dans leur
culte de l'antiquité. Et l'eussent-ils été qu'ils auraient trouvé à qui parler.
Un dialogue se serait ouvert, querelle peut-être, mais qui se fut terminée,
comme toutes les querelles de ce genre, par une conciliation féconde.
Seulement, comme les grands scolastiques, les créateurs de l'art ogival étaient
morts, et des multiples genres littéraires qui avaient alors tant promis ne
fleurissait plus que l'histoire. Par leur commerce avec les chefs-d'œuvre de la
Grèce et de Rome, les gens de lettres acquirent une sensibilité nouvelle. Non seulement
ils s'engouèrent d'une forme aussi parfaite, mais leur sens chrétien affaibli
ne s'inquiéta pas de la dégager de sa matière païenne : dieux, héros, thèmes
historiques et mythologiques de l'antiquité. S'éprenant du tout, ils rejetèrent
avec mépris, en bloc, ce qui avait enchanté les yeux, les oreilles et l'âme de
leurs pères et répondait seul au court savoir et au goût du peuple. La rupture
s'accentua lorsqu'ils ne s'intéressèrent plus qu'à l'intérieur de l'homme, au
conflit des passions, jusqu'à faire du théâtre un spectacle nettement
psychologique ; puis, cédant à l'esprit cartésien, ils mirent si bien l'art
sous le joug de la raison que rien ne parut beau qui ne fut régulier, pas même
la nature agreste dont s'était enivré Ronsard et qui n'eût plus de charmes que
soumise aux lois de la géométrie dans les jardins à la française.
Jamais on ne crut tant à
la vertu des règles, et les résultats obtenus ne furent pas pour affaiblir
cette foi. Sans préjudice du talent naturel des ouvriers, il faut bien reconnaître
en effet que ce fut grâce à cette discipline de fer qu'ils produisirent ces
chefs-d'œuvre de mesure et d'équilibre, justement appelés sans plus les «
classiques », et, pour une large part, valurent à leur siècle le nom de Grand.
La spiritualité ne pouvait
échapper à cette révolution. L'ascèse se dépouilla de sa rudesse ; elle adoucit
et réduisit les macérations et mit l'accent sur le mortification du jugement et
de la volonté. Elle demanda à la psychologie ses lumières pour dépister
l'amour-propre dans ses replis les plus secrets. Elle confia les âmes avides de
progrès spirituel à des spécialistes maîtres en cet art difficile, les
directeurs de conscience, alléchant par cet intellectualisme la gent cultivée
et créant un nouveau type de chrétien, l'humaniste dévot, modèle de tout ce qui
se piquait de savoir, de goût et de politesse, en même temps que de dévotion,
canon aussi régulier que celui de la beauté plastique, hérité des Grecs, net de
toute exubérance. Ainsi stylisés, discrets dans leurs dehors, concentrés à
l'intérieur de l'homme, les renoncements évangéliques purent affronter le monde
le plus raffiné sans craindre de détoner.
Les âmes qu'attiraient
encore les vigoureuses mortifications de la chair prirent le chemin de vieilles
abbayes, énergiquement réformées. De nouvelles sociétés religieuses surgirent,
mais aussi différentes des ordres anciens par la couleur de leur esprit que par
celle de leur robe. Point de rude bure cendrée ou blanche, de corde grossière
sur les reins, les pieds nus dans des sandales. Jésuites, Oratoriens de France,
Eudistes, Prêtres de Saint-Charles, Frères des Ecoles Chrétiennes, pour ne
parler que des hommes, ne se distinguaient pas par leur vêtement du clergé
séculier. Plus d'office canonial chanté au chœur, plus de lever nocturne, plus
de travaux manuels ou intellectuels pénitentiels. Tout était orienté vers
l'action apostolique. Préparer par la vie religieuse ou du moins communautaire
des ouvriers de vertu éprouvée, rompus à l'obéissance, coulés dans le même
moule et, faisant équipe, missionnaires tant pour pays de chrétienté que pour
terres païennes, éducateurs de l'enfance et de la jeunesse, formateurs du
clergé, tel était le but des fondateurs. Pour tous ces hommes d'action, les
mortifications corporelles se réduisirent, ou peu s'en faut, aux laborieux
exercices de leur devoir d'état. Rien dans leur costume et leur façon de vivre
d'intentionnellement établi pour faire sensation et crier, comme dominicains et
franciscains l'avaient fait, quatre siècles plus tôt, les renoncements
évangéliques.
Ainsi pour être de leur
temps, le prêtre, le religieux, le simple chrétien même, se devaient d'adopter
cette spiritualité nouvelle, très en progrès, estimait-on, sur celle d'un moyen
âge réputé barbare, une spiritualité faisant état de la magnifique culture
humaine réalisée depuis lors. M. Grignion avec ses pratiques, retournait à des
méthodes non seulement démodées, choquantes, mais très dépassées en efficacité.
Elles lui permettaient de retirer de leur bourbier des gens du bas peuple, mais
elles s'arrêtaient là. Ce n'était pas avec ses emportements contre les
scandales de la rue qu'il pouvait donner une haute idée de la dignité
sacerdotale ni, par ses mises en scène d'un goût plus que douteux relever la
majesté de la religion. On ne croyait guère, pour faire des âmes vraiment
intérieures, à la place qu'il faisait aux sens dans ses pratiques. Facilement
on jugeait les instruments de pénitence dont il tenait provision et répandait
si largement l'usage plus propres à porter, surtout des gens incultes, à se
prendre pour des parangons de vertu qu'à le devenir en réalité. On ne
soupçonnait point quel sentiment de la sainteté divine, quelle horreur du
péché, quelle générosité d'âme, quelle rénovation profonde, ces moyens
sensibles étaient capables de produire chez le vulgaire. Au reste, comment des
spirituels qui ne se représentaient plus la sainteté que revêtue d'un extérieur
irréprochable, pour ne pas dire de la livrée du siècle, auraient-ils imaginé
des campagnards, de pauvres artisans, s'élevant dans les voies de la perfection
tout en conservant, comme ce sera de nos jours le cas de la petite Bernadette —
ce qui, comme on sait, en démonta plus d'un —, leurs franches allures d'enfants
du peuple, leur simplicité rustique ? Enfin, croyait-on, et bien à tort, que le
missionnaire se fermait par là une société de plus en plus polie, où la
discrétion n'était pas seulement de bon ton, mais tenue, particulièrement chez
un ministre de Dieu, pour une sorte de vertu.
Tout le conflit entre M.
Grignion et ces Messieurs était là. Lui croyait à la vertu de ces pratiques
extérieures auxquelles U se sentait irrésistiblement porté ; il les jugeait
inoffensives, pourvu qu'on les fit sanctionner par un sage directeur,
précaution qu'il se gardait bien d'omettre. Eux ne les estimaient sans danger
pour le sujet et sans risque de compromettre son ministère qu'à la condition
qu'il ne leur attribuât qu'une importance très relative et, s'y livrant dans le
monde, ne tranchât pourtant pas, — étant donné surtout son extérieur déjà
suffisamment singulier — sur le commun des bons prêtres, de ces prêtres nouveau
style formés d'après le canon sulpicien.
Grâces soient rendues à
Dieu que M. Leschassier et M. Brenier aient si piteusement échoué dans leur
sainte entreprise ! Avec le même aveuglement que les prétendus connaisseurs,
leurs contemporains, qui traitèrent les châteaux de la Renaissance de monstres de
pierre, appliquèrent comme une flétrissure à l'art ogival l'épithète de «
gothique », défigurèrent, grimèrent maintes cathédrales, gloire du passé, pour
leur donner un faux air gréco-romain, nos deux Messieurs jugeant anachronique
par ses exubérances spectaculaires l'envoyé de Dieu, s'acharnèrent sur le plus
précieux de ses dons naturels et le plus caractéristique de son exceptionnelle
vocation ; heureusement, le plus irréductible aussi, car quel Montfort
aurions-nous eu s'ils avaient réussi à le façonner à leur goût ?
CHAPITRE IV
HOMME SUPERIEUR ET INSPIRE DE DIEU, TEL IL FAUT RECONNAITRE MONTFORT POUR
LE BIEN JUGER
Qu'on nous permette
d'ouvrir ici une parenthèse qui comprendra tout ce chapitre.
« Vous voyez que je ne
me connais pas en saints », avait conclu de sa mésaventure M. Leschassier. Se
connaissait-il beaucoup mieux en hommes supérieurs ? Toujours est-il qu'il ne
devina point celui qui se cachait, il est vrai, sous des apparences trompeuses,
dans la personne de son dirigé. Rendons-lui cette justice qu'à ce dévot confiné
en Dieu, fermé, semblait-il, aux réalités terrestres, il ne refusait pas un
certain sens pratique. Quant à la hauteur de vues, à la trempe de la volonté,
il en avait fait assez l'expérience pour ne point les mettre en doute, mais
gâtées, estimait-il, par une intempérance d'imagination et une fougue
intérieure qui le portaient à excéder en tout. Maître et disciple n'étaient point
à la même mesure : le sulpicien, homme d'administration, sans bouillonnement
d'idées, fort à l'aise dans le cercle d'occupations intellectuelles et
matérielles tracé par ses fonctions ; le jeune clerc, fermentant d'ardeurs
mystiques et d'ambitions apostoliques, étouffant dans le corset des modérations
sulpiciennes et se sentant une âme à incendier le monde. Attiré par le large,
il eût, dès sa sortie du séminaire, franchi l'Océan. Mais « M. Leschassier, dit
Blain (Ch. XLIX), ne lui permit pas d'aller au Canada dans la crainte que, se
laissant emporter par l'impétuosité de son zèle, il ne se perdît dans les
vastes forêts de ce pays, en courant chercher les sauvages. C'est ce que ce
sage directeur, ajoute le mémorialiste, m'a dit à moi-même ».
Sachant son vif attrait
pour les missions, mais craignant toujours qu'il ne se brûlât les doigts, M.
Leschassier le confia prudemment à un saint vieillard, qui avait eu ses jours
de grande activité, mais qui, bien amorti par l'âge et concentré dans la
méditation des fins dernières, n'avait plus la main assez ferme pour maintenir
la discipline dans la communauté des missionnaires de Nantes, dite de
Saint-Clément, dont il était supérieur.
Pendant des mois, M.
Grignion va ronger son frein, attendant qu'on l'occupe. Il regarde du côté de
M. Leuduger, successeur du P. Maunoir, puis, son bon ange l'ayant conduit à
Poitiers, il cède à l'insistance des pauvres de l'Hôpital Général et offre à M.
Girard, l'évêque d'alors, de se mettre à leur service, à titre d'aumônier. Le
prélat fait interroger M. Leschassier. C'était le moment pour le sulpicien s'il
avait su apprécier à sa valeur humaine le jeune prêtre et, particulièrement,
discerner ses dons d'apôtre populaire, d'insinuer au moins au chef de
l'important diocèse quel ouvrier Dieu lui envoyait. Sa réponse, dont nous avons
déjà cité le passage où il rend justice aux vertus de M. Grignion, le montre
fort réticent sur ses aptitudes pratiques. Pour le choix de l'emploi que l'on
confiera à son dirigé, il décline toute responsabilité. M. Grignion « a bien du
zèle pour secourir les pauvres et pour les instruire. Il a de l'industrie pour
venir à bout de plusieurs choses, mais comme son extérieur a quelque chose de
singulier, que ses manières ne sont pas du goût de bien des gens, qu'il a une haute
idée de la perfection, bien du zèle et peu d'expérience, je ne sais pas s'il
est propre pour l'hôpital où on le demande. Il ne m'a pas marqué l'emploi qu'on
voulait lui donner dans cette maison, s'il y avait des administrateurs, enfin,
il ne m'a donné aucun détail. Ainsi, Monseigneur, je me contente de vous
exposer ce que je connais de ses dispositions, laissant à votre jugement la
décision de l'affaire».
Et pourtant, de
Saint-Clément de Nantes, l'ardent débutant lui a redit (6 nov. 1700) ses «
grands désirs d'aller d'une manière pauvre et simple faire le catéchisme aux
pauvres de la campagne et exciter les pécheurs à la dévotion à la Très Sainte
Vierge ». Bien plus, ne lui a-t-il pas fait entendre ses impatiences de
fondateur ? « Je ne puis m'empêcher de demander continuellement avec
gémissement, une petite et pauvre Compagnie de bons prêtres qui s'exercent sous
l'étendard et la protection de la Sainte Vierge ». Le sulpicien connaissait
trop son pénitent pour s'illusionner sur les ambitions que trahissaient ces
expressions modestes. Mais sans doute, lorsque, à Saint-Sulpice, il traitait
«d'imaginations ses sentiments et ses desseins»[24],
ce n'était pas seulement pour le mortifier, mais bien par conviction et en vue
de le mettre en garde. Les confidences reçues de Nantes ne furent pas
accueillies avec plus de faveur.
Maintenant, si M.
Leschassier douta ainsi de l'homme tout autant qu'il doutait du saint, les
historiens, qui, naturellement, ne font plus de réserve au sujet du saint
canonisé et même volontiers l'exaltent comme un géant, ne gardent-ils pas sur
l'homme une grande partie des préjugés du sulpicien ? De tous les biographes de
Montfort, ne serait-ce pas le seul Quérard, l'imaginatif, le passionné, le
parfois injuste partisan Quérard, qui aurait été vraiment sensible à la
supériorité de l'homme, aux dons magnifiques d'une nature qui s'alliait si
merveilleusement à la grâce ? Les autres ou bien mettent au compte de l'Esprit
de Dieu tout ce qui les dépasse, ou bien l'imputent à un tempérament excessif,
à une imagination bizarre. Ils ne semblent pas avoir saisi combien le fils de
Jean-Baptiste Grignion de la Bachelleraie se sentait né pour de grandes choses,
avec quelle âme de conquérant, d'aventurier sublime, quel sentiment de
l'urgence et de l'immensité de la tâche, quelles vues de régénération
chrétienne, il entreprit sa campagne d'évangélisation populaire. A celui qui
choisit un ministère aussi humble que « d'aller d'une manière pauvre et simple
faire le catéchisme aux pauvres de la campagne et exciter les pécheurs à la
dévotion à la Très Sainte Vierge », plus d'un historien ne jugerait-il pas
inutile de prêter des dons intellectuels de premier ordre, un lourd bagage
théologique et de vastes desseins ? Aussi, quand ils le voient, pour une tâche
aussi modeste, recourir aux grands moyens, braver l'opinion, inquiéter les
autorités ecclésiastiques et s'exposer aux interdits, comment ne
trouveraient-ils pas que le sens de la mesure lui fait singulièrement défaut ?
Et cependant « faire le catéchisme aux pauvres » c'était déjà dans sa pensée la
mission telle qu'il la pratiquera, la mission avec ses modes si variés
d'enseignement oral : serinons, entretiens familiers, conférences dialoguées
avec l'auditoire, leçons de catéchisme au sens habituel du mot : la mission
avec ses procédés visuels : tableaux, mises en scène, pièces à grand spectacle
où la foule a son rôle, telles que les émouvantes cérémonies du renouvellement
des promesses du baptême et du contrat d'alliance avec Dieu ; la mission avec
ses réconciliations de gens brouillés et de plaideurs, ses abolissements de
réjouissances scandaleuses, ses purifications de mauvais lieux, ses mises sur
pied de confréries, ses créations d'écoles, ses restaurations d'églises, ses
soupes et ses vestiaires aux frais de la charité chrétienne en faveur des
bandes de mendiants et d'éclopés qui le suivront... Mais oui, c'est cela qu'il
entendait par cette expression sans prétention, « faire le catéchisme »,
expression d'ailleurs rigoureusement exacte sous sa plume, apprendre à fond au
peuple le catéchisme étant pour lui — que son sentiment n'a-t-il été partagé
alors et depuis par un plus grand nombre de pasteurs d'âmes ! — la grande
affaire. Aussi quand il s'agit d'expliquer le petit livre, résumé de toute la
doctrine chrétienne, met-il cette fonction au-dessus de toutes les autres. «
L'emploi de catéchiste, écrira-t-il dans les Règles des Missionnaires de la
Compagnie de Marie, étant le plus grand de la mission, celui qui en est chargé
par obéissance applique tous ses soins pour s'en bien acquitter ». Et là-dessus
un chapitre en treize articles indiquant la bonne manière. Aussi dans les
missions avait-il l'habitude de se réserver cette tâche ; et pour engager les
pauvres de la paroisse à venir grossir son auditoire d'enfants et d'adultes, il
retenait à dîner tous ceux d'entre eux qui avaient assisté au catéchisme,
pratique qu'il imposera à ses missionnaires dans sa Règle (XIV).
« Exciter les pécheurs à
la dévotion à la Très Sainte Vierge » a-t-il ajouté. Voilà encore qui n'a l'air
de rien. Seulement ce qu'il a en vue, c'est d'exalter par la parole Marie avec
la même audace qu'il le fera plus tard par la plume au premier chapitre de « La
Vraie Dévotion » ; c'est de proclamer déjà et de préparer ce Règne de la Très
Sainte Vierge que, dans ce même Traité, il prophétisera avec tant d'assurance
et en termes si magnifiques ; son aspiration, c'est d'être, malgré son
indignité, le Bernard et le Dominique de son siècle.
Le Bernard, il le sera
par une éloquence que, dans la louange de Marie, aucun docteur ni même Père de
l'Eglise ne semble avoir dépassée. « Lorsqu'il parlait de la Sainte Vierge, dit
Grandet (p. 316), c'était dans des termes si forts et si touchants qu'il
enlevait tout le monde et se surpassait lui-même. ...Quoique souvent il affectât
de parler dans ses discours d'une manière simple et naturelle, afin de se
conformer à la portée du peuple, il ne pouvait ramper dans les expressions dont
il se servait qui regardaient les louanges de Notre-Dame ; elles étaient
sublimes, et presque surnaturelles».
Le Dominique, il le sera
aussi, prêchant le Rosaire comme personne, sinon peut-être le Bienheureux Alain
de la Roche, ne l'avait fait depuis l'illustre Castillan, ni avec le même
succès : le Père au grand chapelet, comme l'appelaient les enfants. Le Rosaire
! nulle pratique ne lui fut plus chère, comme nulle sans doute n'est plus
agréable à la Reine des cieux, témoin la Salette avec sa triple guirlande de
roses de lumière, Lourdes et Fatima, pour ne parler que de ces trois
apparitions. Homme des pratiques, il voyait en celle-là, avec la glorification
de Jésus et de Marie, une méthode incomparable d'enseignement populaire, le
film, dirait-on aujourd'hui, de tous les mystères chrétiens, de toute l'année
liturgique. Offrande des mystères, fruit de chaque mystère, il en rédigera la
formule en des termes qui n'ont pas été surclassés. « Les missionnaires,
dira-t-il, dans sa Règle, expliquent les prières et les mystères dont il est
composé, soit par leur parole, soit par des peintures et des images qu'ils ont
à cet effet »[25].
Bannières, peintures, sanctuaires, statues, rosaires monumentaux sous les
formes les plus imprévues, cantiques d'une onction égale à la clarté de la
doctrine, quels moyens n'emploiera-t-il pas pour pénétrer de cette dévotion les
peuples qu'il évangélisait ? Membre du tiers-ordre de saint Dominique, partout
il en établissait la confrérie ou lui insufflait une nouvelle vie « Je crois
qu'il a engagé dans cette dévotion plus de cent mille personnes », notait dans
ses souvenirs un saint prêtre dont le P. Besnard transcrira le témoignage.
C'était aussi le crucifix de son rosaire levé à bout de bras que dans les
cabarets et les tripots il déconcertait et faisait reculer et prendre la porte,
malgré leurs épées tirées, les faiseurs d'esclandre. Et quelle arme pour
vaincre un obstiné : « Jamais pécheur ne m'a résisté lorsque je lui ai mis la
main au collet avec mon rosaire », dira-t-il aux séminaristes du Saint-Esprit.
Encore ne s'arrête-t-il
pas à cette pratique, si belle et si sanctifiante quelle soit. « II établissait
dans toutes les paroisses où il donnait la mission la dévotion du Saint
Esclavage », dit Grandet. Et avec quel succès ! « Je connais, écrivait en effet
M. des Bastières, cité par le même biographe (p. 315), très grand nombre de pécheurs
scandaleux à qui il a inspiré cette dévotion et de dire tous les jours le
rosaire qui sont parfaitement convertis et dont la conduite est très
exemplaire, et on ne saurait compter le nombre de personnes de l'un et de
l'autre sexe qu'il a fait changer de vie par ce moyen ». Ainsi, pour incroyable
que cela paraisse, son Traité de la Vraie Dévotion, ce petit livre qui fait
l'admiration des théologiens pour son élévation mystique, la hardiesse, la
sûreté et la profondeur de la doctrine, c'est couché sur le papier, ce que sa
parole ardente enseignait avec tant de fruit à des gens du commun. Ajoutez une
floraison de sanctuaires dédiés à la Mère de Dieu et ces sociétés de Vierges
qu'il établissait dans les paroisses en l'honneur de l'Immaculée Conception de
Marie. C'est cela qu'il appelait tout simplement : « exciter les pécheurs à la
dévotion à la très Sainte Vierge ».
Que lisons-nous encore
dans cette lettre à son directeur ? Qu'il ne pouvait s'empêcher, vu les
nécessités de l'Eglise, de demander continuellement, avec gémissement, une
petite et pauvre Compagnie de bons prêtres qui s'exercent sous l'étendard et la
protection de la Sainte Vierge. Or cette petite et pauvre Compagnie, ce n'est
rien de moins, déjà, dans sa pensée, que ces hommes extraordinaires, grands
serviteurs de Marie, nuées tonnantes et volantes, que, dans sa « Prière
Embrasée », il demandera à la Trinité Sainte, on sait avec quels accents ! On
voit comme différemment il parle de ses aspirations selon qu'il s'adresse à un
homme, cet homme fut-il son directeur, ou qu'il s'adresse à Dieu. Ainsi en
est-il de tous ses desseins. Quoi qu'il en laisse paraître;, ils demeurent par
leur étendue et leur sublimité un secret entre Dieu et lui. Il serait bon de se
faire cette réflexion quand sa conduite étonne...
*
* *
On excusera facilement
Pierre de la Gorce, qui n'écrivait pas une biographie, de n'avoir vu l'apôtre
de la Vendée que sous ses aspects les plus frappants. La grandeur du saint ne
lui a pas échappé ; il en est autrement de celle de l'homme. Prévenu lui-aussi
par l'humble ministère que M. Grignion avait choisi, l'auteur de « l'Histoire religieuse de la Révolution
française » ne reconnaît à l'apôtre populaire, en plus d'une éminente
sainteté, que les bonnes grosses qualités d'un missionnaire de campagne,
trouvant déjà suffisamment admirable qu'un homme les possédât toutes ensemble
et à un aussi haut degré. Un mode d'enseignement qui relevait plus du spectacle
que de la chaire et ne consultait que le goût du vulgaire achève de le
persuader que ce remueur de foules était surtout riche d'imagination et de
sensibilité. Il l'estime de science assez courte et d'un sens artistique peu
délicat. « Tout le désignait pour le ministère apostolique, écrit-il[26]
: un zèle de feu, une santé robuste, une voix forte, une éloquence entraînante
et familière, une fécondité d'images propre à séduire l'âme populaire, avec
cela une instruction suffisante pour reconnaître l'erreur et y échapper...
Parlant surtout au peuple, il jugera que pour l'atteindre, il fallait
s'accommoder à lui, lui représenter la religion sous des formes très visibles,
je dirais volontiers, très voyantes, de là, une sollicitude extrême, excessive,
pour le culte extérieur et les exhibitions d'images. Tout ce que les paroisses
ne pouvaient fournir, il l'apportait et de mission en mission, traînait avec
lui tout un matériel pieux... Les éclectiques eussent souri ; les délicats se fussent
effarouchés ; les austères eussent jugé — non sans raison peut-être — que la
majesté divine souffrait un peu de cette profusion d'incarnations matérielles.
Quant aux paysans, ils furent ravis. De tous côtés, ils accouraient, curieux
presque autant que dévots. Mais bientôt toute la surabondance des décors
extérieurs s'absorbait dans l'impression souveraine de la parole apostolique».
Ce n'est pas tout à fait
ce missionnaire-là que M. Grignion avait ambitionné d'être et qu'il fut. Grand
metteur en scène, grand imagier, il l'était, mais en théologien et en vigoureux
penseur. Il ne présente dramatiquement que ce qui est dramatique, grandissement
que ce qui est grand, choisissant ses thèmes et composant son scénario en vue
d'obtenir un effet puissant et uniquement religieux. On accourt peut-être pour
voir, mais bientôt ce n'est plus par le spectacle, si pittoresque qu'il soit,
que Ton est pris, mais par la réalité qu'il exprime avec tant de force : le
mystère chrétien. On reviendra, non par curiosité, mais pour goûter ces
vivifiantes émotions. Montfort, ce grand dépouillé, s'est toujours défié de la
jouissance esthétique. Il l'écarté ici comme partout ailleurs. Il ne cherche
qu'à s'emparer des âmes. Regardons défiler une de ses processions générales.
Voici que passent entre les rangs, tous pieds nus, une sorte d'aube pardessus
leurs habits ordinaires, les uns la corde au cou ou une chaîne de fer, d'autres
les mains liées ou se flagellant vigoureusement de grosses cordes à nœuds ;
plusieurs le visage voilé, traînant à leurs pieds de lourds morceaux de fer.
Symbolisme grossier, direz-vous. Oui, si tous ces instruments de pénitence
n'étaient qu'imitations, faux morceaux de fer et le reste ; mais, réels, ils ne
sont pas plus un jeu que la marche, l'hiver, pieds nus, dans la boue glaciale à
la suite de la grande croix que l'on va planter, nu-pieds toujours,
triomphalement, au milieu de chants d'allégresse. « Ces pénitents, ajoute
Grandet (p. 407) à qui nous empruntons presque textuellement ce passage,
marchaient avec une si grande modestie et un recueillement si édifiant que les
spectateurs en étaient touchés jusques aux larmes ». Croit-on vraiment que la
majesté de la religion ait souffert de ces mises en scène ? Il faudrait que le
missionnaire eût manqué singulièrement du sens des choses pour se méprendre à
ce point, car si jamais saint fut pénétré du sentiment de la majesté divine et
de respect pour tout ce qui touche au sacré, ce fut lui. Tout s'accomplissait
avec une dignité souveraine. Dans cette foule, l'homme de Dieu avait fait
passer son âme, son esprit d'adoration.
Et ne croyons donc pas
que si, dans son enseignement, il use de méthodes aussi matérielles, c'est
qu'il juge suffisante pour le peuple une instruction rudimentaire et faite
plutôt d'impressions que de raisons solides, peu curieux lui-même de théologie.
Ce sont, bel et bien, de hautes vérités qu'il entend inculquer à ces ruraux. Il
sait combien le peuple est réfractaire aux abstractions. Si l'enseignement
visuel ne peut suppléer complètement à la parole, il a sur elle l'avantage de
rendre la vérité sensible et de lui donner un relief qui l'imprime en
caractères on peut dire ineffaçables.
Et puis, si important
que Montfort juge cet enseignement par les sens, il ne lui donne qu'une place
très secondaire. Un missionnaire est d'abord l'homme de la chaire et du
confessionnal. C'est là que se livrent les grands assauts et que les vives
lumières sont projetées sur les consciences. C'est là qu'il est bon de posséder
à fond la doctrine, d'être un maître en casuistique, en mystique et même dans
la science de la controverse.
Or, tel le jeune prêtre
se concevait missionnaire de campagne. Pour mener à bonne fin une tâche qui
avait été celle même du
Fils de Dieu on ne
pouvait jamais être trop riche de dons intellectuels et de savoir. Il ne
croyait pas que le zèle même le plus ardent y suffisait. Si Paris et
Saint-Sulpice l'avaient si fortement attiré, la renommée de leur enseignement
n'était pas étrangère à eet attrait. Ce n'est pas seulement revêtu par le
sacerdoce de la vertu d'En-haut qu'il s'engagerait dans les combats du
Seigneur, mais armé d'une science théologique à toute épreuve.
Ne parlons pas du
directeur de conscience, du maître en spiritualité. Mais l'occasion se
présentant, il saura montrer que chez lui le casuiste, le canoniste et le
controversiste ne le cédaient nullement au prédicateur.
Le voici à Saint-Lô aux
prises avec des adversaires redoutables, devant un auditoire où robins,
négociants, hommes de finance, se mêlent au commun, la ville étant le siège d'une
élection, d'un baillage et d'importantes maisons de commerce. Des
ecclésiastiques, estimant sans doute usurpée la réputation que se taille cet
étranger arrivé depuis peu en si piteux équipage, se sont concertés pour
l'assaillir, au cours d'une conférence publique[27],
« de questions sur les matières les plus abstraites et les plus difficiles. Il
répond avec une justesse et une précision qui ne laissent pas de réplique »,
charmant de plus ses auditeurs par sa bonne grâce et sa modestie. Il n'est pas
difficile d'imaginer avec Besnard, de qui nous tenons le fait, que les
questions, comme le réclamait la composition de l'auditoire, portaient sur les
contrats, les finances, le palais, c'est-à-dire sur ce qu'il y a de plus
épineux dans la morale.
A la mission de La
Rochelle, il laisse naturellement la controverse à ceux de ses collaborateurs
que l'évêque a spécialement chargés de cette partie. Mais il se tenait prêt,
ayant même composé, nous dit Besnard (Livre IV) « une méthode claire et propre
à convertir les hérétiques». Et si, pour l'emporter, il compte plus sur la
prédication du Rosaire et le simple exposé de la doctrine catholique, il sait,
sous ce couvert, tant il connaît bien les défauts de la cuirasse, porter à
l'erreur les coups les plus sensibles. C'est lui qui détermine les abjurations.
Les Calvinistes le lui montrent bien en tentant de l'empoisonner et en lui
faisant donner la chasse par les corsaires de Guernesey, lors de son passage
dans l'île d'Yeu. Au reste, dans cette même ville, à la retraite des dames,
n'avait-il pas accepté de répondre à toutes les difficultés ?
Un fait encore. A La
Rochelle, en 1715, il rencontre fortuitement un ancien élève du séminaire du
Saint-Esprit sur lequel il avait compté. Le jeune prêtre partait pour les
missions étrangères et n'attendait que l'heure de s'embarquer. Cependant, il
n'est pas sans inquiétude sur la validité des pouvoirs qu'il tient de
l'archevêque de Paris. Les canonistes qu'il a consultés l'ont laissé perplexe.
Le missionnaire n'a pas de peine à lui démontrer que ses pouvoirs n'ont aucune
valeur. M. Vatel ne s'embarquera pas ; notre saint l'emmènera à sa suite.
Généralement les
historiens ne se contentent pas de rapporter ces faits. La plupart les
soulignent comme s'ils n'allaient pas d'eux-mêmes. Qu'apportent-ils cependant
qu'on ne sache déjà ou du moins qu'on devrait savoir ? Grandet (p. 5) ne nous
a-t-il pas dit qu'au collège des jésuites de Rennes, l'écolier Grignion
remportait en fin d'année tous les prix, et Blain (Ch. XIX), que M. de la
Barmondière lui donnait la palme sur tous ses condisciples, dont plusieurs
pourtant se distinguaient en Sorbonne. Et qu'aurait donc valu l'enseignement
qui se donnait à Saint-Sulpice pour qu'il fût sorti du séminaire la tête plus
emplie de beaux projets que de savoir. Chargé du soin de la bibliothèque, il ne
se contente pas de classer les livres ni ne perd son temps à papillonner. C'est
en jeune homme avide de connaissances sérieuses et ordonnées qu'il met à
contribution la richesse dont il a la gérance. N'écrira-t-il pas dans le Traité
de la Vraie Dévotion (118) qu'il avait lu « presque tous les livres qui
traitent de la dévotion à la très Sainte Vierge » ? Les Pères de l'Eglise, les
maîtres de l'Ecole française n'avaient pas de lecteur plus assidu, témoin ce
fait que rapporte Grandet.
« Un jour qu'il devait
selon la coutume du séminaire soutenir une thèse de la grâce, ses condisciples
résolurent de lui faire des arguments si forts qu'il ne pourrait y répondre, et
de lui citer les passages les plus difficiles des Pères pour l'embarrasser ;
mais ils furent fort surpris de l'entendre répondre en maître el apporter de
longs passages de saint Augustin et des autres Pères de l'Eglise pour expliquer
ceux qu'on lui objectait, en sorte qu'ils furent obligés d'avouer que le
Saint-Esprit est un meilleur maître que tous les docteurs ». Naïfs séminaristes
qui n'imaginaient pas qu'il nourrissait sa contemplation de théologie[28].
Cette remarquable
soutenance d'une thèse sur la grâce nous le fait deviner s'armant contre le
jansénisme. S'il « ne voulut point continuer d'aller en Sorbonne prendre comme
les autres des traités de théologie », est-ce bien pour la raison que dit
Grandet (p. 13) : « par humilité et pour mieux conserver l'esprit intérieur et
le recueillement »? Le gallicanisme régnait à la célèbre université et le
jansénisme y comptait de chauds partisans. En 1701, donc l'année qui suivit
celle du départ du jeune prêtre, quarante docteurs se prononçaient dans le
fameux « cas de conscience » pour l'affirmative et ce n'est qu'en 1704 que la
Faculté de théologie censurera le « cas » et exclura de son sein ceux qui
refusaient de se soumettre.
Calvinisme, jansénisme,
gallicanisme auront à compter avec lui. Il leur sera d'autant plus redoutable
qu'il ne les combattra pas plus directement qu'il ne le fait dans le Traité de
la Vraie Dévotion. Ennemi de tout rigorisme, grand dévot de la Sainte Vierge,
maître passé en belles cérémonies, pour détourner les Evangiles sans entrailles
de Calvin et de Jansénius et de leur liturgie desséchée il ne jugera rien de
mieux que de mettre en pleine lumière le caractère si profondément humain, si
maternel, de la religion chrétienne, et de donner au culte tout l'éclat
possible. Il n'agira pas autrement contre le gallicanisme, se bornant à exposer
avec autant de netteté que de piété filiale les prérogatives du Vicaire de
Jésus-Christ.
Théologien averti, tel
il se révèle encore mieux dans son Traité de la Vraie Dévotion. Ce n'est pas un
des moindres charmes pour le lecteur de ce petit livre que de le voir manier la
matière théologique avec la même aisance que la langue classique, langue
d'idées mais si concrète au moins chez les meilleurs. Écrivain, ce génial
metteur en scène, ce passionné de pratiques matérielles de perfection, pense
concret. Il a éminemment le don de rendre la vérité sensible. Sur ce point, il
atteint Bossuet.
Mieux que par de longs
raisonnements et de subtiles analyses, d'une comparaison prise dans la nature
ou dans la vie de tous les jours, parfois d'une simple métaphore, d'une
alliance imprévue de mots, il éclaire tout un fonds de doctrine. La vérité ne
se présente plus comme une déduction, mais comme une évidence en soi. Aussi
hardi dans la pensée que dans l'action, il fera froncer les sourcils à plus
d'un prudent ou pointilleux docteur. A l'examen, il faudra bien convenir
pourtant que ses vues les plus audacieuses et ses formules les plus ramassées n'ont
rien qui doive inquiéter la plus chatouilleuse orthodoxie. Au reste, nombre de
ses assertions ne surprennent plus aujourd'hui. Elles ont perdu de leur
nouveauté, tellement la connaissance du mystère de Marie, étudié de nos jours
de plus en plus attentivement, a progressé dans le sens de sa pensée.
Nous voilà donc très
au-delà de cette science suffisante dont parle Pierre de la Gorce, et du pauvre
missionnaire portant toute sa bibliothèque et toute sa science dans sa sacoche
comme le suggérait l'humble ambition d'aller faire le catéchisme aux pauvres de
la campagne.
Cette culture, pour
laquelle il n'épargne aucun effort et vient même à Paris s'asseoir à l'école
des maîtres les plus réputés, montre déjà assez clairement qu'il ne se faisait
pas une petite idée de sa tâche. Mais ce sont certaines pages de son Traité de
la Vraie Dévotion, c'est sa Prière embrasée, c'est son exhortation aux Associés
de la Compagnie de Marie, qu'il faut lire ici. Elles sont sur ce point une
révélation. Car enfin ce grand dessein de Dieu, cet avènement du règne de la
très Sainte Vierge, ces apôtres de feu, ces hommes extraordinaires suscités
d'En-haut, ces saints qui surpasseront autant la plupart des autres saints que
les cèdres du Liban surpassent les humbles arbrisseaux, cette rénovation
universelle[29],
Montfort — la chose est claire — s'y voit engagé tout entier, avec un rôle de
précurseur, non par choix personnel mais par un décret du Tout-Puissant. Il a
bien plus qu'à assumer une tâche ; il a à s'acquitter d'une mission, son humilité
ne l'empêche nullement de se regarder comme un homme providentiel ; un de ces
chefs de corps appelés de Dieu et revêtus de sa force pour la lutte gigantesque
qui s'annonce contre l'enfer plus que jamais déchaîné.
Chose remarquable,
chaque fois qu'il écrit sur ce sujet, il le fait pour la postérité et en
prophète. Son regard plonge tour à tour dans le passé lointain, ombre du futur
et porteur des promesses divines, et dans l'avenir, jusqu'à la plénitude des
temps, jusqu'au triomphe de Jésus-Christ. Dans sa Prière embrasée, son style
touche au sublime. Ce n'est pas en simple mortel qu'il parle mais en inspiré.
Une flamme, un mouvement, une puissance d'images, un lyrisme, qui rappellent la
langue magnifique des grands voyants d'Israël lorsque la main du Seigneur était
sur eux. L'expression même, comme il convient, est toute biblique. Le mystique
s'est élevé jusqu'au pied du trône de la Trinité Sainte et là, en familier de
Dieu, en homme qui est entré dans les conseils du Très-Haut, il adjure, au nom
de leur gloire, les trois personnes divines de se souvenir des desseins de leur
miséricorde et de combler l'attente de tant de justes. « Mémento Congrégationis tuae quam possedisti ab initio.
Souvenez-vous, Seigneur, de votre Congrégation que vous avez possédée de toute
éternité». S'adresse-t-il à ses futurs missionnaires: « Nolite timere, pusillus grex, quia complacuit Patri vestro dare vobis
regnum. Ne craignez point, petit troupeau, car Dieu, votre Père, a eu pour
agréable de vous donner le royaume ». Et dans son Traité de la Vraie Dévotion,
combien de pages de cette tonalité !
Ainsi donc, qu'on le
prenne pour un exalté, un halluciné, ou un authentique inspiré, ce qui n'est
pas niable, c'est qu'il vit sous l'obsession du règne de Marie à préparer et
qu'il se tient né pour cela. Mais mentalement, qu'en est-il au juste ? On l'a
dit en perpétuel état d'exaltation mystique. Ce n'est pas d'hier que certains
esprits ont vu dans le génie une forme de la folie. Déjà Sénèque écrivait ; « Nullum magnum est ingenium sine mixtura
dementiae », et Diderot : « Oh ! que le génie et la folie se touchent de
près ! »
Plus récemment, à la
suite de Strauss, des historiens rationalistes et, plus proches de nous, des
psychanalystes, n'ont-ils pas prétendu expliquer ainsi Jésus lui-même ?
Aucun des biographes de
Montfort ne professe, évidemment, cette opinion extrême. Il est assez clair
que, pas plus que les fous ne sont tous des génies, les génies ne sont tous des
fous. Mais enfin, les cas ne manquent pas de philosophes, de poètes, de
romanciers, de musiciens, de peintres, qui, au cours d'une vie marquée d'œuvres
puissantes, donnèrent des signes non équivoques de déséquilibre, plusieurs même
finirent par sombrer dans une démence complète. Des biographes ne se
seraient-ils pas prévalu de ces cas exceptionnels pour voir dans certains
comportements de notre saint de pures extravagances et lui faire honneur d'un
grain de folie ? On sait cependant aujourd'hui que ces déséquilibrés de génie
ne produisirent de chefs-d'œuvre que grâce à des intervalles de lucidité
exaltée, dépression et surexcitation se succédant chez eux de la façon que chez
nos anxieux et nos surmenés intellectuels qui se « dopent » de ces drogues
diaboliques si en faveur de nos jours ; si tant est même que ces penseurs et
ces artistes n'aient pas fait usage de poisons analogues. Aucun grand dessein,
aucune grande pensée n'ordonne leur vie, toute en sursauts et en effondrements.
Disons donc, en dépit d'insinuations qui d'ailleurs s'en voudraient d'être
irrespectueuses, que même à ne tenir compte que de cette différence, il est
évident que le cas de Montfort ne relève aucunement de la pathologie. En effet,
malgré l'apparent décousu de sa carrière apostolique, ne le retrouve-t-on pas
constamment le même, non point avec ces hauts et ces bas caractéristiques,
mais, malgré les chocs de la fortune adverse, poursuivant obstinément avec la
même ardeur extrême et les mêmes procédés, la réalisation d'un grand et unique
dessein, l'évangélisation des pauvres et des petits ?
Nous voilà donc devant
un homme chez qui rivalisent la pénétration de l'intelligence, l'audace de la
volonté, la passion des grandes choses et qui a été saisi par l'Esprit de Dieu.
Assurément, un prêtre qui n'a d'autre ambition que d'aller de bourgade en
bourgade faire le catéchisme aux gens et qui en attendant que le chef du
diocèse veuille bien lui donner l'autorisation, accepte le poste d'aumônier
dans un hôpital en désordre et encore ne trouve rien de mieux pour utiliser les
instants que lui laissent ses fonctions que de laver la vaisselle, nettoyer
d'ordures les cours, vider les pots et les bassins des alités, épouiller les
teigneux, ce même prêtre que nous voyons, dans les paroisses, en train de
balayer l'église ou d'en blanchir les murs, ou maniant la pelle cl la pioche,
gâchant le mortier, roulant les brouettes, à la tête d'une équipe de maçons ou
de terrassiers ; oui, ce prêtre-là répond assez mal à l'idée qu'on se fait
généralement d'un esprit supérieur, d'un docte, d'un penseur aux vastes
desseins, encore moins d'un inspiré et d'un prophète. Mais si, ne serait-ce
qu'à certains indices, on a reconnu que sous ces dehors de manœuvre se cache un
homme éminent, tout change. Il faut, pensera-t-on, que cet homme se fasse une
bien haute idée de sa tâche pour s'y sacrifier ainsi. Sans doute à ses yeux n'y
a-t-il rien de si abject au jugement du monde à quoi elle ne donne un grand
prix et qu'elle n'élève et ne transfigure.
C'est pour s'accorder
pleinement à sa mission, telle qu'il la conçoit, que le fils de l'avocat
rennais est descendu au dernier rang de l'échelle sociale, se faisant pauvre
entre les pauvres, mendiant et vagabond comme eux, et le reste à l'avenant.
S'il est fou, ce n'est pas d'une autre folie, que la folie de la croix. Il sait
parfaitement où il va et les moyens qu'il faut employer et les grands coups
qu'il faut frapper. Ce prétendu exalté s'en tient rigoureusement à la tâche que
Dieu lui a fixée : l'évangélisation des pauvres. Certes, du haut de la chaire,
il parlera selon la composition de son auditoire, et les riches, les gens en
place, entendront leurs vérités comme les autres ; mais jamais il ne se posera
en agitateur populaire, en réformateur social. Dans les règles qu'il donnera à
ses missionnaires, il mettra même en garde les prédicateurs contre « la
condamnation continuelle, affectée ou outrée des riches et des grands du monde,
des magistrats et officiers de justice ». Jamais, bien que, devant les dépenses
scandaleuses qu'entraînent ces folies, le sang dût lui en bouillir, on ne le
verra, tout capable qu'il en était, faire irruption au milieu des fêtes
mondaines et des festins de la haute société. Mais s'agit-il de préserver le
peuple inculte et méprisé que le Seigneur lui a confié, il court sus aux
scandales, aux baladins, aux chanteurs des rues, aux ménétriers, met à la
raison les ivrognes et les joueurs forcenés, vide les cabarets et les brelans
sans épargner ni verres ni bouteilles ni tables de jeu, estimant qu'il est vain
de tonner en chaire si l'on tolère tout dans la rue et dans les lieux publics.
Là, plus d'égards, quel que soit leur rang, pour les corrupteurs, les
libertins, les demi-chrétiens, donnant le mauvais exemple. Il pénètre dans les
maisons de débauche pour arracher à des gentilshommes qui portent l'épée de
malheureuses créatures ; il admoneste vertement l'officier qu'il rencontre
blasphémant ; au risque d'offenser gravement et de provoquer colères et
vengeances, il rappelle au respect de la maison de Dieu les mondains qui rient
et bavardent dans le lieu saint, les officiers seigneuriaux plus soucieux des
privilèges et des armoiries de leur maître que de la décence de l'église dont
ce maître a le patronage. Dieu le préserve d'être de ces chiens muets dont
parle le prophète ! Il fait bonne garde autour de son troupeau et saura le
défendre quels que soient les loups.
Si vous avez soin de
considérer en Montfort l'homme et le mystique que nous venons de dire, et de le
placer dans sa mission, vous ne serez point tenté de qualifier d'outrés et
d'intempestifs certains de ses gestes. A moins de les forcer vous aussi, vous
serez plutôt en admiration devant un homme qui, dans l'emploi des grands
moyens, sait si bien se posséder et s'en tenir au strict nécessaire. Et si cela
est vrai de ses coups d'audace, ce l'est tout autant de sa façon le plus
souvent déconcertante de conduire une affaire. A voir comme il s'y prend, quel
manque de prudence et de mesure ! pensez-vous. Il va certainement à un échec !
Et c'est en effet ce qui se produit. Mais savez-vous ce qu'il voulait ?
Aujourd'hui qu'il est
impossible de ne pas reconnaître en Montfort un homme providentiel, plein de
l'Esprit de Dieu et de vastes desseins, allons-nous ne voir pratiquement en lui
que le pauvre prêtre assez bizarre qu'il parut à plusieurs de ses contemporains
? Au lieu d'employer notre imagination, comme tel et tel historien, à outrer
ses gestes, nous l'appliquerons beaucoup plus heureusement à lui prêter dans
les entreprises où il nous déroute quelque intention secrète, quelque haute
visée conforme à son génie et à sa vocation et de plus inspirée de Dieu. Cela
sera bien plus logique que de l'imaginer n'ayant que les courtes vues d'un
homme ordinaire. Car enfin humainement, il est probable qu'il nous dépasse et,
en outre, comme maint fait l'atteste, son activité baigne tout entière dans le
surnaturel. Et nous n'aurons pas à regretter de l'avoir fait ainsi bénéficier
d'un préjugé favorable, car nous ne tarderons guère à percer suffisamment le
mystère pour n'être pas obligés d'accepter cette chose incompréhensible : un
homme d'une belle intelligence, un mystique éclairé de Dieu, et se comportant
avec un total manque de sens pratique, pour ne pas dire de simple bon sens.
Toute cette longue
parenthèse, nous l'avons ouverte à l'endroit présent pour avertir le lecteur de
se défier de ses impressions quand il verra M. Grignion à l'œuvre comme
réformateur de l'Hôpital Général de Poitiers. Après ce début apparemment
malheureux, l'homme de Dieu est jugé dans la pensée de plus d'un. Il sera tout
le long de sa carrière l'excessif entêté et voué aux échecs, qu'ils ont cru
voir, alors qu'en ce moment même, avec une prudence consommée, il élaborait à
la lumière de l'Esprit-Saint et avec une aide de la Providence qui ira jusqu'au
miracle, une de ses plus grandes œuvres : la fondation d'un institut de
religieuses enseignantes et hospitalières.
CHAPITRE V
A L'HOPITAL GENERAL DE POITIERS
Réforme de
l'établissement — Projet d'un Institut de religieuses hospitalières — Deux
essais singuliers violemment combattus par les gouvernantes et apparemment
malheureux.
En plaçant son dirigé
dans la communauté de Saint-Clément à Nantes, le Supérieur Général de
Saint-Sulpice aurait eu dessein de le mettre en cage qu'il n'aurait pas mieux
réussi. Il n'y avait pas un mois que le jeune prêtre y était qu'il écrivait à
son directeur (9 novembre 1700) : « Je n'ai pas trouvé ici ce que je pensais et
ce pourquoi j'ai quitté comme malgré moi une aussi sainte maison que le
séminaire de Saint-Sulpice. J'avais envie, aussi bien que vous, d'aller me
former aux missions et particulièrement faire le catéchisme aux pauvres, ce qui
est mon plus grand attrait, mais je ne fais rien de cela et je ne sais pas même
si je le ferai ici, car il y a ici peu de sujets, et il n'y a personne
d'expérience que M. Levêque, mais qui, pour son grand âge, n'est plus capable
de faire des missions. »
La maison le rebute par
le désordre qui y règne et qui ne s'explique que trop, quatre sortes de
personnes s'y trouvent, écrit-il, « pour ne pas dire cinq, dont les buts et les
intentions sont tout différents :
1° Il y a cinq personnes
dont deux ne peuvent rien faire.
2° Il y a des curés,
vicaires ou simples prêtres ou laïcs qui viennent de temps en temps faire leur
retraite.
3° U y a quelques
prêtres et chanoines qui y sont pour leur vie en paix.
4° Il y a quelques
prêtres, mais un plus grand nombre de jeunes écoliers qui vont en théologie ou
en philosophie, dont la plupart portent l'habit laïc ou l'habit court ».
Bref il s'y trouve de
tout, excepté ce qu'il est venu y chercher : des missionnaires. Et à quoi
prétend-on l'employer ? Au soin spirituel des ecclésiastiques qui logent à
demeure ou passent dans la maison. Il n'est point question de travaux
apostoliques. L'année suivante, comme il aura donné au cours de l'été une série
de petites missions, on lui fera entendre que s'il ne veut pas demeurer à la
communauté pour s'occuper des ecclésiastiques, il n'a qu'à aller chercher
fortune ailleurs. Voici en effet ce qu'il écrivait le 6 septembre 1701 à M.
Leschassier : «M. Levêque m'a témoigné que puisque le bon Dieu ne m'appelait
pas à demeurer constamment dans la communauté pour y travailler au salut des
ecclésiastiques, je devais chercher quelque lieu où me retirer de temps en
temps après les petites missions que l'obéissance me prescrivait ; il m'a
cependant dit qu'il me donnerait volontiers une petite chambre, mais je doute
si c'est du fond du cœur».[30]
Il fallait à notre saint une foi bien ancrée en M. Leschassier et toute sa
volonté d'obéissance pour continuer à se confier à un homme qui l'avait si mal
engagé. La Providence va le mettre dans sa voie par une rencontre assez
inattendue.
Le dimanche 24 avril
1701, il recevait de l'abbaye de Fontevrault une lettre de sa sœur Sylvie lui
annonçant sa prise d'habit pour le mardi suivant. La postulante l'invitait à la
cérémonie sur l'ordre de sa bienfaitrice, Mme de Montespan, la favorite royale
déchue et pénitente, dont la sœur Gabrielle de Rochechouart gouvernait le
monastère. Ecrivant le 4 mai à M. Leschassier : « Pendant deux jours je
demeurai à Fontevrault, lui mandait-il ; j'eus l'honneur d'avoir plusieurs
conférences avec Madame de Montespan ». La grande dame l'ayant interrogé sur
ses desseins : « Je suivrai l'attrait que vous savez que j'ai de travailler au
salut des pauvres, mes frères », lui répondit-il. Elle l'approuva fort, lui
offrit un canonicat, « de quoi, je la remerciai humblement et promptement, lui
alléguant que je ne voulais jamais changer la divine providence pour un canonicat
ou bénéfice. A ce refus, elle me dit d'aller du moins voir Monseigneur de
Poitiers pour lui découvrir mes intentions».
Le siège de Poitiers
était alors occupé par Mgr. Girard, ancien précepteur des enfants de la
favorite. C'est lui qui, au temps qu'il exerçait cette fonction, lui avait
recommandé les sœurs de M. de Montfort. L'avis fut pourtant loin
d'enthousiasmer celui-ci. « Quoique j'eusse de la répugnance à satisfaire le
désir de Madame, tant à cause des vingt-huit lieues de chemin qu'il fallait
encore que je fisse, que pour bien d'autres raisons, je lui obéis pourtant
aveuglément pour faire la sainte volonté de Dieu, que je regardais uniquement
». Il arrive à Poitiers, l'évêque étant à Niort et ne devant rentrer que dans
quatre jours. S'étant mis alors en retraite dans une petite chambre, « Je
m'avisai pourtant, dit-il, d'aller à l'hôpital pour servir les pauvres
corporellement, si je ne le pouvais spirituellement ». C'est là que la
Providence l'attendait. « J'entrai pour prier Dieu dans leur petite église où
quatre heures environ que j'y passai en attendant le souper me parurent
cependant bien courtes. Elles parurent cependant bien longues à quelques
pauvres qui, m'ayant vu à genoux et avec des habits si conformes aux leurs,
allèrent le dire aux autres, et s'entre-excitèrent les uns les autres à boursiller
pour me faire l'aumône ; les uns donnèrent plus, les autres moins, les plus pauvres
un denier, les plus riches un sou. Tout cela se passa sans que je le susse. Je
sortis ensuite de l'église pour demander quand on souperait, et en même temps
la permission de servir les pauvres à table, mais je fus bien trompé, d'un côté
ayant appris qu'ils ne mangeaient point en communauté, et de l'autre ayant
appris qu'on voulait me faire l'aumône et qu'on avait donné ordre au portier de
ne pas me laisser sortir. Je bénis Dieu mille fois de passer pour pauvre et
d'en porter les glorieuses livrées. Je remerciai mes frères de leur bonne
volonté. Ils m'ont depuis ce temps-là pris en telle affection qu'ils disent
publiquement que je serai leur prêtre, c'est-à-dire leur directeur, car il n'y
en a point de fixe dans l'hôpital depuis un temps considérable, tant il est
pauvre et abandonné».
Ces malheureux ont voulu
lui faire l'aumône, c'est donc qu'ils ne l'ont pas pris pour un pauvre
volontaire, ce qu'ils étaient d'ailleurs incapables d'imaginer, mais sinon tout
à fait pour un malchanceux comme eux du moins pour un saint homme malhabile à
se concilier les faveurs de la fortune ». A défaut d'autres talents, il saura,
se disent-ils, les comprendre et les consoler. Avec le produit de leur
collecte, ils pensent gagner sa sympathie et le retenir parmi eux. Grandet,
dont la source est autre que cette lettre à M. Leschassier qu'il ignore,
souligne leur insistance. M. Grignion eut beau se débattre, il ne réussit à se
faire ouvrir la porte qu'en leur donnant quelque espoir. « Lorsqu'ils virent
qu'il se levait pour sortir de l'église, raconte en effet l'historien, ils
furent au-devant de lui, fermèrent la porte pour l'empêcher de sortir et le
prièrent instamment de rester parmi eux pour servir l'hôpital : non seulement
il s'en excusa par humilité» s'estimant indigne de cet emploi, mais encore
parce qu'il était obligé de faire un voyage à Paris pour des affaires de
conséquence[31]
; néanmoins comme son grand attrait était pour soulager et servir les pauvres,
il consentit à demeurer quelques mois avec eux, si Mgr. l'évêque de Poitiers
l'avait pour agréable ». Ce n'est pas quelques mois, mais trois ans que notre
saint demeurera dans cette « pauvre Babylone » où l'attendait un grand dessein
de Dieu.
« Quand Mgr de Poitiers
fut revenu, continue-t-il dans sa lettre, j'allai le visiter et lui dis en peu
de mots ce que Madame m'avait ordonné. II m'écouta et me remercia assez
sèchement : ce que je demandais ». Ainsi il se croit quitte et ne pense sans
doute qu'à retourner immédiatement à Nantes pour chercher ailleurs,
probablement du côté de M. Leuduger, comme il en avait déjà parlé à son
directeur. Mais les pauvres ne l'ont pas lâché. « Au nom de tous », le
supérieur et la supérieure de l'hôpital ont présenté une requête à M. l'abbé de
Bournat, frère de Monseigneur. Le prélat le rappelle, lui parle cette fois «
plus paisiblement » et lui ordonne de consulter M. Leschassier. D'où la lettre
à laquelle nous venons d'emprunter nos citations. Tout en protestant de son
entière soumission à son père spirituel, il continue à se défendre contre
l'insistance des pauvres. « Je vous dirai, mon cher Père, que j'ai, à la
vérité, beaucoup d'inclination à travailler au salut des pauvres en général,
mais non pas tant de me fixer et de m'attacher dans un hôpital. Je me mets
pourtant dans une entière indifférence, ne désirant que faire la sainte volonté
de Dieu, et je sacrifierais volontiers mon temps, ma santé et ma vie même pour
le salut des pauvres de cet hôpital abandonné, si vous le jugez à propos ».
De son côté, Mgr. Girard
se renseignait auprès de M. Leschassier. Nous avons déjà relaté en partie la
réponse du sulpicien, rendant hommage aux vertus de son dirigé, mais relevant
son extérieur singulier, son grand zèle et son peu d'expérience.
Cependant M. Grignion
est retourné à Nantes où l'on se décide enfin à l'employer. Le 5 juillet (1701)
il en informe son directeur. Nouvelle lettre le 6 septembre : « Je travaille
depuis trois mois sans relâche dans plusieurs paroisses où M. Levêque et M. des
Jonchères (Grand Vicaire) m'ont envoyé ». Seulement les pauvres de Poitiers
n'en démordent pas. Ils ont mis en mouvement l'évêque lui-même et la puissante
marquise. C'est ce qui a motivé cette dernière missive : « Les prières
instantes et continuelles des pauvres de l'hôpital de Poitiers jointes au désir
de Mgr. de Poitiers et de Mme de Montespan, de qui mes sœurs dépendent beaucoup
m'obligent à vous importuner encore ». A cette insistance, il oppose qu'il n'a
point d'inclination à se renfermer. Il considère cependant que l'évêché de
Poitiers a beaucoup plus besoin d'ouvriers que celui de Nantes. « Mais on ne
m'appelle pas pour le public... L'espérance que je pourrais avoir de m'étendre,
avec le temps, dans la ville et la campagne... peut seule me donner quelque
inclination d'aller à l'hôpital ».
M. Leschassier ne pouvait
s'opposer à d'aussi hautes instances. Sa réponse laissait toute liberté à son
dirigé d'accepter les offres de Mgr Girard, lui recommandant toutefois de
suivre « les règles ordinaires » et ne s'en écarter nullement « sous prétexte
de dévotion », sans avoir pris conseil.
L'avant-dernière semaine
d'octobre, M. Grignion, ayant distribué aux pauvres l'argent que M. Levêque lui
avait donné pour son voyage, arrivait à Poitiers, où le prélat le recevait « à
bras ouverts », le faisait loger au petit séminaire en attendant que se réunît
le conseil d'administration de l'hôpital, et l'autorisait à faire le catéchisme
aux mendiants de la ville. Le jeune apôtre n'en demandait pas plus. Deux mois
de liberté vont lui suffire pour remuer tout Poitiers. Il n'est pas là depuis
quinze jours qu'il écrit à son directeur : « Je vais voir et exhorter les
prisonniers dans les prisons et les malades dans les hôpitaux, en leur faisant
part des aumônes que l'on me donne ». Grandet qui tient ses renseignements
d'ailleurs, écrit au sujet de ces pauvres des hôpitaux : « Il leur parlait avec
autant de respect que s'ils avaient été des princes, regardant Jésus-Christ en
leurs personnes. Il les prêchait et catéchisait matin et soir ». Puis le voilà
par les rues en quête des mendiants. Il les réunit d'abord dans une pauvre
chapelle, mais bientôt la foule accourt et il doit se transporter sous les
halles avec son auditoire. Dans l'église de Saint-Porchaire, paroisse sur
laquelle le petit séminaire est situé, les pénitents se pressent à la porte de
son confessionnal.
L'année suivante, le 4
juillet, après un long silence, il adressera à son père spirituel tout un
journal sur les événements. « Monseigneur, importuné par les cris et les désirs
empressés des pauvres, écrira-t-il, me donna à eux à peu près à la Toussaint.
J'entrai dans ce pauvre hôpital ou plutôt cette pauvre Babylone avec une ferme
résolution de porter avec Jésus-Christ, mon Maître, les croix que je prévoyais
me devoir arriver si l'ouvrage était de Dieu. Ce que plusieurs personnes
ecclésiastiques et expérimentées de la ville me dirent pour me détourner
d'aller dans cette maison de désordre ne fit qu'augmenter mon courage pour
entreprendre cet ouvrage, malgré ma propre inclination qui a toujours été et
qui est encore pour les missions». Tant de misères physiques et morales à
soulager et de croix en perspective ont eu raison de ses hésitations. Nous
devons donc nous attendre qu'il ne fera rien pour éviter les difficultés. Ce
qu'il espère, c'est de changer, avec l'assistance de la Sainte Vierge, une
maison de trouble et de pauvreté où la paix ne règne point, où le bien
spirituel et temporel manque, en une maison sainte, riche et paisible. (Lettre
du 3 novembre 1701). II n'a pas sacrifié momentanément le travail capital des
missions pour une demi-réforme. D'autres tâches l'appellent et il ne tient
nullement à rester enfermé. Si l'on ne veut point passer par ses exigences
qu'on lui donne son congé.
Continuant sa lettre : «
A mon entrée, dit-il, les supérieurs et les inférieurs de l'hôpital et toute la
ville même (Poitiers comptait alors quelque dix-huit mille habitants) furent
dans la joie, me regardant comme une personne donnée de Dieu pour réformer
cette maison ».
Quatre cents pauvres des
deux sexes, enfants, adolescents, adultes, vieillards, les uns reçus à leur
propre demande, les autres entrés à leur corps défendant. Beaucoup de mauvaise
graine, de paresseux, d'ivrognes, de paillards, de querelleurs, de demi-brutes.
Les enfants ont un maître d'école. Aux jeunes gens, des artisans mettent un métier
en main dans les manufacture» de l'établissement. Les jeunes filles sont
formées dans les emplois aux soins du ménage, à la coupe, à la couture, au
repassage. Les autres hospitalisés valides sont occupés selon leurs forces aux
grosses ou menues besognes.
Le Bureau administratif,
composé partie d'ecclésiastiques partie de laïcs, est présidé par l'évêque. Les
Intendants des manufactures, de la nourriture, des bâtiments sont gens
entendus, consciencieux, mais jaloux de leur autorité. Logent à l'hôpital les
Gouvernantes, au nombre de six, dont la supérieure. Ce sont personnes veuves ou
célibataires, de bonne famille, qui se sont données pour la vie au service des
pauvres, pourvoient elles-mêmes à leurs frais d'entretien et n'ont convenu
d'autre salaire que le droit de finir leurs jours dans cet asile. Leur nom ne
trompe pas : ce sont elles pratiquement qui gouvernent, et la tâche est
manifestement au-dessus de leurs moyens. Il y a bien un règlement assez raide
d'ailleurs, mais voudraient-elles le faire observer qu'elles en seraient
incapables. Elles n'ont reçu aucune formation. Quel sens ont-elles de
l'organisation ? Elles n'ont point voué d'obéissance à leur supérieure. Elles
se sont données aux pauvres, mais non pas corps et âme. Ce leur est un bonheur
de sortir en ville et d'y entretenir des relations, d'échapper pour un moment à
ces tristes murs où elles n'entendent que plaintes et ne voient que misères.
Toutes conditions qui les font céder trop facilement à la loi du moindre
effort. Point de réfectoires, et les cuisines ne sont utilisées que pour le
service de ces Demoiselles et des malades. Les pauvres valides n'ont de
nourriture assurée que du pain : une boule d'une livre de pain bis par jour,
ration égale pour tous. Encore, pour moins d'embarras, la distribution se
fait-elle dans les cours, dès le matin. Les jeunes gens pourvus d'un grand
appétit et peu soucieux de s'encombrer de réserves, engloutissent le tout sur
l'heure, jeûnant le reste du jour et s'affaiblissent ; plusieurs même tombent gravement
malades.
Notre aumônier juge
immédiatement qu'avec les santés délabrées et des estomacs qui crient famine,
toute réforme est impossible. Economiser et trouver des ressources, tel est le
premier point de son programme. Il intervient auprès des administrateurs et
obtient que la boulangerie de l'établissement remplace les petits pains par de
grosses miches dont chaque pauvre recevra, au déjeuner, au dîner, au goûter et
au souper, un morceau proportionné à son âge et à ses besoins ; qu'ensuite tous
les pauvres aient à se mettre à table pour le dîner et le souper, où un potage
leur sera servi ; enfin qu'il puisse aller lui-même quêter par la ville pour
améliorer leur ordinaire. Ce grand amant de la pauvreté, doué du sens des
choses, n'a-t-il pas, on s'en souvient, écrit à M. Leschassier, qu'il espérait
transformer cette maison de trouble et d'indigence en une maison sainte, riche
et paisible. Il se plaindra à son père spirituel que presque tous les
administrateurs, au lieu de punir les vices et de corriger les désordres, ne
pensent qu'au bien temporel de la maison. Mais comment en irait-il autrement
devant un budget en perpétuel déficit ? Avec quelques pauvres qui conduisent
par la bride le bourricot de l'établissement, flanqué de paniers, il va frapper
à la porte des maisons bourgeoises et revient avec force reliefs. Bientôt grâce
au réveil de la charité publique, d'abondantes aumônes vont suivre. Mais il a
fallu organiser des réfectoires, constituer une équipe d'aide-cuisinières,
remettre en service les marmites. Surcroît de travail pour Mesdemoiselles les
Gouvernantes et surtout dérangement de chères habitudes devenues pour les
anciennes une seconde nature.
Vraiment le nouvel
aumônier n'est pas de tout repos. Elles qui l'avaient accueilli avec tant de
joie, comptant bien qu'un si saint homme tout confit de dévotion et si ami de
la pauvreté évangélique s'en tiendrait à son rôle spirituel, prêcherait aux
pauvres la résignation, mettrait un terme aux ivrogneries, aux querelles, aux
révoltes et ferait régner la paix et la tranquillité ; que surtout, jeune et
sans expérience, il n'entreprendrait rien sans les consulter, aurait égard à
leur âge et s'appliquerait à alléger leur tâche. Et voilà qu'il s'occupe du
temporel, se mêle de tout, a l'œil à tout, met la main à tout, qu'on ne peut
faire un pas sans risquer de le rencontrer, dans les dortoirs où il vide les
bassins des alités, dans les cours où il balaie les ordures, à la cuisine où il
lave la vaisselle, au réfectoire où il s'est chargé du soin des tables, servant
les pauvres et veillant à ce que ce qui a été prévu pour l'amélioration de
l'ordinaire soit ponctuellement exécuté. Il ne leur demande jamais leur avis,
et c'est sans doute pour éviter des tête-à-tête gênants qu'il a, dès le premier
jour, malgré leurs invitations pressantes, refusé de prendre ses repas avec
elles.
Il faut lire ici un long
passage de cette lettre du 7 juillet 1702 à M. Leschassier. Le silence étonnant
que garde notre saint sur une certaine affaire pose un problème dont Grandet
nous fournira la solution.
« Les Supérieurs de
l'hôpital avec qui j'agissais de concert et plus en obéissant qu'en commandant
me donnèrent d'abord les mains pour l'exécution et l'observation de la règle
que je désirais introduire. Monseigneur même et tout le bureau furent les
premiers à m'autoriser et me permirent de faire manger les pauvres au
réfectoire, et de leur aller quêter quelque chose par la ville pour manger avec
leur pain sec ; ce que je fis pendant trois mois, non sans beaucoup de rebuts
et de contradictions qui s'augmentèrent de jour à autre de telle sorte que par
le moyen d'un appelé N... et de Mademoiselle la supérieure de l'hôpital, je fus
contraint, par obéissance à notre Vicaire Général, d'abandonner le soin de ces
tables, qui contribuaient beaucoup au bon ordre de la maison. Ce monsieur,
aigri contre moi, sans aucun légitime fondement que je sache, me rebutait,
contrariait et outrageait sans cesse dans la maison, et me décriait dans ma
conduite par la ville, chez les administrateurs ; ce qui anima étrangement tous
les pauvres qui m'aimaient tous, hormis quelques libertins et libertines ligués
avec lui contre moi. Pendant cette bourrasque, je gardais le silence et la
retraite, remettant entièrement ma cause entre les mains de Dieu et n'espérant
qu'en son secours, malgré les avis contraires qu'on me donnait. J'allai pour
cet effet faire une retraite de huit jours aux jésuites. Là, je fus rempli
d'une grande confiance en Dieu et en sa Sainte Mère, qui prendrait évidemment
ma cause entre ses mains. Je ne fus pas trompé dans mon attente. Au sortir de
la retraite, je trouvai ce monsieur malade ; il mourut quelques jours après. La
Supérieure, jeune et vigoureuse, le suivit en six jours. Plus de quatre-vingts pauvres
tombèrent malades ; plusieurs moururent. Toute la ville croyait que la peste
était dans l'hôpital et disait publiquement que la malédiction était sur cette
maison. Parmi tous ces malades et tous ces morts que j'assistais, moi seul je
ne fus point malade. Depuis la mort de ces supérieurs, j'ai encore de plus
grandes persécutions. Un pauvre, élevé et orgueilleux, s'est mis dans l'hôpital
à la tête de quelques libertins pour me contredire, plaidant sa cause auprès
des administrateurs, et me condamnant dans ma conduite parce que je leur dis
hardiment quoique doucement leurs vérités, qui sont des ivrogneries, des
querelles et des scandales ».
Il est clair que la
supérieure et M. N... (évidemment l'économe) n'attendaient pour tenter de se
débarrasser de l'aumônier que la mort de Mgr. Girard, survenue le 7 mars 1702.
Le Vicaire Général qui annule ainsi d'autorité les facultés accordées par
l'évêque ne peut être en effet qu'un vicaire capitulaire. Mais M. Grignion ne
dit pas tout. Il se tait sur la cause principale de la persécution. S'il rêvait
d'une « pauvre compagnie de bons prêtres », il avait encore un autre projet en
tête. Depuis combien de temps ? Dieu le sait. Mais ce projet dut prendre forme
et espoir dès les premières semaines de son entrée à l'hôpital, ou même avant.
Si l'homme n'avait aucun goût à se laisser enfermer entre quatre murs, sa
pensée encore bien moins. Que dit Grandet (p. 67) ? Après avoir noté les
réparations que, grâce à de larges aumônes, M. Grignion put effectuer à la
maison et à la chapelle de l'hôpital, l'historien continue : « Mais comme il
était persuadé que c'était en vain que les hommes travaillent à conserver et
augmenter au-dehors les maisons matérielles, s'il ne s'appliquent à soutenir le
dedans de l'édifice spirituel par les règlements sages des personnes qui les
gouvernent, il fut inspiré d’en faire un pour les Hospitalières de l'hôpital
général de Poitiers, qui fût non seulement utile pour la perfection
particulière de celles qui y demeuraient, mais encore pour d'autres filles dont
les fonctions seraient plus étendues, et qui travailleraient ailleurs à
instruire les petites filles dans les écoles chrétiennes, à faire faire des
retraites aux personnes de leur sexe, et à soulager les pauvres et les malades
des paroisses où elles seraient appelées. C'était là le plan qu'il s'était
formé d'une Congrégation de Filles qu'il voulait dédier à la Sagesse du Verbe
incarné, pour confondre la fausse sagesse des gens du monde, en établissant la
folie de l'Evangile parmi elles ; aussi voulut-il qu'elles portassent le beau
nom de Filles de la Sagesse. Le règlement qu'il leur prescrivit était fort
étendu, nous ne parlerons ici que de ce qui regarde leur conduite dans les
hôpitaux».
Suivent cinq pages
résumant en quatorze articles ce qui concerne l'admission, le noviciat, la
profession, la pratique des vœux, la règle.
« M. de Montfort,
continue l'historien (p. 74), proposa ce règlement à M. l'évêque de Poitiers et
aux administrateurs de l'hôpital, qui le trouvèrent fort sage, et très propre à
conduire les Hospitalières à une haute perfection ; la difficulté était de le
faire agréer et accepter par six demoiselles qui gouvernaient l'hôpital avec un
économe. Il le leur proposa, il y trouva une opposition étrange : ce changement
d'habits et les vœux simples ne furent point de leur goût ; en un mot, elles
dirent qu'elles ne s'y soumettraient jamais. M. L'évêque et MM. les
administrateurs ne voulurent pas les y contraindre et ils jugèrent à propos
d'attendre que la grâce de Dieu jointe à leurs réflexions, les persuadât
d'embrasser un Institut qui leur paraissait nouveau quoique saint. Dieu sembla
faciliter l'exécution du dessein de M. de Montfort en retirant de ce monde
trois de ces demoiselles qui paraissaient les plus opposées à ce règlement. Les
trois autres regardèrent leur mort subite comme une punition de leur résistance
et vinrent en demander pardon à M. de Montfort. »
Arrêtons là notre
citation. Nous aurons bientôt à la reprendre. Il n'est pas sûr que le règlement
d'où Grandet à tiré, en les résumant, les quatorze articles, soit exactement
celui qui fut proposé. L'historien a pu l'emprunter à un texte plus étendu,
élaboré un peu plus tard. Mais rien ne permet de révoquer en doute l'exactitude
de ses informations touchant la cause principale de la « bourrasque », à savoir
le projet de fondation d'un Institut religieux. Comment se fait-il que M.
Grignion, qui s'ouvre de tout à son père spirituel, ne lui souffle mot de cette
importante affaire, qu'il ne fasse même pas allusion au mécontentement qu'elle
provoqua chez les Gouvernantes et donne non pas à ces demoiselles mais à M.
N... le premier rôle dans l'agitation créée contre lui. Même en admettant qu'à
cette date du 4 juillet où il écrivait sa lettre, il se fût déjà proposé
d'aller au plus tôt à Paris, au secours de sa sœur Louise-Guyonne[32],
et de profiter de l'occasion pour voir M. Leschassier, son silence n'en
suggérait pas moins qu'il y avait dans cette affaire de fondation un secret
qu'il ne voulait point confier au papier. Lors de son voyage, il ne put manquer
d'aller au moins saluer son directeur. Est-ce à ce moment et non pas au voyage
de l'année suivante qu'il lui fallut pousser jusqu'à Issy, ou trouva-t-il, ce
qui semble bien plutôt, le supérieur au séminaire ? A Issy, on sait que le
sulpicien ne voulut « ni lui parler ni l'entendre » ; au séminaire, il serait
bien étonnant que l'aumônier se fût expliqué sur son dessein, ce qu'il allait
entreprendre à son retour, vers la fin d'octobre, n'ayant sûrement pas été
soumis à l'approbation du prudent et conformiste M. Leschassier.
Le voilà donc revenu à
Poitiers. Les Gouvernantes, dont le nombre a été complété, sont bien
convaincues que le projet de fondation a été dûment enterré. Il ne semble pas
que, pour connaître leurs dispositions, M. Grignion ait dû tâter le terrain
auprès de la nouvelle supérieure. Ces demoiselles que les pauvres honoraient du
nom de « Sœurs » refusaient cet autre honneur qu'il leur avait proposé, non
seulement de mériter pleinement ce beau nom par la profession religieuse, mais encore
d'être les premières pierres d'un Institut hospitalier. Qu'à cela ne tienne !
L'hôpital n'est pas riche en filles nettes de disgrâces physiques. Au-dessus de
quatorze ans ne restent que des infirmes, les autres ayant toutes été placées
comme le prévoit le règlement. Rien de plus propre à son dessein. « Il choisit,
dit Grandet (p. 75), les filles de la maison qui avaient le moins de santé,
mais qui en récompense avaient le plus de vertus ; il les mit dans un
appartement séparé, leur associa trois filles de condition de la ville qui
avaient beaucoup de piété, leur donna pour supérieure une des plus pauvres
filles de la maison, qui avait un esprit et une vertu très distinguée, et leur
fit prendre à toutes l'habit et la coiffure dont nous venons de parler, et
pratiquer toutes les règles prescrites par le Noviciat ». Ajoutons que la
supérieure était aveugle et qu'au-dessus de la porte de la pièce mise à la
disposition du petit groupe par les administrateurs, il cloua cet écriteau : La
Sagesse.
On pense bien que la
riposte ne se fit pas attendre. Les membres de ce petit cénacle, une quinzaine
en tout, étaient admis à la communion quotidienne, faveur qui, d'après
l'opinion courante et au jugement même de l'homme de Dieu, supposait une vertu
peu commune. Plainte au nouvel évêque, Mgr. de la Poype, qui limite d'abord la
communion aux seuls dimanches, puis finit par donner raison à l'aumônier. On se
rabat sur les cierges qu'il fait brûler devant la statue de la Sainte Vierge,
même pendant le Saint Sacrifice ; sur la lampe qu'il y entretient en
concurrence avec la veilleuse du tabernacle. Loin de s'appliquer à calmer
certaines filles dépitées de n'avoir pas été jugées dignes d'entrer dans ce
groupe d'élues, les Gouvernantes soufflent sur le feu. Enfin, cette petite
communauté mettait le trouble dans l'hôpital, la présence de deux supérieures
créant des conflits d'autorité. On harcèle tellement les administrateurs qu'au
mois de mars suivant 1703, ces messieurs, pour avoir la paix, supprimaient la
Congrégation. Elle n'avait duré que quelques lunes. Bref, on s'agite si bien
qu'une retraite devant se donner dans la chapelle de l'hôpital, comme
l'aumônier se préparait à monter en chaire pour en faire l'ouverture, un ordre
vint de la part de l'évêque, lui interdisant de prêcher. L'affaire était
entendue. Peu après, ayant consulté son confesseur, le Père de la Tour, et sa
fille spirituelle dont nous allons parler incessamment, il reprenait son bâton
et regagnait Paris sans esprit de retour. « Mon Maître m'y a conduit comme
malgré moi », écrira-t-il. Mais les pauvres ne l'entendront pas ainsi.
Peu de temps après son
arrivée, dans une lettre qui doit être de mai suivant, car il y demandait qu'on
fit des prières jusqu'à la Pentecôte, laquelle fête tombait, cette année-là, le
27 de ce mois, il faisait savoir à sa fille spirituelle qu'il était « à
l'hôpital général (la Salpêtrière), avec cinq mille pauvres pour les faire
vivre en Dieu et y mourir à moi-même ». Vingt-trois aumôniers se dépensaient
alors dans ce vaste établissement. Il trancha si bien sur eux tous que les
administrateurs en prirent ombrage. Après quatre ou cinq mois, il trouva un
soir, dit Grandet (P. 57), son congé par écrit sous son couvert comme « il
allait se mettre à table pour manger un morceau de pain ». Le lendemain, après
avoir distribué aux pauvres les petits meubles et tout ce dont on lui avait
fait cadeau, il se retirait, échangeant avant de franchir le seuil, le chapeau
neuf qu'on venait de lui donner contre le vieux du portier.
Ayant peut-être, comme à
son premier voyage, son repas quotidien, « la part du pauvre », assuré chez les
Filles du Saint-Sacrement, il s'en va loger rue du Pot de Fer, près des
jésuites, dans un réduit ménagé sous un escalier. A quoi s'occupe-t-il
lorsqu'il est hors de cet ermitage où il vaque à la seule pensée de Dieu ? Nous
n'avons aucun renseignement là-dessus. Il a certainement des entretiens avec
son ancien condisciple de Rennes, Claude Poulard des Places, qui, le 20 mai de
cette même année, inaugure, rue des Cordiers, le Séminaire des pauvres écoliers
et lui promettra de lui préparer des missionnaires. Dans cette lettre de la
Salpétrière, il se défendait d'être retenu dans la Capitale par des desseins
temporels, mais s'il demandait à sa fille spirituelle qu'elle fît « entrer dans
un parti de prière quelques bonnes âmes, particulièrement jusqu'à la Pentecôte
», c'est qu'il avait sans doute quelque sainte entreprise en tête. Toujours
est-il qu'il fait beaucoup parler de lui. C'est à ce moment que se répandent
sur son compte ces bruits stupides dont nous avons parlé et dont son ami Blain
lui-même eut peine à se défendre. « Les hommes et les diables me font dans
cette grande ville de Paris une guerre bien aimable et bien douce, écrira-t-il
quelques mois plus tard. Qu'on me calomnie, qu'on me raille ! qu'on déchire ma
réputation ! qu'on me mette en prison ! (le lecteur se souvient du bruit qui
courut que l'officialité l'avait incarcéré). Que ces dons sont précieux ! Que
ces mets sont délicats ! Que ces grandeurs sont charmantes » ! ...« Je ne
connais plus d'amis ici que Dieu seul », avait-il déjà écrit de la Salpétrière.
Cependant, quelqu'un va penser à lui et venir le tirer de sa soupente pour une
œuvre peu ordinaire.
Au flanc oriental du
Mont-Valérien était accroché un ermitage, sorte de Trappe, où la paix ne
régnait plus. On conseilla au supérieur d'aller quérir le reclus de la rue du
Pot de Fer. « Le serviteur de Dieu, écrit Blain, (Ch. LVIII), partit aussitôt
dans un temps d'hiver fort âpre et rigoureux pour aller sur cette montagne, la
plus élevée des environs de Paris,... où les intempéries des saisons se font
sentir plus que partout ailleurs. Son recueillement, son esprit d'oraison, sa
ferveur, sa mortification étonnèrent ces bons frères... Ces solitaires si
austères ne paraissaient plus l'être devant lui. Ils le voyaient entre les
exercices communs à la chapelle, toujours à genoux et en oraison, glacé et
tremblant de froid, parce que sa pauvre soutane et peut-être quelque mauvaise
camisole ne pouvait pas l'échauffer... Us en eurent pitié et le prièrent de
prendre un de leurs habits. Ainsi l'homme de Dieu, revêtu de la robe blanche de
ces ermites, paraissait et vivait parmi eux comme l'un d'eux ». L'hiver terminé
et la paix rétablie, il rentra dans Paris.
Or, pendant qu'il
édifiait ainsi ces solitaires, deux lettres lui étaient envoyées de l'évêché de
Poitiers. Pressé par les pauvres, Mgr. de la Poype le redemandait. Ne reçut-il
pas ces messages ou, pris par sa mission, différa-t-il d'y répondre ? En tout
cas, les pauvres, ne voyant rien venir, s'impatientèrent, et l'un d'eux, qui ne
manquait pas d'esprit ni d'éloquence, prit sa plume et adressa à M. Leschassier
une longue supplique :
« Par la
mort et la passion de Jésus,
Monsieur,
Nous, quatre cents
pauvres, vous supplions très humblement, par le plus grand amour et la gloire
de Dieu, nous faire venir notre vénérable pasteur, celui qui aime tant les
pauvres, M. Grignion. Hélas ! Monsieur, nous ressentons plus que jamais la
perte que nous avons faite pour le salut de nos âmes. Car, pour les biens de ce
monde, ce n'est pas ce qui nous inquiète. La Providence fournit à nos besoins,
et nous croyons que par nos prières, il nous a obtenu de Dieu une nouvelle
supérieure qui a toutes les conditions qu'on peut souhaiter pour les choses
temporelles... Le démon n'en veut qu'à nos âmes, et pour cela, il a remué
toutes sortes de machines et de tentations pour faire échouer l'œuvre de Dieu
et faire en aller celui qui faisait tant de conquêtes au bon Jésus...
Mais, mon très cher
Monsieur, nos besoins pressants ne toucheraient-ils pas votre cœur, qui aime
Dieu et sa gloire et le salut des âmes ? Vous en auriez une grande gloire dans
le ciel : quel grand bien vous feriez de nous envoyer notre ange...
Seigneur ! s'il était
ici, avec notre nouvelle supérieure, quels règlements et quelle justice ne
ferait-il pas observer dans cette maison ! Pardon, mon bon Monsieur, de la
hardiesse que nous prenons ; c'est notre indigence de toute manière qui nous
fait vous importuner, et les grandes peines que nous avons.
II y a quelques-uns de
nos bons pauvres qui disent avoir vu le démon se moquer et rire de nous,
d'avoir été victorieux, mais vous savez mieux que nous que l'œuvre du Seigneur
est toujours combattue par ce malheureux qui tâche de nous perdre par ses grandes
tentations.
Enfin, mon Dieu,
consolez-nous et nous pardonnez nos grands péchés qui nous ont attiré pareille
disgrâce. Si nous pouvons une fois le revoir, nous serons plus obéissants et
fidèles à nous donner à notre bon Dieu, et le prierons, Monsieur, de vous
conserver et augmenter les bénédictions et la persévérance finale.
« Les
pauvres de Poitiers ».
Ces malheureux avaient
pris le bon moyen : le saint aumônier ne put résister à leur cri. La lettre
était partie le 9 mars ; avant la fête de Pâques, qui tombait, cette année
1704, le 23 de ce mois, il était à Poitiers. Les pauvres, à l'hôpital, lui font
une réception triomphale. On l'entoure, on le presse, c'est à qui pourra lui
baiser les mains. Dans la grande cour, on allume des feux de joie. Les
administrateurs se montrent pareillement accueillants, sentant bien qu'ils ne
peuvent faire fond que sur lui, instruits de plus, par les échecs précédents,
de la nécessité de lui accorder pleins pouvoirs pour réaliser les réformes, ils
le nomment directeur de l'hôpital. Il reprend sa tâche avec la même ardeur.
Existait un très sage règlement édicté huit-ans plus tôt, mais tombé dans un
complet oubli. Il essaie de le remettre en vigueur, en le faisant sanctionner
par l'évêque. Profitant de l'autorité qu'on lui a donnée sur le temporel, il
restaure la chapelle et répare les bâtiments. Pourquoi au bout d'un an, conseil
pris de Mgr. de la Poype, du P. de la Tour, son confesseur, et de sa fille
spirituelle, jugea-t-il bon de se retirer, cette fois, définitivement ? Quelles
difficultés insurmontables avait-il rencontrées ? On imagine sans peine qu'avec
ce corps de gouvernantes qui tenait pratiquement en main tous les services, une
réforme sérieuse et durable s'avérait impossible. La seule solution était un
Institut religieux. Il n'en avait pas abandonné le projet. Cela se voyait même
assez, trop peut-être, pour qu'on n'intriguât pas. De la petite société
dissoute demeuraient quelques pierres d'attente. Trouva-t-il que ces éléments
étaient bien jeunes et qu'il valait mieux patienter ? C'est ce qui semble le
plus probable. Il n'avait donc plus qu'à s'éloigner.
Assurément, ces années
n'avaient pas été stériles en fruits spirituels. Déjà dans sa longue lettre du
7 juillet 1702 où il parle de la « bourrasque », il pouvait dire à M.
Leschassier, après huit mois de séjour à l'hôpital : « Il est vrai pourtant,
mon cher Père, que parmi tous ces troubles et contradictions que je ne dis
qu'en gros, Dieu s'est voulu servir de moi pour faire de grandes conversions
dans la maison et hors de la maison. L'heure du lever, du coucher, de la prière
vocale, du chapelet en commun, du réfectoire en commun, des cantiques et même
de l'oraison mentale, pour ceux qui le veulent, subsiste encore maintenant,
malgré les contradictions. Depuis que je suis ici, j'ai été dans une mission
perpétuelle, confessant presque toujours, depuis le matin jusqu'au soir et
donnant des conseils à une infinité de personnes... J'oubliais de vous dire que
je fais une conférence toutes les semaines aux treize ou quatorze écoliers qui
sont l'élite du collège ».
Grandet, qui détaille
(p. 32) les pratiques auxquelles l'homme de Dieu entraînait ces jeunes gens,
dit de cette petite société qu'elle « fit des fruits admirables ». Dans une
lettre de 1719[33],
Le Normand, procureur du Roi au Présidial de Poitiers, qui fit partie de cette
« Congrégation », déclare que ceux qui surent profiter des exhortations de M.
de Montfort ont vécu avec autant de dévotion et d'édification qu'il en avait
lui-même. Il dit avoir connaissance que deux de ces associés ont toujours porté
comme lui le cilice et mortifié leur corps par les peines les plus dures. Le
même écrit encore : « Il y a plus de deux cents personnes qu'il a sanctifiées
dans cette ville ».
Il n'en reste pas moins
qu'un historien à courtes vues enregistrera comme un échec l'effort de
l'aumônier à l'intérieur de l'hôpital, regrettant qu'il n'ait pas tenu compte
davantage de la situation et visé à un résultat plus modeste. Comme nous le
verrons tout à l'heure, ce n'est rien comprendre au véritable dessein de
l'homme de Dieu.[34]
28 août 1701
Préparez-vous à la mort
qui vous talonne par beaucoup de tribulations, souffrez-les chrétiennement
comme vous faites. Il faut souffrir et porter sa croix tous les jours : il est
nécessaire, il vous est infiniment avantageux d'être appauvrie jusqu'à
l'hôpital, si c'est la volonté de notre grand Dieu ; d'être méprisée jusqu’a
être délaissée de tout le monde et de mourir en vivant. Quoique je ne vous
écrive pas, je ne vous oublie pas dans mes prières et sacrifices, je vous aime
et honore d'autant plus parfaitement que ni la chair, ni le sang, n'y ont plus
de part. Ne m'embarrassez point de mes frères et sœurs ; j'ai fait pour eux ce
que Dieu a demandé de moi par charité ; je n'ai pour le présent aucun bien
temporel à leur faire, étant plus pauvre que tous. Je les remets avec toute la
famille entre les mains de Celui qui l'a créée.
Qu'on me regarde comme
un mort, je le répète, afin qu'on s'en souvienne, qu'on me regarde comme un
homme mort. Je ne prétends rien avoir, ni toucher de la famille dont
Jésus-Christ m'a fait naître. Je renonce à tout, hormis mon titre, parce que
l'Eglise me le défend ; mes biens, ma patrie, mon père et ma mère sont là-haut
; je ne reconnais plus personne selon la chair. Il est vrai que je vous ai, et
à mon père, de grandes obligations pour m'avoir mis au monde, pour m'avoir
nourri et élevé dans la crainte de Dieu, et rendu une infinité de bons services
; c'est de quoi je vous rends mille actions de grâces et c'est pourquoi je prie
tous les jours pour votre salut, et je le ferai pendant votre vie et après
votre mort ; mais de faire autre chose pour vous, rien et moi, c'est la même
chose dans mon ancienne famille. Dans la nouvelle famille dont je suis, j'ai
épousé la sagesse et la croix, où sont tous mes trésors temporels et éternels,
de la terre et des cieux, mais si grands, que, si on les connaissait, Montfort
ferait envie aux plus riches et plus puissants rois de la terre.
Personne ne connaît les
secrets dont je parle, ou du moins très peu de personnes ; vous les connaîtrez
dans l'éternité, si vous avez le bonheur d'être sauvée, car peut-être ne le
serez-vous pas ; tremblez et aimez davantage.
Je prie mon père, de la
part de mon Père céleste, de ne point toucher la poix, car il en sera gâté ; de
ne point manger de la terre car il en sera suffoqué ; de ne point avaler de la
fumée, car il en sera étouffé.
La fuite et le mépris du
monde, et la dévotion à la Sainte Vierge, avec laquelle je suis tout à vous et
à mon père !
Je salue votre ange
gardien et suis tout en Jésus et en Marie.
Montfort, prêtre et
esclave indigne de Jésus vivant en Marie.
CHAPITRE VI
A L'HOPITAL GENERAL DE POITIERS (Suite)
Ce qu'il se proposait secrètement dans ces ébauches si contrariées de
congrégation religieuse : y accueillir et y former en vue de l'Institut projeté
l'âme d'élite que Dieu lui avait adressée.
Dans toutes ses
tentatives d'organisation, il avait bien autre chose en tête que de pourvoir
aux seuls besoins d'un hôpital, fût-il considérable comme celui de Poitiers, et
il y a toute apparence que le diable, lui, ne fut pas dupe. Tout n'était
peut-être pas illusion chez ces bons pauvres qui disaient, après le premier
départ de leur aumônier, avoir vu le démon se moquer et rire de leur
déconvenue. Toujours est-il que des phénomènes étranges, qui semblent bien
attestés, nous montrent à ce moment l'esprit du mal mis en rage par notre saint
et le tourmentant cruellement comme pour le mettre hors de combat. Voici en
effet ce que raconte Grandet (p. 86 — 88) :
« Une des sœurs
hospitalières (une des Gouvernantes) rend témoignage qu'elle a eu connaissance
que le démon lui faisait souvent beaucoup de peine, qu'on l'a entendu à dix
heures du soir dans le jardin de l'hôpital crier à haute voix, comme une
personne qui se battait avec une autre. Et parce qu'il craignait qu'on ne s'en
fût aperçu, il lui demanda le lendemain si elle n'avait entendu personne se
plaindre la nuit précédente.
« Une femme, qui
gouvernait un Prêtre auprès de la Chapelle, a dit qu'elle l'a entendu plusieurs
fois crier et même vu traîner par terre sans pourtant apercevoir la personne
qui le traînait et entendait distinctement M. de Montfort qui disait, ô Sainte Vierge,
ma bonne mère, venez à mon secours, et ayant su que cette femme en avait
connaissance, il lui défendit de dire à qui que ce soit ce qu'elle avait vu et
entendu.
« Il fut faire une
retraite de dix jours à une maison de campagne que lui prêta une sainte veuve,
proche de la ville de Poitiers, paroisse de Saverne ; il n'y mena qu'un clerc
de quinze à seize ans... Ce jeune homme digne de foi a assuré qu'il entendit
plusieurs fois un grand bruit dans la chambre où le saint homme était seul,
comme s'il y eût eu trois ou quatre personnes ensemble qui se fussent battues
avec la dernière violence, et qu'au milieu des coups, il entendait
distinctement M. de Montfort qui disait à haute voix, je me moque de toi, je ne
manquerai point de force et de courage pendant que j'aurai Jésus et Marie avec
moi, je me moque de toi».
Et nous ne savons pas
tout. Dans la lettre qu'il adressait de Paris à sa fille spirituelle quelque
temps après la Pentecôte 1703, à quelles vexations faisait-il allusion quand il
avait soin de souligner qu'elles ne lui faisaient grâce pas même la nuit ?
Parlant de la divine sagesse qu'il ne cessait d'implorer du ciel : « Ce qui me
fait encore dire que je l'aurai, écrivait-il en effet, ce sont les persécutions
que j'ai eues et que j'ai tous les jours, jours et nuits ».
Et en face de ces
phénomènes diaboliques, une assistance divine non moins extraordinaire ; ce qui
montre bien que derrière le conflit humain qui mettait aux prises l'aspirant
fondateur et les Gouvernantes, se livrait dans l'invisible un autre combat,
tant l'enjeu était d'importance et d'ordre supérieur. Pour voir en effet la
main de Dieu dans l'épidémie qui s'abattit sur l'hôpital et emporta trois des
gouvernantes récalcitrantes, il n'est pas nécessaire de l'attribuer à des
causes surnaturelles. Par ailleurs, deux réflexions de l'homme de Dieu
témoignent que, dans cette affaire, il recevait des lumières sur l'avenir.
Notons encore, ce qui n'est pas sans intérêt, que ce fut très probablement sur
ce chemin mystérieux qui le conduisait de Nantes à Poitiers en passant par
Fontevrault, qu'il se sentit inspiré de Dieu pour opérer une guérison
miraculeuse. Il venait de dire la messe dans la chapelle de Mme de Montespan,
lorsque, sortant de la sacristie, son action de grâces achevée « il aperçut un
homme aveugle et lui demanda s'il voulait être guéri ; cet homme lui ayant
répondu oui, M. de Montfort prit de la salive avec un de ses doigts, lui en
frotta les yeux ; au même instant, l'aveugle recouvra la vue et s'écria qu'il
voyait très bien». (Déposition enregistrée à Poitiers, 25 novembre 1718)[35].
On pense bien que si le
pauvre prêtre avait été disposé à transiger, se contentant d'une réformette
bien sage, le diable fût resté bien tranquille et le ciel n'eût pas davantage
bougé, l'homme ayant assez de ses propres moyens. Aussi bien s'agissait-il
d'une affaire autrement importante que la réforme, même sérieuse, d'un hôpital.
Tout dans la conduite de Montfort incite à penser qu'il tenait pour voulue de
Dieu la fondation projetée, si tant est que l'assurance ne lui en ait pas été
donnée par quelque révélation. Aussi mène-t-il cette affaire en grand secret
avec Dieu seul. On ne concevrait pas qu'il eût compté sur ces demoiselles
gouvernantes pour servir d'assise à son Institut, aucune d'elles n'offrant ces
qualités d'âme supérieures exigées pour un tel office, aucune n'annonçant une
Claire d'Assise, une Jeanne de Chantai, une Louise de Marillac. Eussent-elles
accepté d'essayer de la vie religieuse, ce qui était peu croyable, les moins
âgées n'étant plus de première jeunesse et les anciennes, les deux sœurs
Bourseau, auxquelles l'épidémie fera grâce, comptant respectivement
cinquante-six et soixante-deux ans, comment avec d'aussi médiocres éléments
eût-il espéré réaliser son rêve ? Quant à son groupe d'éclopées, on ne voit pas
ces pauvres filles envoyées, même dans les quartiers les plus misérables des
villes ou au fond de quelque campagne, comme maîtresses d'écoles ou essaimant
comme infirmières dans d'autres hôpitaux et placées par les administrateurs à
la tête des services ; sans compter qu'avec leurs difformités quelle enseigne
pour le recrutement !
La grande affaire pour
Montfort était de préparer la voie à l'âme prédestinée que Dieu lui avait
envoyée et sur laquelle il fondait toute son espérance. Très peu de temps après
son entrée à l'hôpital, comme il entendait les confessions dans la chapelle de
l'établissement, une jeune fille s'était présentée à son guichet. La confession
terminée : « Qui vous a adressée à moi » ?, lui avait-il demandé. « C'est ma
sœur ». Et lui, soudainement éclairé d'en-haut : « Vous vous trompez, ma fille,
ce n'est pas votre sœur; c'est la
Sainte Vierge».
Celle que la Providence,
répondant sans doute à ses instantes prières, lui envoyait ainsi, Marie-Louise
Trichet, était fille d'un procureur au présidial de Poitiers. Elle avait
dix-sept ans et demi, et plus de sagesse que d'années, fuyant le monde,
s'exerçant depuis son jeune âge à l'oraison mentale, mortifiant sa chair,
n'aspirant qu'à la vie religieuse ; en outre, d'une remarquable solidité
d'esprit, et, ce qui ne gâtait rien, d'honorable famille, comme on le voyait à
l'instant. « Oh ! si vous saviez le beau sermon que je viens d'entendre ! Le
prédicateur est un saint ! », lui avait dit quelques jours auparavant sa sœur
Elisabeth qui sortait de l'église Saint-Austrégésilde. « Qui est-ce ? »,
avait-elle demandé. « C'est un prêtre qui est depuis quelque temps aumônier à
l'hôpital ».
Le problème était de
garder cette jeune fille, de la maintenir sous sa direction et de la préparer à
sa haute destinée. Elle en a encore pour sept ans à être en puissance de ses
parents, irréprochables chrétiens, mais qui, tant pour leur honneur que par
affection pour leur fille, ne consentiraient certainement pas à la laisser
s'engager dans une aventure, la mère surtout. « J'ai appris, lui dit-elle un
jour, que tu allais à confesse à ce prêtre de l'hôpital. Tu deviendras folle
comme lui ». De plus, Marie-Louise brûle d'entrer au couvent, à quoi ses
parents ne font point de difficulté, pourvu naturellement que ce soit dans une
de ces Communautés déjà établies auxquelles s'adressent par tradition les
filles de bonne famille. Comment la faire patienter une dizaine d'années
peut-être ? Impossible de lui dire clairement ce que Dieu voulait d'elle :
qu'elle fût la mère d'une postérité d'innombrables religieuses et leur modèle
accompli. C'eût été l'exposer à être tentée d'orgueil, risquer aussi de
l'effrayer par la sublimité et la difficulté de la tâche ; et, pour saint
qu'elle le tînt, de quelles lumières s'autorisait-il pour lui parler ainsi ?
Enfin, il ne serait pas éternel à l'hôpital. Il importait donc de la fixer par
quelque acte décisif.
Il commence par
s'assurer son entière obéissance et par l'exercer à la pratique de la
mortification et de l'humilité. Il ne lui fait point mystère qu'il croit à sa
vocation religieuse. Tout au contraire, religieuse ? il lui affirme qu'elle le
sera. Pourquoi, se demande-t-elle, ne s'emploie-t-il pas à me faciliter
l'entrée au couvent ? Ses parents ne pourraient sans lourds sacrifices lui
fournir la dot nécessaire. Mais s'il le voulait, lui, il lui trouverait bien
une dot ou lui obtiendrait une admission de faveur. « Vous avez du zèle, lui
dit-elle un jour, pour placer les filles dans les Communautés et pour parler de
leur vocation à Monseigneur ; j'en connais une infinité qui, par votre moyen,
sont religieuses ; je suis la seule à qui vous ne pensez pas».
Selon la coutume
générale de l'époque, le service des pauvres à l'hôpital de Poitiers attirait
maintes bonnes volontés du dehors. Mlle Trichet y venait souvent, et son
confesseur en profitait pour la suivre et pour l'éprouver. Donnant, aux
approches de la Pentecôte 1702, une retraite à laquelle elle prenait part avec
une soixantaine d'honorables personnes de la ville, il ne manqua aucune
occasion de l'humilier publiquement. Elle devine si peu les vues qu'il a sur elle
que, lors du voyage qu'il fait à Paris dans cet été de 1702 pour secourir sa
sœur Louise, elle se rend à Châtellerault, sur les conseils peut-être d'un
autre confesseur, et, tant par esprit de pauvreté que pour épargner à ses
parents le versement d'une dot, entre comme novice converse chez les
Chanoinesses de Saint-Augustin. Mais voici qu'elle tombe malade. Maladie sans
gravité ; cependant Mme Trichet accourt et, apprenant d'un ecclésiastique
qu'elle rencontre, en entrant au parloir, que le jansénisme s'est infiltré dans
le couvent, en bonne catholique, elle prétexte l'état de santé de sa fille pour
l'emmener.
De retour à Poitiers,
notre saint met donc sur pied sa petite Congrégation d'infirmes. Il songe à sa
pénitente, mais il incorpore d'abord au groupe deux demoiselles de la ville, de
bonne famille bourgeoise, les sœurs Brunet, dont la plus jeune, Catherine, ne
compte pas moins de trente-sept ans, et qui, retirées à l'hôpital, s'y
dévouaient, tout en payant une modique pension. Jusqu'ici, chaque fois que
Marie-Louise l'a interrogé sur sa vocation, il lui a répondu sans plus : « Vous
serez religieuse». Qu'attend-il ? Lasse de patienter, elle l'aborde un matin, à
la sortie de la messe, et lui demande où aller pour répondre à l'appel de Dieu.
« Eh bien ! lui dit-il comme en riant, allez demeurer à l'hôpital ». Cette
parole n'était pas échappée au hasard, note Besnard[36].
Elle travaille la jeune fille. L'hôpital n'est pas une clôture, mais elle y
vivra séparée du monde. Elle revient trouver son directeur. « J'ai réfléchi sur
ce que vous me dites, il y a peu de jours, et je veux venir demeurer avec les
pauvres ». Et lui, pour qu'elle ne se détermine qu'à bon escient et afin
d'éprouver son courage : « Je crains, dit-il, les suites d'une pareille
démarche. Votre entrée dans la maison souffrira bien des difficultés. Je les
sens d'avance ». Loin de se déconcerter : «J'irai trouver Monseigneur,
dit-elle, pour obtenir son agrément. — Allez-y, mais je ne vous réponds pas du
succès ». Elle se rend à l'évêché, se jette aux pieds du prélat et lui demande
d'être reçue à l'hôpital. « Je ne crois pas, répond-il, qu'on y ait besoin de
gouvernantes. Cependant, je ne tarderai pas à y aller et j'en parlerai au
Bureau ». La réponse fut négative. « Eh bien !, Monseigneur, dit la jeune
fille, ces Messieurs ne veulent pas me recevoir comme gouvernante : peut-être
ne refuseront-ils pas de m'admettre en qualité de pauvre ; et, si vous voulez
bien, par bonté pour moi, me charger d'une lettre de votre part, j'espère
réussir». La lettre est accordée et portée au Bureau. Grande édification de ces
messieurs, mais non moins grand embarras. Quel emploi honorable attribuer à
cette jeune fille de condition ? Ils décident de la donner comme seconde à la
supérieure. Mais l'aumônier ne l'entend pas ainsi. Il la veut dans sa petite
communauté de pauvresses. Pensant que c'est pour la placer à leur tête, la
supérieure acquiesce. « Non, non, Madame, repart-il. Il faut auparavant qu'elle
apprenne à obéir ». Et comme elle est la dernière venue, il la met au dernier
rang.
Cela dut se passer au
plus tôt dans la première quinzaine de janvier 1703, le nouvel évêque, Mgr. de
la Poype, ayant été intronisé le 10 décembre de l'année précédente. Deux ou
trois semaines après, M. de Montfort, qui venait d'entendre en confession sa
pénitente, lui dit : « Ma fille, il m'est venu dans la pensée de vous faire
changer d'habit. J'ai reçu en aumône d'une personne de piété dix écus. Je veux
les employer à cet usage ». Mlle Trichet n'en demande pas plus long. Cependant,
n'étant pas majeure : « Je veux bien, mon Père, dit-elle, mais il faut que ma
mère y consente ». Elle court à la maison. Mme Trichet, qui pense au costume
des Gouvernantes ou à l'habit de Tertiaire que portaient plusieurs d'entre
elles, ne fait pas d'objections. M. de Montfort se procure une grosse étoffe
gris cendré et l'habit est confectionné, tel que le portent encore aujourd'hui
les Filles de la Sagesse, un chapelet à gros grains pendu au côté et le
crucifix sur la poitrine. Le 2 février, en la fête de la Purification de la
Sainte Vierge, assisté d'un autre prêtre, il le bénissait et le remettait à sa
pénitente : « Tenez, ma fille, prenez cet habit, il vous gardera et vous sera
d'un grand secours contre toute sorte de tentations ». Et il poursuivit : «
J'ai nom Louis-Marie ; vous avez nom Marie-Louise : ajoutez-y celui de Jésus
que vous prenez pour votre unique partage ». Puis, revêtue de ce nouveau
costume, il l'envoie faire un tour en ville.
On devine les réflexions
des gens. Mme Trichet est avertie. «Toute hors d'haleine, raconte Besnard
(Abrégé p. 41), elle arrive à l'hôpital et, voyant sa fille si singulièrement
habillée, elle en tombe presque évanouie. Hé quoi ! ma fille, lui dit-elle,
après avoir un peu repris ses sens, serait-il possible que vous eussiez perdu
l'esprit ou que vous voulussiez déshonorer votre famille ?... Que signifie
cette vêture ? Quittez sur-le-champ tout ceci ; reprenez vos habits et obéissez
à votre mère». La jeune fille va consulter son directeur, occupé à entendre les
confessions. « Je ne veux pas, lui répond-il sans s'arrêter ; c'est le démon
qui fait cela». Elle revient, rapportant la défense. La supérieure de l'hôpital
prend le parti de Mme Trichet. Toutes les deux insistent auprès de Marie-Louise
; mais c'est en vain. « Je consens, reprend alors la mère, que vous donniez à
votre directeur des marques de votre soumission, mais accordez aussi quelque
chose à une mère : laissez ces grosses et larges brassières, gardez simplement
la jupe et le tablier gris, et reprenez votre robe ordinaire ». Marie-Louise
retourne vers son confesseur. « Retirez-vous, ma fille, je me lève et vas
moi-même parler à votre mère ». Nous ignorons tout de l'entretien ; ce que nous
savons, c'est que la bonne dame se retira sans avoir rien obtenu.
Cependant, elle ne
désespère pas. Il ne se passe point de semaine qu'elle ne vienne demander à la
portière la sœur Trichet. Mais la sœur est toujours occupée; on ne peut la voir
que dans les services. Un jour pourtant, l'aumônier surprend la mère et la
fille seule à seule. Sans prêter la moindre attention à la visiteuse : « Ma
fille, que faites-vous là ?, dit-il, allez-vous en à vos malades ». — « Ma
fille est à moi, proteste la mère, et je veux lui parler ». — « Non, non,
Madame, votre fille n'est plus à vous, elle est à Dieu ». Et il la laisse seule
se morfondre pendant une heure, attendant en vain le retour de la chère enfant.
En dernier recours, elle s'adresse à l'évêque. Mais Mgr. de la Poype refuse de
se rendre à ses raisons. Quelques mois plus tard, ayant affaire à l'évêché,
elle y emmène sa fille dans l'espoir d'un meilleur succès. « Eh bien ! Madame,
dit le prélat en l'abordant, vous avez donc voulu ôter la vocation à votre
fille », et s'adressant à Marie-Louise de Jésus : « Ma fille, lui dit-il avec bonté,
ma chère fille, ne quittez jamais cet habit». Elle le lui promit.
Cependant, ce n'est pas
assez pour le fondateur d'avoir mis sa future collaboratrice au régime de sa
petite communauté : même nourriture que les hospitalisés, un pain grossier, des
plats que relèvent uniquement des restes de viande recueillis par les quêteurs
aux portes des maisons bourgeoises ; même travaux : laver le linge des pauvres,
nettoyer et réparer leurs vêtements malodorants, soigner les plaies les plus
infectes. Il renchérit à plaisir. Au moindre manquement même involontaire tombe
une verte réprimande, l'ordre de baiser la terre dans les salles, dans les
cours. Voici qu'il la rencontre portant sur le bras pour le laver à la rivière
un lourd paquet d'affreux linges : « Qu'est-ce ceci, ma sœur ? Mais non, ce
n'est pas sur votre bras qu'il faut porter ce linge, c'est sur votre épaule
»... Des pauvres rentrent de la quête. Ils n'ont pas lieu d'être fiers de leur
tournée. Dans le récipient à soupe, au milieu d'un bouillon aigri, nagent des
restes de pain, des débris de viande, des os grouillants de vers par endroits.
La sœur Trichet est là : « Pouah ! », fait-elle. L'aumônier est là aussi. « Ma
petite fille, j'espère bien que pour vaincre votre délicatesse, vous en
mangerez à votre dîner une pleine assiette »[37].
On ne voit point que
Montfort ait jamais donné tant de soins à aucune autre âme, que d'aucune autre
il ait exigé tant. Sa fille spirituelle, il la veut sainte à mettre sur les
autels, l'exemple, l'honneur, la protectrice céleste de cette congrégation
qu'il contemple déjà comme une « pépinière » — c'est son mot — dans un tout
proche avenir. Il la maintient dans l'obscurité de la foi. Le P. Besnard
rapporte bien, sans date, un dialogue où la lumière semble s'être faite aussi
pour elle : « Ma fille, lui dit-il un jour, aurai-je la Sagesse ? — Mon Père,
serai-je religieuse ? — Oui, ma fille — Eh bien, mon Père, vous aurez la
Sagesse ». Mais ce n'était là qu'une lueur. Trois fois, lui parti, elle ira
chercher ailleurs. Lui, au contraire, se comporte et parle en voyant. Nous
avons dit son départ définitif de l'hôpital. Il ne voulut point prendre cette
décision, sans consulter sa fille. Cette âme généreuse n'hésita point. Sans
faire le moindre retour sur elle-même, sachant cependant ce que cet éloignement
allait lui coûter, elle lui conseilla de se retirer. Elle avait vingt-et-un ans
et se voyait déjà, dans sa pensée, seule au milieu de toute sorte d'embûches,
dont le moindre ne serait pas les sollicitations de la tendresse maternelle. «
Ma fille, lui dit-il en la quittant, ne sortez point de cet hôpital de dix ans.
Quand l'établissement des Filles de la Sagesse ne se ferait qu'au bout de ce
terme, Dieu serait satisfait et ses desseins accomplis ».
Malgré sa foi dans son
saint directeur, elle n'imaginait pas que, ce disant, il parlait à la lumière
de Dieu et prophétisait. Les mois, les années passent sans rien apporter ni
rien promettre. De plus en plus seule, mise à part, recluse par son vêtement,
sans aucune compagne de vocation, laissée là comme la pierre d'attente d'un
édifice humainement de plus en plus problématique, elle sent, avouera-t-elle
plus tard, s'obscurcir peu à peu dans son esprit les impressions que lui
avaient faites les dernières paroles de son Père. A vingt-neuf ans, après sept
années d'expectation, ne voyant toujours rien venir elle pense aux Sœurs Grises
de M. Vincent. Le P. Cacault, jésuite, à qui Montfort l'a confiée en partant,
incertain lui-même de l'avenir, croit devoir céder à ses désirs. Mais elle
s'est rendue pratiquement indispensable à l'hôpital. Des fonctions délicates
lui ont été confiées dont elle s'acquitte avec une conscience et un
savoir-faire qui assurent le repos des administrateurs et déchargent d'autant
les Gouvernantes. Ces demoiselles, dont la sottise et la jalousie ne l'ont
cependant guère épargnée, voient la perte qui les menace. Le Bureau est averti
; l'évêque est saisi de l'affaire. « Qu'est-ce que j'apprends de vous, ma fille
? lui dit le prélat, à la première rencontre. On dit que vous voulez être Sœur
Grise : ne l'êtes-vous pas ? — Il est vrai, Monseigneur, mais je n'en ai que
l'habit. — Eh bien, je vous le défends ».
L'incident clos, les
Gouvernantes ne lui témoignent pas plus d'égards. A leur sens, l'aspirante
religieuse, hébergée à l'hôpital à titre de pauvre, est une personne dont on se
sert et qu'on n'a pas à remercier. Encombrée d'occupations et de
responsabilités matérielles, la sainte fille sent renaître son premier attrait
pour le cloître « jusqu'à éprouver des peines de conscience, écrit Besnard (Abrégé
p. 52), de ne pas faire assez d'efforts pour se séparer entièrement du monde ».
Impressionné par cette obsession, le P. Cacault s'offre à la faire entrer chez
les Bénédictines du Calvaire. Cependant, il ne veut rien décider sans avoir
consulté M. de Montfort. De Paris où il fait de fréquentes apparitions au
séminaire du Saint-Esprit et traite avec le successeur de son ami, Poullart des
Places, du recrutement de sa compagnie de missionnaires, l'homme de Dieu répond
sans plus : « La Providence vient de placer tout nouvellement une pauvre fille
en lui faisant trouver une dot. Ses moments ne sont pas encore arrivés pour
vous ; mais attendez-les avec patience et demeurez à l'hôpital ».
Son directeur est un
saint et Dieu l'assiste de ses lumières, elle n'en doute pas. Mais au Carmel de
Poitiers se trouve aussi une sainte, la Prieure ; Mère Henriette du
Saint-Esprit, dans le monde, Mme de la Barge, qui, jeune veuve, au sortir d'une
brillante soirée, après un rapide adieu à ses seuls domestiques, s'était présentée
à minuit au monastère où la Prieure l'attendait. Dieu, publiait-on, lui avait
donné le discernement des esprits. La désemparée va lui confier sa peine, son
attrait irrépressible de la vie cloîtrée et lui demande en grâce de la recevoir
comme sœur converse. De derrière le voile noir tendu sur la grille, une voix
l'interrompit : « Vous ne pouvez entrer, mademoiselle, vous n'êtes pas assez
forte ».
Si la Prieure ne pouvait
ignorer qui était Mlle Trichet dont Poitiers parlait assez, elle devait savoir
aussi que la santé et la robustesse de sa visiteuse avaient fait leur preuve,
affrontant les plus pénibles travaux. Comment avait-elle pu se prononcer ainsi,
ne l'apercevant que dans une demi obscurité ? Marie-Louise va conter sa
mésaventure au P. Cacault qui n'avait été averti de rien. Cette fois, le
jésuite voit clair et coupe court aux incertitudes de sa pénitente.
Elle en était là lorsque
vers la fin de septembre de cette année 1713, elle eut enfin la joie de revoir
celui qui l'avait quittée depuis près de huit ans. Montfort revenait de Paris,
heureux des promesses et des gages qu'il rapportait du séminaire du
Saint-Esprit. Retournant à La Rochelle, dont il a déjà évangélisé, près d'une
année entière, la ville et le diocèse, sous la haute protection de Mgr. de
Champflour, et sachant le prélat désireux de doter sa ville épiscopale d'écoles
populaires gratuites, il a naturellement songé à Marie-Louise de Jésus et aussi
à la sémillante et entreprenante Catherine Brunet, cette demoiselle déjà dans
sa maturité, mais d'une ravissante jeunesse de cœur, qu'il avait incorporée à
son groupe d'éclopées et qui n'a point quitté son service à l'hôpital. Il
comptait que le temps avait apaisé les esprits. Mais il n'était pas de ces gens
qu'on oublie. Nous avons dit comment, à peine arrivé, il reçut l'ordre de
sortir de Poitiers dans les vingt-quatre heures. Il peut cependant avoir un
long entretien avec sa fille spirituelle. Elle lui récite de mémoire une prière
qu'il lui avait composée autrefois pour demander la Sagesse : O Dieu de mes
pères... « Eh quoi ! ma fille, lui dit-il, serait-il possible que vous la
sussiez encore ?— Oui, je n'ai cessé de la dire. — Oh que vous me faites
plaisir ! Pour moi, je vous avoue que je ne me rappelle plus les paroles ».
Les « moments de la Providence
» n'étaient plus loin. Marie-Louise de Jésus lui fit un grand éloge de
Catherine Brunet. Il la demanda. Elle accepta de prendre elle aussi l'habit de
Fille de la Sagesse. Une année écoulée il donnera par lettre commission de l'en
revêtir à l'aumônier des Calvairiennes, l'abbé Dubois, qui avait été autrefois
son auxiliaire à l'hôpital et qui le tenait pour un saint.
Encore un an et demi et
les deux novices recevront coup sur coup de La Rochelle deux lettres
pressantes. « Partez, ma fille, partez au plus tôt, disait la seconde adressée
à Marie-Louise de Jésus. Le moment où les Filles de la Sagesse doivent former
un établissement est enfin arrivé. Je voudrais vous voir rendue à La Rochelle,
où je suis présentement. Mais si vous tardez davantage, vous ne m'y trouverez
point, étant pressé de partir pour une mission ». On devine l'émoi de la sainte
fille. Bien que son père spirituel, lors de son passage à Poitiers, l'eût
informée du projet de Mgr. de Champflour, elle n'avait guère conçu jusque là la
Congrégation des Filles de la Sagesse que comme une petite communauté affectée
au service de l'hôpital et se voyait se consacrant définitivement à Dieu et
vivant sa vie religieuse dans ces murs qui lui étaient devenus familiers. Les
jours, les heures qui précédèrent le départ furent dramatiques. L'évêque veut à
tout prix la garder. A la nouvelle de la séparation, la mère éclate : « Vous
pouvez bien vous échapper ; mais jamais je ne consentirai». Devant cette double
opposition de l'autorité épiscopale et de l'autorité maternelle, le P. Cacault
déconseille d'abord le départ ; puis, revoyant sa pénitente : « Ma fille, je
vous disais, il y a quelques jours, lui déclare-t-il, que ce n'était pas la
volonté de Dieu que vous fussiez à La Rochelle. J'ai fait une neuvaine : Dieu
veut que vous y alliez ». Pour fléchir la volonté de sa mère, Marie-Louise
sollicite les prières d'une pauvre fille aveugle, douce et pieuse, qui se
tenait tout le jour, la sébile à la main sur le Pont-Joubert, contre la petite
chapelle de la Sainte Vierge que M. Grignion avait naguère restaurée. Le
miracle est obtenu. En effet, peu après, Mme Trichet arrive à l'hôpital, très
émue : « Ma fille, vous serez peut-être surprise de ce que je vais vous dire.
Il y a longtemps que je vous refuse mon consentement pour quitter Poitiers. Il
n'est plus en mon pouvoir de vous retenir davantage ici. Le Saint-Esprit me
presse de vous dire d'y aller ». Mais, c'est maintenant le procureur qui
s'inquiète. Il n'entend point laisser partir sa fille qu'elle n'ait son avenir assuré.
Marie-Louise devra écrire à l'évêque de La Rochelle pour obtenir des garanties.
La réponse ne se fit pas attendre. « Je puis vous assurer, écrivait le 16 mars
aux deux compagnes Mgr. de Champflour, que je ne vous laisserai manquer de rien
et, supposé que les établissements ne réussissent pas, nous trouverons un moyen
de vous faire entrer dans une communauté de filles où vous pourrez travailler
également pour la gloire de Dieu et le service des pauvres... »
Le morceau le plus dur,
ce sont les administrateurs. Sans doute, n'en font-ils pas la réflexion devant
Marie-Louise, mais de quel droit M. Grignion vient-il leur enlever une
auxiliaire aussi précieuse ? Quelle autorité a-t-il en ceci sur sa pénitente ?
Est-ce une affaire de for intérieur qu'elle se dévoue aux pauvres dans un
endroit plutôt que dans un autre ? Depuis le passage de l'ancien aumônier, on
soupçonnait bien que quelque chose se tramait. Sa correspondance avec sa
dirigée était surveillée, aussi avait-il jugé prudent de lui faire parvenir la
suivante « par voie détournée». De son côté, Marie-Louise fait écrire par son
père l'adresse de ses lettres à son directeur. Mais quand elle vient annoncer
son départ à ces messieurs, c'est de la stupéfaction et une protestation
unanime. Ils avaient bien au moins autant droit sur elle que M. Grignion. Et
c'est ainsi qu'elle entendait le service des pauvres ! Tout reposait sur elle.
Trois demoiselles gouvernantes, l'une infirme, incapable de rien faire, l'autre
a bout de souffle, et la supérieure qui ne valait guère mieux. Depuis dix ans,
c'était elle, Sœur Trichet, qui était chargée de l'économat[38].
«On lui en avait confié presque tout le détail. L'intendant de la nourriture et
celui des bâtiments se reposaient entièrement sur sa prudence et sa capacité.
Jamais le bien des pauvres n'avait été mieux ménagé ». Non, Non, on ne la
laisserait point partir. Elle présente ses comptes. Le Bureau refuse d'en
prendre connaissance pour le moment. Les administrateurs et les Grands
Officiers qu'elle réussit à saisir en particulier se dérobent. A grand peine,
elle finit par obtenir de l'Intendant de la nourriture, curé d'une des
paroisses de la ville, qu'il revise son cahier de dépenses et le signe. Pensant
bien que le Bureau compte sur l'évêque, elle prend les devants et va trouver Sa
Grandeur. Mgr. de la Poype se rend à ses raisons, mais ne lui donne son
consentement qu'à la condition expresse qu'elle garde le secret.
Cependant notre saint
qui ne s'explique pas ces délais a dépêché le Frère Jean pour hâter le départ.
L'exprès arrive, se fait connaître et demande les Sœurs Trichet et Brunet. On
l'arrête à la porte. Seulement le bruit de son arrivée s'est répandu et
Marie-Louise se présente. L'ordre de partir sans retard dissipe ses
incertitudes, lui rend la paix et la met « au comble de la joie». La Sœur de la
Conception, autrement dit, Catherine Brunet, commence à faire les paquets.
Mais on ne peut quitter
sans aller prendre congé de ces messieurs du Bureau. Nouvel assaut. Les comptes
n'ont pas été rendus. « Pardon, je les ai rendus à M. l'Intendant de la
nourriture. — Vous ne l'avez point fait pour ce qui me concerne ; objecte
l'Intendant des bâtiments. — Ce sera bientôt fait, dit-elle ». Cela se
réduisait effectivement à si peu de chose qu'on n'insiste pas. Elle se retire,
se croyant quitte avec ses messieurs. Illusion. Ces messieurs ne peuvent en
prendre leur parti et s'accrochent au moindre motif d'espérance. Ne leur
aurait-elle pas dissimulé la véritable raison de son départ, et si cette raison
était qu'elle ne trouve pas à l'hôpital toutes facilités pour suivre ce qu'elle
croit être sa vocation, n'y aurait-il pas moyen de s'arranger ? Ils chargent
deux des leurs d'aller lui exprimer la reconnaissance de l'administration et la
prier de nouveau de rester. Si elle refuse, qu'elle leur dise au moins
franchement pourquoi elle veut quitter l'hôpital. Ces députés n'obtiennent
d'autre explication que celle qu'elle a donnée au Bureau : qu'elle ne peut
s'empêcher d'aller à La Rochelle pour un établissement. Ils invoquent mille raisons
pour l'en dissuader. N'y réussissant pas, ils se retirent en lui disant qu'elle
a perdu l'esprit.
La journée n'était pas
achevée que l'aumônier venait l'entreprendre à son tour. Un saint prêtre que ce
M. Baudon et qu'elle a en grande estime. C'est à sa conscience qu'il s'adresse.
Comment ne comprend-elle pas qu'elle se doit d'abord à ces malheureux qui sont
ses concitoyens ; qu'elle ne trouvera point de sitôt ailleurs des cœurs qui lui
soient si attachés, des esprits qui lui soient si soumis ? Ne leur rappelle-t-elle
pas celui dont ils regrettent toujours la perte ? Et lui-même, s'il était là et
voyait les choses telles qu'elles sont, ne renoncerait-il pas à son projet ?[39].
Que va devenir ce pauvre peuple ? ...De combien de péchés aura-t-elle à
répondre ? « Vous n'êtes que deux ici sur qui l'on puisse compter, et vous
laissez toutes les deux à la fois, sans pouvoir donner quelqu'un qui vous
remplace ».
Marie-Louise écoute
silencieusement cette objurgation. Cependant un trouble l'envahit de nouveau
qu'elle pensa que la nuit apaiserait. Elle avait compté sans doute sans Marie
Brunet, la sœur aînée de Catherine, qui partageait sa chambre. Cette fois, ce
furent les raisons de cœur, le coup d'archet sur toutes les cordes de la
sensibilité féminine. Ce harcèlement se prolongea jusqu'à une heure avancée de
la nuit. A quatre heures, quand il fallut se lever Marie-Louise n'avait pas
fermé l'œil. Le physique et le moral fort atteints, elle va trouver Catherine
qui s'occupait des derniers préparatifs et lui dit sa perplexité. Femme de
décision, « Il faut, lui répondit celle-ci, exécuter ce que nous avons
entrepris et ce qui paraît que Dieu demande de nous. Cependant, bien que le P.
Cacault vous ait déjà entièrement décidée, allez dès ce moment le consulter
pour ne rien faire contre votre conscience ». Ce ne fut pas long. Coupant court
à ses explications : « Je vous ai déjà dit, répondit le Jésuite, que c'était la
volonté de Dieu que vous allassiez incessamment à La Rochelle. Allez de ce pas
arrêter deux places dans le coche ; et si elles sont toutes deux prises, vous
louerez deux chevaux et vous partirez dès aujourd'hui. Voilà ce que j'ai à vous
représenter. Adieu ». Rassérénée, elle va retenir les places, revient à
l'hôpital, voit la Sœur de la Conception, et n'attend plus avec elle que le
moment du départ. Comme elle allait franchir le seuil du portail,
qu'aperçoit-elle ? Sa mère toute en larmes et dans une telle désolation que
«peut-être, dit Besnard (Abrégé p. 71), la victoire eût été balancée, si la
courageuse Sœur de la Conception qui avait pris les devants, voyant qu'on ne la
suivait pas, n'eût retourné sur ses pas et entraîné la fille et la mère.
Celle-ci les accompagna jusqu'au carrosse, en jetant des cris lamentables».
Enfin, le coche s'ébranle, emportant les deux premières Filles de la Sagesse
vers leur nouvelle destinée.
Ayant tardé ainsi, elles
ne devaient guère s'attendre à trouver, à leur arrivée à La Rochelle, leur
saint Fondateur. De fait, ce fut seulement trois semaine après, vers la
mi-avril (1715), que, pouvant s'échapper entre deux missions, il leur donna
rendez-vous à un quart de lieu de la ville dans une modeste maison de campagne
des jésuites où il dirait la messe. Courte visite, mais qui les emplit de joie
et elles et lui. L'action de grâces terminée, il les rejoignit dans la cour et,
après les premiers épanchements, ils prirent ensemble un chemin qui les
conduisait par les marais au faubourg Saint-Eloi où une bonne âme lui avait
fait don d'un petit ermitage. Naturellement, on ne parla que des choses de
Dieu. Au cours de l'entretien : « Vous souvenez-vous, ma fille, dit le
missionnaire, qu'étant à Poitiers lorsque je quittai l'hôpital, vous laissant
entre les mains de la divine Providence, dans l'embarras du gouvernement de
cette maison, seule sans secours, sans appui, vous me témoignâtes votre peine,
croyant voir s'écrouler par là tout l'établissement des Filles de la Sagesse.
Je vous dis à cette occasion que quand il n'y aurait de Filles de la Sagesse
que dans dix années la volonté de Dieu serait accomplie et ses desseins
effectués. Eh bien ! comptez ; vous verrez qu'il y a actuellement précisément
dix ans que j'avançai cette parole ». Et comme, après lui avoir conté en gros
les épreuves de ces dix années, elle lui avouait que ce n'étaient pas pourtant les
trois semaines qu'elle venait de passer à La Rochelle qui pouvaient avec leurs
ennuis lui ôter le regret de son départ : « Consolez-vous, ma fille,
ajouta-t-il, tout n'est pas perdu, comme vous le croyez, pour l'hôpital de
Poitiers. On vous demandera. Vous y retournerez et vous y demeurerez ».
Le plein accomplissement
de cette prophétie ne devait être qu'assez tardif. Cinq ans et demi écoulés,
Mgr de la Poype et l'administration de l'hôpital, qui déploraient de plus en
plus sa perte et qui n'avaient plus à craindre l'opposition de M. de Montfort
rappelé à Dieu, la redemanderont bien en effet. La commission en sera même
confiée à Mme Trichet, que les deux compagnes ne seront pas peu surprises de
voir leur arriver en plein hiver (1719). L'impétueuse dame sera assez habile
pour convaincre sa fille qu'elle avait grand intérêt à regagner l'hôpital de
Poitiers, liberté entière devant lui être laissée d'y établir le siège de sa
Congrégation, ce qui serait tout gain surtout pour recrutement, la ville, à la
différence de La Rochelle, étant entièrement catholique. Elle saura aussi
emporter l'assentiment de Mgr. de Champflour. Mais le séjour de Marie-Louise de
Jésus à Poitiers ne sera que de courte durée, un an environ, le Bureau
revendiquant le droit de nommer perpétuellement la supérieure et l'évêque
demandant que les religieuses fassent vœu d'obéissance entre ses mains, deux
clauses qui eussent entravé l'extension de la Congrégation et ne s'accordaient
pas avec les intentions du Fondateur, touchant le gouvernement de la société.
Marie-Louise de Jésus ne voudra prendre aucun engagement, et l'occasion s'étant
offerte d'établir le siège de l'Institut à Saint-Laurent-sur-Sèvre, alors du
diocèse de La Rochelle, près du tombeau du Fondateur, mort quatre ans
auparavant en odeur de sainteté, elle partira malgré tout ce qu'on mettra en
œuvre pour la retenir. Mais elle ne le fera pas sans idée de retour, si
persuadée que se réaliserait la prophétie de son Père qu'elle dira au cours
d'une maladie[40]
dont les médecins pensaient qu'elle ne s'en tirerait jamais : « Non, je n'en
mourrai pas, car nous n'avons pas encore l'hôpital de Poitiers à gouverner, et
notre Père de Montfort m'a prédit qu'il me serait confié ». Effectivement, en
1748, alors que les hôpitaux de la Rochelle, de Niort et du Château d'Oléron
avaient déjà des Filles de la Sagesse, les administrateurs de celui de Poitiers
se tournaient de nouveau vers elle. L'état où se trouvait l'établissement ne
justifiait que trop leur démarche et les tentatives faites autrefois par le
serviteur de Dieu pour remplacer les Gouvernantes laïques par des religieuses.
« Messieurs les administrateurs, écrit le P. Besnard, avaient vu l'hôpital
aller en déclinant et être presque sur le penchant de sa ruine, par le mauvais
gouvernement et la mésintelligence des demoiselles qui y étaient moins pour
gouverner que pour y mettre le désordre, puisqu'on pouvait compter autant de
ménages dans la maison qu'il y avait de personnes. Chacun se conduisait à sa
volonté, se nourrissait de ce qu'il voulait, travaillait quand il lui plaisait,
chaque gouvernante se regardait comme supérieure et gouvernait à sa tête. Il
n'y avait aucune heure réglée ni pour la prière, ni pour la messe, ni pour les
repas ».
Il va sans dire que le
congédiement de ces demoiselles n'alla pas sans pleurs ni grincements de dents.
Parents, amis, connaissances, le maire prirent fait et cause pour elles. Au
sujet de la visite qu'avait faite peu avant Marie-Louise de Jésus : « Il
semble, écrit le P. Besnard, que tout l'enfer se déchaîna à son arrivée, par
les rumeurs et les bouleversements qu'elle occasionna ». A son entrée à
l'hôpital, avec trois de ses filles d'abord, le contrat passé en bonne et due
forme avec l'administration, le maire remua ciel et terre pour réinstaller les
Gouvernantes, et qui pis est, les Corps de la ville ayant été priés par lui de
juger la question, clergé, magistrats, échevins, nombre de bourgeois et de plus
les cinq chapitres de la ville, se rangèrent à son avis. Pour le mettre à la
raison, il fallut lui montrer les Lettres-Patentes de l'hôpital avec les
prérogatives qu'elles conféraient aux administrateurs et le menacer de
l'autorité royale.
Ainsi donc, pour faire
aboutir cette réforme, tentée quarante-six ans auparavant par l'homme de Dieu,
on en venait aux moyens qu'il avait préconisés et obstinément préparés. Qu'on
nous parle maintenant d'un échec, et d'outrances et d'intransigeances
maladroites et de vues chimériques ! Quelle magnifique réussite au contraire
que cette Congrégation hospitalière et enseignante des Filles de la Sagesse,
non pas cantonnée entre les quatre murs d'un hôpital, mais disséminées par les
deux hémisphères, Congrégation qui fut incontestablement, pendant tout le
séjour de notre saint dans cette « pauvre Babylone », sa grande pensée.
CHAPITRE VII
L'INTERDIT DE POITIERS
COMMENT Mgr de la POYPE put s'y TROMPER
Revenons maintenant sur
nos pas et rejoignons M. Grignion que nous avons laissé disant adieu à
l'hôpital de Poitiers. Certes, il ne sortait pas grandi de cette épreuve de
force et l'on imagine facilement les réflexions des Poitevins. Il avait,
c'était le moins qu'on pût dire, présumé de ses moyens, manqué aussi de
diplomatie. Ceux qui l'avaient mis en garde se sentaient flattés d'avoir vu
juste. Aux yeux de plusieurs de ses amis et admirateurs son auréole pâlissait :
Dieu n'abandonne pas ainsi ses saints. Parmi les ecclésiastiques, plus d'un
savourait comme une petite vengeance personnelle la déconvenue de ce
déguenillé, et n'attendait qu'une occasion pour lui porter quelque coup fourré
qui les débarrasserait de sa présence. Quant à lui, indifférent aux jugements
du monde, il continuait à circuler dans les rues avec son air mystique, le
visage aussi radieux que si rien de fâcheux ne lui était arrivé.
Mgr de la Poype l'a
placé comme aumônier et directeur de conscience chez les Pénitents. Mais ce
n'est pas ce petit troupeau qui peut contenter son zèle. Un vaste champ de
travail s'offre autour de lui : faubourgs rongés de misère et de vice,
paroisses urbaines, languissantes, monuments religieux croulant de vétusté. Il
sera là dans son élément. L'évêque l'autorise à donner des missions, le fait
même aider dans cette tâche par des ecclésiastiques de mérite, dont un Grand
Vicaire, M. de Révol, qui sera, peu de mois après nommé évêque d'Oloron.
Montbernage, Saint-Simplicien, Saint-Savin, la Résurrection, les spacieuses
chapelles conventuelles de Sainte-Catherine, des Pénitents, des Calvairiennes,
entendent successivement tomber de sa bouche les grandes vérités du salut.
Missions et retraites « pour préparer les peuples à la mort, dit Grandet
(p.80), et qui eurent toutes un succès prodigieux. Les peuples, continue
l'historien, le suivaient en foule, et étaient tellement pénétrés de ses
discours qu'ils fondaient en larmes, éclataient en soupirs et en sanglots,
criant à haute voix miséricorde. Il s'était tellement rendu le maître de leurs
cœurs qu'ils eussent été prêts à le suivre jusqu'à l'autre bout du inonde, s'il
avait voulu les y conduire, et à prendre son parti dans toutes sortes
d'occasions. »
A Montbernage, sur la
paroisse de Sainte-Radegonde, mais fort loin de l'église, il transforma au
cours de la mission un lieu de réunions licencieuses, la grange de la Bergerie,
en un sanctuaire dédié à la Sainte Vierge, sous le vocable de Marie Reine des
cœurs. Le peuple s'y pressait chaque jour, pour dire le chapelet. « Si
quelqu'un, dit-il, en faisant ses adieux le jour de la clôture, accepte de
réciter ici la prière et le chapelet, les dimanches et fêtes et de chanter la
Petite Couronne à midi, j'y laisserai l'image de ma Bonne Mère ». Un ouvrier,
Jacques Goudeau, se présenta. Une belle statue de Notre-Dame fût alors
installée qui devait disparaître à la Révolution, mais y est revenue et y trône
toujours.
A Saint-Saturnin, il fit
mieux encore. Cette modeste paroisse était déshonorée par un jardin dit des «
Quatre figures », en raison de quatre statues qui l'ornaient, mais trop
justement surnommé par l'expressif langage populaire « la Goreterie ». Il
résolut de purifier cette sentine. Profitant des ténèbres de la nuit, il y
descendait et là mettait en jeu les grands moyens : longues prières à genoux,
les bras en croix ou étendu la face contre terre, volées de coups de
discipline. Puis, pour que la réparation fût publique, il y conduisit, sur la
fin de la mission, son auditoire, en procession générale. Au cours de son
sermon, alors que sa voix avait de la peine à dominer les sanglots de
l'assistance et les implorations de pardon, il répandit subitement la
consolation dans tous les cœurs en annonçant d'un ton prophétique que « ce lieu
serait un lieu de prière et qu'il serait desservi par des religieuses ». Un
jour, en effet, viendra (1758) où les Filles de la Sagesse y desservirent un
hôpital d'incurables, œuvre qui débuta d'ailleurs dès le lendemain de la
prophétie, le missionnaire ayant déposé, dans une anfractuosité de rocher et
confié aux soins d'une pieuse femme, un misérable abandonné de tous, auquel
vinrent s'adjoindre peu après deux autres infirmes.
Des monuments religieux
menaçaient ruine. Il commença par restaurer sur une des pîles du Pont-Joubert,
à l'entrée de Montbernage, un oratoire dédié à la Sainte Vierge, que les
Huguenots avaient mis à mal.
Si l'amour
de Marie
Dans ton
cœur est gravé,
En passant
ne t'oublie
De lui dire
un avé,
fit-il inscrire sur le
frontispice. Puis il s'attaqua au Temple de Saint-Jean tout proche de la
cathédrale. C'était en réalité un ancien baptistère, mais, dans la croyance de
l'époque, un temple païen que les chrétiens avaient consacré au culte du vrai Dieu.
Rendre à cette haute destination l'édifice délabré n'était pas une mince
entreprise. Le Doyen de la cathédrale en profita pour railler le prophète : «
N'est-ce pas, Monsieur Grignion, lui dit-il un jour, que vous avez été
transporté en l'île de Patmos et que Dieu vous a révélé que vous fissiez
rétablir le temple de Saint-Jean. — Dites ce que vous voudrez Monsieur,
répliqua le missionnaire, j'en viendrai à bout avec l'aide de Dieu». Il quêta,
non seulement fit le maître maçon, mais s'attela aux brouettes, et quelques
mois après, l'église était réparée de fond en comble.
Jusqu'ici rien, semble
t-il, qui pût attirer les foudres épiscopales. Car c'est là le problème qu'il
s'agit de résoudre. Faut-il alors incriminer certaines répressions de scandales
? En voici une qui faillit tourner au tragique. Un jour d'été, passant sur les
bords du Clain, il aperçoit en train de se baigner quelques jeunes garnements
qui s'amusaient à provoquer par leurs gestes polissons les lavandières. Il va
droit à eux et leur administra quelques coups de sa discipline. (Grandet p.60)
Cependant un des drôles se plaint à sa mère, laquelle se plaint à l'évêque, lui
laissant entendre que son fils est en danger de mort. Mgr. de la Poype, sans
prendre plus d'informations, envoie dire à M. de Montfort qu'il lui défend de
célébrer la messe. Interdire à notre saint de célébrer, autant lui enjoindre de
sortir du diocèse. Il était sur le point de prendre cette décision quand son
confesseur, le P. de la Tour, lui conseilla de patienter, qu'il allait trouver
l'évêque et le prier de se renseigner plus exactement. Naturellement le
plaignant n'avait eu aucun mal et la défense fut levée sans délai.
Autre fait rapporté par
Le Normand, procureur du roi au présidial de Poitiers, qui avait fait partie de
ce groupe de jeunes gens que M. Grignion, alors aumônier à l'hôpital, formait à
la piété[41].
« Un jour qu'il passait dans la Place royale, il entendit un officier jurer le
Saint Nom de Dieu ; il fut à lui vivement, le traita de malheureux, quoiqu'il
fût avec d'autres Officiers, et lui imprima malgré son libertinage une telle
crainte qu'il l'obligea sur le champ à demander pardon à Dieu à genoux et à
baiser la terre. Ce trait, vous paraîtrait incroyable si vous saviez le nom de
l'officier qui s'appelait Gantière, mais je puis vous le certifier... Dieu qui
faisait le principe de ses actions, dit le même narrateur, l'a plusieurs fois
oblige d'aller avertir des personnes même constituées en dignité tant dans
l'église que dans la robe et la noblesse, les faire taire lorsque par des
conversations ils profanaient le temple de Dieu... Il marchait dans nos rues
avec un air de béatifié et ne cherchait que l'occasion de réprimer le vice ».
Que l'autorité
ecclésiastique ait peu goûté ces interventions c'est plus que probable, mais
qu'elle les ait jugées compromettantes au point que le prêtre qui se les
permettait, reçût défense d'exercer le ministère, voilà qui n'est guère
vraisemblable. Pour expliquer l'interdit qui frappa le missionnaire, on
invoquera la jalousie provoquée par l'engouement populaire, les guérisons
miraculeuses, les vexations diaboliques dont il laissait courir le bruit, le
prophétisme, auquel, comme nous l'avons vu, il s'abandonnait parfois en chaire
; mais à quoi reconnaîtrait-on un envoyé de Dieu, si ce n'était justement à ces
signes ? C'est donc que l'autorité ecclésiastique en contestait chez M.
Grignion l'authenticité. Et pourquoi ? Aurait-ce été par esprit janséniste ?
Mais Mgr de la Poype n'avait aucune sympathie pour la secte. Bien plus, ce fut
par ses soins que vit le jour la célèbre Théologie dite de Poitiers, puis de
Toulouse (Compendiosae institutiones theologiae, 4 vol. in-12, 1708-1709). Il
passa même pour y avoir utilisé ses propres cahiers de Saint-Sulpice, revus par
deux jésuites. L'inspiration de l'ouvrage était résolument opposée au
jansénisme, opposée aussi au gallicanisme, jusqu'à ce que, peu d'années après,
dénoncé au chancelier de Pontchartrain comme «combattant de front les saintes
libertés de l'Eglise gallicane », l'ouvrage fut purgé par le fameux docteur
Ellies du Pin de « l'ultramontanisme dont il était infecté». Quant au Grand
Vicaire, M. de Villeroi, fils du maréchal de Villeroi, favori de Louis XIV, ce
n'est pas lui, quels qu'eussent été ses sentiments intimes, qui eût risqué de compromettre
sa fortune en entrant dans un parti contre lequel le roi venait de se prononcer
avec tant d'énergie, en obtenant de Clément XI la Bulle « Vineam Domini » qui
exigeait la soumission intérieure.
La seule explication
plausible, c'est que tant le Grand Vicaire que l'évêque se méprirent sur M.
Grignion comme s'étaient mépris les sulpiciens Leschassier et Brenier. Avec ses
pratiques d'un autre âge, ses vertus à grand éclat, sa touche mystique, l'homme
ne les rassurait guère. Possible qu'il fût un saint, et un saint à miracles ;
mais peut-être aussi n'était-il qu'un illusionné, sinon un maître fourbe. Il
serait bien étonnant que M. de Villeroi n'ait pas été de ces Grands Vicaires
dont Grandet nous dit qu'ils « le traitèrent d'ignorant, d'hypocrite et de
vagabond ». En tous cas, si l'on juge, à la façon dont il sévit à son égard, il
ne croyait guère à ses grands dehors de sainteté.
Il est évident que ce
n'est pas la seule mise en scène que nous allons rapporter qui motiva les
rigueurs dont le saint fut l'objet. Il n'en est pas moins significatif qu'elle
caractérisait bien sa manière et que les démonstrations d'humilité et
d'obéissance auxquelles il se livra à cette occasion n'étaient pas faites pour
tranquilliser des esprits soupçonneux. Nous citons Grandet (p.88) :
« La dernière mission
que fit M. de Montfort à Poitiers fut aux Religieuses du Calvaire, dont il
avait emprunté l'église pour y assembler le peuple... Il s'employa surtout à
faire des réconciliations dans les familles et à retirer des mains des libertins
des livres déshonnêtes et des tableaux représentant des choses obscènes. On lui
en apporta un si grand nombre qu'il résolut a l'exemple de saint Paul (Act.
XIX. 19) de les faire brûler publiquement. La pensée lui vint de représenter, à
l'exemple d'un jésuite espagnol, le monde sous la figure d'une femme habillée à
la manière des mondaines avec tous les ornements de vanité dont elles ont
coutume de se parer. On lui apporta plus de cinq cents livres et autant de
tableaux obscènes, et il les fit tous attacher autour d'un poteau, sur lequel
cette idole de paille était élevée pour les faire brûler ensemble ; son dessein
était ensuite de faire ériger une croix en la place de ce fantôme... Mais le
monde était trop intéressé dans ce spectacle pour ne s'y pas opposer ; des
libertins, pour rendre la chose plus ridicule, attachèrent des boudins et des
saucisses à la tête de cette figure en forme de pendants d'oreilles, sans que
M. de Montfort en eût aucune connaissance. Un curé de Poitiers travaillant avec
lui dans la mission, contraire à ses sentiments, au lieu de l'avertir
charitablement de ce qu'il trouvait à redire dans ce projet, alla trouver un
des Grands Vicaires de Monseigneur de Poitiers, alors absent pour faire sa
cour, et lui dépeignit ce bûcher avec des couleurs si noires et d'une manière
si ridicule, que M. le Grand Vicaire, craignant que cela ne tournât au mépris
de la religion, monta promptement en carrosse avec le curé et vint à l'église
du Calvaire ; ayant aperçu le bûcher à la porte où l'on disait qu'on allait
brûler le diable, il ordonna sur-le-champ qu'on ôtât cette idole, sans prendre
garde qu'il y avait de très mauvais livres et des tableaux déshonnêtes cachés
dessous.
« En même temps, une
foule d'artisans et d'écoliers se jetèrent dessus, les mirent en pièces,
abattirent l'idole, emportèrent les livres et les tableaux dans leurs maisons,
avec des huées et des risées extraordinaires, criant par les rues comme des
fous. Le diable joua si bien son personnage ce jour-là, qu'il fit devenir le mal
plus grand, car de particulier et de secret qu'il était, il le rendit public et
universel... Ce ne fut pas tout ; M. le Grand Vicaire accompagné du curé entra
dans l'église où M. de Montfort prêchait au milieu d'un peuple innombrable et,
après lui avoir imposé silence, il lui fit de très sanglants reproches de ses
imprudences et de son zèle indiscret et sortit. M. de Montfort, sans paraître
plus ému qu'à l'ordinaire, dit à ses auditeurs : « Mes frères, nous nous
disposions à planter une croix à la porte de cette église. Dieu ne l'a pas
voulu, nos supérieurs s'y opposent ; plantons-la au milieu de nos cœurs ; elle
sera mieux placée en cet endroit que partout ailleurs ». Puis il commença à
faire dire le chapelet... »
Telle est la version de
Grandet qui nous paraît plus sûre que celle de Blain (Ch. LX), adoptée par le
P. Besnard. Au dire du mémorialiste le mannequin, contrairement aussi au
témoignage de Le Normand[42],
n'aurait pas été le fait du missionnaire, mais de certains particuliers au «
zèle moins prudent et moins considéré ». Cette figuration, avec ses parures
dont, évidemment, des mondaines avaient fait elles aussi le sacrifice, était
cependant bien dans son style. Pourquoi n'aurait-elle pas été de son
inspiration, sans être pour cela de sa main ? On ne voit nulle part qu'il en
ait rejeté la responsabilité. Quant aux boudins et aux saucisses, c'est une
autre affaire. Blain les ignore. Il est clair que notre saint n'était pas
l'auteur de cette mascarade. Il s'en sera plaint sans doute en racontant la
chose, ce qui aura donné lieu à la méprise. Blain termine sa narration par ces
mots « Le récit de ce fait ainsi circonstancié a été fait par M. de Montfort
lui-même à un prêtre digne de foi et par quelques autres ecclésiastiques
spectateurs de l'événement ». Mais une preuve que leur mémoire a été peu
fidèle, c'est qu'ils mettent la scène de l'algarade sur la place de l'église,
au lieu même du spectacle, tandis que l'abbé Dubois[43],
alors aumônier de l'hôpital, la situe dans l'église, le missionnaire étant en
chaire. On ne voit pas écoliers et artisans faisant main basse sur les livres
et les tableaux sous les yeux de M. de Montfort et lui, gardant le silence. Le
pillage ne put se faire qu'à son insu et à l'insu du Grand Vicaire. Quand M. de
Villeroi sortit de l'église, toute la bande s'était envolée.
L'abbé Dubois note aussi
que, lorsque le Grand Vicaire imposa silence au prédicateur, celui-ci «
s'apercevant du dessein qu'on avait, se mit à genoux, tête nue, et essuya
humblement sans ouvrir la bouche tout ce qu'un faux zèle peut inspirer».
On devine le dépit de M.
de Villeroi après ce beau succès. Par son intervention inconsidérée et cette
peste de mauvais livres et de tableaux obscènes répandue, au grand scandale des
honnêtes gens, parmi le bon peuple, il s'était proprement couvert de ridicule.
Il lui convenait bien de donner des leçons de prudence ! Et le pis, c'était
qu'il avait fourni au missionnaire une occasion unique de faire admirer ses
vertus. Il revoyait son hypocrite à genoux dans la chaire, muet, les yeux mi-clos,
la tête basse, le dos courbé sous l'averse, dans la parfaite attitude d'un
criminel. H l'imaginait surveillant sa contenance et se disant : quel grand
saint je dois être aux yeux de tout ce peuple ! Et comme il n'avait pas manqué
de s'enquérir comment l'homme s'était comporté après son départ, la
tranquillité de M. Grignion ; ses paroles toutes de soumission et de piété ne
faisaient qu'imprimer davantage dans son cerveau l'image d'un Tartufe.
Peut-être cependant s'en
serait-il tenu là si la suite n'avait achevé de l'exaspérer car il se trouva
bien sans doute quelque âme charitable pour lui porter la nouvelle.
Craignant pour le succès
de la mission, le saint avait passé la nuit suivante en prière dans l'église
devant le tabernacle. Il fut assez surpris d'entendre dès la "pointe du
jour le bruit de toute une troupe piétinant devant la porte. C'étaient des
personnes qui s'étaient déjà confessées, mais qui avaient si bien parlé contre
le Grand Vicaire qu'elles n'osaient approcher de la Sainte Table sans être
réconciliées. Ainsi en alla-t-il de la masse du peuple[44].
Les confesseurs n'entendirent guère de pénitents qui n'eussent à déclarer ce
péché-là. Dans la journée, d'autres personnes qui avaient accusé le
missionnaire d'indiscrétion, allèrent sur l'ordre de leur confesseur, lui faire
publiquement des excuses[45].
Vint le jour de la clôture, M. de Révol, le Grand Vicaire déjà nommé à l'évêché
d'Oloron, que Mgr. de la Poype lui avait associé, avec plusieurs autres
prêtres, pour l'évangélisation de ces malheureux faubourgs, monta en chaire et
parla. Il releva hautement le mérite de M. de Montfort. Celui-ci parla aussi.
Il dit combien il déplorait le scandale qu'il avait donné, poussa un cri de
douleur au sujet de ces livres et de ces infâmes tableaux échappés au feu pour
la perte des âmes. Autre trait édifiant et qui fut fort remarqué : le prêtre
qu'il avait prié de l'assister comme diacre à la messe solennelle d'actions de
grâces était le curé même qui l'avait dénoncé à M. le Villeroi. Enfin, au grand
repas que, ce même jour, les Religieuses donnaient en l'honneur des
missionnaires, M. de Révol s'était promis. On l'attendit longtemps. Il n'arriva
qu'au milieu du dîner. « Encore m'a-t-il fallu, dit-il, m'excuser auprès de M.
l'Intendant qui désirait terminer la discussion d'une affaire. Mais pour rien
je n'aurais voulu manquer d'apporter à M. de Montfort ce nouveau et public
témoignage de la considération que j'ai pour lui >.
C'en était trop. S'il
n'avait tenu qu'à lui, M. de Villeroi aurait immédiatement envoyé M. Grignion
exercer son zèle ailleurs. En attendant le retour de l'évêque, il lui fallut le
supporter, et la mission du Calvaire ne fut pas, contrairement à ce que dit
Grandet, la dernière. Une autre la suivit de près, celle de Saint-Saturnin,
dont nous avons parlé et qui se termina, note Besnard, le 6 janvier 1706. Il y
a doute sur la date du sacre de M. de Révol. Des deux missions qu'avance
Laveille (p. 184 et 217), celle du 19 janvier 1705 est impossible, M. de Révol
ayant été associé tout au cours de cette année-là aux travaux du missionnaire,
celle du 8 novembre 1705 ne semble s'appuyer sur aucune référence. La plus
probable est celle du 17 janvier 1706 que soutint Aubert dans son Histoire de
la catholicité de Poitiers. Mais ce qui est sûr, c'est que Mgr. de la Poype
procéda lui-même au sacre dans sa cathédrale. Ainsi ne croyons pas que sur
cette histoire de bûcher et de mannequin, le prélat n'entendit qu'un son de
cloche. M. de Révol, qui n'avait pas craint de prendre part contre M. de
Villeroi, mit certainement les choses au point. Que le P. Besnard (Livre II) ne
vienne donc pas nous prétendre que Mgr. de la Poype fut circonvenu, « qu'on lui
fit une peinture si forte des singularités du missionnaire et des suites
fâcheuses qu'elles pouvaient avoir qu'il était de la sagesse de les prévenir et
d'écarter du ministère celui qu'on lui représentait comme capable de les
occasionner ». On nous dit que les Villeroi étaient puissants à Versailles,
sans doute, mais l'évêque de Poitiers n'avait pas une âme de courtisan. Et
eût-il voulu donner quelque satisfaction à son Grand Vicaire, c'eût été assez
d'admonester sévèrement M. Grignion. Il n'y a aucune proportion entre
l'érection de ce malheureux bûcher et l'interdit qui en frappa l'auteur et qui,
en outre, ne pouvait que rendre plus odieux à bien des gens M. de Villeroi et
desservir l'évêque lui-même jusque dans la société où, on le voit à maint
trait, M. Grignion comptait nombre d'admirateurs et d'amis. Mais on a
l'impression très nette que les vertus si peu discrètes de notre saint
partageaient profondément les esprits dans le monde ecclésiastique et
religieux. Les uns croyaient à sa sainteté, les autres n'y croyaient pas. Mgr.
de la Poype était pour le moins hésitant. M. Grignion s'attribuait le don de
prophétie, ne se défendait point des miracles qu'on lui prêtait, se comportait
en tout en inspiré. Naïveté ? Manque de jugement ? Affectation plus ou moins
consciente ? Orgueil secret ? Duperie du malin ? C'était là choses beaucoup
plus faciles à croire qu'un phénomène de sainteté qui, par ses dehors au moins,
dépassait toutes les normes et s'accordaient si peu à l'idéal de l'époque.
Ce ne fut pas à la
légère que le vertueux prélat se décida à écarter un ouvrier évangélique qui ne
reculait à aucune besogne et qui avait incontestablement opéré des merveilles
de conversion. Pour en arriver là, il fallait que l'homme lui fût bien suspect,
surtout quand on songe qu'il ne revint jamais sur sa décision, qu'à deux
reprises, comme nous l'avons relaté, la première six mois après cette
expulsion, la seconde près de huit ans plus tard, le missionnaire ayant eu
affaire à Poitiers, sa présence ne fut pas plus tôt connue de l'évêque qu'il
reçut l'ordre de vider les lieux dans les vingt-quatre heures.
Il y a toute apparence
que Mgr. de la Poype voulut attendre le départ de M. de Révol pour interdire le
missionnaire. Ce fut d'après Grandet le premier jour d'une retraite que le
saint donnait aux Religieuses de Sainte Catherine pour la préparation à la mort
qu'il reçut pendant son dîner la lettre qui lui enjoignait de sortir
immédiatement de Poitiers. Or, nous savons du même historien qu'il était encore
là au début du carême, ce qui nous reporte à un mois après le sacre de M. de
Réval, 17 janvier, le Mercredi des Cendres tombant cette année 1706, le 17
février. Mais un fait avait eu lieu tout récemment qui pourrait bien n'avoir
pas été sans influence sur Mgr. de la Poype.
« Environ le mardi gras,
raconte Grandet (p. 82). M. de Montfort, étant allé au collège pour se
confesser, le Père de la Tour, jésuite, son confesseur, lui demanda, après la
confession, où il allait dire la sainte Messe. M. de Montfort répondit que s'il
le souhaitait, ce serait dans leur église ; alors le Père de la Tour le pria de
la dire pour Mme d'Armagnac, femme du Gouverneur et Lieutenant du Roi de
Poitiers, laquelle était malade à l'extrémité et abandonnée des médecins. M. de
Montfort le lui promit, et après la messe, il vint dire au Père de la Tour qu'elle
ne mourrait pas de cette maladie, qu'il avait prié le Seigneur pour elle ;
alors le Père de la Tour qui connaissait le fond de son cœur et la simplicité
de son esprit, le pria d'aller porter cette bonne nouvelle à M. d'Armagnac qui
était fort affligé de la maladie dangereuse de son épouse. M. Grignion, sans
faire aucun retour sur lui-même obéit dans l'instant, entra dans la chambre de
la malade et lui dit, Madame, vous ne mourrez pas de cette maladie, Dieu veut
vous laisser sur terre pour continuer vos charités aux pauvres. En effet, elle
commença à se mieux porter, et elle a encore vécu douze ans, depuis M.
d'Armagnac a déposé ce fait avec serment, devant Notaire, le 28 novembre 1718
».
Grandet note cet
événement comme un des trois principaux qui marquèrent à Poitiers la carrière
apostolique de l'homme de Dieu et le firent regarder, dit-il, comme un saint et
un prophète. Mgr. de la Poype s'inquiéta-t-il de l'engouement des Poitevins ? Toujours
est-il que la mesure qu'il prit contre le missionnaire si peu de jours après,
peut-être même dès le lendemain, au risque de blesser au vif M. et Mme
d'Armagnac, montre bien qu'il ne partageait pas le sentiment de ses diocésains.
Et ce qu'il allait apprendre sous peu n'était pas précisément propre à dissiper
ses doutes. M. Grignion, ce si parfait obéissant, ne s'était pas tenu pour
battu. Il n'avait quitté Poitiers que pour aller à Rome trouver le Saint Père,
et afin que personne ne l'ignorât, il avait eu soin d'adresser aux « chers
habitants de Montbernage, de Saint-Saturnin, de Saint-Simplicien, de la
Résurrection, et autres » qu'il avait évangélisés, une longue épître, dans
laquelle, après leur avoir donné d'excellents conseils, il leur annonçait « ce
long et pénible voyage à la charge de la Providence ». A l'entendre, c'était un
pèlerinage qu'il entreprenait pour obtenir de Dieu leur persévérance. Il
n'oubliait pas de gémir sur sa propre misère, sa malice et son indignité
demandait à ses chers enfants de prier Dieu de l'aider dans sa faiblesse, ce
qui l'amenait naturellement à parler de ses persécuteurs. « J'ai, disait-il, de
grands ennemis ; en tête tous les mondains qui estiment et aiment les choses
caduques et périssables, me méprisent, me raillent et me persécutent, et tout
l'enfer qui a comploté ma perte, et qui fera partout soulever contre moi toutes
les puissances. » Autant de mots qui se passaient de commentaires. Et il
continuait, ne doutant pas qu'avec les prières des bonnes âmes à la Sainte Vierge,
il vaincrait tous ses ennemis et lui-même pour la plus grande gloire de Dieu.
Enfin, il comptait bien revenir. « Adieu sans adieu, car si Dieu me conserve en
vie, je repasserai par ici, soit pour passer dans un autre pays, parce que Dieu
étant mon Père, j'ai autant de lieux à demeurer qu'il y en a où il est
injustement offensé par les pécheurs ». Etonnons-nous après cela de la
réception qui l'attendait à Poitiers à son retour de Rome.
Il faudra sa mort
admirable pour dissiper les doutes du bon évêque. Mais alors le revirement sera
complet. De tous ses persécuteurs, Mgr. de la Poype sera le seul à lui faire
amende honorable ! Alors qu'à Nantes, au dire de Blain (Ch. LXXV), Mgr. de
Beauvau et quantité de prêtres ne peuvent entendre parler de ses miracles,
l'évêque de Poitiers[46],
dès 1718, deux ans après la mort du missionnaire, permet d'instituer dans sa
ville épiscopale une enquête sur cinq miracles dont auraient bénéficié ses
diocésains, remet, sans doute au P. Mulot, successeur du grand apôtre, un certificat,
que nous a conservé Grandet, où il témoigne hautement de ses admirables vertus
; enfin, voudrait tant contribuer à porter sur les autels celui qu'il a si
complètement méconnu et si injustement persécuté qu'il lui demande des miracles
et, en ayant obtenu un, s'empresse, le 13 décembre 1725, d'en envoyer le
rapport à Grandet en quête de documents et termine sa lettre par ces mots : «
Dieu soit béni qui manifeste combien ce serviteur de la divine Majesté lui a
été agréable pendant sa vie et l'est encore après sa mort ».
Tandis que M.
Leschassier dicte à Grandet sur sa mésaventure de directeur spirituel quelques
lignes où il ne pense qu'à justifier discrètement sa méthode, Mgr. de la Poype
ne songe nullement à suggérer au biographe la moindre défense de sa regrettable
conduite. Grandet n'aura pas un mot pour atténuer, bien qu'il écrivît du vivant
de l'évêque, sa responsabilité dans cette déplorable affaire d'interdit qui
fera le scandale des historiens futurs. Quant à M. de Villeroi, élevé en 1714
sur le siège archiépiscopal de Lyon, il sut sans doute quelque gré au biographe
d'avoir tu ce qui n'était cependant un secret pour personne, le nom du Grand
Vicaire qui s'était si fâcheusement illustré dans la circonstance et dont, en
sa lettre documentaire à Grandet, l'abbé Dubois aumônier de l'hôpital de
Poitiers, relevait impitoyablement le pas de clerc... Mais nous aurons, après
ce chapitre, toute une note sur ce prélat.
Dans cette lettre aux
chers habitants de Montbernage et autres lieux, nous avons retrouvé l'homme aux
airs de sainteté trop accusés pour n'être pas facilement soupçonné
d'affectations. Certes, notre saint n'était pas un naïf. Cependant, il ne
semble pas, tellement cette manière lui était naturelle, qu'il ait jamais pensé
qu'on pût s'y méprendre et que ses persécuteurs ecclésiastiques n'étaient pas
nécessairement ou circonvenus ou de mauvaise foi. Et pourtant, en combien de
circonstances ne pouvait-on pas se demander s'il ne jouait pas la comédie, tant
il allait loin.
Un Grand Vicaire « lui
dit un jour, écrit Grandet (p. 339), tout ce que la colère la plus outrée peut
inspirer de plus mortifiant, à quoi il ne répondit jamais autre chose, sinon
qu'il suivait toujours les ordres de nos seigneurs les Evêques dans leurs
diocèses et qu'il ne faisait rien contre leur volonté ». Un autre saint s'en
fût tenu là. Mais ce n'était pas assez pour lui d'avoir gardé son calme sous ce
torrent d'injures et de s'être justifié ensuite sans un mot d'aigreur. Pour se
vaincre encore davantage et marquer à son insulteur qu'il ne lui retirait rien
de son respect et de sa confiance, que fait-il ? « Il lui demanda, dit Grandet,
la grâce de le confesser ». C'était bien sans doute la dernière chose à
laquelle le Grand Vicaire pouvait s'attendre : « Je reviendrai vous trouver »,
lui dit-il. Il le fit patienter deux heures « après quoi il le renvoya sans
vouloir l'entendre ». Grandet en est tout scandalisé. Cependant, à moins que le
missionnaire ne fût un inconscient, et il ne l'était certainement pas, il ne
pouvait être ici qu'un saint ou un cafard. Il ne semble pas du tout que ce fut
pour se jouer de lui que l'irascible Grand Vicaire lui dit de l'attendre. De
fait au bout de deux heures, il revint voir si son pénitent était toujours là.
Etourdi par cette demande insolite de confession, n'avait-il point plutôt voulu
prendre le temps de réfléchir, traînant aussi peut-être dans l'espérance que M.
Grignion le croirait retenu par quelque occupation et n'aurait pas la patience
de l'attendre.
Autre fait qui n'eut
lieu que trois ans plus tard et dans le diocèse de Nantes, mais qui rappelle
trop l'attitude du missionnaire dans la chaire des Calvairiennes, pour que nous
ne le rapportions pas ici.
En notre premier
chapitre, nous mettions en bonne place parmi les ecclésiastiques persécuteurs,
le curé de la Chevrolière. Revenons à ce singulier pasteur et à son exploit.
Depuis quelques mois, M.
de Montfort travaillait dans ce diocèse, sous la protection de M. Barrin, Grand
Vicaire, dont la famille, une vieille famille bretonne, était en relation
intime avec les Grignion. Sans doute n'y manquait-il pas déjà d'ennemis et de
calomniateurs. Il fut retenu par M. Barrin, pour donner une mission à la
Chevrolière, en compagnie d'un jeune prêtre ordonné de l'année précédente et
originaire du diocèse, M. des Bastières. Brouillé pour une question d'intérêt,
le transfert de fondations de messes, avec deux familles nobles de la paroisse qui
étaient au mieux avec M. Barrin, le curé, au premier mot de ce projet, se
cabra. Il ne voulait ni de la mission ni des missionnaires. Le Grand Vicaire[47]
dut les lui imposer d'autorité. Alors, loin de désarmer, il lit tout pour
détourner ses paroissiens d'assister aux exercices. N'y réussissant qu'assez
mal et constatant le succès croissant de M. de Montfort, son action sur son
auditoire, un matin, il n'y tint plus. Le prédicateur venait de terminer son
sermon, tout le peuple sanglotant. Il ne lui laissa pas le temps de descendre
de chaire. Revêtu du surplis et de l'étole, debout au milieu de l'autel : «
Misereor super turbam. J'ai pitié de cette foule », s'écria-t-il. Et commentant
son texte : « Je me vois obligé, mes chers paroissiens, étant votre pasteur, de
vous avertir charitablement que vous perdez votre temps à venir à cette mission
; on ne vous y apprend que des bagatelles ; vous feriez bien mieux de rester
chez vous et de travailler pour gagner votre vie et celle de vos enfants ;
c'est à quoi je vous exhorte de tout mon cœur ». Et, ajoute Grandet, beaucoup
d'autres pauvretés qui faisaient pitié à tous ceux qui les entendaient.
Cependant, au lieu de
rester tranquillement debout en chaire dans une attitude modeste, M. Grignion
avait entendu cette pièce d'éloquence dans la même posture de coupable où nous
l'avons vu à Poitiers sous les invectives de M. de Villeroi, à genoux, les yeux
baissés, les mains jointes, sans un mouvement, tel qu'un enfant qui sent sa
faute et qui n'a pas à perdre un mot de la réprimande qu'on lui fait. Et comme
s'il n'avait pas encore assez marqué par là son respect pour l'autorité
pastorale, étant descendu de chaire et passant devant le curé qui avait regagné
son siège, il lui fit, ce que la liturgie n'avait pas prévu, une profonde
inclination ; puis, allant retrouver son compagnon M. des Bastières : « Venez,
mon cher ami, lui dit-il, venez chanter avec moi le Te Deum pour remercier
notre bon Dieu de la charmante croix qu'il lui a plu de nous envoyer ; j'en ai
une joie que je ne saurais exprimer ». Et les voilà tous les deux psalmodiant à
mi-voix le Te Deum devant le Saint-Sacrement, à quelques pas du curé, qui
naturellement les suivait de l'œil et devait bien saisir aussi quelques bribes
de leur récitation, se demandant ce que cela pouvait bien signifier.
Cette petite scène
explique peut-être ce qui arriva peu de jours après, car on pense bien que l'inclination
que fit M. Grignion en passant devant le curé ne fut pas quelconque. Il y mit,
selon son ordinaire, toute l'expression possible. Ce fut lent, profond,
révérencieux à l'extrême. Le curé eut le mérite de se contenir, car il ne vit
là évidemment qu'une hypocrisie de plus, un merci ironique adressé à son
censeur, en même temps qu'un beau geste pour s'attirer l'admiration de
l'assistance. L'air à la fois rayonnant et dévot du missionnaire pendant la
récitation du Te Deum n'était pas davantage pour le détromper. Cette tête
penchée sur l'épaule, ces mains jointes pressées contre la poitrine dans une
crispation de ferveur, ces yeux tendrement fixés sur le Saint-Sacrement, ne
pouvaient lui sembler que de la plus haute farce.
Il fallait arracher le
masque à ce maître fourbe. Un soir donc, à la sortie du sermon, voilà notre
curé, son vicaire et plusieurs autres prêtres, guettant dans le cimetière
l'arrivée du missionnaire. A peine eut-il paru au milieu du flot de
l'assistance que ce fut une tempête d'injures. II n'était qu'un voleur, un
fourbe, un charlatan, un perturbateur du repos public ; il ne faisait de
missions que pour s'enrichir aux dépens des pauvres, il séduisait les gens
simples par ses enchantements. Au lieu de passer rapidement son chemin le saint
s'était arrêté et se tenait silencieux, immobile, le visage serein, sous ce
débordement d'outrages, à la grande admiration du peuple et à l'exaspération
redoublée du curé et de sa bande, lesquels ayant épuisé leur vocabulaire
d'injures, éclatèrent en de terribles menaces, lui assurant entre autres qu'ils
le poursuivraient partout où il irait, l'« unique vérité, remarque des
Bastières, qu'ils aient proférée dans la circonstance. » Comme ils allaient
enfin s'éloigner : « Messieurs, leur dit le missionnaire, d'un ton plein de
modération et de douceur, j'appelle au juste jugement du Juge des vivants et
des morts de toutes les faussetés que vous venez de dire contre moi ». Et se
retirant : « Je demande au Seigneur qu'il vous fasse tous des saints ; je vous
prie de me pardonner tous les sujets de peine que j'ai eu le malheur de vous
causer contre mon intention. Adieu, messieurs ».
Le curé n'était pas au
bout de ses surprises et s'il gardait encore quelques doutes sur l'hypocrisie
de M. Grignion, ce ne devait pas être pour longtemps. En effet, la mission
achevée : « Eh bien, nous allons faire nos adieux à M. le curé ? », dit le
saint à son compagnon. Et les voilà partis tous les deux. Laissons M. des
Bastières nous conter l'entrevue et les grandes démonstrations d'amitié du
missionnaire à son offenseur. « Il lui parla avec tant de douceur et de charité
que j'en fus charmé, car il demanda mille pardons pour les prétendus sujets de
chagrins qu'il avait pu lui causer. Je vous assure, Monsieur, lui dit-il, en
l'embrassant tendrement, que je prierai toute ma vie le Seigneur pour vous, je
vous ai trop d'obligations pour jamais vous oublier, je m'estimerai trop
heureux si je pouvais trouver quelque occasion de vous rendre service. »
Abasourdi, le curé le laissa faire, bredouilla quelques banalités. Seul, sans
sa meute, il n'osa éclater, ayant d'ailleurs peine à croire à tant
d'effronterie et se disant à part lui, comme l'avenir le prouvera : « Et moi
non plus, sois-en sûr, je ne t'oublierai pas ».
Autre exemple. Nous
avons mentionné ce religieux prêtre qu'il s'était associé pour une mission, et
qui, pendant le mois qu'elle dura, ne cessa de la calomnier, « publiait partout
qu'il vendait les sacrements et qu'il était un des plus zélés sectateurs de
Simon le magicien, et osait assurer sur sa vie qu'il était sorcier. « Je fus si
scandalisé de la conduite de cet indigne calomniateur, dit M. des Bastières,
que je crus être obligé en conscience d'avertir M. de Montfort de ce qu'il
disait contre lui ; je fis même tous mes efforts pour l'engager à le congédier
: mais le serviteur de Dieu, bien loin de suivre mon avis, le comblait
d'honnêteté, lui faisait mille amitiés, le faisait placer à table à sa droite,
et il ne lui a jamais fait aucun reproche de ce qu'il savait de lui ».
Une si sainte et si
charitable manière d'agir, continue M. des Bastières, a fait des effets si
extraordinaires et si prodigieux sur les esprits de la plupart de ses
persécuteurs, qu'un grand nombre sont devenus ses plus fidèles amis »[48].
Besnard (Livre III) en
cite un exemple à la Chevrolière : « Un des prêtres qui lui avaient été le plus
opposés lui demanda pardon, rendit un témoignage authentique à ses vertus et le
pria de l'associer à lui pour travailler à l'œuvre des missions. Il se signala
même par un trait de zèle pour une des dévotions que M. de Montfort avait le
plus à cœur, celle du saint-Rosaire. Ayant été chargé pendant une mission de le
faire réciter, un jour, il se mit à en relever l'excellence en présence de tout
le peuple qui se disposait à entendre le sermon, et dans le même moment,
emporté par un mouvement extraordinaire de zèle pour cette sainte prière, il
fit vœu à haute voix de le réciter tous les jours de sa vie. Sa conduite
répondit constamment aux premières démarches de sa ferveur. Il fit de grands
fruits dans l'exercice de son ministère et persévéra jusqu'à la mort dans la
fidélité à ses devoirs ».
Autre exemple, cité
encore par Besnard (Livre IV), après le témoignage élogieux des trois chanoines
de la Rochelle, chargés par l'évêque d'entendre les sermons du missionnaire, si
critiqués par ses diffamateurs.
« Pour qu'il ne manquât
rien à la justification de M. de Montfort, Dieu voulut que plusieurs de ceux
qui avaient le plus cherché à l'humilier fussent les premiers à faire de lui
les plus grands éloges. L'un d'eux, homme de qualité, ayant tenu publiquement
des propos désavantageux de sa conduite et de ses sermons, ressentit un jour,
en l'entendant prêcher, un remords si vrai et si pressant, que le lendemain, de
grand matin, il alla le trouver, lui fit des excuses et lui avoua qu'il n'avait
pu dormir toute la nuit tant sa conscience lui avait fait de reproches sur ce
qu'il avait dit à son sujet. Le saint le reçut avec les égards dus à sa
condition, lui parla avec bonté, acheva de le gagner à Dieu et trouva dans la
suite en lui un de ses plus zélés défenseurs. Un autre qui était venu jusqu'à
faire des railleries impies et scandaleuses de ce que le touchant prédicateur
disait en chaire, tomba peu de temps après dangereusement malade. Il le fit
prier de venir le voir, lui demanda pardon de tous ses excès, devant ceux de sa
famille qui se trouvaient alors à la maison, et s'offrant même à rétracter par
un désaveu public ce qu'il avait faussement avancé contre lui, et sur ce que
l'humble prêtre lui en fit une défense expresse, il le fit d'une manière plus
persuasive encore en le priant de vouloir bien être le dépositaire de sa
conscience. Il lui fit une confession générale de toute sa vie et mourut
saintement entre ses bras »
On peut juger à ces
exemples divers que, parmi ceux qui de persécuteurs devinrent ses amis, les uns
l'avaient combattu de bonne foi, les autres aveuglés par la passion. Mais alors
que ses héroïques démonstrations de patience et de pardon en retournaient ainsi
plusieurs, elles ne faisaient qu'en enfoncer d'autres dans l'idée ou du moins
dans le soupçon qu'il n'était qu'un hypocrite.
LE CAS DE M. DE VILLEROI
« Le jansénisme régnait
à Poitiers en 1705, favorisé par M. de Villeroi, vicaire général de Mgr. de la
Poype, écrit Mgr. Laveille. Cet ecclésiastique, à peine âgé de vingt-huit ans,
dont le principal mérite était d'être fils du maréchal de Villeroi, devait
devenir, plus tard, archevêque de Lyon et y exercer, avec plus d'autorité, la
fâcheuse influence qu'on lui attribuait à Poitiers ».
Et en note :
« ... Nommé archevêque
de Lyon, en 1714, il fut sacré à Paris dans l'église de la maison professe des
jésuites, le 30 novembre 1715 ».
Un fils du favori de
Louis XIV soutenant les jansénistes et faisant par sectarisme cet éclat contre
M. Grignion l'année où le grand roi, pour en finir avec le subterfuge du «
silence respectueux », obtenait de Clément XI la bulle Vineam Domini ; de plus, dix ans plus tard, alors que, Louis XIV
venant de mourir, les jansénistes relevaient la tête, ce même Villeroi, après
avoir été sacré dans la chapelle de la maison professe des jésuites, réservant,
sur le siège de Lyon, sa sympathie à leurs adversaires ; était-ce croyable ?
Pour en avoir le cœur
net, nous écrivîmes au professeur d'histoire du scolasticat des Pères jésuites
de Lyon. Celui-ci voulut bien s'intéresser à la question et, pour plus de
sûreté, communiqua notre lettre à un de ses amis très versé dans l'histoire de
Lyon. Une quinzaine de jours après, il recevait de cet ami, qui n'était autre
que M. Antoine Lestra, la réponse que voici :
« Tu dois trouver que je
suis bien long à te répondre, mais j'ai voulu te dire des choses certaines.
Une première démarche
aux archives de l'archevêché n'a donné aucun résultat. L'archiviste m'a répondu
qu'il ignorait tout de l'épiscopat de François Paul de Villeroi.
Je savais que
l'archevêque avait introduit le culte du Sacré Cœur dans le diocèse et qu'il
était comme son oncle fort ami des jésuites. C'était être sûr qu'il n'avait été
en rien jansénisant. Les Villeroi comptaient traditionnellement parmi les
adversaires des jansénistes. L'oncle de François-Paul, le grand archevêque
Camille, l'était au point que, lorsqu'un curé subissait l'hostilité d'un évoque
janséniste, il en appelait à l'Officialité primatiale de Lyon qui le
rétablissait dans ses droits.
Pour te donner quelques
détails précis, j'ai fait une seconde démarche aux archives départementales, et
voici ce que je puis te dire :
1716. Les dominicains,
en l'absence de l'archevêque François Paul de V., obtiennent d'un vicaire
général l'atténuation des thèses de théologie du P. Binet, s.j. A son retour,
l'archevêque va célébrer la Fête-Dieu chez les jésuites, y donne la bénédiction
et passe trois heures avec eux « en témoignage de son affection pour la
Compagnie »
1716. La même année, un
dominicain ayant dit en chaire que saint François Régis avait dû quitter la
Compagnie se voit retirer le droit de prêcher dans le diocèse par l'archevêque.
1717. Les Bénédictines
de St-Pierre et Mme de Villeroi intercèdent pour ce dominicain. L'archevêque
retire sa sanction, mais va dîner en janvier chez les jésuites. La même année,
il présidera leurs thèses.
1718. 3 décembre,
Mandement de Mgr. F.P. de Neuville instituant la fête du Sacré Cœur dans tout
le diocèse : « Habitez souvent, mes très chers Frères, dans le cœur de Jésus : Per vulnera carnis patent arcana cordis,
vous dit St Augustin. Vous y trouverez les avantages de protection, de
nourriture, de rafraîchissement et de repos que St Bernard qui en avait fait
l'expérience, vous promet ».
Voilà qui fait, me
semble-t-il, une démonstration en forme. Tu trouveras peut-être plus et mieux
dans le P. G. Guitton dont je n'ai pas l'ouvrage ronéotypé sur les jésuites à
Lyon sous L. XIV et L. XV.
Affectueusement.
Antoine.
On ne s'étonne pas de
l'absence de documents à l'archevêché quand on sait comment, en 1793, Lyon fut
traité par la Convention, qui aurait voulu effacer jusqu'à son nom et lui donna
celui de Commune-Affranchie.
Succession des
archevêques de Lyon :
1653-1693 Camille de
Neuville de Villeroi, le grand archevêque
1693-1714 Claude de
St-Georges.
1714-1731 François Paul
de Neuville de Villeroi.
L'expulsion de J-F.
Régis de sa Congrégation (accusation articulée en chaire contre les jésuites
par le dominicain) avait été inventée de toutes pièces par un janséniste d'une
rare effronterie, Louis Maille (né à Brignoles, en Provence), alors que se
préparait à Rome la béatification de l'apôtre du Vivarais, béatification qui
serait une victoire pour la Compagnie de Jésus et qu'il fallait empêcher à tout
prix. Cet ecclésiastique, qui n'en était pas à sa première intrigue, eut le
front d'aller conter sa fable à l'avocat même de la cause, le jeune Prosper
Lambertini, le futur Benoit XIV. Il se répandit en louanges sur les vertus et
les miracles de François Régis. Lui-même avait reçu de ce saint missionnaire
des grâces insignes et lui était fort dévot. Au milieu de ces éloges, il
insinuait que les jésuites, jaloux de ses succès, l'avaient exclu de leur
société, et qu'il était mort vicaire â Lalouvesc. On devine la stupeur de
Clément XI, quand Lambertini lui fit part de cette révélation. On procéda à une
nouvelle enquête, et la fourberie fut si bien démasquée que son auteur fut
incarcéré au château Saint-Ange[49].
Voilà donc un Villeroi
qui non seulement n'était ni janséniste ni jansénisant, mais qui ne ressemble
en rien au Villeroi que suggère Grandet, écrivant d'après ses informateurs : ce
Villeroi sujet aux préventions, impulsif, violent, dur, cassant. Dans le
vicaire général de Mgr. de la Poype qui semonça si vertement en public M.
Grignion et le fit chasser de Poitiers, eût-on jamais pensé voir un ami des
jésuites, de ces religieux si paternels à notre saint, qui avait pour
confesseur l'un d'entre eux, le P. de la Tour, et, avec leur agrément, formait
à la piété et à la pratique de la pénitence une quinzaine de leurs écoliers,
l'élite du collège ? Homme de Dieu et homme de cœur, tel apparaît l'archevêque
de Lyon, zélé propagateur de la dévotion assez nouvelle au Sacré Cœur de Jésus,
ennemi de l'intrigue, de la fraude et du mensonge, sensible à la peine des
calomniés et prompt à leur témoigner sa sympathie ; bref un ecclésiastique
digne en tout point de l'estime de l'excellent Mgr. de la Poype, alors qu'il
n'était qu'un de ses Grands Vicaires.
Le fait qu'un homme
d'Eglise de son mérite et aussi instruit des comportements habituels de M.
Grignion l'ait traité d'une manière apparemment si injuste est une nouvelle
preuve que ceux dont le missionnaire eut tant à souffrir n'étaient pas
nécessairement des personnes aveuglées par la passion, prévenues ou
insuffisamment renseignées. Le bûcher de mauvais livres avec sa figure du
diable ne fut pour M. de Villeroi qu'une occasion de jeter à la face de M.
Grignion devant son auditoire de naïfs admirateurs ce qu'une autorité
diocésaine pensait de ses extravagances et de mettre en garde un peuple trop
crédule. Grandet nous a dit jusqu'à quel point au cours de ses missions, en
ville et dans les faubourgs, l'apôtre avait conquis la masse des Poitevins. Il
fallait mettre un terme à cet engouement. Encore, pour éviter le scandale, M.
de Villeroi ne dut-il pas dire ce qu'il pensait depuis longtemps de la personne
même du missionnaire, car, si M. Grignion n'était certainement pas le saint que
croyait le peuple, que pouvait-il bien être avec tout son extérieur si affiché
de sainteté ? Et quel saint, quel prodige d'humilité, aurait-il fallu qu'il fût
pour qu'un tel succès ne lui tournât pas la tête ?
Le P. Besnard nous dit
que Mgr. de la Poype, absent au moment du bûcher, fut fortement impressionné
par la peinture qu'on lui fit des singularités du missionnaire. Mais
qu'avait-il à apprendre sur M. Grignion, depuis plus de trois ans qu'il le
voyait à l'œuvre ? Supposé qu'à son retour Mgr. de Révol, sacré à Poitiers, le
8 novembre 1705 (date fournie pas Laveille p.184), fût déjà parti, comme c'est
vraisemblable, pour son évêché d'Oloron, le prélat ne pouvait ignorer le haut
témoignage d'estime que son ancien Vicaire Général, de quinze ans plus âgé que
M. de Villeroi, avait tenu à rendre au missionnaire après sa sanglante
humiliation.
A propos de cet incident
du bûcher, M. Dubois, directeur général de Poitiers, et ancien confrère de
notre saint dans cet établissement, écrivant à Grandet[50]
(25 mai 1718) une lettre pleine de précieux détails, notait celui-ci : « Tout
le monde sait la grande humiliation que lui attira une femme superbe et
orgueilleuse sur la fin d'un mission, parce qu'il lui avait refusé une croix
qu'on mettait sur le bras, pour quelque opiniâtreté invincible de cette
entêtée. Elle employa le crédit des puissances ecclésiastiques pour se venger
de ce prétendu affront, et à, la fin d'un discours public de notre zélé missionnaire,
on lui en fit une correction publique dans l'église, lui encore en chaire».
Pourquoi Grandet dans
son récit ne rapporte-t-il pas cette précision et se contente-t-il d'incriminer
un curé de Poitiers associé à M. Grignion dans le travail des missions et
contraire à ses sentiments, lequel, au lieu d'avertir celui-ci des boudins et
des saucisses que des libertins avaient pendus à la tête du mannequin de la
mondaine figurant le diable, alla trouver un des Grands Vicaires (M. de
Villeroi) et lui fit la description que l'on sait ? L'historien, informations
prises, n'aurait-il vu dans le détail donné par Dubois et si peu flatteur pour
le curé dénonciateur et pour le Grand Vicaire qu'un racontar ?
Typique est le cas de M.
de Villeroi. Il nous dit combien on doit se méfier du jour sous lequel la
plupart des informateurs du premier biographe de Montfort, grands admirateurs
du missionnaire pendant sa vie et plus encore après sa mort en odeur de
sainteté, nous montrent les gens d'Eglise qui le persécutèrent. Sans nommer M.
de Villeroi dans sa lettre au Doyen de Saint-Laurent-sur-Sèvre, le P. de la
Tour[51]
le met sans doute au nombre des supérieurs ecclésiastiques qui, sous prétexte
que la prudence surnaturelle et le zèle ardent de M. Grignion lui faisait faire
des choses qui selon la prudence ordinaire, passent pour des actions
imprudentes et ridicules, le condamnaient, le maltraitaient, l'arrêtaient,
l'interdisaient. Pour lui et pour les autres attestateurs des vertus du
missionnaire, il fallait être aveuglés par le préjugé et manquer complètement
d'esprit surnaturel pour ne pas croire à sa sainteté tellement elle était
évidente.
CHAPITRE VIII
IL S'AGREGE A LA TROUPE DE M. LEUDUGER, SUCCESSEUR DU P. MAUNOIR. COMMENT
IL EN FUT EXCLU, ET POURQUOI IL JUGEA BON DE QUITTER LE DIOCESE DE SAINT-MALO.
Revenu de Rome avec le
titre de Missionnaire Apostolique et la désignation par le Souverain Pontife de
son champ d'action, M. Grignion avait pris de Poitiers la route du Mont
Saint-Michel pour mettre sous la protection du grand Archange sa campagne
d'évangélisation. S'étant de là transporté à Rennes, il y retrouva, à ses
visites à l'hôpital, le vieil aumônier qu'il avait connu au temps qu'il était
étudiant au collège des jésuites, M. Bellier. « J'engageai M. Grignion, revenu
de Rome dans notre ville, écrira plus tard cet homme de Dieu, d'aller dans
l'évêché de Saint-Brieuc avec un des premiers et des meilleurs missionnaires du
royaume, nommé Leuduger, mon bon ami ou plutôt mon maître, afin de travailler
sous la conduite d'un directeur aussi expérimenté, autant approuvé de tout le
monde que le bon M. Grignion a été persécuté pour être extraordinaire »[52].
M. Leuduger, chanoine
scolastique de Saint-Brieuc, successeur du P. Maunoir et héritier de ses
méthodes, notre saint avait souvent pensé à lui comme à l'homme de France
probablement le plus entendu dans la conduite des missions paroissiales. Mais
son intention était bien que si, un jour, il se mettait à son école, ce serait
uniquement pour profiter de son expérience et non pas, comme l'espérait le bon
aumônier, pour s'instruire dans l'art, auquel il s'était montré si réfractaire
à Saint-Sulpice, d'être approuvé de tout le monde. Est-il possible, soit dit en
passant, que trois ans après la mort du grand missionnaire, dont la puissance
apostolique hors de pair avait été incontestablement due à ce qu'il y avait
d'extraordinaire en lui, un saint prêtre comme M. Bellier n'en ait pas été
frappé et que, loin de voir un don de Dieu en ce qui caractérisait si fort M.
Grignion, il ait continué à le déplorer comme une disgrâce de la nature ? Il
aurait fallu prévoir qu'associé à M. Leuduger, l'homme ne trancherait pas
seulement sur ses compagnons, mais les surpasserait à tel point qu'il leur
porterait fatalement ombrage et qu'une rupture pénible arriverait un jour ou
l'autre. Il n'est pas impossible que le saint ait pressenti la chose et qu'il
ait balancé à prendre parti. Nous le voyons en effet s'attarder jusqu'à la fin
de l'année et même au-delà à Rennes et dans le diocèse de Saint-Malo, prêchant
retraites et missions avec un zèle et un don de gagner les âmes qui le
faisaient demander partout.
Enfin, le voilà avec M.
Leuduger. Celui-ci dirige une mission à la Chèze, près de Loudéac, avec toute
une équipe d'auxiliaires, au nombre desquels donc M. Grignion. Chacun pensait
sans doute que le nouveau venu, qui était aussi un des plus jeunes de la
troupe, sinon le plus jeune, se tiendrait modestement à sa place, la dernière.
De fait, on lui laisse le ministère des catéchismes et le soin des pauvres.
Mais voici ! Trois siècles auparavant, l'illustre dominicain saint Vincent
Ferrier était passé à la Chèze. Prêchant un jour devant un peuple immense, dans
une vaste lande appelée depuis lande de la Ferrière, près d'une chapelle qui
menaçait ruine, Notre-Dame de Pitié, il commença par se désoler sur le triste
état d'un sanctuaire dédié à la Mère de Dieu, puis, soudain, éclairé d'en-haut,
il prédit qu'on en verrait un jour la restauration, que même cette œuvre était
réservée « à un homme que le Tout-Puissant ferait naître dans les temps
reculés, homme qui viendrait en inconnu, homme qui serait beaucoup contrarié et
bafoué, homme cependant qui, avec le secours de la grâce, viendrait à bout de
cette sainte entreprise ». M. Grignion n'eut pas eu plus tôt connaissance de
cette prophétie qu'il se reconnut à ces traits. « C'est moi, dit-il, devant la
paroisse assemblée, qui, malgré ma misère, tenterai l'œuvre annoncée par saint
Vincent Ferrier. Je n'ai aucune ressource assurée, mais Dieu m'aidera». Et sans
plus attendre, il embauche toute une équipe d'ouvriers. Les travaux furent
poussés avec tant d'ardeur qu'à la fin de la mission de Plumieux qui suivit
celle de la Chèze, la chapelle était achevée, une des plus belles chapelles de
l'évêché de Saint-Malo, la jugera, cinquante ans après, le P. Besnard. Achevée
aussi la décoration intérieure : autel à la romaine surmonté d'une croix
rayonnante, balustrade ornée de huit statues de grandeur naturelle,
représentant les témoins de la Passion. Le tout aussi était payé, main-d'œuvre
et matériaux. Le peuple criait au miracle ; M. Grignion ou le Père de Montfort,
comme les gens disaient de préférence, était bien l'homme annoncé par saint
Vincent Ferrier. Pour remercier Dieu, il fit faire, neuf jours de suite, des
feux de joie en l'honneur de la Sainte Vierge. Enfin, il voulut que pour
clôturer la mission de Plumieux, la statue de Notre-Dame de Pitié, une belle
statue en bois doré, fût portée triomphalement à sa chapelle en une procession
grandiose qui passerait par Plumieux, mais partirait de la Trinité. Malgré la
foule innombrable, plus de vingt paroisses ayant été convoquées, les rangs
furent si bien gardés, la marche si bien réglée au chant des cantiques et au
rythme des avé du Rosaire « qu'il semblait, relate un témoin, que les anges
étaient descendus du ciel pour mettre un tel ordre ». Ses confrères avaient
leur rôle dans cette magnifique démonstration. Mais lequel ? Si secondaire
qu'on ne l'a pas retenu.
Enfin, il établit des
œuvres de persévérance : société des Vierges, confrérie des Amis de la Croix,
confrérie du Saint Rosaire. Il demanda même que des personnes pieuses vinssent
chaque jour, matin, midi et soir, réciter un chapelet aux pieds de la statue de
Notre-Dame, coutume qu'un demi-siècle plus tard, le P. Besnard trouvera
toujours vivante.
Il reviendra à la Chèze,
pour l'Ascension et la Pentecôte. Une foire s'y tenant de temps immémorial le
jour de l'Ascension. Il obtint, non sans peine, qu'elle fut reportée au lundi
suivant. Cependant, à l'Ascension, une bête fut amenée, qui trouva acheteur.
Mal en prit aux deux récalcitrants. Le vendeur perdit le jour même le prix de
l'animal ; l'acheteur vit peu après périr dans son étable la bête et plusieurs
autres avec elle. Lui-même tomba perclus de tous ses membres. Un autre qui
avait mal parlé du missionnaire, au sujet de cette foire, subit le même sort.
Un prêtre qui l'avait insulté fut atteint au pied d'une douleur aussi violente
que mystérieuse qui résista à tous les traitements. Les trois coupables étant
venus faire réparation à la Sainte Vierge et à son serviteur furent guéris à
l'instant.
Ce fut sans doute à
l'époque de ces fêtes, et non au cours de la mission, qu'il édifia, lui encore,
en l'honneur de Saint-Michel, une chapelle, non loin de celle de la Sainte
Vierge, à l'endroit où, selon une tradition recueillie par Quérard, le démon se
serait montré pour le narguer.
Devant relater au
Chapitre des Charismes de l'apôtre
populaire le commencement de la lettre que François Jagu, recteur de la
Chèze, écrira en 1774 à l'évêque de Saint-Brieuc, nous n'en citerons que les
dernières lignes : « Je ne finirais pas, Monseigneur, s'il me fallait écrire
toutes les merveilles que des gens dignes de foi racontent du sieur Montfort...
Son lit était une pierre et trois fagots. Ses chemises teintes de son sang
faisaient voir qu'il n'épargnait pas la discipline. Une seule pomme lui servit
de nourriture tout un jour et dans les plus grands travaux, toujours gai dans
les adversités, il ne paraissait jamais plus content que lorsqu'il était accablé
d'injures. Il était religieusement soumis aux ordres de ses supérieurs, sans
quoi il serait encore à la Croix (Notre Dame de Pitié) où il voulait mourir et
où il avait désigné le lieu de sa sépulture. Tout ce que dessus, Monseigneur,
est véritable et attesté par des gens dignes de toute croyance ».
Ouvrons maintenant le «
Bouquet de la mission », sorte de guide du missionnaire, complété par M.
Leuduger. Qu'y lisons-nous de sa plume sur la mission de la Chèze ?
« Dans la paroisse de la
Chèze, diocèse de Saint-Brieuc, où j'écris ceci, pendant la mission, le 22
octobre 1712, on commença la procession (de la Confrérie de la Croix) par
l'hymne Vexilla Régis, qu'on chante
en allant à la célèbre et dévote chapelle de Notre-Dame de la Croix, où l'on
voit sur le grand autel fait à la romaine, un calvaire où il y a trois croix,
la Sainte Vierge au pied de celle du milieu tenant Notre-Seigneur mort entre
ses bras, et sur les balustrades qui environnent tout l'autel, les images des
saints qui étaient à la Passion. Les confrères, étant rangés à l'entour du dit
balustre, achèvent l'hymne, se prosternent par trois fois, tandis que les
chantres entonnent : O crux, ave, spes
unica. Incontinent après, les confrères disent, à deux chœurs, tous
ensemble, le troisième chapelet, Car, il est bon d'informer le public que,
depuis la dernière mission qui se fit en 1707 (celle où se trouvait notre
saint), on dit tous les jours trois chapelets en chœur : le premier après la
première messe, le deuxième un peu avant midi et le troisième le soir... La
procession va au Saint-Sépulcre qui est dans la chapelle de Saint-Michel, assez
proche de Notre Dame de la Croix, dans un ancien cimetière ». (Bouquet de la
Mission, au chapitre Confrérie de la Croix).
Comme on le voit, rien
ne marqua particulièrement la mission de la Chèze et ne parut digne d'être
consigné pour servir d'enseignement aux missionnaires de M. Leuduger qui ne fût
l'œuvre de M. Grignion.
Après une série de
retraites données aux Dames chez les Filles de la Croix de Saint-Brieuc, nous
retrouvons notre saint en compagnie de M. Leuduger et de sa troupe à
Montfort-la-Cane, son pays natal. Si l'on ne possédait un acte de baptême en
date du 25 juillet 1707, portant la signature de M. Leuduger, avec cette
mention « chef de mission de Montfort », on se persuaderait facilement que
c'était notre saint qui exerçait cette l'onction. C'est lui en effet qui prend
l'initiative d'établir un calvaire monumental. Déjà les notables ayant approuvé
l'entreprise et un nombre considérable de terrassiers bénévoles s'étant mis à
l'œuvre, les travaux étaient fort avancés quand vint une défense du duc de la
Trémoille, seigneur de Montfort. « On ne veut pas que ce lieu soit sanctifié,
dit l'homme de Dieu, un jour il deviendra pourtant un lieu de prière ». Au siècle
suivant, s'y bâtissait l'église paroissiale actuelle... C'est lui encore qui un
midi que « plus de soixante pauvres, raconte Besnard (Livre III), l'attendaient
dans la cour du prieuré, sans qu'il eût rien à leur donner dit au frère
cuisinier qui préparait le dîner des missionnaires d'apporter tout ce qu'il
pouvait avoir dans sa cuisine ; il le distribua à tout ce monde, disant que
Dieu pourvoirait aux besoins de ses ouvriers. Il ne se trompa pas et leur table
fut servie en abondance ».
Même remarque à propos
de la mission de Moncontour, qui suivit de près celle de Montfort. Il ne s'y
trouve pas seul. M. Leuduger, qui y avait même été curé, est là avec ses
missionnaires. C'est cependant lui, Grignion, qui, par un coup d'audace, dont
nous aurons occasion de reparler, met fin au scandale d'une danse qui avait
lieu sur la place de l'église, le jour d'une fête locale.
Sans doute, il avait le
titre de missionnaire apostolique. Mais il ne l'aurait pas eu que c'eût été
tout comme. Cela ne pouvait durer. Un jour, comme il venait de prêcher sur les
secours que nous devons aux morts, voyant l'assistance fort émue, il en profita
pour faire une quête, destinée, annonça-t-il, à la célébration de messes en
leur faveur. C'était une règle parmi les missionnaires de ne jamais rien
demander et de se contenter de ce qu'on leur envoyait pour leur nourriture. Ils
firent grief à leur confrère d'une action dont le caractère désintéressé ne
risquait pourtant pas de les compromettre. Evidemment, ce n'était là qu'un
prétexte pour se débarrasser d'une personnalité auprès de laquelle ils ne
paraissaient les uns et les autres que de petits garçons. M. Leuduger dut céder
et congédia M. de Montfort. La preuve qu'il eut la main forcée, c'est que
plusieurs années après, se sentant vieilli, il l'appellera pour lui succéder.
Ce sera trop tard, le missionnaire ayant son champ d'apostolat et pensant à
fonder lui-même une congrégation.
Libre, l'apôtre qui
avait rêvé de finir ses jours dans la solitude de Notre-Dame de Pitié, se
retira sur les hauteurs qui dominent Montfort, dans l'ermitage de Saint-Lazare,
restes fort délabrés d'un ancien lazaret dont la chapelle, un modeste oratoire
dédié à saint Roch, tenait encore debout. Il n'y fut pas longtemps seul.
Apprenant qu'il était là. le peuple accourut. Prédications, cantiques,
chapelet, audition de confessions, ce fut une mission perpétuelle. Que le
clergé paroissial de Montfort et des localités voisines en ait pris ombrage,
c'est l'explication qui nous semble la plus plausible de ce qui arriva. Nous reviendrons
sur ce chapitre. Toujours est-il qu'à l'automne de cette année 1707, Mgr.
Desmaretz, évêque de Saint-Malo, passant par Montfort, manda notre ermite. Il
lui interdit tout ministère dans le diocèse. Par bonheur, le curé d'une
importante paroisse, qui était justement en quête de M. de Montfort pour une
mission, s'étant présenté à l'évêque quelques instants après, fit sur-le-champ
lever l'interdit. Le saint reprit donc ses courses apostoliques, mais comme il
revenait, dans les intervalles de ses travaux, respirer l'air de son cher
ermitage, dès son retour connu l'affluence recommençait de plus belle. Sur ce,
au printemps de 1708, l'évêque, étant de nouveau venu à Montfort pour sa visite
canonique, lui fit défense de prêcher hors des églises paroissiales. N'ayant
plus ses coudées franches, le missionnaire consentit à donner encore une
retraite aux jeunes filles de la paroisse Saint-Jean de Montfort ; mais les
exercices terminés, il dit adieu au diocèse de Saint-Malo et se dirigea sur
Nantes.
CHAPITRE IX
COMMENT, DES SES PREMIERS TRAVAUX DANS LE DIOCESE DE NANTES,
M. GRIGNION NE FUT PAS TOUJOURS POUR Mgr de BEAUVAU un OUVRIER DE TOUT
REPOS
Chassé de Poitiers par
Mgr. de la Poype, congédié par M. Leuduger, à demi interdit dans son diocèse
d'origine par Mgr. Desmaretz, ce n'est pas avec de pareilles recommandations
que M. Grignion pouvait espérer d'être accueilli avec faveur par l'évêque de
Nantes. Le diocèse n'était point pauvre d'ouvriers évangéliques. Capucins,
lazaristes, jésuites, dominicains, suffisaient largement au ministère des
missions paroissiales. Nantes n'avait aucunement besoin du rebut des autres
diocèses. En outre, les querelles doctrinales qui troublaient les esprits
donnaient déjà assez de soucis à Mgr. de Beauvau pour qu'il fût en humeur de
recueillir un homme qui ne manquait nulle part de créer des ennuis à ses
supérieurs. Sans M. Barrin, le Grand Vicaire, dont nous avons parlé, notre
saint eût risqué fort d'être consigné à la porte du diocèse.
Le voilà reçu. M. Barrin
l'adjoint à la troupe du P. Joubard, fameux missionnaire jésuite, « second
Maunoir », pour donner une mission à Saint-Similien, faubourg de Nantes. Il ne
tarde pas à se signaler. Il s'en prend avec une telle vigueur au libertinage
que des écoliers (des étudiants en droit) mêlés à de vulgaires scélérats,
l'attendent au coin d'une rue et se jettent sur lui. Ils l'auraient assommé
sans le peuple qui accourut, les mettant en fuite et les poursuivant, les uns à
coups de pierre, les autres avec des bâtons. « Mes chers enfants, cria-t-il, ne
leur faites point de mal, laissez-les en paix ; ils sont plus à plaindre que
vous et moi ». Autre pareille aventure quelques mois après à Saint-Fiacre,
paroisse située à trois lieues de Nantes. Lors de sa mission, trois hommes
entrent brusquement chez lui et se mettent à l'invectiver avec fureur. Au
secours qui lui vient de la pièce voisine, ils se retirent pâles de colère, le
chapeau sur la tête.
Le bruit de ces
incidents ne put manquer de parvenir à l'évêché où l'on a l'œil sur lui. De
même des scènes du curé de la Chevrolière. Bien mieux, de cette paroisse, au
cours de la mission, une fausse dévote vint trouver M. Barrin. Non contente de
lui répéter toutes les calomnies que le curé et sa bande avaient vomies contre
M. de Montfort, elle accusa le missionnaire de l'avoir sollicitée au mal dans
le tribunal de la Pénitence. Mise à la porte par le Grand Vicaire, après une
verte admonestation, elle eut le front d'aller en dire autant à Mgr. de
Beauvau. L'évêque, prévenu par l'abbé Barrin, la fit chasser de son palais avec
défense de se présenter jamais devant lui sous peine de prison.
Des Bastières, de qui
nous tenons ce fait, dit que cette malheureuse avait été subornée. Soit. Mais
qu'un des ecclésiastiques qui avaient insulté le saint ait été assez misérable
pour se charger la conscience d'une telle calomnie, il n'est pas nécessaire de
le penser. Quelque question maladroite d'un prêtre soupçonneux aura très bien
pu induire cette femme, qui désirait surtout se rendre intéressante, à diffamer
un homme qu'elle voyait perdu déjà de réputation et pouvait croire, d'après ce
que lui lançaient à la tête ses propres confrères, capable de toutes les
infamies. Les grands Vicaires qui traitaient M. Grignion non seulement
d'ignorant et d'hypocrite mais de vagabond, insinuaient-ils moindre accusation
? Pour eux, le missionnaire n'était qu'un Raspoutine avant la lettre.
De la Chevrolière on
vint encore importuner Mgr. de Beauvau[53].
Une personne de piété pénitente du missionnaire, outrée de la façon dont le
curé l'avait traité, dépêcha un exprès pour informer le prélat. Ajoutons pour
l'édification du lecteur que l'homme de Dieu l'ayant appris la tança
sévèrement, lui disant que cette croix était une bénédiction pour la mission.
Il la priva pendant longtemps des sacrements et lui ordonna en se séparant
d'elle de prier Dieu de lui envoyer bien des croix.
Au carême de l'année
suivante 1709, toujours guidé par M. Barrin, il passait du sud de la Loire, où
il avait travaillé jusque-là, au nord de cette partie du diocèse compris entre
la Loire et la Vilaine d'un côté, et de l'autre entre le Sillon de Bretagne et
l'Océan. Y trouva-t-il plus solidement ancrée qu'ailleurs, en raison même de
l'esprit religieux des populations, la déplorable coutume chez les notables et
les familles aisées de faire inhumer leurs proches dans l'enceinte de l'église
et reçut-il l'ordre de s'at-laquer à cet abus contre lequel les évêques de
Nantes s'étaient élevés en vain ? Ce n'est pas impossible. Toujours est-il que
sur ce point le zèle dont il brûlait pour la maison de Dieu se trouvait avoir
la sanction préalable de l'autorité.
Sa campagne de
prédication qui, dans ce coin de terre comprenant le duché de Coislin, se
limiterait à peu près au doyenné de la Roche-Bernard, s'ouvrit le 13 février,
mercredi des Cendres, dans l'importante paroisse de Campbon. Il y trouva une
vaste église, mais, pour l'intérieur du moins, en bien triste état. Murs
lépreux, pavé défoncé, formé en grande partie de pierres tombales. Il attendit
d'avoir son monde bien en mains et sans doute aussi que le froid se fût adouci,
l'hiver, ce terrible hiver de 1709, le plus rigoureux en France de mémoire
d'homme, ayant, après deux dégels, marqué le début du carême d'une nouvelle
offensive. Puis, un matin, son sermon terminé, il ordonna aux femmes de sortir
et pria les hommes de rester, qu'il avait quelque chose d'important à leur
dire. Après un mot touchant sur l'honneur dû aux églises, il leur demanda s'ils
ne voulaient pas bien contribuer, chacun selon son pouvoir, à réparer la leur. Tous
ayant répondu qu'ils le feraient de grand cœur : « Eh bien, mes chers enfants,
mettez-vous huit sur chaque tombe, quatre sur les moins pesantes et deux sur
chaque pavé. L'ordre exécuté : « Maintenant, reprit-il, prenez la pierre sur
laquelle vous êtes et portez-la au cimetière ». En une demi-heure, tout au
plus, dit son compagnon, M. des Bastières, l'église fut dépavée; ce qui prouve
en plus de l'esprit pratique du missionnaire que les dalles devaient être
simplement posées à même le sol, sans jointoiement, et ne tenaient à rien.
Le jour suivant, même
procédé. Ayant fait sortir les femmes, il exhorta les hommes à ne pas manquer
de venir le lendemain pour paver l'église et d'amener maçons et tailleurs de
pierre, de la chaux et du sable, et tous outils nécessaires. Un jour et demi
après, au témoignage de M. des Bastières, tout était achevé.
Il serait inconcevable
qu'avec le respect qu'il portait aux morts et celui qu'il devait à leurs
familles, il n'ait pas au préalable pris note de l'emplacement exact de chacune
des pierres tombales et les ait replacées au hasard et à la commodité, ce qui,
vu les inscriptions qu'elles portaient, eût été une véritable dérision et une
tromperie. Aussi n'y a-t-il nulle trace, dans la relation de M. des Bastières,
que les possesseurs d'enfeu, bien qu'ils n'eussent pas été consultés, aient
témoigné quelque mécontentement. Il faut donc, quoi qu'on ait pu penser de nos
jours, chercher ailleurs la raison qui arma le bras des assassins. Une
tradition toujours vivace à Campbon veut que les cinq misérables qui
complotèrent contre la vie du missionnaire aient été d'un village bien mal famé
qui, à la différence du reste de la paroisse; fut « pataud » pendant la Grande
Révolution. Ils en voulaient probablement beaucoup plus au vengeur de la morale
qu'au remueur de pierres tombales. Un soir, à une heure assez avancée, la
veille d'un voyage projeté de l'homme de Dieu et de M. des Bastières à
Pontchâteau, une Campbonnaise saisit la conversation que ces scélérats tinrent
près de sa porte et alla sans retard en informer le compagnon de M. de
Montfort. « J'ai entendu qu'ils disaient les uns aux autres : Trouvons-nous
sans faute demain à quatre heures du matin à tel endroit, dont je ne me
souviens plus; mettons des pierres neuves à nos pistolets pour ne pas manquer
notre coup. Pour moi, dit l'un deux, je m'attaquerai à ce b... de Montfort, je
veux lui casser la tête». Au reste ajouta la femme, je ne connais pas ces
misérables (l'obscurité pourrait expliquer que, même s'ils ne lui étaient pas
inconnus, elle n'ait pu les identifier); mais je vous avertis de leur mauvais
dessein ». M. des Bastières en donna sur-le-champ avis à M. de Montfort, qui se
moqua. « Ce n'est pas la première fois que je reçois de tels avertissements. On
veut nous faire peur ». Son compagnon, qui n'était pas la bravoure même,
réussit enfin à le persuader d'être prudent. De quelques jours le saint ne
bougea de Campbon, tandis que M. des Bastières partait le lendemain pour
Nantes. Grande surprise à son arrivée ! On le croyait mort. Le curé de Campbon
n'avait-il pas affirmé que les deux missionnaires avaient été assassinés ? Déjà
de bonnes âmes faisaient dire des messes pour eux... Troisième tentative
d'assassinat en huit mois ! Sûrement ce ne serait pas la dernière; et qui
assurait que M. de Montfort ne finirait pas par y laisser sa vie ? Lui,
évidemment, n'en avait cure, mais quel ennui pour Mgr. de Beauvau !
Ce n'est pas tout. Après
le dallage, les murs. Du haut en bas il les fit nettoyer et blanchir. Or, tout
au long, courait une bande peinte ornée des armoiries seigneuriales : la litre.
Si quelque chose est propre en la maison de Dieu
C'est le banc de la dame ou du seigneur du lieu.
Sur les murs délabrés ses armes sont bien peintes,
dit l'un de ses
cantiques. C'était le cas pour Campbon. La litre fut impitoyablement passée à
la chaux. Un seigneur qui laissait une église dans un tel état d'abandon
n'avait pas le droit, jugea-t-il, d'y apposer ses armes. « Ce coup était
d'autant plus hardi, écrit Grandet (p. 144), qu'il ne pouvait ignorer combien
les Seigneurs Fondateurs des églises sont jaloux de ces sortes de droits ».
Le duché de Coislin
était alors aux mains de Pierre de Cambout. L'homme ne quittait pas Paris. On
ne le voyait ni à Coislin ni à Versailles. Epuisé par la débauche, il devait
mourir l'année suivante 1710, le 7 mai, à la fleur de l'âge, après une longue
maladie. Il va sans dire que sous un tel seigneur, les sénéchaux des baronnies
de la Roche-Bernard, de Pontchâteau et de Coislin avaient pleins pouvoirs et se
sentaient aussi d'autant plus responsables des intérêts de leur maître.
La chaux qui recouvrait
la litre n'était pas encore sèche que Pierre Guichard de la Chauvelière,
sénéchal de Pontchâteau, accompagné d'autres officiers de justice de sa
juridiction, était sur les lieux. Dès le lendemain matin, en effet, de ce coup
d'audace, ces hommes de loi attendaient dans le cimetière de Campbon la sortie
du sermon. Quand parut M. de Montfort, ils l'abordèrent le verbe haut et le
menacèrent de l'entreprendre en justice. « Ils lui dirent, écrit Grandet, les
paroles les plus fortes et les plus capables d'intimider l'homme le plus
intrépide. Mais M. de Montfort ne parut nullement ébranlé ni se repentir de ce
qu'il avait fait pour la gloire de Dieu, et l'on n'a point su jusqu’a présent,
ajoute l'historien, qu'il en soit rien arrivé ». Aussi bien à quoi eût abouti
une action en justice ? Condamné à rétablir à ses frais les armoiries ducales,
M. de Montfort n'eût certainement pas bougé. Alors une contrainte par corps ?
C'eût été un beau tollé parmi les populations ! La Chauvelière attendit donc,
l'œil sur l'homme. Les circonstances allaient le servir au-delà de toute
espérance. Nous le verrons tout à l'heure.
Les missions de
Pontchâteau et de Besné, cette dernière signalée par l'abbé Olivier, suivirent
de près celle de Campbon, sans qu'on puisse dire laquelle précéda l'autre. Pour
celle de Pontchâteau, on possède heureusement un de ces Contrats d'alliance
avec Dieu que le missionnaire faisait signer à chacun de ses auditeurs. Il porte
: Fait en face de l'église de Pontchâteau le 1er mai 1709. A cette
date, la mission était déjà fort avancée, ce même jour ayant eu lieu la
cinquième des sept processions générales que M. de Montfort avait coutume de
faire à chaque mission, laquelle procession accompagnait la cérémonie du
renouvellement des Promesses du baptême où ce contrat d'alliance était signé.
Si des Bastières ne
mentionne point ces deux missions auxquelles il prit certainement part, c'est
que sans doute, fait à noter, rien de particulier ne les signale. Il passe donc
immédiatement à Crossac[54].
« Après la mission de Campbon, écrit-il, M. de Montfort en fit une dans la
paroisse de Crossac au même diocèse. Cette paroisse était sans pasteur, lorsque
nous y allâmes. L'église en était très malpropre et n'était pavée que dans le
sanctuaire ; presque toute la nef était labourée comme un champ, par sillons,
et elle servait de cimetière à tous les paroissiens, nobles et roturiers,
grands et petits, pauvres et riches, qui prétendaient avoir droit de temps
immémorial de s'y faire enterrer. Mgr l'évêque de Nantes et Messieurs les
Grands Vicaires avaient beau s'opposer à un si grand abus, contraire aux Canons
et à la pratique de l'Eglise, ils n'en purent jamais venir à bout ; après avoir
inutilement usé des censures contre les habitants de Crossac, on procéda contre
eux en justice ; l'affaire fut portée au Parlement, et jugée par arrêt
contradictoire en faveur des paroissiens de Crossac, sur la possession où ils
étaient de se faire enterrer de tout temps dans leur église, et ils gagnèrent
leur procès avec dépens.
« M. de Montfort, ayant
été informé de ce fait, prêcha de toutes ses forces contre cet abus, et leur
fit voir que dans toute l'église primitive, on n'enterrait les Papes, les
Evêques, les Empereurs et les Rois que dans les cimetières, ou tout au plus
dans les vestibules, que les églises ne devaient être destinées qu'à renfermer
le Corps de Jésus-Christ et ceux des Saints, et qu'autrefois la canonisation ne
s'en faisait que par la translation de leurs sacrés ossements des cimetières où
ils avaient été enterrés dans les églises où on les exposait à la vénération
publique ; que la coutume qu'ils avaient de se faire enterrer dans le lieu
saint était purement absurde et une espèce de profanation. Dieu donna tant de
bénédiction à ses paroles que tous les auditeurs pleurèrent amèrement
l'aveuglement où ils avaient été jusqu'alors ; et M. de Montfort profitant de
leur bonne disposition, les obligea à lui promettre qu'ils ne se feraient
désormais plus enterrer dans leur église ; et après le sermon, les principaux
d'entre eux s'assemblèrent avec lui dans la sacristie, on y fit venir un
notaire qui fit un acte par lequel ils renonçaient à se servir de l'arrêt
qu'ils avaient obtenu au Parlement de Bretagne et promettaient tous de choisir
le lieu de leur sépulture dans le cimetière.
« Aussitôt après que cet
acte fut signé, M. de Montfort fit travailler à paver l'église, à la blanchir
et à y faire toutes les autres réparations nécessaires. »
Au résumé que nous en
donne M. des Bastières, on voit que ce jour-là le saint fit à ses auditeurs un
cours magistral d'histoire ecclésiastique et de droit canon. Les habitants de
Crossac, les registres paroissiaux en font foi, tinrent leurs engagements.
«Cette paroisse était sans pasteur lorsque nous y arrivâmes», dit le
chroniqueur. Le recteur, messire Gilles Halgan, étant décédé un peu avant la
mi-mars et son successeur, messire Jean Cunen, un quimperois qui revenait de
Rome où il avait passé quatre ans, ayant pris possession le 15 août suivant,
c'est donc entre ces deux dates qu'eut lieu la mission, messire Jacques Chotard
étant vicaire.[55]
« A la fin de la mission
de Crossac, écrit encore M. des Bastières[56],
je partis pour aller à Nantes sans lui en avoir donné aucune connaissance... Il
crut que je l'avais abandonné pour toujours. Dans le même temps un des Frères
laïcs se révolte contre lui et le chargea d'injures atroces. Il fit à ce sujet
cette strophe de cantique qu'il inséra depuis au milieu de ceux qu'il avait
faits sur la conformité à la volonté de Dieu :
« Un ami
m'est infidèle,
Dieu soit
béni !
Un serviteur
m'est rebelle,
Dieu soit
béni !
Dieu fait
tout ou le permet,
C'est
pourquoi tout me satisfait. »
CHAPITRE X
L'AFFAIRE DU CALVAIRE DE PONTCHATEAU
Note préliminaire
Jusqu'en 1936, aucun
historien ne semble avoir soupçonné un lien entre l'effacement de la litre
seigneuriale sur les murs de l'église de Campbon et la ruine du Calvaire de
Pontchâteau. La relation que l'abbé Olivier, le nouveau compagnon de notre
saint, adressera (6 mai 1721) à Grandet laisse assez entendre que les deux
missionnaires connaissaient leur dénonciateur ; « ...certaine personne qui par
son autorité avait prétendu empêcher la construction du Calvaire, » écrivait
Olivier. Mais cette vague désignation ne pouvait mettre le biographe sur la
voie. Blain qui, d'ailleurs, ignorait tout de l'affaire de Campbon n'était pas
plus explicite.
« La jalousie,
écrivait-il au sujet du Calvaire (ch. LXXIII), ne se réveillera-t-elle point à
la vue d'un ouvrage si magnifique ? Oui, sans doute, elle fera un crime d'une
œuvre de piété et le pauvre prêtre va devenir criminel d'Etat, pour avoir voulu
par son Calvaire figurer celui de son Sauveur, et renouveler, dans les
chrétiens, des sentiments d'amour, de tendresse et de compassion qu'ils doivent
à Jésus crucifié.
« On court chez les
grands, on avertit M. l'Intendant de ce qui se passe, on traduit le zélé
missionnaire, on dépeint son dessein comme une préparation à la révolte et son
Calvaire comme un lieu propre à la favoriser et un asile pour des mutins et des
rebelles, au moins pour des bandits. On écrit à la Cour et on croit rendre un
grand service à l'Etat en lui donnant avis de la multitude d'hommes et du
concours prodigieux de peuple qu'attirait cette dévotion qui pouvait cacher
quelque mauvais dessein ».
Quel était ce mystérieux
« on »? En 1934, dans son ouvrage, Le
jansénisme à Nantes (p. 46), l'abbé Bachelier écrivait à ce sujet : « Le
père de Montfort fut victime d'une intrigue dont on n'a pas encore réussi à
découvrir le secret». Sans l'abbé Bourdeaut nous en serions probablement
toujours là. En 1936, cet ecclésiastique curieux d'érudition, qui exerçait son
ministère dans la paroisse Saint-Similien de Nantes où, le lecteur s'en
souvient, notre saint avait prêché une mission avec le P. Joubart, publiait
entre autres articles, dans le Bulletin de cette paroisse, une étude sur le
Bienheureux Grignion de Montfort, ses Missions et ses Œuvres dans le diocèse de
Nantes. Il eut la main heureuse. Fouillant les archives du Ministère des
Affaires Etrangères auquel, à l'époque du Bienheureux, ressortissait
l'administration de la Bretagne, il tomba sur le dossier de cette ténébreuse
affaire. Le mystère était éclairci. L'Ami de la Croix (Années 1937-1938), organe
du Pèlerinage au Calvaire de Pontchâteau, s'empressa d'emprunter au Bulletin
paroissial de Saint-Similien les pages palpitantes d'intérêt de l'abbé
Bourdeaut.
La construction du Calvaire
Peu après la mission de
Crossac, le saint se rendait à Nantes. Assisté des amitiés qu'il s'était faites
au cours de la mission de Saint-Similien, il y passa le reste de la belle
saison à organiser confréries et œuvres charitables. Nous ne le retrouvons dans
la région que l'automne déjà avancé. Il y fut vite rejoint par un
ecclésiastique de son âge, missionnaire apostolique comme lui, le fils d'une de
ses plus généreuses bienfaitrices nantaises, l'abbé Olivier, qu'il avait prié
instamment de venir donner avec lui la mission à Missillac. C'est à ce nouvel
auxiliaire que Grandet est redevable d'une relation circonstanciée sur la
construction et la destruction du fameux Calvaire. Il est même regrettable que
l'abbé ne soit pas venu plus tôt, car, sur les faits qui précédèrent son
arrivée, on le souhaiterait plus précis et plus sûr. Il ne prit point part à la
mission de Pontchâteau qu'il fixe par erreur au mois de juillet et au cours de
laquelle M. de Montfort aurait, d'après lui, « dit son dessein à Messieurs les
Prêtres et au peuple en chaire». A le lire, on croirait que les travaux
commencèrent immédiatement. « Il engagea, écrit-il en effet, plusieurs
paysans d'aller par dévotion lui aider à faire un fossé autour pour empêcher
que les bêtes (qui paissaient dans la lande) ne se fussent approchées de la
croix ». Or, nous savons que la mission de Missillac dura au moins jusqu'au
premier décembre, date à laquelle fut signé par M. de Montfort, le curé et les
vicaires, le procès-verbal de l'achat d'un champ destiné à servir de cimetière,
le missionnaire ayant prêché contre la coutume qui régnait aussi à Missillac
d'inhumer dans l'église. Ce fut donc en novembre ou, au plus tôt, dans les
derniers jours d'octobre que l'abbé Olivier accompagna pour la première fois M.
de Montfort dans la visite que celui-ci faisait chaque semaine, le jour du
repos, à son chantier du Calvaire, à une lieue de Missillac. « Il y avait déjà
bien soixante charretées de terre tirées des fossés qui commençaient la
montagne, écrit-il... J'ai vu ordinairement pendant cette mission-là quatre ou
cinq cents personnes à y travailler, dont les uns bêchaient la terre, les uns
chargeaient et les autres la portaient dans des hottes ». Soixante charretées,
ce serait peu pour un si grand nombre de bras si les travaux n'eussent été à
leur début. Pour les commencer, M. de Montfort avait attendu sans doute d'être
revenu de Nantes.
Et voici un autre fait
que nous ne connaissons que par la tradition populaire et les traces qui en
demeurent encore sur le terrain. Ce n'est point sur la lande de la Madeleine,
là où s'éleva le Calvaire, que le saint avait d'abord porté son choix. Le site
cependant n'avait pu manquer de le tenter. De cette hauteur qui domine toute la
plaine de la Basse Loire, l'œil découvre un horizon aux lointains infinis. Quel
magnifique piédestal pour la croix du Rédempteur ! Puis, tout proche, souvenir
d'un ancien lazaret, une chapelle dédiée à sainte Marie-Madeleine qui avait
donné son nom à cette lande, sanctuaire assez délabré mais dans lequel il y
avait encore des fondations de messes et qu'il serait facile de remettre à
neuf. Seulement — et c'était là l'ennui — la terre appartenait au duc de
Coislin et le missionnaire se doutait bien que, de son auditoire sous les
halles de Pontchâteau, la Chauvelière ne le perdait pas de vue. Il fixa donc le
rendez-vous de ses travailleurs à Rochefort-en-Crévy, proche de la chapelle
Sainte-Reine, au bord de la Grande Brière, presque à l'extrémité de la
paroisse, à deux lieues de l'agglomération urbaine. Cet éloignement provoqua
parmi la population des plaintes dont les terrassiers se firent généreusement
l'écho. Les travaux duraient depuis quelques jours lorsque le saint, qui
lui-même ne trouvait ces récriminations que trop fondées, crut sage de passer
la nuit en prière ; et, le lendemain, ayant réuni ses travailleurs à la chapelle
pour l'audition de la sainte messe, il leur demanda de prier avec lui afin de
connaître la volonté de Dieu.
La réponse ne se fit pas
attendre. Les paysans avaient repris leurs outils lorsque leur attention fut
attirée par des pigeons de la forêt voisine qui venaient saisir une becquetée
de la terre fraîchement bêchée et s'envolaient à tire-d'aile, mais pour
reparaître bientôt et, le bec chargé, reprendre la même direction du côté de
Pontchâteau. Intrigués, ils avertirent le Père qui fit suivre le vol des oiseaux.
On ne tarda pas à découvrir qu'ils se posaient toujours au même endroit, sur le
point le plus élevé de la lande de la Madeleine, à la lisière de la forêt, où
ils avaient déjà transporté toute une « ruchée » de terre. Le ciel s'était
prononcé. Quoi qu'il pût craindre de la Chauvelière, le saint n'hésita pas.
Crévy fut abandonné immédiatement[57].
Sur la lande même de la Madeleine le saint n'avait envisagé d'abord qu'une
œuvre assez modeste : faire un fossé, comme dit l'abbé, pour écarter les bêtes
et en rabattre la terre dans l'intérieur d'un cercle pour y former une petite
motte. Sur cette élévation, il planterait simplement une grande croix avec le
beau Christ de bois, haut de sept pieds, qu'il avait ramené du diocèse de
Saint-Brieuc, au temps où il travaillait avec M. Leuduger. La terre ne
produisait spontanément que des ajoncs, comme on le constate encore
aujourd'hui. Les habitants de la frairie du Hinguet, une des quatre frairies de
Pontchâteau, y jouissaient du droit de vaine pâture. Il les connaissait : ce
n'était pas ces braves gens qui s'opposeraient à sa sainte entreprise ; bien au
contraire. Il avait donc tout lieu de penser que la Chauvelière, malgré la
vengeance qu'il couvait, se tiendrait tranquille.
Mais voici que les
paysans, heureux cette fois du choix du lieu, arrivent de tous côtés. Ils
s'attendent certainement à autre chose qu'à creuser un fossé et à entasser
quelques charretées de terre. Alors, l'homme de Dieu, qui voit sans doute dans
cette affluence un encouragement du ciel, prend un cordeau et trace trois
cercles concentriques, le premier de 400 pieds de circuit, le second de 500 et
le troisième de 600. L'intervalle entre ces deux derniers, intervalle de 15 à
16 pieds, serait creusé en douves de la même profondeur, et le déblai, pierre
et terre (4 500 mètres cubes, en mesures actuelles) dressé en cône tronqué à
l'intérieur du premier cercle, l'intervalle entre celui-ci et le bord des
douves devant servir de promenade.
Enfin il allait pouvoir
réaliser le rêve qui le hantait depuis son passage chez les ermites du
Mont-Valérien. Là, en effet, trois croix, encadrées de sept chapelles dédiées à
la Sainte Vierge, se dressaient sur le versant qui regarde Paris. Cette
représentation bien en vue du mystère de la Rédemption avec sa couronne mariale
était trop conforme à son génie et à sa piété pour ne pas le tenter
d'imitation. A Montfort-la-Cane, sans la défense du duc de la Trémoille, il
édifiait quelque chose d'approchant. Plus récemment il l'aurait fait à Campbon,
si le champ qu'il convoitait ne lui eût été refusé. Ici, l'espace ne manquait
pas ni les bras ; ce qu'il ferait serait même beaucoup mieux que ce qu'il avait
vu au Mont-Valérien. Si les matériaux et la main-d'œuvre dont il disposait ne
lui permettaient qu'une œuvre rustique, du moins, comme tout ce qu'il faisait,
parlerait-elle à l'imagination populaire. Il lâcha donc la bride à son esprit
inventif. Dans les flancs de cet amoncellement de terre et de roches, il
aménagerait en guise de sanctuaires des excavations solidement voûtées où une
demi-obscurité favoriserait, avec l'impression de mystère, le recueillement et
la prière. Sur la plate-forme du sommet, il arborerait les trois croix du
Golgotha. Autour de cette plateforme circulaire courrait un mur portant des
colonnes d'où pendrait en festons, couronnant le monument, un rosaire aux
grains de la grosseur d'une boule à jouer. Un autre rosaire, celui-ci d'arbres,
ifs entrecoupés de dix en dix de cyprès pour marquer les dizaines, serait
planté au bord intérieur des douves sur le pourtour de la promenade. Une seule
chaussée, en face du grand Christ, donnerait accès dans l'enceinte avec, dans
les douves, d'un côté, le Paradis terrestre, de l'autre, le Jardin des
Oliviers, chacun de 15 pieds au carré (25 mètres carrés). Proche du seuil à l'intérieur,
un « Ecce homo » frapperait d'abord les yeux du pèlerin. Un chemin en
colimaçon, bordé de murs, mènerait au sommet ; on y rencontrerait trois
chapelles où seraient représentés les quinze mystères du Rosaire.
Le saint ne tarda pas à
être informé d'un prodige déjà ancien qui avait annoncé le merveilleux destin
de ce lieu. Un paysan octogénaire et deux de ses fils aux environs de la
soixantaine racontèrent à M. Olivier, à qui ils étaient venus à confesse,
qu'une quarantaine d'années auparavant, sur l'heure de midi, par un temps fort
clair, ils avaient vu des croix environnées d’étendards descendre du ciel en
cet endroit, tandis que dans les airs se faisaient entendre, d'abord un si
grand bruit que les bêtes qui paissaient dans la lande s'enfuirent dans les
villages voisins, puis un nombre infini de voix qui faisaient une agréable
harmonie. Le tout avait duré environ une heure. Plusieurs autres personnes,
ajoutèrent-ils, avaient été témoins du même phénomène.
Il commença lui-même à
réaliser la prophétie en composant pour ses équipes un beau cantique de
vingt-deux couplets.
Hélas ! le
Turc retient le saint Calvaire
Où
Jésus-Christ est mort.
Il faut,
chrétiens, chez nous-mêmes le faire :
Faisons un
Calvaire ici,
Faisons un
Calvaire.
Tâchons
d'avoir cette sainte montagne
Par un divin
transport,
Dans notre
cœur et dans notre campagne.
Faisons un
Calvaire ici,
Faisons un
Calvaire.
Oh ! qu'en
ce lieu on verra de merveilles !
Que de
conversions !
De
guérisons, de grâces sans pareilles !
Faisons un
Calvaire ici,
Faisons un
Calvaire.
Oh ! que de
gens y viendront en voyage !
Que de
processions,
Pour voir
Jésus et pour lui rendre hommage !
Faisons un
Calvaire ici,
Faisons un
Calvaire.
La première de ces
merveilles fut la construction même du Calvaire. On y accourait de tout côté et
l'on se passait les ordres de l'homme de Dieu, lequel, occupé avec son confrère
à prêcher la mission à Missillac, puis à Herbignac, puis à Camoël, puis pendant
le carême de 1710 au bourg d'Assérac ne paraissait qu'une fois par semaine sur
la lande. Peu avant Pâques, qui tombait cette année le 20 avril, « les douves,
constatait l'abbé Olivier, qu'il faut citer pour des détails pittoresques,
commençaient à être profondes ; et la montagne qu'on formait des terres qu'on
tirait des fossés fut assez élevée, parce que le concours du peuple augmentait
de jour en jour ; de sorte que j'ai compté une fois environ cinq cents
personnes et bien cent bœufs pour tirer les charrettes, tant le monde
travaillait avec un courage surprenant ; si bien que j'ai vu quatre hommes
avoir beaucoup de peine à charger une pierre sur la hotte d'une fille de
dix-huit ans, qu'elle portait avec joie sur la montagne. J'ai vu traîner des
douves des pierres qui pesaient jusqu'à deux pipes de vin, seulement avec une ou
deux cordes. Cela se faisait avec un tel ordre qu'on aurait dit qu'il y avait
des gens à les commander, chantant des cantiques d'une manière si agréable
qu'il me semblait entendre une harmonie céleste ; entr'autre quand on était sur
le haut de la montagne qui sortait du fond de ces fossés. J'ai vu toutes sortes
de gens à y travailler ; des Messieurs et des Dames de qualité et même
plusieurs Prêtres y porter la hotte par dévotion. J'ai vu des peuples y venir
de tous côtés : il y en avait d'Espagne et même de Flandre... On les payait à
la fin de la journée en leur permettant de rendre leurs devoirs au Crucifix qui
était dans une petite grotte couverte de terre rapportée dans laquelle on ne
pouvait voir sans chandelle».
De toutes parts, on
emportait de cette terre du Calvaire comme d'une nouvelle Terre Sainte, et la
foi obtenait par elle des miracles. A Nantes, toujours d'après Olivier, on en
dressa une liste de plus de cent cinquante.
En mai-juin, M. de
Montfort et son associé firent une mission à Saint-Donatien, alors dans la
banlieue de Nantes, à treize bonnes lieues de la lande de la Madeleine. «
Pendant cette mission, écrit M. Olivier, nous ne pûmes aller au Calvaire; mais
aussitôt qu'elle fut finie, nous y retournâmes, où je remarquai que le peuple
travaillait avec autant d'ardeur qu'auparavant... Après avoir passé là quelque
temps, nous vînmes faire la mission de Bouguenais, à trois lieues de Nantes...
De cette mission, M. Grignion retourna au Calvaire ; c'était au mois d'août de
l'année 1710. La montagne était achevée ». Entendons par là les travaux de
terrassement. Le saint avait prévu la bénédiction pour le dimanche 14
septembre, jour de l'Exaltation de la Sainte Croix. A part les trois chapelles
du Rosaire, à cette date tout sera réalisé de son plan grandiose. Pour la croix
du Sauveur, il avait trouvé pendant la mission de Missillac un pied de
châtaignier de 50 pieds de haut. Ce n'est pas sans peine qu'il put l'avoir. Les
lettres qu'il écrivait au propriétaire restant sans réponse, il alla le
trouver. Ayant obtenu à force d'éloquence un léger consentement, il fit abattre
l'arbre le soir même par deux charpentiers qu'il avait amenés avec lui. « Ce
fut un coup de maître, écrit M. Olivier, car il n'en eût pas trouvé un
semblable dans toute la province ». Il fallut douze paires de bœufs pour
l'amener au Calvaire. Quand ce géant des forêts fut planté sur l'éminence, « il
y avait du fond des douves au Saint-Esprit qui était au haut de la croix, note
l'abbé, environ 100 pieds (donc 85 pieds, 28 mètres, au-dessus du niveau du
sol). Naturellement, cet achèvement ne se fit point sans accompagnement de
cérémonies. Il fut marqué entre autres par une procession aux centaines
d'étendards, longue d'une demi-lieue qui précédait un char de triomphe rempli
d'anges, transportant le bon larron.
La fête s'annonçait
triomphale. Tout était à la joie. Le missionnaire avait composé pour la
circonstance un de ses plus beaux cantiques.
Chers amis,
tressaillons d'allégresse
Nous avons
le Calvaire chez nous ;
Courons-y la
charité nous presse
D'aller voir
Jésus-Christ mort pour tous.
A qui croit
suffira ce Calvaire,
On y voit ce
qu'on vit autrefois :
Un Dieu mort
pour calmer Dieu son Père,
Un Dieu mort
pour nous sur une croix.
On y voit un
Dieu qui perd la vie
Par les
mains de perfides ingrats,
On y voit la
gloire anéantie
Et mêlée
entre deux scélérats.
C'est ici
l'abrégé des miracles
Et l'excès
des amours du Sauveur
C'est ici
l'abrégé des oracles
Que sa
bouche a tirés de son cœur.
C'est d'ici
que vient la pénitence,
C'est d'ici
que découle la paix,
C'est ici
que le bonheur commence
C'est ici
qu'il ne finit jamais.
Ainsi se déroulaient
dix-sept couplets. Quatre excellents prédicateurs avaient été nommés pour
prêcher des quatre côtés de la montagne à la foule qui s'annonçait innombrable.
Dès la veille, les bourgades d'alentour regorgeaient de pèlerins, venus de loin
et en quête d'un gîte pour la nuit. Des frères et sœurs de M. Grignion, son
vieux père, étaient de ce nombre. Quant aux paroisses de la région, dussent-elles
se mettre en marche avant le lever du jour, elles arriveraient toutes, non pas
par groupes isolés, mais processionnellement, croix et bannière en tête.
La vengeance de la Chauvelière
Montfort, criminel d'Etat
Il était, ce 13
septembre, environ quatre heures du soir ; sur la lande on hâtait les derniers
préparatifs, quand arriva de Nantes un recteur (curé), porteur d'une lettre de
Mgr de Beauveau. L'évêque interdisait la bénédiction.
On devine l'émotion de
M. de Montfort à ce coup de foudre. Nonobstant tout ce qu'on put lui dire,
écrit l'abbé Olivier, il partit pour Nantes où il arriva sur les six heures du
matin, vit l'évêque ; mais le prélat resta inflexible. Il ne fut de retour au
Calvaire que le 15 vers les onze heures du matin, au moment où son associé s'en
retournait à Nantes. La veille, hors la bénédiction, tout s'était passé comme
il avait été prévu. On avait recueilli près de cinq cents livres d'offrandes,
somme énorme pour l'époque, surtout après un si terrible hiver. Le peuple et
peut-être le clergé lui-même n'avaient cru qu'à un fâcheux contretemps, mais il
s'agissait de bien autre chose. « Le dimanche suivant, écrit l'abbé Olivier, M.
Grignion commença la mission à Saint-Molf qui est à quatre ou cinq lieues du
Calvaire. Le mardi ensuite, Monseigneur l'Evêque m'envoya chercher et me dit
qu'il avait une affaire de conséquence à communiquer au sieur Grignion, qu'il
vînt le trouver incessamment ; il me donna une lettre qu'il lui adressait, où
il marquait ses volontés ; laquelle je lui mis en main, dont la lecture lui
tira les larmes des yeux. Etant donc revenu à Nantes, il lui fut défendu de
retourner au Calvaire. »
Quelle affaire de
conséquence Mgr de Beauvau avait-il donc à communiquer à M. Grignion ? Rien de
moins qu'un ordre venu de la Cour de démolir le Calvaire. Que s'était-il donc
passé ? Ecoutons l'abbé Olivier :
« Je m'étais bien
aperçu, quelque temps auparavant, d'un mauvais dessein qu'on disait être bien
avéré, d'une certaine personne qui, par son autorité, prétendait empêcher la
construction de ce Calvaire, ce que voyant, j'écrivis une lettre à Mgr l'évêque
de Kébec (de Saint-Vallier) qui était alors à Paris, le suppliant d'interposer
son crédit auprès de Mgr le Cardinal de Coislin qui était seigneur de cette
lande ; je reçus quelque jour après une réponse par laquelle Mgr de Coislin
priait ce monsieur de laisser M. Grignion et M. Olivier, missionnaires, de
continuer à construire ce Calvaire, ce qu'il fit, mais il chercha un autre
moyen : il écrivit une lettre à M. de Châteaurenault, dans laquelle il lui
mandait que les missionnaires se faisaient suivre de tout le monde, que sous
prétexte de dévotion, ils faisaient une forteresse environnée de douves et de
souterrains, que les ennemis pourraient s'y loger en cas qu'ils fissent une
descente de ce côté-là ».
La Chauvelière tenait sa
vengeance. Encore s'il eût été un mécréant et avec lui les agents du Roi et
autres officiers qui furent mêlés à cette affaire, cela eût mis Mgr de Beauvau
plus à l'aise. Mais le sénéchal était le frère du prieur des Carmes de
Challain-la-Potherie, en Anjou ; c'est par ses mains, note l'abbé Bourdeaut,
que passèrent les princières générosités du dernier duc de Coislin en faveur
des écoles du pays ; il ne mourut pas lui-même sans laisser une part de son
bien à l'église de Pontchâteau ; en bon paroissien, il n'avait pas pu manquer
l'année précédente de «faire sa mission». La passion l'aveuglant, il se couvrit
aux yeux de sa conscience du zèle pour les intérêts de son maître d'abord, puis
pour la sécurité de l'Etat et ne craignit pas de représenter les deux
missionnaires comme de possibles conspirateurs bâtissant, sous prétexte de
dévotion, une forteresse que pourraient utiliser les Anglais en cas de descente
sur la côte. Sa lettre envoyée à Rennes au vice-amiral et maréchal de
Châteaurenault toucha au point sensible ce marin vieilli sur les vaisseaux du
Roi. La crainte d'un débarquement, disons-le, n'était pas chimérique. Du
Calvaire, comme le fait remarquer justement l'abbé Bourdeaut, on pouvait voir
les flottes anglaises cingler à l'embouchure de la Loire et les corsaires de
Jersey écumer les côtes guérandaises. Le 30 mai de l'année précédente, un
combat naval s'était livré autour de l'île du Met, à quatre milles du littoral
entre deux frégates françaises et quatre bâtiments anglais dissimulés dans les
rochers. Trois d'entre eux furent coulés ; plus de six cent soixante coups de
canon furent tirés ; le soir, l'île parut tout en feu. Cette année 1710, le
ministère de la guerre avait décidé de fortifier l'île du Pilier. L'Intendant
de Bretagne Ferrand avait sur son bureau les projets d'adjudication des
travaux.
Par ailleurs les routes
de Bretagne n'étaient pas sûres. Les impôts, la disette les avaient infestées
de rôdeurs à l'affût de quelque mauvais coup. La force armée devait escorter
les convois de blé destinés au ravitaillement de la capitale. Enfin, si à
Rennes le Parlement, obstiné défenseur des franchises de l'ancien duché, se
tenait à peu près sage pour le moment, dans les châteaux le feu couvait sous la
cendre. Le 26 mars 1720, quatre gentilshommes payeront de leur tête sur la
place du Bouffay à Nantes les intrigues qu'ils avaient nouées avec l'Espagne.
Dans cette conspiration, dite de Pontcallec, les policiers du roi signaleront
parmi les principaux foyers de l'agitation, Guérande et la Roche-Bernard. A
Missillac, un des conjurés, M. de Derval, capitaine de la milice bourgeoise,
s'était engagé à recruter soixante hommes pour le marquis de Pontcallec.
M. de Châteaurenault,
commandant de la Haute-Bretagne, envoya le rapport de la Chauvelière à M. de
Torcy, ministre des Affaires Etrangères, au bureau duquel, comme nous l'avons
dit, ressortissait l'administration de cette province. Quelques jours après,
une lettre était adressée de Versailles, à M. Ferrand, lui enjoignant de
procéder à une enquête discrète. Le 20 juillet, l'Intendant écrivait de Rennes
à Gérard Mellier, son subdélégué à Nantes et son confident, pour lui annoncer
son arrivée, motivée uniquement, disait-il, par un ordre de contrôler les
comptes de M. de Salins, directeur des fermes. Le 29, nouvelle lettre où il se
disait curieux des commentaires que suscitait à Nantes son voyage. Ces dates
fixent approximativement sa visite au Calvaire, car, nous le savons par Blain,
c'est bien de l'Intendant de Bretagne que la relation de l'abbé Olivier parle
dans le passage que voici : « Cette lettre (de la Chauvelière au maréchal de
Châteaurenault) ou le contenu fut envoyé à la Cour qui, sur le récit, ordonna à
une personne de distinction, qui fut au Calvaire avec quelques dames, qui y
furent reçues fort froidement par M. Grignion parce qu'elles ne se mirent pas à
genoux pour adorer le Crucifix ; il vit ce Monsieur prendre les dimensions des
douves et des souterrains sans avoir la prudence de lui demander pourquoi, dont
il s'alarma fort, j'ai vu moi-même cette description ».
Mgr de Beauvau bien embarrassé.
Il rappelle le missionnaire à Nantes et lui retire ses pouvoirs de
juridiction.
Ferrand fut piqué au vif
qu'on eût pu construire un ouvrage aussi considérable sans que même il en eût
vent et que la première nouvelle lui en fût venue par un ordre de la Cour. «
Pour moi, écrivait-il à Mellier, je n'en reviens pas qu'on ait été averti de
cet édifice que lorsqu'il a été dans sa perfection. Le récit du conseiller au
Présidial est singulier. Il faudrait enfermer le missionnaire et peut-être ses
protecteurs. Voilà la plus grande extravagance dont j'ai jamais entendu parler
». Manifestement, le silence gardé autour de ce travail lui semblait louche.
Avouons que le Calvaire,
avec ses douves, son unique entrée, son oratoire souterrain, son élévation, sa
plate-forme supérieure entourée d'un mur haut de 5 pieds (1m,65) qu'il eût été
facile de créneler, sa position sur une éminence qui dominait toute la région,
n'était pas sans avoir un certain air de forteresse. Ferrand ne concevait pas
qu'une œuvre de cette importance fût due uniquement au zèle d'un pauvre prêtre
et à la foi de tout un peuple. Une enquête suivit sur son auteur, sur les
moyens qu'il avait employés, sur l'origine de ses ressources. La Cour
interrogea Mgr de Beauvau. Un homme embarrassé, ce fut le prélat. Comment, sans
risque de faire passer le constructeur pour un fou, représenter à des
administrateurs et à des financiers que ce travail, qui eût coûté à tout autre,
disait-on, plus de vingt mille écus, M. Grignion l'avait entrepris sans établir
de devis, et conduit sans tenir de comptabilité, qu'il n'avait eu pour les
terrassements qu'une main-d'œuvre gratuite et pour couvrir les frais de
maçonnerie et l'achat des statues que les fonds de la Providence, laquelle
s'était chargée de nourrir les bandes de mendiants qui n'avaient pas manqué
d'accourir, le miracle rendant les huches à pain et les marmites de soupe
inépuisables ?
Tout ancien officier
qu'il était, l'évêque n'avait pas à discuter la valeur militaire du Calvaire.
La construction offrait, de l'avis des compétences, un danger public,
Trente-huit ans plus tard, les missionnaires successeurs du Père de Montfort
ayant tenté de la restaurer, les autorités s'alarmeront pareillement. De Menou,
commandant à Nantes, chargé d'inspecter l'ouvrage écrira : « Vingt hommes
enfermés là-dedans seraient inattaquables et feraient trembler toute la région
». Tout ce que pouvait faire Mgr de Beauvau, compromis lui-même, il le sentait
bien, pour n'avoir pas surveillé d'assez près son subordonné, c'était de
répondre des bonnes intentions et du loyalisme de M. Grignion. Le prélat
n'avait d'ailleurs que peu de crédit à Versailles où il ne paraissait que
rarement et où l'on n'ignorait pas ses embarras financiers, dûs en grande
partie, il faut le dire, à ses largesses envers les pauvres. Sa réponse ne fut
pas jugée par Ferrand satisfaisante. L'Intendant soupçonna l'évêque de ne pas
dire tout ce qu'il savait et de ménager certaines personnalités. Le 8 septembre
communiquant à Mellier le dossier de l'enquête, il lui disait : « Je vous prie
d'examiner en particulier et sans bruit les pièces ci-jointes et de me mander
la connaissance que vous avez de ce qui y est contenu. Vous êtes en lieu où les
éclaircissements ne manqueront pas : vous verrez ceux que demande M. le marquis
de Torcy et que l'évêque de Nantes n'y satisfait point pour sa lettre du 2 de
ce mois. Je vous envoie copie de ma réponse afin que vous soyez au fait de
tout. J'attendrai de vos nouvelles sur une affaire que l'on ne veut pas
éclaircir ».
Il semble bien pourtant
que la réponse de Mgr de Beauvau dissipa les soupçons de complot qui avaient pu
naître dans l'esprit du marquis de Torcy, car le missionnaire ne fut pas
inquiété. Il n'est même pas impossible qu'elle l'ait préservé d'une lettre de
cachet qui eût fait la joie de Ferrand. Le Roi d'ailleurs n'avait pas attendu
pour trancher l'affaire que les résultats de l'enquête fussent parvenus à Marly
où se tenait la cour. Dès le 7 septembre M. de Torcy annonçait à l'Intendant de
Bretagne qu'au communiqué de son rapport le Roi avait immédiatement ordonné que
le Calvaire fût rasé. Ce même jour, deux dépêches qu'on peut dire identiques
étaient adressées au maréchal de Châteaurenault et à Mgr de Beauvau. Voici
celle que reçut le premier :
« A M. le Maréchal de
Châteaurenault, touchant le Calvaire que le nommé Grignion a fait élever.
7 septembre 1710, à
Marly.
« Le Roy a esté informé,
Monsieur, que le sieur Grignion qui a fait une mission du costé de Pontchâteau
a fait élever auprès de la forest, dans le lieu le plus dominant, un Calvaire
d'environ quarante toises qu'il a fait entourer d'un fossé de près de dix-huit
pieds de largeur et de douze de profondeur, qu'il a fait un souterrain destiné
pour une grotte qui est, à l'entrée large de cinq à six pieds et longue de
douze à quinze et qu'il y a un caveau sous les croix, où l'on doit poser
quelques figures de dévotion ; qu'au dehors de ce souterrain, l'on y construit
une chapelle dont les murailles ne sont pas encore toutes élevées et qu'on a
basty dans le voisinage de petites maisons pour servir d'hostelleries. Sa
Majesté ayant sceu, Monsieur, que ce Calvaire était plus propre à donner
retraite à des gens de mauvaise volonté qu'à entretenir la dévotion des
peuples, Elle m'a ordonne de vous écrire que son intention est que tout ce qui
a esté fait soit détruit, que les fossés soient entièrement comblez de la terre
qui en a esté tirée et les croix, les figures de dévotion et les autres
établissements supprimés. Vous aurez, s'il vous plaît, agréable, Monsieur, de
donner vos ordres pour l'exécution de ce que je vous écris des intentions de Sa
Majesté et de me faire savoir si elles ont été ponctuellement suivies. Je suis
très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur ».
Le 14 septembre,
c'est-à-dire vu la lenteur du courrier à cette époque (une quinzaine de lieues
par jour), dès la réception de la lettre de M. de Torcy, Ferrand annonçait la
nouvelle à Mellier. « Suivez la chose pour vous divertir, ajoutait-il, mais ne
me citez pas ». A la même date, Mgr de Beauvau recevait la missive de Marly.
Aussitôt, il dépêcha un recteur à M. Grignion lui interdisant, sans lui révéler
le motif de sa décision, de procéder à la bénédiction du Calvaire. De même le
lendemain quand il le reçut ; le saint put ainsi croire que la défense
épiscopale n'était peut-être qu'une mesure de prudence qu'il réussirait, avec
l'appui de ses amis nantais, à faire rapporter.
Le mardi 23 septembre,
au troisième jour de la mission de Saint-Molf, Mgr de Beauvau envoyait donc M.
Olivier remplacer M. Grignion et rappelait celui-ci à Nantes. Cette mesure,
quoi qu'on en ait dit, nous semble avoir été aussi paternelle que prudente. En
effet, comment d'abord charger le missionnaire de notifier lui-même aux
populations l'ordre du Roi ? La tâche serait déjà assez douloureuse et assez
humiliante pour l'abbé Olivier, son compagnon, qui ne s'était nullement
désolidarisé d'avec lui dans la construction du Calvaire. La Chauvelière ne
l'avait-il pas dénoncé lui aussi dans sa lettre à M. de Châteaurenault, et
n'est-ce pas lui qui avait pris l'initiative de demander à l'évêque de Metz,
par-dessus la tête du sénéchal, l'autorisation de poursuivre les travaux? Le
choix que l'évêque fit de sa personne était tout dicté. Quel autre pouvait
mieux remplacer celui dont il avait été l'associé ? Quel autre saurait mieux
faire accepter des ouvriers du Calvaire une épreuve qu'il partageait avec eux ?
Car le prélat sentait bien que le coup serait terrible. « Alors que j'annonçai
aux peuples dans une prédication qu'on le devait détruire, écrit l'abbé, tout
l'auditoire fondit en larmes et ce fut une désolation universelle ».
Ensuite, il faut bien le
dire, Mgr de Beauvau ne connaissait jusque-là notre saint que par des rapports
contradictoires. Comment n'aurait-il pas jugé imprudent de laisser sur place ce
remueur de foules au zèle jugé si souvent intempestif ? Car il importait avant
tout d'empêcher le mécontentement général de dégénérer en une agitation qui eût
fait le jeu des accusateurs. Quand il le reçut à son retour de Saint-Molf et
lui mit sous les yeux la lettre de Marly il fut stupéfait de la sérénité avec
laquelle il accepta le coup qui le frappait. M. Barrin étant venu peu après aux
nouvelles : « J'ai été charmé, lui dit le prélat, de la façon dont M. Grignion
a reçu les ordres du Roi. Il faut qu'il soit un grand saint ou un hypocrite
fieffé ».
Mgr de Beauvau n'était
pas sans s'inquiéter de l'émotion que risquait de produire la destruction d'un
ouvrage aussi considérable et aussi cher à la piété populaire. Il essaya de le
sauver d'une ruine complète en faisant la part du feu. Il écrivit au maréchal
de Châteaurenault et au Père Le Tellier, ministre de la feuille des bénéfices,
qui était aussi le confesseur du Roi. Sans doute, quand il avait répondu à la
demande d'enquête de M. de Torcy, avait-il au moins insinué qu'il n'y avait
point de mystère dans une construction qu'on aurait pu croire si dispendieuse,
que la foi des gens avait suffi à tout. Il ne reviendra donc pas sur ce point.
On remarquera en lisant sa lettre au Père Le Tellier avec quelles précautions
il intervient dans une question traitée en affaire d'Etat d'ordre militaire. Il
ne sait comment s'excuser. Cette lettre qu'il expédia dès le 20 septembre, il
feint, tout en la rédigeant à part, de la présenter comme un ample
post-scriptum à un courrier traitant naturellement de sujets beaucoup plus
sérieux.
« A Nantes, le 20
septembre 1710.
« J'ajoute à ma lettre
que M. le marquis de Torcy me donne avis que le Roi a donné ordre de supprimer
les ouvrages qu'un missionnaire avait fait faire, au moins en partie un peu
imprudemment, mais il y a une chapelle que j'ai ordonné de rétablir dans ma
visite, qui est de la paroisse de Pontchâteau, elle est sous l'invocation de la
Magdeleine. Il y a des messes fondées ; cela ferait crier les peuples et les
prestres qui donnent des messes.
« Si j'osais dire mon
avis, ce serait de remplir de son Calvaire les fossés et de laisser là une
croix pour contenter le peuple. Je n'avais pas voulu permettre la bénédiction
des figures et du lieu à cause des fossés et de ses souterrains ou caveaux.
« Pour la chapelle de la
Magdeleine, il faudrait la laisser achever de bastir.
« Pardon, mon Révérend
Père, si je vous importune de cette bagatelle qui ne le paraîtrait peut-être
pas au peuple.
« Je suis avec un très
profond respect, mon très Révérend Père, votre très humble et très obéissant
serviteur.
G. de
Beauvau
évêque de
Nantes ».
Se fondant sur cette
lettre, l'abbé Bourdeaut fait la réflexion suivante :
« Le récit de M.
Olivier, si fidèle qu'il soit, n'est pas exempt d'omissions et même de fautes.
La plus notable, la moins concevable est d'avoir passé sous silence la visite
que Mgr de Beauvau fit au Calvaire de Pontchâteau, au cours de la tournée
pastorale qu'il accomplit dans I'archidiaconé de la Mée. Le prélat fit entendre
qu'il n'autoriserait pas la bénédiction du monument à cause des souterrains
qu'on y voyait et des fossés qui l'encerclaient. Il recommanda d'y réédifier
une antique chapelle, dite de la Madeleine, très vénérée à Pontchâteau... »
S'il fallait entendre
ainsi la lettre de l'évêque de Nantes, notre saint se serait mis dans un cas
grave de désobéissance. Passant outre à la défense épiscopale, il aurait préparé
la grande fête du 14 septembre comme de si de rien n'était, et, sans le pli qui
lui fut dépêché de Nantes, la veille au soir, il procédait à la bénédiction. Le
récit de M. Olivier montre clairement au contraire qu'il ne s'attendait
nullement à ce coup, n'en comprit pas la raison ; si bien qu'il crut qu'en
partant aussitôt pour Nantes, il réussirait peut-être à le conjurer ou du moins
à l'amortir.
A quelle date eut lieu
cette visite canonique du Prélat à Pontchâteau ? Alla-t-il jusqu'au Calvaire
et, s'il s'y rendit, M. Grignion y était-il, et non pas plutôt soit à Assérac
soit à Saint-Donatien, soit à Bouguenais ? « J'ai ordonné dans ma visite de
rétablir cette chapelle qui est de la paroisse de Pontchâteau». A qui cet ordre
fut-il donné ? Mais au curé et à la fabrique, responsables de ce sanctuaire. On
ne voit pas à quel titre le missionnaire aurait eu ordre de restaurer, et
encore sans doute à ses frais, un édifice paroissial, encore que, dans ses
missions, il s'en chargeât partout où besoin en était.
« Je n'avais pas voulu
permettre... », dit plus loin l'évêque de Nantes. Ces mots, il faut le
reconnaître, ne sont pas clairs. Mgr de Beauvau parle un peu comme si ce refus
n'avait pas été consécutif à la lettre reçue de Marly, qu'il ne rappelle pas,
et comme si, ayant eu auparavant connaissance des raisons qui devaient
déterminer Louis XIV, il eût pris d'avance la précaution d'interdire la
bénédiction. Or, ce fut le 29 juillet que Ferrand annonça à Mellier son arrivée
prochaine à Nantes. Quand il se rendit au Calvaire pour prendre les dimensions
des eléments suspects, on était donc au plus tôt dans les premiers jours
d'août, M. Grignion étant de retour de Bouguenais. De la correspondance entre
l'Intendant, le Maréchal de Châteaurenault et la Cour, rien ne semble avoir
transpiré. Tout se trama dans l'ombre. Le 14 septembre même, nous l'avons vu,
Ferrand recommandait à son subdélégué de ne pas le citer. L'évêque de Nantes,
quoiqu'il ait eu vent vraisemblablement de la descente du personnage sur la
lande de la Madeleine, n'apprit le sort réservé au Calvaire que par la lettre
de Marly. C'est alors seulement qu'il interdit la bénédiction. Enfin on ne voit
pas pourquoi notre saint se fût plus embarrassé d'une nouvelle défense, surtout
quand tout était prêt, alors qu'il n'aurait tenu aucun compte de celle que l'on
suppose. Pas davantage, dans la relation de M. Olivier et dans les mémoires de
M. des Bastières, qui parlent l'un et l'autre de l'entrevue de Nantes, on ne
trouve la moindre allusion à une admonestation sévère, trop justifiée, que Mgr
de Beauvau n'eût pas manqué alors de lui faire.
L'attitude de l'abbé Olivier
Jusqu'aux découvertes de
l'abbé Bourdeaut sur cette affaire du Calvaire, les biographes n'avaient
d'autres sources que la relation de M. Olivier et les Mémoires du Chanoine
Blain. Ce fut peu après la mort de son ami que celui-ci vint à Nantes, puis
qu’il dit l'avoir entendu déprécier par Mgr de Beauvau, lequel décéda le 6
septembre 1717, donc un an et quatre mois après l'homme de Dieu. Il ne semble
pas avoir été heureux dans le choix de ses informateurs. Rencontra-t-il M. des
Bastières ? C'est peu probable. On dut le dissuader de voir l'abbé Olivier
qu'il accable, ce qui lui eût fait éviter certaines erreurs grossières et
graves dans l'ordre des événements. On ne lui a point parlé de la lettre
épiscopale interdisant la veille de la fête la bénédiction. D'après ce qu'on
lui a raconté, l'épreuve qui marqua ce jour-là, fut encore plus terrible : par
ordre de Ferrand, les pioches commencèrent leur sinistre besogne, en présence
de M. Grignion, lequel « eut, dit-il, la confusion et le déplaisir de voir
détruire sous ses yeux un monument si pieux et si efficace..., l'ouvrage des
sueurs et des travaux de tant de pauvres gens». En conséquence, cette
opération, dont il ignore les péripéties, étant, croit-il, terminée, il ne
comprend pas que le missionnaire, qui avait assisté à la ruine de son œuvre
sans ouvrir la bouche, ait été subitement rappelé peu après de Saint-Molf à
Nantes par Mgr de Beauvau. Il prête à l'évêque les intentions les plus
blessantes et noircit à plaisir l'abbé Olivier.
« La dernière mission
que fit M. de Montfort dans le diocèse de Nantes, écrit-il, fut, pour ainsi
dire, la réaggravation de ses fautes et la dernière cause de son exil. J'ignore
ce qu'on lui reprochait d'avoir fait ; peut-être que le grand concours de peuple
qui venait de tous côtés pour l'entendre et la bénédiction extraordinaire que
Dieu répandait sur ses travaux étaient sa grande faute et que, pour l'en faire
punir, ses envieux et ses ennemis lui en prêtaient d'autres, vraies ou fausses.
Quoi qu'il en soit, ils firent tant de bruit que Mgr de Beauvau, évêque de
Nantes, se crut obligé de retirer ses pouvoirs au missionnaire persécuté,
lorsqu'il était prêt à conclure cette mission par ces traits animés de piété et
d'éloquence apostolique qui lui étaient propres et singuliers. Pour comble de
mortification, pour la terminer, on lui substitua celui-là même qu'il avait
refusé comme compagnon et, afin que rien ne manquât à son humiliation, ce fut
de sa main qu'il reçut la lettre d'interdit ».
Nous sommes en plein
roman. La mission de Saint-Molf consommant la perte de M. Grignion ! Des
envieux portant plainte à Mgr de Beauvau ! Le prélat, au lieu de laisser
achever un travail qui touchait à son terme, l'interdisant afin de l'empêcher
d'en recueillir les fruits et, pour comble, envoyant lui porter son arrêt et le
remplacer par l'homme qu'il n'avait pu supporter comme compagnon de ses
travaux, Olivier ! Mais nous savons de celui-ci même, qui n'avait aucune raison
de falsifier les dates, que la mission, une mission très probablement de quatre
semaines, en était seulement à son troisième jour, au mardi qui suivait
l'ouverture, quand il reçut ordre de partir pour Saint-Molf où il dut arriver au
plus tard le surlendemain. Nous avons vu de plus comment le choix de ce
remplaçant était tout dicté à l'évêque. Quand au congédiement donné par le
missionnaire au fils de sa bienfaitrice, pure invention apparemment. Nous
regarderons la chose de plus près tout à l'heure, mais il semble bien que M.
Olivier se retira de lui-même. Continuons notre citation. Voici comment, après
Mgr de Beauvau, est habillé le porteur de sa lettre.
« Celui qui la lui
portait, n'était pas fâché de ce contretemps qui aidait à son élévation, alors
qu'il mettait M. de Montfort sous ses pieds. Quoique homme de bien, il n'était
pas assez mort à lui-même pour renoncer à la joie d'Adam, joie d'amour-propre
que lui causait l'interdit dont il était porteur et qui servit d'une si
honorable vengeance du refus qu'avait fait M. Grignion de travailler avec lui.
Attentif alors à tous les mouvements de la nature qui pouvaient échapper à
l'homme de Dieu dans les premiers moments d'une humiliation si sensible et si
bien assaisonnée de tout ce qui pouvait la rendre amère, il étudiait son
visage, il y examinait tout ce que l'amour-propre pouvait y marquer de vicieux
et d'imparfait ; mais s'il le vit mortifié, ce que parurent lui indiquer
quelques larmes à ses yeux, il ne le vit ni troublé ni aigri. Souffrir et se
taire était l'unique parti qu'il prenait en ces sortes d'occasions ; sa bouche
demeura fermée aux plaintes et aux murmures, et il ne fit même pas paraître un
signe de mécontentement au messager qui paraissait fort satisfait de lui
apporter un ordre si fâcheux».
Nous ne ferons pas à
Blain l'injure de penser qu'il a inventé cette petite scène. Mais de qui la
tenait-il ? Ce ne peut être, directement ou indirectement, que d'un témoin
oculaire ou de quelqu'un qui se donnait comme tel, probablement de ces prêtres
que M. de Montfort avait dû engager pour la mission et dont quelques-uns, sinon
tous, outrés de la mesure épiscopale, n'étaient pas disposés à voir de bon œil
l'homme de Mgr de Beauvau. Mais comment accorder crédit à un témoin qui se
trompe étourdiment de date, fait arriver M. Olivier à Saint-Molf sur la fin de
la mission, et là-dessus épilogue contre l'évêque de Nantes ? Il a vu le
porteur de la lettre étudier sur le visage du destinataire les impressions
qu'en produisait la lecture. Mais n'est-ce pas ce que l'on fait tout
naturellement lorsqu'on apporte à un ami, sous pli cacheté, une nouvelle
importante, bonne ou mauvaise ? Ce monsieur qu'on nous dit pourtant homme de
bien, a vraiment une bien vilaine âme. Comment ! il savoure l'humiliation, les
larmes de celui qui, hier encore, était son chef et son compagnon d'apostolat,
son ami ; il en rassasie ses yeux sans avoir même la vergogne de dissimuler.
Janséniste, ont dit certains biographes en peine d'explication. Allons donc ! «
Il fit toutes ses études théologiques à Rome, où certes, on n'avait pas coutume
d'aller chercher la doctrine janséniste, remarque l'abbé Bourdeaut. Il séjourna
à diverses reprises à la communauté de Saint-Clément, non à titre de
janséniste, mais parce que là se groupaient les missionnaires diocésains. Homme
d'œuvre, on le voit dans tous les comités catholiques de l'époque, en
particulier lorsqu'il s'agit d'organiser les Ecoles charitables. Il mourut en
1730, supérieur de la communauté du Bon Pasteur, charge dans laquelle il
succéda à M. de la Noë-Mesaard, le janséniste fameux, en vertu d'un choix
épiscopal fait précisément dans le but d'effacer l'influence du premier
directeur de la maison ».
Qu'on lise sa relation
rédigée quinze ans plus tard, on y sent une admiration sans réserve pour
l'œuvre de son confrère. Il s'émerveille du nombre, de l'ardeur, de
l'enthousiasme des terrassiers, de l'ordre avec lequel cette fourmilière
travaille, bien qu'il n'y ait personne à commander. Il est charmé des cantiques
qui s'élèvent de partout, formant une harmonie céleste. Il a fixé dans sa
mémoire tous les détails de la construction, y compris ceux qui n'existaient
encore que dans la tête de l'architecte. Il n'en critique aucun, pas même ceux
qui donnèrent lieu à des insinuations perfides. Il en laisse tout le mérite à
son compagnon et se tient discrètement au second rang. S'il en éprouve quelque
fierté, c'est d'avoir été mis par la Chauvelière dans sa lettre de dénonciation
sur le même pied que le constructeur. Il décrit en termes émouvants la
destruction de ce grand ouvrage. Cette destruction, il l'a sur le cœur. C'est
là-dessus qu'il n'est plus d'accord avec son confrère. Il trouve inadmissible
que M. Grignion n'ait rien fait humainement pour la conjurer. Il regrette que
le missionnaire ait reçu fort froidement le monsieur qu'accompagnaient des
dames pas précisément dévotes, il est vrai, à les juger à leur air, mais qui,
lui, n'était autre que l'Intendant de Bretagne. Il lui reproche de n'avoir pas
eu, bien que fort alarmé, la prudence de demander à ce mystérieux personnage
pourquoi il mesurait douves et souterrains. Il n'oublie pas de relever que
c'est lui, Olivier, qui flaira les menées de la Chauvelière et s'inquiéta
d'obtenir de l'évêque de Metz l'autorisation de poursuivre les travaux. Il
laisse à M. Grignion d'avoir cru, sur la foi des prophéties et des miracles,
que son Calvaire subsisterait malgré tout. Pour lui, il n'en croit rien et ne
peut s'en consoler. Comment, après un si cuisant échec, ne se serait-il pas
senti las de travailler avec un homme de si grande vertu et d'un si merveilleux
talent apostolique, mais, par l'élévation même de ses vues, si dénué de sens
pratique, qui refusait de mettre, n'aurait-ce été qu'un grain de diplomatie au
service de la Providence et craignait de compromettre l'indépendance de son
ministère, en consentant, dans ces occasions, à causer avec les détenteurs du
pouvoir, magistrats, officiers seigneuriaux, agents du roi ?
On ne voit ni quand, ni
où, ni comment l'homme de Dieu l'aurait remercié de sa collaboration. C'est à
lui que, partant pour Nantes la veille de la fête, il laisse le soin de
présider à ce grand jour. Si M. Olivier avait eu l'ambition de prendre sa
place, c'était bien le moment. Au contraire, il fait tout pour le retenir,
estimant sans doute ce voyage inutile. Pendant cette journée si tristement
assombrie, il s'acquitte consciencieusement de sa tâche ; organise les quêtes
dont il devait remettre le produit à son confrère, de quatre à cinq cents
livres, note-t-il, « M. Grignion, écrit-il ensuite, n'arriva que le lendemain,
vers les onze heures, alors que je retournais à Nantes». Ne laisse-t-il pas
entendre par là qu'il partit de son plein gré, désolé d'une interdiction dont
il soupçonnait les raisons secrètes, alors, pensait-il, qu'un peu d'entregent
aurait eu chance de tout sauver ?
Quelque temps après, le
coup étant porté, il ira trouver l'Intendant de Bretagne, qui, peut-être pour
lui montrer qu'il ne l'a point incriminé conjointement avec M. Grignion, lui
mettra sous les yeux le rapport qu'il avait envoyé au maréchal de
Châteaurenault. « Je fis voir à cette personne, écrit-il, qu'elle aurait pu se
servir de termes un peu plus doux, disant que ce n'était ni douves ni
souterrains en termes de forteresse ». N'était-ce pas là prendre la défens de
M. Grignion ?
Et après l'interdit de
Saint-Molf, où le missionnaire revenu à Nantes a-t-il cherché refuge ? Dans une
maison dont la mère de l'abbé Olivier, veuve pourvue d'une large aisance et
ancienne commerçante de drap et de soieries, lui a cédé deux appartements, l'un
au rez-de-chaussée, l'autre à l'étage, en tout quatre pièces. C'est là, dans
cet immeuble de la Cour-Catuit, rue des Hauts-Pavés, au milieu d'une population
de petits artisans, filassiers, tisserands, fabricants de cotonnades, la maison
de la Providence, comme il l'appelle, qu'il va commencer à organiser ses œuvres
charitables. Il y établit autant que l'espace s'y prête, un hôpital
d'incurables, s'y réservant, quand il quittera Nantes au printemps de l'année
suivante, un petit coin qui sera son pied-à-terre chaque fois qu'il reviendra
passer quelques jours dans cette ville. Au mois d'avril 1716, trois semaines
avant sa mort, sur les instances d'une autre de ses bienfaitrices,
Mlle Dauvaise,
directrice de l'œuvre qui prospère et se transforme, il y envoie de
Saint-Laurent-sur-Sèvre, où il donne la mission, deux de ses Filles de la
Sagesse. C'est là que, trois ans après la mort de notre saint, nous
retrouverons le nom de M. Olivier. Sous l'épiscopat de Mgr de Tressan, qui n'a
point hérité des préventions de Mgr de Beauvau contre M. Grignion, l'abbé
Barrin, supérieur, a constitué l'œuvre en société. Le 17. juillet 1719, Salomon
Binet de la Blottière, chanoine de la cathédrale, procurateur de la cure de
Saint-Similien, bénit, dit le procès-verbal, la chapelle domestique de la
maison sise à présent à la Cour-Catuit, nommée depuis la maison de M. de
Montfort. Au bas de l'acte, immédiatement après les signatures de J. Barrin et
de Salomon Binet, figure celle de M. Olivier prêtre, suivie de celle
d'Elisabeth Dauvaise, puis de douze autres, dont; en dernier lieu, celle de
Matthieu de Burcke, recteur de Saint-Similien. Le 13 novembre de celte même
année, l'abbé Olivier louait à M"* Dauvaise en faveur de l'hôpital des
Incurables pour une rente viagère de cent trente-cinq livres une maison située
elle aussi rue des Hauts-Pavés qu'il avait recueillie de l'héritage maternel.
Mais déjà, six mois seulement après la mort de M. Grignion, nous voyons l'abbé
travailler avec les fidèles de son ancien compagnon d'armes, dont Mlle
Dauvaise. Celle-ci avait fondé à Châteaubriant, avec l'aide de l'abbé Le Grand,
ex-régent du collège de cette ville, une école charitable pour les filles,
laquelle subsiste encore de nos jours. M. Le Grand voulait joindre à cet
établissement une école de garçons. Un comité d'hommes d'œuvres fut créé,
composé, il est vrai, moitié de jansénistes militants, entre autres du
Moulin-Henriet qui mourra obstiné dans l'erreur, mais moitié aussi
d'ecclésiastiques de saine doctrine, M. Bodier, ancien missionnaire rennais
et... l'abbé Olivier.
Au chapitre LIX de ses
Mémoires, le chanoine Blain nous met en garde. Après avoir narré les hauts
faits de M. Grignion pendant son séjour à Paris en 1703 : « Ici, écrit-il, je
le perds et je ne puis plus dire de lui que ce que j'en ai appris ». Un
témoignage qui a passé de bouche en bouche n'est que trop sujet à caution. Ne
serait-ce pas le cas pour l'attitude de M. Olivier à Saint-Molf ? D'autre part,
on serait curieux de savoir comment M~ Olivier, qui logeait aussi M. de
Montfort et son œuvre et que Blain ne dut pas plus interroger qu'il
n'interrogea son fils, était vue des autres femmes de dévouement qui
gravitaient autour de l'homme de Dieu. N'aurait-elle pas excité chez l'une ou
l'autre d'entre elles une jalousie qui n'expliquerait que trop le portrait peu
flatté dont l'abbé fut gratifié ?
L'honneur de notre saint
ne demande point que l'on condamne son compagnon. Ils ne s'entendirent pas. Et
après ? Cela est arrivé à d'autres qui étaient pourtant des hommes de Dieu.
Quand Paul et Barnabé se tournèrent le dos et partirent chacun de son côté,
l'Esprit-Saint les laissa faire, et on ne voit pas que personne ait été assez
sot pour s'en scandaliser.
La destruction du Calvaire
Il s'agissait maintenant
d'exécuter les ordres du roi. Ferrand va s'y passionner. Grignion, ce dévot qui
est aussi une puissance et qui semble le braver par son indépendance
apostolique, il s'est juré de l'abattre. Aucun lieu de la Haute Bretagne n'est
désormais sûr pour le missionnaire. Venir à Rennes où il a des parents, des
amis, des protecteurs, mais où réside aussi l'Intendant, c'est, nous le
verrons, se jeter dans la gueule du loup. Vraiment, il faut que Blain (Ch.
LXXIII) ait été, sur ce point encore, bien mal informé pour nous montrer un
Ferrand touché de repentir devant la résignation de sa victime. Après avoir dit
avec quelle patience notre saint reçut cette croix : « Il est vrai, continue le
mémorialiste, que M. l'Intendant, quelque temps après, ouvrant les yeux sur
l'ordre qu'il avait donné, s'en repentit ; il vit alors, mais trop tard, que M.
de Montfort ne faisait la guerre qu'aux vices et au péché, n'était à craindre
qu'au démon et à l'enfer, et qu'il était honteux d'avoir pris un Calvaire et un
lieu de dévotion pour une place d'armes et un fort à la convenance de ceux qui
voudraient se mutiner ». La belle fable ! Ferrand venu à résipiscence ! Ce
n'est pas seulement à M. Grignion qu'il en garde, mais à ses amis, à ses
protecteurs, à l'abbé Barrin, à la présidente de Cornulier, à Mgr de Beauvau
qui ne se décide pas à s'en débarrasser. Il est proprement déchaîné et le
restera. Seulement rien ne doit transpirer. Correspondance épistolaire et
conversations, tout se passe entre administrateurs et tombe sous le secret
professionnel. Mais tout finit aussi par se savoir.
Le 18 septembre, il
écrivait à Mellier : « M. le Maréchal de Châteaurenault m'a envoyé copie de
l'ordre qu'il a reçu pour la démolition du Calvaire. Je vais concerter avec lui
cette expédition. Grignion en mourra de douleur, sans savoir ce que deviendra
l'abbé Barrin. Le premier est un grand fou par toutes les extravagances dont
vous me parlez ».
Cependant raser le
Calvaire alors qu'on aurait pu, avec le concours même du missionnaire et de ses
paysans, lui ôter à l'aide de quelques retouches, tout caractère de forteresse,
cette mesure radicale semblait si odieuse et si impopulaire, elle paraîtrait si
facilement inspirée par un sentiment inavouable que Ferrand lui-même, pour
excité qu'il fût, se dérobait dès qu'il s'agissait d'en assumer la
responsabilité. Et il n'était pas le seul. A Rennes, à Nantes, on hésitait à
exécuter à la lettre les ordres du roi. Le 23 septembre l'Intendant faisait à
Mellier cette confidence : « L'ordre de la démolition du Calvaire ayant été
envoyé à M. de Châteaurenault, c'est à lui qu'il faut s'adresser sur
l'application qu'on lui veut donner. Si j'étais à la place de M. de Lannion
(lieutenant général, commandant les forces militaires pour la ville et le comté
de Nantes), je l'exécuterais dans son entier, l'ordre ne me paraissant point
équivoque. Votre général (M. de Lannion) recevra une seconde lettre de notre
généralissime (M. de Châteaurenault) sur la manière de l'exécuter. J'ai été
consulté sur ce sujet, aussi je n'ai rien à dire. Il faut tâcher qu'il ne reste
rien de cette action indiscrète : si on en laisse quelques murailles, ce sera
pour enfermer Grignion».
Le père Le Tellier, au
lieu d'intervenir directement auprès du roi, comme l'espérait M. de Beauvau en
lui écrivant, avait transmis sans plus à M. de Torcy la lettre de l'évêque. Le
30 septembre le ministre avait répondu à celui-ci que la chapelle de la
Madeleine serait conservée et mise en état convenable pour y célébrer la messe,
et que sur le terrain aplani on érigerait une croix. Mais, dans la lettre qu'il
adressait à M. de Lannion, il ne parlait plus de cette deuxième disposition.
Ferrand serait satisfait : du monument, il ne resterait pas même un souvenir.
Chargé par le Maréchal
de Châteaurenault et par M. de Torcy de démolir le Calvaire, M. de Lannion,
dont le fils, il est vrai, avait épousé la propre nièce de l'abbé Barrin, passa
la corvée à M. d'Espinose, inspecteur de la milice bourgeoise dans la Bretagne
méridionale, de Port-Louis à Ancenis, homme de peu de considération et fort
étourdi, note l'abbé Bourdeaut.
Cette désignation ne fut
pas sans inquiéter l'évêque de Nantes. Il aurait désiré un homme de plus
d'autorité et de plus de jugement. Grand seigneur confiné au milieu urbain et
par là ne connaissant guère le populaire que par la populace, le prélat appréhendait
manifestement que les manants qui avaient élevé le Calvaire ne s'opposassent
par la violence à sa destruction. Terminant sa lettre au P. Le Tellier,
l'ancien officier, dont la troupe recrutée de la façon que cela se faisait
alors, avait dû lui présenter autre chose que des miroirs de vertus, lâchait à
l'adresse du peuple un qualificatif d'une verdeur toute militaire que, pour son
honneur, nous aurions préféré ne pas rapporter, mais qui exprimait
énergiquement sa crainte. Nous reprenons, en l'achevant, la dernière phrase de
sa lettre : « Pardon, mon Révérend Père, si je vous importune de cette
bagatelle qui ne le paraîtrait peut-être pas au peuple qui est une sale bête».
Il ne cacha pas au
lieutenant général qu'il le désapprouvait de s'être ainsi dérobé et loua le
Maréchal de Châteaurenault de s'être plaint à Versailles de la conduite
équivoque de son subalterne. Qui plus est, des bruits lui étant parvenus qu'une
sourde révolte grondait chez les paysans requis pas d'Espinose, prié
probablement même de venir calmer cette effervescence, il se rendit à
Pontchâteau et de là sur la lande de la Madeleine, où peut-être en fit-il, pour
tirer les gens de leur scrupule, un peu plus qu'il ne seyait à sa dignité.
Toute cette conduite,
qui serait d'un plat courtisan pour qui n'y verrait qu'une assez sotte
démonstration de loyalisme, Ferrand s'en amuse fort dans une lettre à Mellier
(27 octobre) : « Votre prélat était en vérité hors de son bon sens le jour
qu'il a entretenu M. de Lannion. Voilà un ouvrage bien important que la
démolition du Calvaire pour y envoyer un lieutenant général ! Si M. le Maréchal
s'est plaint que M. de Lannion soit resté à Nantes et s'il en a écrit à la
Cour, tant pis pour lui ! Il y a des lettres qui ne sont point heureuses et la
louange que votre évêque dit lui avoir été donnée à cette occasion ne le
relèvera pas beaucoup. Je n'écrirai sûrement point à la Cour et ne parlerai
point à M. le Maréchal de pareilles choses... On rira bien à la Cour de se
représenter votre évêque une bêche à la main et on ne rira pas moins du récit
qu'en aura fait le maréchal ».
Le moment n'était
pourtant pas aux gorges chaudes. L'opération aurait pu tourner au tragique.
Ferrand lui-même craignit un instant pour la vie de l'officier. Le 17 octobre,
il écrivait à Mellier : « Je n'ai point de nouvelles de M. d'Espinose. S'il
meurt dans l'opération, le peuple regardera sa mort comme une punition de Dieu.
Pourvu que le Calvaire soit abattu, il ne nous en faut pas davantage ».
D'Espinose n'avait pas
été d'ailleurs sans flairer le danger. Ayant demandé aux paroisses voisines de
lui envoyer un certain nombre d'hommes, quelque cinq cents en tout, avec des
outils, s'il crut prudent d'amener avec lui une compagnie de ses miliciens, ce
n'était pas sans doute uniquement pour empêcher les paysans de disparaître et
les contraindre à travailler. Lorsque ceux-ci apprirent de sa bouche pour
quelle besogne il les avait convoqués, ils se mirent à genoux en pleurant. Un
jour, deux jours se passèrent et, malgré les jurons et les menaces du commandant,
le travail n'avançait pas. Il fallait commencer par la gigantesque croix qui
dominait le monument, la couper au pied, car elle était trop enfoncée en terre
et trop solidement calée de blocs de pierre pour qu'on pût la déplacer, ce qui
obligeait à en détacher auparavant le Christ, le beau Christ du Père de
Montfort, par respect et de crainte que, malgré toutes les précautions, il ne
se brisât dans la chute. Le troisième jour, ne pouvant encore rien obtenir,
d'Espinose prit une scie et menaça de faire abattre la croix telle quelle.
Laissons ici parler l'abbé Olivier : « Alors le peuple s'offrit de monter sur
la croix et d'en détacher le Christ et les deux larrons sans rien rompre, à
quoi il acquiesça. Je lui ai ouï dire qu'il ne croyait pas que la descente de
croix faite à Jérusalem fut si triste que celle-là ; tout le monde était à
genoux pendant que les autres faisaient l'office de Nicodème et de Joseph
d'Arimathie ».
Mais, les croix
abattues, la montagne ayant perdu ainsi son caractère sacré, les paysans
n'eurent pas plus de cœur à l'ouvrage. « On a été trois mois, écrira quinze ans
plus tard, l'abbé Olivier, sans avoir pu détruire la moitié de la montagne
quoiqu’on ait forcé grand nombre de peuple à y travailler. Il semble que les
hommes avaient eu des bras de fer pour l'édifier et des bras de laine pour le
détruire. On voit encore aujourd'hui le Mont et les fossés presque tout
entiers».
Il ne tint pourtant pas
à Ferrand que le monument ne fût égalé au sol. Le 24 août, il écrivait : «
Puisqu'on a commencé la démolition du Calvaire, il faut la finir quelque
travail qu'il en coûte ». Il raille les amis de M. Grignion qui voudraient
limiter les dégâts, car on ne désespère pas encore. « On a écrit à Paris pour
cela, et j'ai plus d'espérance que jamais », disait notre saint dans sa lettre
à M. de la Carrière. « On », sans doute l'abbé Barrin qui s'entremettait
pareillement auprès du Maréchal de Châteaurenault, comme l'Intendant en
plaisantait dans une lettre à Mellier, 2 novembre : « M. le Maréchal m'a parlé
d'un placet de l'abbé Barrin. Il a dit avoir fait une réponse à cheval et que
ces dévots ont perdu l'esprit. La lettre est (adressée) à M. de Lannion. Vous
verrez si notre maréchal a dit vrai ».
Quelle part eut le
missionnaire dans ces tentatives ? Vraisemblablement il se contenta de laisser
agir ses amis, car on l'imagine mal faisant antichambre chez les agents du roi.
Personnellement, il n'apparaît dans aucune de ces démarches, lettres ou
visites. « J'ai perdu, écrivait encore Ferrand à Mellier, de ne m'être pas
trouvé à Nantes lorsque la députation de Grignion y est arrivée. J'en aurais
bien ri. Pour toute réponse, tout sera abattu ». D'où venait cette prétendue
députation ? De Pontchâteau ? On ne voit pas qu'elle ait remis à Mellier ou
peut-être au Maréchal un placet de M. Grignion. C'étaient, selon toute
apparence, des défenseurs du Calvaire qui s'étaient concertés, avaient
peut-être vu le missionnaire, mais n'en avaient reçu aucun mandat. Pour lui, au
risque d'aggraver son cas, il continuait à se comporter avec toute
l'indépendance d'un homme apostolique. Loin d'être abattu, comme on aurait pu
le croire, après un si rude coup, il ne manquait aucune occasion de se livrer à
de nouveaux éclats de zèle, dont deux au moins furent de cinglantes leçons pour
les autorités, qui ne les lui pardonnèrent pas.
« Tout sera abattu,
quelque travail qu'il en coûte », avait répété Ferrand. Cependant, la caisse de
l'Intendance se vidait et d'Espinose réclamait de l'argent. Au bout de trois
mois, on prétexta la mauvaise saison pour suspendre les travaux. Le Maréchal en
écrivit à Versailles et le roi permit d'attendre le retour des beaux jours.
Mais, à la fin de février, une crue de la Loire, la plus dévastatrice que
Nantes eût connue depuis longtemps, viendra fort à propos, donner aux
administrateurs d'autres soucis. Il ne sera plus question du Calvaire. Ce qui
en fut ainsi épargné demeura comme un espoir ; ces grandes ruines crieront,
implorant une restauration. L'homme de Dieu ne s'était pas trompé sur les
signes du ciel. Son œuvre sera reprise et sur un plan autrement grandiose.
Durant des années, dans les intervalles où les travaux de la terre laissent
souffler le paysan, la lande de la Madeleine, devenue un immense chantier,
retentira du bruit des pioches, du roulement des -wagonnets, du mugissement des
bœufs, du crissement des chaînes de fer sur les quartiers de roche, des « holà
hiss ! » commandant la manœuvre, coupant le chant des cantiques ou le
déroulement des Avé. Temps épique du P. Jacques Barré, qui, de plus de cent
paroisses, de ces grosses paroisses de l'Ouest, recrute des bras par milliers,
acquiert des terrains et dresse le Calvaire transformé au milieu d'un vaste
parc peuplé de sanctuaires et de statues : mystères du Rosaire, stations du
Chemin de la Croix. C'est là, dans ce lieu où il but le calice le plus amer de
sa vie, que Montfort est aujourd'hui le plus glorifié. C'est là que, chaque
dimanche, de Pâques à la Toussaint, les descendants de ses terrassiers
accourent de près et de loin pour chanter ses cantiques, réciter et méditer son
Rosaire, implorer sa protection et et du plus haut du Calvaire acclamer son nom
à la suite des noms de Jésus et de Marie. C'est là qu'il est demeuré vivant
comme nulle part ailleurs et que sa voix semble retentir encore pour assembler
de Bretagne, d'Anjou et de Vendée, en des solennités magnifiques, un peuple
innombrable. C'est là que les fêtes de la canonisation (11-14 juin 1948)
amenèrent une telle marée humaine que le Nonce Apostolique, le futur Jean
XXIII, qui la contemplait du haut de la « scala sancta », déclarait n'avoir
rien vu de pareil, sinon peut-être à Rome, aux plus grands jours, sur la Place
Saint-Pierre.
Comment la conduite de M. Grignion continue à inquiéter l'évêque de Nantes.
Sa sortie du diocèse.
Revenu de Saint-Molf et
ayant vu Mgr de Beauvau, M. Grignion profita du repos que lui imposait
l'interdiction de prêcher pour faire une retraite chez les Pères Jésuites. Une
résolution qu'il ne prit certainement pas, ce fut de mettre une sourdine à son
zèle. Les faiseurs d'esclandre vont retrouver l'homme dont ils avaient déjà
tâté quelques mois auparavant, lors de la mission de Saint-Donatien. Deux de
ses coups d'audace étaient restés particulièrement fameux. Un dimanche[58],
on était venu l'avertir de ce qui se passait dans un cabaret. Des jeunes gens à
moitié ivres, qui s'étaient déjà battus deux ou trois fois dans la journée, y
menaient un tapage infernal, s'injuriant, insultant les passants ; vomissant
d'horribles blasphèmes, braillant des chansons impies. Personne n'osant
l'accompagner, il s'y rendit seul, entra dans la salle et au milieu de ces
garnements dont les uns, attablés, continuaient à boire pendant que les autres
dansaient au son des hautbois et des musettes, il se mit d'abord à genoux pour
réciter un Ave Maria, puis, se relevant, enleva aux ménestrels leurs
instruments qu'il mit en pièces ; renversa tables, verres et bouteilles, cela
avec un si parfait sang-froid et un tel air d'autorité que la bande demeura
stupéfaite, hormis quelques fanfarons, une dizaine, qui pensèrent l'effrayer en
tirant leur épée. Mais lui, son chapelet d'une main, son crucifix de l'autre,
s'avança vers eux avec une contenance si ferme qu'ils rengainèrent et prirent
la porte précipitamment, entraînant les autres à leur suite. Resté seul avec
l'hôtelier qui regardait à demi hébété, il lui avait fait sur ses
responsabilités un petit discours bien senti.
Une autre fois, le
dimanche dans l'octave des saints Donatien et Rogatien, patrons de la ville et
du diocèse (24 mai), passant par la Motte-Saint-Nicolas, il s'était trouvé
devant un rassemblement considérable de populaire en train de regarder danser
au son d'un fifre une centaine de jeunes gens et de jeunes filles. Il se fraye
un passage et rompt à force de poignets le chœur de danse, mais les mains ont
vite fait de se rejoindre et la ronde de se mettre à tourbillonner de plus
belle. S'y étant repris à six et sept fois et voyant qu'il n'avançait à rien,
qu'au contraire les danseurs s'amusaient follement de ses efforts, riant à
gorge déployée et chantant pour le narguer un de ses cantiques de mission, il
recourt à son grand moyen. Le crucifix de son rosaire à bout de bras : « S'il y
a dans cette compagnie des amis de Dieu, qu'ils se mettent à genoux avec moi »,
s'écria-t-il. Il faut croire que cette jeunesse était plus étourdie que
pervertie, car voilà danseurs, danseuses et les badauds eux-mêmes tombant à
genoux et se mettant à réciter avec lui une dizaine de chapelet. Après quoi, «
il leur fit, raconte Grandet (p. 325) une exhortation contre les danses, leur
faisant voir qu'elles étaient l'occasion d'une infinité de péchés. Son discours
eut un effet si merveilleux que leurs chants profanes furent un moment changés
en pleurs ».
Maintenant que le voici
de retour à Nantes, deux occasions vont s'offrir de faire mieux encore. Un
jour, comme il revenait[59]
de la communauté de Saint-Clément à la Cour-Catuit, grand tumulte sur la
Motte-Saint-Pierre. C'étaient des soldats de la garnison et des artisans de la
milice municipale qui s'étaient une fois de plus pris de querelle et,
blasphémant comme des démons, se battaient à coups de bâton et de pierre, une
troupe de populaire comme spectateurs. Il s'approche, se met à genoux, récite
un Ave Maria, puis se porte au milieu de ces furieux. Bien que les plus forts,
les artisans cèdent à ses objurgations et évacuent le champ de bataille. Se
retournant, il aperçoit une table de jeu. Il interroge. Cette table avait été
comme d'ordinaire la cause de la rixe. Il la renverse et la brise à coup de
pied. Fureur des soldats à qui elle appartenait. Ils se jettent sur lui, le
prennent par les cheveux, déchirent son manteau et le menacent de lui passer
leur épée à travers le corps s'il ne les indemnise. « Combien l'avez-vous
achetée ?, leur demande-t-il — Cinquante livres. —- Ce n'est pas cinquante
livres, mais cinquante millions de livres d'or que je donnerais, si je les
avais, et tout le sang de mes veines pour brûler tous ces jeux de hasard». Ils
allaient l'assommer quand l'un d'eux dit aux autres : « Ne le frappons pas ; il
pourrait nous en arriver malheur. Menons-le plutôt au Château ; M. de Miane
(c'était le commandant de la garnison) qui nous a permis ce jeu nous rendra
bonne justice ». Ils l'emmenèrent donc, une populace criant à tue-tête derrière
eux. A peine, pouvaient-ils le suivre tellement il marchait à grands pas, tête
nue, son chapelet à la main et le récitant à haute voix, le visage vermeil et
radieux, se voyait déjà prisonnier pour Jésus-Christ. Malheureusement — je dis
« malheureusement », car c'eût été une scène digne des « Actes des Apôtres »
que M. de Montfort comparaissant devant le gouverneur de Nantes et défendant
contre la meute de ses accusateurs, avec l'éloquence d'un nouveau Paul, sa
liberté apostolique — malheureusement, quelqu'un se rencontra sur le trajet,
l'abbé Barrin probablement, dont le domicile se trouvait sur la Place
Saint-Pierre, qui le retira de leurs mains.
Ce serait dommage de ne
pas achever le récit de M. des Bastières : « J'ai dit, continue-t-il dans un
autre endroit de Grandet (p. 331), que je me trouvai un jour à Nantes comme on
le conduisait en prison; l'ayant été voir le lendemain, il me parut si rempli
de joie qu'il ne se possédait pas. J'étais seul dans sa chambre ; il me prit
par les mains et me dit : Hé ! que dites-vous, mon cher ami, de la journée
d'hier ? Je lui répondis qu'elle avait été très humiliante pour lui et très
triste pour moi, que j'avais beaucoup souffert en le voyant traiter si
indignement. Pour moi, m'a-t-il dit en riant, je ne me souviens pas d'avoir eu
tant de joie dans toute ma vie ; mon contentement aurait été parfait, si
j'avais eu le bonheur d'être emprisonné. Il chanta ensuite un cantique sur la
Croix ».
Nous avons déjà
mentionné la crue extraordinaire de la Loire à la fin de février et au début de
mars 1711. On a peine à s'imaginer les dégâts causés par l'impétuosité des eaux
et les besoins auxquels durent faire face les autorités. Les tabliers des ponts
étant tous de bois furent emportés comme paille à deux ou trois lieues de la
ville, dans les prairies de Saint-Herblain et d'Indret. Sept arches du vieux et
solide pont de Pirmil s'écroulèrent. Le populeux faubourg de Biesse se trouva
ainsi complètement isolé dans son île. Des maisons s'effondraient ; l'eau
montait dans les rez-de-chaussée. Réfugiés à l'étage, sans vivres, les
habitants faisaient de leurs fenêtres des signes désespérés, mais aucun
marinier n'osait affronter le courant. Il fallut que M. Grignion arrivât,
amenant des vivres, parlât et se jetât dans une barque pour décider toute une
petite flottille à tenter de passer avec lui. Ainsi que très probablement, il
l'avait promis, il y réussit sans aucun accident[60],
tous ceux qui l'avaient suivi des yeux criant miracle.
C'était là de ces
initiatives dont une autorité défaillante ne pardonne guère le succès.
Les historiens n'ont
retenu que ces deux interventions de notre saint, mais il dut se signaler par
bien d'autres actions encore. Le 24 février, l'Intendant n'écrivait-il pas en
effet à Mellier, son informateur habituel : « Grignion est un fou par tout ce
que vous me dites. Votre évêque n'est pas plus sage de souffrir ses
impertinences ». Et cinq jours après (1er mars) dans une autre lettre : « Ne
pourriez-vous point avoir copie de l'écrit de Grignion adressé au chapitre de
Nantes ? On dit qu'il est extravagant au dernier point. M. de Nantes l'est plus
que Grignion de ne pas le chasser de son diocèse ». Quel était l'objet de cet
écrit ? Probablement quelque hardi projet que l'homme de Dieu ne pouvait
réaliser, au moins dans les proportions qu'il aurait voulu, sans l'agrément du
Chapitre, lequel possédait bénéfices et bien-fonds, avait droit de présentation
à des cures, à des chapellenies, à des aumôneries, était même curé décimateur
de certaines paroisses. On pense à des œuvres de bienfaisance, à des écoles charitables.
En tout cas, cette
demande de copie montre bien que l'Intendant et son subdélégué avaient des
intelligences dans la place. Cependant, sur les six ou sept Grands Vicaires
nous en voyons deux et non des moindres gagnés à M. de Montfort : l'abbé Barrin,
qui, par sa famille, était une puissance, et le pieux Mè Coupperie des
Jonchères, qui exerçait les hautes fonctions d'archidiacre. Dans la lettre que
ce dernier adressera à Grandet, il écrira bien au sujet du Calvaire de
Pontchâteau que cette entreprise « n'était pas, suivant l'avis de beaucoup de
gens, selon les règles de la prudence, car ce même Calvaire fut aussitôt démoli
par ordre du roi » ; mais il ne cachera pas son admiration pour les vertus
héroïques du missionnaire et le don qu'il avait de gagner les cœurs. Il est
probable aussi que parmi les chanoines, malgré la présence de quelques
jansénistes, le saint comptait de précieuses sympathies. Ajoutez de solides
amitiés tant chez la noblesse que dans la bourgeoisie, entre autres M. de la
Grue et ses filles, M. René de Kermoisan, marquis de Tréziguidy, son gendre,
que nous retrouverons à Saint-Laurent-sur-Sèvre, en 1717, à l'exhumation du
corps du Serviteur de Dieu ; Mme la présidente de Cornulier, leur belle-sœur et
tante, qui s'était mise sous la conduite de M. de Montfort lorsqu'il donna,
après la mission de Saint-Similien, une retraite au Monastère des Pénitentes,
maison créée par M. Lévêque, mais où elle, Mme de Cornulier, avait fondé des
appartements pour dames âgées de la société. « Je me divertis bien hier, aux
Croix, avec la présidente de Cornulier, sur le Grignionisme dont elle est plus
infatuée que l'abbé Barrin », écrivait Ferrant. Dans la bourgeoisie, des
personnes d'œuvres dont, en premier lieu, Mlle Elisabeth Dauvaise, qui dirigera
à la Cour-Catuit l'hôpital des Incurables, Mlle Marie Dauvaise, sa sœur, M™
Chapelain qui confiante dans les prophéties du saint homme, établit sur la
place de Bretagne une maison d'accueil pour les convalescents sortis de
l'Hôtel-Dieu. (Besnard Livre III)
Nous ignorons en quels
termes était conçue la lettre épiscopale que le missionnaire reçut à Saint-Molf
des mains de M. Olivier et si Mgr de Beauvau y prenait ou non quelques
précautions pour adoucir l'amertume de la mesure qu'elle contenait. Ce que nous
savons, c'est que, le saint la lisant, les larmes lui vinrent aux yeux. Voilà
bien l'unique circonstance où les témoins de sa vie nous le montrent si
vivement blessé dans ses affections. Ignorant que le prélat n'avait agi ainsi
que sur la lettre de Marly lui annonçant l'ordre du roi d'abattre le Calvaire,
il s'attendait à autre chose de la part de Mgr de Beauvau. Ce coup, il le
ressentit comme porté par une main amie. Il voyait un évêque qui lui avait
ouvert, à lui chassé de partout, les portes de son diocèse, passant à son tour,
sous l'effet de la calomnie, au nombre de ses persécuteurs. C'est ainsi du
moins que nous interprétons ces larmes, bien qu'au Vanneau, l'interdiction
portée par l'évêque de Saintes de continuer la mission lui en ait tiré
pareillement (Quérard, t. IV, p. 20). Mgr de Beauvau ne devait pas rendre au
missionnaire ses pouvoirs de juridiction, mais, autant du moins qu'on en peut
juger, il s'en tint là. M. Grignion put célébrer la messe et vaquer en toute
liberté à l'organisation de ses œuvres. Il continue à diriger les âmes d'élite
qui s'étaient confiées à lui, les deux fraternités qu'il avait fondées, celle
de la Société des Cœurs à Saint-Donatien, celle des Amis de la Croix à
Saint-Similien, ainsi que le groupe de Notre-Dame des Cœurs qui avait comme
dévotion spéciale le saint Rosaire et tenait ses réunions dans la petite
chapelle domestique qu'il avait aménagée à la Cour-Catuit.
Il n'était pas difficile
de prévoir qu'il n'attendrait pas indéfiniment qu'on lui rendît ses pouvoirs et
s'en irait spontanément chercher ailleurs un champ d'apostolat. On ne voit pas
que le prélat ait rien fait pour l'y contraindre autrement. Des diocèses de
Luçon et de La Rochelle qui vont l'accueillir, il reviendra chaque année passer
quelques jours à la Cour-Catuit, la maison de la Providence, pour s'occuper de
ses œuvres. En 1715, il y passera même une quinzaine. C'est un séjour de la
même durée qu'il envisagera l'année suivante. L'Hôpital des Incurables
souffrait d'une crise d'autorité. Le personnel, que ne liait aucune promesse
d'obéissance et qui n'avait reçu aucune formation hospitalière, rappelant trop
sans doute les Gouvernantes de l'hôpital de Poitiers, Mlle Dauvaise
s'inquiétait pour l'avenir de l'Institution. Le 4 avril 1716, le missionnaire
lui écrivait qu'il méditait de lui envoyer deux Filles de la Sagesse et qu'il
irait lui-même sur place. Mais il semble avoir appréhendé que sa présence aussi
prolongée à Nantes ne fût jugée indésirable. Il terminait sa lettre par ses
lignes que nous avons déjà citées en partie : « Si Monsieur l'Evêque de Nantes
le juge à propos (car je ne partirai pas sans sa permission), je serai à Nantes
le cinq du mois de May au soir. Voilà une petite lettre que je me donne
l'honneur d'écrire à sa Grandeur... Si elle me refuse quinze jours que je lui
demande à me reposer de mes travaux à Nantes, sans perdre le trésor infini de
la Sainte Messe, c'est une marque certaine que ce n'est pas la volonté de Dieu
que j'aille à Nantes et quand je n'irais pas, je crois fermement comme un article
de ma foi, que les choses en iront infiniment mieux »...
Qu'advint-il de cette
demande ? L'évêque ne s'y prit-il même pas trop tard pour y répondre, la mort
du missionnaire étant venue le 28 avril la rendre sans objet ?
Une crainte que le
prélat devait éprouver et qui ne s'expliquerait que trop facilement, c'était
que l'affaire du Calvaire ne revînt sur l'eau. Que de fois il dut regretter que
tout n'eût pas été abattu ! Car M. Grignion croyait toujours dur comme fer que
le monument serait restauré et il n'en faisait pas mystère. Ses statues avaient
été mises en lieu sûr, attendant un glorieux retour. Au cours de la démolition,
on ne manqua même pas de lui faire grief de les tenir à Pontchâteau même,
toutes prêtes à reprendre possession de leur siège. Voici en effet ce que le 29
janvier 1711 il écrivait de la Cour-Catuit à M. de la Carrière, chapelain du
manoir de Coët-Rozic :
« ... Je vous prie de
livrer au monsieur présent porteur et à Nicolas (le frère Nicolas), par la voie
qu'ils auront, mes figures. Le transport est nécessaire, et pour ma délivrance,
et pour l'obéissance et pour la volonté de Dieu ; et s'il ne le voulait pas, il
ferait plutôt un miracle pour empêcher qu'elles ne fussent transportées. Et
quoiqu'on les apporte ici, ce ne sera que pour retourner avec plus de gloire au
Calvaire, lorsque la chapelle sera bâtie. On a écrit à Paris pour cela, et j'ai
plus d'espérance que jamais. Mais il faut d'autant plus de travaux d'attente et
de prières et de croix que cette œuvre doit être grand... »
En fait, les statues ne
quitteront Coët-Rozic pour la Cour-Catuit que quatre ans plus tard. Le saint
viendra lui-même procéder à leur transport de Pontchâteau au petit bourg de
Lavau et à leur embarquement sur la Loire. Elles ne retourneront au Calvaire
qu'en 1748 où les Pères de la Compagnie de Marie les placeront en grande pompe
dans la chapelle. Mais le plus glorieux, ce sera leur fin. Elles périront de la
main des « patriotes » en 1793, jetées dans le brasier qu'ils auront allumé
pour tenter d'anéantir l'édifice.
De plus, en 1714, Mgr.
de Beauvau ne fut pas sans apprendre qu'au cours de l'été et de l'automne de
cette année-là, M. Grignion était allé deux fois à Rennes. Pourquoi ? Il était
question, paraît-il, de fonder une école charitable de filles. M. Racappé,
marquis de Magnanne, « l'homme de bien par excellence de l'Anjou », avec lequel
M. Grignion s'était lié d'amitié à la mission de Roussay, avait déjà acheté le
terrain. Se rendant à Rouen pour y rencontrer son ancien condisciple, le
chanoine Blain, le missionnaire avait fait un long détour par Rennes, où le
marquis l'avait présenté à son hôte, M. d'Orville, le propre subdélégué de
l'Intendant de Bretagne. Celui-ci avait été tellement conquis par M. Grignion
qu'il s'était mis sous sa conduite et depuis donnait à fond dans la dévotion.
Lors de ce premier voyage, on avait manqué M. Ferrand qui était à Paris pour le
mariage de sa fille. Mais quatre mois après, revenu de Normandie, le
missionnaire avait repris le chemin de Rennes, où il était descendu chez M. d'Orville.
Celui-ci n'avait pu manquer de plaider la cause du Calvaire auprès de son chef
hiérarchique. Le bruit avait même couru que l'Intendant s'était laissé désarmer
(ce qui expliquerait les dires de Blain sur ses prétendus regrets). Mais M.
d'Orville avait perdu sa peine. L'évêque, qui n'avait rien d'un janséniste,
Mgr. Turpin de Crissé, dans la crainte probablement d'indisposer le haut
fonctionnaire, avait même refusé à M. Grignion l'autorisation de prêcher. Sur
quoi le missionnaire était descendu à Pontchâteau pour faire transporter ses
statues à la Cour-Catuit. Déposées là, au foyer de ses œuvres nantaises, elles
disaient, quoi que certains pussent penser, son invincible espérance.
Blain ne ménage pas plus
Mgr. de Beauvau que le clergé nantais. Pour lui, comme beaucoup d'amis du
missionnaire, la sainteté de M. Grignion était l'évidence même. En douter, la
nier dénotait chez un ecclésiastique sottise ou passion. Que le lecteur nous
excuse, mais il faut citer tout au long ce passage des « Mémoires », ce réquisitoire,
car ce n'est pas le seul Blain qu'on y entend. Comme nous aurons maintes fois
l'occasion de le constater, c'est bien là, en effet, ce que pensaient des
censeurs de notre saint la plupart de ses admirateurs[61].
« M. de Montfort fit
tant de bien à Nantes et tant d'autres actions semblables qu'il mérita d'en
être chassé ainsi que du diocèse et de plusieurs autres ; car c'est là,
aujourd'hui, la récompense de la grande vertu. Une vertu médiocre et imparfaite
trouve souvent, dans ce monde, de grands éloges ; mais la vertu héroïque et
parfaite n'y rencontre, en général, que des persécutions ou des censures qui
travaillent, par l'ordre de Dieu, à l'épurer et à l'accroître. Le grand mérite,
de quelque genre qu'il soit, suscite toujours l'envie, c'est une sorte d'injure
que les jaloux ne peuvent pardonner. Une vertu extraordinaire éblouit les yeux
des faux et des demi-dévots, aussi bien que des mondains. Ni les uns ni les
autres ne la goûtent parce qu'elle refuse tout à la nature et la décrie. Au
reste, il ne faut pas s'étonner que Monsieur Grignion n'était pas goûté à
Nantes, ni ailleurs, de quelques ecclésiastiques ; c'est qu'ils étaient encore
moins goûtés de lui. Les vins voulant dominer et conduire tout à leur tête où
ils étaient, n'avaient garde de suivre son esprit et sa manière dans les
Missions, voulant le ranger à la leur et le faire l'esclave de leur routine.
Les autres pouvaient moins encore se faire à sa vie apostolique, vie
extrêmement dure, laborieuse, pauvre, mortifiée et abandonnée à la Providence.
Trop de perfection passe pour un crime chez ceux qui, n'ayant pas assez de
courage pour la pratiquer, n'ont pas assez d'humilité pour l'approuver. Les
premiers lui imputaient leurs propres vices et croyaient voir en lui ce qu'ils
ne voyaient pas en eux-mêmes, un orgueil raffiné et une vanité insupportable.
Les autres le traitaient de singulier, d'intraitable, d'insensé ; j'en ai vu
qui l'accusaient de zèle outré, d'ignorance, d'indiscrétion perpétuelle, gens,
cependant, qui n'avaient pas la dixième partie de son talent, de son esprit, de
sa science et qui partout où ils ont passé, ont laissé après eux leur
réputation ternie des défauts qu'ils imputaient au serviteur de Dieu.
Cependant, parmi eux, se trouvaient des Prêtres de mœurs pures et qui passaient
pour vertueux ; mais leurs vertus, en apparence, semblaient peu en présence de
la sienne et leur amour-propre n'en était pas peu choqué. Il y en avait même
qui avaient considéré comme une injure la déclaration qu'il leur avait faite de
ne plus vouloir travailler avec eux et qui, en ayant toujours conservé du
ressentiment, n'ont pas été fâchés de le lui faire sentir à l'occasion. Après
sa mort, ennemis de sa mémoire comme ils l'avaient été de sa réputation pendant
sa vie, ils souffraient quand on traitait de saint M. de Montfort. Pour leur
faire plaisir, il faut garder le silence en leur présence, sur ses vertus ;
encore moins faut-il parler de ses miracles qu'ils regardent comme des chimères
et des visions de femmelettes. S'il y avait inquisition en France, ils ne
manqueraient pas de porter à son tribunal le nom de ceux ou de celles qui les
publient, comme gens suspects dans leur foi et qui sèment des erreurs, à leur
avis. J'ai entendu plusieurs fois M. de Beauvau, un prêtre qui passait pour
vertueux, tenir à peu près ce langage et je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il
n'avait pas oublié une peine qu'il croyait avoir reçue du serviteur de Dieu. Il
ne faut donc point s'étonner si feu Mgr. l'évêque de Nantes, fatigué des
plaintes et des murmures que portaient sans cesse à ses oreilles contre M. de
Montfort, les personnes dont je viens de parler, crut devoir les contenter en
l'éloignant, quoique l'abbé Barrin, un de ses Grands Vicaires, homme d'esprit
et de piété, se soit déclaré partout le protecteur du pauvre prêtre persécuté,
en en faisant l'éloge comme d'un homme extraordinaire et d'une vertu héroïque
».
On le voit, de tous ceux
qui ne reconnaissaient pas en M. de Montfort un saint, et un saint à miracles,
pas un seul ne faisait exception. La passion les aveuglait tous. Le
mémorialiste aurait-il donc oublié comment son ami avait été jugé et traité par
ses maîtres et directeurs, M. Leschassier et M. Brenier, ces sulpiciens d'une
science des âmes et d'une vertu peu communes. Que ne les a-t-il supposés l'un ou
l'autre à la place de Mgr. de Beauvau sur le siège de Nantes et ne s'est-il
demandé ce qui fût alors advenu ! Car rien ne ressemblait mieux à la conduite
de l'évêque que celle qui avait été la leur ; contradictoire chez eux comme
chez lui. Nous avons dit celle de ces deux Messieurs ; voyons celle du prélat.
Aucune attestation ne
pouvait être plus élogieuse que celle qu'il signait[62]
au missionnaire, le 10 mai 1713. On y lisait :
« ...testamur Magistrum
L.-M. Grignion de Montfort... per biennium diversis in Parochiis nostraae
diocesis de nostra licentia munia Evangelii prœconis pie et laudabiliter
gessisse ipsumque bonis vita et moribus, ac sana doctrina, nec non pietate et
modestia maxime commendabilem fuisse, nullisque censuris Ecclesiasticis saltem
nobis cognitis impeditum... »
On n'a pas là une
formule imprimée d'avance avec des blancs pour y inscrire le nom, l'origine et
les fonctions du titulaire. Les termes en sont choisis à dessein. Ils relèvent
non seulement les mœurs irréprochables et la saine doctrine du missionnaire,
mais encore sa piété et sa réserve, toutes choses par lesquelles il s'était
rendu recommandable au plus haut point. Ils mettent en garde contre les faux
bruits de censures ecclésiastiques.
On se doute bien que,
dans sa teneur, cette pièce, digne de figurer au dossier d'un procès de
béatification, ne fut pas du prélat, mais il ne refusa pas de la faire sienne,
la revêtant de sa signature et de son sceau. Changement d'attitude ? Regrets ?
Du tout. Mgr de Beauvau continuera à tenir à l'écart cet homme apostolique à
qui il vient de délivrer un brevet de sainteté, lui refusant jusqu'au bout la
juridiction indispensable à l'exercice de son ministère, sans cependant aller
plus loin, le frapper de censure ; car il est vain d'invoquer le fait, noté par
Besnard, que le missionnaire passant par Nantes pour gagner de là Pontchâteau
et en ramener ses figures[63],
« sortit de Nantes de grand matin afin d'être rendu à temps pour dire la sainte
messe au monastère des Religieuses de Saint-François à Savenay». D'après le
même auteur, il est clair qu'il s'attarda quelques jours à la Cour-Catuit à son
retour de Normandie. « Enfin arrivé à Nantes, écrit Besnard, il se retira à son
ordinaire dans sa petite maison de la Providence » ; ce qui n'eût certainement
pas été s'il n'avait pu y célébrer quotidiennement. Tout simplement, voulant
avoir la journée entière devant lui pour son voyage, il se mit en route une
heure au moins avant l'aurore, temps qu'il n'est pas permis de devancer pour la
célébration de la messe.
D'un côté, Ferrand,
Mellier, les administrateurs nantais et plus d'un ecclésiastique, sans compter
Versailles où il ne jouissait que d'un faible crédit ; de l'autre, l'abbé
Barrin, M. des Jonchères, les jésuites et nombre de personnalités entièrement
gagnées au missionnaire, la situation de Mgr. de Beauvau se trouvait déjà assez
embarrassante. Puis il revoyait M. Grignion écoutant, avec son air dévot et la
même tranquillité que si l'ordre fût venu du ciel, la lecture de la lettre de
Marly, enjoignant la démolition du Calvaire. Un saint ? un Tartuffe ? M. des
Bastières, qui connaissait pourtant sa vertu ne pouvait lui-même en croire ses
yeux. Etant allé le voir à sa sortie de la retraite de huit jours qu'il fit
aussitôt après ce terrible coup chez les Pères jésuites et le trouvant non pas
accablé de chagrin comme il s'y attendait, mais gai et content : « Vous faites
l'homme fort et généreux, lui dit-il en riant, pourvu qu'il n'y ait rien
d'affecté, à la bonne heure ». Même surprise chez le Père de Préfontaine qui l'avait
reçu pour sa retraite. Il le savait de grande vertu, mais il le surveilla. Le
voyant, pendant ces huit jours, ne se départir pas un instant de sa paix, de
son égalité d'âme, il en conclut qu'il était un saint.
Que Mgr. de Beauvau ne
s'en est-il tenu à sa première impression ! C'était la bonne, la seule
rigoureusement logique : M. Grignion était un saint, un grand saint, ou un
parfait comédien ; il fallait choisir. L'évêque de Nantes choisit encore moins
que plusieurs de ses collègues. Il ne le prit point sous sa protection, mais il
ne le chassa pas non plus de sa ville épiscopale. Il ne lui interdit point de
dire la messe, comme à un indigne ; il lui refusa seulement la faculté de
prêcher et d'absoudre comme à un ouvrier apostolique itinérant, superflu pour
le diocèse. A voir la façon dont Mgr. de Beauvau, homme de prévention, d'amitié
peu sûre, louvoyant non sans maladresse, agissait à l'égard de ses meilleurs
serviteurs du clergé nantais, à commencer par le saint Monsieur Lévêque,
supérieur de la maison de Saint-Clément, M. Grignion avait encore lieu de se
féliciter de son sort.
Pour nous apitoyer sur
le persécuté, les historiens diront volontiers en parlant de Montfort : «le
pauvre prêtre». Mais aux yeux de Mgr. de Beauvau et des autres, M. de Montfort
avec son audace, sa trempe d'âme, sa supériorité à tous les coups de la
mauvaise fortune, sa fertilité en ressources, ce grand éprouvé qui recevait en
riant ses consolateurs, n'était pas un « pauvre prêtre». Réfractaire à tout
changement de méthode, toujours prêt à courir de nouveaux risques et à
provoquer de nouvelles tempêtes, il aurait encore découragé, par cela seul,
ceux de ses supérieurs qui auraient été tentés de le plaindre. Mgr. de Beauvau
le jugera, non pas inspiré de Dieu, mais pour le moins entier, absolu dans ses
idées de perfection et ses méthodes d'apostolat et par là, d'un zèle trop
souvent intempestif et compromettant. Il ne prit cependant à son endroit que
des mesures qui laissent en paix sa conscience. Si le prélat e
û
t vécu, peut-être serait-il revenu de ses préventions. Mais il mourut le 6
septembre 1717, à peine un an et demi
après le serviteur de Dieu. Qui nous dit qu'à cette époque, Mgr. de la Poype, que
Blain ne fut pas tenté d'aller voir, avait déjà lui-même
tellement changé d'avis? C'est seulement l'année suivante, 25 novembre 1718, que par-devant deux notaires royaux, à Poitiers, attestation[64] sera faite de neuf guérisons extraordinaires attribuées au saint missionnaire.
tellement changé d'avis? C'est seulement l'année suivante, 25 novembre 1718, que par-devant deux notaires royaux, à Poitiers, attestation[64] sera faite de neuf guérisons extraordinaires attribuées au saint missionnaire.
CHAPITRE XI
UNE FAUSSE SOLUTION DU PROBLEME DES PERSECUTIONS : LE JANSENISME
Aucune des mesures prises contre le missionnaire par des évêques ne peut
être imputée à une divergence doctrinale ou à des intrigues de la secte.
Chassé de Poitiers après
l'autodafé de mauvais livres, notre saint, qui brûla toujours pour
l'évangélisation des pays infidèles, était nous l'avons vu, parti pour Rome
(printemps de 1706) dans l'espérance d'obtenir du Souverain Pontife un ordre de
mission. Nous reviendrons sur l'audience qu'il obtint de Clément XI„ le pape de
la future bulle Unigenitus.
Présentement, ce qui nous intéresse, c'est ce passage de Blain (ch. LXXVIII).
« Ce saint pape, si zélé
contre les nouvelles erreurs qu'il voyait se répandre en France... crut que
l'humble prêtre qui demandait une mission ne pouvait mieux faire que de
retourner en France continuer les fonctions de son zèle et s'opposer aux
progrès de la nouvelle doctrine : M. de Montfort obéit et revint dans sa patrie
reprendre ses travaux et s'offrit à de nouvelles persécutions qu'il rencontra
presque à chaque pas. Par ce que je viens de dire, on conçoit aisément qu'un
homme si dévoué au Saint-Siège, si soumis à ses ordres et si ennemi des erreurs
du P. Quesnel, ne pouvait pas être bien reçu de ses partisans. On conçoit, en
même temps, que c'est ici une des causes des contradictions et des interdits
qu'il a essuyé en quelques diocèses, malgré la sainteté de sa vie et la pureté
de sa morale. Un[65]
des prélats qui se sont déclarés contre la bulle Unigenitus n'eut pas plus tôt connu notre missionnaire qu'il le fit
venir devant lui et lui donna l'ordre de sortir au plus vite de son diocèse,
ajoutant que c'était l'unique service qu'il attendait de lui et qu'il pouvait
lui rendre ».
Rendons justice à Blain.
S'il fut trop porté à voir dans les ecclésiastiques hostiles à son ami des gens
aveuglés par la passion, du moins ne céda-t-il pas à la tentation d'en faire
uniformément des jansénistes. Cette inculpation lui eût permis cependant
d'effacer ce qu'il avait dit d'incurables singularités tenues par lui
responsables au premier chef des épreuves de M. Grignion et de nous présenter
le persécuté comme une sorte de martyr de l'orthodoxie.
Picot de Clorivière fut
le premier à émettre cette explication. Probablement la crut-il justifiée pour
une autre raison que nous donnerons plus loin. Quérard s'en fit le champion.
Jusqu'à une époque assez récente on la retrouve chez la plupart des biographes
de Montfort. Un historien du mérite de Mgr. Laveille l'accepta si bien qu'il
mit tous ses soins à en prouver le bien-fondé. Dans toutes les oppositions
qu'éprouva notre saint, à Nantes, à St-Malo, à Avranches, à Saintes, à
Coutances, à St-Lô, à Rennes, il s'applique à y découvrir la main des
jansénistes. Pour en finir avec une méprise aussi accréditée il ne fallut pas
moins que des études de spécialistes comme celle de M. Bachelier : Le
jansénisme à Nantes (1934).
C'est dans cette ville
seulement que nous allons suivre Mgr. Laveille. Nous nous y attarderons même,
après l'avoir entendu. Nous y verrons les jansénistes créer à Mgr. de Beauvau
suffisamment de soucis pour que le prélat eût pu se passer de ceux que le
missionnaire lui occasionnait avec ses audaces apostoliques et surtout avec
l'affaire du Calvaire de Pontchâteau.
Dès l'arrivée du jeune
prêtre à Saint-Clément de Nantes, Mgr. Laveille s'engage sur une fausse piste.
Il croit découvrir dans la communauté de M. Lévêque tout un lot de sombres
sectaires qui ne tardent pas à desservir le disciple des Sulpiciens : « des
solitaires qui jeûnaient plusieurs fois la semaine, faisant de larges aumônes
et récitaient de longues prières, tout en se refusant et en refusant aux
autres, avec une désespérante sévérité, l'usage des sacrements. A ceux-ci le
nouveau venu devint promptement suspect. Profitant de l'âge de M. Lévêque et de
sa volonté un peu affaiblie, ils lui persuadèrent que M. Grignion ne devait ni
prêcher, ni confesser avant d'avoir subi un examen sur la théologie ».
Ce n'est pas tout à fait
ce qui ressort de la lettre adressée par notre saint à M. Leschassier, le 7 mai
1701, sept mois après son arrivée à Saint-Clément. « On m'a plusieurs fois
supplié avec instance, y lisons-nous, de vous demander la permission de me
faire approuver pour confesser ; mais je n'ai point encore voulu le faire, car
il faut pour cet emploi si difficile une mission particulière ».
Mgr. Laveille a lu
Faillon, Vie de M. Olier, dont il cite (p. 95), un long passage concernant M.
Lévêque. Et Faillon a lu Blain parlant du même saint vieillard et des conflits
doctrinaux qui auraient troublé la Communauté de Saint-Clément. Comment
l'erreur avait-elle pu s'installer dans une maison gouvernée par un homme de si
haute vertu et de si saine doctrine que M. Lévêque ? M. Faillon y voit l'œuvre
d'un disciple des oratoriens qui se fera un nom entre tous les jansénistes nantais.
« La bonne harmonie, écrit-il, fut notablement altérée tant au séminaire qu'à
la communauté de Saint-Clément, par suite de l'admission d'un nouveau membre,
qui, ayant été élevé au séminaire de Saint-Magloire à Paris, sema parmi les
confrères la nouvelle erreur de la grâce et suscita d'étranges divisions dans
la communauté. Ce défaut d'union remplit d'amertume les vingt dernières années
de M. René Lévêque... »
Mgr. Laveille accepte
ces dires de Faillon. Nommé par Mgr. de Beauvau directeur au séminaire, M. de
la Noé-Ménard, ce prétendu perturbateur, avait de plus été chargé du ministère
des conférences ecclésiastiques à Saint-Clément. « Il y professait, dit le
biographe, les prétendues doctrines de saint Augustin, c'est-à-dire les
opinions jansénistes qu'il avait puisées jadis au séminaire de Saint-Magloire à
Paris». Que l'évêque de Nantes, si méfiant à l'égard de la secte, ait nommé à
ces importantes fonctions de directeur et de conférencier un janséniste avéré,
du talent, de l'activité et du crédit de M. de la Noé-Ménard, il y aurait là de
quoi surprendre. Aussi l'homme à qui il témoignait ainsi sa confiance était-il
alors tout le contraire de ce qu'il sera plus tard. Dans son ouvrage, Le
Jansénisme à Nantes, M. l'abbé Bachelier en donne des preuves péremptoires
qu'il nous faut rapporter au moins sommairement.
Aucun des nombreux
catéchismes en usage dans le diocèse de Nantes n'étant satisfaisant, M. de la
Noé-Ménard s'était mis en devoir d'en composer un. L'ouvrage parut en 1689,
précédé de la double approbation des évêques de Nantes et de Vannes. « Après
l'avoir examiné à fond, y disait Mgr. de Beauvau, nous y avons trouvé des
instructions si singulières et si utiles, principalement pour ceux qui sont
chargés de les faire, que nous avons cru qu'il était à propos d'en ordonner
l'impression et d'enjoindre à tous nos recteurs, vicaires, prêtres, maîtres et
maîtresses d'école de notre diocèse de s'en servir ». Même éloge de la part de
Mgr. d'Argouges, évêque de Vannes, qui ne nourrissait pas plus de sympathie pour
la secte que l'évêque de Nantes. « C'est le témoignage, concluait-il que j'ai
cru être obligé d'en donner, après l'avoir mûrement examiné ».
Ce n'était pas le moment
en effet d'approuver un catéchisme sans en avoir pesé tous les mots. L'ouvrage
est loin d'être parfait. On y trouve, avec toutes ses lacunes, la doctrine
communément reçue dans l'église de France, mais pas traces de jansénisme. Après
la mort de l'auteur passé au camp adverse et ses obsèques triomphales, Mgr. de
Tressan, successeur de Mgr. de Beauvau et signataire zélé de la constitution Unigenitus, approuvera la réimpression
de l'ouvrage sans aucune modification et le recommandera avec la même chaleur.
Bien plus, les jésuites le tiendront, dans leurs maisons, à la disposition de
leurs retraitants.
Et rien n'autorise à
penser que l'œuvre ne fut pas sincère. M. de la Noé-Ménard aurait dû être
immunisé pour toujours contre l'erreur par une influence que, jeune clerc, il
avait subie pendant huit ans, celle du religieux à qui il avait confié son âme,
le P. Amelote, cet ancien compagnon et ami de M. Olier, entré à l'Oratoire en
1650, qui mit plus de zèle que personne à combattre dans sa congrégation la
contagion des idées nouvelles.
Le 15 juillet 1705,
Clément XI publiait la bulle « Vineam
Domini », condamnant expressément le silence respectueux et exigeant la
soumission intérieure. Le P. de la Tour, supérieur général de l'Oratoire, mit
alors chacun de ses subordonnés en demeure de signer, sous peine d'exclusion,
un formulaire où il déclarait se soumettre « de cœur », à la condamnation de l'Augustinus et reconnaître que le « sens
du livre était bien celui des cinq propositions censurées ». Incertain de son
devoir, un oratorien d'Orléans consulta M. de la Noé-Ménard. Dans sa réponse,
celui-ci commence par s'excuser de n'avoir « examiné ni le fait de Jansénius,
ni le livre qui a fait tant de bruit ». Ce qui ne l'empêche pas de prendre
parti. « L'Eglise, écrit-il, ayant toujours le droit de condamner non seulement
les hérésies mais les personnes et les écrits, il me semble qu'on doit se
soumettre à la signature qu'elle exige». Il le lui semble même si bien qu'il
s'applique, des pages entières, à réfuter les objections de son correspondant.
« Il n'est pas croyable, déclare-t-il, que l'Eglise nous propose le contraire
de ces faits clairs et supposés évidents. Elle en verra l'évidence mieux que
nous et l'on ne doit pas présumer que Dieu permette qu'elle oblige de croire à
des erreurs évidentes même dans les faits... La vérité et l'Eglise, dit-il
enfin, sont deux choses qui ne se séparent point. Or, l'Eglise ou le corps des
pasteurs joint à celui qui en est le chef est ce que nous trouvons aujourd'hui
». L'assemblée du clergé de 1705 avait en effet reçu la bulle à l'unanimité et
sans réserve.
On se demande comment un
homme qui, à cette époque, professait de tels sentiments et déclarait n'avoir
pas examiné l'Augustinus, eût déjà
contaminé la communauté de Saint-Clément lorsque M. Grignion, sortant de
Saint-Sulpice, y arriva cinq ans auparavant. Il faut attendre 1711 pour voir
Mgr. de Beauvau manifester ses premiers soupçons touchant l'orthodoxie de
certains membres de la communauté et de certains directeurs du séminaire et
l'entendre parler de M. de la Noé-Ménard comme d'un rigoriste, d'« un homme
impraticable qui outrait toujours les matières ».
En septembre 1713, après
deux ans d'examen, Clément XI condamnait par la bulle Unigenitus cent une proposition extraites du livre de l'oratorien
janséniste Quesnel, Réflexions morales sur le Nouveau Testament. Louis XIV, qui
avait sollicité cet acte du Saint-Siège, ne recula pas devant les moyens de
rigueur pour en faire accepter les décisions. Mais, le monarque disparu (1715)
le parti ne tarda pas à relever la tête. Le 3 avril 1717, le cardinal de
Noailles, archevêque de Paris, faisait appel de la bulle au concile général.
Entre temps, Jean de la Noé-Ménard était devenu, à Nantes, le porte-étendard de
la révolte. Le 11 mars de cette année 1717, il se traînait jusqu'au collège de
l'Oratoire, où, devant la Faculté de théologie assemblée qui en avait appelé
elle aussi, le clergé de Nantes était venu souscrire à cet acte. Là, le
premier, avant les curés qui « faisant violence à son humilité, écrit son
biographe janséniste Gourmaud, cité par l'abbé Bachelier, le contraignirent à
se mettre à leur tête », avant les professeurs de l'Oratoire qui tinrent à
s'effacer devant lui, il signa l'acte d'appel. Le 15 avril suivant il mourait
sans avoir rien rétracté. Ses funérailles, répétons-le, furent un triomphe. «
M. Dumoulin-Henriet, écrit l'abbé Bachelier, célébra la messe de sépulture. En
tête du cortège funèbre, derrière les croix des paroisses, défilaient tous les
curés de la ville de Nantes en étole, et plus de trois cents membres du clergé
diocésain, auxquels s'étaient joints les pères de l'Oratoire et les religieux
bénédictins. Même le séminaire était représenté. « Conduit par les prêtres
sortis de Saint-Sulpice, que Mgr. de Beauvau y avait mis, il s'empressa lui
aussi de lui rendre ses devoirs et d'honorer sa sépulture » (Gourmaud) Au
service d'octave, M. d'Espinose, archidiacre et futur appelant, officia.
Plusieurs paroisses de la ville et de la campagne tinrent en outre à célébrer
des messes solennelles pour le repos de son âme. Sa tombe devint aussitôt un
lieu de pèlerinage, consacré au témoignage des auteurs jansénistes par de
nombreux miracles. Cinq mois plus tard, Mgr de Beauvau le suivait dans la tombe.
Ne serait-ce pas entre
ces deux dates du 15 avril et du 6 septembre que Blain se rendit à Nantes ? En
tout cas, lorsqu'il écrivit ses Mémoires, il ne pouvait ignorer ces
scandaleuses obsèques. N'ayant, en outre, d'autres informateurs que des témoins
engagés eux-mêmes dans une lutte de plus en plus âpre, comment n'aurait-il pas
été prédisposé à suspecter le conférencier de Saint-Clément et à penser que son
influence n'avait pu manquer d'être néfaste ?
Rien n'oblige à croire
que M. Grignion avait d'autres raisons de se déplaire dans la communauté que
celle que nous lui avons vu donner à M. Leschassier : l'absence d'ordre et de
régularité. Dans sa lettre, il parle, il est vrai, de « quelques personnages
qui ne goûtent guère les manières (de M. Lévêque) quoique très simples et très
saintes ». Mais des manières, surtout des manières très simples et très
saintes, ne peuvent indiquer que des comportements. Si le jeune prêtre avait
voulu faire discrètement allusion à un dissentiment portant sur la doctrine, il
eût dit évidemment « des manières de voir ».
Blain relève
l'agacement, les haussements d'épaule de Mgr. de Beauvau quand il entendait
célébrer les vertus et les miracles de notre saint. Mais, des miracles, on en
attribuait beaucoup aussi à M. de la Noé-Ménard, du moins après sa mort. Et
bien que se gardant de tout étalage, le coryphée des jansénistes nantais
avait-il tellement cédé en vertus à M. Grignion ? Lui aussi avait choisi sa
voie par pur zèle de servir Dieu et les âmes, déclinant même, en dépit des
supplications familiales, — ce que n'avait pas eu à faire le fils du besogneux
avocat rennais — les situations les plus brillantes. Lui aussi avait méprisé
l'argent et les honneurs, refusant prébendes et dignités ecclésiastiques. Lui
aussi s'était donné à tous, visitant les pauvres, les prisonniers et les
malades, catéchisant les enfants, pourvoyant à la sécurité des jeunes filles en
danger de perdition. Lui aussi avait mené une vie d'épuisant labeur apostolique
et d'austérité. Lui aussi avait eu un rayonnement spirituel qui avait attiré et
mis sous sa conduite des âmes d'élite, une Mme de Cornulier par exemple, que sa
désertion consterna et qui tenta de le ramener au dernier moment. Puis le
prélat les revoyait l'un et l'autre, le missionnaire et le docteur
quesnelliste, également extrêmes, également obstinés, le premier dans ses
pratiques d'apostolat, le second dans ses positions théologiques. Et les voilà
tous les deux canonisés par des milliers de voix, nimbés par leurs fidèles de
la gloire des saints ; les voilà tous les deux proclamés thaumaturges !
Reportons-nous à ce moment de l'Eglise de Nantes ; voyons-la déchirée, partagée
au plus profond des âmes. Si l'on considère le vieil évêque, abreuvé
d'amertume, bravé dans son autorité, la tête bourdonnante de rumeurs et de
rapports contradictoires, peut-être le trouvera-t-on quelque peu excusable de
n'avoir pas cru à la sainteté et aux miracles d'un homme dont les incorrigibles
audaces lui avait causé pour leur part assez d'ennuis.
Revenons sur nos pas et
du diocèse de Nantes passons dans celui de Saint-Malo. Nous sommes en août
1707. Notre saint vient d'être remercié par M. Leuduger. Pendant huit mois,
dernier venu et probablement le plus jeune d'une troupe d'élite, héritière de
l'esprit du Père Maunoir, il a dominé de haut tous ses confrères par la
puissance de sa parole, par la hardiesse de ses initiatives, par son génie de
l'organisation, par son empire sur les foules ; tous, il les a éclipsés par
l'éclat de ses vertus : missionnaire hors de pair que les recteurs se
disputaient.
Le siège épiscopal de
Saint-Malo était alors occupé par Mgr Desmarets, ancien officier, prélat à
l'humeur batailleuse, jansénisant et futur « appelant, mais au cœur sensible »,
comme en témoigne la touchante lettre de soumission qu'il envoya en 1727 au
Souverain Pontife. Or, tant que M. Grignion demeura sous les ordres de M.
Leuduger, on ne voit pas qu'aucune plainte ait été adressée contre lui à
l'évêque. Ce n'est que deux ou trois mois plus tard qu'il se trouvera en butte
à des accusations et, point à noter, proférées uniquement par des recteurs de
Montfort ou tout au plus des tout proches environs.
Contrairement à l'ordre
suivi pas le P. Besnard, la mission de Montfort précéda celle de Moncontour, où
eût lieu la rupture entre M. Leuduger et M. Grignion ; et l'auteur se trompe en
nous la montrant dirigée par notre saint, témoin cet acte des registres
paroissiaux : « Catherine de Léon, née le 24 juillet, a été baptisée le 25 par
M. Leuduger, scolastique de Saint-Brieuc, chef de la mission de Montfort ».
C'est donc par erreur que le Père place à l'issue de cette mission la scène
d'accusations dont nous allons lui emprunter textuellement le récit, y compris
son préambule de réflexions personnelles. Il est en effet notre plus ancien
informateur, Blain et Grandet se taisant, et le seul qui ait eu quelque chance
de pouvoir interroger des survivants, témoins immédiats.
« Quelques recteurs de
la ville (nous sommes à Montfort-la-Cane) crurent se faire un mérite auprès de
leur évêque, écrit-il, de lui parler de ce qu'ils regardaient comme des
singularités dans M. de Montfort. Il est vrai, c'était quelque chose de
singulier de voir un prêtre seul, sans titre et sans place, se faire suivre
d'une foule prodigieuse de peuple à qui il faisait quelquefois des instructions
sous les halles, dans les places publiques, les églises n'étant pas assez
spacieuses pour contenir la multitude ; nourrir quantité de pauvres sans avoir
ni biens ni revenus, vivant lui-même des charités qu'on lui faisait».
Retenons ces précisions
du P. Besnard. Elles expliquent fort bien la mesure que l'évêque prendra
définitivement pour restreindre l'activité de M. de Montfort et donner
satisfaction aux plaignants.
« Ces singularités
étaient connues, poursuit l'auteur, et il n'était pas difficile d'en donner la
preuve, mais il n'était pas aussi aisé d'en faire des chefs d'accusation.
Cependant, on trouva le moyen de les représenter sous un jour des plus
désavantageux. On dit que M. Grignion ne rassemblait que des troupes de
vagabonds, qu'il entretenait les pauvres dans la fainéantise, que c'était un
homme qui ne cherchait qu'à se singulariser pour se faire un nom dans le monde
et qui dans le fond n'était qu'un hypocrite. Ce fut sous ces couleurs qu'on le
dépeignit à Mgr. de Saint-Malo».
« Le prélat qui se
trouvait alors dans le lieu (à la cure sans doute) fit appeler le missionnaire
et lui parla en présence de ses accusateurs. Il le reprit fortement et lui
reprocha de ne pas se comporter comme il le devait dans son diocèse et lui
défendit d'y prêcher et d'y confesser. M. Grignion reçut cette réprimande
debout derrière la porte de l'appartement, n'osant avancer plus loin par
respect pour son évêque tandis que tous les autres étaient assis à table avec
lui. Il se tenait modestement les yeux baissés en posture de coupable, et il
dut le paraître en effet aux yeux de sa Grandeur, car il ne dit pas une seule
parole pour sa défense ; mais Dieu qui avait permis cette humiliation pour le
bien de son serviteur prit soin de le justifier sur le champ.
« M. Hindré, recteur de
Bréal, petite ville située à deux lieues et demie de Montfort, ayant su que
l'évêque y était, s'y rendit. Le trouvant à table et en compagnie, il crut
devoir abréger ce qu'il avait à lui exposer et lui dit simplement : «
Monseigneur, deux motifs m'amènent ici : le premier pour vous rendre mes
hommages respectueux, le second pour vous demander M. Grignion pour donner une
mission à la jeunesse de ma paroisse ». M. de Saint-Malo, qui connaissait le
mérite supérieur de ce digne recteur, comprit dans le moment que le témoignage
qu'il rendait indirectement à M. de Montfort devait au moins balancer ce que
les autres avaient dit contre lui. Il ne voulut cependant ni montrer son
embarras ni commettre le recteur de Bréal avec ceux à qui il avait trop
légèrement donné sa confiance, où plutôt l'esprit de Dieu lui dicta à l'instant
sa réponse. « Volontiers », lui dit-il sans ajouter autre chose. M. de
Montfort, qui était resté dans le coin de l'appartement, s'approcha aussitôt et
dit : « Si quelques autres personnes s'adressent à moi, Votre Grandeur me
donne-t-elle ses pouvoirs ? — Oui, répondit le prélat, je vous les donne ». Par
cette réponse, le zélé missionnaire se trouva rétabli dans l'exercice de son
ministère et il ne resta à ses ennemis que la honte d'avoir surpris la
confiance de leur évêque ».
La personne de qui le P.
Besnard tenait l'épisode avait, on le voit, aussi bonne mémoire qu'elle était
bien informée.
« Quelques recteurs de
la ville », écrit le biographe. Si son expression est exacte et ne s'étend pas,
dans sa pensée, aux recteurs du doyenné, leur nombre se réduisait à deux,
Montfort-la-Cane ne comptant que trois paroisses, et le recteur de Saint-Jean,
la principale, tenant le missionnaire en particulière estime ainsi que nous en
verrons la preuve tout à l'heure. Lorsque l'évêque repassera au printemps, ce
sera encore, d'après Besnard, le clergé de la ville qui portera plainte.
Peut-être, il est vrai, se donnait-il comme le porte-parole du clergé des
environs. Toujours est-il que, dans les accusations articulées par ces
messieurs, on chercherait en vain un mot fleurant le jansénisme ; ce qui
n'empêchera pas le P. Dalin[66]
d'écrire, cent vingt ans après l'événement, au sujet d'abord de l'interdiction
faite par le duc de la Trémoille, au cours de la mission de Montfort, de
poursuivre la construction du Calvaire projeté par M. Grignion, puis de la
mesure prise par l'évêque à l'égard du missionnaire : « C'était l'effet des
intrigues de certaines personnes jalouses et surtout de jansénistes, appuyés
dans ce diocèse par l'évêque lui-même, qui partageait leurs erreurs. Leur haine
n'était pas encore satisfaite ; il fallait frapper le saint prêtre en sa
personne ». Explication que Mgr. Laveille reprendra à le suite de plusieurs
autres historiens. Sans aller jusque là, c'est déjà beaucoup trop que de mettre
dans la bouche des accusateurs, comme le fait un des plus récents biographes de
notre saint, qu'il prêchait sans cesse la miséricorde divine, les tendresses de
la Sainte Vierge. Où voit-on cette accusation ?[67]
Mais si ce n'était pas à
son enseignement et à ses dévotions qu'on en voulait, quelle raison pouvait
bien avoir le clergé de Montfort de s'en prendre aux singularités que le P.
Besnard notait plus haut. Elle ne dataient pas d'hier et, dans ce même diocèse
de Saint-Malo où M. Grignion avait travaillé si brillamment sous les ordres de
M. Leuduger, le clergé paroissial les avait-il trouvées si condamnables ? Bien
au contraires, maint recteur ne savait comment en exprimer son admiration. Mais
Voici !
Sur les hauteurs qui
dominent Montfort, à un quart de lieue de la petite ville, se trouvait un
ancien lazaret inoccupé dont la chapelle fort délabrée était encore réparable.
Dès la reprise de sa carrière apostolique à son retour de Rome, avant même
qu'il se fût joint à M. Leuduger, le missionnaire, passant par sa ville natale,
avait jeté les yeux sur cet ermitage. Nulle retraite ne lui conviendrait mieux
dans l'intervalle de ses missions... Nous allons encore citer textuellement le
P. Besnard. C'est plus sûr.
« M. de Montfort,
écrit-il, demanda permission au fermier général du prieuré de s'y retirer avec
son compagnon, le Frère Mathurin, et il l'obtint. Il en fit donc pendant près
de deux ans sa demeure ordinaire. C'était de là que, comme un autre Jean-Baptiste
sortant de son désert, il allait prêcher la pénitence aux environs, et il le
fit avec un succès d'autant plus grand que des hommes venus de loin auraient
paru moins étrangers qu'il ne le parut à ses concitoyens et dans sa propre
patrie.
« En entrant dans cette
espèce d'ermitage, il en fit réparer la chapelle qui était tombée en ruine,
décora l'autel sur lequel il plaça une très belle image de Notre-Dame de la
Sagesse et auquel il fit attacher avec une chaîne de fer un Rosaire dont les
grains de bois étranger sont de la grosseur du pouce. Cette pieuse chapelle est
encore fréquentée et il s'y rend un grand nombre de pèlerins pour honorer la
Sainte Vierge et réciter le rosaire sur celui de M. de Montfort.
« Ce fut dans cette
sainte chapelle qu'il renouvela son vœu de ne vivre que d'aumônes ; il
l'observait si scrupuleusement qu'il de demandait rien à personne pour
lui-même, mais la Providence lui fournissait des secours abondants. On lui
apportait chaque jour plus qu'il ne lui fallait pour lui, le Frère Mathurin et
le Frère Jean qui s'était joint à eux. Il en faisait part à un grand nombre de
pauvres qui se trouvaient mêlés à cette foule de peuple qui venait à lui pour
écouter ses instructions et pour recevoir de lui des avis de salut ».
Nous voilà édifiés. Aux
portes de Montfort, sans que le clergé local ait été consulté, sans que
l'approbation épiscopale ait été sollicitée, de la propre autorité d'un
missionnaire apostolique, natif, il est vrai, de la petite ville, mais n'ayant
aucune attache au diocèse, un nouveau lieu de culte a été créé ; une chapelle
qui ne servit autrefois qu'aux hôtes d'une léproserie a été remise en état et
ouverte au public. M. Grignion ne se contente pas d'y célébrer la messe, d'y
faire, au cours de la journée, réciter le rosaire et chanter des cantiques ; il
prêche, et le plus souvent en plein air, la chapelle se trouvant ordinairement
trop petite ; il prêche, et sans être soumis dans son enseignement à aucun
contrôle ecclésiastique. De tous les environs, on accourt à Saint-Lazare comme
à un lieu de pèlerinage pour entendre l'homme de Dieu, l'ermite, le saint, pour
prier avec lui, pour lui ouvrir son âme, et lui demander conseil : « une foule
de peuple, dit Besnard, parmi laquelle un grand nombre de pauvres ». Est-il
absent, on y vient isolément ou par petits groupes. Il fait si bon prier,
égrener plusieurs à la fois le gros rosaire dans cette chapelle solitaire, si
recueillie, si pieuse, si attrayante avec sa belle statue de la Sainte Vierge,
son autel au-dessus duquel plane une colombe aux ailes argentées et brille en
gros caractères le nom de Jésus. Apprend-on qu'il est de retour, c'est la ruée.
Quand l'évêque passa,
cela durait depuis plus d'un an. Entre temps la mission s'était donnée à
Montfort. Les recteurs avaient pu étudier de près M. Grignion, de beaucoup
d'ailleurs le plus en vue de la troupe. Ils avaient fait réflexion que pour un
saint il ne s'effaçait guère. Un incident, l'interdiction signifiée par le duc
de la Trémoille de continuer le Calvaire entrepris sur ses terres sans son
autorisation, n'avait pas fait honneur à sa prudence. Ce que disaient de lui
ses confrères portait plutôt à se méfier. Enfin, à la mission suivante, celle
de Moncontour, il avait été rejeté par M. Leuduger.
A l'arrivée de Mgr. Desmaretz,
leur conviction était faite et leur projet arrêté, il fallait déloger de
Saint-Lazare ce cafard qui ensorcelait le peuple, ce racoleur de gueux, de
fainéants, de faméliques, dont le nombre croissant menaçait de devenir une
plaie pour le pays.
Qu'on relise le début du
texte de Besnard, on voit clairement aux points sur lesquels portent leurs
accusations qu'ils n'avaient pas d'autre but. Que lui reprochaient-ils en effet
? D'enjôler si bien le vulgaire par ses semblants de sainteté que, seules, les halles
et les places publiques pouvaient contenir les foules qui venaient l'entendre ;
ensuite d'exploiter la charité des gens pour nourrir des bandes de mendiants et
de vagabonds qui iraient partout chanter ses louanges. Peut-être
suggérèrent-ils à Mgr Desmaretz qu'il serait prudent de lui défendre au moins
de prêcher hors des églises paroissiales ; ce qui eût été la mort de
Saint-Lazare. Mais il poussèrent tellement au noir le portrait que le prélat
jugea plus sage et plus simple de lui interdire absolument le ministère de la
chaire et celui du confessionnal. La facilité avec laquelle il revint sur sa
défense laisserait croire qu'il comptait bien que M. Grignion se le tiendrait
pour dit et ne prêcherait plus qu'avec l'agrément de l'autorité et non pas, de son
propre chef, à tout venant et n'importe où.
Quoi qu'il en soit, au
printemps suivant, Saint-Lazare continuant sur le même pied, comme l'évêque
faisait sa visite dans les trois paroisses de Montfort, ces messieurs revinrent
à la charge et finirent par obtenir « qu'il fût défendu à M. Grignion de faire
aucune instruction ailleurs que dans les églises paroissiales, pas même la
chapelle de Saint-Lazare ». Le missionnaire n'avait plus qu'à reprendre son
bâton et chercher un diocèse plus accueillant que celui de sa naissance...
On ne voit pas que Montfort ait jamais été incriminé pour sa doctrine, même
par les jansénistes.
L'ermite de Saint-Lazare
tourna alors ses regards vers le diocèse de Nantes où, jeune prête à
Saint-Clément, il avait fait ses premières armes. Il y retrouverait M. des
Jonchères et avait tout lieu de croire que la présence de M. Barrin, devenu
depuis Grand Vicaire, dont le famille était très liée aux Grignion, lui
vaudrait un appui aussi amical que puissant. Avant de dire adieu à son pays natal,
il prêcha une retraite aux filles dans l'église Saint-Jean, sa paroisse. Ayant
demandé, en terminant sa dernière instruction, laquelle de ses auditrices se
destinait à être la gardienne de Notre-Dame de la Sagesse à Saint-Lazare, il
fit un tour dans l'église et, désignant une nommée Guillemette Roussel de la
paroisse de Talensac : « C'est vous, ma fille, lui dit-il, qui serez la
gardienne de notre bonne Mère à Saint-Lazare ». La retraitante, personne d'une quinzaine d'années, (15 ans,
manuscrit Besnard, peut-être faut-il lire 45) tertiaire de Saint-François, ne
lui avait jamais parlé et il ne la connaissait pas. Elle se sentit fortement
inspirée de lui obéir, dira-t-elle : « Elle se rendit donc aussitôt, continue
notre informateur, le P. Besnard, dans une petite chambre proche la porte de la
chapelle de Saint-Lazare, où elle vécut d'aumônes qu'on lui portait, étant
presque toujours en prière dans cette chapelle, dont elle ouvrait la porte à
ceux qui venaient honorer la Sainte image, exercice qu'elle a fait constamment
jusqu'à soixante ans ». Saint-Lazare serait bien gardé. (Besnard Livre III)
Il est peu croyable que
le recteur de Saint-Jean, qui donnait au missionnaire cette marque d'estime de
mettre à sa disposition l'église paroissiale pour prêcher une retraite, ait
été, quoi qu'il ait pu penser de Saint-Lazare, un de ses diffamateurs. L'eût-il
été, eh bien ! dans ce diocèse que gouvernait un prélat janséniste et dont le
Père de Clorivière, biographe de notre saint écrira que, sous l'épiscopat de Mgr.
Desmaretz, « il était presque tout entier infecté des doctrines nouvelles »,
cela ferait en tout trois recteurs qu'on nous signale comme adversaires de M.
Grignion, pour combien d'autres qui, depuis un an et demi qu'il y travaillait,
se l'arrachaient. « On le demandait de toutes parts pour faire la mission »,
écrit Grandet (p. 113) ; trois recteurs et encore dont l'opposition s'explique
par des motifs tout autres qu'une divergence doctrinale ! On ne voit même pas
que, pour arriver à leurs fins, ils aient insinué que l'enseignement de cet
ancien élève et toujours fidèle ami des jésuites aurait pu être surveillé.
« Un homme qui ne
cherchait qu'à se singulariser pour se faire un nom dans le monde et qui dans
le fond n'était qu'un hypocrite», disaient les recteurs de Montfort à Mgr.
Desmaretz. « Un saint », disaient d'autres voix non moins autorisées, faisant
écho à M. Jagu, recteur de la Chèze, et à M. Izo, ceux-ci du diocèse de
Saint-Brieuc. Ainsi toujours le même partage radical, toujours le choix qui
s'était présenté avec tant de forces à l'esprit de Mgr. de Beauvau. Nous en
avons assez dit les raisons.
Dans les « Règles des
Prêtres-Missionnaires de la Compagnie de Marie », le saint écrira : « Les
grâces dites, les missionnaires font leur récréation ensemble sans s'écarter
sans une permission expresse ; et pendant ce temps, ils décident quelques cas
de conscience selon les besoins des lieux où on fait la mission et sans faire
connaître ceux dont on décide le cas ». Cette pratique, il l'emprunta à la
troupe de M. Leuduger, laquelle la tenait du P. Maunoir. Celui-ci prévoyait
deux conférences par jour sur la confession, chacune d'une bonne heure : l'une
après le dîner, l'autre après le souper. Cette dernière était plutôt une mise
en scène, un missionnaire représentait le confesseur, un autre le pénitent :
bourgeois, paysan, soldat, officier, avocat, grand seigneur, qui proposaient
chacun leur cas. Le confesseur interrogeait, exhortait, prescrivait la
pénitence, accordait ou refusait l'absolution. Après quoi, chacun émettait son
avis.
On sait quelle place
tenait, à cette époque, dans une mission, le sacrement de pénitence. Une bonne
confession minutieusement préparée, renouvelée deux ou trois fois, sinon
davantage, avant qu'on fût absous, c'était dans ces temps de foi, l'acte
essentiel de cette grande entreprise du renouvellement des âmes, le sceau de la
conversion. Or, dans les diocèses de Bretagne, la plupart des paroisses rurales
étaient déjà trop populeuses pour que la petite troupe de M. Leuduger pût
suffire par elle-même à ce ministère. Cependant de la région avoisinante des
gens de toute condition accouraient pour profiter de la grâce et purifier à
fond leur conscience. D'où la nécessité de faire appel à un nombre considérable
de confesseurs supplémentaires. Voici en quels termes Le Parfait Missionnaire,
manuel des associés de M. Leuduger, décrivait l'ouverture d'une mission dans le
diocèse de Quimper. « C'est une chose admirable de voir arriver... vingt,
trente ou quarante missionnaires, selon les besoins des lieux où l'on doit
travailler. Une simple lettre qu'on leur écrit pour les inviter de la part de
Dieu les y fait venir à leurs frais, sans autre vue que de procurer la gloire
de Dieu... Ce sont des bacheliers, des docteurs en Sorbonne, des recteurs, des
ecclésiastiques employés à toutes les bonnes œuvres ou consultés dans les
grandes difficultés du pays qui s'assemblent pour extirper les vices, enseigner
la pratique de la vertu... »
Vingt, trente, quarante
ecclésiastiques, dont la plupart vraisemblablement ne pouvaient s'engager que
pour le temps d'une mission, de quatre à six et huit semaines. Durant les huit
ou neuf mois que M. Grignion accompagna M. Leuduger, on le voit prêchant à
Baulon, au Verger, à Merdrignac, à Montfort, dans le diocèse de Saint-Malo ; à
la Chèze, à Plumieux, à la Trinité-Porhoët, à Moncontour, dans le diocèse de
Saint-Brieuc. Combien d'auxiliaires nouveaux durent alors venir prêter
main-forte à la petite troupe ! Les imagine-t-on de ces rigoristes jansénistes
incapables de renvoyer un pécheur absous et consolé ? Les voit-on participant
aux deux conférences quotidiennes dont nous avons parlé et se dressant contre
les pratiques miséricordieuses de M. Leuduger et de ses confrères ? Et la même
réflexion s'applique aux prêtres tant séculiers que réguliers qui seront les
collaborateurs de notre saint, car, en quelque diocèse qu'il travaille, il aura
lui aussi ses équipes qu'il lui faudra recruter sur place et renouveler sans
cesse. On sait par Blain et par Grandet que cela n'allait pas toujours tout
seul entre lui et ses associés d'occasion, qu'il dut en remercier plusieurs,
que d'autres ne se privaient pas de le calomnier. Mais de conflit en matière de
pratique sacramentelle, on n'en a nulle preuve ; les biographes les plus
proches des événements n'en signalent aucun cas.
De même en est-il des
curés dont il évangélise les paroisses. Parfois il leur est imposé par
l'autorité diocésaine et l'accueil risque d'être froid. On a vu ce qui se passa
à la Chevrolière, dont l'étrange pasteur ne voulait ni de la mission ni du
missionnaire et que l'abbé Barrin, Grand Vicaire, dut contraindre. A
Saint-Hilaire-de-Loulay, le curé l'avait demandé, mais il se laissa prendre à
la caricature qu'on lui fit de son prédicateur et quand celui-ci, à la nuit
tombante, se présenta, recru, ruisselant de pluie, il lui dit son déplaisir et
lui ferma sa porte. Mais, ce sont là des comportements exceptionnels et dont le
jansénisme est bien innocent.
De même, peut-on citer
un seul ecclésiastique de ses auditeurs qui ait incriminé sa doctrine ? A La
Rochelle, dira-t-on, où maints biographes, en effet, et jusqu'au plus récent,
voient des prêtres le dénoncer sur ce point à Mgr. de Champflour. Qu'on lise
donc Besnard. « On entreprit d'abord de le décrier dans l'esprit du peuple. Il fallait
pour cela employer les injures les plus grossières et parler le langage des
halles. (Rien ne fut épargné). Le prêtre étranger qui prêchait aux jacobins
n'était qu'un coureur, qu'un aventurier, un bateleur, un hypocrite, un
enchanteur, un possédé, un sorcier, un antéchrist. Heureusement, le peuple
était trop prévenu en sa faveur pour qu'on pût lui faire illusion et une
passion si marquée ne portait préjudice qu'à ceux qu'elle faisait agir et
parler. Il fallut donc prendre un parti plus odieux et faire entendre ailleurs
des reproches moins insultants. Ne pouvant séduire le troupeau, on alla frapper
à l'oreille du pasteur. Pour indisposer Mgr. l'évêque contre le missionnaire,
on le lui représenta comme un homme d'un zèle bizarre et extravagant, comme un
esprit impétueux et brouillon, indiscret, qui se mêlait de tout, qui s'ingérait
dans le secret des familles et en troublait la paix, qui attaquait tout le
monde sans épargner les plus honnêtes gens dont il faisait des portraits
affreux ; que ses prédications étaient moins des discours chrétiens que des
satires continuelles et des invectives sanglantes dont personne n'était à
couvert ; qu'il fallait réprimer les excès d'un zèle si peu mesuré et que le
mieux serait de lui ôter ses pouvoirs.
« Le prélat... agit
comme s'il eût eu quelque égard aux rapports qu'on venait de lui faire. Il
appela trois chanoines de sa cathédrale leur fit part de tout ce qu'on lui
avait dit et les chargea d'observer de près la conduite du missionnaire, de le
suivre dans ses sermons, d'assister à ses exercices, de vérifier le faits qui
occasionnaient les plaintes et de lui faire un fidèle rapport de tout, dans un
temps qu'il leur fixa. Ces trois messieurs choisis parmi ce qu'il y avait de
plus judicieux et de plus éclairé dans le chapitre s'acquittèrent exactement de
leur commission et tous trois s'accordèrent à rendre à M. de Montfort le
témoignage le plus favorable et le plus glorieux. Nous l'avons entendu,
dirent-ils, c'est un ouvrier infatigable et qui ne respire que la gloire de Dieu.
Il combat le vice avec le zèle d'un apôtre. S'il poursuit vivement le péché, il
ménage le pécheur avec toute la charité possible ; il fait la guerre au
scandale avec une sainte liberté, sans être retenu par aucune considération.
C'est uniquement ce qui a soulevé contre lui plusieurs pécheurs scandaleux ».
Nous savons, il est
vrai, par Grandet (p. 175), qu'à La Rochelle, ses plus dangereux détracteurs ne
furent pas des libertins, mais « des prêtres et des religieux qui tâchèrent de
le décrier jusqu'à le faire passer pour un fou ». Mais ce n'est pas parce que
les ecclésiastiques s'en mêlèrent qu'on doit conclure qu'il s'agissait de
doctrine. Le texte de Besnard est clair ; les plaintes ne portaient que sur
l'impitoyable censeur du vice et les trois chanoines ne furent envoyés que pour
juger s'il était vrai que péchés et pécheurs tombaient indistinctement sous ses
coups. De jansénistes qu'aurait choqués son enseignement, on n'en aperçoit pas
l'ombre.
Sans doute, il semble
bien, d'après le texte de Blain cité en tête du précédent chapitre, que si
Clément XI, au lieu d'acquiescer au vœu de notre saint en lui donnant mission
pour pays infidèles, le maintint en France, ce fut avant tout en vue de
combattre le jansénisme, ce cauchemar de son pontificat ; et nous savons que M.
Grignion, n'eût-il pas été convaincu déjà de la nécessité de s'opposer
énergiquement aux progrès de la nouvelle doctrine, n'était pas homme à
s'acquitter mollement d'une tâche qui lui était assignée par le Vicaire même de
Jésus-Christ. Mais il s'y prit de la bonne manière, tout autrement que lors
qu’il avait affaire non pas à l'erreur, mais au vice. Il avait grand soin, nous
dit-on, « de ne jamais disputer en chaire des matières du temps ». se gardant
de tout ce qui aurait pu sembler une attaque directe contre l'hérésie nouvelle.
Au reste, les
jansénistes, les vrais, étaient-ils si nombreux qu'il fût exposé à en
rencontrer fréquemment ? Combien, en 1717, en appelleront de la bulle Unigenitus au futur concile ? Seize
évêques sur cent trente huit, trois mille prêtres sur cent mille, fort
remuants, il est vrai. Ecrivant à M. de Pontchartrain, ministre, le 15 octobre
1711, l'évêque d'Agen, un des plus ardents défenseurs de Quesnel, exagérait à
peine quand il disait : « Le jansénisme n'est pas un fantôme, mais les
jansénistes sont rares et il est difficile d'en trouver », lui-même ne se
mettant certainement pas du nombre[68].
Du reste, ce ne fut pas
le jansénisme dogmatique qui causa tant de ravages parmi le peuple chrétien,
mais le jansénisme moraliste ; et encore celui-ci, bien que tenant de l'autre,
dut-il sa fortune surtout au fait qu'il trouva dans l'abbaye de Port-Royal un
milieu d'élection, des âmes ardentes éprises d'austérité, quelques-unes même, à
commencer par l'abbesse, la Mère Angélique Arnauld, d'un ascétisme extrême ;
toutes, les moniales comme les solitaires, en grande réputation de vertu,
auréolées encore par la persécution et jouissant, grâce à leurs relations
mondaines, d'une influence considérable. C'est là que s'accrédita, pour se propager
dans toute la France et bien au delà, la « pastorale », comme on dirait
aujourd'hui, préconisée par le Grand Arnauld dans son livre « La Fréquente
Communion » : retour aux pratiques pénitentielles des premiers âges chrétiens,
refus de l'absolution jusqu'à preuve d'un radical changement de vie, accès de
la Sainte Table permis aux seules âmes animées d'un amour de Dieu pur et sans
mélange. C'est de là que partirent, en quelques mois, sous forme de lettres
adressées à un provincial, dix-huit libelles d'un pamphlétaire de génie,
Pascal, criblant de sarcasmes la morale prétendue relâchée des jésuites.
L'influence de ces écrits fut si étendue et si profonde qu'il ne faudra pas
moins que le décret de Pie X pour abattre, deux siècles et demi après, les
dernières barrières qui écartaient les fidèles du banquet divin. Des hauteurs
de la spéculation sur la prédestination et la grâce, descendant ainsi dans
l'ordre pratique, le jansénisme devint peu à peu synonyme de rigorisme. Il
apparut comme une réaction providentielle de grandes et nobles âmes contre le
relâchement des mœurs. Enfin nouvelle dégradation du sens d'un mot, pour être
janséniste fallait-il n'avoir signé qu'en renâclant le formulaire d'Alexandre
VII et de Clément IX, professer « le silence respectueux », en appeler au futur
concile, ou tout au moins, si l'on n'osait prendre aussi officiellement parti,
discuter le bien-fondé des condamnations pontificales ? Ne suffisait-il pas de
louer le style étincelant des Provinciales et de se gaudir aux railleries de
Pascal sur Escobar et certains autres casuistes de la Compagnie de Jésus, ou
encore s'apitoyer sur le sort tragique des Augustines de Port-Royal et de
trouver que, dans cette querelle religieuse, le pouvoir séculier avait tenu
vraiment un bien grand rôle[69].
Des raisons qui
n'avaient rien de doctrinal contribuèrent à ranger, d'un côté, tout ce que le
Parlement et la Sorbonne comprenaient de gallicans, unis contre l'absolutisme
royal et l'infaillibilité pontificale, des abbayes, principalement
bénédictines, l'Oratoire, enfin la roture ecclésiastique, le sous-prolétariat
des petits prébendiers traîne-misère et des curés à portion congrue, trop
heureux de trouver cette occasion de fronder les grands seigneurs évêques ; de
l'autre, l'ultramontaine Compagnie de Jésus, Saint-Sulpice, les Capucins, les
Récollets, les Eudistes et la masse du corps épiscopal. Pour le public qui aime
la simplification : d'une part les jansénistes, de l'autre les jésuites. En
attendant que les fils de saint Ignace payent de leur existence le rôle
prépondérant qu'ils jouèrent dans cette interminable querelle, on était
infailliblement classé dans l'un ou l'autre camp, selon les sentiments que l'on
témoignait à leur égard. Lors donc qu'on lit dans Picot de Clorivière que, sous
l'épiscopat de Mgr. Desmaretz, le clergé du diocèse de Saint-Malo « était
presque tout entier infecté des doctrines nouvelles », il serait bon de ne pas
oublier que le biographe avait appartenu à la Compagnie supprimée et se
demander s'il distinguait suffisamment entre jansénistes et jansénisme.
Pratiquement entre un
missionnaire, et surtout un missionnaire de campagne, et le clergé paroissial,
une friction sérieuse n'était guère à craindre que sur le point de
l'administration des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. Des confesseurs
rigoristes, il y en avait et de tout degré. M. Grignion en gémissait[70].
« Ils faisaient, disait-il, cent fois plus de mal dans l'Eglise que ceux qui
étaient relâchés, quoique ceux-ci en fissent beaucoup ». Rarissimes étaient
sans doute et seront même plus tard les imitateurs du Grand Arnauld, qui,
dit-on, alors qu'il prêchait une mission ou un carême à Angers dont son frère
Henri occupait le siège épiscopal, n'entendit qu'un seul pénitent et ne vint
même pas à bout de lui donner l'absolution. Assez nombreux étaient les curés
qui, sans fermer à double tour la porte du tabernacle, ne se décidaient à
l'entrebâiller qu'au temps de Pâques. Mais un préjugé courant, que seul
d'ailleurs le décret de Pie X parviendra à dissiper, c'était de regarder l'Eucharistie,
moins comme l'aliment de la vie de la grâce, que comme une récompense de la
vertu. En chantant, en prêchant la communion fréquente, notre saint tranchait
nettement sur l'ensemble du clergé. Mais, en pratique, pour absoudre un
pénitent et lui permettre l'accès de la Table Sainte, n'exigeait-il pas, ou peu
s'en faut, les mêmes dispositions qu'un confesseur jansénisant, rigoriste
mitigé ? S'il différait de celui-ci, n'était-ce pas surtout par les moyens de
les obtenir ? Le rigoriste renvoyait le pénitent afin de le pénétrer du
sentiment de son indignité et l'amener ainsi à repentance. M. Grignion, lui, au
lieu d'employer cette méthode expéditive, lui parlait de la justice et de la
miséricorde divines avec des accents qui tout ensemble lui glaçaient et lui
fendaient le cœur. N'obtenait-il rien, alors c'étaient des jeûnes, des
flagellations, des austérités effrayantes pour arracher au ciel la conversion
de l'endurci. Non, ni en chaire, ni au confessionnal, il n'était le ministre
d'un Dieu à la justice débonnaire avec lequel il y avait des accommodements.
Qu'on lise ses cantiques, que l'on consulte les manuscrits de ses sermons il
lui en faut trois pour exposer les divers châtiments des damnés. En voici un
autre sur le salut : 1er point : Rien de si certain que le petit nombre des
élus ; 2" point : Rien de si caché ; 3e point : Il ne tient qu'à nous que
nous en soyons. Un autre sur le sort éternel des prêtres. 1er point : Peu sont
appelés au sacerdoce ; 2* point : Peu remplissent leurs obligations.
C'est sans doute après
l'un ou l'autre de ces terribles serinons que de malheureux prêtres scandaleux
(Il n'en manquaient pas sur les quelque cent mille que comptait alors le clergé
français dont beaucoup entrés dans les ordres sans vocation, sans formation, sans
avoir passé par un séminaire) venaient, devant une église pleine, se jeter à
ses pieds, sanglotant, criant miséricorde et se frappant la poitrine, ainsi que
nous avons entendu Grandet nous le raconter. Qu'est-ce que les rigoristes
auraient pu trouver à reprendre chez un pareil homme ? Et de même[71]
quand ils le voyaient la corde au cou faire, au jour fixé de la mission,
l'amende honorable devant le Saint-Sacrement ou l'entendaient dénoncer du haut
de la chaire les faux dévots à la Sainte Vierge, non pas seulement les dévots
critiques et les dévots scrupuleux, dans lesquels les jansénistes n'auraient
pas eu de peine à se reconnaître, mai aussi les autres, ceux qu'ils censuraient
eux-mêmes si fort : les dévots extérieurs, les dévots présomptueux, les dévots
inconstants, les dévots hypocrites, les dévots intéressés, comme il le fera
dans son Traité de la Vraie Dévotion.
Combien de fois, au
cours de sa carrière apostolique, se trouva-t-il devant un curé janséniste ? Et
encore, dans l'occurrence, pourquoi imaginer une brouille ? Sur la fin de 1709,
au fort de la lutte, as moment où Louis XIV se demandait comment en finir avec
Port-Royal, il prêchait, en compagnie de M. Olivier, la mission à Missillac. Un
janséniste convaincu, c'était le recteur, M. Thiboult, futur appelant, qui
mourra impénitent. Tout semble avoir marché sans le moindre désaccord. Un acte,
nous l'avons vu, couronne la mission : Un champ fut acheté pour agrandir le
cimetière. Missionnaire, curé, vicaire signèrent le procès-verbal.
On ne manque pas de
faire grand état de l'antijansénisme des deux prélats, les seuls, qui prirent
notre saint sous leur protection et le défendirent constamment : Mgr. de
Lescure, évêque de Luçon, et Mgr de Champflour, évêque de La Rochelle. A
l'heure où ils lui ouvraient les portes de leurs diocèses, n'étaient-ils pas
eux-mêmes, note-t-on, en butte aux pires dénigrements de la part des sectaires
? « Des évêques sans lumière et sans science », disait Quesnel à un de ses
correspondants. « De vrai animaux mitre », écrira M. Le Roy empruntant des
traits à Saint-Simon ; et le même, de Mgr. de Champflour : « C'était
l'ignorance et la grossièreté même, sans esprit, sans savoir et sans aucune
sorte de lumière, sans monde encore moins, un homme de rien et un véritable
excrément de séminaire ». Et la raison ? Les deux prélats n'avaient-ils pas
publié, le 10 juillet 1710, un mandement collectif qui condamnait le livre des
Réflexions, comme rééditant les cinq propositions contenues dans l'Augustinus et travestissant complètement
la doctrine de saint Augustin ! L'écrit, vigoureusement pensé, formait un
substantiel petit traité de la grâce. Des mains inconnues étaient allées le
placarder jusque sur la porte de l'archevêché de Paris. Il n'en eût pas fallu
tant pour mettre hors de ses gonds le Cardinal de Noailles qui, jadis, évêque
de Chalons, avait approuvé le livre de Quesnel et n'en voulait pas démordre
malgré la bulle. Fénelon avait eu beau se défendre d'avoir préparé ce mandement
que les deux prélats n'auraient eu qu'à signer, on ne l'avait pas cru ; pas
plus que l'archevêque n'avait cru M. Leschassier quand le supérieur de
Saint-Sulpice lui assurait que les deux neveux de Mgr. de Lescure et de Mgr. de
Champflour, étudiants au séminaire, n'étaient pour rien dans cet injurieux
affichage. Son Eminence n'en avait pas moins exigé leur renvoi.
Tout cela est bel et
bien, mais ne prouve aucunement que les interdits dont avait été frappé M.
Grignion furent une recommandation aux yeux des deux évêques, encore moins
qu'ils aient accueilli comme une victime d'intrigues jansénistes l'ancien
associé de M. Leuduger et le constructeur malheureux du Calvaire de
Pontchâteau. Ils le connaissaient de sûre doctrine et, comme ils étaient
eux-mêmes de mœurs très simples, nullement grands seigneurs, paternels aux
petites gens, d'un zèle aussi ardent que désintéressé, de plus chefs de
diocèses presque totalement ruraux, il reçurent à bras ouvert le missionnaire
apostolique et l'apôtre populaire, espérant bien qu'avec ses méthodes il ferait
chez eux un bon travail sans être tant traversé qu'à Poitiers, à Rennes et à
Nantes.
Ni l'abbé Bourdeaut, ni
l'abbé Bachelier, professeur aux Facultés Catholiques de l'Ouest, l'un et
l'autre spécialistes sur cette question, n'ont découvert la main des
jansénistes dans les tribulations de l'homme de Dieu[72].
«Tous les historiens du missionnaire, sauf Grandet, le plus proche, le seul
contemporain des événements, écrit l'abbé Bourdeaut, ont insisté sur les
persécutions tantôt sourdes, tantôt déclarées qu'il eût à souffrir des disciples
de Quesnel. M. Picot de Clorivière le premier a lancé cette accusation, mais
avec réserve ; tous les autres après lui n'ont fait que renchérir ; aucun
toutefois n'a versé à la cause le moindre document péremptoire ».
C'est un fait, les
preuves manquent. Il arrive même que tout s'expliquerait bien plus facilement
si M. Grignion eût passé pour janséniste. Ainsi dans l'affaire du Calvaire de
Pontchâteau. Que voit-on en effet ? La prétendue forteresse abattue en même
temps que l'abbaye de Port-Royal ; le jésuite Le Tellier, la bête noire de la
secte, confesseur du roi, ministre puissant, sur lequel comptait Mgr. de
Beauvau, ne remuant pas le petit doigt pour sauver le monument ; un prélat
jansénisant qui n'acceptera qu'avec peine la bulle Unigenitus, Mgr. de Cambout de Coislin, évêque de Metz, s'opposant
le premier aux agissements de La Chauvelière contre l'ouvrage, enfin Mellier,
le principal responsable après Ferrand, chargé de mettre fin à l'épopée héroï-comique
de dom Louvard, bénédictin de Saint-Gildas et levant à cet effet une petite
troupe, réussissant à s'emparer du conspirateur janséniste, informant contre
lui et le condamnant ainsi que son compagnon, le docteur Mellinet, chef des
quesnellistes nantais, pour désobéissance au roi et au pape.
Aussi bien il n'y a pas
si longtemps, dans certains milieux profanes, où l'on ignorait, comme partout
alors, le fin mot de l'affaire, on trouvait tout naturel d'imputer la
destruction du Calvaire à des fonctionnaires en garde contre les menées
souterraines de la secte. En 1903, une géographie de la Loire-Inférieure
(collection Joanne) notait à l'article Pontchâteau : « Près du MENHIR (le
fuseau de la Madeleine), calvaire, but de pèlerinage, construit en 1709 sous la
direction du Bienheureux Grignion de Montfort, démoli aussitôt par ordre de
Louis XIV qui le croyait l'œuvre des jansénistes ». Il n'est pas dit d'ailleurs
qu'à Versailles, dans les bureaux de M. de Torcy, on n'ait pas pensé d'abord à
un complot ourdi par les novateurs ; ce qui semblait assez logique, le monument
étant dénoncé comme une forteresse. Qui aurait bien avoir eu l'idée de le
construire sous cette forme et fourni à la dépense sinon ceux qui étaient en
lutte contre le pouvoir ?
Reste à expliquer
comment Picot de Clorivière, le P. Dalin, Quérard surtout qui enquêta sur
place, s'en prirent si facilement et sans la moindre preuve, aux jansénistes,
renchérissant à plaisir sur Blain qui lui-même ne fondait son accusation que
sur des conjectures. Ce qui les induisit en erreur ne serait-ce pas l'acharnement
de la secte contre les héritiers de Montfort, les Mulotins comme elle se
plaisait à les appeler, le Père Mulot ayant succédé au grand apôtre ? Rien de
plus édifiant à ce sujet que la lecture de l'organe janséniste, les Nouvelles
Ecclésiastiques. Que de hargne, que de fiel, que de mépris dans les articles où
cette publication s'attaque à la petite troupe ! On en vient à s'étonner qu'une
poignée de pauvres missionnaires de campagne ait pu mériter tant d'honneur.
Mais c'est le temps où, le Grand Roi disparu, les quesnellistes sont repartis
en guerre contre la bulle. Voici les appelants, le cardinal de Noailles à leur
tête, Puis, pendant trois ans (1729-1732) ce sont les scènes hystériques et
prétendues miraculeuses du cimetière Saint-Médard sur la tombe du diacre
insoumis Paris. Suit l'affaire des billets de confession (1749-1756) où le
Parlement, s'en prenant aux ordonnances du successeur de Noailles, Christophe
de Beaumont, défend aux prêtres sous peine de prison de refuser l'absolution
aux jansénistes. Enfin c'est la Compagnie de Jésus qui succombe sous les coups
de ses adversaires (1764 en France, 1773 pour l'Ordre entier). Les fils de
Montfort n'ont pas cru alors pouvoir se tenir sur la réserve qu'avait observée
leur père. Ils attaquent de front les révoltés, dénoncent en chaire leur
hérésie, brûlent les missels en français à l'usage des fidèles où la secte a
insinué son venin. Les Nouvelles Ecclésiastiques ripostent en incriminant avec
violence la méthode des missionnaires ; « des espèces de sulpiciens communément
appelés Mulotins », disent-elles. Dans un article monumental[73]
(15 février 1776), sur la mission de Niort, tout y passe : la distribution des
exercices, l'audition des confessions, les pénitences imposées, le ton des
prédications, la plantation de la croix de mission, les catéchismes, les
communions générales, les processions, le choix des cantiques, la doctrine.
Tout y est tourné en ridicule, flétri comme injurieux au lieu saint et à la
religion. L'empressement et le chant fourni de la foule, cohue et vacarme ;
l'action oratoire du P. Hacquet, de l'hystérie ; la mise des points sur les i
par son confrère, le P. Javelot, de l'impudence ; le sermon d'apparat à dix
heures et demie, un pêle-mêle d'idées, une langue triviale ; l'animation des
trois cents enfants de la première communion à la séance quotidienne de
catéchisme de neuf heures à midi qu'un jeune missionnaire avait su rendre si
vivante, leur joie, leurs fusées de rire aux traits pittoresques, du désordre
et de la confusion ; les communions générales, les cérémonies hautes en
couleur, les processions costumées, des farces pieuses pour attirer la populace
; le missionnaires, une troupe de bateleurs. L'auteur de l'article en a surtout
à leur morale. Il raille leur Molinisme et leur Pichonisme, — le P. jésuite
Pichon n'avait-il pas eu l'idée de réfuter le livre d'Arnault sur la fréquence
de la Communion ? — Il s'en prend à leur culte du Sacré-Cœur, imaginé par la
visitandine Alacoque et qualifié tout simplement de Nestorianisme : aux
cantiques du P. de Montfort sur la Sainte Vierge, sur le Rosaire, cantiques
d'une insigne platitude et fourmillant de dangereux hyperboles.
Evidemment il n'a pas
digéré le succès de ces méprisables Mulotins. Une église pleine à craquer, les
confessionnaux assiégés, des gens qui, pour s'assurer une bonne place en face
du prédicateur, s'attroupent la nuit dans le cimetière et attendent de 11
heures du soir à 4 heures du matin, malgré le froid et le mauvais temps, que
s'ouvrent les portes de l'église, L'auteur a beau se moquer, prétendre qu'on
chercherait vainement un converti, il ne se console pas.
Comment devant ces
diatribes à l'adresse des fils de Montfort, imitateurs de ses méthodes, ne pas
s'imaginer que la secte ne l'épargna pas davantage. D'où, vraisemblablement, pour
une grande partie du moins, l'erreur des biographes que nous citions plus haut.
Mais les temps avaient changé, et de plus, l'homme que la mort, croyait-on,
devait enterrer et réduire pour toujours au silence, se survivait dans cette
petite troupe à qui l'on prêtait ni plus ni moins l'ambition de prendre la
relève de la Compagnie de Jésus.
CHAPITRE XII
MONTFORT NE FUT SI PERSECUTE QUE PARCE QU'IL FUT INCOMPRIS
Logiquement, à le juger
sur son extérieur, il ne pouvait être qu'un très grand saint ou un illusionné
ou un tartufe Le jansénisme écarté, voilà le problème des persécutions redevenu
la croix des biographes. Avec le jansénisme, c'était si facile. Les pratiques
de Montfort étaient mises hors de cause. Plus besoin de les justifier. Elles
avaient seulement servi de prétexté aux persécuteurs. Bien plus, l'homme de
Dieu apparaissait comme une sorte de martyr de l'orthodoxie.
Faudra-t-il désespérer
de trouver une solution ; renoncer à comprendre notre saint et dire avec Louis
Chaigne[74]
: « Montfort nous a été envoyé comme un bolide. Il ne se discute pas; il se
refuse presque à toute analyse » ? Car, tout semble en effet avoir été essayé
sans contenter personne.
Il ne nous semble pas
cependant que ce problème — nous en avons déjà touché un mot dès nos premières
pages — soit tellement difficile à résoudre.
Dans notre chapitre sur
les épreuves auxquelles M. Grignion fut soumis à Saint-Sulpice, nous avons
longuement parlé de ses singularités. Que le lecteur ne s'étonne pas que nous y
revenions, ainsi que sur certains traits de la vie de notre saint.
A quoi principalement
Blain (ch. XXXVIII) attribue-t-il les tribulations de son ami tout le long de
sa carrière ? « Il faut dire ici un mot de ses manières, écrit-il du
séminariste. Elles ne plaisaient pas à tout le inonde, et il faut avouer qu'il
en avait de bien singulières. Le séminaire de Saint-Sulpice, où la singularité
est persécutée comme un grand vice, était le lieu le plus propre à les lui
ôter. Car sans dire que les jeunes gens qui s'y rassemblent de toutes les
Provinces de France se font une guerre innocente sur cet article, ne se passent
rien qui puisse choquer les yeux et les oreilles et se divertissent si bien aux
dépens de celui qui montre quelques manières extraordinaires, qu'il est obligé
de s'en corriger au plus tôt ; l'esprit de la maison qui est un esprit de vie
intérieure et cachée en Jésus-Christ est pleinement opposé à celui de
singularité. Les supérieurs et les directeurs qui marchent et qui conduisent
dans cette voie sont les hommes du monde les plus attentifs et les plus
appliqués à la sanctification de ceux qui sont confiés à leurs soins ; ils sont
si ennemis de tout ce qui paraît singulier et si opposés à ce qui sent
l'extraordinaire qu'il est aisé de les perdre avec eux par leurs lumières et
leur conduite. »
Et entamant le chapitre
suivant qu'il intitule : Ses manières extraordinaires. Combien elles lui ont
attiré d'humiliations, le mémorialiste continue : « Cependant il faut le dire à
leur louange, quelques soins et quelques peines qu'ils aient pris pour corriger
M. de Montfort de ces manières singulières et extraordinaires, ils n'ont pu y
réussir ; il est sorti du séminaire avec elles comme il y était entré. Sans
doute que Dieu voulait lui laisser ce contrepoids d'humiliations pour cacher
sous ce manteau les vertus et les grâces extraordinaires dont il
l'enrichissait.
« En effet, rien
peut-être ne lui a plus attiré d'affront et de confusion ; et on peut dire
qu'en portant partout avec lui des manières singulières il portait partout avec
lui le sujet de ses peines et la cause, en partie, de ses persécutions.
« Dans le séminaire même
de Saint-Sulpice où règne un esprit de paix, de douceur et de charité, combien
de fois a-t-on vu ses manières tournées en ridicule et devenir le sujet de la
récréation de plusieurs ! Il est vrai qu'il le souffrait avec une douceur et
une patience encore plus singulières et extraordinaires que ne l'étaient ses
manières ; il s'est même rencontré de ces gens qu'on nomme originaux, beaucoup
plus extraordinaires et singuliers dans leurs manières que celui en qui il les
persécutaient qui lui ont donné des soufflets lorsqu'il penchait la tête et la
tournait de côté, pour l'obliger à la redresser ».
Singularités, manières
singulières, « ce qui choque les yeux et les oreilles », telles sont les
expressions dont se sert Blain. Impossible donc de se méprendre sur ce qu'il
désigne par là et de faire confusion avec des pratiques d'ascèse, surtout quand
il nous montre ces singularités moquées, ridiculisées, c'est-à-dire, évidemment,
mimées, singées par les espiègles de la maison, combattues inlassablement
pendant cinq ans par les supérieurs, mieux encore servant de cible pendant six
mois aux traits de M. Brenier, et, malgré toute la bonne volonté du sujet,
s'avérant incorrigibles.
De son côté, M.
Leschassier, répondant à Mgr Girard, évêque de Poitiers, qui l'a interrogé sur
le jeune prêtre, note que son « extérieur a quelque chose de singulier et que
ses manières ne sont pas du goût de bien des gens ».
Autre texte de Blain
(ch. LXI), plus clair encore. M. Grignion est allé à la porte d'une abbaye
demander la charité pour l'amour de Dieu. « Comme il avait quelque chose de
singulier dans le visage, dans la physionomie, aussi bien que dans les
manières, dit le narrateur, la sœur à qui il parla en fut frappée, encore plus
de son air dévot et de ces paroles tendres : pour l'amour de Dieu, avec
lesquelles il demandait la charité ».
Il est donc manifeste
que pour paraître singulier notre saint n'avait pas besoin de son misérable
accoutrement ni de ses expéditions contre les faiseurs d'esclandre, ni de ses
pittoresques mises en scène. Singulier il l'était par lui-même, dans sa propre
personne, de la tête aux pieds. Les traits de son visage, l'expression de sa
physionomie, ses intonations, ses gestes, sa manière de se tenir, de se
présenter, tout était singulier en lui. On connaît de ces gens qui ne peuvent
rien faire, ni vous avancer une chaise, ni vous ouvrir une porte, ni vous céder
le pas, ni vous offrir de l'eau bénite, ni, s'ils sont prêtres, faire à l'autel
le moindre geste liturgique, ne serait-ce que se laver et s'essuyer les doigts
au Lavabo, sans y mettre de l'expression. Peut-être M. Grignion était-il de
cette sorte. Si Blain eût été un Saint-Simon, nous le saurions sans doute. Ce que
relève du moins le mémorialiste, c'est l'air dévot de son ami, cette tête
immanquablement penchée sur l'épaule, les soupirs qui s'échappaient de sa
poitrine oppressée à l'amusement de la communauté, les baisers dont il dévorait
la petite statuette de la Sainte Vierge qu'il tenait habituellement dans sa
main fermée. Maigres notations mais qui nous montrent un homme à la dévotion
spontanément et hautement expressive. Or il n'y a pas de raison qu'il n'en
allât pas de même pour ses autres vertus. D'ailleurs Blain ne vient-il pas de
nous dire que ses singularités ne s'accordaient pas avec l'esprit de la maison,
esprit de vie intérieure et cachée en Jésus-Christ, en d'autres termes que ses
vertus manquaient complètement de discrétion ? Et les biographes ne nous ont-ils
pas conservé maints traits d'humilité, de patience, d'obéissance, de charité,
de pardon des injures aussi accentués que sa dévotion ? Que le lecteur veuille
bien se rappeler les divers épisodes de la mission de la Chevrolière, ou encore
se représenter le prédicateur dans l'église des Calvairiennes de Poitiers,
essuyant à genoux dans la chaire les invectives de M. le Villeroi, ou
l'aumônier de l'hôpital lavant à genoux (une position commode !) la vaisselle
des pauvres dans les cuisines de l'établissement. Encore ne voyons-nous que
l'attitude de corps. Que devait-être l'expression du visage ? Evidemment
c'était à peindre, et, pour les sceptiques, Tartufe n'eût pas mieux fait.
Encore s'il s'était
contenté d'afficher ainsi ses vertus, à commencer par sa fringale
d'humiliations ? Mais à ces grands dehors de sainteté il ajoute des airs de
réformateur, de chargé de mission, d'envoyé du ciel. Partout il agit hautement,
tanquam auctoritatem habens, passe
par-dessus la tête des autorités civiles, se charge de la police des mœurs,
circule à travers la ville, l'œil ouvert ; réprime les scandales, par la force
s'il le faut ; terreur des libertins. A peine est-il entré, jeune prêtre, à
l'hôpital de Poitiers, que le réformateur se révèle. Dans la troupe de M. Leuduger,
c'est lui, quoique le benjamin, qui prend la tête. En quelque lieu qu'il donne
la mission, il appelle à lui les procès, supprime les abus, des coutumes
séculaires offensantes pour la religion, inhumations dans les églises, foires
qui se tiennent le dimanche ou des jours de fête et qu'il disperse lui-même si
elles continuent malgré ses avertissements. Il restaure, il fonde, trouve des
ressources, sans trop s'inquiéter de ce que pensent ses supérieurs
ecclésiastiques. Au reste ne se faisant jamais répéter une défense, pliant
bagage sans réplique dans le court délai qui lui a été imparti pour sortir
d'une ville ou d'un diocèse. Le fait-il par esprit d'obéissance ou parce que,
s'expliquant et toléré, il ne se sentirait plus les coudées franches ? ses
supérieurs peuvent se poser la question. En tout cas, sa réputation la plus
solidement établie, dont il recueillera l'écho à Saint-Sulpice lors de ses passages,
c'est qu'il n'en fait partout qu'à sa tête avec ses idées de perfection à lui,
ses méthodes d'apostolat à lui. Etonnons-nous après cela que Blain, ainsi que
nous l'avons vu, ait entendu des ecclésiastiques nantais le taxer d'un orgueil
raffiné et d'une vanité insupportable. Or, de là à prendre ses vertus si
voyantes pour de pures vertus de parade, il n'y avait pas loin. A leur sens, M.
Grignion se croyait peut-être, comme les Pharisiens, un grand saint, au fond,
il n'était comme eux qu'un cagot.
*
* *
Ah ! si du moins, à
l'occasion, il avait fait ce que ne fera jamais un Tartufe, s'était départi de
son air dévot et de sa gravité pour égayer la compagnie de quelque bonne
histoire, avait su s'amuser d'un trait piquant, rire d'un franc rire à quelque
étourdissant quiproquo ! Supposé que Dom Bosco ait eu à mettre à la raison
quelques ivrognes ou à vider un cabaret d'une bande de jeunes fous en train de
faire du scandale, nous l'entendons d'ici raconter son exploit. Le curé d'Ars
n'était guère moins spectaculaire que notre saint et Cottolengo guère moins
pittoresque. Mais il y avait chez eux comme chez Dom Bosco des traits de
caractère qui humanisaient leur sainteté et montraient qu'ils ne cherchaient
pas à s'en faire accroire. C'était, chez l'un, chez l'autre, une rondeur, une
jovialité, un pétillement d'esprit, un humour, à un degré parfois même peu
commun. Les saillies, les répliques malicieuses du Curé d'Ars ont fait fortune.
Quelques années avant sa mort, il tombe, une première fois, gravement malade.
Trois médecins sont appelés à son chevet. Pendant qu'ils délibèrent gravement :
« Ah ! messieurs, gémit-il, je soutiens un terrible combat. — Contre qui donc,
monsieur le curé ? — Contre trois médecins. S'il en vient un quatrième, je suis
mort ». Un jour, il sent le bas de sa soutane qui s'accroche. Il se retourne.
C'est une femme armée d'une paire de ciseaux qui voudrait en dérober un petit
bout. Elle s'excuse : « Monsieur le curé, des reliques, des reliques ». Et lui
: « Des reliques ? Mais faites-en, ma bonne ».
Dom Bosco, de qui les
projets grandioses font parler et sourire Turin, voit arriver chez lui deux importants
chanoines. Il devine sans peine l'objet de leur visite. On cause et, de fil en
aiguille, on en vient à ses projets. De l'air le plus sérieux, il les montre en
effet immenses, immenses ! « Et ces innombrables
enfants que vous allez
recueillir, Dom Bosco, de quoi d'abord allez-vous les habiller ? — De quoi ?
mais ! de vertu ». Les deux enquêteurs se regardent. Pas de doute, ce pauvre
Dom Bosco est bien atteint de mégalomanie. Une voiture fermée a été prévue et
attend à la porte. « Voulez-vous faire avec nous une petite sortie en ville ? —
Mais comment donc ! Avec plaisir. » Il prend son chapeau, sort avec eux, leur
ouvre la portière : « Montez, messieurs. — Mais non, montez, Dom Bosco. — Je ne
me le permettrai pas ; montez, messieurs ». Les deux chanoines s'exécutent. Dom
Bosco ferme sur eux la portière et crie au cocher : «A l'hospice des aliénés».
L'attelage part au trot. Grande surprise à l'arrivée. Un seul malade était
attendu et voilà qu'on en amène deux... Naturellement, l'aventure fit le tour
de la ville[75].
De Montfort, n'attendez
rien de pareil. Il est incapable, nous l'avons vu à Saint-Sulpice, de conter
avec naturel une anecdote amusante, de faire valoir un trait d'esprit. On a de
lui des mots sublimes, on n'en a pas de spirituels. Sa vie foisonne d'épisodes
pittoresques qui ne demanderaient qu'un rien d'humour pour être d'une piquante
saveur. Ce rien, ne le cherchez pas. C'est une plaisante aventure que le trait
suivant. Facilement on prêterait au missionnaire une intention légèrement
facétieuse. Qu'on lise Grandet, le premier narrateur ; la pensée du saint
apparaît purement moralisatrice.
Etant venu à Dinan, au
diocèse de Saint-Malo, l'homme de Dieu, écrit Grandet (p. 109), logea chez
messieurs de la mission, « trois ou quatre jours après son arrivée, il eût la
dévotion d'aller dire la sainte Messe au Couvent des Jacobins, où était alors
un de ses frères religieux qui prenait soin de la sacristie. Sa piété le porta
à célébrer les divins Mystères à l'autel du Bienheureux Raymond de la Roche,
dominicain, l'un des plus grands zélateurs du saint Rosaire et des plus
fervents réformateurs de son Ordre ; il entra dans la sacristie et y reconnut
fort bien son frère sans en être connu, et lui dit, mon cher frère, je vous
prie de me donner des ornements pour dire la sainte Messe, sans lui faire aucun
autre compliment : ce religieux qui était prêtre depuis longtemps, se trouva
choqué de ce qu'il ne l'avait appelé que frère, et sans le regarder d'un bon
œil, il alla quérir les plus pauvres ornements de la sacristie et deux bouts de
cierges longs comme le doigt, voulant se venger par là du mépris qu'il croyait
que ce prêtre avait fait de lui. Après la sainte messe, M. de Montfort remercia
le sacristain, en l'appelant encore son cher Frère, et le pria de lui garder
les mêmes ornements pour le lendemain. Ce religieux croyant que ce prêtre
affectait de l'insulter, demanda pendant qu'il faisait son action de grâces, à Frère
Mathurin qui avait servi la messe, comment il s'appelait et d'un ton de colère,
il lui dit qu'il ne savait pas vivre. Je veux qu'il sache, dit-il, que je
m'appelle Père, que je suis prêtre, que je prêche et que je dis la messe, et
que je confesse. Frère Mathurin à qui M. Grignion avait défendu de le nommer,
l'excusa le mieux qu'il put, et lui dit que c'était un prêtre étranger et qu'il
devait lui pardonner cette incivilité ; l'après-midi du même jour, le
sacristain rencontra encore le Frère Mathurin dans une rue de la ville, et
comme cette prétendue injure lui tenait fort au cœur, il lui demanda pour la
seconde fois le nom de ce prêtre qui avait dit la messe dans leur église ;
alors Frère Mathurin qui avait bien de la peine à s'empêcher de rire, lui répondit
qu'il s'appelait M. de Montfort : je ne connais point ce nom-là, dit le
sacristain ; car il y avait plus de dix-huit ans que M. Grignion avait pris ce
surnom ; alors Frère Mathurin lui dit ouvertement qu'il se nommait Grignion de
Montfort et qu'il était originaire de Montfort-la-Cane : « C'est donc mon
frère, répartit ce religieux. Oui, sans doute, lui dit Frère Mathurin ; alors
le Père faisant de grandes exclamations, fut fort surpris du détachement de son
frère, et fâché de ne l'avoir pas connu. Le lendemain, M. de Montfort étant
entré dans la sacristie des Jacobins pour dire la messe, son frère l'embrassa
très cordialement, et lui fit reproche de ce qu'il ne s'était pas fait
connaître ; alors le serviteur de Dieu lui dit : De quoi vous plaignez-vous ?
Je vous ai appelé mon cher Frère, ne l'êtes-vous pas ? Pouvais-je vous donner
des marques plus tendres de mon amitié ? après quoi le sacristain lui fit
réparation d'honneur, en lui donnant les plus beaux ornements et prôna partout
sa vertu ».
C'était une habitude
chez notre saint de se présenter incognito, en étranger, en indigent, chez les
personnes dont il voulait éprouver la charité. Tout récemment sa nourrice et
l'abbesse d'un illustre monastère l'avaient appris à leurs dépens. Blain (ch.
LXI) nous a conté d'une façon charmante ce dernier trait, dont nous avons déjà
dit un mot pour noter l'extérieur singulier de notre saint.
« L'homme de Dieu
passant un jour par l'abbaye de Fontevrault où il avait fait recevoir une de
ses sœurs (Sylvie), je crois, en qualité de converse, alla à son ordinaire, y
demander la charité pour l'amour de Dieu. Comme il avait quelque chose de
singulier dans le visage, dans la physionomie, aussi bien que dans les
manières, la sœur à qui il parla en fut frappée, encore plus de cet air dévot
et de ces paroles tendres : pour l'amour de Dieu, avec lesquelles il demandait
la charité. Il n'en fallut pas tant pour piquer la curiosité d'une fille, qui
voulut la satisfaire par un tas de questions ; mais le dévot mendiant pour
toute réponse, répétait : je demande la charité pour l'amour de Dieu. La
curiosité de la sœur encore plus enflammée crut qu'en faisant venir Madame
l'Abbesse elle tirerait facilement du prêtre passager son nom et tout ce
qu'elle désirait en savoir. La Dame, prévenue par la sœur, n'eut pas moins de
curiosité qu'elle, mais, voyant toutes ses questions éludées, voyant que le
prêtre ne lui disait pour toute réponse que ces paroles : Madame, à quoi bon me
demander mon nom ? Ce n'est pas pour moi, mais pour l'amour de Dieu que je vous
demande la charité, elle le renvoya comme un insensé.
« Le pauvre voyageur
très las et très fatigué reçut ce refus avec une patience héroïque et se
contenta de dire à la sœur du dehors : Si Madame me connaissait, elle ne me
refuserait pas la charité. Ces paroles rapportées au couvent excitèrent de
nouveau la curiosité des religieuses et devinrent un mystère qu'elles
n'auraient jamais compris sans la sœur de M. Grignion qui le leur expliqua. En
effet, après s'être fait rendre compte de son air et de sa figure si
remarquable par son nez aquilin, elle dit : C'est mon frère. Or, elle leur
avait souvent parlé de ce frère et leur avait inspiré un grand désir de le
voir. On envoya donc, au plus tôt, courir après lui, lui faire des excuses et
le prier de revenir, mais l'homme de Dieu, indigné de ce qu'on voulait faire en
sa considération ce qu'on n'avait pas voulu faire pour celle de Dieu, répondit
: « Madame l'Abbesse n'a pas voulu me faire la charité pour l'amour de Dieu,
maintenant elle me l'offre pour l'amour de moi, je la remercie». Cela dit,
quelque besoin qu'il eût de repos et de nourriture, il alla les chercher chez
les pauvres de la campagne, selon son habitude ».
Peu après, c'était de
tour de la nourrice. Le missionnaire allait précisément à Dinan, où il
rencontrera son frère Joseph, le sacristain. On était aux environs de la
Toussaint. Montfort-la-Cane se trouvait sur sa route. Il s'y arrêta ; mais au
lieu de descendre chez ses parents, au proche village de Heurtebise, où sa
vieille nourrice, la mère Andrée, s'était retirée chez son gendre, il envoya le
Frère Mathurin lui demander l'hospitalité pour un pauvre prêtre dont il devait
taire le nom et pour son compagnon. Arrivé, le Frère eut beau répéter : « Pour
l'amour de Dieu », la mère Andrée et son gendre se montrèrent insensibles. Même
refus chez le fermier voisin et à une troisième porte où les deux voyageurs
allèrent frapper ensemble. Enfin, un vieillard qui vivait seul, Pierre Belin,
les accueillit avec joie, les invita à partager son repas et leur offrit de la
paille pour la nuit. Cependant, il examinait avec curiosité ce prêtre qui ne
voulait pas dire son nom et dont les traits, la voix, les manières ne lui
semblaient pas inconnus. Mais c'est M. Grignion, le fils de l'ancien avocat, se
dit-il enfin. Le missionnaire dut avouer que c'était lui en effet et pourquoi
il n'était pas allé demander l'hospitalité aux moines de l'abbaye ou à M. Félix
Grignion, miseur (trésorier-payeur) de la ville. Le lendemain, tout le village
était instruit de la nouvelle. Désolation générale, de la nourrice surtout.
Chacun protesta que, si on avait su... ! La mère Andrée, tout en larmes, se
jeta aux pieds de M. Grignion, le suppliant de venir loger chez elle avec son
compagnon. Il se laissa toucher. Mais en prenant congé d'elle, quelques jours
après, « Andrée, lui dit-il, vous avez bien pris soin de moi, mais vous n'êtes
pas charitable. Oubliez M. de Montfort : il n'est rien ; pensez à Jésus-Christ
qui est tout. C'est lui qu'il faut regarder dans la personne des pauvres ».
On le voit, ici comme à
Fontevrault, aucune idée de mystification. C'est une morale en action, bien
dans la manière concrète de notre saint. L'épisode de l'église des dominicains
à Dinan est évidemment du même esprit. Ainsi le comprit d'ailleurs le Père
sacristain qui n'en rit pas, mais s'extasia sur la vertu de son cher frère, si
détaché même des siens, si désireux qu'on l'oubliât pour ne penser qu'à
Jésus-Christ.
Maintenant, à ce
sérieux, à cette gravité aimable et souriante tant qu'on voudra, ajoutez un air
de grandeur, que note Besnard et que la plupart des biographes n'ont pas pris
garde à relever.
Les actions les plus
vulgaires, les besognes les plus viles, l'homme de Dieu les ennoblit en y
mettant sa manière. Que, le balai et la pelle à la main, il nettoie d'ordures
la cour de l'hôpital de Poitiers, qu'il vide les bassins des alités ou lave la
vaisselle, qu'il roule les brouettes, gâche le mortier ou que, perché au haut
d'une échelle, il brosse les murs crasseux d'une église, c'est avec la même dignité
sacerdotale que s'il accomplissait une fonction sacrée. Ne fait-il pas
d'ailleurs ce dernier nettoyage, vêtu du surplis et chantant des cantiques avec
les personnes qui lui aidaient ? dit Grandet (p. 310).
Cette gravité religieuse
contrastrait parfois si fort avec l'aspect drolatique de l'action qu'on eût dit
qu'il n'avait pas le moindre sens du ridicule. A son retour de Normandie, il
s'en fallut de peu qu'il n'entrât à Nantes, le Frère Nicolas sur son dos. Trois
lieues avant cette ville, celui-ci, qui avait été son compagnon de route,
traînait si pitoyablement la jambe que l'infatigable marcheur lui offrit avec
insistance de le charger sur ses épaules. Le Frère s'y refusant obstinément, il
le débarrassa du moins d'un vêtement lourd et encombrant et, le prenant
par-dessous le bras, le remorqua le reste du chemin. « Nous trouvions de temps
en temps, raconte Nicolas, des troupes de messieurs et de dames et d'autres
personnes qui venaient de Nantes. Je lui disais : « Mon cher Père, que dira
tout ce monde ? — Mon cher fils, me répondait-il, que dira notre bon Jésus qui
nous voit ? ». Il aurait servi de monture au Frère que, rencontrant de ses
connaissances nantaises, il ne leur eût certainement pas adressé un mot de
plaisanterie sur le spectacle qu'il offrait, ce spectacle étant consacré, dans
sa pensée, à Dieu et aux anges et méritant le respect que l'on doit aux choses
saintes. C'étaient là, comme on le voit, de ces actions bien propres à le faire
passer pour un excentrique, à moins qu'avec son air recueilli on ne le prît
alors pour un grand saint ou tout simplement pour un hypocrite qui cherchait à
attirer l'attention par ses extravagances et à provoquer l'admiration en
affectant un mépris absolu du qu'en-dira-t-on ?.
Ne l'imaginez pas avec moins
de dignité et un moindre air de grandeur quand il se présente dans les cabarets
et les tripots, renverse les tables et enjoint aux joueurs et aux buveurs en
querelle de vider les lieux, ou qu'il aborde sur une place publique un officier
du roi qui blasphème. Plus d'une fois en ces circonstances, des libertins
menacèrent de lui passer leur épée à travers le corps. Mais plus ils se
déchaînaient, plus son calme, son regard dominateur, son crucifix levé à bout
de bras, les impressionnaient. L'homme apparaissait comme revêtu d'une autorité
et d'un pouvoir surnaturels, un justicer de Dieu, et la bande se retirait en
tremblant.
« Ne le frappons pas, il
nous en arriverait malheur », disait à des camarades furieux, dont le
missionnaire venait de briser à coups de pied la table de jeu, un soldat qui
n'était pas nécessairement superstitieux... « On connaissait à cet homme tant
de piété, écrira M. Le Normand, procureur du Roi au Présidial de Poitiers,
qu'il n'était personne qui ne le craignît. Il marchait dans nos rues avec un
air de béatifié, toujours suivi de plusieurs personnes ; il ne cherchait que
l'occasion de réprimer le vice ». Nous citerons plus loin tout le texte de
Grandet racontant comment, un jour, à lui seul, le missionnaire mit en fuit
toute une foire et frappa vendeurs et acheteurs de bétail d'une terreur
panique.
« Il parut dans le petit
séminaire de Saint-Sulpice rempli alors de la plus fervente jeunesse comme un
aigle qui s'élève et va se perdre dans les nues », écrit Blain. Cet aigle, nous
le retrouverons quand nous parlerons du mystique. Mais, mystique ou non, tout
impressionnait chez lui. Vous vous sentiez non pas seulement devant quelqu'un
de singulier, mais devant quelqu'un d'extraordinaire, en présence d'un homme qui
vous dépassait, qui sortait des normes communes. Cela n'expliquerait-il pas en
partie le ton que prenaient les ecclésiastiques qui voulaient lui dire son fait
? Ils parlent haut, ils éclatent, ils invectivent, ils menacent, ils s'ameutent
s'ils le peuvent pour donner ensemble de la voix. On dirait des gens qui se
sentent interdits et qui ont besoin de se donner du cœur.
Ainsi donc nous relevons
chez Montfort quatre choses très capables de le faire soupçonner d'hypocrisie.
D'abord un naturel d'une
expressivité extrême, irréductible, soutenu par une physionomie d'un relief
frappant ; double caractère qui rendait ses pratiques de vertu spectaculaires
au plus haut point.
Ensuite, dans ses
entreprises les plus hardies et ses actions les plus déconcertantes, l'air
d'autorité d'un chargé de mission, n'ayant de compte à rendre qu'à Dieu.
Troisièmement, quelque
chose qu'il fît, un air dévot, un ton dévot, avec une sorte de gravité
liturgique, que relevait encore un air de grandeur.
Enfin, une maîtrise
absolue de lui-même qui le montrait parfaitement de taille à jouer la comédie,
la haute comédie.
En fait, dans les
persécutions qui lui vinrent d'ecclésiastiques, les seules, à vrai dire, qui
pussent compromettre son ministère, toujours apparaît le soupçon. Ce ne fut pas
pour un misérable bûcher et une figure du diable que M. le Villeroi éclata
contre lui et que M. de la Poype lui interdit sa ville épiscopale ; ce ne fut
pas à cause de l'affaire du Calvaire de Pontchâteau que M. de Beauvau
reconduisit peu à peu de son diocèse. Un homme intraitable, d'un orgueil
raffiné et d'une vanité insupportable, disaient plusieurs de ses anciens
associés nantais, et le prélat lui-même haussant les épaules et donnant des
signes d'impatience quand, le missionnaire mort en odeur de sainteté, il
entendait célébrer ses vertus et lui attribuer des miracles, jugeant même que,
si le tribunal de l'Inquisition eût existé, on eût bien fait d'y déférer de
tels panégyristes. Et dans le monde d'Eglise n'est-ce pas toujours, comme nous
l'avons dit, la même accusation qui revient : qu'il est un hypocrite, quand on
n'ajoute pas un voleur, un simoniaque, un sorcier, un enchanteur, pis encore,
un vagabond aux mœurs inavouables ? Que ce soit à la Chevrolière, à Montfort, à
l'occasion de Saint-Lazare, à La Rochelle, à Saintes, que ce soit dans les
palais épiscopaux ou dans son entourage, partout où il est accusé par les
membres du clergé c'est d'abord d'hypocrisie. Même les ecclésiastiques qui
jugèrent plus habile de ne le représenter à Mgr. de Champflour que comme un
esprit impétueux et brouillon, au zèle bizarre, se mêlant de tout, font courir
bien d'autres bruits dans le public rochelais : « Ce prêtre étranger qui
prêchait aux jacobins, écrit Besnard, n'était qu'un coureur, un aventurier, un
bateleur, un hypocrite, un enchanteur, un possédé, un sorcier, un antéchrist ».
Et qu'on ne prenne pas
de telles accusations pour paroles en l'air. Ces ecclésiastiques croyaient à
ces infamies. Voleur, simoniaque: le missionnaire jugera prudent de se défaire
au plus tôt des sommes qu'il aura recueillies pour les indigents. » Ce
dépouillement universel de toutes choses, où était parvenu M. Grignion, écrit
Grandet (p. 352), n'empêcha pas les ennemis du bien qu'il faisait, de l'accuser
très souvent d'exaction et d'avarice, disant qu'il s'appropriait toutes les
restitutions déterminées ou indéterminées qui se faisaient à ses missions, et
qu'il refusait l'absolution à ceux qui ne voulait pas lui donner de l'argent,
ce qui l'obligea en sortant de Nantes, de réitérer le vœu de pauvreté qu'il
avait déjà fait, et de ne plus toucher l'argent des restitutions indéterminées,
le faisant mettre dans un tronc, dont MM. les curés auraient une clef et lui
l'autre, et il n'était ouvert qu'en présence de trois témoins, et l'argent à
l'instant distribué au profit des pauvres, ou destiné pour la décoration ou
réparation des églises ». Sorcier : la sorcellerie est en baisse de crédit dans
la chrétienté. On n'en est plus au cent quarante-neuf bûchers allumés et aux
soixante-dix-huit sentences de bannissement prononcées pour ce fait, de 1500 à
1650, dans le seul comté de Namur ; et en 1682 une ordonnance de Louis XIV
avait mis fin en France aux poursuites contre les sorciers. Le poison, plus
sûr, avait remplacé, au moins dans la haute société, les philtres, les charmes,
les envoûtements et les incantations, témoin le procès, en 1676, de la marquise
de Brinvilliers.
Mais la Bretagne, même
la haute Bretagne, est en retard et la troupe de M. Lauduger a encore l'esprit
hanté par les diableries de l'Iniquité de la Montagne, cette secte satanique
dont, en 1649, Julien Maunoir, successeur de Michel Le Noblets, avait découvert
l'existence alors qu'il prêchait la mission à Saint-Guen. D'innombrables
adeptes tenaient des assemblées nocturnes dans une lande immense et déserte et
s'adonnaient, à la lueur des torches de poix et de résine, aux pires
abominations, dansant autour d'un trône où siégeait un monstre horrible,
l'adorant, lui donnant de honteux baisers, se livrant à lui corps et âme,
reniant Dieu, Jésus-Christ, la Vierge Marie, les sacrements et la sainte
Eglise, et abjurant la foi de leur baptême. Après quoi, pour sceller le pacte
infernal, ils étaient marqués sur le cou d'un signe indélébile et avaient leur
nom inscrit sur un livre noir avec le sang tiré d'un de leurs doigts. Une
mission était-elle donnée dans une paroisse, des hommes armés couraient, la
nuit, de maison en maison, arrachant aux irrésolus la promesse de n'y pas
prendre part. A quoi bon d'ailleurs ? Le signe baptismal était effacé, effacé à
jamais, et le baptême ne se renouvelle pas.
« Nous sommes trois
cents prêtres, écrivait en 1672, le P. Maunoir, qui travaillons ensemble dans
les missions et non sans succès, à ruiner l'œuvre du démon dans ces contrées.
Nul de nous n'a jamais entendu la confession d'aucun de ces grands criminels de
la synagogue infernale sans que celui-ci ait avoué qu'une vision du ciel
l'avait seule conduit à nos pieds ». Qu'y avait-il de vraiment préternaturel
dans ces louches diableries ? Sorciers, sourciers et, de nos jours,
guérisseurs, radiesthésistes, se croient facilement des dons mystérieux et se
suggestionnent eux-mêmes avant de suggestionner, et non parfois sans résultat,
leurs clients ?
Quoi qu'il en soit,
parmi le bas clergé surtout, quantité d'excellents prêtres croyaient facilement
aux sorciers et à leurs pouvoirs occultes. Or, il arrivait à M. Grignion de
voir à travers les murs, d'entendre à distance ce qui se murmurait à l'oreille,
d'opérer des guérisons, de multiplier les pains, de lire dans les consciences,
de faire des prédictions, principalement des menaces de châtiments, qui se
trouvaient réalisées. On constatait chez lui une influence singulière sur les
esprits ; il fascinait les foules ; d'un mot, d'un regard, il retournait une
âme de misérable. Peut-être aussi trouvait-on qu'il y avait quelque chose
d'énigmatique, de secret dans sa conduite, et soupçonnait-on de l'inavouable.
Il recherchait la solitude, s'enfonçait dans la retraite des bois, se
confinait, pour la durée parfois d'une mission, dans une grange abandonnée,
dans un ermitage en ruine, dans une grotte, s'enfermait à double tour dans sa
chambre où on l'avait entendu en colloque, bien que personne que lui n'y fut
entrée[76].
Notons dès maintenant
qu'on ne passe point pour un Tartufe un maître fourbe, sans témoigner d'une
parfaite maîtrise de soi-même et d'une habileté consommée, ce qui est
exactement le contraire de l'exalté que s'imaginent certains historiens et
qu'ils ne manquent pas de mettre en scène. Un comédien de vertu aura parfois
intérêt à jouer l'extravagant, mais non pas l'exalté, à moins qu'il ne se
présente comme un chef de secte et ne prétende que s'il se comporte en
hystérique, c'est illuminé par l'Esprit-Saint et dans les transports de
l'extase, ce dont nous ne voyons pas que Montfort ait été jamais accusé.
C'est là tout le secret
des persécutions. Incarnation populaire des béatitudes évangéliques, Grignion
de Montfort éveilla par ses grands dehors de sainteté la suspicion de plusieurs
ecclésiastiques, même d'évêques, et par ses allures de réformateur acheva de
les mettre en défiance. Il était humain que la passion s'en mêlât. A elle seule
elle n'explique rien. Les persécutions furent e triomphe de Montfort. A défaut
du martyre elles comblèrent le vœu de cet amant passionné de la croix ; elles
l'auréolèrent aux yeux du peuple à qui Dieu l'avait particulièrement envoyé ;
elles achevèrent dans sa personne, pour l'édification de ses évangélisés,
l'image de Jésus-Christ.
CHAPITRE XIII
LES AMIS ET ADMIRATEURS DE MONTFORT SE L'EXPLIQUERENT-ILS BEAUCOUP MIEUX
QUE SES PERSECUTEURS ?
Comment ses premiers historiens : Blain, Grandet et ses informateurs le P.
Besnard et les premiers membres de la double famille montfortaine ne comprirent
pas qu'avec la meilleure foi du monde, on pouvait se méprendre ainsi à son
sujet.
Montfort persécuté parce
qu'incompris et suspecté, et cela en raison de ses beaux airs de sainteté, de
sa façon spectaculaire de pratiquer toute vertu, de ses comportements d'envoyé
de Dieu, comment Blain ne s'est-il pas avisé d'un fait aussi flagrant ? Ce
n'est certainement pas M. Leschassier ni M. Brenier qui se fussent scandalisés
des appréciations que Blain entendit de la bouche d'ecclésiastiques nantais.
Ils avaient trop pressenti que les manières de M. Grignion lui joueraient de
mauvais tours et eux-mêmes se défendaient mal de le suspecter d'affectation,
d'un désir inconscient peut-être de se singulariser, d'un secret entêtement
d'orgueil.
Blain (ch. LIII), lui,
n'en revient pas. Il a appris les grandes épreuves de son saint ami. Sait-il
que de toutes les accusations portées contre lui la première est celle
d'hypocrisie ? Il ne connaît pas le mot de Mgr. de Beauvau : « M. Grignion est
un grand saint ou un hypocrite fieffé ». Depuis Saint-Sulpice il a perdu de vue
l'homme de Dieu. Il ignore la Chevrolière, Saint-Lazare, La Rochelle, Saintes,
où il ne semble pas être allé enquêter. Instruit du fait, la constance d'une
accusation aussi grave lui eût-elle ouvert les yeux ? C'est douteux. Il avoue
qu'il n'a jamais pu comprendre la réserve de M. Leschassier : « Il est très
humble, très mortifié, très recueilli, et cependant j'ai de la peine à croire
qu'il est conduit par le bon esprit ». Que M. Grignion soit discuté par les
séminaristes de Saint-Sulpice le déconcerte pareillement. Quand le jeune
apôtre, sa mission terminée au Mont-Valérien, reparut au milieu d'eux, Blain
s'y trouva pendant la récréation. « La curiosité fut grande, écrit-il, s'il
n'avait rien perdu de sa première ferveur. On l'étudiait, on l'examinait, on l'interrogeait,
et la conclusion fut qu'il était plus fervent que jamais. Cela n'empêchait pas
que l'on parlât beaucoup de ses manières. Il était souvent sur le tapis. Chacun
voulut faire ses prédictions sur lui, chacun voulut émettre ses idées. Etait-il
conduit par le bon esprit ? N'était-il pas dans l'illusion et dans une voie
d'égarement ? C'était le sujet de la discussion, les uns prenaient parti pour
ou contre, les autres suspendant leur jugement et n'osant se prononcer.
« On avouait qu'il était
un saint, on faisait l'éloge tantôt de sa grande modestie, tantôt de son
recueillement, tantôt de son humilité, tantôt de sa grande mortification et de
ses austérités, d'autres fois de son amour pour la pauvreté et pour les
pauvres, de sa charité et de son zèle et surtout de sa grande tendresse et
dévotion pour la Sainte Vierge ; et, ce qui était étonnant, on doutait qu'il
fût dans la voie des saints. Moi, qui écoutais attentivement tout ce qu'on
disait de lui, je ne pouvais assez admirer qu'on le crût saint sans le croire
dans la voie des saints ».
Lorsque Blain se rendit
à Nantes pour s'informer en vue de la composition de ses Mémoires, les
jugements sévères, impitoyables de nombre d'ecclésiastiques, dont plusieurs,
dit-il, passaient pour vertueux, auraient dû lui donner à penser. Ce n'étaient
pas en effet de simples réserves sur l'éminence des vertus de M. Grignion dont
le tombeau attirait déjà quantité de suppliants. Mais, pour Blain, la sainteté
de son ami avait été si manifeste qu'il ne voit dans tous ces dires que
jalousie provoquée par des vertus inimitables ou rancune d'auxiliaires qui
n'avaient pu s'accommoder de la rude vie et des méthodes du missionnaire ou
qu'il avait dû remercier de leurs services. Il y avait cependant tout lieu de
penser que si les vertus de M. de Montfort avaient été aussi discrètes que
celles de saint François de Sales, elles n'auraient pas été ainsi méconnues.
Voici maintenant
Grandet. Le sulpicien eut-il entre les mains les Mémoires de Blain ou, par
égard pour M. Leschassier et pour
M. Brenier, ne les lui
aurait-on pas communiqués ? En tout cas, il écrit comme s'il n'en avait pas eu
connaissance. De l'extérieur singulier de M. Grignion, de ses manières
singulières tant combattues à Saint-Sulpice, il ignore tout. Les informateurs
dont il nous rapporte les documents ne lui ont rien appris non plus sur ce
point. Ceux qui lui parlent des persécutions ne mettent nullement en cause les
véritables singularités de la victime. Nous avons déjà cité en partie ce
passage du P. de la Tour, jésuite : « En quoi sa vertu paraissait triomphante
et surhumaine c'était dans les croix, persécutions et guerres que lui faisait
le monde, sous prétexte que sa prudence surnaturelle et son zèle ardent lui
faisaient faire des choses qui selon la prudence ordinaire passent pour des
actions imprudentes ou ridicules. Sous Ce prétexte, les prêtres, les religieux,
les grands, et souvent ses supérieurs ecclésiastiques lui faisaient des
remontrances, le condamnaient, le maltraitaient, l'arrêtaient, l'interdisaient
»[77].
Sous prétexte, répète le
P. de la Tour ; ce qui semble bien indiquer qu'il soupçonne, pour ne pas dire
plus, que leur hostilité avait une autre raison. Mais laquelle ? II n'en dit
rien.
M. Le Normand, procureur
du Roi au Présidial de Poitiers, qui avait fait partie de la Congrégation de
jeunes gens, établi par M. Grignion n'est pas plus explicite. « On n'a pu lui
imputer ici (à Poitiers) de la part de ses ennemis, écrivait-il, qu'un zèle
indiscret, parce qu'il n'avait point de respect humain »[78].
N'ayant aucune idée des
manières singulières de M. Grignion ni des soupçons qu'elles faisaient naître,
Grandet ne trouve rien d'autre, naturellement, comme cause des persécutions,
que le zèle de l'apôtre. Nous citons : « Quoiqu'il n'y eût aucune espèce de
crime qu'il n'eût voulu anéantir, il en attaquait pourtant cinq sortes qu'il
croyait avec raison être la source de tous les autres, savoir le blasphème, les
jeux de hasard et les danses, l'ivrognerie et l'impureté, et c'est le zèle
qu'il avait contre tous ces péchés qui lui a attiré les persécutions, les
calomnies, les injures et les contradictions de la part du démon, du monde et
de la chair, dont il voulait absolument détruire l'empire »[79].
Blasphème, jeux de
hasard, danses, ivrognerie, impureté, tous termes qui évoquent les exploits du
missionnaire contre les scandales : objurgations et menaces des châtiments
divins aux blasphémateurs rencontrés dans la rue fussent-ils officiers du Roi,
tables de jeu brisées à coups de pied, tables de cabaret renversées avec les
verres et les bouteilles et les buveurs jetés dehors, chœurs de danse rompus,
descentes dans les maisons borgnes pour arracher au vice ses tristes victimes.
« Plusieurs évoques,
écrit encore Grandet (p. 339), l'ont souvent interdit dans leurs diocèses où
ils l'avaient appelé, sur les plaintes qu'on leur avait faites de ses
prétendues imprudences et indiscrétions ». Mais voici qu'il ajoute : « Leurs
Grands Vicaires l'ont traité d'ignorant, d'hypocrite et de vagabond ; l'un
d'entre eux lui dit un jour tout ce que la colère la plus outrée peut inspirer
de plus mortifiant ». Comment s'explique-t-il que des imprudences et des
indiscrétions aient pu mettre dans la tête de ces Grands Vicaires que M.
Grignion n'était qu'un hypocrite, le faire traiter ignominieusement de vagabond
et déchaîner contre lui avec une telle violence l'un d'entre eux ? Depuis quand
un zèle intempestif et maladroit est-il la marque d'un hypocrite ? Ce serait
plutôt le contraire. Et M. de Villeroi était-il de ces Grands Vicaires ? En
tout cas, le jour du malheureux bûcher de mauvais livres surmonté d'une figure
du diable, lorsque, entrant dans l'église des Calvairiennes, le missionnaire
étant en chaire, il lui coupa la parole et lui fit à propos de cette exhibition
« de très sanglants reproches de son imprudence et de son zèle indiscret », il
est clair que ce n'était pas l'apôtre imprudent qui le mettait ainsi hors de
lui, mais l'homme bien connu du sensationnel, du spectaculaire, du théâtral,
qui continuait encore à en faire là, sous ses yeux, à genoux, le dos courbé
sous l'averse, la tête basse, les mains jointes, les paupières mi-closes,
devant tout le peuple qui le regardait. Ah ! ce n'est pas lui, Villeroi, qui,
s'il lui arrivait de croiser dans la rue M. Grignion avec son escorte
habituelle de gardes du corps, lui trouvait, comme M. Le Normand, un air de
béatifié. Un air de cafard ? Oui.
Venons maintenant au P.
Besnard. Troisième supérieur général de la Compagnie de Marie, le P. Besnard
n'avait pas connu personnellement le serviteur de Dieu ; mais, entré dans la
Congrégation en 1743 à l'âge de cinquante-cinq ans, il eut l'inappréciable
avantage de vivre au milieu de ces bons prêtres dont plusieurs avaient été les
compagnons du missionnaire, dans la société des Pères Mulot et Vatel que le
saint, deux ans avant sa mort, s'était adjoints et en relation étroite avec les
premières Filles de la Sagesse, particulièrement avec Marie-Louise de Jésus, la
fille spirituelle par excellence de Montfort. Lui qui écrit dans son
Avertissement : « J'ai pris toutes les connaissances nécessaires pour ne rien
omettre dans une vie où tout m'a paru intéressant et je me suis attaché aux
mémoires les plus sûres pour ne rien dire que de vrai. Je me suis transporté
dans presque tous les lieux où le saint missionnaire a exercé son zèle et j'ai
parlé à plusieurs personnes qui avaient assisté à ses missions », avec quel
soin dut-il recueillir les impressions et les souvenirs des deux familles
religieuses de Montfort ? Or, soit manque de talent, soit respect pour la
personne de leur Père, soit parce qu'ils n'avaient rien trouvé que d'admirable
dans ses manières démonstratives, il ne semble pas que personne des Frères ni
des Sœurs ait jamais, du moins devant le P. Besnard, mis en scène, en le
mimant, l'homme de Dieu, ni parlé de ce que son extérieur présentait de
singulier. Si le Père note ses singularités, c'est en se référant uniquement
aux Mémoires de Blain ; encore ne les entend-il pas de manières singulières,
mais de pratiques particulières, ce qui n'est pas du tout la même chose.
Parlant de l'étudiant de Saint-Sulpice : « Brûlé, dit-il, du feu de l'amour
divin, dont il ne pouvait retenir captives au-dedans de lui-même les saintes
ardeurs, il cherchait à le répandre et à en embraser tout le monde. C'étaient
tous les jours de nouvelles pratiques de piété, mais toujours solides, qu'il
avait à proposer aux autres séminaristes ».
Et il cite l'Esclavage
de la Mère de Dieu, la récitation du psautier de saint Bonaventure, les
cantiques de son cru qu'il chantait en récréation, la salutation aux Anges
Gardiens, les images de Notre-Seigneur et de la Sainte Vierge dont il tenait
provision et qu'il distribuait, le crucifix et la petite statuette de Marie
qu'il portait continuellement sur lui. « Bien différents, continue-t-il, de ces
faux mystiques qui, sous le spécieux prétexte d'un culte purement extérieur,
condamnent ou méprisent les moyens sensibles de s'élever à Dieu, il les
recommandait à tout le monde et s'en aidait lui-même. Cependant (c'est toujours
lui qui parle) de tout ce que nous venons de dire résultait un composé de
quelque chose de singulier : un homme qui n'était pas comme les autres, un
homme qui, étant dans le monde, semblait n'être pas du monde ; et dans ce genre
de singularité, il allait toujours croissant, plus il vivait parmi les hommes,
moins il vivait comme les autres hommes. Il n'en faut pas tant pour faire un
problème, et M. Grignion en fut un pour ceux avec qui il vécut au séminaire de
Saint-Sulpice ».
Comment le P. Besnard ne
voit-il pas que, si telles avaient été les singularités du séminariste, à
savoir, ses multiples pratiques de dévotion dont il se faisait de plus le
zélateur, il n'aurait pas été difficile aux sulpiciens d'y mettre bon ordre et
M. Brenier ne se serait pas évertué pendant six mois à les combattre et encore
sans succès ? Blain ne les aurait pas déplorées non plus,, car il n'a que de
l'admiration pour le zèle de son ami à répandre ces pieuses industries.
Voici de plus le
portrait que Besnard (Livre VIII) nous a peint de M. Grignion, d'après les
indications évidemment des premiers membres de la double famille montfortaine :
« Sa taille était au-dessus de la médiocre, sa constitution robuste, un air de
grandeur, mais avec cela de la bonté, prévenant, affable, agréable. Il avait
les joues assez vermeilles, le visage long, le front large et élevé, les yeux
grands et vifs, cependant très modestes, le nez aquilin, sans être trop cavé
comme on le représente, le menton un peu long, les cheveux châtains, plats et
fort courts et retombant modestement sur le haut de la tête, un peu au-dessus
du front ». Comme on le voit, rien, dans ce portrait, de l'expression
singulière, qui, plus que tout le reste, caractérisait la haute physionomie de
notre saint.
Qu'en jugeant Montfort, censeurs et admirateurs, biographes, n'ont pas su
voir que tout ce qui frappait si fort en lui tenait à un même fond de nature.
Ainsi, donc, sans Blain
et la remarque de M. Leschassier dans sa lettre à Mgr. Girard, à nous en
rapporter aux deux premiers biographes du grand missionnaire, Grandet et
Besnard, qui sont allés aux sources et où viendront puiser leurs successeurs,
nous ne saurions même pas que M. Grignion avait un extérieur singulier, des
manières singulières. Conséquence fatale, ses singularités ne furent plus pour
les historiens suivants que ses pratiques de perfection, les industries de son
zèle et ses audaces apostoliques. Arrivait-il aux biographes de les entendre au
sens où Blain et les sulpiciens les avaient tant déplorées, elles n'étaient que
de « légers travers, ... les petits côtés d'un grand homme, ...des
manifestations de surface».
Or, si l'on ne comprend
pas que les manières singulières de Montfort étaient ancrées au plus profond de
sa nature et que son recours constant à des pratiques extérieures d'ascèse pour
sa sanctification personnelle et à des moyens d'enseignement sensibles,
visuels, percutants, dans l'exercice de l'apostolat, relevait du même psychisme
; si l'on ne voit dans ce recours qu'un choix délibéré de l'esprit et non pas
d'abord une exigence du tempérament, il ne reste plus en effet qu'à se demander
par quel esprit l'homme était conduit.
Les spirituels qui
s'efforcèrent de le comprendre, en premier lieu M. Leschassier, ne furent-ils
pas victimes d'une certaine déformation professionnelle et d'un jugement
pessimiste touchant la nature humaine, jugement alors fréquent, même en dehors
du jansénisme ? Amis et persécuteurs, confesseurs jésuites, directeurs
sulpiciens, prêtres du ministère, évêques, personne, tellement était suspect,
par suite du péché originel, tout ce qui venait de la nature, ne paraît s'être
demandé si des singularités qui mettaient en si haut relief les vertus de M.
Grignion n'étaient pas un don naturel aussi providentiel et respectable qu'un
don de la grâce.
« Souvent il paraissait
dans une espèce d'aliénation de ses sens, abstrait au milieu de nous et absorbé
en Dieu, écrit Blain (ch. XVI) du pensionnaire de M. de La Barmondière. Il ne
pouvait même étouffer entièrement les mouvements d'un cœur saisi de l'Amour
divin, ce qui lui faisait jeter de fréquents et profonds soupirs, à table, en
récréation et partout, sujet de bonnes humiliations, car ses confrères ne
manquaient pas d'en faire des railleries. Je crois pouvoir dire qu'il
ressentait alors la force et l'impétuosité du vin nouveau du Saint-Esprit qui
rendait les Apôtres fols et insensés aux yeux des hommes, tandis qu'ils étaient
sages aux yeux de Dieu. Il y a une espèce d'ivresse dans la vie de l'esprit
comme dans celle des sens, comme nous l'apprennent les maîtres de la vie
spirituelle ; celle-ci est l'effet d'un esprit obscurci et empêché dans ses
fonctions par l'abondance des fumées qui montent à la tête, du fond d'un
estomac trop chargé et trop plein de vin ; et celle-là est l'heureux effet des
impétuosités et des saillies de l'Amour divin, de la visite et de la plénitude
du Saint-Esprit qui saisit le cœur et l'esprit et leur fait sentir ses délices.
Cette sainte ivresse est le comble de la véritable Sagesse, mais sagesse
réputée folie aux yeux des mondains et qui n'attire, en effet, d'eux que des
mépris aux âmes heureuses que Dieu favorise ».
Evidemment, si Blain ne
range pas parmi les déplorables singularités de M. Grignion ces soupirs qui le
rendaient ridicule aux yeux de ses confrères, c'est qu'il y voit uniquement
l'effet de l'amour divin. Il est clair cependant qu'ils sont à mettre sur la
même ligne que sa tête penchée, sa mimique dévote et tout le spectaculaire de
ses pratiques. Ils sont d'un homme dont la vie cachée en Dieu ne saurait se
passer d'expression sensible. Ils accusent un tempérament où les ébranlements
de l'âme au toucher de l'Esprit-Saint se communiquent à tout l'organisme.
Ivresse du vin nouveau, oui, sans doute ; mais les mystiques n'ont-ils pas tous
connu cette ivresse, sans nécessairement la laisser tant paraître, alors même
que ce vin du divin amour se fût trouvé mêlé, comme c'était le cas pour notre
séminariste, au vin ardent de la jeunesse ?
*
* *
Ne connaissant de
singularités chez notre saint que ses pratiques de perfection et ses méthodes
d'apostolat, persuadé de plus, ainsi que ses meilleurs informateurs, Pères,
Frères et Sœurs de la double famille montfortaine, que c'était ainsi qu'il
fallait entendre les manières singulières qui firent la désolation de Blain et
des sulpiciens, le P. Besnard ne pouvait manquer de s'étonner que des
ecclésiastiques aussi distingués, et d'autres avec eux, hypnotisés par les
persécutions, n'eussent tenu aucun compte de la contrepartie : les merveilleux
résultats obtenus par le missionnaire, grâce justement à son spectaculaire. Il
entreprend donc de justifier ses méthodes ; ce qui lui est facile. Mais comment
explique-t-il que l'homme de Dieu ait si constamment donné dans des procédés si
peu discrets ? Ne voyant pas que, spectaculaire, M. Grignion l'était d'abord
dans sa propre personne et cela spontanément, il ne fait pas réflexion qu'il
l'était tout aussi spontanément, dans ses méthodes d'apostolat. Non, c'est
délibérément selon lui, en s'interrogeant sur les meilleurs moyens
d'évangéliser le peuple, qu'il les choisit de couleur extrêmement voyante,
attirant l'attention par leur étrangeté, frappant l'imagination. Il faut citer
tout ce curieux passage de son « Advertissement ».
« Nous n'avons pas été
dépositaire des profondes pensées qu'il fit avant de se produire et d'entrer
dans une carrière où il ne s'est jamais démenti ; mais les effets semblent nous
dire par quel enchaînement d'idées il arrangea son pieux système et sur quel
fondement il édifia l'édifice saint qu'il voulait élever. Il se transporte en
esprit aux premiers siècles de l'Eglise, ou dans les lieux où l'Evangile est
nouvellement annoncé ; il voit un Apôtre ou un missionnaire entreprenant seul
de convertir des nations entières, parcourir de vastes contrées avec tout le
dépouillement prescrit par l'Evangile et sans autres ressources que les soins
de la Providence. Attirer la multitude plutôt par le spectacle singulier qu'il
présente que par les vérités qu'il annonce ; prêcher dans les hameaux, dans les
places publiques, souvent interrompu par des huées et des clameurs, heureux quand
il trouve quelques personnes simples ou quelques enfants qui l'écoutent,
bafoué, insulté, manquant de tout et ne trouvant pas pour lui-même les secours
qu'il exhorte à donner à ceux qui sont dans la misère et dans la souffrance.
« A la suite des peines
et des travaux, le nouvel émule de ces grands hommes aperçoit leur succès ;
c'en est assez ; il se propose la même fin et tiendra la même conduite, et
s'attachera surtout, comme leur Maître commun et leur modèle, à instruire le
menu peuple et à évangéliser les pauvres ; il croit même que c'est en quelque
sorte le seul objet de sa mission ; il ne pense donc plus qu'à prendre les
moyens les plus propres à annoncer avec fruit la parole de Dieu à cette portion
du troupeau, dis-je, trop négligée, parce qu'il est rare de trouver un zèle pur
et désintéressé. C'est pour le peuple qu'il prépare ses sermons, ses
conférences, qu'il compose ses cantiques. C'est pour ne pas perdre un instant
de l'attention du peuple qu'il ne dit rien qui ne soit à la portée des plus simples
et que souvent il dit des choses que les personnes trouvent peu ménagées et
trop naïves et que les libertins tournent en ridicule. C'est pour toucher plus
sensiblement le peuple qu'il mêle aux exercices de ses missions de pieuses
cérémonies et des spectacles de religion que ne peuvent s'empêcher d'admirer
ceux mêmes qui veulent y trouver à redire.
« Ce n'est pas seulement
dans les fonctions publiques de son apostolat qu'il combattait les vices et
qu'il exhortait à la pratique des vertus, il voulait que toutes ses actions,
ses démarches, tous ses entretiens, tout son extérieur même se rapprochassent
de cette fin.
« Il était donc
essentiel à son projet de se livrer à des mouvements de zèle et de faire bien
des choses qui en tout autre eussent paru répréhensibles. Il fallait qu'il se
produisit en public avec tout ce qui pouvait faire reconnaître en lui un prêtre
détaché de tout et ne cherchant dans le sacré ministère que le travail, les
humiliations, les croix ; au-dessus de toute considération humaine, sacrifiant
au désir du salut des âmes son repos, sa santé, les plus beaux jours de sa vie
même.
« ... M. de
Montfort entreprend de travailler à la conversion des pécheurs et cherche
spécialement à intéresser pour eux Celle qui en est l'asile et le refuge. Il
veut pour parvenir à un plus parfait renoncement de lui-même se procurer des
humiliations et des mépris. Son but est surtout de travailler auprès des
simples et des pauvres, de les attirer en foule et de s'en faire connaître tout
d'abord par un extérieur capable tout à la fois de les surprendre et de les
édifier. Il fallait donc que tout annonçât en lui le dévot de Marie, le héros
de l'abnégation et l'apôtre du peuple ».
C'est là un juste
hommage aux pratiques si critiquées du missionnaire. Le P. Besnard,
missionnaire lui-même, en a saisi la parfaite convenance ; il en exalte
l'efficacité. Mais c'est en méconnaître le caractère que d'y voir d'abord des
industries apostoliques et de les croire imitées des Apôtres. Saint
spectaculaire, M. Grignion ne chercha pas plus à l'être qu'autrefois les
stylistes. Ce n'est pas pour être une prédication vivante qu'il allait nippé
comme un gueux, vivait sans feu ni lieu à la Providence, chamarrait de pieux
emblèmes sa misérable soutane, se creusait les joues à forces de veilles et de
jeûnes. Il savait bien que de telles pratiques avaient leur éloquence, mais
n'en eussent-elles eu aucune que c'eût été tout comme. Le P. Besnard aurait-il
oublié ce que le missionnaire confiait à M. des Bastières: que dès sa plus
tendre jeunesse, il avait eu des pensées très fortes de quitter la maison
paternelle et d'aller en terre inconnue, mendiant son pain jusqu'à ce qu'il eût
été capable de le gagner par l'exercice d'un métier qu'il eût choisi le plus
vil ? Et son dépouillement, son vœu de pauvreté, à vingt-deux ans sur la route
de Rennes à Paris ? Et sa rage de macérations chez
M. de la Barmondière et
chez M. Boucher et au séminaire de Saint-Sulpice ? Il est beau et méritoire
pour un apôtre de mener une vie d'austérité extrême afin de prêcher d'exemple,
mais n'y a-t-il pas là quelque chose de factice et même d'insincère puisque
l'on n'édifiera que dans la mesure où l'on fera croire que si l'on a choisi une
existence aussi misérable, c'est par attrait personnel pour leur valeur propre,
et non pour l'édification du public ? Evidemment le P. Besnard ne suppose pas
Montfort affectant des vertus qu'il n'avait pas. De cœur l'homme de Dieu était
autrement mortifié, pauvre et détaché de tout qu'il ne pouvait l'être
pratiquement. Mais encore n'eût-il pas été exempt de toute simulation s'il
s'était adonné à des pratiques extraordinaires dans l'intention de produire un
grand effet. C'est à quoi le P. Besnard n'a pas réfléchi. Les saints, les
vrais, semblent avoir été sur ce point d'une délicatesse extrême. On ne voit ni
saint François de Sales, l'apôtre du Chablais, ni saint Jean Eudes,
missionnaire lui aussi, ni saint Vincent de Paul, le père des pauvres,
s'appliquant par zèle apostolique à frapper les imaginations. Ils pratiquèrent,
autant qu'ils le purent, des vertus discrètes. Pas davantage M. Grignion ne
cherche à étaler les siennes ; elles s'étalent toutes seules. Ses pratiques
sont comme nées avec lui ; il les a dans le sang. Exercer à fond ses vertus est
pour lui un besoin physique. Blain nous le montrait, en nos premiers chapitres,
allant à la dérobée, pendant ses vacances d'écolier, faire mille caresses à un
mendiant à demi idiot. « Son cœur enflammé de l'amour de Dieu, nous disait-il,
ne pouvait plus se contenir. Il ne cherchait qu'à le soulager par des
témoignages effectifs de charité pour le prochain ». Ainsi de toutes ses
vertus. Les mettre en pratiques, en dures, en héroïques, en exébérantes
pratiques, le soulageait. Il le fait si peu pour impressionner que c'est loin
des regards, dans la solitude de sa chambrette, à des déchets d'humanité à
peine conscients, qui ne sauront même pas le remercier d'un sourire, qu'il
prodigue, triomphant de ses haut-le-cœur d'infirmier, les soins d'une charité
sublime. Plus l'homme est misérable, plus il y voit le Christ pitoyable,
l'Homme des douleurs. Dieu le regarde, cela suffit.
Et voilà bien le don de
Dieu, que personne cependant de ses contemporains, pas plus ses admirateurs que
ses censeurs, ne paraît avoir reconnu. Pour les premiers, c'était évident, il était
conduit par le bon esprit ; pour les autres, non. Mais Montfort n'avait point
besoin d'une inspiration de la grâce, d'une motion de l'Esprit, pour se porter
à des pratiques parlantes. Etant un saint, il lui suffisait de se laisser aller
à la pente de sa nature pour l'être spectaculairement. Il l'était sans
application, sans choix, sans même y penser, tellement Dieu l'avait marqué
jusqu’a plus profond de son être du sceau de sa vocation.
Faute donc de voir une
caractéristique cependant aussi manifeste du génie de Montfort, le P. Besnard
recourt à une explication en nette contradiction avec les faits, car il est
patent qu'en entrant dans la carrière des missions, le jeune prêtre n'eut rien
à changer, rien à ajouter à ses comportements habituels, rien à emprunter aux
Apôtres. Tel il sera missionnaire, tel il était déjà lorsque, partant de Rennes
pour le séminaire de Saint-Sulpice, il refusait un cheval, donnait sa bourse au
premier besacier rencontré, troquait son habit neuf contre la défroque d'un
second, abattait à pied sous la pluie ses quatre-vingt-dix lieues, mendiant son
pain et son gîte, et, arrivé dans la capitale, allait se réfugier dans petit
trou d'écurie ; tel il était déjà, pensionnaire de M. de la Barmondière, quand
il querellait les baladins du Pont-Neuf et les chanteurs des rues, dispersant
leur auditoire de badauds, achetait, pour les déchirer et les jeter dans la
Seine, livres et chansons lubriques, séparait les duellistes ; tel il eût même
été, écolier, au collège des jésuites de Rennes, sans le voisinage de sa
famille.
Revenons à Blain. Alors
que les ecclésiastiques qui accusaient d'hypocrisie M. Grignion mettaient tout
dans le même sac : son air et ses manières mystiques, ses grandes
démonstrations d'humilité, d'obéissance, de pardon des injures, son
accoutrement de gueux, sa vie vagabonde à la Providence, ses éclats de zèle,
ses mises en scène de prédicateur, comment Blain, qui le suivit depuis ses
années de collège jusqu'à sa sortie de Saint-Sulpice et, le regardant comme un
saint, ne perdait pas le moindre de ses faits et gestes, ne voit-il pas qu'en
effet tout cela ne faisait qu'un et, n'étant pas hypocrisie, tenait, pour son
côté spectaculaire, non pas précisément de l'Esprit de Dieu, mais d'un même
fond de nature, que son ami était ainsi constitué qu'il ne pouvait sans se
faire violence empêcher ses vertus de parler ? Mais non ; le voilà rangeant
d'un côté ce qui est spontané, automatique, inconscient, et s'avère
irréformable : ses manières singulières, travers déplorables, aussi ridicules
que des tics, misérables produits de la nature, et de l'autre, ce qui est
conscient, volontaire, délibéré : son recueillement, ses austérités, ses
pratiques de dévotion, ses grands mouvements de zèle et de charité, toutes
choses, pour Blain, évidemment dues à l'Esprit de Dieu, sans qu'il sache trop,
parfois, comme on l'a vu pour les soupirs d'amour, dans quelle catégorie placer
ceci et cela, les manières singulières de M. Grignion déteignant forcément sur
tout ce qu'il fait même de plus admirable, et ses singularités étant, malgré
tout, celles d'un saint, d'un saint expressif à l'extrême.
Qu'on nous entende bien.
Nous avons relevé dans notre chapitre précédent quatre choses bien capables de
faire soupçonner notre saint d'hypocrisie, et nous avons assez dit en d'autres
endroits que, sans exclure les cas de bonne foi, c'est ce qui arrivait comme
fatalement quand la sottise et la passion s'en mêlaient. Nous ne prétendons
point qu'un Mgr. de la Poype, par exemple, ait donné dans cet excès, non plus
que les sulpiciens. Mais c'est terrible d'avoir affaire à quelqu'un qui se
croit un saint, et qui ne l'est qu'à demi, surtout lorsqu'il ne se contente pas
de vous porter sur les nerfs par son air mystique et son entêtement dans ses
vues infailliblement inspirées de Dieu, mais que le zèle le démange et qu'il
veut tout ranger à ses manières de voir. Le comble, c'est lorsqu'il se croit
persécuté et fait savoir ou vient vous dire à vous-même, avec de grandes
démonstrations d'amitié, qu'il vous pardonne les torts que vous avez eus à son
égard et que tous les jours il prie Dieu pour vous. Or, M .Grignion était-il un
saint ? C'était là la question.
Nous avons entendu Blain
nous dire que rien peut-être n'avait plus attiré à son ami d'affront et de
confusion que ses singularités. Nous aurions voulu préciser davantage comment
M. Grignion était singulier et sur quoi exactement s'exerça pendant six mois
sans succès le talent de M. Brenier. Parmi les raisons que nous avons données
pour mettre hors de cause les pratiques de perfection et les actions de zèle du
séminariste, il en est une qui nous sembla péremptoire : ces pratiques et ces
actions étaient connues ; il était facile de lui interdire nommément celles qui
choquaient, et il eût obéi. C'est donc qu'il faut entendre au sens propre que
ce Blain appelle ses manières singulières, lesquelles, il est vrai, comme nous
le disions quelques lignes plus haut, coloraient tout ce qu'il faisait, un
homme singulier ne pouvant manquer de l'être en tout. Nous y avons vu d'après
maints exemples une expressivité extrême, qu'accentuait encore une visage tout
en relief et qui le rendait spectaculaire au point que les gens soupçonneux ou
hostiles pouvaient se demander si ce n'était pas intentionnellement qu'il
jouait ainsi ses vertus, car effectivement il les « jouait », l'homme étant
tout d'une pièce, et le spirituel et le sensible se trouvant comme inséparables
chez lui.
Or, ce caractère est
ignoré complètement par Grandet, Besnard et leurs informateurs. Ni eux ni
ceux-ci n'en parlent et ne lui imputent la moindre part dans la cause des
persécutions. Toutes les rigueurs que subit Montfort de ses supérieurs
ecclésiastiques, toutes les avanies qui lui vinrent d'autres membres du clergé,
ils les mettent au compte de la passion ou de la prévention, incapables
d'imaginer que la sainteté du missionnaire ne s'imposait pas à tout spectateur
de bonne foi. Mais si ce ne sont pas les grands airs de sainteté de Montfort
qui mettaient en garde, qu'était-ce donc ? On ne voit pas autre chose que ce
qu'allègue le P. de la Tour : des actions de zèle qui passent aux yeux de la
prudence humaine pour imprudents ou ridicules. Et voilà ce qui a induit nombre
de biographes à se représenter le missionnaire comme un extravagant, un homme,
ainsi que l'écrit Mgr. Calvet, en état continuel d'exaltation poétique et
d'exaltation mystique. Il aurait fallu qu'il fût tel en effet pour que ses
actions de zèle produisissent sur plusieurs de ses supérieurs ecclésiastiques
une impression si fâcheuse et les déterminassent à prendre contre lui des
mesures de rigueur.
CHAPITRE XIV
A QUOI MONTFORT ATTRIBUAIT-IL LUI-MEME QU'IL FUT TANT PERSECUTE ?
Comment II concevait moins que personne qu'on put se tromper à son sujet —
L'entrevue de Rouen, où on le voit persuadé notamment que s'il était singulier,
ce n'était qu'à la manière que le sont tous les saints.
Rien ne déconcerte plus
et n'impressionne aussi mal dans la vie de Grignion de Montfort que son
incohérence. Une vie toute en cahots et en zigzags, traversée à chaque instant,
jalonnée d'entreprises abandonnées à la hâte.de monuments en ruine qui
coûtèrent sang et eau, de menues œuvres jetées au hasard d'une course traquée.
Des champs immenses définitivement fermés au zèle de l'apôtre, alors que la
semence commençait à germer. L'homme tour à tour missionnaire, infirmier,
aumônier, directeur et réformateur d'hôpital, ermite. A sa mort, deux embryons
de congrégation : une compagnie de deux missionnaires hésitants, peu sûrs
d'eux-mêmes, avec une demi-douzaine de Frères coadjuteurs ; une autre de quatre
religieuses. Et cela après des rêves grandioses de conquérant et de fondateur
et des peines infinies. Et pour achever le contraste, des dons merveilleux de
nature et de grâce : éloquence, génie de l'organisation et de la mise en scène,
un mystique, un prophète, un thaumaturge. Une vie, se dit-on, qui aurait pu
être si belle, si unie et si féconde, avec une humeur plus accommodante. A quoi
tenait cette intransigeance, ce refus de changer de méthode ? Entêtement ?
Idéalisme ? Manque du sens des réalités ? Esprit absolu ?
On se le demande
d'autant plus que l'homme de Dieu lui-même n'impute ses malheurs qu'à la rage
de l'enfer et à la malice des hommes. II y voit le sort inévitable d'un digne
ouvrier évangélique. Chassé de Poitiers en 1706 : « J'ai de grands ennemis,
écrit-il aux habitants de Montbernage, en tête : tous les mondains qui estiment
et aiment des choses caduques et périssables, et me méprisent, me raillent et
me persécutent, et tout l'enfer qui complote ma perte et qui fera partout soulever
contre moi toutes les puissances ». Et à sa sœur, sept ans plus tard, trois ans
avant sa mort, alors pourtant qu'il travaillait dans le diocèse de La Rochelle,
sous la protection efficace de Mgr. de Champflour : « Je ne suis jamais dans
aucun pays que je ne donne un lambeau de ma croix à porter à mes meilleurs
amis, souvent malgré moi et malgré eux ; aucun ne peut me soutenir et n'ose se
déclarer pour moi qu'il n'en souffre et quelquefois qu'il ne tombe sous les
pieds de l'enfer que je combats, du monde que je contredis, de la chair que je
persécute. Une fourmilière de péchés et de pécheurs que j'attaque ne me
laissent ni à aucun des miens aucun repos ; toujours sur les épines, sur les
cailloux piquants. Je suis comme une balle dans un jeu de paume ; on ne l'a pas
sitôt poussée d'un côté qu'on la pousse de l'autre en la frappant rudement ;
c'est la destinée d'un pauvre pécheur ; c'est ainsi que je suis sans relâche et
sans repos depuis treize ans que je suis sorti de Saint-Sulpice ».
Enfin ces lignes dans
les Règles qu'il écrit pour les missionnaires de la Compagnie de Marie : «
Qu'un prédicateur, plein de la parole et de l'esprit de Dieu vienne seulement à
ouvrir la bouche, tout l'enfer sonne l'alarme et remue ciel et terre pour se
défendre. C'est pour lors qu'il se fait une sanglante bataille entre la vérité,
qui passe par la bouche du prédicateur, et le mensonge, qui sort de l'enfer,
entre ceux des auditeurs qui deviennent par leur foi les amis de cette vérité,
et les autres qui, par leur incrédulité, deviennent les suppôts du père du
mensonge. Un prédicateur de cette trempe divine va remuer par ses seules
paroles de la vérité, quoique très simplement dites, toute une ville et toute
une province, par la guerre qu'il y excite, ce qui est une suite du combat
terrible qui fut livré dans le ciel entre la vérité de saint Michel et le
mensonge de Lucifer, et un effet des inimitiés que Dieu même a mises entre la
race prédestinée de la Sainte Vierge et la race maudite du serpent. Il ne faut
donc pas que l'on s'étonne de la fausse paix où on laisse les prédicateurs à la
mode et des étranges persécutions et calomnies qu'on livre et qu'on lance
contre les prédicateurs qui ont reçu le don de la parole éternelle ».
Il est clair que pour
lui aussi ses persécuteurs sont tous de mauvaise foi ou les jouets inconscients
du père du mensonge. Cependant, durant ses années d'études, il dut bien se
trouver de ses condisciples pour le traiter de sainte nitouche, et ceux qui,
chez M. de la Barmondière, chez M. Boucher et à Saint-Sulpice, se moquaient de
ses manières montraient assez qu'ils n'y croyaient guère. Mais un dévot pense
qu'on ne le raille que pour mettre sa patience à l'épreuve ou le tirer de
l'illusion qu'il pourrait avoir d'être un saint. Il n'imagine pas, eût-il l'air
le plus béat du monde, qu'il risque de passer pour un naïf ou un cafard. Il
serait étonnant qu'en chapitrant son séminariste, M. Brenier ne lui ait pas dit
que ses manières n'étaient pas seulement ridicules, mais pure affection. «
Mais, pensait le saint jeune homme, ce bon M. Brenier ne doute pas que je suis
sincère. Il veut seulement me corriger et humilier mon orgueil qui est grand ».
En quoi il se trompait ; autrement M. Brenier, le prenant à part, lui eût dit
amicalement que, quant à lui, il ne croyait pas qu'il jouât la comédie, mais
qu'on pouvait s'y méprendre, que si donc plus tard, hors du séminaire où il
était déjà fort discuté, il se voyait soupçonné, même par d'honorables
ecclésiastiques, de simulation et traité d'hypocrite, de charlatan et d'imposteur,
il n'aurait à s'en prendre qu'à lui-même. Les efforts pour le réformer se
montrant inefficaces, c'eût été là lui rendre le meilleur des services.
Quelqu'un en aurait été capable, Blain qui, lui, était sûr de son ami.
Malheureusement, Blain, nous l'avons vu, ne concevait pas que les manières de
M. Grignion pussent donner lieu à méprise. Quatorze ans après Saint-Sulpice,
nous le verrons, lors de l'entretien que les deux intimes eurent à Rouen,
incapable de lui expliquer clairement comment elles lui attiraient tant
d'épreuves.
Avant de donner le récit
que Blain nous a laissé de cette dernière et émouvante rencontre, récit que
nous couperons de nos réflexions, rappelons que le missionnaire, se sentant
gravement atteint dans sa santé et s'inquiétant du sort de ses deux
congrégations naissantes, avait songé à son tendre et fidèle ami, alors
chanoine de la cathédrale de Rouen. En mai 1714 il partit de Roussay (diocèse
de La Rochelle), s'arrêta à Nantes, à Rennes, à Saint-Lô où il prêcha la
mission dont nous avons parlé et atteignit Rouen vers la mi-septembre... Nous
laissons maintenant parler Blain.
« Il arriva sur le midi
avec un jeune homme de sa compagnie (le Frère Nicolas, qu'il voulait charger
sur ses épaules à son retour en arrivant à Nantes), après avoir fait six lieues
le matin à pied et à jeun, une chaîne de fer sur le corps et des bracelets aux
bras... Dès que je le vis, je le trouvai fort changé, épuisé et exténué de
travaux et de pénitences ; je me persuadai que sa fin n'était pas très loin, quoiqu'il
n'eût alors que quarante ou quarante-deux ans. En effet, il mourut deux ans
après. Pour raison de cette grande diminution de ses forces, il me dit que les
Huguenots avaient fait mettre du poison dans un bouillon qu'on lui présenta
après avoir prêché à La Rochelle et que, bien qu'il eût pris du contre-poison
aussitôt qu'il s'en fut aperçu, on n'avait pu en empêcher complètement l'effet
».
Et entamant un autre
chapitre qu'il intitule : « Il répond solidement à toutes les objections qu'on
lui fait contre sa conduite », le narrateur continue :
« Je commençai, dans
l'entretien, par lui décharger mon cœur sur tout ce que j'avais à dire et
entendu dire contre sa conduite et ses manières. Je lui demandai quel était son
dessin et s'il espérait jamais trouver des gens qui voulussent le suivre dans
la vie qu'il menait. Une vie si pauvre, si dure, si abandonnée à la Providence
était pour les Apôtres, pour des hommes d'une force, d'une grâce et d'une vertu
rares, pour des hommes extraordinaires, pour lui qui en avait l'attrait, mais
non pas pour le commun qui ne saurait atteindre si haut sans témérité. Que s'il
voulait s'associer dans ses desseins et dans ses travaux d'autres
ecclésiastiques, il devait abattre de la rigueur de sa vie ou de la sublimité
de ses pratiques de perfection pour condescendre à leur faiblesse et se
conformer à leur genre de vie ordinaire ou les faire élever à la sienne par
l'infusion de sa grâce et de ses attraits si parfaits.
« Pour réponse, il me
montra son Nouveau Testament et me demanda si je trouvais à redire à ce que
Jésus-Christ a pratiqué et enseigné, et si j'avais à lui montrer une vie plus
semblable à la sienne et à celle de ses Apôtres qu'une vie pauvre, mortifiée et
fondée sur l'abandon à la divine Providence, qu'il n'avait point d'autres vues
que de la suivre et d'autres desseins que d'y persévérer. Mais si Dieu voulait
l'unir à quelques bons ecclésiastiques dans ce genre de vie, il en serait ravi,
mais que c'était l'affaire de Dieu et non la sienne ; que pour ce qui le
regardait, il n'aurait d'autre parti à prendre que celui de l'Evangile et
marcher sur les traces de Jésus-Christ et de ses disciples. Que pouvez-vous
dire contre, ajouta-t-il, fais-je mal ? Ceux qui ne veulent pas me suivre vont
par une autre voie moins laborieuse et moins épineuse, je l'approuve ; mais,
comme il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste, il y a aussi
plusieurs voies pour aller à Lui ; je les laisse marcher dans la leur ;
laissez-moi marcher dans la mienne, d'autant plus que vous ne pouvez lui
disputer ces avantages, qu'elle est celle que Jésus-Christ a enseignée par son
exemple et ses conseils, qu'elle est par conséquent la plus courte, la plus
sûre et la plus parfaite pour aller à Lui ».
A quoi Blain ne trouva
rien à répliquer. « M'ayant fermé la bouche sur ce point... » dit-il.
Cependant, il aurait pu lui objecter : Vous invoquez l'exemple de Jésus-Christ
et des Apôtres. Mais Jésus-Christ, que prescrivit-il à ses Apôtres en plus des
renoncements indispensables à l'accomplissement de leur mission : séparation de
leur famille, débarras des biens et des soucis matériels, un vêtement, pas
d'argent, vie à la Providence, affranchissement des servitudes sociales,
sacrifice de leur vie s'il le fallait. A cette rude et méritoire existence de
missionnaire, voit-on qu'il ait rien ajouté pour leur sanctification
personnelle ? Les envoya-t-il devant lui d'abord, puis par le monde, le corps
chargé d'instruments de pénitence ? Leur imposa-t-il des jeûnes, des veilles et
des disciplines, au risque de les exténuer et de les rendre impropres à leur
tâche ? Et eux, se crurent-ils obligés de gâter la nourriture qu'ils avaient
bien gagnée, en y mêlant de l'absinthe ou du vinaigre, de s'accoutrer en
mendiant, de prendre leur repas entre deux gueux contagieux, de boire dans leur
verre et de manger leurs restes, comme si leur santé n'avait rien à craindre de
ces imprudences ? Vous que j'ai connu solide comme un chêne, vous voilà usé à
quarante ans. Un bouillon empoisonné, me dites-vous. Mais croyez-vous que vos
austérités n'y sont pour rien ? Convenez donc qu'avec toutes ces pratiques,
c'est bien moins à Jésus-Christ et aux Apôtres que vous ressemblez qu'à saint
Jean-Baptiste.
On serait curieux de
savoir ce qu'eût répondu notre saint. Eût-il reconnu qu'il suivait en effet son
attrait et qu'une autre conception de l'ascèse pour un ouvrier apostolique
était tout aussi valable ?
Laissant là les
austérités, Blain s'attaqua, sans faire malheureusement les distinctions
nécessaires, à ses manières et perdit de nouveau la partie.
« M'ayant ainsi fermé la
bouche sur ce point (des austérités), écrit-il, il ne tarda pas à me la fermer
sur celui qui suit. Mais où trouverez-vous, lui dis-je, dans l'Evangile, des
preuves et des exemples de vos manières singulières et extraordinaires ?
Pourquoi n'y renoncez-vous pas, ou ne demandez-vous pas à Dieu la grâce de vous
en défaire ? Les rebuts, les contradictions, les persécutions vous suivent
partout, parce que vos singularités les attirent ; si vous pouviez gagner sur
vous de ne rien faire d'extraordinaire et de ne point fournir aux libertins et
aux mondains des armes contre vous et contre le succès de votre ministère. Je lui
nommai des personnes d'une sagesse consommée. Voilà, lui dis-je, des modèles de
conduite sur lesquels vous devriez vous modeler ; ils ne font point parler
d'eux et vous ne feriez point tant parler de vous, si vous les imitiez».
Il fallait toute
l'humilité du saint pour ne pas demander à son ami s'il parlait sérieusement.
Vraiment, voilà comment un ecclésiastique du mérite de Blain et aussi renseigné
reconnaissait à quoi tenaient, pour une si grande part, ses prodigieux succès
apostoliques !
« Il me répliqua,
poursuit le mémorialiste, que s'il avait des manières singulières et
extraordinaires, c'était bien contre son intention, que, les tenant de la
nature, il ne s'en apercevait pas et, qu'étant propres à l'humilier, elles ne
lui étaient pas inutiles ; qu'au reste il fallait s'expliquer sur ce qu'on
appelle manières singulières et extraordinaires ; que si l'on entendait par là
des actions de zèle, de charité, de mortification, et autres pratiques de
vertus héroïques et peu communes, il s'estimerait heureux d'être, en ce sens,
singulier, et que, si cette sorte de singularité est un défaut, c'est celui de
tous les saints ; qu'après tout on acquiert à peu de frais dans le monde le
titre de singulier, qu'on était sûr de cette dénomination pour peu qu'on ne
voulût pas ressembler à la multitude ni conformer sa vie sur son goût, que
c'était une nécessité d'être singulier dans le monde, si l'on veut se séparer
de la multitude des réprouvés ; que le nombre des élus étant petit, il fallait
renoncer à y tenir place ou se singulariser avec eux, c'est-à-dire mener une
vie fort opposée à celle de la multitude ».
Il est incontestable que
la singularité de l'homme de Dieu, suspecte, aux yeux de beaucoup, d'affection
calculée, étaient tenues par Blain pour des disgrâces de la nature ; disgrâces
sur lesquelles l'amitié devait fermer les yeux. Même si la vénération qu'il
professait pour son saint ami ne l'avait pas incliné à l'admirer sans réserve
et qu'il eût trouvé ses manières passablement ridicules, c'était là de ces
choses qu'il n'est pas aisé de dire même à un intime, espérât-on l'en faire
convenir et le décider à se surveiller. Aussi, en reprochant à M. Grignion ses
singularités, Blain se garda-t-il d'en faire un vivant et plaisant portrait. Le
missionnaire déclarant qu'il n'avait pas conscience d'avoir des manières
singulières, sinon peut-être dans ce sens qu'en ont ceux qui veulent marcher
dans la voie des saints, Blain n'insista pas. Il semble cependant que, s'il n'y
avait aucun espoir, après l'expérience de Saint-Sulpice, que M. Grignion pût se
corriger, il eût été possible de lui faire comprendre que ses manières étaient
assez déconcertantes et qu'elles suffisaient à expliquer bien des choses. «
Vous voulez, lui aurait-il dit, que l’on précise ce qu'on entend par manières singulières
et extraordinaires et vous pensez que ce que l'on vous reproche sous ce nom, ce
sont seulement, pour reprendre vos propres termes, des actions de zèle, de
charité, de mortification et autres pratiques de vertus héroïques.
Détrompez-vous : ces actions-là ne sont le plus souvent qu'un prétexte. Excusez
ma franchise ; on vous a pourtant assez mimé au séminaire avec votre tête
penchée sur l'épaule, vos yeux fermés ou tournés vers le ciel, votre air
abstrait, perdu en Dieu, vos soupirs, que sais-je encore ? Et ce n'était pas
seulement en dévotion que vous étiez si curieux. Vous ne pouviez faire aucun
acte de vertu en toute discrétion et simplicité. Il vous fallait des gestes,
des jeux de physionomie, un ton de voix, prendre un air, à se demander si l'on
n'assistait pas à une représentation. Est-il sûr que vous ayez tellement changé
? Peut-être étiez-vous persuadé que les moqueries s'adressaient à vos pratiques
que l'on jugeait, pensiez-vous, exagérées, alors que c'était à l'expression que
vous y mettiez et que bon nombre de vos confrères trouvaient d'un goût douteux
et d'un sentiment outré à en paraître factice, encore qu'il y eût bien de
l'exagération dans certaines aussi de vos pratiques. Ainsi vous ne pouviez
aller dans Paris même que tête nue par respect pour la présence de Dieu. Nous
ayant emmené un jour chez un banquier, je vous trouvai, en sortant, à genoux en
oraison sur le palier où passaient les laquais. M. Brenier vous avait-il fait
quelque verte réprimande sur vos manières, vous approchiez de lui d'un air
joyeux et caressant plus singulier encore que ce qu'il venait de reprendre. De
même avec les confrères qui vous avaient manqué en quelque chose. On en était
parfois gêné. Connaissez-vous beaucoup de saints qui aient pratiqué la vertu
avec tant de démonstration et avez-vous songé que des personnes soupçonneuses,
particulièrement dans le monde ecclésiastique, auraient bien pu y voir autre
chose que de la sainteté ? Etes-vous sûr que M. Brenier, qui vous a si
proprement expédié du séminaire d'Angers, n'ait pas voulu, dans l'occurrence,
vous mettre à l'épreuve et se défaire d'un doute ? Et ne savez-vous pas que,
lors de votre passage au séminaire de Saint-Sulpice, à votre sortie de chez les
ermites du Mont-Valérien, vous fûtes fort discuté ? Vos démonstrations, vos
vertus trop voyantes, tout cet étalage que vous faites encore avec votre
équipage misérable et vos emblèmes de piété, comme si vous vouliez attirer
l'attention, voilà, mon cher ami, par quoi vous êtes singulier. Jugez vous-même
si c'est de la manière que le sont tous les saints et si cette singularité a
rien de commun avec celle dont on acquiert la réputation dans le monde, à peu
de frais, disiez-vous, en se séparant seulement de la multitude des réprouvés ?
Mais Blain ne disant
mot, le missionnaire passa de ses pratiques de perfection à ses entreprises
apostoliques.
« Il ajouta, continue
donc le mémorialiste, qu'il y a différentes espèces de sagesse, comme il y en a
différents degrés ; qu'autre est la sagesse d'une personne de communauté pour
se conduire, autre est celle d'un missionnaire, d'un homme apostolique ; que la
première n'a rien à entreprendre de nouveau ; elle n'a qu'à se laisser conduire
par la règle et par les usages d'une maison sainte ; que les hommes
apostoliques avaient à procurer la gloire de Dieu aux dépens de la leur et à
exécuter de nouveaux desseins ; qu'il ne faut donc pas s'étonner si les
premiers demeurent tranquilles en demeurant cachés et s'ils ne font point
parler d'eux, n'ayant rien de nouveau à entreprendre ; mais que les seconds,
ayant de continuels combats à livrer au monde, au démon et aux vices, avaient à
essuyer de leur part de terribles persécutions ; que c'est signe que l'on ne
fait pas grand'peur à l'enfer quand on demeure ami du inonde ; que les personnes
que je lui proposais comme modèles de sagesse étaient du premier genre,
qu'elles demeuraient cachées dans leurs maisons et les gouvernaient en paix,
parce qu'elles n'avaient rien à établir de nouveau ; elles n'avaient qu'à
suivre les usages de ceux qui les avaient précédées ; qu'il n'en était pas de
même des missionnaires, ni des hommes apostoliques ; qu'ayant toujours quelque
chose de nouveau à entreprendre, quelque œuvre sainte à établir ou à défendre,
il est impossible qu'ils ne fassent pas parler d'eux et qu'ils aient les
suffrages de tout le monde ; qu'enfin si on mettait la sagesse à ne rien faire
de nouveau pour Dieu, à ne rien entreprendre pour sa gloire, de peur de faire
parler, les Apôtres eussent eu tort de sortir de Jérusalem ; ils auraient dû se
renfermer dans le Cénacle ; saint Paul n'aurait pas dû faire tant de voyages,
saint Pierre n'aurait pas dû tenter d'arborer la croix sur le Capitole, de
soumettre à Jésus-Christ la Ville Reine du monde ; qu'avec cette sagesse la
Synagogue n'eût point remué et n'eût point suscité de persécutions au petit
troupeau du Sauveur, mais qu'aussi ce petit troupeau n'eût point crû en nombre
et que le monde serait encore idolâtre, perverti, corrompu en ses mœurs et en
ses maximes au suprême degré ».
A quoi le chanoine
aurait dû répondre que ce n'était pas son zèle que lui reprochaient ses
censeurs, mais sa façon de l'exercer. « Vous distinguez, lui aurait-il
dit, entre la sagesse d'une personne de communauté et celle d'un homme
apostolique. Mais la vôtre ne s'oppose-t-elle pas aussi bien à celle-ci qu'à
celle-là ? Avouez que vous n'en avez jamais connu d'autre que la folie de la
croix. Ce n'est pas moi qui vous en blâmerai ; mais ne vous étonnez pas que les
détenteurs de l'autorité, tant laïques qu'ecclésiastiques, s'offusquent de
votre conduite, ici encore assez différente de celle des Apôtres. Pour ne
parler que d'une de vos pratiques, les Apôtres se posaient-ils en pourfendeurs
de scandales ? Couraient-ils sus au premier faiseur d'esclandre ? Ne
laissaient-ils pas aux magistrats de faire la police des rues ? Même dans les
quartiers juifs des villes de l'Empire, les voit-on prenant à partie les
querelleurs, qui pourtant ne manquaient pas ? Vous vous dressez en vengeur des
droits de Dieu ; de votre propre chef vous faites justice de toutes les
infractions à la moralité publique, comme s'il n'y avait ni société établie ni
pouvoirs constitués. Vous savez pourtant que lorsque Jésus chassa les vendeurs
du Temple, les autorités juives lui demandèrent : « Quel signe nous montres-tu
pour agir ainsi ? ».
Et sur cette différence
de la sagesse des personnes de communauté d'avec la sagesse des hommes
apostoliques, qu'il eût été facile à Blain de mettre M. Grignion en
contradiction avec sa propre conduite ! Le mémorialiste (ch. XXVIII)
n'écrira-t-il pas en effet du séminariste de Saint-Sulpice: « M. Grignion
naturellement inventif et d'une imagination féconde avait toujours à proposer
quelques nouvelles pratiques ou quelque nouveau motif de vertu » ? Comment le
saint homme osait-il imputer ses persécutions à sa condition de missionnaire,
comme si, vivant en communauté, il eût cru sage de se tenir tranquille et de
suivre bonnement les usages de la maison ? Mais on l'avait vu en communauté à
Saint-Sulpice. Se contentait-il d'observer la règle ? Etait-il moins
entreprenant que dans sa carrière de missionnaire et faisait-il moins parler de
lui ? C'étaient tous les jours, en matière de dévotion, des nouveautés dont il
tourmentait ses confrères. « Et encore, aurait pu ajouter Blain, je ne parle
pas de vos retentissants exploits quand vous sortiez dans Paris. Convenez donc,
mon cher ami, que vous n'êtes pas homme à vous contenter des moyens ordinaires,
fussent-ils les plus éprouvés ».
Mais Blain ne le pressa
pas ainsi. Il lui objecta seulement « qu'on l'accusait de faire tout à sa tête
et qu'il valait mieux faire moins de bien et le faire avec dépendance,
consulter ses supérieurs et ne rien entreprendre sans leur ordre ou permission.
Il convint de la maxime, continue le narrateur, en ajoutant qu'il croyait la
suivre en tout ce qu'il pouvait et qu'il serait bien fâché de rien faire à sa
tête, mais qu'il y avait des occasions et des rencontres imprévues et subites,
où il n'était pas possible de prendre les avis ou les ordres des supérieurs ;
qu'il suffisait en ce cas de ne vouloir rien faire qu'on ne croie devoir leur
plaire et mériter leur approbation et être disposé à leur obéir au moindre
signe de leur volonté. Qu'au reste, il arrivait que des œuvres commencées avec
le consentement des supérieurs n'avaient pas, quelquefois, à la fin, leur
agrément, soit parce qu'ils étaient prévenus par des gens mal intentionnés et
indisposés par de faux rapports, soit qu'ils écoutassent les bruits du monde et
les jugements de ses sages qui ne sont presque jamais favorables aux œuvres
saintes ; qu'alors il n'y avait pas d'autre parti que de se soumettre aux
ordres de la Providence et recevoir de bon cœur les croix et les persécutions,
comme la couronne et la récompense de ses bonnes intentions ; qu'enfin il était
persuadé que l'obéissance étant la marque certaine de la volonté de Dieu, il ne
faut jamais s'en écarter, mais que sa conscience ne lui faisait pas de reproche
à ce sujet ; qu'il était en tout temps et en toute rencontre dans la
disposition d'obéir et de ne rien faire sans l'agrément des supérieurs, mais
qu'il ne pouvait pas empêcher les faux rapports, les calomnies, les traits
d'envie et de jalousie que l'homme ennemi savait bien faire parvenir jusqu'à
eux et décrier en leur esprit sa personne et ses services ».
Comme c'était là aussi
le sentiment intime de Blain, l'entretien se termina sans que le saint en eût
reçu aucune lumière ni Blain non plus quoi qu'il dise, car si, sur le chapitre
des singularités, M. Grignion lui eût, ainsi qu'il l'écrit, fermé la bouche
comme sur tout le reste, il ne les aurait pas, quelques années après, déplorés
dans ses Mémoires de la façon que nous avons vue.
CHAPITRE XV
MONTFORT INCONSCIEMMENT TRAVESTI
Un saint bizarre, outrancié, telle est l'idée que se formera presque
infailliblement de Montfort un esprit cultivé à la lecture de l'une ou l'autre
de ses biographies modernes.
Combien, au contraire, Montfort est admirable dans la répression des
scandales
Voilà donc comment
Montfort s'expliquait qu'il fût tant persécuté. Il n'imaginait nullement que
ses grands dehors de sainteté, ses vertus démonstratives, ses airs de
réformateur mandaté du ciel, son absolue possession de lui-même, si frappante,
pussent tromper sur sa personne. Ne lui en voulaient que le démon, le monde et
la chair ; ne le condamnaient que des supérieurs abusés.
Longtemps ses biographes
s'efforceront de tourner leur écrit en panégyrique. Plus l'homme déconcertera,
plus ils le présenteront en inspiré de Dieu. Besnard n'avait-il pas écrit le
premier, en le comparant aux prophètes de l'Ancienne Loi : « Tous ceux à qui
Dieu a communiqué le don de prophétie étaient des hommes extraordinaires et ils
ne le paraissaient jamais davantage que lorsque l'Esprit de Dieu se saisissait
d'eux, selon l'expression de l'Ecriture » ?
Mais l'hagiographie
évolua. Elle se voulut objective d'abord et non pas édifiante. Elle ne se crut
plus obligée de nous offrir des saints d'une pure coulée, sans scories. La
psychologie et même une certaine psychiatrie aidant, elle pensa que la grâce et
la plus haute sainteté pouvaient s'accommoder de bien des misères. Cela fit la
joie des historiens, des rédacteurs d'articles, des orateurs et des
conférenciers qui avaient à parler de Montfort et tenaient du ciel le don de
peindre et de mettre en scène. Quelle aubaine pour un portraitiste et un
conteur qu'une physionomie si haute en couleur, un équipage d'un tel
pittoresque, une vie aussi mouvementée qu'un roman d'aventures, pleine d'imprévus
et de surprises, de grands coups d'épée contre les abus et les scandales, de
déconvenues ! Il arriva qu'avec les meilleures intentions du monde, on vous
campât le missionnaire en chevalier errant qui faisait si naturellement penser
à dom Quichotte que Georges Rigault ne résistait pas au plaisir d'évoquer, au
sujet du peu brave M. des Bastières, Sancho Pança. Les biographes qui
surveillaient le plus leur verve ne laissaient pas de se garder souvent assez
mal de leur imagination. Ayant peine à se représenter Montfort accomplissant
ses coups de force et se livrant à certaines démonstrations avec pleine
réflexions, une entière possession de lui-même et une parfaite dignité, ils
amplifient et précipitent inconsciemment ses gestes, ce qui lui donne l'air
d'un impulsif, parfois même d'un exalté. Par exemple, là où les informateurs de
Grandet disent : « Il l'embrassa tendrement... Il se mit à genoux... Il se
dirigea... », ils le feront se jeter au cou de son offenseur, tomber à genoux,
foncer sur la bande. Cela n'a l'air de rien. Cela prouve cependant que
l'historien se figure mal son héros et ne peut guère nous en donner, dans
l'ensemble, qu'une fausse image.
On conçoit l'impression
produite par la lecture de semblables biographes, particulièrement sur des
personnes du inonde religieux ou ecclésiastique, qui n'avaient pas besoin de ce
coefficient de traits forcés pour se faire une idée peu flatteuse de certaines
caractéristiques de Montfort.
« Nous lisons en ce
moment au réfectoire la Vie de Marie-Louise de Jésus par le P. Texier, nous
disait, quelque temps avant la canonisation du grand apôtre, la Supérieure
d'une communauté cloîtrée dont les religieuses vouées au redressement de jeunes
délinquantes, ne sont certes pas des prudes. Cela nous réconcilie un peu avec votre
Père. Nous avions lu auparavant sa vie. Au début on souriait ; puis, à mesure
qu'on avançait, on souriait de moins en moins ; enfin on ne souriait plus du
tout ; on se regardait. Votre saint Fondateur devenait inquiétant ». Je
demandai quel était l'auteur de la biographie.
C'était Georges Rigault,
un écrivain au style percutant, coloré, volontiers réaliste, qui n'a eu qu'un
tort, d'exprimer avec un relief puissant l'idée que l'on est trop porté à se
faire de saint Louis-Marie Grignion de Montfort.
Dernièrement, sur la fin
de 1960, un curé franc-comtois qui achevait à peine de lire la même biographie,
nous faisait une réflexion semblable. Le saint l'avait déconcerté. Mais que ce
soit Rigault, Chaigne, Laveille ou tout autre historien, l'impression risque fort
d'être la même. « Quel original que votre Fondateur ! ». C'était l'exclamation
à laquelle un montfortain devait s'attendre, surtout avant la canonisation, au
cas où il tomberait sur un ecclésiastique en train de parcourir une biographie
quelconque de l'homme de Dieu. Encore un certain sourire laissait-il assez
entendre que cette exclamation était un euphémisme. En cette même année 1960,
un carme déchaux fut plus net. Il assurait que Montfort était un déséquilibré,
ce qui, ajoutait-il, serait facile à démontrer en soumettant à un graphologue
quelques lignes de son écriture. L'expérience fut faite. Nous en reparlerons
(1). Au reste, Chaigne (p. 24) lui-même, si attentif pourtant à ne rien outrer,
n'écrit-il pas du pensionnaire de M. de la Barmondière : « Une extravagance
constante et très accusée le distingue entre tous » ?
Sur l'idée que donnent
de Montfort ces ouvrages, nous avons le témoignage d'un maître, d'un lettré qui
sait lire.
Voici d'abord comment,
tel qu'il le conçoit, Mgr. Calvet nous présente le personnage :
« Ce n'est pas un saint
banal. Il est vrai que le saint ne peut pas être banal. Mais celui-ci a été
original au point de paraître excentrique, et comme il n'a pas le prestige d'un
saint Philippe Néri ou d'un saint François d'Assise, ce qui passa chez eux pour
de la poésie ou pour une surnaturelle fantaisie a été taxé chez lui de folie.
« Cependant, des «
excentricités » de sa vie nous ne pouvons pas douter. Ce sont des témoins, des
amis qui les ont rapportées avec le désir manifeste de les atténuer ou de les
excuser. Sa biographie a été écrite par des historiens modernes (il cite en
note Mgr. Laveille et Louis Chaigne), formés aux bonnes méthodes. En les
prenant pour guides, nous sommes sur un terrain solide.
« Donc, de son temps,
Louis-Marie Grignion de Montfort a fait scandale. Il avait pris à la lettre les
enseignements du Christ et les béatitudes de l'Evangile qui bousculent les
béatitudes du monde. Comment supporter un homme qui recherche la souffrance,
qui méprise l'argent, qui veut vivre pauvre parmi les plus pauvres, vêtu de
haillons et mendiant, quand cet homme reste au milieu du monde au lieu de
s'enfermer au fond d'un cloître ? On s'était accoutumé à une vie confortable,
mesurée et tranquille qui fait à Dieu sa part, sa bonne part, sans rien
brusquer, sans jamais choquer les convenances sociales. Et voilà que ce nouveau
Jean-Baptiste ressuscite les temps évangéliques ou un moyen âge intempestif et
dresse l'absolu en face des accommodements bourgeois. C'est intolérable, c'est
inconvenant. Il ne parle que de mourir, de se mortifier, de se dépouiller, de
s'annihiler : alors, à quoi bon être sur la terre ?
« C'est surtout dans le
clergé que Grignion de Montfort rencontra ses contradicteurs les plus obstinés.
Et ils étaient de bonne foi. Les réformateurs du clergé s'étaient inspirés des
instructions du concile de Trente et avaient subi, à leur insu, les
prescriptions de l'esprit classique ; ils avaient ainsi créé, en réaction
contre une époque de laisser-aller et de désordre, un type de prêtre, grave,
modéré, de tenue parfaite, d'exact bon sens, attaché à la règle et à
l'uniformité, préoccupé de ne pas choquer, dépouillé par vertu de toute
originalité. Lorsque le jansénisme eut enfermé ce prêtre dans la rigidité de sa
doctrine, de ses pratiques et de son costume, le type fut achevé. Type
admirable, certes ; beaucoup de ces prêtres ont été des héros de vertu. Mais
quand la flamme intérieure manquait, l'esprit classique et l'esprit janséniste
rétrécissaient les intelligences qui devenaient incapables de comprendre les
folies de la croix. Un Grignion de Montfort déguenillé, prêchant dans les
carrefours, courant les grandes routes, querellant les ivrognes et les
baladins, leur apparaissait comme un aventurier suspect qui compromettait la
dignité ecclésiastique. De là, contre lui, leur animosité.
« Ce qui reste
magnifique, c'est que malgré celte opposition constante des évêques et du
clergé, ou à cause même de cette opposition qui devenait pour lui une épreuve
féconde, Grignion de Montfort remplit sa mission ici-bas. C'est que le peuple,
le menu peuple des faubourgs des villes et le peuple paysan comprirent
parfaitement et du premier coup ce frère de misère et le suivirent. Et comme à
sa voix, ils changèrent leur vie et entrèrent à sa suite dans la pratique de
l'Evangile, l'Eglise officielle comprit à ce signe que cet homme extraordinaire
était vraiment l'envoyé de Dieu. Elle l'accepta et elle l'honora. Elle n'a pas
canonisé ses bizarreries. Ce n'est pas parce qu'il est bizarre qu'il est saint
; il est saint malgré un tempérament excessif cl malgré des fantaisies de
caractère que la grâce respectait ».
Nous demandons pardon à
Mgr Calvet. L'explication qu'il donne de l'hostilité du clergé est celle qui
vient le plus naturellement à l'esprit, mais est-elle exacte ? Nous ne le
croyons pas. Montfort avait soin de ses guenilles. Il les portait avec une
parfaite dignité. Rien de débraillé dans sa tenue. Rien non plus de vulgaire
dans sa répression des scandales. Le P. Besnard relève son air de grandeur.
Un esprit bizarre, un
excentrique, un exalté ! Le clergé ne s'expliquait pas les manières et les
pratiques extraordinaires de M. Grignion d'une façon aussi simpliste. Ils
laissaient cela aux laïcs qui n'avaient pas, eux autres, l'avantage de frayer
avec le missionnaire et ne le connaissaient guère que par le bruit plus ou
moins fallacieux de ses exploits de le prendre pour un déséquilibré. Il est
possible que ce jugement sommaire fût même courant dans certains milieux
administratifs qui ne se piquaient pas de dévotion. Ferrand, l'Intendant de
Bretagne, nous l'avons vu, ne se privait pas dans ses lettres à Mellier de
traiter Montfort de fou. Impatient de raser le Calvaire de Pontchâteau : « S'il
en reste quelques murailles, ce sera pour enfermer Grignion », écrivait-il. «
Le fou de Montfort », n'aurait-ce même pas été, parmi les mécréants de la
plèbe, comme le sobriquet de l'homme de Dieu ? Alors que se rendant de
Salertaine à Saint-Christophe-du-Ligneron, il prêchait dans les halles du gros
bourg de Challans, le curé lui ayant refusé son église, des marchands vinrent à
passer qui revenaient de la foire. S'étant enquis de ce qui motivait cet
attroupement, ils se mirent à crier à ceux qui les suivaient : « C'est le fou
de Montfort », insolence qu'ils auraient payée cher si le prédicateur n'avait
entonné immédiatement son cantique bien de circonstance :
Dieu soit
béni !
Qu'on
m'outrage, qu'on me caresse.
Dieu soit
béni !
Mais le clergé, lui,
jugeait le missionnaire tout autrement. Grandet (p. 175) dit bien qu'à La
Rochelle, « des prêtres même et des religieux tâchèrent de le décrier jusqu'à
le faire passer pour un fou et pour un homme extravagant », mais qu'on lise
Besnard qui alla enquêter sur place, c'est à l'évêque qu'ils représentèrent le
prédicateur comme un brouillon, un touche-à-tout, un extravagant. Au public
crédule, ils disaient bien pis : « Il n'était qu'un coureur, un aventurier, un
bateleur, un hypocrite, un enchanteur, un possédé, un sorcier, un antéchrist ».
ET c'était bien cela : non pas un fou, mais un maître-fourbe pu tout au moins
un homme qui, par illusion d'orgueil, se prenait pour un saint, pour un
réformateur mandaté du ciel et en arborait l'enseigne, tel le jugeaient
communément ses persécuteurs ecclésiastiques. Ils ne s'offusquaient pas de ses
guenilles et de ses mépris affichés pour les béatitudes du siècle ; ils ne les
jugèrent pas offensants pour la religion. Ils les suspectèrent et les
estimèrent dangereux en raison de l'effet qu'ils produisaient, et non pas seulement
sur le vulgaire.
Le prêtre grave, modéré,
de tenue parfaite, ce type d'ecclésiastique tridentin que dépeint parfaitement
Mgr Calvet, nous ne le découvrons pas, hors des murs de Saint-Sulpice, parmi
ceux qui exercèrent notre saint. Ni le curé de la Chevrolière et sa bande, ni
les prêtres de La Rochelle qui, pour le perdre dans l'esprit du peuple, ne
reculèrent pas devant le « langage des halles », selon l'expression du P.
Besnard, ni les recteurs de Montfort qui le dénoncèrent à Mgr Desmarets, n'étaient,
certes, de ce type-là. D'autres hommes d'Eglise d'une espèce toute différente
ne devaient pas manquer à Nantes, à Rennes et même à Poitiers, qui prenaient
des airs scandalisés devant ses loques, sa compagnie de gueux, ses méthodes
d'enseignement populaire. On en voyait parfois au pied de sa chaire, venus pour
se moquer, ecclésiastiques sans charge d'âmes, roulant carrosse, poudrés,
musqués, coureurs de parties fines, pour lesquels il ne marquait ni admiration,
ni sympathie et qui le lui rendaient bien. « Tant de prêtres de graisse, tant
d'ecclésiastiques du plaisir, tant d'hôtes du repos ! », gémit-il dans la Règle
qu'il écrit pour ses missionnaires. Mais ces abbés mondains, parfois solennels
docteurs, on ne les aperçoit pas intriguant dans les antichambres des évêchés.
Les inculpations d'hypocrisie, puisqu'il faut bien s'en tenir à celles-là,
venaient d'ailleurs.
Une autre erreur assez
commune, c'est de penser à une opposition constante du clergé, de croire que le
missionnaire s'aliéna, de quelque façon que ce soit, le commun des
ecclésiastiques. Partout où il va, les curés se l'arrachent. Ce que dit Grandet
de sa vogue dans le diocèse de Saint-Malo, « qu'on le demandait de toute part
pour faire la mission », il suffit de consulter, sur la carte géographique, les
régions où il travailla, pour constater qu'il en était de même partout. Les
paroisses qu'il évangélisa forment de véritables constellations. Une mission en
entraînait une autre dans le proche voisinage, celle-ci une troisième et ainsi
jusqu'à épuisement. Autour de La Rochelle se groupent une trentaine de ces
localités. Au diocèse de Nantes où les paroisses sont fort étendues et
populeuses, après Crossac et Campbon, ce fut Pontchâteau, Besné, puis
Missillac, dont le curé était pourtant janséniste, Herbignac, Camoël, Assérac,
Saint-Molf, et si l'interdit de Mgr de Beauvau ne l'avait arrêté dans ce
dernier endroit, on peut croire que cette liste déjà assez belle n'eût pas été
close.
Les curés qui le
refusèrent ou lui firent pièce au cours de la mission, combien les historiens
en nomment-ils ? Il y a le curé de la Chevrolière dont nous avons suffisamment
parlé, celui de Saint-Hilaire-de-Loulay dont la bonne foi avait été surprise,
celui de Chalans. En tout trois, sauf erreur.
A Poitiers même, le
clergé le regardait-il avec tant de méfiance, pour qu'à sa sortie de l'hôpital
on lui confiât l'évangélisation des quatre paroisses des faubourgs,
Montbernage, Saint-Savin, Saint-Saturnin et Sainte-Catherine, et que, pour
terminer, il ait prêché dans la vaste église des Calvairienne ? Que ce
soit une mission générale à Poitiers ou ailleurs, on ne fait pas le travail que
fit Grignion de Montfort avec le clergé à dos.
Ensuite, est-il vrai
qu'avec ses allures de nouveau Jean-Baptiste, Montfort fit scandale parmi les
chrétiens de la société, ceux qu'on appelait alors les « honnêtes gens » ?
Certes, outre l'équivoque à laquelle ses grands dehors de sainteté donnaient si
facilement prise, l'audacieux anachronisme de ses pratiques l'exposait à des
jugements que des saints comme un François de Sales, un Vincent de Paul, si
parfaitement accordés à leur siècle, avaient peu à craindre, et elle n'était
pas sans doute une exception parmi les chrétiennes de la bourgeoisie cette Mme
Trichet, mère de la future Marie-Louise de Jésus, qui disait à sa fille : «
J'ai appris que tu allais à confesse à ce prêtre de l'hôpital. Tu deviendras
folle comme lui ». Mais on aurait grand tort de généraliser et d'écrire qu'à
Poitiers « les bourgeois le dédaignaient et le traitaient de fou ». Que lit-on
en effet dans la lettre de l'aumônier à M. Leschassier ? Que, lors de son
entrée à l'hôpital, toute la ville (qui s'était déjà ruée, les deux mois
précédents, aux catéchismes qu'il faisait aux pauvres) fut dans la joie, le
regardant comme une personne donnée de Dieu pour réformer cette maison ; que la
mystérieuse épidémie qui emporta en quelques jours les chefs de la cabale
montée contre lui dans ce même établissement faisait dire à toute la ville que
la malédiction était sur cette maison ; ...que depuis plus d'un an qu'il était
entré, il avait été dans une mission perpétuelle, confessant presque toujours
depuis le matin jusqu'au soir et donnant des conseils à une infinité de
personnes, recevant de Dieu lumières, facilité de parole, santé, ouverture de cœur,
ce qui lui attirait l'applaudissement de toute la ville.
Poitiers comptait alors
de dix-sept à dix-huit mille âmes. De quels milieux lui venait cette infinité
de personnes auxquelles il donnait des conseils, des dirigés autrement dit ?
Etait-ce uniquement des classes populaires, et non pas plutôt, en majeure
partie, de la bourgeoisie et même de la haute société ? Et n'avons-nous pas
entendu déjà M. Le Normand, procureur du Roi au présidial, nous dire qu'à
Poitiers, « on connaissait à cet homme tant de piété qu'il n'était personne qui
ne le craignît » ? Et dans sa lettre à Grandet ce même M. le Normand ne nous
disait-il pas encore : « Il est plus de deux cents personnes qu'il a
sanctifiées dans cette ville », ce qui s'entend beaucoup plus facilement de gens
du monde dont le changement de vie avait fait quelque sensation que de gens du
commun... Les jésuites du collège lui font donner chaque semaine une
instruction à une bonne douzaine de leurs élèves, l'élite de l'établissement.
Toujours à Poitiers, il réunit quotidiennement pour les faire prier et leur
enseigner, avec la science de l'oraison, la pratique des plus hautes vertus,
des jeunes gens des meilleures familles, groupés par lui en congrégation. Dans
cette même ville, ainsi qu'à Nantes, comme nous l'avons vu, il a, dans la
société, des relations, des amis, de puissants protecteurs... Maintes fois, au
cours de ses missions, on voit le châtelain, la châtelaine, l'inviter à leur
table. Pour réparer les églises, pour relever les chapelles en ruine, pour nourrir
la nuée de mendiants qui s'abat autour de lui partout où il va, il reçoit des
riches de larges aumônes. Est-ce là d'un homme dont l'apparition aurait été
saluée dans le monde de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie d'un tollé
général ? Il est vrai qu'à Poitiers, quêtant à la porte des églises pour la
réfection du Temple de Saint-Jean, il récolta parfois plus d'affronts que
d'offrandes, mais cela arrive à d'autres quêteurs ecclésiastiques, religieux ou
séculiers, et il ne leur est pas nécessaire d'être nippés comme des gueux pour
connaître cette aventure. Quant aux délinquants de tout poil, ils l'auraient
bien laissé tranquille avec ses pratiques d'anachorète, s'il s'était contenté
de fulminer en chaire contre le vice. Ce qui exaspérait buveurs, bretteurs,
chanteurs des rues, bateleurs, coureurs de bal, tenanciers de tripot, c'était
de ne pouvoir, sa présence signalée dans le voisinage, vaquer en paix à leurs
chères occupations.
A part une fois ou
l'autre, à Fontenay-le-Comte particulièrement où l'incident faillit tourner au
tragique, on ne voit point que les personnes même constituées en dignité, dans
l'Eglise, dans la robe, dans la noblesse, se soient choquées d'être rappelées
par lui à un respectueux silence dans la maison de Dieu. Ces traits hardis ne
l'empêchaient pas de prêcher tous les jours dans les églises de Poitiers, «
suivi d'un nombre de gens et respecté des plus libertins », note M. Le Normand
(Grandet, p. 466).
Parlant d'une façon
générale de ses travaux dans le diocèse de La Rochelle : « Le peuple d'une
pauvre paroisse n'était pas le seul qui lui formât un auditoire, écrit le P.
Besnard (Livre V). La foule était encore grossie par un grand nombre de
personnes de distinction qui avaient leurs domaines dans le lieu ou dans les
paroisses circonvoisines. On les voyait, à la fin des exercices, se placer à
l'endroit où il entendait les confessions, s'approcher de lui à leur rang, ne
considérant en eux-mêmes d'autre titre que celui de pécheurs, et ne voulant
d'autre privilège que de pouvoir partager les précieux moments d'un prêtre que
son goût et son attrait eussent fait préférer les pauvres, si son goût et sa
charité ne l'eussent fait tout à tous ».
Tous ces faits ne
prouvent-ils pas que ses manières qui plaisaient tant au petit peuple ne rebutaient
pas les gens du monde, qui l'accueillaient aussi comme un envoyé de Dieu.
D'ailleurs, alors que les rudes travailleurs de la terre, les ouvriers, les
artisans, les manœuvres, les mendiants ne sentaient que vaguement le mérite
d'un fils de famille à se mettre de plain-pied avec eux, il en était autrement
des personnes du monde, d'autant quelles ne pouvaient manquer d'être frappées
par l'aisance de ses manières, son exquise politesse, l'air de grandeur qu'il
gardait sous ses vêtements de pauvre et dans les occupations les plus viles.
Cependant, avec quelques
précautions que soient racontés la vie de cet homme extraordinaire, ses
austérités d'un autre âge et ses exploits, un lecteur délicat aura peine à
croire qu'il ne heurta pas le clergé et le monde de la noblesse et de la
bourgeoisie. Et pourquoi ? Parce que sa manière nous échappe. On se représente
mal avec quelle dignité et quel naturel il portait les livrées de la divine
pauvreté. Ses répressions de scandales évoquent presque fatalement l'image de quelque
curé réputé pour ses saintes colères. Aussi, des ecclésiastiques, qui le
connaîtront déjà par Laveille, Rigault, Chaigne ou tout autre, viennent-ils à
lire l'opuscule de Mgr Calvet, rien ne les y choque. C'est bien, crayonné de
main de maître, le portrait de l'homme tel qu'ils se l'imaginaient... Et
pourtant ! La Providence l'avait gratifié d'un masque au relief puissant, en
parfaite harmonie avec son caractère et admirablement propre à soutenir cet air
de grandeur que note Besnard. Physionomie irrégulière mais combien expressive !
Parlant de ces instructions où un jeu symbolique se mêlait à la parole : « Dans
ces rencontres, sa voix, son visage, ses gestes, ses raisons avaient quelque
chose de divin », écrit Blain (ch. LXVIII). Or voici comment on nous peint le
séminariste de Saint-Sulpice : « Il était laid, un visage irrégulier, un très
grand nez, une très grande bouche, de grands yeux qui semblaient égarés, des
manières gauches. Toujours replié sur lui-même, parlant peu, incapable de
plaisanter, suivant en communauté une sorte de règle particulière qui le tirait
de la foule, tombant à genoux brusquement, sans motif apparent et n'importe où
». Du mystique absorbé en Dieu, les paupières closes, silencieux, mais qui
devenait intarissable et dont les yeux s'allumaient, dont le visage s'animait
d'une vie extraordinaire, quand on le laissait deviser de Jésus et de Marie,
rien. Une sorte de somnambule, inconscient de ce qui l'entoure, une manière
d'automate qui tombe brusquement à genoux n'importe où et on ne sait par quel
déclic.
On lui veut des manières
gauches. Des manières gauches, les manières de Grignion de Montfort ! Celles
bien plutôt d'un gesticulateur merveilleusement expressif. Non, ce n'est pas
lui, le magnifique orateur, l'incomparable metteur en scène, qui fut jamais
embarrassé de ses bras et de ses mains ; et sans doute tranchait-il encore par
là sur les autres séminaristes et sur MM. les Directeurs, le plus souvent sans
geste du tout, les mains modestement enfoncées dans les manches de leur soutane.
Des biographes
l'imaginent emporté par son zèle. « Il se rappelait volontiers, écrit-on, que
Jésus renversa les tables des changeurs et chassa durement à coups de fouet les
vendeurs du parvis du temple. Mais il n'est pas permis au premier venu d'imiter
Jésus en toutes choses et Montfort cédait trop souvent à la tentation des
violences évangéliques ». Nous avons raconté, d'après Grandet (p. 59), que M.
Grignion, alors à l'hôpital de Poitiers, aperçut, un jour d'été, sur les bords
du Clain, plusieurs jeunes garçons venus pour se baigner qui se livraient à des
polissonneries devant des laveuses. Tirant de sa poche sa discipline,
l'aumônier, dit l'historien, « en donna deux ou trois coups » à l'un de ces
garnements. C'est la seule fois, à notre connaissance, que Montfort ait frappé.
«Deux ou trois coups de discipline». Le biographe a pourtant trouvé cette
précision dans Laveille, mais avec l'idée qu'à la suite de ses lectures, il
s'est faite de notre saint, comment se représente-t-il son geste ? « Un jour, au
bord du Clain (M. Grignion) remarqua un groupe de jeunes débauchés qui se
divertissaient grossièrement. Le péché lui était un spectacle insupportable. Il
s'arme de sa discipline qui ne le quittait pas. Il tombe sur la troupe effarée
et il flagelle de ses dures lanières les épaules qu'il rencontre avec la
vigueur intrépide dont il avait coutume quand il se frappait lui-même ».
(Calvet)
Ce Montfort, nous le
retrouvons plus déchaîné encore dans une grosse paroisse de Bretagne où il
arrive pour donner la mission. « Un jour, à Moncontour, il tombe au milieu
d'une fête foraine, d'un bal public, d'un groupe de danseurs et de danseuses
qui tournoyaient au son de quelques instruments criards. Montfort se précipite,
renverse l'échafaudage sur lequel les musiciens étaient juchés, s'empare des
instruments de musique, les brandit au-dessus de sa tête, et fond sur les
danseurs. Cris, vociférations, tumulte, bagarre. La chose pouvait très mal
tourner. Elle tourna bien. Cet homme était étonnant. On ne résistait pas à la contagion
de sa fièvre. Il apaisa les émois des musiciens, des danseurs et de la foule
qui s'était amassée autour de l'enceinte du bal. Il parla, il pleura, il fit
pleurer et tout se termina par le chant du beau cantique dont le refrain
remplaçait les flonflons de la musique : Vive Jésus ! Vive sa croix». (Calvet)
Lisons maintenant le
texte du P. Besnard (Livre II), de qui nous tenons cet épisode et qui était
allé se documenter sur place.
« La mission indiquée
dans la ville de Moncontour, diocèse de Saint-Brieuc, y attira M. de Montfort à
la suite des autres missionnaires. Il y arriva un dimanche, et à son arrivée,
il trouva sur la place une danse publique au son des instruments. Cette vue
excita son zèle pour la sanctification des jours sacrés du Seigneur. Il perça
la foule, arracha les instruments des mains de ceux qui en jouaient, se mit à
genoux au milieu des danseurs et dit à haute voix : Que tous ceux qui sont du
parti de Dieu fassent comme moi et qu'ils se prosternent par terre pour apaiser
la colère de Dieu. Un très grand nombre des assistants saisis d'étonnement et
d'une crainte religieuse obéit à l'instant et se mit à crier miséricorde.
Quelques-uns moins dociles hésitèrent plus longtemps, mais tous se rendirent à
la fin. L'homme de Dieu ne s'en tint pas là, et, pour prévenir dans la suite un
pareil désordre, il alla chez M. Villet, maire de la ville, pour le conjurer de
donner ses soins afin d'abolir entièrement un scandale contre lequel on
s'élevait depuis longtemps mais sans succès».
Comme on le voit, il
n'est question ni d'échafaudage renversé, ni de vociférations ni de tumulte ni
de bagarre. Montfort ni ne se précipite, ni ne brandit au-dessus de sa tête les
instruments des ménestrels, ni ne fond sur les danseurs, ni ne pleure ni ne
fait pleurer, ni n'entonne pour finir un cantique triomphal. Au lieu de
l'hystérique qu'on nous montre secouant les nerfs de la foule, quelle sobriété
et quelle convenance de gestes et de paroles chez le missionnaire du P. Besnard
! La rapidité et la précision de son action ont déconcerté musiciens et
danseurs. Rien de vulgaire dans son intervention, aucune violence. Un appel à
la foi de ces chrétiens ; point d'autre menace que celle de la colère de Dieu.
Autre exploit de notre
saint, vu de la même façon en renchérissant sur Mgr Laveille (p. 519).
« A Saint-Pompain, une
foire traditionnelle, occasion de désordres, menaçait d'entraver la mission.
Montfort organise une procession solennelle : il met en tête les plus solides
gaillards de la paroisse et leur ordonne de foncer, la croix en tête, sur les
baraques des baladins. Le pas était dangereux ; les choses tournèrent bien.
Effrayés par la charge de la procession les forains plièrent bagage et prirent
la fuite. Le champ restait au missionnaire »[80].
C'est Quérard qui nous a
conservé l'épisode et aussi le cantique dont le titre, il est vrai, sonne comme
une fanfare guerrière : La déroute des
danses abominables et foires païennes de Saint-Pompain. Cette pièce ayant
été omise dans la grande édition du P. Fradet, nous allons la citer tout
entière. Elle en vaut la peine. Nous y voyons, non pas avec quelle force
brutale, comme on se le figure, mais avec quel sens psychologique, l'homme de
Dieu opérait contre les scandales. A Saint-Pompain, il fit son chef-d'œuvre
dans ce genre. Pour en finir avec des foires et des réjouissances profanatrices
du dimanche, il organisa une procession tout simplement, et qui ne serait
qu'une procession, mais qu'il ordonna avec un tact parfait, un sentiment
délicat de la situation. Au premier rang, derrière la croix et la statue ou la
bannière de la Sainte Vierge (couplets 4 et 5), le bataillon des fillettes et
des petits garçons, les deux groupes le chapelet à la main et sans doute
costumés. Donc, en tête, tout au contraire des solides gaillards de Mgr Calvet
et d'autres biographes, la faiblesse, l'innocence, la grâce ingénue et
attendrissante du jeune âge. Ensuite la société des Vierges avec leur long
voile blanc et au doigt l'anneau de leur promesse ; puis la confrérie des
pénitents en longue robe et pieds nus malgré la rigueur de l'hiver. Enfin, en
bon ordre, le reste des fidèles, gens mariés ou non, vieux et vieilles, et
fermant la marche, le clergé. Sans que personne eût été prévenu, cette
procession à laquelle il ne manquait que le Saint-Sacrement, sortit de l'église
au moment où la foire battait son plein, et, priant, chantant, recueillie,
s'avança, sans rien heurter, à travers les étalages et les baraques des
forains, à la stupéfaction des marchands et des chalands, des bateleurs et des
badauds, qui se rangèrent et firent silence. Elle ondula, se faufila, traversa,
puis vraisemblablement contourna la foire, promenant son spectacle et son
contraste, en obsédant sans merci les yeux de ces chrétiens oublieux. Pas une
objurgation, pas un reproche, pas un mot du saint missionnaire ; le cantique le
dit expressément. Un appel muet et pourtant si pathétique à l'esprit de foi de
ces étourdis profanateurs du dimanche, dont la plupart sans doute avaient, dans
leur paroisse ou à Saint-Pompain même, assisté à une messe matinale. Les
coupables sentirent leur faute, ils en eurent honte, ils furent touchés aussi
de cette discrétion de l'homme de Dieu qui les avait pris par le bon côté, leur
côté de braves gens au fond et de croyants. Ils plièrent bagage, et
Saint-Pompain ne les reverra plus profaner ainsi le jour du Seigneur.
Lisons le cantique
triomphal où Montfort fait défiler sous nos yeux, comme dans un vieux psaume
d'Israël, les éléments de sa petite armée.
La déroute des danses abominables et foires païennes de Saint-Pompain
I
Le crucifix
A tout rompu
malgré le diable ;
Le crucifix
Est
triomphant sur les débris
Et de la
foire détestable
Et de la
danse abominable ;
II
Gloire à la
Croix,
Qui malgré
toute résistance
Gloire à la
Croix
Sans armes,
paroles ni voix,
Qui résiste
à toute puissance
Bouleverse,
arrête et foire et danse,
Gloire à la
Croix.
III
Quand on a
Dieu
Quand on
combat avec ses armes
Quand on a
Dieu
On a le
dessus en tout lieu ;
On passe au
milieu des alarmes
On vainc le
monde avec ses charmes,
Quand on a
Dieu.
IV
Que l'on est
fort
Quand on met
sa force en Marie ;
Que l'on est
fort
En vain la
foule fait effort
On est plus
fort quand on la prie
Que tout
l'enfer en sa furie
Que l'on est
fort.
V
C'est par
son nom
Que
Saint-Pompain chante victoire
C'est par
son nom
Qu'il vainc
comme fit Gédéon
En faisant
passer avec gloire
La
procession par la foire ;
C'est par
son nom.
VI
On craint si
peu
Qu'on ne
saccage et qu'on n'empêche ;
On craint si
peu
Qu'on prenne
le fer ou le feu
Que nos
enfants, rangés en flèche
Vont les
premiers nous faire brèche
On craint si
peu.
VII
Marchez,
enfants ;
A la tête,
petites filles.
Marchez,
enfants ;
Comme nos
héros triomphants
Battez des
géants à dix mille,
Petit
bataillon de pupilles,
Marchez,
enfants.
VIII
Petits
Davids,
Prenez vos
chapelets pour fronde ;
Quoique
faibles, quoique petits
Ne craignez
point, bravez le monde,
Frappez le
Goliath qui gronde,
Petits
Davids.
IX
Suivez
l'Agneau
Vierges,
n'ayez point d'autre casque,
Suivez
l'Agneau,
Que votre
voile et votre anneau ;
Où Satan a
levé le masque
Au travers
de cette bourrasque
Suivez
l'Agneau.
X
Braves
soldats,
Pénitents,
c'est vous que j'expose
Braves
soldats,
A la foule
des potentats ;
Que
l'orgueil combatte et qu'il glose,
Pieds nus,
vous gagnerez la cause,
Braves
soldats.
XI
Gagne-petit,
Quiconque
vient vendre à la foire,
Gagne-petit,
Grande perte
et peu de profit :
Il vend son
âme avec sa bête ;
Il perd son
Dieu ; quelle conquête !
Gagne-petit.
XII
Peuple
chrétien,
Homme de
Dieu, femme dévote,
Peuple
chrétien
Confondant
le peuple païen
Dans son
assemblée huguenote
En ces
saints jours de Pentecôte,[81]
Peuple
chrétien.
XIII
Vive Jésus,
Avec
Notre-Dame de Grâce,
Vive Jésus,
Victorieux
de tant d'abus,
Qui, quoi
qu'on dise et quoi qu'on fasse,
Se rend le
maître de la place,
Vive Jésus !
Dieu seul.
Combien, au contraire, Montfort est admirable dans la répression des scandales
Ainsi nous avons prise
sur le vif la manière de Montfort dans la répression des scandales. En dépit de
ce que peut nous suggérer notre imagination au récit de ses exploits, n'allons
donc pas le voir se laissant aller à la violence contre les délinquants.
Use-t-il de sa force musculaire, il le fait avec douceur. Ce n'est pas à coups
de poing ni en broyant les poignets de sa main de fer qu'il rompt à Nantes, sur
la Motte Saint-Nicolas, la ronde des danseurs, ni qu'il sépare les combattants
sur la Motte Saint-Pierre. Ce n'est pas en lui écrasant les épaules sous la
pression de ses paumes qu'à Poitiers il fait plier les genoux à l'officier
blasphémateur et l'oblige à baiser la terre. On se le représente se colletant
avec les ivrognes et les poussant titubants à la porte des cabarets, alors que
dans les deux circonstances où le P. Besnard nous le montre en action contre
les buveurs qui font de l'esclandre, il lui suffit au Mont-Saint-Michel de
paraître et de menacer, à Roussay de renverser les pots et les tables, pour
faire sortir toute la bande, à part, en ce dernier lieu, deux soiffards qui
voulurent faire bonne contenance et qu'il mit dehors en les prenant chacun par
la main. Qu'il ait affaire dans quelque tripot à de jeunes libertins qui
boivent, qui jouent, qui dansent, qui se querellent, qui blasphèment et hurlent
des chansons impies, et qui, furieux de leurs tables renversées, de leurs pots
répandus à terre, des fifres et des violons mis en pièces, l'entourent et le
menacent de leurs épées, s'empare-t-il pour se défendre de quelque lourd objet
à portée de sa main ? Non, point d'autre arme que son crucifix levé à bout de
bras. L'effet qu'il produisait ainsi, nous l'avons dit. En veut-on encore un
exemple ?
« M. Grignion ayant ouï
dire un jour, raconte Grandet (p. 193) qu'il y avait une grande assemblée de
garçons et de filles qui dansaient dans un des faubourgs de la ville de la
Rochelle, transporté de son zèle ordinaire contre les bals, il y fut avec un
ecclésiastique, et étant entré dans la chambre, il se mit à genoux au milieu de
la danse et dit tout haut l'Ave Maria. Cette posture et cette prière si peu
attendue dans une semblable rencontre surprit si fort cette assemblée qu'elle
se sépara à l'instant et s'enfuit ; deux garçons en furent si effrayés qu'ils
s'évanouirent et tombèrent par terre. Un ecclésiastique digne de foi, qui y
était présent, m'a raconté ce fait ».
Nous voilà donc loin de
l'énergumène qui hante l'imagination de tel et tel biographe et ne se présente
aussi que trop facilement à l'esprit de maints lecteurs. Le missionnaire était
doué d'une vigueur redoutable et d'une carrure impressionnante. En bien des cas
il aurait pu avoir raison par la force de la résistance physique de
l'adversaire. Mais quelle pauvre victoire et qui n'eût fait qu'aigrir le
coupable ! C'est la résistance morale qu'il voulait vaincre. Aussi ne s'en
prenait-il qu'aux objets matériels, renversant, brisant à coups de pied,
mettant en pièces les instruments du péché, pour frapper l'imagination du
pécheur.
Non, nous ne sommes pas
ici dans la geste de Samson, et il est clair que ce n'est pas la crainte que
pouvaient inspirer sa musculature légendaire et son air intrépide qui eût mis
en fuite non pas un demi-douzaine de vauriens, mais des assemblées entières,
comme Grandet (p. 326) nous en a déjà cité un exemple. Nous reprenons tout son
texte. Cela épargnera un effort de mémoire au lecteur.
« Prêchant un jour dans
une paroisse, il apprit qu'on devait tenir une foire le jour de la fête du
patron. Quelques jours auparavant il fit un discours contre un si pernicieux
abus, et il exhorta tous ses auditeurs à ne pas se trouver à cette foire, leur
disant que si elle se tenait ce jour-là, il les en chasserait, comme
Notre-Seigneur fit autrefois des vendeurs et des acheteurs du temple, dût-il
lui en coûter la vie. On ne fit pas grand état de son avertissement, car le
jour du Patron étant arrivé, il prêcha à son ordinaire à sept heures du matin ;
à peine s'y trouvait-il trente personnes, et après le sermon, ayant demandé
pourquoi il y avait si peu de monde, il apprit que la foire était la cause de
ce dérangement ; il descendit de chaire, et sans communiquer son dessein à
personne, il fut à la foire, et transporté du zèle de Phinées ou de celui de
Moyse, il renversa toutes les boutiques à droite et à gauche qui se
présentaient devant lui, et en moins d'un quart d'heure, tous les marchands
plièrent bagage, fermèrent leurs boutiques et emportèrent leurs marchandises.
Il courut ensuite un bruit par tout le champ de foire qu'on allait tuer tous
les chevaux, les bœufs et les autres animaux qu'on y vendait. Cette nouvelle
qui ne venait que d'une terreur panique mit une telle épouvante parmi les
vendeurs et les acheteurs qu'ils s'enfuirent précipitamment, et en moins d'une
heure cette fameuse foire fut dissipée. Il n'y a que des hommes inspirés de
Dieu qui puissent faire de tels coups ni qui soient capables de les faire
réussir ».
Ce n'est certainement
pas la soutane et les manches relevées comme un pugiliste qu'il sortit de
l'église, mais tel qu'il était en chaire, en ministre de Dieu, revêtu du
surplis et de l'étole, et se portant sur la place, renversa tranquillement
comme s'il exécutait un ordre du ciel, sans proférer un mot, étalages et
boutiques. Hors de lui, agité, vulgaire, le poing menaçant, blême ou pourpre de
colère, il eût été immanquablement assommé. Par son air d'autorité et sa
dignité souveraine, en parfait accord avec sa réputation de sainteté, il domina
toute cette tourbe et lui apparut comme investi d'une puissance surnaturelle.
Impossible d'expliquer autrement cette absence de résistance et surtout cette
panique et ce bruit qui courut que la mort allait frapper tout le bétail qu'on
vendrait.
Que, malgré l'horreur
que lui inspirait le péché, il ne s'attaquât pas aux scandales en impulsif, la
preuve en est encore que ses premiers biographes nous le montrent, en ces
circonstances, se mettant à genoux avant de franchir le pas dangereux et
prenant le temps de réciter un Ave Maria. C'est ce que nous l'avons vu faire à
Nantes lorsque, pour séparer artisans de la milice municipale et soldats de la
garnison qui en étaient venus aux mains, il se jeta au milieu d'eux. Bien qu'il
jugeât sans doute qu'un malheur pouvait arriver d'un moment à l'autre, perçant
la foule de populaire que cette rixe avait attirée et qui, à grands cris,
excitait les combattants et applaudissait aux coups : « Je me mis à genoux,
racontait-il quelques jours plus tard à M. des Bastières, et plusieurs
personnes suivirent mon exemple ; ayant dit un Ave Maria et baisé la terre, je
me relevai et me jetai à corps perdu au milieu de ces furieux». Point de doute
que les personnes qui se mirent à genoux avec lui, devinant ce qu'il allait
faire, craignirent pour sa vie et le recommandèrent à Dieu.
Mais ces prouesses
mettent en branle l'imagination. « Je me jetai à corps perdu »... On ne retient
que ce qui est mouvement, vivacité d'action, audace, risque ; et l'homme n'est
plus qu'un impulsif, un exalté, un violent. C'est après l'épisode de Moncontour
que Mgr Calvet fait cette réflexion : « C'était un saint. Et c'était un poète.
Il vivait dans un état continuel d'exaltation mystique et d'exaltation poétique
». Et tel en effet il l'a peint. Qui s'en étonnerait ?
Des Bastières exalte la
douceur de M. Grignion : « Il a fait, écrit-il, des efforts inimaginables pour
vaincre son impétuosité naturelle ; il en est venu à bout et s'est acquis cette
charmante vertu de douceur, si souvent préconisée par le Fils de Dieu ; il
l'avait peinte sur son visage, elle éclatait dans toutes ses conversations,
tous ceux qui lui parlaient en étaient charmés »[82].
Dans ses cantiques, le
saint célébrera longuement cette vertu. La douceur de Jésus lui inspirera,
mourant, son dernier sermon. Il en tirera des accents qui feront fondre en
larmes son auditoire. Mais nulle part il n'apparaît mieux en possession de ce
don de Dieu que dans la répression des scandales. Maîtrise absolue de lui-même,
aucun usage de sa force contre les personnes, aucune parole de colère, aucune
arme que son crucifix, aucun geste pour sa propre défense. A Nantes, les
soldats dont il vient de briser à coups de pied la table de jeu, occasion de
rixes quotidiennes, se jettent sur lui, le prennent par les cheveux, lui
déchirent son manteau, menacent de lui passer leur épée à travers le corps,
s'il ne leur paye leur table. Nous avons vu comment il se comporta.
Autre fait semblable,
raconté par le même M. des Bastières[83].
« Il arriva une fois que
comme M. de Montfort disait son Ave Maria au milieu de neuf ou dix personnes de
mauvaise vie, il y en eut une qui se jeta aussi à genoux pour prier Dieu ; tous
les hommes sortirent excepté un qui se jeta sur M. de Monfort comme un loup
ravissant sur un agneau, il le prit par les cheveux de la main gauche, tenant
de l'autre son épée nue ; il lui dit en jurant exécrablement que, s'il ne
sortait à l'heure même, il lui passerait son épée au travers du corps. M. de
Montfort, sans être nullement intimidé, lui fit cette sage réponse ; je
consens, Monsieur, que vous m'ôtiez la vie et je vous pardonnerai volontiers ma
mort, pourvu que vous me promettiez de vous convertir, car j'aime mieux mille
fois le salut de votre âme que dix mille vies comme la mienne. Ces paroles
furent comme un coup de foudre pour ce malheureux. Il en fut si épouvanté qu'il
tremblait des pieds et des mains, de sorte qu'il eut bien de la peine à
rengainer son épée et encore plus à trouver la porte pour sortir. Nous restâmes
seuls dans la chambre avec cette pauvre malheureuse qui était à genoux comme
nous et qui était plus de demie-morte aussi bien que moi. M. de Montfort
l'amena avec nous et la mit entre les mains d'une fille très pieuse qui l'a si
bien instruite qu'elle est présentement un parfait modèle de pénitence ».
« M. de Montfort, ajoute
des Bastières, m'a raconté beaucoup d'autres aventures à peu près semblables,
j'ai été moi-même témoin oculaire de quelques-unes ».
Quelle puissance de
pathétisme ne fallait-il pas pour produire de tels effets ! C'est ici qu'on
doit reconnaître comme un don de Dieu, une sorte de charisme de l'apôtre populaire,
cette vivacité d'expression qu'il mettait en tout et qui le rendait si
singulier dans la pratique habituelle des vertus. Dans les circonstances
extraordinaires comme celles que nous venons de voir, où le zèle l'enflammait,
tout devenait en lui impressionnant à un degré inimaginable : le regard, le
visage, l'accent de la voix, le geste, l'attitude. Tout exprimait avec une
force incroyable l'horreur du péché, la douleur de l'offense divine, la terreur
des châtiments célestes, la compassion pour le pécheur. Tout menaçait et tout
suppliait. D'un mot, d'un regard, il pénétrait d'effroi, sinon de componction,
un cœur de misérable. D'un geste, il lui arrivait de mettre en fuite toute une
bande ou de la précipiter à genoux. L'expressité, telle est sa caractéristique
que nous retrouvons partout. Des ecclésiastiques venus par esprit de moquerie à
ses mises en scène en étaient touchés aux larmes. A l'église Saint Jean de
Monfort[84],
devant prêcher, il se contente d'arborer un crucifix sur la chaire, descend, et
parcourant les rangs des assistants, leur offre à genoux un autre crucifix à
baiser, disant simplement à chacun : Voilà votre Sauveur, n'êtes-vous pas bien
fâché de l'avoir offensé ? « Tous les cœurs, écrit Blain, parurent comme percés
de componction et liquéfiés d'amour et de tendresse ; les yeux des assistants
parlaient pour eux par des torrents de larmes ».
Combien de traits de ce
genre pourrait-on citer encore ! A son départ de Rouen, où il est allé
s'entretenir avec son ami Blain, il prend un bateau, une sorte de coche, appelé
la Bouille... Cette voiture, raconte le mémorialiste (Blain, ch. LXXXII) est
une véritable arche de Noé, remplie de toutes sortes d'animaux. Il s'y trouve
ordinairement près de deux cents personnes qui viennent à Rouen et s'en retournent
chez elles les jours de marché. On ne serait pas bien reçu là à parler de Dieu
devant une troupe de gens qui souvent sapent les premiers principes de la
religion. Les entretiens ordinaires de ces allants et venants sont les plus
grossières polissonneries, ou en paroles ou en chansons lascives.
« Cependant, à peine
notre missionnaire y fut-il entré qu'il se mit à genoux devant toute
l'assemblée et, prenant en mains son grand rosaire, il exhorta son compagnon de
route (le Frère Nicolas) à le dire avec lui. La figure du prêtre à genoux et sa
proposition de dire le rosaire devint une foire pour l'assemblée ravie de
trouver un si beau sujet de rire. Le saint prêtre, toujours à genoux et en
prière, laissa la compagnie se divertir sur son compte ; c'était son sort de
trouver les confusions semées sous ses pas ; il but celle-ci en silence avec un
air tranquille et, sans doute, il l'offrait à Dieu en secret pour obtenir grâce
à ceux qui riaient à ses dépens. Quand ils eurent fini, il recommença et leur
proposa de nouveau de dire le chapelet ; les rires recommencèrent aussitôt et
continuèrent un certain temps ; après quoi, le dévot prêtre, dont le zèle
s'enflammait par les humiliations, leur proposa une troisième fois de dire le
rosaire d'un air si animé de l'Esprit de Dieu qu'il gagna sur toute la
compagnie de le dire tout entier et d'écouter ensuite ses instructions, ce qui
dura jusqu'à la descente du bateau.
« Ce récit, continue
Blain, m'a été fait par une personne qui était présente. Ceux qui savent ce
qu'est cette sorte de voiture et l'espèce de gens qui s'y trouvent d'ordinaire
admireront ce fait comme un miracle dans l'ordre de la grâce ».
Oui, sans doute, la
grâce divine implorée par le saint prêtre est intervenue. Mais de quel
instrument aussi se servit-elle ? Blain note lui-même l'action décisive du
missionnaire, ce zèle que ne firent qu'enflammer les refus, cet air, ce ton qui
finirent par devenir si animés de l'Esprit de Dieu que la troisième demande
emporta tout.
« Cet homme était
étonnant, s'exclame-t-on. On ne résistait pas à la contagion de sa fièvre ».
Disons plutôt à l'impression de surnaturel qu'il donnait. « Il séduit le peuple
par ses enchantements », répétaient ses accusateurs du clergé. Quel témoignage
! De fait, quand il parlait de Dieu, de Jésus et de Marie et laissait son amour
librement s'épancher ou qu'il s'appliquait à toucher le cœur d'un pécheur, son
visage s'illuminait, sa voix avait des modulations si suaves, un accent si
prenant, que l'on se sentait comme sous l'effet d'une incantation.
Si les biographes
avaient su voir que Grignion de Montfort n'avait d'autre singularité que d'être
expressif à l'extrême, un saint spectaculaire et qu'il tenait cette
particularité du fond même de sa nature, comme un don magnifique de Dieu à
l'apôtre populaire, le problème des persécutions ne se posait même pas.
Du premier coup ils
constataient comme une chose évidente que ses grands dehors de sainteté, si
puissants particulièrement sur l'esprit du peuple, avaient, d'un autre côté,
joué contre lui. Ils nous faisaient grâce d'explications aussi laborieuses que
dénuées de fondement : le jansénisme, des évêques circonvenus, serviles à
l'égard du pouvoir, jaloux de leur tranquillité ; un clergé aux vertus
discrètes, intransigeantes sur le chapitre de la tenue ; des chrétiens
embourgeoisés, mal disposés à s'entendre rappeler les renoncements
évangéliques, et plus fâcheusement encore, un Montfort bizarre, exalté,
passablement déséquilibré. Nous n'aurions pas non plus à déplorer que plusieurs
d'entre eux, par réaction, pour sauver l'honneur d'un si grand homme et d'un si
grand saint, aient tenu pour négligeable tout ce que dit Blain des
incorrigibles singularités de son ami, cause principale de ses épreuves, et les
aient présentées comme de légers défauts extérieurs qu'exploita la
malveillance, le dépouillant ainsi de sa caractéristique la plus nette, la plus
profonde et la plus providentielle, celle qui informe tous ses comportements et
fait qu'il est Montfort, un type unique d'apôtre populaire.
EXPERTISE
GRAPHOLOGIQUE
Un carme déchaux
soutenait donc à un montfortain, étudiant aux Facultés catholiques de Lille,
que le P. de Montfort était un déséquilibré et qu'il serait facile de le
démontrer en soumettant à un graphologue quelques lignes de son écriture. Peu
de temps après, en 1950, au Congrès psychologique d'Avon, on pria un confrère
de ce carme de présenter l'édition photographique du manuscrit de la Vraie
Dévotion à Mme Y.B. réputé graphologue parisien, présente au Congrès. Elle
n'eut pour l'examiner qu'un temps assez court entre deux sessions et ne put
donner oralement qu'une appréciation sommaire : « Tempérament très fort, mais
remarquablement équilibré à force d'efforts, semble peu original. On croirait à
de l'indifférence pour ses parents et ses amis, mais ce n'est que de
l'apparence ».
Mais, dans l'ouvrage du
P. Girolamo Moretti, le célèbre graphologue franciscain : « Copie non conforme.
Le vrai visage des saints révélé par leur écriture », on trouvera (p. 145) une
étude complète de celle de saint Louis Grignion de Montfort. Nous n'en
retiendrons que quelques notations.
« Sa force
intellectuelle n'est pas très accentuée », écrit le P. Moretti, ce qui nous
semble très vrai si l'on entend l'intelligence au sens fort de puissance
d'abstraction. Nous nous sommes déjà expliqués sur ce point dans une note de
notre chapitre V.
« Originalité qui n'est
pas troublée par d'excessives impétuosités car elle est plutôt médiocre », à
quoi nous souscrivons aussi, malgré le dire de Blain (ch. XXVIII) : « M.
Grignion naturellement inventif et d'une imagination féconde avait toujours à
proposer quelques nouvelles pratiques ou quelques nouveaux motifs de vertu ».
Non, Montfort n'invente pas. Aucune des pratiques, aucun des motifs de vertu
signalés par Blain qui ne soit emprunté. On ne voit pas davantage qu'il ait
tiré de son propre fond aucune de ses industries apostoliques. Mais ce qu'il
emprunte, pratiques de dévotion dont la plus belle est celle du Saint
Esclavage, cérémonies, mises en scène, etc.. il le monte en puissance.
On lui prêterait
volontiers une imagination créatrice. Elle ne l'est pas. Elle n'enfle ni
n'amplifie même rien[85].
Seulement elle présente les choses sous leur aspect le plus puissant, le plus
évocateur de leur grandeur invisible. Montfort a l'esprit sublime. Nous aurons
tout un chapitre pour le démontrer. Son imagination le sert sur ce point
admirablement. Elle revêt tout de formes sensibles. C'est elle qui lui fait
penser ses vertus de la manière la plus concrète ; elle qui lui fait comme voir
de ses yeux de chair et toucher de ses mains dans les pauvres la personne même
de Jésus-Christ, ainsi que le dit si bien Grandet (p. 354) : «La tendresse pour
les pauvres, si je l'ose dire, est allée jusqu'à l'excès, il les regardait
comme un sacrement qui contenait Jésus-Christ caché sous leur extérieur
rebutant. Un pauvre (disait-il) est un grand mystère, il faut savoir le
pénétrer: Beatus qui intelligit super
egenum et paeuperem, c'est-à-dire iatus
legit ».
CHAPITRE XVI
L'HOMME D'UNE VOCATION
Lorsqu'en 1863 le P. Faber
écrivait son admirable préface pour la deuxième édition en langue anglaise du
Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, sa haute qualité d'écrivain
spirituel ne l'avait pas empêché d'être frappé tout d'abord par la figure de
l'apôtre. « Il y a peu d'hommes dans le dix-huitième siècle, disait-il, qui
portent plus fortement gravées sur eux les marques de la Providence que cet
autre Elie, missionnaire du Saint-Esprit et de Marie... La somme de ses
travaux, comme celle de saint Antoine de Padoue, est vraiment incroyable et
inexplicable ». Et quand il en venait à l'écrivain mystique, c'est encore à un
autre illustre missionnaire qu'il le comparait. « Il s'avance, écrivait-il,
nouveau saint Vincent Ferrier, comme s'il était aux jours qui touchent au dernier
jugement, et proclame qu'il apporte de la part de Dieu le message authentique
d'un honneur plus grand, d'une connaissance plus étendue et d'un amour plus
ardent pour Marie, aussi bien que la liaison intime qu'elle aura avec le second
avènement de son Fils ».
Tout au contraire, en
1926, dans la préface, copieuse pourtant, du P. Huré, futur Supérieur général
de la Compagnie de Marie, le missionnaire n'est plus rappelé que par ces deux
lignes : « Sa grande voix d'apôtre, éteint depuis deux siècles, retentit de
plus en plus dans l'Eglise de Dieu ». Certes, une plus longue évocation ne
s'imposait pas, mais cette brièveté n'en est pas moins significative. Déjà, en
1901, le P. Lhoumeau, publiant son remarquable ouvrage La Vie spirituelle à
l'école du Bx Louis-Marie Grignion de Montfort, n'avait pas soufflé mot du
missionnaire.
Mais ce qui marque mieux
encore cette nouvelle orientation c'est la différence des deux offices
liturgiques, celui de la béatification 1888 et celui de la canonisation 1947.
Dans le premier, l'homme de Dieu que l'Eglise exalte n'est pas seulement
l'apôtre mais très nettement l'apôtre populaire, dont la vie, plus encore par
ses étranges pratiques renouvelées des vieux prophètes que par l'éclat de sa
voix, n'avait été qu'un cri : « Clama,
entonnait l'Introït, ne cesses : quasi
tuba exalta vocem tuam et annuntia populo meo scelera eorum et domui Jacob
peccata eorum. Crie à pleine gorge, ne te retiens pas, fais sonner ta voix
comme une trompette, dénonce à mon peuple ses crimes et à la maison de Jacob
ses scélératesses ». C'était le héraut du mystère de la croix et du très saint
Rosaire que l'oraison invoquait ; c'était le missionnaire et fondateur de deux
Compagnies de missionnaires que proclamait l'Evangile. Dans le nouvel office,
l'Introït n'évoque plus le brûlant apôtre que comme un messager de paix,
l'annonciateur du règne pacifique de Dieu. Quam
pulchri super montes pedes annutiantis et praedicantis pacem, annuntiantis
bonum praedicantis salutem, dicentis Sion : Regnabit Deus tuus ! Qu'ils
sont beaux sur les montagnes les pieds du porteur de bonnes nouvelles, qui
publie la paix, qui annonce le bonheur, qui proclame le salut, qui dit à Sion :
Voici que règne ton Dieu ! A part l'épitre inchangée, où saint Paul glorifie la
sagesse de Dieu, la folie de la croix, tout le reste, à quelques passages près,
remémore le nouveau Jean, le filial serviteur de la très Sainte Vierge, le
prophète du règne de Jésus par Marie.
Déjà, bien qu'en
exaltant Montfort comme le « Père de la Vendée», l'abbé Quérard, ancien
missionnaire de la Compagnie de Marie, dont nous parlerons tout à l'heure,
avait, par son ouvrage La Mission providentielle du Vénérable Grignion de
Montfort (1884) et sa biographie en quatre volumes in-12, (1887), préparé les
esprits à ce changement. Mais l'homme qui fit le plus pour mettre en valeur et
propager la spiritualité de notre saint, fut incontestablement le P. Lhoumeau.
Disciple de Mgr Pie et de Mgr Gay et fils spirituel de celui-ci, la lecture du
Traité de la Vraie Dévotion avait été pour lui comme la découverte d'un trésor.
Pendant les dix années qu'il dirigea les novices des Filles de la Sagesse à
Saint-Laurent-sur-Sèvre, il fit du petit livre le thème principal de ses
instructions. Devenu Supérieur Général (1913), sa grande pensée fut d'imprégner
de plus en plus les deux Congrégations montfortaines de l'esprit mariai de leur
Fondateur. Encore l'ambition du P. Lhoumeau ne se limita-t-elle pas à ce cercle
étroit. En 1902, il donnait au public « La Vie spirituelle à l'école du Bx
Louis-Marie Grignion de Monfort », simple résumé de ses conférences si alertes
et si spontanées. Deux ans auparavant il avait fondé la revue mensuelle, Le
Règne de Jésus par Marie, qu'il dirigea pendant quatre ans. Supérieur Général,
il encouragea au Canada, en Hollande, en Italie, la création de revues
analogues. En 1906, se fondait à son inspiration l'Association des Prêtres de
Marie, qu'il dotait deux ans plus tard d'une revue spéciale.
Ce fut,
vraisemblablement, en vue de cette tâche, aussi délicate que féconde, que la
Providence avait acheminé, par des détours assez imprévus, vers une Compagnie
de missionnaires, ce prêtre de trente-deux ans, de qui les dons et les goûts,
les entretiens, annonçaient plutôt une âme bénédictine. Mais, à notre humble
avis, il n'en est pas moins regrettable que l'apôtre populaire, à la différence
de l'écrivain spirituel, lui ait si peu parlé, les deux hommes dans la personne
du saint étaient inséparables. Plainchantiste à l'érudition et aux théories
très personnelles, maestro délicat, le P. Lhoumeau jugeait assez sévèrement la
sonorité éclatante de l'Introït Clama ne cesses. Mais on peut croire que la
préférence que nous venons de dire préparait mal l'artiste à goûter, paroles et
musique, un chant qui exaltait avec une telle plénitude l'apôtre populaire.
C'est pourtant cette
vocation d'apôtre populaire qui éclaire tout Montfort. Le regarde-t-on sous cet
aspect, tout s'harmonise en lui et convient. Ce qui vu sous un autre jour
déconcerterait est ce qui alors relève le plus sa physionomie.
Homme d'une vocation,
instrument hors série pour une œuvre extraordinaire, tel apparaît notre saint.
Il est de ces hommes qui, soit par révélation, soit par une impulsion secrète
irrésistible, se savent suscités de Dieu pour l'accomplissement de quelque mystérieux
dessein et qui portent dans toute leur personne la marque de leur
exceptionnelle destinée.
Qu'il eût le sentiment
profond d'être né pour de grandes choses, nous en avons plus que des indices.
Sa nature, son tempérament l'en avertissait d'abord. « Si Dieu m'avait destiné
pour le monde, disait-il à M. des Bastières, j'aurais été l'homme le plus
terrible de mon siècle». Terrible non pas seulement par une chaleur de sang
héritée de son père, mais par son âme, une de ces âmes qui trouvent joie et ivresse
à se mesurer avec les obstacles, à briser les résistances, à braver la fatigue,
la douleur et la mort. La violence qu'il fera à sa nature montrera ce dont il
était capable sur ce point. Mais il se savait surtout un privilégié de Dieu.
L'obsession de la divine présence, l'horreur instinctive du péché, une soif
inextinguible de pauvreté, de mépris et de souffrance, toutes faveurs qu'il
avait connues dès sa jeunesse, le lui disaient assez. Seulement ce grand Dieu
qui l'avait ainsi comblé que voulait-il de lui ? A peine a-t-il quitté
Saint-Sulpice et donné quelques missions dans les campagnes délaissées du
diocèse de Nantes qu'il se le demande. Doit-il aller se cacher au fond d'un
cloître, s'ensevelir dans quelque solitude pour se livrer à la contemplation et
à l'exercice de la pénitence ou s'élancer à la conquête des âmes ? Le zèle le
dévore, mais il craint le monde et ses applaudissements. Il connaît ses
ressources et il appréhende ses succès. Il semble entendre déjà autour de sa
chaire l'église s'emplir de cris et de sanglots et, dans ce triomphe de sa
parole, la voix de Satan le tenter d'orgueil. « Je me trouve depuis que je suis
ici, écrit-il de Nantes à M. Leschassier, comme partagé entre deux sentiments
qui me semblent opposés. Je ressens d'un côté un amour secret de la retraite et
de la vie cachée pour anéantir et combattre ma nature corrompue et qui aime à
paraître, et, de l'autre, je sens de grands désirs de faire aimer Notre
Seigneur et sa Sainte Mère et d'aller d'une manière pauvre et simple faire le
catéchisme aux pauvres de la campagne ». Les pauvres, ce n'est pas seulement la
misère physique et morale, le manque de tout, l'abandon, l'ignorance et la
crasse spirituelle, c'est aussi la masse, la multitude innombrable, un royaume
illimité à conquérir à Jésus-Christ. Déjà il songe à une petite et pauvre
compagnie de missionnaires. Cette fièvre d'étendre le règne de Dieu ne tarde
pas à l'emporter sur les aspirations du mystique et les attraits de la
solitude. L'ermite, il est vrai, ne mourra jamais complètement chez lui, et les
grottes secrètes, l'ombre et le silence des forêts profondes le tenteront
toujours. Seulement, il y a hors de France, au delà des mers, des régions
immenses où la détresse des âmes est infiniment plus grande, l'Evangile n'y
ayant jamais été annoncé. Voilà où il voudrait aller ; mais dans quelles
conditions ? C'est ici qu'apparaît jusqu'à quel point il était convaincu que
Dieu avait de grandes vues sur lui.
Chassé de Poitiers après
en avoir, depuis sa sortie de l'hôpital, régénéré les faubourgs, appréhendant
de trouver en France chez les autorités ecclésiastiques les mêmes oppositions,
il n'hésite pas et part à pied pour Rome. Dans quelle intention ? Ecoutons
Grandet (p. 95) qui, nous le montrons tout à l'heure, tenait ses renseignements
de bonne source.
Le biographe prend les
événements au moment où le missionnaire vient d'être interdit.
« Ce grand serviteur de
Dieu... étant allé répandre son cœur dans le sein du P. de la Tour, jésuite,
son directeur, qui demeurait alors au collège de Poitiers, il le consulta sur
le dessein qu'il avait depuis longtemps d'aller à Rome offrir ses services au
Pape, et lui demander sa bénédiction apostolique, pour aller prêcher l'Evangile
aux infidèles dans le nouveau monde, et par là, s'il lui était possible,
mériter la couronne du martyre. Le Père de la Tour approuva fort son dessein...
»
Dessein déjà ancien, en
effet : « L'ardeur de sa charité, dit Blain (ch. XL1X) parlant du temps de
Saint-Sulpice, l'attirait du côté des pays barbares ; mais les dissensions
survenues à cette époque, par la malice du démon, entre les ouvriers
évangéliques, le détournèrent d'y penser, et M. Leschassier ne lui permit pas
d'aller au Canada dans la crainte que, se laissant emporter par l'impétuosité
de son zèle, il ne se perdît dans les vastes forêts de ce pays en courant
chercher les sauvages. C'est ce que ce sage directeur m'a dit à moi-même ».
Revenons à Grandet (p.
99). Ayant amené son voyageur à Rome épuisé d'une si longue route, le biographe
continue : « Après quelques jours de repos, il fit demander audience au Pape
Clément XI par un Théatin qui avait beaucoup d'accès auprès de Sa Sainteté. Le
Pape ayant marqué le jour, M. Grignion demanda en quelle langue il fallait
haranguer le Saint Père, et ayant su que c'était pour l'ordinaire en latin, il
fit un discours fort court, mais très éloquent, qu'il prononça en cette langue,
après avoir été admis à baiser les pieds du Pape.
« Il a dit depuis qu'en
entrant dans la chambre de Sa Sainteté et qu'apercevant Clément XI, il fut saisi
d'un respect extraordinaire, croyant voir Jésus-Christ lui-même en la personne
de son Vicaire. Clément XI le reçut avec beaucoup de bonté, et, après la
harangue latine, il lui dit qu'il pouvait lui parler français, qu'il
l'entendait assez pour y répondre ; et pour ce que M. Grignion lui proposa
d'aller faire des missions en Orient pour convertir les infidèles, le Pape lui
répondit : « Vous avez, Monsieur, un assez grand champ en France pour exercer
votre zèle, n'allez point ailleurs et travaillez toujours avec une parfaite
soumission aux évêques dans les diocèses desquels vous serez appelé, Dieu par
ce moyen en donnera bénédiction à vos travaux »
Et après avoir parlé des
pouvoirs d'indulgence et de bénédictions que le Pape lui accorda, Grandet
poursuit : « Clément XI lui donna aussi la qualité de missionnaire apostolique
et lui recommanda surtout de bien enseigner la doctrine chrétienne aux peuples
et aux enfants et de faire renouveler partout l'esprit du christianisme par le
renouvellement des promesses du baptême »
De qui Grandet tient-il
ses informations ? Ce ne peut être que de M. des Bastières. Nous avons la
lettre que le P. de la Tour adressa au biographe. Ne s'y trouvent que quelques
lignes sur ce voyage, mentionné seulement comme preuve de « l'agilité de son
zèle », tandis que manifestement fait suite à notre citation l'extrait suivant
des Mémoires de M. des Bastières, extrait reporté à la dernière partie du
volume, selon l'habitude qu'a Grandet de séparer du récit des événements ce qui
concerne les vertus de M. de Montfort, réservant ceci pour la fin.
«Si j'avais voulu (dit
M. des Bastières)[86]
aller à Rome avec lui, il y aurait été pour la deuxième fois et pour le même
sujet ; il a fait ce qu'il a pu pour m'engager à faire ce voyage et pour me
persuader que Dieu demandait cela de nous. Mon cœur est pénétré de la plus vive
douleur, me disait-il quelquefois, quand je pense qu'un nombre infini d'âmes se
damnent, faute de connaître le vrai Dieu et la religion chrétienne ; si nous
avions nous-mêmes de la foi et de la charité, nous n'hésiterions pas d'un
moment à partir (pour Rome). Que ceux-là sont heureux qui ont le bonheur de
travailler à un si divin emploi ! Ils font ce que fit autrefois Notre-Seigneur,
ce qu'ont fait à son exemple les saints Apôtres, et ce que font encore
aujourd'hui un grand nombre de généreux et saints missionnaires. Ce sont mes
péchés, disait-il encore en soupirant, qui me rendent indigne d'une si
excellente faveur ; je ne mourrai jamais content si je n'expire au pied d'un
arbre comme l'incomparable missionnaire du Japon, saint François Xavier ».
Est-ce clair ? Le saint
entreprit ce grand voyage en vue d'obtenir du Pape ce que seul le Pape pouvait
lui donner : un ordre de mission pour les pays infidèles, autrement dit d'être
envoyé par Clément XI, seul ou avec quelques compagnons, lui-même
personnellement muni de pleins pouvoirs, à des nations païennes, comme, aux
premiers siècles de l'Eglise et dans le haut Moyen-Age, furent envoyés par le
Siège Apostolique aux peuples barbares leurs apôtres. Il a conscience d'avoir
l'âme de ces convertisseurs, leur génie d'adaptation, l'aptitude des plus
grands d'entre eux à parler cette magnifique langue apostolique que, d'un bout
de l'univers à l'autre, tout homme comprend et à laquelle les populations
primitives sont particulièrement sensibles, langue qui s'adresse aux yeux,
langue non plus de mots mais de choses, d'actions. Il a leur piété
démonstrative, leur ascèse effrayante, leur endurance physique, leur audace,
leur mépris de la douleur et de la mort.
Les sociétés
missionnaires ne manquent pas auxquelles il pourrait s'agréger. Mais, comme le
notait Blain, de fâcheuses compétitions troublent leur entente. De plus elles
ont leurs coutumes, leurs méthodes, leurs règles de prudence et aussi leurs
sujets médiocres. Il craindrait d'être bridé, mal encadré, maintenu à un rang
subalterne, dans l'impossibilité de s'abandonner aux inspirations de son zèle
et de son génie propre. Il tient à garder ses coudées franches. Il espère que
le Chef de la Chrétienté voudra bien l'investir d'une mission qui lui permette
de guerroyer à ses frais et de réaliser par ses moyens à lui, autant qu'il
plaira à Dieu, ses ambitions de conquérant.
Fils d'obéissance, il se
met pleinement à la disposition du Pape qui le maintiendra peut-être en France,
mais il ne lui dissimule pas l'ardent désir qui seul l'amène aux pieds de Sa
Sainteté et justifie un si long voyage et une si haute instance. Clément XI, il
est vrai, n'y acquiescera pas, mais il tiendra à marquer au jeune apôtre
combien il apprécie sa démarche et regrette de ne pas juger bon de mieux
satisfaire à ses vœux. Sans qu'il se fasse grande illusion, et l'homme de Dieu
non plus, sur la valeur que peut avoir aux yeux d'un épiscopat presque
entièrement gallican une recommandation pontificale, en assignant à M. Grignion
la France pour champ d'action il lui donne mission pour ce champ-là en lui
conférant le titre de missionnaire apostolique.
Il a fallu l'imagination
et le parti-pris de l'abbé Quérard pour trouver à ce voyage un motif tout
différent, et le malheur est que la plupart des biographes venus ensuite, impressionnés
sans doute par les détails qu'il fournissait en homme dûment informé, et aussi
se copiant les uns les autres, ne se sont pas suffisamment dégagés de cette
façon de voir.
Ne refusons pas à
Quérard d'avoir été, sur un point, un précurseur. Il fut le premier, sinon
peut-être à saisir, du moins à exalter la mission providentielle de Montfort.
Seulement il ne voit là que le héraut du règne de Marie. L'apôtre typiquement
populaire, caractérisé par des dispositions innées, non moins providentielles que
les dons surnaturels qui distinguèrent le mystique, lui a échappé. Pour lui,
Montfort n'est Montfort, un type à part, que par sa physionomie spirituelle
alors qu'il l'est au premier chef par la frappe de sa nature. A ses yeux, c'est
uniquement la singulière dévotion du prédicateur du Rosaire et du Saint
Esclavage qui marque l'apôtre de la Vendée ; c'est elle qui lui vaut tant de
vexations, où le biographe ne manque jamais de voir se profiler dans l'ombre
l'inquiétante silhouette d'un janséniste. En conséquence Quérard se persuade
que celui qui est allé à Rome, ce n'est pas l'aspirant aux terres lointaines,
brûlant d'obtenir du Pape un ordre de mission, mais le prédicateur du saint
Esclavage de la Mère de Dieu, jugeant prudent de soumettre au Souverain Pontife
sa méthode d'apostolat et de la faire ratifier par la plus haute autorité de
l'Eglise. On conçoit que le livre qu'il publia pour soutenir cette thèse et où
il écrit[87]
que « Clément XI sut reconnaître, consacrer la mission providentielle de
Louis-Marie de Montfort » ait fait assez de bruit dans les milieux romains pour
lui inspirer une certaine inquiétude.
Si encore il appuyait
son sentiment sur quelque autorité. Mais dans la quinzaine de pages qu'il
consacre à l'étude de cette audience au quatrième tome de la Vie du serviteur
de Dieu, autre ouvrage de sa composition, à part la date du 6 juin qu'il aura
relevée dans les archives pontificales ou dans celles des Pères Théatins, tout
ce qu'il dit de neuf n'est que conjecture. De ce fait, noté par Grandet, que le
missionnaire « fit demander audience au Pape par un Théatin qui avait beaucoup
d'accès auprès de Sa Sainteté », Quérard[88],
sachant par ailleurs qu' « au siècle précédent les religieux Théatins de Rome
avaient établi la dévotion du Saint Esclavage en Italie, dans la Sicile et en
Savoie », prête au voyageur de longs entretiens avec le P. Tommasi, que Pie VII
béatifia en 1803 et dont il fait indûment le confesseur de Clément XI. « A
dessein, écrit-il, de se faire parfaitement connaître au Souverain Pontife par
un intermédiaire éclairé, il eut à cœur de faire bien connaître à celui-ci ses
sentiments intimes et sa conduite extérieure, son enseignement et sa méthode
d'évangélisation, les oppositions et les persécutions qu'il rencontrait
partout, les fruits prodigieux de ses missions et les bénédictions que Dieu
répandait sur elles, et enfin ses œuvres, ses instituts que le ciel lui avait
inspirés et dont il avait déjà jeté les premiers fondements ». Là-dessus une
grande page rapportant l'exposé que le missionnaire aurait fait au P. Tommasi
de son merveilleux moyen d'apostolat, la dévotion du Saint Esclavage. Que le
saint ait longuement conversé de sa chère dévotion avec un autre saint qui n'en
était pas moins enthousiaste, c'est fort probable. Mais Quérard va plus loin.
Il s'appuie sur ce passage du Traité de la Vraie Dévotion : « Je proteste
hautement qu'ayant lu presque tous les livres qui traitent de la dévotion à la
très Sainte Vierge, ayant conversé familièrement avec les plus saints et
savants personnages de ces derniers temps, je n'ai point connu ni appris de
pratique de dévotion envers la Sainte Vierge semblable à celle que je veux dire
» et il conclut que l'auteur ici entend sans doute parler du P. Tommasi, qui
passait dès lors pour un saint et un savant de premier ordre». Admettons-le.
Mais, que dans cette conversation le missionnaire ait eu en vue de renseigner
le Pape sur sa méthode par un truchement autorisé, c'est une autre affaire.
C'en est une autre aussi qu'il ait entretenu le P. Tommasi, et surtout dans le
même dessein, de ses projets de fondateur. Cependant pour Quérard cela ne fait
aucun doute. Bien plus, à l'en croire, si Montfort sollicita du Souverain
Pontife un ordre de mission pour les pays infidèles et barbares, ce n'était
qu'un vœu exprimé pour contenter les désirs ardents de toute sa vie, pour s'en
faire un mérite devant Dieu, pour mieux connaître sa vraie mission et la tenir
directement du Vicaire de Jésus-Christ. Mais « tout témoigne, ajoute Quérard,
qu'il se sentait appelé à continuer sa mission en France ». A preuve « sa
recommandation au Frère Mathurin de l'attendre à Poitiers ou dans les environs,
et enfin sa lettre d'adieu qui suppose son retour et la reprise de ses travaux
apostoliques ».
«Clément XI, dit Grandet
(p. 101), lui recommanda de faire renouveler partout l'esprit du christianisme
par le renouvellement des promesses du baptême », et Montfort écrit dans la
Règle des missionnaires de la Compagnie de Marie : « Le but de leur mission est
de renouveler l'esprit du christianisme dans les âmes. Ainsi ils en font
renouveler les promesses comme ils en ont ordre du Pape de la manière la plus
solennelle, et ils ne donnent l'absolution et la communion à aucun pénitent
qu'il n'ait auparavant, avec les autres, renouvelé les promesses de son baptême
». Preuve directe, écrit Quérard, que Montfort soumit ses instituts naissants à
l'approbation verbale du chef de l'Eglise. Preuve aussi pour lui que Clément XI
approuva la pratique chère au missionnaire. Montfort ne dit-il pas en effet
dans son Traité de la Vraie Dévotion que la Consécration du Saint Esclavage
n'est que la parfaite rénovation des promesses du saint baptême ?
« L'histoire, cette
petite science conjecturale » disait Renan. Quérard nous en fournit là un assez
bel exemple. Et que penser d'un Montfort qui déclare au Pape son grand désir
d'être envoyé en pays infidèle et ne pense qu'à retourner en France après qu'il
aurait fait confirmer, consacrer, encourager et bénir par Clément XI sa mission
providentielle telle qu'il l'avait commencée ?
Voilà cependant nos
biographes se fiant à Quérard comme s'il avait assisté lui-même à l'audience.
Tout ce qu'il a tiré de son imagination pour étayer sa thèse, cet ample exposé
que le jeune prêtre aurait fait de son plan d'évangélisation, de sa doctrine du
Saint Esclavage, de ses projets de fondation, est accepté par eux comme argent
comptant. Le Montfort qui vient demander au Pape un ordre de mission pour les
pays infidèles, n'est guère, apparemment, que celui de la harangue latine,
l'entretien en français s'inspirant surtout des inventions de Quérard. Et
comme, malgré tout, ils ne sont pas aussi fermes que lui sur le dessein
qu'aurait eu M. Grignion de faire reconnaître par le Souverain Pontife sa
mission providentielle d'apôtre du Saint Esclavage, tout l'objet de ce voyage à
Rome aurait été une simple consultation et sur sa vocation et sur les objets
que nous venons de dire. Peut-être invoqueront-ils Blain. Le mémorialiste dit
en effet que son ami alla consulter l'oracle des chrétiens. Mais il y avait
deux manières de le consulter : lui demander conseil, lumières ou même décision
comme à un directeur de conscience, ou le prier de se prononcer comme
supérieur, de trancher le cas par un acte d'autorité, dans l'occurrence un
ordre de mission. Or c'est incontestablement de cette seconde manière que Blain
(ch. LXXVIII) veut parler. Nous citons tout le passage.
« Le motif de son voyage
fut le respect et l'obéissance qu'il voulut rendre au Chef de l'Eglise. Son
grand zèle lui avait toujours donné un penchant pour les missions étrangères ;
s'il ne l'avait pas suivi, c'est qu'on ne le lui avait pas conseillé ; d'un
autre côté, il voyait tant de difficultés à faire le bien en France, tant
d'oppositions de tous côtés même de la part de ceux qui devaient l'appuyer et
le soutenir qu'il était incertain s'il devait s'arrêter et s'il ne devait pas
aller chercher ailleurs une moisson plus abondante et plus assurée.
« Pour connaître la
volonté de Dieu sur un choix si important un attrait le portait à aller
consulter l'oracle des chrétiens, le premier supérieur de l'Eglise et le chef
de tous les autres, persuadé de suivre les ordres de Dieu en se conformant aux
siens. Il alla donc se jeter aux pieds de Clément XI et s'offrit à lui pour
aller là où il lui plairait de l'envoyer. Ce saint Pape si zélé contre les
nouvelles erreurs qu'il voyait se répandre en France, si doux et si patient à
souffrir les outrages perpétuels des ennemis de la Constitution de l'Eglise,
crut que l'humble prêtre qui demandait une mission ne pouvait mieux faire que
de retourner en France continuer les fonctions de son zèle et s'opposer aux
progrès de la nouvelle doctrine ».
Et Blain note en marge :
« Je le tiens de lui ».
Donc d'après le
mémorialiste pareillement, M. Grignion n'entreprit pas ce long voyage pour
demander seulement des lumières à un oracle, mais encore et surtout un ordre au
chef de la chrétienté, une mission, un mandat avec des pouvoirs de juridiction
que seul le Souverain Pontife pouvait lui accorder.
« Il s'offrit à Clément
XI, dit Blain, pour aller là où il lui plairait de l'envoyer », c'est-à-dire,
évidemment, dans tel pays infidèle qu'il plairait à Sa Sainteté. On conçoit mal
en effet qu'en demandant une mission il ait songé aussi à la France. Clément XI
ne put s'y tromper. Ce n'est pas en rapportant de Rome, avec la bénédiction du
Souverain Pontife et le titre de missionnaire apostolique, qui ne comportait
d'ailleurs ni pouvoirs spéciaux ni privilèges, un crucifix d'ivoire enrichi
d'une indulgence plénière, que notre ardent apôtre eut son vœu satisfait, ce
vœu qu'il avait dit au P. de la Tour d'aller prêcher l'Evangile aux infidèles
dans le nouveau monde, et par là, s'il lui était possible, mériter la couronne
du martyre. Les futures instances auprès de M. des Bastières pour l'emmener à
Rome avec lui l'attestent suffisamment.
Croyons donc Blain,
Grandet des Bastières, et regrettons que depuis Quérard leur témoignage ait eu
si peu de poids. Si encore les biographes avaient adopté intégralement la
version de Quérard, leur Montfort, tout inventé qu'il serait, ce jeune apôtre
que la pensée de sa mission providentielle conduit à pied de Poitiers à Rome
pour gagner le Pape à sa cause ne manquerait pas d'allure. Il serait dans la
note du véritable. De même, s'ils nous le montraient incertain de sa vocation
mais convaincu qu'elle est si extraordinaire qu'il ne voit que le Pape, éclairé
de Dieu, capable d'en décider. Mais l'homme qui flotte dans leur pensée, quelle
raison a-t-il de tenir au Pape ces longs discours sur ses méthodes d'apostolat,
sur ses projets de fondateur, sur la dévotion du Saint Esclavage et ses
merveilleux effets ? Doute-t-il de la rectitude de ses méthodes, de la sagesse
de ses projets, de l'orthodoxie de sa doctrine, de l'opportunité de l'enseigner
au peuple ? Doute-t-il de lui-même ? On se le demande. Ces exposés qui
convenaient si bien dans le cas imaginé par Quérard, quel sens ont-ils chez eux
? Rigault nous dit que l'intention du banni de Poitiers en allant jusqu'à Rome
était d'en « revenir éclairé, fortifié, protégé par les mots qui tomberaient
des lèvres de Clément XI ». C'était bien autre chose qui l'y portait. Tel est
cependant le motif que lui prêtent ses derniers biographes en réduisant sa
démarche auprès du Pape à une simple consultation et en faisant porter celle-ci
autant ou peu s'en faut sur les points imaginés par Quérard que sur sa
vocation.
Combien plus admirable
est le vrai Montfort qui, pleinement conscient de ses ressources et rempli de
l'esprit de sa vocation, brûle d'aller conquérir à l'Evangile un monde et va en
solliciter le mandat au Vicaire de Jésus-Christ !
Que fut-il advenu si
Clément XI eût accédé à ses désirs ? Quels projets remuait-il dans sa tête, car
il n'en manquait pas sans doute ? Songeait-il à recruter des compagnons, car le
voilà qui tâche d'entraîner M. des Bastières à sa suite ? Aurait-il avant de
partir jeté les fondements de quelque institut missionnaire ? Et la jeune fille
qu'il avait laissée à l'hôpital de Poitiers, la pierre d'attente de sa
congrégation féminine ? Et quelle œuvre eût-il accomplie là-bas ? N'y eût-il
pas laissé le renom d'un nouveau François-Xavier ? Mais Dieu l'avait choisi
pour la réalisation d'un autre grand dessein. En le renvoyant en France,
Clément XI entrait, plus que Sa Sainteté elle-même ne le pensait, dans les vues
de la Providence.
Homme d'une vocation,
Montfort avait si bien conscience de l'être qu'il se reconnut publiquement tel
en deux circonstances solennelles au moins. La première, nous en avons déjà
parlé à la Chèze, lorsque, devant toute la paroisse assemblée, il se déclara
l'homme annoncé, trois siècles auparavant, par saint Vincent Ferrier pour
restaurer la chapelle de Notre-Dame de Pitié. La deuxième, près de Parthenay,
au cours d'une prédication où Dieu déchira à ses yeux les ténèbres de l'avenir.
La prophétie étant d'importance, nous allons pour en mieux garantir
l'authenticité, emprunter au Dalin (p. 442), la plus grande partie du récit de
Mgr de Beauregard, évêque démissionnaire d'Orléans et ancien vicaire général de
Poitiers. Nous sommes à la fin d'avril 1797. Avec le relâchement de la
persécution religieuse qui va bientôt reprendre sous le Directoire, la guerre
de Vendée connaît une accalmie. Mgr de Beauregard, qui sera déporté à la Guyane
aux derniers mois de l'année, vient de donner une petite mission au château de
Curzay près de Lusignan où il s'est réfugié. Jugeant le lieu peu sûr, il a
décidé de s'éloigner.
« La veille de mon
départ, écrit-il, je vois entrer dans le lieu où je confessais et d'où j'allais
me retirer, un homme assez âgé, vêtu très simplement d'habits de toile ; il
avait tous ses cheveux qui étaient tout gris, sa figure était bonne ; cet homme
demanda à se confesser ; je lui reprochai de ne venir à moi qu'au moment où
j'allais partir, craignant de ne pouvoir terminer avec lui. Ce pauvre homme me
dit : Ne vous fâchez pas contre moi, nous nous arrangerons bien; quand M. le
Marquis fait venir des prêtres, je viens toujours le dernier. Je fis placer ce
pauvre homme et je l'entendis. Je ne peux dire combien il me consola, et je
reconnus en lui plus qu'un chrétien ordinaire. Je l'invitai à revenir le
lendemain à ma messe, où il communia. Touché de cette rencontre, je le fis
asseoir près de moi, et lui demandai qui il était et quel était son âge. II me
dit qu'il avait quelque soixante-dix ans; qu'il avait travaillé toute sa vie au
métier de fendeur dans les bois de M. le Marquis de Curzay ; qu'il ne pouvait
plus travailler, et que ses gens lui donnaient le pain ; qu'il n'avait jamais
été marié. Comme je lui demandai comment il avait été assez heureux pour servir
Dieu avec une si grande fidélité, il me dit que son métier lui avait été
enseigné par un bien saint homme, qui avait été, pendant de longues années,
fendeur dans les forêts; que cet homme, très saint chrétien, le conduisait à
des missions qui étaient données par MM. les Missionnaires de Saint-Laurent ;
qu'il l'avait plusieurs fois conduit à la croix du père Montfort, près de
Parthenay, pour y gagner les indulgences, et que lui-même y était allé
plusieurs fois, après la mort de son bon maître, parce que ce bon maître lui
avait dit que M. de Montfort était un saint.
« Pas moins, me dit mon
bon pénitent, j'ai du chagrin sur mon cœur touchant M. de Montfort ; je ne l'ai
jamais dit à personne, mais je vais vous dire tout. Lorsque mon bon et saint
maître fendeur me conduisait à la croix plantée près de Parthenay par M. de
Montfort, il me disait : Remarquez bien cette croix, elle a été placée là et
bénite par ce saint prêtre, après une mission où il y avait bien du peuple.
Quand la cérémonie fut faite, M. de Montfort, élevant la voix, s'écria : Mes
frères, regardez bien ma croix: quand elle sera pleine de mousse, et que mon
tombeau sera élevé de terre, il y aura une grande guerre où les hommes se
tueront les uns les autres, même des hommes du même pays; les frères feront la
guerre à leurs frères, et le sang sera répandu, avec beaucoup d'autres
malheurs. Mais la guerre ne passera pas ma croix ; elle sera le terme de la
guerre qui s'étendra de ma croix au couchant; peuples qui m'écoutez, retenez bien
ceci, et dites-le à vos enfants, qui le rediront à d'autres; ce qu'il redit encore
une fois.
« Toutes les fois que
mon bon saint maître fendeur me conduisait à la croix de M. de Monfort, il me
le disait toujours, et moi aussi, je l'ai souvent dit dans le pays. Mais la
promesse ne s'est pas exécutée en entier. La croix était bien pleine de mousses
grises, comme sur les vieux arbres, la guerre n'a pas passé la croix, mais je
n'ai pas ouï dire que la tombe de M. de Montfort se fût levée debout, personne
n'en a parlé, et c'est là mon chagrin. Je consolai ce bon vieillard, et je lui
dis : le miracle, comme vous l'entendez, c'est-à-dire que la pierre placée sur
la fosse du saint prêtre se fût levée de terre, eût été un événement peu digne
de la puissance de Dieu; mais en effet, le tombeau de M. de Montfort a été
élevé de terre. Sa grande réputation de sainteté ayant été reconnue par Mgr
l'évêque de La Rochelle, il a permis qu'on retirât son corps de terre, et qu'on
lui érigeât un tombeau de marbre, élevé de terre. Deux fois j'ai été invoquer
ce saint missionnaire auprès de ce tombeau que j'ai baisé avec beaucoup de
respect. Le pauvre homme ne put retenir sa joie, et il remercia Dieu de m'avoir
fait venir dans ces cantons, pour lui certifier que toutes les promesses ou
prophéties de M. de Montfort avaient eu leur accomplissement ».
Une guerre fratricide
qui surviendrait quand son tombeau serait élevé de terre et qui ne dépasserait
pas sa croix. Bornons-nous pour l'instant à constater, d'après ces notations si
précises ayant trait à sa personne, que Dieu ne l'avait pas laissé sans lumière
sur le destin du peuple qu'il évangélisait.
Homme d'une vocation, il
n'a pas seulement conscience de l'être, il en porte tous les signes. De
l'apôtre populaire aucun don ne lui manque. Celui qui le marque le plus
typiquement comme tel, il le possède même à un degré déconcertant. Car c'est
parce qu'il est à ce point fait pour le peuple que d'aucuns voient en lui un
fou, d'autres un hypocrite, sinon un enchanteur qui tient du démon sa puissance
de séduction. Il promène sur lui l'Evangile affiché en gros caractères. Il
n'est pas maître de ses vertus. Elles débordent de toutes parts, elles
jaillissent de son personnage, elles s'étalent, elles crient. Ce ruissellement
incoercible qui fit le désespoir de ses maîtres de Saint-Sulpice, c'est à lui
au premier chef après la grâce de Dieu qu'il doit ses prodigieux succès. Nous
en avons parlé, nous en parlerons encore. Laissons-les là pour le moment et
passons à ses autres dons, à cet ensemble si exactement calculé où, si rien ne
manque de ce qui fait en perfection l'apôtre populaire, rien non plus n'est
superflu.
Une santé qui tient du
miracle et qui lui permet, tout et» menant de front les multiples et épuisants
travaux du ministère apostolique, de traiter son corps avec la dernière rigueur
; ce qui, plus peut-être que tout le reste, lui vaudra parmi le peuple son si
grand renom de sainteté et décidera une foule d'âmes à entrer dans un chemin où
l'on ne s'engage guère qu'entraîné par l'exemple. Car tout finit par se savoir.
Le public serait déjà assez édifié par tout ce qui est du plein air et qu'il
exhibe même pour s'attirer des mépris : son misérable équipage, sa vie de
nomade et de gueux avec son cortège d'afflictions charnelles et d'humiliations.
Mais on le surveille, on l'épie, et les gens parviennent à être informés de
tout : sa table, son lit, ses jeûnes, ses veilles, ses flagellations, sa
ferraille d'instruments de pénitence. On s'explique pourquoi il a les joues si
creuses, les os si saillants sous la soutane et semble parfois gêné dans ses
mouvements. Aussi, dès le premier de ses trois sermons habituels sur la
nécessité de la pénitence, « les confesseurs, écrit M. des Bastières[89],
n'avaient aucune peine à faire accepter de leurs pénitents, soit gens de
qualité soit gens du commun, des pénitences rigoureuses lorsqu'ils les avaient
méritées ; ils leur en demandaient même plus qu'ils ne pouvaient leur en
accorder». Et de tous les articles, souvenirs de mission que vendait à la porte
des églises le mercier qui l'accompagnait, « le plus recherché et le mieux
débité, c'étaient les disciplines, les haires, les cilices, les ceintures de
fer et de crin, les bracelets et les cœurs piquants ; il n'y en avait jamais
assez». A l'île d'Aix[90]
où il prêche la mission, on se jette si bien, les soldats de la garnison
d'abord, sur les disciplines que le lot dont il s'est muni est vite épuisé. Par
bonheur les cordes ne manquent pas dans ce pays de marins. Il va de porte en
porte en quêter, en fait une ample provision, et les acquéreurs en usent de si
bon cœur que, certains jours, derrière l'église, après la dernière prédication
et les dernières confessions, le silence de la nuit en est troublé.
Lorsque l'on considère
ce qu'il refuse à son corps et ce qu'il en exige, on est stupéfait de sa
résistance. Jeûne trois fois la semaine et parfois, ces jours-là, une simple
croûte ou une pomme acide pour mater la faim. L'appétit est-il excité par une
table délicate, du vinaigre ou de l'absinthe mêlés au potage, le verre des contagieux
et ce qui traîne dans leur assiette, se chargent d'en avoir raison. Point de
lit que la dure ou une poignée de paille ou encore des fagots de sarments, et
sur cette couche quatre ou cinq heures au plus de repos. Logement à la
Providence, souvent un réduit sans air et sans lumière, un galetas, à moins que
ce ne soit une grotte humide ou un dessous d'escalier que les rouliers
ébranlent de leurs pas lourds. Ainsi affaibli et, par surcroît, saignant de
coups, meurtri de chaînes et de bracelets de fer, ce misérable corps devra
marcher des lieues et des lieues sous le soleil, la pluie, la neige, le vent,
au risque d'arriver au terme en nage ou trempé jusqu'aux os, sans linges ni
vêtements de rechange[91],
avec les mêmes haillons, hiver comme été ; passer ainsi d'une paroisse à
l'autre, le plus souvent sans débrider, et se remettre immédiatement à la
tâche. Que les travaux de ministère lui laissent quelque répit, ce sera pour en
passer la plus grande partie à genoux ou étendu la face contre terre, les bras
en croix.
Et ce malheureux corps
vient-il à se plaindre, à protester par de violentes douleurs d'entrailles et
par d'intolérables névralgies contre tout ce que son tyran lui fait avaler
d'horreurs à table ou ailleurs et narguer d'intempéries, son tyran n'en a cure.
Il est quatre heures du matin ; debout et au travail ! « Je lui ai vu, écrit M.
des Bastières[92],
souffrir de grandes maladies, des maux inexplicables (pas si inexplicables que
ça) comme des coliques auxquelles il était fort sujet, des douleurs de côté à
ne pouvoir respirer, des maux de tête à ne pouvoir ouvrir les yeux... Lorsque
je lui demandais comment il se portait, il me répondait que s'il pouvait se
lever il se porterait bien. Il me parlait ensuite comme s'il eût été en
parfaite santé ». Et puis si ce pauvre corps continue malgré tout à se sentir
comme une loque, la discipline n'est-elle pas là dans la poche de son maître
pour le ragaillardir, car si son maître lésine sur le sommeil et la nourriture,
il ne ménage pas les coups ?
La
discipline
Est médecine.
Qu'un chacun
frappe sur son dos
Jusqu'aux
os.
Chacun
frappe, frappe, frappe
Jusqu'aux
os.
C'est le
remède à tous maux.
Si tu
sommeilles,
Elle
réveille.
Frappe, et
tu ne dormiras pas.
Pourpoint
bas,
Frappe,
frappe, frappe, frappe
Pourpoint
bas,
Frappe, tu
réveilleras.
La maladie
Est guérie.
Frappe, elle
chasse les humeurs,
Les
douleurs.
Frappe,
frappe, frappe, frappe,
Les
douleurs,
Car tout
cède à ses rigueurs.
L'hiver, certaines nuits
qu'il gelait à pierre fendre, il allait au dehors, dans les jardins ou en
quelque autre lieu à l'écart, se donner cet exercice. De même quand il devait
monter en chaire, c'est avec une bonne flagellation qu'il se mettait en train.
A ceux qui l'en blâmaient : « N'avez-vous pas remarqué, répondait-il, que le
coq ne chante jamais mieux que lorsqu'il s'est battu de ses ailes ? ».
Jusqu'à quel point il
était impitoyable à son corps, il le montra surtout à La Rochelle[93],
pendant les sept semaines qu'il souffrit de la gravelle et d'un abcès,
accompagné d'une forte fièvre. « Ne m'épargnez pas », répétait-il au chirurgien
qui le sondait deux fois par jour, le fameux Seignette. S'il ouvrait la bouche
quand la sonde touchait son mal, c'était pour chanter : « Vive Jésus, vive sa
croix ! ». Mais quel corps de fer aussi ! « De cent hommes qui auraient eu ce
mal, disait Seignette, il n'en serait pas échappé un seul ».
« Les travaux de M.
Grignion, écrira M. Dubois[94],
directeur de l'hôpital général de Poitiers, ont été si pénibles pour le corps
et l'esprit, les exercices de piété si continuels et les mortifications
tellement sans relâche, que j'ai toujours regardé comme une espèce de miracle
qu'il pût suffire sans mourir mille fois ; et comme je marquais un jour à M.
Révol, évêque d'Oloron, alors Vicaire Général de Poitiers, mes sentiments et ma
surprise à ce sujet, il me fit l'honneur de me répondre que lui aussi, de tous
les miracles qu'on attribuait dès lors à M. Grignion, c'était celui qu'il
admirait le plus ».
A cette miraculeuse
défense de la nature, qui ne cédera qu'au poison des calvinistes de La
Rochelle, ajoutez une force prodigieuse. Tout en os et en muscles, sanguin, «
il mettait facilement une barrique remplie sur ses genoux, écrit M. des
Bastières[95].
Je lui ai vu porter une tombe que deux hommes forts ne pouvaient lever de terre
». Et en quoi cette force lui était-elle utile dans l'exercice de son zèle,
dira-t-on peut-être. En quoi ? Demandez-le aux buveurs, aux danseurs, aux
baladins, aux bretteurs, à tous les faiseurs d'esclandre. Sans doute, il n'en use
avec violence que contre des objets insensibles, instruments de péché, matériel
des cabaretiers, tables de jeu, fifres et violons des ménestrels. Mais pour
n'en user qu'avec douceur à l'égard des personnes, il n'en use pas moins, ici
rompant à la force du poignet un chœur de danse, là mettant proprement des
ivrognes à la porte des cabarets. Et comme elle contribue à en imposer à tous
ces fanfarons de braillards! Demandez-le encore à ses équipes de terrassiers et
de maçons, à ses porteurs et planteurs de croix de mission. Car, qu'il s'agisse
d'élever un calvaire comme celui de Pontchâteau ou de Sallertaine, de restaurer
une église comme le temple de Saint-Jean à Poitiers, de soulever et de dresser
ces croix-souvenirs monumentales, il ne se contente pas de diriger l'opération,
il met la main à la manœuvre, émerveillant par sa force musculaire paysans et
ouvriers, bons juges en la matière. Elle fait partie de son prestige, elle le
pose à leurs yeux, elle achève de consacrer son autorité et de le marquer comme
un chef.
Quel plaisir de
travailler avec un pareil homme et comme de partout, à son appel, on lui envoie
des bras !
Ensuite une
voix d'orateur, et
d'orateur populaire. Le P.
Besnard (Livre II) la dit « étendue et pénétrante ». Pénétrante, c'est-à-dire
non pas nécessairement une belle voix de chanteur comme était celle du Frère
Jacques à qui le missionnaire s'en remettait plutôt lorsqu'il s'agissait, avant
le sermon, de donner, par l'envol d'un de ses cantiques, le premier coup
d'archet, mais une voix où passait toute la palpitation de l'âme, qualité
maîtresse du véritable orateur, ne serait-il que conférencier. Etendue. Elle
pouvait l'être par l'ampleur du registre, mais ce n'est pas en ce sens que le
P. Besnard emploie ailleurs cette épithète ; étendue, c'est-à-dire qui portait,
qui se faisait entendre de vastes auditoires, même sous des halles ouvertes à
tous les vents et aux tapages de la rue, même en plein air et en rase campagne,
comme cela se doit chez un missionnaire. De plus, avantage sans prix, elle est
incassable. Montfort a dans la gorge des cordes d'acier. Harassé, fiévreux,
pâle de ses nuits blanches, l'air d'un cadavre, il peut sans crainte escalader
la chaire, gravir au milieu de prairies ou de landes le tertre d'où il dominera
la foule, son organe ne le trahira pas. Au saint Curé d'Ars les jeûnes, les
veilles, le confessionnal ne laisseront souvent qu'un souffle. Un de nos plus
grands orateurs sacrés, saint Pierre Chrysologue, sentit un jour sa voix le
lâcher en pleine bataille avec son auditoire. Notre saint ne connaît point de
ces défaillances. A la Chevrolière, quinze jours après le début de la mission,
il tombe malade. Violentes douleurs d'entrailles, fièvre qui ne cesse de
monter. On craint qu'il ne trépasse. Il n'en continue pas moins toutes les
fonctions de son ministère et sa voix tient toujours. « Je l'ai vu plusieurs
fois, dit à cette occasion M. des Bastières[96],
monter en chaire, tremblant la fièvre, et souffrant les douleurs d'une colique
très violente, ayant le visage semblable à celui d'un mort. On croyait d'abord
qu'il n'aurait pas eu la force de dire un mot, cependant il ne me souvient pas
de l'avoir jamais entendu prêcher avec plus de force et d'onction, ni d'une
manière plus pathétique que dans le temps qu'il souffrait le plus, car il
faisait pleurer tous ses auditeurs à chaudes larmes et les touchait jusqu'au
fond du cœur ».
A cette même mission de
la Chevrolière, il a fixé au lendemain de la clôture la cérémonie de la
plantation de croix. De toute la matinée une pluie glaciale n'a cessé de
tomber. Il y loin de l'église au lieu de l'érection, et les flaques d'eau, la
boue, emplissant les chemins. Cependant M. de Montfort ordonna au peuple,
continue B. des Bastières, de porter la croix nu-pieds, et pour mieux les engager
à le faire, il joignit l'action à la parole, et tout aussitôt plus de deux
cents hommes se présentèrent à lui les pieds nus pour avoir l'honneur de porter
la croix. « Bien que brûlant de fièvre et recru de mal et de fatigue, il leur
aida néanmoins à la porter jusqu'au lieu où on la devait placer. Aussitôt
qu'elle fut plantée, il la bénit et prêcha avec une force surprenante ».
Il est vrai que parfois
le miracle s'en mêle. Au cours de la mission à Saint-Amand-sur-Sèvre, « un
jour, raconte le P. Besnard (Livre VII) l'affluence du peuple fut si grande que
l'église ne pouvait la contenir. Il se vit obligé de faire porter la chaire
sous un grand arbre qui en était proche. Comme tout le inonde s'empressait de
se placer pour l'entendre, on s'avança vers ce lieu avec une précipitation qui
fit craindre que quelqu'un ne pérît dans la foule ; il les avertit de ne point
tant se serrer, assurant qu'on ne perdrait pas une de ses paroles. Ne vous
pressez point, mes chers frères, leur dit-il, ne vous pressez point. Dieu m'a
fait la grâce de posséder tout mon auditoire, vous entendrez bien tous.
Effectivement, dit un Frère qui rapporte le trait, j'étais dans un champ, un
des plus loin, et je l'entendais comme si j'avais été au pied de l'arbre. Un
prêtre qui était présent atteste la même chose. « J'étais, dit-il, dans une
distance de lui d'où il était naturellement impossible de l'entendre, je
l'entendis néanmoins ».
Quand sa voix
l'abandonnera, il se couchera pour mourir. Il était en plein travail à
Saint-Laurent-sur-Sèvre, au dix-huitième jour de la mission, mardi de Pâques,
lorsqu'on apprit que Mgr de Champflour viendrait tout prochainement faire sa
visite. Ce fut une grande joie pour le missionnaire qui se mit immédiatement à
l'œuvre afin de préparer à l'évêque une digne réception. Toute la paroisse se
porterait en procession au devant de Sa Grandeur. Il s'en donne tant qu'il se
sent subitement pris de frissons et respirant avec peine. Une pleurésie s'est
déclarée. En dépit de tous les conseils de prudence il se refuse à supprimer le
sermon qu'il s'est proposé de donner le lendemain devant le prélat. Il parlera
en effet, et malgré sa poitrine sifflante et une voix presque éteinte, il
trouvera de tels accents pour dire la douceur de Jésus que son auditoire
éclatera en sanglots. Mais ce sera son dernier triomphe. « Il ne faut pas,
avait-il dit, que l'on répande parmi le peuple que je me suis dérobé devant le
chef du diocèse ». Etait-ce bien là sa seule raison ? Une pleurésie à
quarante-trois ans ! A moins d'un miracle, il se voyait pour combien de temps,
peut-être pour toujours, condamné à se ménager. Se ménager ? Il s'en savait
bien incapable, et ce n'était pas aujourd'hui, en pareille circonstance qu'il
commencerait. A la grâce de Dieu ! Il prêcha donc, puis s'étendit sur sa
paillasse. Six jours après, au milieu d'un peuple en larmes, il expirait.
Du remueur de foules, de
l'orateur de plein air, il a aussi le visage. Sur ce point, Montfort apôtre
populaire est unique. Lequel de ses devanciers et, jusqu'ici, de ses
successeurs, présenta une physionomie d'un si haut caractère ? Le relief qui
marque si vigoureusement ses pratiques d'ascèse et ses industries apostoliques,
il le porte d'abord sur ses traits. Il était laid, ne craignant pas de le dire
irrévérencieusement tel et tel de ses biographes. Certes, s'il suffît pour être
laid d'avoir un visage où tout est démesurément grandi, un front surélevé, un
long menton, une bouche largement fendue, un nez long et busqué, des yeux
immenses, Montfort était d'une laideur à rendre jaloux Mirabeau et le grand
Condé. Mais une telle laideur, si laideur il y a, est comme celle des monts
abrupts et des grands paysages tourmentés. Elle ne repousse pas ; elle étonne,
elle subjugue. Découpé à l'emporte-pièce, mais par un artiste souverain, le visage
de Montfort avec ses formes exaltées, si superbement dédaigneuses de la beauté
vulgaire, respirait la grandeur et l'autorité. Son seul aspect impressionnant.
Qu'était-ce donc lorsque, dans le feu de l'action oratoire, toutes les émotions
de l'âme s'en emparaient et en bouleversaient les traits ? C'est alors que
l'expression de ce visage, portant avec la voix, jusqu'au plus loin de
l'auditoire, y bouleversait aussi les âmes. Ce masque de l'apôtre populaire est
de la même inspiration, si j'ose ainsi parler d'un ouvrage du Créateur, que le
masque antique des Grecs, destiné à jouer pour l'œil le rôle d'amplificateur,
de haut-parleur. La proportion des formes, l'harmonie des traits, la beauté
plastique y est délibérément sacrifiée à la puissance de l'expression. Esthétiquement,
comme tout l'extérieur de Montfort, comme tous ses gestes, il relève de l'art
spectaculaire. Conçu d'après les lois de la perspective théâtrale, il
n'obtiendra son plein effet que dominant la haute plate-forme d'un calvaire où
les gravures de l'époque se plaisent à représenter l'homme de Dieu parlant à un
peuple immense.
Visage inoubliable aux
impressions inoubliables aussi. Homme-spectacle, Montfort, en frappant si
fortement l'imagination populaire, s'y gravait, vivante incarnation des vertus
évangéliques. Son image, évocatrice de graves enseignements, ne s'effacera pas
de sitôt de la mémoire du peuple. La légende en gardera les traits essentiels,
lui assurant une influence posthume à laquelle, seule, peut se comparer celle
qui s'attache à certains grands noms de l'histoire.
Ajoutez des dons
d'artiste non moins propres à cet enseignement par les yeux qui convient si
bien au peuple. Vraisemblablement, il aurait pu exceller dans les arts
plastiques. On sait de Blain (ch. XVI) que M. de la Barmondière, remarquant les
grandes dispositions qu'il avait pour le dessin et la peinture, aussi bien que
pour la sculpture et l'architecture, se proposait de l'y appliquer dans
l'espérance que cela ne lui serait pas inutile pour le service de Dieu. Mais le
sulpicien ne tarda pas à mourir et M. Grignion soit par mortification, soit par
crainte de se distraire de Dieu, sacrifia son crayon et ses pinceaux. Il n'est
pas sûr qu'il les ait jamais repris et ne se soit pas contenté de sculpter avec
son couteau la Vierge en bois qu'il portait au bout de son bâton. D'une
certaine manière cependant n'en seront pas moins de lui tant de tableaux et de
statues qu'il laissera dans les églises et les chapelles, et ces personnages
qui figureront avec le Christ au sommet de ses calvaires monumentaux et ces
bannières des quinze mystères du Rosaire. En dehors de quelques pièces qu'il
trouvera toutes faites et à son goût, ces œuvres c'est lui en effet qui en aura
inspiré la conception et surveillé l'exécution. Et encore, ne faut-il pas en
oublier tant d'autres qu'il fit rafraîchir ou retoucher par le peintre et le
sculpteur qu'il menait toujours avec lui dans ses missions, comme nous
l'apprend Grandet (p. 311).
Et à quoi devait-on
aussi, sur les lieux de son passage, cette floraison de sanctuaires, les uns
nouveaux, les autres remis à neuf, de chapelles relevées de leur ruine,
d'églises rendues à leur fraîcheur première, de monuments-souvenirs, calvaires
le plus souvent, quelques-uns gigantesques, couronnés de statues ? A son zèle sans
doute, mais influencé par une âme de bâtisseur, par le plaisir de travailler la
pierre, élément de résistance et de durée, et de la faire chanter en des
strophes architecturales la gloire de Dieu.
Artiste aussi cet homme
plein de chaleur et d'imagination qui savait si bien jouer des lignes, des
volumes, des couleurs et du mouvement, pour monter des spectacles grandioses et
en faire une fête pour les yeux. Regardez se dérouler à travers les campagnes
ou par les rues des villes dans un ordre tout militaire, ces processions sans
fin, pavoisées de bannières et d'oriflammes rutilant au soleil, les confréries
en costume, des musiciens marquant du son de leurs instruments le rythme des
cantiques ; le jour de la plantation de croix, trente, quarante, cinquante hommes
portant sur leurs épaules, entre les rangs du peuple en marche, la gigantesque
pièce de bois et, arrivés au lieu de l'érection, la dressant à grand renfort de
cordages pendant que des milliers de voix, groupées en une seule masse chorale,
reprenaient le refrain :
Voici, voici
la Croix, l'étendard déployé
Et le char
triomphant du grand Roi de la gloire,
Plantons,
plantons la Croix dans ce champ de victoire ;
Adorons sur
ce bois Jésus crucifié.
*
* *
Enfin il aime le chant,
a de l'oreille et rime avec une facilité déconcertante. Sur les routes, il
fredonne des couplets de sa façon pour alléger la marche.
Quand je
vais en voyage
Mon bâton à
la main,
Nu-pieds,
sans équipage,
Mais aussi
sans chagrin,
Je marche en
grande pompe
Comme un roi
dans sa cour.
A son de
trompe, ton, ton, ton, tontrompe, ton, ton, trompe,
Je chante
tout le jour :
Vive le
Saint Amour !
Sur son lit de
souffrance, il chante pour charmer son mal.
A mon
secours,
O douce et
divine Marie,
A mon
secours !
Je souffre
et gémis tous les jours.
De mes maux
soyez attendrie,
Délivrez-moi,
je vous en prie,
A mon
secours !
Il mourra en chantant :
Allons, mes
chers amis,
Allons en
paradis.
Quoi qu'on
gagne en ces lieux,
Le paradis
vaut mieux.
Or le peuple aime aussi
chanter. A l'époque où vivait notre saint il chantait en dansant au son de la
viole. Il n'y a même pas si longtemps que, les jours de foire, d'assemblée ou
de noces, la bicyclette elle-même existant à peine, les jeunes gens de la
campagne regagnant leurs villages au milieu de la nuit, en groupes, par rangs
de quatre ou cinq, bras dessus bras dessous, sans craindre d'être fauchés par
les autos, chantaient à perdre haleine tout le long du chemin. Au temps de
Montfort, quand florissait l'artisanat, le savetier de La Fontaine n'était pas
le seul de sa corporation à chanter du matin jusqu'au soir. Tous les corps de
métier chantaient. On chantait en allant au travail, on chantait en
travaillant. Chansons d'amour, chansons à boire, chansons satiriques, chansons
de marche, chansons à danser, les unes du terroir simples et naïves, les
autres, de Paris surtout, où il y avait beaucoup à exorciser.
Pour les rimeurs de
cantiques, c'était une vieille tradition d'adapter leurs couplets à des airs
profanes en vogue, triple avantage à cela : gage de succès d'abord, ensuite
économie de travail et de temps, l'air n'étant plus à composer et à faire
apprendre aux gens, enfin chance de supplanter par un texte édifiant des
paroles qui le plus souvent ne l'étaient guère. C'est ainsi que sur l'air d'une
chanson bachique : Bon, bon, bon, que le
vin est bon !, le P. Surin avait composé son cantique : Dieu, Dieu, Dieu, vertu de mon Dieu !
Même manière de procéder chez le capucin Martial de Brive, chez l'inépuisable
abbé Pellegrin et tutti quanti.
Notre saint ne se fait
pas faute de marcher sur de si belles traces. Il suffit pour le constater de
voir les airs qu'il indique au-dessous du titre de ses cantiques. Beaucoup
viennent tout droit des salles de danse et des lieux de plaisir.
Des cantiques, il en
avait composé, et abondamment, dès le séminaire de Saint-Sulpice. Il en compose
le long des routes qu'il arpente de son grand pas à journées perdues, au cours
aussi de ses nuits de fièvre et d'insomnie. Qui sait même si, pendant ses
interminables oraisons, une ritournelle continuant à lui bourdonner
importunément dans la tête, la prière ne lui monta jamais du cœur aux lèvres
avec une rime au bout ? Toujours est-il que nul homme de Dieu n'aura imprimé au
martèlement d'un rythme plus de vérités éternelles dans la mémoire du peuple.
Jamais, pour louer le Seigneur et célébrer sur des airs faciles et connus et
dans une langue impeccable, accessible pourtant aux plus simples, le Christ, la
Vierge, les Saints et les Anges, les mystères chrétiens, le triomphe de la
Croix et le splendide cortège des Vertus, un tel Pindare ne s'était levé dans
l'église de Dieu sous le ciel de France, Pindare que peuvent railler des
lettrés, trop lettrés pour être capables de rivaliser avec lui si l'envie leur en
prenait, mais dont nos populations de l'Ouest répètent, depuis deux siècles et
demi, les couplets avec la même ferveur et la même allégresse.
Ainsi donc, à le
confronter avec sa tâche, Montfort, cet homme singulier qui déconcerta tant de
ses contemporains et que ses biographes modernes, parfois pourtant fins
psychologues, trouvent si facilement outré, bizarre, extravagant,
incompréhensif, apparaît aussi exactement fait pour cette tâche que, dans un
corps vivant, l'organe est fait pour sa fonction. Rien en moins, rien en trop.
Or, cherchez dans l'histoire ; en dehors des grands envoyés de Dieu, ministres
de sa miséricorde ou de sa colère, où trouver un cas semblable ? Plus un homme
est doué et sa fonction importante, plus il est difficile qu'ils s'accordent parfaitement.
Ou bien c'est la fonction qui, sur tel point, dépasse l'homme, ou bien c'est
l'homme qui, sur tel autre, dépasse sa fonction. Chez les plus comblés que de
notables insuffisances à côté de ressources inutilisables et partant plutôt
nuisibles parce qu'elles sollicitent l'homme à négliger sa tâche. Apôtre
populaire, Montfort n'était si parfaitement ajusté à la sienne, si bien fait
sur mesure, que parce qu'il était l'homme d'une vocation.
CHAPITRE XVII
L'HOMME DU CONCRET
I.
—
L'homme-spectacle chez qui tout parle et qui fait tout parler.
II.
— L'homme
aussi des pratiques extérieures.
I. — L'homme-spectacle
Il est remarquable que
ni Blain ni Besnard, qui ont essayé de comprendre leur héros, n'eurent idée de
se demander si tout ce qu'on lui reprochait tant ne provenait pas d'un fond de
nature commun avec l'ensemble de ses goûts et de ses tendances. En le comparant
sur le point du spectaculaire aux vieux prophètes d'Israël, ils s'étaient
pourtant l'un et l'autre engagés dans la bonne voie. Leur erreur fut
d'attribuer uniquement à l'inspiration divine, sans tenir compte du
tempérament, « les actions extraordinaires et même écrit Blain (ch. XLIV), en
apparence ridicules » de ces voyants de l'Ancienne Loi, comme si, pour être
éloquent, le langage d'action demandait moins de dispositions naturelles que le
langage parlé. Certes, ce n'étaient pas des hommes médiocrement doués, de
pauvre imagination et de froide sensibilité qu'un Elie, un Elisée, un Isaïe, un
Jérémie, un Ezéchiel, ces merveilleux metteurs en scène.
Blain croirait faire
injure à ces grands hommes et à ceux de nos saints qui leur ressemblent en cela
et leur imputer un manque de simple bon sens que de ne pas donner au seul
mouvement de l'Esprit de Dieu certains de leurs comportements. « Combien, écrit-il,
y a-t-il dans ceux que l'Eglise reconnaît pour saints de faits singuliers qu'on
ne peut attribuer qu'à l'inspiration divine et qui tomberaient sous la censure
et le blâme s'ils n'avaient pas eu pour principe une impulsion secrète et
puissante du Saint-Esprit ». Sans doute pense-t-il aux coups d'audace par
lesquels se distinguait si fort M. Grignion et à telle ou telle de ses
innovations en matière d'apostolat. Il cite la Société des Vierges, qui ne
manqua pas en effet de censeurs parmi le clergé.
Pour justifier les
méthodes d'enseignement visuel qu'affectionnait l'homme de Dieu, Blain (ch.
LXVIII) invoque l'exemple de Michel de Nobletz. Les tableaux et peintures de ce
génial missionnaire, expliqués d'ailleurs pour l'ordinaire d'une façon
savoureuse, ont ravi pendant plus de trois siècles, en Basse-Bretagne, les
auditoires de mission. Les anciens n'en parlent encore aujourd'hui que pour
regretter qu'on ait renoncé à leur emploi. Montfort n'utilisa le procédé que
pour illustrer les mystères du Rosaire, dont il avait fait peindre quinze
images[97].
Blain, qui nous a montré, une page plus haut, le missionnaire allumant, devant
de petits gueux qu'il vient de catéchiser, un feu de paille avant de leur
parler du feu de l'enfer, ne voit dans ces diverses pratiques d'enseignement
par les yeux que les industries d'un apôtre qui s'abaisse pour être entendu
d'esprits simples et grossiers. Soupçonne-t-il que, dans l'occurrence, M.
Grignion cédait aussi à la pente de son génie ? Dans les pages où il prend la
défense de ces sortes de méthodes, rien ne le donne à penser. Et cependant il
va nous représenter le missionnaire s'y prenant de la même façon pour inculquer
le précepte des renoncements évangéliques, non plus à des rustres et à des
enfants, mais à des gens du monde et sur un chapitre particulièrement délicat.
Aux trois lignes qui précèdent le récit du mémorialiste, il est clair que
celui-ci ne tient pas tellement à faire un honneur à son ami de cette façon
d'instruire.
« ... Taisez-vous ici,
raison humaine, l'Esprit de Dieu qui se plaît à se cacher sous des dehors vils
et des actions méprisables, la grâce qu'il y attache cautionne son approbation.
« Après donc que notre
missionnaire industrieux dans l'art de gagner, eut distribué aux petits et aux
pauvres le pain de la sainte parole, il voulut la porter aux riches, en
particulier. Les ayant à cet effet assemblés dans la salle du curé de la
localité, prêt à parler, il demanda une aiguille et du fil. Cette demande si
mal placée parut ridicule à ceux qui ne le connaissaient pas. Comme M. de
Montfort persistait dans sa demande, le curé, qui ne s'y attendait pas,
murmurait et n'était, je crois,
pas le seul. Enfin ayant
en mains une aiguille fine et du gros fil, il cherchait à faire passer l'un
dans l'autre et, ne pouvant y réussir, il en forma le plan de son discours, en
prenant ce texte que Jésus-Christ a consacré dans son Evangile. Il est plus
difficile qu'un riche entre dans le ciel qu'un câble entre par le trou d'une
aiguille. « Voilà, dit-il, l'oracle de Jésus-Christ. Le ciel et la terre
passeront, mais ses paroles ne passeront point. En vain le monde annoncera-t-il
des maximes contraires ; en vain la chair et la nature s'accorderont-elles à
les autoriser ; en vain l'enfer se soulèvera-t-il et remuera-t-il tout pour les
renverser, l'oracle est infaillible, il est impossible qu'un riche entre dans
le royaume des cieux. Il continua, dans le reste de son discours, à leur
montrer le danger des richesses, l'abus qu'on en fait, l'usage qu'on doit en
faire, la manière d'en sanctifier la possession par le dégagement du cœur et la
pauvreté d'esprit, par l'aumône, la prière et les bonnes œuvres ».
Et Blain termine par la
remarque que nous avons déjà citée et qui montre bien que le saint, en
recourant à cette manière d'enseigner, n'avait point à forcer, par
condescendance, son talent, mais qu'il s'y trouvait comme dans son élément. «
Dans ces rencontres, écrit-il, l'homme de Dieu s'abandonnait aux transports de
son zèle ; rien de plus tendre, de plus vif, de plus touchant que ce qui sortait
de ses lèvres. Chaque parole pénétrait l'âme et avait pour ainsi dire la
teinture de l'Esprit de Dieu. Sa voix, son visage, ses gestes, ses raisons
avaient quelque chose de divin et de cette vertu puissante qui sait éclairer
les esprits aveugles et dompter les cœurs rebelles ». Manifestement le dévot
acteur était le premier pris à son jeu, tellement l'action symbolique, la mise
en scène, touchait chez lui la corde sensible.
Seules les belles et si
émouvantes cérémonies où le missionnaire excellait trouvent sans réserve grâce
aux yeux de Blain. Si l'on écoutait ceux qui les blâment « la religion,
écrit-il, serait bien vite dépouillée de ses cérémonies et les églises de leurs
images. Mais en voulant nous réduire à un culte plus saint et plus pur, ils nous
auraient bientôt rapprochés de celui des calvinistes ».
Quant aux pratiques
d'ascèse de M. Grignion, sa vie à la Providence, ses jeûnes, veilles,
disciplines et autres macérations, nous avons vu qu'il les tenait, en dépit de
M. Leschassier, comme étant « du bon esprit ». Ce qui ne veut pas dire qu'il approuvait
ses grandes démonstrations de vertus. Sur cet article, il pensait comme les
sulpiciens. C'étaient là des indiscrétions qui attiraient à son ami tant
d'épreuves. Il y reconnaissait le fait de la nature ; mais, loin de voir dans
cette disposition un don de Dieu bien propre à édifier le peuple et à valoir du
crédit au missionnaire, il la déplorait comme un travers.
Le P. Besnard, lui, —
nous avons cité son texte — rapporte indistinctement à l'Esprit de Dieu, tout
ce que la conduite de notre saint présentait d'extraordinaire. Ses grands
mouvements de zèle, ses audacieuses interventions, s'expliquaient par une
impulsion divine, et son genre de vie par un choix délibéré, fait à la lumière
d'en-haut, des moyens de conversion qu'avaient employés les Apôtres. En tout
cela il ne donne aucune part au tempérament. Mais du moins a-t-il cet avantage
sur Blain de reconnaître que les pratiques si voyantes de l'ascète étaient
ordonnées dans la pensée de Dieu à des fins apostoliques.
Mais le P. Besnard se
fût-il, sur ce dernier point, trompé lui aussi qu'il serait en partie
excusable. Il ne pouvait savoir pour quelle œuvre extraordinaire Dieu avait
suscité un apôtre populaire aussi exceptionnel. On a le droit d'être plus
sévère à l'égard des biographes qui, venus après la Grande Révolution, n'ont
pas su voir comment la lumière des événements éclairait d'un jour nouveau cette
physionomie singulière et en dissipait les ombres.
Quand un biographe, en
étudiant son sujet, se trouve en présence, non pas de défauts de caractère qui
peuvent toujours s'expliquer, mais d'apparentes extravagances, il devrait se
dire que la sainteté ne saurait être, même exceptionnellement, un cas
pathologique et qu'elle est même, pour le moins, difficilement conciliable avec
un déséquilibre mental ou un simple manque de bon sens. II est bien osé
d'écrire, surtout lorsqu'il s'agit d'un homme public comme l'était Montfort,
que la grâce de Dieu s'accommodait de ces misères et, d'un autre côté, c'est risquer
de fausser gravement la personnalité d'un saint que d'atténuer ces prétendues
excentricités et de n'y voir que des manifestations superficielles. Seul est
logique de se demander si ces étrangetés, quelque déconcertantes qu'elles
soient, ne sont pas motivées par une vocation spéciale. Celle-ci reconnue, on
s'aperçoit que tout s'harmonise admirablement et que ce qu'on aurait voulu
supprimer comme une superfluité déplaisante, une verrue, est précisément le
nœud de tout.
Malgré les progrès de la
psychologie, l'avertissement de Feller et la réflexion qu'il cite du vieux
Fleury, l'historien ecclésiastique, demeurent toujours aussi pertinents[98].
« Ceux qui sont étonnés
de lire dans la Vie de ce saint (Patrice), des singularités en matière de piété
et de mortification, peu conciliables avec nos goûts, nos usages et nos mœurs,
ne doivent pas perdre de vue cette réflexion de M. Fleury : Il est à croire que
Dieu leur inspira cette conduite pour les besoins de leur siècle. Ils avaient à
faire à une nation si perverse et si rebelle qu'il était nécessaire de la
frapper par des objets sensibles. Les raisonnements et les exhortations étaient
faibles sur des hommes ignorants et brutaux, accoutumés au sang et au pillage.
Ils auraient même compté pour rien des austérités médiocres, eux qui étaient
nourris dans les fatigues de la guerre et qui portaient toujours le harnais.
Mais quand ils voyaient un saint Boniface, disciple de saint Romuald, aller
nu-pieds dans les pays froids, un saint Dominique Loricat se mettre tout en sang
en se donnant la discipline, ils comptaient que ces saints aimaient Dieu et
détestaient le péché. Ils auraient compté pour rien l'oraison mentale, mais ils
voyaient bien que l'on priait quand on récitait des psaumes. Enfin, ils ne
pouvaient douter que ces saints n'aimassent le prochain, puisqu'ils faisaient
pénitence pour les autres. Touchés de tout cet extérieur, ils devenaient plus
dociles, ils écoutaient ces prêtres et ces moines dont ils admiraient la vie et
plusieurs se convertissaient. Cette réflexion suffit pour expliquer plusieurs
singularités qui, dans l'histoire du saint, peuvent offenser des esprits
délicats et trop préoccupés des mœurs actuelles ; elle est appuyée par ce mot
de l'Apôtre : « Je me suis fait tout à tous pour gagner les hommes à Jésus-Christ
».
Voici en effet ce que le
bréviaire romain nous dit de saint Patrice : « Malgré la sollicitude
quotidienne de ses églises, son âme indomptable ne se relâchait jamais de la
prière. Chaque jour, dit-on, il avait coutume de réciter le psautier en entier,
avec les cantiques et les hymnes et deux cents oraisons, d'adorer Dieu en
fléchissant les genoux trois cents fois, et à chaque heure canoniale du jour,
de se munir cent fois du signe de la croix. Il partageait la nuit en trois
parties ; la première récitant cent psaumes avec deux cents génuflexions, la
seconde récitant les cinquante autres, plongé dans l'eau froide, mais le cœur,
les yeux et les mains élevées vers le ciel ; quant à la troisième, étendu sur
la pierre nue, il la consacrait à un léger repos »[99].
Nous allons retrouver
des traits semblables chez Montfort. Il va sans dire que saint Patrice,
contrairement aux flagellants fanatiques du Moyen-Age, ne croyait pas
nécessaire de se donner en spectacle au public quand il se livrait à de tels exercices.
Il le faisait tout simplement parce que tel était son attrait. Il avait besoin
de sa bouche, de ses lèvres, de ses yeux, de ses bras, de ses mains, de son
corps prosterné, grelottant, douloureux, pour élever son âme à Dieu, ce qui
est, évidemment, une conception de l'oraison assez différente de celle de la
grande mystique, sainte Thérèse d'Avila. Le Seigneur avait jugé bon de faire
l'apôtre de l'Irlande un saint spontanément spectaculaire.
Il n'y a pas plus de
deux siècles, Dieu suscitait dans son Eglise un apôtre d'une sainteté au relief
plus accusé encore, toute en pratiques extérieures et en comportements bizarres
; un missionnaire qui, sans aucun bruit de paroles, par le seul exemple de sa
vie, se classera au nombre des prodiges d'éloquence et des plus grands
convertisseurs. Après lui avoir inspiré de commencer des études en vue du
sacerdoce, de lire et de relire jusqu'à en rassasier son âme le sermonnaire en
dix volumes du P. Le jeune et de tâter même de la vie cartusienne et de la vie
cistercienne, Dieu lui ouvre, à vingt et un ans, sa vraie voie, qui est celle
de l'instabilité locale et le met sur la route, comme le plus misérable des
chemineaux, pour promener à travers une Europe raffinée et jalouse d'égalité
sociale, en face des béatitudes du siècle, l'incarnation des béatitudes
évangéliques. Car il faut à Benoît Labre une ascèse d'une rudesse effrayante et
d'un réalisme extrême : une pauvreté repoussante, des plaies qui suppurent, le
grouillement de la vermine, le dégoût des passants, le jeu cruel des gamins,
des insultes, des coups, des méprises infamantes, des emprisonnements. Pour
nourrir sa contemplation, il saurait si peu se passer de ses sens, du visible,
du tangible, qu'il chemine perpétuellement vers quelque sanctuaire de pèlerinage,
prenant tout son temps en cours de route pour visiter à droite et à gauche, au
prix parfois de longs détours, les moindres lieux de prière : des chapelles
rustiques, d'humbles églises de paroisse ou de couvent conservant quelques
reliques insignes, des calvaires, des tombeaux de saints. Et là, après s'être
abîmé longuement dans la prière, il examine avec le même soin que le ferait un
archéologue, tous les détails, lentement pour y butiner son miel ; bien plus il
palpe jusqu'aux murs, comme s'il voulait imprégner tous ses sens de la sainteté
des lieux et des choses. Il ne lui suffit pas de méditer la Passion du Christ,
il la joue autant qu'il le peut, mêlant aux croûtes de sa besace des cailloux
qui sans doute représentent le poids des péchés, de ses péchés à lui et des
péchés des autres ; gravissant sous un soleil de plomb, pour la seule
satisfaction de faire lui aussi sa montée au Calvaire, des collines par les
sentiers les plus abrupts, trébuchant même par quelque chemin de montagne sous
une croix qu'il s'est faite de deux grosses branches. Sa contemplation est
tellement prise dans la substance matérielle des choses que, d'après une confidence
faite à son confesseur de Lorette, la méditation du Couronnement d'épines le
transportait, sans qu'il pût s'expliquer comment, à la contemplation du mystère
de la Vie trinitaire.
Pour lui faciliter
l'accomplissement de sa mission, Dieu l'a gratifié de traits physiques qui
rappellent étonnamment ceux du Sauveur mourant tels qu'une tradition
iconographique déjà ancienne s'est plu à les représenter : une barbe blonde,
des cheveux dont les mèches collées aux tempes par une sueur d'agonie
descendant le long du visage, une face ravagée par la fatigue et la souffrance,
une pâleur de cadavre, des yeux fixés au ciel et dont on n'aperçoit guère que
le blanc ou abaissant vers la terre un regard de douceur ou d'affectueux pardon
(Voir Etudes, octobre 1947).
Patrice, Benoît Labre,
Grignion de Montfort, trois ascètes de la même frappe, trois apôtres
pareillement caractérisés par le langage d'action, l'enseignement par les yeux.
Malgré une nature autrement riche, il s'en fallut peut-être de peu que le fils
de Jean-Baptiste Grignion de La Bachelleraie ne devînt simplement un Benoît
Labre. Tout jeune ne rêvait-il pas de quitter la maison paternelle et de s'en
aller en pays inconnu, mendiant son pain jusqu'à ce qu'il eût la force de le
gagner par un métier qu'il aurait choisi, disait-il, le plus vil. Qui sait ?
Chiffonnier ambulant ? marchand de peaux de lapin ? Pauvre hère sans domicile,
allant devant soi sans but apparent, mais de hauts lieux de prière, de centres
de dévotion, d'humbles monuments chers à la piété populaire, n'en manquant pas
un.
Benoît Labre fut envoyé
par Dieu à des populations dont la fidélité chrétienne allait connaître, dix
ans après sa mort, de terribles épreuves ; Patrice à un peuple barbare.
Qu'était, à la venue de Montfort, la future Vendée, particulièrement la Vendée
angevine, la Vendée de l'Armée Catholique et Royale, du Rosaire quotidien et
même des aspirations au martyre ? Quand on sait à quel degré de paganisme,
d'ignorance religieuse, de superstition et de dégradation morale — « des gens
qui étaient à peine des hommes » écrit justement Blain (ch. LXVIII) — était descendue
plus de la moitié de la Bretagne quand parurent Michel Le Nobletz et Julien
Maunoir, il est difficile de ne pas croire que même la partie la plus préservée
de la future Vendée avait, elle aussi, un besoin urgent de renouvellement. Ce
n'est pas en un siècle qu'avaient pu être réparées les effroyables ruines
matérielles et spirituelles qu'avaient laissées là comme partout ailleurs les
guerres de religion. Au reste, ce qui demanderait le plus d'héroïsme chrétien à
ces populations, ce n'est pas de se lever pour la défense de leur foi mais de
se comporter sous les armes en soldats de Dieu.
Pour les y préparer Dieu
leur envoya, dans la personne d'un homme qui serait le père d'une lignée
d'apôtres populaires pénétrés de son esprit et formés à ses méthodes, non pas
un exalté, un déséquilibré, une manière de demi-fou, mais un saint à toute
outrance, aux vertus vigoureusement incarnées, une sorte de prophète de
l'Ancienne Loi, virtuose, à la façon orientale, du relief et de la couleur, de
la mise en scène et de l'action symbolique. Car tel est Montfort : un
magnifique génie de primitif, qui pense si bien concret que ni le maniement des
abstractions scolaires, ni l'usage de nos langues décolorées, ni les manières
discrètes de la civilisation occidentale, ni les efforts de ses maîtres
sulpiciens pour le réduire à la grisaille commune, ne réussirent à désincarner
si peu que ce fût son ascèse et sa méthode apostolique.
Il est manifeste que
chez lui le spirituel et le sensible sont si étroitement liés qu'il perçoit,
qu'il sent, qu'il réagit, qu'il pense et veut avec tout son être ; qu'il ne
peut adorer, prier, sans que tout adore et prie en lui, le visage, les yeux, le
cou, la poitrine qui éclate, les lèvres qui se collent à un crucifix ou à une
image de Marie, les genoux qui fléchissent, le corps qui s'étend les bras en
croix, la face contre terre. Trois cents génuflexions par jour, à différents
temps, devant une statuette de la Sainte Vierge, en la saluant chaque fois d'un
éloge particulier, note Grandet (p. 313). Le crucifix qu'il donnera en
témoignage d'amitié à M. Bouic, successeur de Poullart des Places au séminaire
du Saint-Esprit, comme ce qu'il avait, disait-il, de plus précieux, était usé
de baisers. Il en était sans doute pareillement de la Vierge de métal qu'il
avait toujours sur lui, étreignait dans sa main, couvrait de baisers et
baignait de ses larmes.
Et ainsi de toutes les
affections de son âme, si bien qu'un peintre d'allégories en quête d'un modèle
pour figurer, après la dévotion, l'humilité, l'obéissance, la compassion, le
pardon des injures, la douleur de l'offense divine, la pénitence, que sais-je
encore ? n'aurait eu qu'à le regarder : il lui fournissait tous les traits
plastiques caractérisant chacune de ces vertus. Et si l'artiste avait été en
peine de quelque scène haute en couleur pour illustrer son idée, il n'aurait eu
dans la vie de notre saint que l'embarras du choix. Car point de vertu dont
Montfort n'ait fait un spectacle et quel spectacle !
Le voici au cou de son
insulteur, le curé de la Chevrolière, l'embrassant et lui parlant si tendrement
que celui-ci n'en peut croire ses yeux et ses oreilles. Le voici écoutant avec
tant de sérénité de la bouche de Mgr de Beauvau la lecture de la lettre de
Marly que le prélat se demande s'il ne joue pas la comédie. Le voici, les
habits déchirés, pris aux cheveux et à la gorge par les soldats dont il vient
de briser la table de jeu et ne se défendant pas plus qu'un agneau. Le voici,
son crucifix à bout de bras, séparant les duellistes, tenant en respect des
bandes de vauriens avinés qui le menacent l'épée haute. Le voici rompant les
rondes, vidant les cabarets, les tripots et les lieux de débauche, abordant en
pleine rue un officier du roi qui blasphème et l'obligeant à baiser la terre.
Le voici faisant tomber à genoux pour demander pardon à Dieu et réciter avec
lui le chapelet, danseurs et danseuses, joyeux drilles, dégoiseurs d'impiétés,
prostituées toutes tremblantes et en larmes. Le voici mettant en fuite, à lui
seul, toute une foire.
Et sa pauvreté, son
amour des pauvres, la foi qui lui fait voir en eux la personne même de
Jésus-Christ ! Des scènes à défier même parfois le pinceau le plus osé, celle
par exemple que surprit Blain pendant ses vacances au Bois-Marquer: le jeune
Louis-Marie, caressant, embrassant un gueux dégoûtant, à demi idiot, lui baisant
les pieds ; celle-ci encore où le missionnaire, apercevant un vagabond en train
de secouer derrière une haie sa chemise grouillante de vermine, lui offre la
sienne et enfile avec allégresse, comme la livrée du Christ, la guenille du
misérable : trait d'un réalisme plus accentué même, n'est-il pas vrai, que
celui qui marqua, à la sortie de Rennes, le départ pour Saint-Sulpice et dont
le lecteur n'a sans doute pas perdu la mémoire. Enfin ceci, qui atteint au
sublime, mais qui ne tentera certainement ni peintre ni cinéaste[100].
L'aumônier de l'hôpital de Poitiers a ramassé dans le ruisseau un malheureux à
demi-mort, atteint d'un mal affreux et abandonné là comme une bête. Avec la
permission de l'administration, il le porte dans une chambre à l'écart, mais,
tout habitué qu'il est à panser plaies, abcès et ulcères, cette fois
l'infection est telle qu'il sent son cœur se soulever. Recueillant alors le pus
dans un plat, il le porte à ses lèvres et l'avale lentement comme un breuvage
sacré ; acte de foi et d'amour qui fut d'ailleurs récompensé à l'instant même :
« Jamais, confiera-t-il plus tard à une Sœur de l'hôpital qui avait besoin elle
aussi de vaincre ses répugnances, jamais je n'avais rien trouvé d'aussi
délicieux ».
Même à la table de
personnes de qualité comme Mme d'Orion, châtelaine de Villiers-en-Plaine, il ne
peut se passer de ses compagnons habituels, deux mendiants qu'il fait asseoir à
sa droite et à sa gauche, les encourageant au besoin à se placer, comme s'ils
avaient été les enfants de la maison, dit Grandet (p. 355). Manquent-ils, il
sort avec ce mot d'excuse : « Je vais chercher le bon Jésus ». Il boit dans
leur verre et, le repas terminé, il les embrasse et les reconduit chapeau bas
après leur avoir fait une large aumône. Tous ces misérables sont si bien pour
lui le Christ lui-même, l'Homme des douleurs, qu'il ne se rassasie pas de les
regarder, de les prévenir d'honneurs, de les choyer, portant les estropiés dans
ses bras ou sur ses épaules, embrassant des contagieux, des malheureux,
crasseux, malodorants, aux plaies purulentes, coupant les cheveux aux teigneux
et en ôtant la vermine. A l'hôpital de Poitiers, il lave à genoux la vaisselle
des pauvres, comme le prêtre ne le fait même pas pour les vases de l'autel. Un
soir, à Dinan, revenant à son refuge de la Providence, il trouve au coin d'une
rue une sorte de lépreux, gisant à terre, rongé d'ulcères, à demi-mort. Il le
prend dans ses bras et, arrivé à la maison, comme le Frère, qui n'a pas reconnu
le pas plus lourd que de coutume de son maître, hésite à ouvrir, il a ce cri
qui explique tout : Ouvrez à Jésus-Christ.
Grandet a réservé la
moitié presque de son ouvrage au cinquième et dernier livre qu'il intitule : De
ses vertus en particulier. Dix-sept chapitres y traitent spécialement de cet
objet ; le reste est consacré aux industries apostoliques de Montfort et aux
attestations de témoins oculaires. Or, ces pages ne sont qu'un long défilé de
pratiques toutes plus concrètes et plus spectaculaires les unes que les autres.
On y discerne nettement un homme qui ne conçoit bien la vertu qu'effective et
non purement affective. Chez cet homme point de renoncement, simple détachement
de cœur ; point de pauvreté sans la condition même du pauvre, du vagabond qui
n'a ni feu ni lieu, sans les guenilles du mendiant ; point de mortification
s'il n'en éprouve la morsure au vif de sa sensibilité et de sa chair saignante
; point de véritable zèle contre l'offense de Dieu si ce zèle ne descend de la
chaire chrétienne où, du vice et du péché, il ne peut en somme flageller que la
peinture et ne va les chercher, pour les prendre à la gorge, là où il les
trouvera en chair et en os, dans les rues et les places publiques, dans les
cabarets, les brelans et autres lieux de désordre.
Si vif est chez notre
saint ce besoin d'applications matérielles qu'il y recourt jusque dans
l'exercice de l'oraison. Les représentations imaginatives chères aux maîtres de
spiritualité ne lui suffisent pas. En a-t-il l'occasion, c'est au réel qu'il
va. Dans ses veillées funèbres sur la paroisse Saint-Sulpice, de certains
cadavres où la mort accélère son œuvre, se dégagent une telle horreur de
vision, une telle puanteur, qu'on a dû les recouvrir entièrement. Voilà bien le
moment d'appliquer ses sens et d'une manière autrement puissante que selon la
méthode de saint Ignace. Il s'approche et, découvrant le visage, il se penche,
il regarde, il respire, emplissant ses yeux et ses narines. A Saint-Brieuc,
chez les Filles de la Croix, son lieu d'élection pour méditer est une cour
d'étable. On l'y voit passer des heures entières à genoux sur un tas de fumier
infect. Et son arrivée à Paris, quand il s'y rendit encore écolier, pour entrer
à Saint-Sulpice ! Lui qui avait tant pensé sur la route à un autre voyage,
celui de Joseph et de Marie allant à Bethléem pour répondre, eux aussi, à
l'appel de Dieu et ne trouvant au bout de leur chemin qu'une étable pour
refuge, le voici qui, à la nuit tombante, atteignant les faubourgs de la
capitale, aperçoit tout d'abord un petit trou d'écurie dont la porte grande
ouverte lui fait signe d'entrer. Vraiment le ciel le comble ! Comme il sera
bien là pour continuer à méditer sur les deux saints voyageurs et goûter bien
mieux que par le jeu de l'imagination ce qu'ils connurent alors ! C'est si
pareil à Bethléem ! De la paille, du foin, des déjections d'animaux, une odeur
de bétail ; combien cela est plus impressionnant que la « construction du lieu
» à laquelle son esprit a vaqué si souvent au cours du trajet, selon la méthode
que le Père Descartes lui enseigna au collège des jésuites. Il entre et va
rester là plus de jours qu'il ne lui en fallait, certes, pour sécher et
nettoyer sa défroque de mendiant.
Cet homme du concret, du
réel, du direct, du percutant, nous le retrouvons partout dans l'apôtre.
Immanquablement il se porte à ce qui parle aux yeux, à ce qui frappe, à ce qui
fait choc, surprend le cœur, étonne et déconcerte le pécheur, à
l'extraordinaire, à l'inattendu.
Que de traits on
pourrait ajouter à ceux que nous avons cités déjà ! A l'hôpital de Poitiers,
pour en finir avec un blasphémateur[101],
un pauvre qu'il a repris en maintes occasions et sans le moindre résultat, un
jour qu'il l'entend sacrer de plus belle il va vers lui et, se prosternant à
trois reprises contre terre en demandant pardon à Dieu, il lèche, pour expier
le péché de la langue, le pavé où ce malheureux vient de cracher ses blasphèmes
; acte qui eut un plein succès[102].
Voyait-il les pauvres de l'hôpital irrités de leur sort ou aigris par quelque
correction, « il se mettait à genoux, fût-ce dans la boue, tête nue, écrira l'abbé
Dubois, son auxiliaire, en leur protestant qu'il ne se lèverait point qu'il ne
les vît tranquilles. Aussitôt ils se mettaient eux-mêmes à genoux et
demandaient pardon. Il arrêta et apaisa un jour par ce pieux artifice, continue
le narrateur, un soldat blasphémant le saint nom de Dieu dans les rues de
Poitiers ». On ne trouve pas d'exemple où cette démonstration ait manqué son
effet. A la mission de Villiers, au cours du sermon de la plantation de croix,
une dame et un chevalier lui coupèrent la parole, rapporte Mme d'Orion, «
l'appelant antéchrist, lui disant qu'il séduisait le peuple pour avoir de
l'argent et ne débitait que des faussetés, et mille autres choses qui durèrent
bien un quart d'heure et demi. M. de Montfort resta comme un terme, les deux
mains jointes et son bonnet dessus, d'une tranquillité comme s'il avait écouté
quelque discours utile au salut de son âme, les yeux baissés, jusqu'au moment
où les deux personnes fussent lassées de parler. Et pour lors, il descendit de
dessus cette croix et fut se jeter à genoux, et leur demanda pardon de ce qu'il
avait dit qui les eût scandalisés et de les avoir obligés d'avoir tant offensé
Dieu. Ils eurent tant de honte qu'ils s'enfuirent sans dire mot ».
Et à côté de ces gestes
d'autant plus saisissants qu'ils sont imprévus, des mots qui partent eux aussi
comme sous le coup d'une inspiration soudaine. De passage à Rennes, ayant
appris que son bienfaiteur angevin, M. de Magnane, est descendu chez M.
d'Orville, subdélégué de l'Intendant de Bretagne, il est venu le saluer. Après
un court entretien spirituel avec le pieux marquis dans une allée solitaire du
jardin, il charme si bien, en parlant des choses de Dieu, Mme d'Orville et sa
nombreuse compagnie qu'elle va chercher son mari pour lui faire partager son
édification et son plaisir. Mais M. d'Orville n'a aucune envie d'aller entendre
un dévot. Elle revient seule. Le temps passe, les heures s'écoulent,
l'après-midi s'avance ; en bonne maîtresse de maison elle pense au repas du
soir. Mais au fait, se dit-elle, M. de Montfort a-t-il seulement dîné ? Elle
lui pose la question ; il confesse son oubli. Elle le conduit alors dans la
salle à manger, et le subdélégué, qui s'y trouve en ce moment, y demeure par
politesse. Mais, au lieu de toucher aux mets qui lui sont servis, le saint
homme ne songe qu'à parler de Dieu et des délices du divin amour. Subitement,
s'adressant à son hôte : « Monsieur, êtes-vous bien dévot à la Sainte Vierge ?»
Et sans attendre la réponse, il tire de sa poche et pose sur la table son inséparable
petite statue ; et se mettant à genoux devant elle, dit à la Mère de Dieu mille
tendresses et, pour terminer, la prie de bénir la maison qui reçoit si
cordialement un pauvre de Jésus-Christ. Tout abasourdi, M. d'Orville se demande
s'il n'est pas devant un faible d'esprit. Il ne l'observe et ne l'écoute
qu'avec plus d'attention. Le missionnaire s'est relevé et sur le sujet dont il
est plein il engage la conversation avec son hôte. Des choses divines et des
choses éternelles il parle avec tant de naturel, une telle flamme d'amour, un
accent si familier et si pénétrant que M. d'Orville n'est pas seulement
conquis, il est bouleversé. Il remet sa conscience entre les mains du pauvre
prêtre. M. Grignion va si bien l'entraîner dans la voie royale qui monte au
Calvaire que, le revoyant quelques années après, il le jugera digne d'entendre
de sa bouche, au moment du départ, ces paroles qui seront tout son adieu :
«Monsieur, je vous souhaite bien des croix».
Nous avons entendu son
mot à Mlle Trichet, la future Mère Marie-Louise de Jésus, dont il vient de
recevoir la confession : « Qui vous adresse à moi ? — C'est ma sœur. — Vous
vous trompez, ma fille, c'est la Sainte Vierge ». Et sa réplique à Mme Trichet
qui lui réclame impérieusement sa fille : « Votre fille Madame, elle n'est plus
à vous ; elle est à Dieu ».
Parfois, pour frapper
encore davantage, un geste symbolique accompagne la parole. Au séminaire du
Saint-Esprit il a des vues sur le réglementaire, un modèle de piété, M. Le
Vallois. Un jour qu'il se trouve entouré de toute l'ardente jeunesse de la
maison : « Sur lequel d'entre vous, dit-il, vais-je jeter mon sort ? » Puis, se
tournant lentement au milieu d'eux, raconte Besnard, et les fixant tous les uns
après les autres comme s'il eût voulu lire dans leurs yeux et dans leurs cœurs,
il ôte le chapeau du réglementaire, met son grand chapeau plat à sa place et
dit : « C'est celui-ci; il est bon, il m'appartient, je l'aurai». M. Le Vallois
crut qu'il ne s'agissait que de son chapeau qui était neuf. II ne fut pas
longtemps à être détrompé et à comprendre qu'il était question de sa personne.
En effet, un instant après, il se sentit un violent désir de se joindre à lui
», désir qu'il réalisera sept ans plus tard, ses études terminées et s'étant
déjà formé quelque peu au ministère évangélique.
Ne nous trompons pas :
spectaculaire, providentiellement spectaculaire, Montfort ne l'est que parce
que, pensant concret, il revêt tout de formes concrètes, vigoureusement
concrètes, à commencer par ses vertus, depuis sa dévotion jusqu'à son zèle,
ainsi que nous l'avons suffisamment vu. Si certains ecclésiastiques, et non
parfois des moindres, le soupçonnèrent de n'être qu'un bateleur, un amuseur du
peuple et même un comédien de vertu, nous ne serions pas moins dans l'erreur en
le regardant soit comme un imaginatif porté au théâtral, soit comme un esprit
qui, doué pour les arts plastiques, ainsi qu'il l'était en effet, eût donné
plus d'attention aux dehors des choses qu'à leur contenu.
Ce n'est pas pour faire
sensation, même en vue d'édifier, qu'il s'affuble comme un gueux, mais parce
qu'autrement il ne se sentirait pas pauvre de cette pauvreté qui attire les
rebuts et les mépris. Quand il se met à genoux, soit dans la chaire de la
Chevrolière pour essuyer la sortie du curé, soit devant les pauvres de
l'hôpital pour les apaiser, soit aux pieds de ses insulteurs pour leur demander
pardon de les avoir scandalisés, soit au milieu de danseurs ou de pécheresses
pour détourner la colère du ciel, soit devant sa sœur pour recevoir d'elle un
mouchoir, ce n'est pas plus dans un cas que dans l'autre une simple
démonstration mais un acte inspiré par le plus vif sentiment d'humilité. Ce
moribond que vous voyez assis dans un fauteuil bien en vue en avant du chœur
d'une église comble, un ecclésiastique à sa droite, un autre à sa gauche,
collant à ses lèvres, pressant sur son cœur le crucifix qu'étreint sa main
crispée, tournant vers le ciel des regards de désir, d'imploration et de
confiance, inclinant la tête à droite vers son ange dont il écoute d'une
oreille attentive les inspirations, se détournant avec horreur du démon
représenté à sa gauche, et s'affermissant contre ses suggestions par des actes
multipliés de foi, d'espérance et de charité, ce n'est pas un acteur qui joue
admirablement son rôle, c'est un homme qui a tout son esprit concentré sur la
pensée qu'il est en réalité à ses derniers moments et que dans un instant il va
paraître devant Dieu.
Dans les cérémonies les
plus spectaculaires, la procession du renouvellement des promesses du baptême
et celle de la plantation de croix, il ne cherche pas, comme ferait un homme de
théâtre, à donner seulement l'illusion. Il impose aux acteurs, dont il est le
premier, et met sous les yeux de la foule, du réel, un réel brutal et
douloureux. Point de faux, de simili ; en dehors de ce qui ne saurait être
qu'imagerie, peinture, sculpture, point d'imitation si parfaite qu'elle pût
être. Sur les reins des Pénitents, non pas des chaînes de carton mais des
chaînes qui viennent tout droit de chez le forgeron ; de même, à leurs
chevilles, de vrais gros morceaux de fer, et les cordes qu'ils tiennent à la
main et les coups qu'ils s'en donnent ne sont pas davantage des cordes et des
coups pour rire. Taillés dans un chêne ou dans un châtaignier, lourde est la croix
monumentale ; elle meurtrit les épaules, elle enfonce dans la boue glacée les
pieds nus des porteurs, elle les presse de tout son poids contre les aspérités
et les pierres du chemin. Surtout si le trajet est long, il semble que sa masse
augmente à chaque pas. Arrivée au terme, elle ne se dresse qu'à grand ahan.
II — L'homme des pratiques
Oui, Montfort, cet
homme-spectacle, ascète et apôtre, chez qui tout parle et qui fait tout parler,
n'est tel que par le besoin qu'il éprouve de tout concrétiser. Aucun de ses
aspects qui ne soit marqué par cette exigence de son génie.
En dévotion, il recourt
à une multitude de pratiques. Dans son Traité de la Vraie Dévotion (116), avant
de passer à celle-ci, il en énumère une vingtaine en l'honneur de la Mère de
Dieu, dont douze extérieures auxquelles, comme il apparaît à la lecture de sa
vie, il se livrait personnellement avant de les enseigner. Il n'oublie pas d'y
noter, avec la récitation du Rosaire, le port des chaînettes et l'usage qui lui
était cher des génuflexions devant une statue de Marie. Nous citons : 8° lui
faire un certain nombre de génuflexions ou révérences, en lui disant, par
exemple, tous les matins soixante ou cent fois : Ave Maria, Virgo fidelis, pour obtenir de Dieu par elle la fidélité
aux grâces de Dieu pendant la journée ; et le soir : Ave Maria, Mater misericordiæ, pour demander pardon à Dieu par elle
des péchés qu'on a commis pendant la journée ».
Dans la procession du
renouvellement des promesses du baptême, « on n'admettait personne, note
Grandet (p. 408), quelle n'eût un chapelet, une croix et un contrat d'alliance
à la main. Tous ceux qui n'étaient pas munis de ces marques de piété et qui
n'avaient pas fait leur mission, c'est-à-dire, qui ne s'étaient pas confessés,
ou qui n'étaient pas de la paroisse, marchaient confusément et sans ordre après
le Saint-Sacrement. » A Fontenay, trente-trois « Pénitents blancs », en
souvenir des trente-trois années de Jésus, étaient chargés d'étendre des tapis
et des draps au passage du dais pour rappeler le triomphe des Rameaux. En
l'honneur de ces mêmes années, il distribuait à la fin de chaque mission de
petites croix de papier ou d'étoffe, bénites avec la permission spéciale du
Pape Clément XI, sur lesquelles étaient inscrits les Noms de Jésus et de Marie,
à tous ceux qui avaient assisté à trente-trois sermons[103].
Autre attirance du
concret : bien que pour prier il cherche avidement la solitude et sache que
tous lieux sont bons pour « adorer en esprit et en vérité », il est, ainsi que
Benoît Labre, comme invinciblement attiré et retenu par ceux que le doigt de
Dieu a touchés et que chérit la piété populaire. Ecolier à Rennes, allant en
classe ou en revenant, il ne manque jamais d'entrer dans l'église de
Saint-Sauveur et de s'agenouiller, parfois pour une heure entière, devant
l'image de Notre-Dame des Miracles. A Chartres, où Saint-Sulpice l'a envoyé
avec un compagnon porter à Notre-Dame l'hommage et les prières de la
communauté, il ne peut s'arracher du sanctuaire vénéré. Il faut lire Blain (ch.
XLVI) pour s'imaginer un peu jusqu'à quel point il dut y sentir l'invisible
présence de Marie.
« Arrivé à Chartres, il
alla, à la hâte, se jeter au pied de l'image de la Sainte Vierge qu'on y honore
dans la chapelle souterraine, avec la tendresse et la dévotion la plus
sensible. Là, aux pieds de sa bonne Mère, son cœur était content et il pouvait
dire avec saint Pierre : Ah ! qu'il fait bon ici ! Bonum est nos hic esse. Les moments y étaient courts ; il y
demeurait avec un grand plaisir, il en sortait avec regret ; il lui tardait d'y
retourner et le lendemain ne revenait pas assez tôt à son gré. La fatigue du
voyage, fait à pied, ne se faisait plus sentir, ou s'il la ressentait encore,
le lit n'était pas le lieu propre pour la supprimer, mais l'oratoire de la
Vierge-Mère. II y retourna donc au plus tôt et n'en sortit que le plus tard
qu'il put. Il y communia avec une ferveur et une piété que la grâce de Dieu
semblait mettre à son comble ; il y persévéra en oraison six ou huit heures de
suite, c'est-à-dire depuis le matin jusqu'à midi, à genoux, immobile et comme
ravi. L'heure du dîner vint, bien mal à propos, interrompre ce doux repos en
Dieu et ces entretiens avec la Sainte Vierge ; aussi, comme il n'alla le
prendre qu'avec peine, il en sortit plus tôt avec joie pour les continuer et se
replonger dans une nouvelle oraison, qui dura dans la même posture et une égale
dévotion, autant de temps que le matin, c'est-à-dire jusqu'à l'heure du soir,
heure à laquelle on l'avertit qu'il fallait se retirer ».
Que dut-ce être à Lorette
où, eu se rendant de Poitiers à Rome, il s'attarda quinze jours ! Un habitant
fut si touché de la piété avec laquelle il célébrait la messe qu'il voulut
loger et nourrir pendant tout son séjour dans la petite cité un si saint
prêtre.
Et quelle impression
lorsqu'il arriva en vue de la Ville Eternelle ! Ecoutons Grandet (p. 98) qui
tient évidemment ces renseignements de M. des Bastières, confident de l'homme
de Dieu : « Ayant, à deux lieues de la Ville de Rome, aperçu le dôme de
l'église de saint Pierre, il se prosterna contre terre, pleura à chaudes
larmes, ôta ses souliers et fit le reste du chemin pieds nus, faisant des
réflexions solides sur la manière dont saint Pierre était entré dans cette
grande Ville, alors la capitale du monde, sans train, sans argent, sans amis,
n'ayant qu'un bâton à la main, et pour tout bien que la pauvreté d'un Dieu
crucifié... »
Et à Rome même ! Le P.
Dutemps, jésuite, lui demanda à son retour ce qu'il y avait vu. « Rien »,
répondit-il. Des merveilles de Rome, il en fut comme des merveilles de Paris,
au milieu desquelles il vécut quelque dix années en tout sans jamais se
permettre d'y jeter les yeux. Mais pendant les trois mois au moins qu'il dut
passer dans la capitale de la chrétienté, où l'on ne peut guère faire un pas sans
fouler une terre consacrée par quelque miracle ou imprégnée du sang des martyrs
ou gardant leurs précieux restes, quelles longues stations, quelles oraisons
sans fin, immobile, à genoux, en des lieux que son esprit méthodique s'était
fixés d'avance ! Bien qu'il n'en ait peut-être fait la confidence à personne,
comment en douter ?
On pourrait croire que,
revenu en France avec la bénédiction et le mandat du Souverain Pontife, il
allait se mettre immédiatement en campagne. Mais non. Il lui faut auparavant pousser
jusqu'au Mont Saint-Michel pour implorer l'aide du grand Archange, et
s'arrêter, en passant à Saumur, à Notre-Dame des Ardilliers, son sanctuaire de
prédilection. C'est à Notre-Dame des Ardilliers qu'un mois et demi avant sa
mort, prêchant la mission à Saint-Pompain, il enverra de cette paroisse, sous
la conduite du P. Mulot et du P. Vatel, trente-trois « Pénitents blancs »
demander à la Sainte Vierge des missionnaires pour sa Compagnie.
Et pour propager ses
chères dévotions, celle à Jésus crucifié et celle à Marie, quel recours au
sensible, à l'image, au culte extérieur ! Que de calvaires dressés ! que de
statues érigées ! que de chapelles et de sanctuaires restaurés ! Héraut de la
Croix et du très saint Rosaire, comme disait son ancienne oraison, s'il le fut
à l'égal des plus grands par la parole et par le cantique, il le fut sans
concurrent par les procédés matériels et la méthode visuelle. A Pontchâteau, il
ne se contente pas d'orner son calvaire de trois chapelles où seront
représentés les quinze mystères du rosaire ; il suspend, autour de la croix, à
quinze piliers fixés au mur de la plate-forme supérieure un rosaire immense
dont les grains ont la grosseur d'une boule à jouer. D'une façon plus originale
encore, il plante autour de l'enceinte de quatre cents pieds, cent cinquante
sapins partagés en dizaines par quinze cyprès, majestueux rosaire de verdure et
d'ombre. A Sallertaine, à l'entour du Christ de son calvaire monumental,
retombait en un triple feston un chapelet accroché au sommet et aux deux bras
de la croix. Nous avons vu que déjà dans la chapelle de son ermitage de
Saint-Lazare il avait fixé à un agenouilloir placé devant l'autel un rosaire
aux grains gros comme des noix, d'une longueur suffisante pour servir à
plusieurs personnes à la fois. Dans ses immenses processions panachées
d'étendards et d'oriflammes, ce qui dominait, c'étaient ses quinze grandes
bannières du Rosaire ; et nous avons dit que, pour en expliquer les mystères,
il se servait de quinze tableaux à la manière de ceux de Michel Le Nobletz.
Encore cela n'était-ce
rien comparativement à sa façon d'illustrer le mystère de la Rédemption. Au
calvaire de Pontchâteau, la croix du Sauveur est peinte en rouge, couleur du
sang et de la charité ; celle du bon larron, en vert, couleur de l'espérance,
celle du mauvais larron, en noir, couleur du désespoir et de la nuit éternelle.
Le misérable se tord sur son gibet et se déchire le cœur. De chaque côté de
l'unique entrée un petit jardin carré. Paradis terrestre et Jardin de l'Agonie.
Près de la porte un Ecce Homo, et à quelques pas, une barrique qu'on
remplissait d'eau qu'elle dégorgeait par la gueule d'un serpent, le Serpent
d'airain de l'Ancien Testament. Ah ! cher saint, comme vous vous moquiez
éperdument des esthètes du jour et de ceux de l'avenir. Artiste, on sait que
vous l'étiez jusqu'au bout des ongles et voilà à quoi vous recouriez pour faire
entendre au peuple le grand mystère de sa Rédemption ! Ce peuple, vous l'avez
pris tel qu'il était : friand de couleurs et d'images, fussent-elles d'Epinal,
de symboles rustiques et d'émotions fortes. Vous n'avez point essayé de lui
imposer vos goûts à vous au risque de ne rien lui servir d'intelligible et de
savoureux. Vous n'avez pas cru qu'en sacrifiant à ses goûts à lui vous
compromettiez la dignité de la religion. L'essentiel, le tout pour vous,
c'était de l'instruire et de lui toucher sainement le cœur. Vous saviez ce
peuple, les femmes surtout, exposé au danger du mièvre et du sentimental, mais,
pour l'en garder, vous vous borniez à un réalisme abrupt, sans jamais
descendre, dans votre respect pour le sacré, au difforme et au monstrueux. Des
symboles aussi tendres que parlants : la Sainte Vierge enveloppant de son
manteau tout un groupe de ses fidèles serviteurs blottis autour de ses genoux ;
à Montbernage, la croix de mission couverte de cœurs dorés, et tant d'autres
d'illustrations semblables !
En ascèse nous avons
assez parlé de ses pratiques extérieures, désespoir de M. Leschassier. Mais
c'est par ce moyen, nous l'avons vu aussi, qu'il forme sa fille spirituelle
Marie-Louise de Jésus. La manière forte, a-t-on dit. Elle ne paraît forte que
parce qu'elle est concrète. En soi elle n'exige pas plus de renoncement que le
doux saint François de Sales n'en exigeait de Jeanne de Chantai. Nous verrons
la première supérieure des Filles de la Sagesse, bien que d'un tempérament tout
différent de celui de son père spirituel, l'imiter si exactement même en ascèse
qu'elle en deviendra la parfaite copie. Jusqu'à quel point il savait rompre ses
dirigés à l'usage de sa méthode et les faire mettre leurs vertus à l'épreuve
des pratiques, nous en avons un exemple frappant dans la personne de M.
d'Orville, dont nous parlions quelques pages plus haut.
« La maison de cet homme
de bien, écrit Bernard (Livre VI), était située dans un endroit assez écarté
appelé la rue haute ; une place assez vaste occupait tout le devant. C'était
tous les soirs le rendez-vous d'une jeunesse volage et libertine du menu peuple
qui s'y rassemblait pour danser et s'y livrer sans pudeur à des indécences dont
auraient rougi d'honnêtes gens. Il y avait bien longtemps que M. d'Orville
gémissait de ces désordres sans pouvoir trouver de moyens pour y remédier. M.
de Montfort à qui il s'en ouvrit lui en suggéra un : « Donnez-moi, lui dit-il, un
maçon avec des matériaux. Faisons une niche bien façonnée au-dessus de votre
portail, plaçons-y une figure de la Sainte Vierge, notre bonne Mère, pour
ensuite réciter devant cette image le chapelet, et j'ai confiance que bientôt
vous verrez cesser tous ces scandales ». Le projet était saint, il ne tarda pas
à être exécuté. Les ouvriers furent mis en besogne, et comme on ignorait quel
ouvrage ils allaient faire, la curiosité rassembla d'abord auprès d'eux
beaucoup de monde. Le concours fut encore plus grand lorsque l'on sut à quoi
ils travaillaient. Le bon peuple y venait en foule, non plus par esprit de
curiosité, mais par un motif de religion.
« La figure ne fut pas
plus tôt placée que M. de Montfort voulut commencer lui-même à réciter le
chapelet et pria M. et Mme d'Orville de s'en charger dans la suite. Ils furent
fidèles à s'en acquitter et le disaient exactement tous les soirs, prononçant
les offrandes de chaque dizaine que le peuple récitait à deux chœurs. Un soir
que M. d'Orville s'acquittait de ce pieux exercice, il passa plusieurs
personnes de considération dont il était fort connu. Dès qu'il entendit le
bruit des voitures, la mauvaise honte et le respect humain mirent le trouble
dans ses pensées. La rougeur lui monta au visage et il se sentit fortement
tenté de se retirer. Le combat fut si violent qu'il lui prit par tout le corps
une sueur qui pénétra jusqu'à ses habits.
L'esprit du mal lui
faisait regarder comme un sujet de confusion qu'un homme de son rang parût
ainsi dans une place publique, prononçant tout haut des prières à la tête de la
populace. Mais enfin l'esprit de Dieu prit le dessus, il s'arma de résolution
et de courage, et détournant les yeux des objets qui avaient pu le distraire
pour ne les fixer que sur l'image de la Sainte Vierge, il continua le tribut de
louanges et de prières qu'il avait commencé à lui rendre. Un effort si généreux
le mit pour toujours au-dessus de toute considération. Non seulement il
continua depuis à présider à la récitation du rosaire, mais on le voyait aller autour
du peuple assemblé pour contenir chacun dans l'ordre et la décence, et même
chasser, le fouet à la main, ceux qui occasionnaient du bruit et du tumulte ».
Et le P. Besnard termine son récit par cette réflexion : « On ne peut
méconnaître à ces traits un disciple de M. de Montfort formé sur ses exemples
et ses maximes ».
La façon dont
s'enlevaient les instruments de pénitence que débitait le mercier dont il se
faisait accompagner prouvaient assez ce que nous savons déjà par ailleurs,
qu'il n'en recommandait pas mollement l'usage à ses auditeurs et à ses
pénitents. Il ne croit point à l'efficacité des exhortations qui restent dans
les généralités. Partout il descend aux détails concrets et met les points sur
les i.
Partant pour Rome : « Je
prie mes chers amis de Montbernage, écrivait-il aux petites gens qu'il a
évangélisés, ... de ne point souffrir impunément dans leur faubourg les
blasphémateurs, jureurs, chanteurs de vilaines chansons et ivrognes. Je dis
impunément, c'est-à-dire que, s'ils ne peuvent pas les empêcher, en les
reprenant avec zèle et douceur, du moins que quelques hommes ou femmes de Dieu
ne manquent pas de faire pénitence, même publique, pour le péché public, quand
ce ne serait qu'un Ave Maria dans les rues, au lieu de leurs prières, ou de porter
à la main un cierge allumé dans sa chambre ou à l'église.
« ... Il faut, mes chers
enfants, il faut que vous serviez d'exemples à tout Poitiers et aux environs.
Qu'aucun ne travaille le jour des fêtes gardées ; qu'aucun n'étale et
n'entr'ouvre pas même sa boutique, et cela contre la pratique ordinaire des
boulangers, bouchers et revendeuses, et autres qui volent à Dieu son jour, et
qui se précipitent malheureusement dans la damnation, quelques beaux prétextes
qu'ils apportent, à moins que vous n'ayez une véritable nécessité reconnue par
votre digne curé.
« Ne travaillez point
les saints jours en aucune manière, et Dieu, je vous le promets, vous bénira
dans le spirituel et même le temporel, en sorte que vous ne manquerez pas du
nécessaire. Je prie mes chères poissonnières de Saint-Simplicien, bouchères,
revendeuses et autres, de continuer le bon exemple qu'elles donnent à toute la
ville par la pratique de ce qu'elles ont appris dans la mission ».
S'il a écrit plus haut :
« Ne manquez point d'accomplir et pratiquer fidèlement vos promesses de baptême
», ne croyons pas qu'il s'en tienne à ces termes imprécis. Ou bien il s'agit
des deux pratiques qu'il note immédiatement après : dire tous les jours votre
chapelet, en public ou en particulier, fréquenter les sacrements, au moins tous
les mois, ou bien leur avait-il distribué, lors de la rénovation des promesses
du baptême, comme il le fera plus tard dans toutes ses missions, une petite
feuille portant les résolutions suivantes :
PRATIQUES
de ceux qui ont renouvelé les vœux de leur baptême, pour vivre
chrétiennement.
1° Je fuirai la danse,
la comédie et autres spectacles, les jeux de hasard, le luxe, la vanité, la
lecture des mauvais livres, les mauvaises chansons.
2° Je n'irai jamais que
par nécessité au cabaret et autres lieux dangereux.
3° J'irai à confesse
tous les mois ou plus souvent, si je puis, par obéissance à un bon directeur.
4° Tous les ans en
particulier, je recommencerai les vœux de mon baptême, je réciterai le saint
rosaire, j'adorerai le Saint Sacrement pendant une demi-heure, et je tâcherai
de communier ce jour-là.
5° Je dirai tous les
jours la petite Couronne de la Sainte Vierge et cinq Pater et cinq Ave en
l'honneur du Saint Nom de Jésus, je garderai ces résolutions jusqu'à la mort.
On voit qu'il ne se
contentait pas du Contrat d'Alliance
dont chacun, pour être admis dans la procession du renouvellement des promesses
du baptême, devait, comme nous l'avons dit, tenir à la main un exemplaire qui
lui avait été remis après les sacrements reçus, et qu'il avait signé de son
nom, contrat rédigé nécessairement en termes plus généreux, dont voici le texte
:
CONTRAT D'ALLIANCE
[104]
avec Dieu
VŒUX ET PROMESSES
du Saint Baptême
1° Je crois fermement
toutes les vérités du Saint Evangile de Jésus-Christ.
2° Je renonce pour
jamais au démon, au monde, au péché, à moi-même.
3° Je promets, moyennant
la grâce de Dieu qui ne me manquera point, de garder fidèlement tous les
commandements de Dieu et de l'Eglise, évitant le péché mortel et ses occasions,
entr'autres les mauvaises compagnies.
4° Je me donne tout
entier à Jésus-Christ par les mains de Marie, pour porter ma croix à sa suite
tous les jours de ma vie.
5° Je crois que ceux qui
transgresseront ces vœux sans en faire pénitence seront damnés, et que ceux qui
les garderont jusqu'à la mort seront sauvés, en foi de quoi j'ai soussigné.
Fait en face de
l'Eglise, dans la paroisse de l'an
17...
Qu'évangélisant les
faubourgs de Poitiers, il se soit ou non servi de ces formules imprimées ou de
formules analogues, toujours est-il que, missionnaire de campagne, il ne se
contentera pas de faire renouveler les promesses du baptême et de les commenter
dans le sermon qui accompagnait la cérémonie, mais qu'il tiendra à marquer sur
une feuille souvenir de mission les résolutions les plus pratiques compte tenu
du milieu.
Et pourtant quelle mise
en scène pour pénétrer ces chrétiens de la gravité de leur engagement[105]
! La procession arrivée à la grande porte de l'église, le missionnaire
s'asseyait dans un fauteuil, tenant le Saint Evangile ouvert sur ses genoux et
tous ceux qui avaient marché en procession, et non les autres, se mettant à
genoux, le baisaient, avant d'entrer dans l'église, en disant: Je crois
fermement toutes les vérités du Saint Evangile de Jésus-Christ. Entrant alors
dans l'église, ils allaient aux fonts baptismaux et, en présence d'un prêtre
qui se tenait là comme témoin, les baisaient en disant : Je renouvelle de tout
mon cœur les vœux de mon baptême et renonce pour jamais au démon, au monde et à
moi-même. Cette partie de la cérémonie terminée et tout le peuple étant entré,
on se rendait en ordre à un autel où le missionnaire présentait à baiser sa
petite statue de la Sainte Vierge après qu'on avait prononcé ces paroles : Je
me donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de Marie pour porter ma croix
à sa suite tous les jours de ma vie.
Ensuite, les prêtres,
ayant fait eux aussi leur donation à la Sainte Vierge, allaient aux fonts
baptismaux et entonnaient le Credo que tout le peuple chantait. Puis le
missionnaire prêchait. Sur la fin de son sermon, il faisait quelques
interrogations au diacre qui tenait le Saint Evangile entre ses mains. Il lui
demandait par exemple si l'on pouvait se sauver dans toutes les religions ;
quelle était la meilleure, si la catholique était la seule dans laquelle on pût
faire son salut, s'il suffisait pour cela de professer la religion. Le diacre
ayant répondu à tout, M. Grignion lui demandait quelle était la règle que tout
chrétien devait observer pour mériter le bonheur éternel. Le diacre répondait
en montrant au peuple le livre de l'Evangile : « Voici la règle, disait-il, de
tous les chrétiens. Quiconque n'en observera pas tous les préceptes et ceux de
l'Eglise n'entrera jamais dans le royaume des cieux». Ce dialogue terminé, le
diacre portait le livre au prédicateur qui le recevait à genoux et, le pressant
contre sa poitrine, après s'être relevé, achevait son discours avec des accents
si brûlants que tous ses auditeurs fondaient en larmes.
Grandet (p. 394), à qui
nous empruntons tous ces détails, a commencé par nous dire qu'un de ses moyens
pour perpétuer les fruits de la mission « était de faire renouveler les vœux du
baptême à tous les pénitents avant de leur donner l'absolution, et même de leur
en faire réitérer les promesses à haute voix au milieu d'un sermon, en leur
faisant lever la main pour les en faire souvenir, les avertissant qu'ils ne
faisaient par là ni vœu ni aucun serment, et que leur engagement de croire en
Dieu et de renoncer au démon, à ses pompes et à ses œuvres... n'était pas plus
grand en donnant cette marque extérieure de leur renouvellement des dits vœux
que celui qu'ils avaient contracté à leur baptême, par la bouche de leurs
parrains, et qu'ils étaient obligés de les réitérer et ratifier lorsqu'ils
avaient atteint l'âge de raison ». On voit par là quelles précautions il
prenait pour éviter que cette cérémonie, qu'il voulait cependant si
impressionnante, ne fît pression sur les consciences par une fausse
interprétation.
Si nous poursuivions notre
investigation à travers les œuvres et entreprises de notre saint, partout nous
retrouverions, en dehors même de tout spectaculaire, l'homme du concret, des
règlements, des détails pratiques de l'ordre matériel ; fait d'autant plus
remarquable qu'en même temps il n'en voit pas moins les choses de très haut, en
grand, et que son regard s'étend même au loin dans le temps et dans l'espace.
Le voilà jeune prêtre, à Poitiers, aumônier de cette pétaudière d'hôpital.
Réforme matérielle avant tout, celle du service des tables à laquelle il tient
énergiquement la main. Puis rétablissement des règlements tombés en désuétude
et mise au pas des Gouvernantes récalcitrantes. Puis groupement d'un choix de
jeunes pauvresses de l'établissement avec imposition d'une règle de religieuses
hospitalières : préformation de la Congrégation des Filles de la Sagesse. Et
comment prépare-t-il Mlle Trichet au rôle qu'il lui destine secrètement de
supérieure de l'institut projeté, par quel exercice pratique des vertus qui
font la parfaite religieuse ? Encore le voit-on ne s'en remettre à personne
pour toutes les pièces du costume qu'il va lui imposer !
Qu'on lise les deux
lettres qu'il adressa, l'une à Marie-Louise de Jésus et à Catherine Brunet,
que, sur la demande de Mgr de Champflour, il avait envoyées à La Rochelle
fonder leur première école ; l'autre à Mlle Dauvaise, supérieure des Incurables
de Nantes, on verra à quels détails d'ordre matériel il descend ; et toujours
la Règle, l'observance de la règle ! En tête des douze alinéas tous numérotés
qui composent la première lettre, ces lignes suggestives : « Vous pouvez
prendre comme directeur et confesseur Monsieur le Doyen des chanoines pourvu
que vous ne fassiez rien et qu'il ne vous fasse rien faire contre vos règles et
celles que je vous donnerai ». Et dans la lettre à Mlle Dauvaise: « qu'elles
(les personnes qui se dévoueront au service des Incurables) suivent
universellement et ponctuellement la même règle et le même directeur, sans
qu'aucune, quelque argent qu'elle apporte ou quelque talent qu'elle ait,
puisse, par privilège ou condescendance, s'exempter de la communauté, de la
règle ou du directeur ».
De l'aveu de tous, écrit
Blain (ch. LXXI), il avait un art singulier pour ranger les processions les
plus nombreuses et tenir dans l'ordre le cours et les exercices d'une mission[106].
Amis et ennemis de sa mémoire, tous lui accordent ce talent et avouent que sur
cet article il n'avait pas son semblable ». Pas plus qu'il ne l'avait pour
mettre de l'ordre et de la propreté partout où il passait : dans les sacristies
mal tenues, dans les églises aux murs lépreux, à la toiture percée, au pavé
défoncé, au sol encombré de tombes, dans les cimetières mal clos, souillés par
le bétail. Chargé de l'office de maître des cérémonies par M. Leschassier, qui
pense le tirer ainsi de son abstraction en Dieu, « il vint à bout, nous dit
Blain (ch. XXXVII), d'un ouvrage qui avait été tenté par plusieurs autres avant
lui et qu'ils n'avaient pu réussir, ...de ranger et d'ordonner, en se suivant,
tout ce qui regarde les offices et les fonctions de diacre, de sous-diacre et
d'acolyte, afin qu'on pût s'en instruire et l'apprendre, en trouvant réuni et
rangé sous un seul titre ce qui était dispersé sous plusieurs titres ». En tout
lieu et en toute chose il range, il classe, il ordonne. Il a une méthode d'un
sens pédagogique remarquable qui lui permet de placer en moins de rien quatre à
cinq cents enfants du catéchisme, de contrôler en un clin d'œil les absences,
d'interroger tout ce petit monde en une heure et demie. Compose-t-il un
cantique didactique, un sermon, les couplets, les points, les divisions et
subdivisions rappellent l'impeccable ordonnance de ses cortèges. Tout s'avance
dans un bel ordre classique, comme une armée en marche. Et comment consulter
ses manuscrits sans en admirer la présentation ? Un texte imprimé ne serait pas
réparti plus clairement. Et le tout de cette belle écriture sobre et élégante,
ferme sans être trop appuyée, régulière, trahissant parfois la fatigue, mais
jamais la nervosité, une cursive facile et reposante, digne de figurer à côté
de la célèbre anglaise de Lamartine.
Et comme il ne manque
jamais de donner un règlement de vie à ses dirigés, il a commencé par s'en
imposer un à lui-même. Nomade, missionnaire, son temps dévoré par le ministère,
il a une vie aussi réglée que celle d'un moine dans son couvent. Lever,
coucher, repas, multiples oraisons et multiples flagellations, tout est soumis
à un horaire exact, articulé aux exercices de la mission ; rien n'est laissé à
l'arbitraire, au caprice ou à la ferveur du moment. Blain ignorait quel ordre
il gardait dans l'usage de ses divers instruments de pénitence, mais il en
avait un. Quand on examine le détail d'une de ses journées, on se demande
comment il faisait tenir tant d'occupations dans un cadre aussi étroit. Comment
? Par l'ordre qu'il y mettait. Si sa tenue est misérable, elle ne sent
aucunement le débraillé. Il nettoie ses guenilles, il les ravaude, il en est
économe et s'applique à les faire durer. Apercevant dans la cour de l'hôpital
de Poitiers un minuscule bout d'étoffe qui traîne par terre : « Ramassez cela,
ma fille, dit-il à Marie-Louise de Jésus qui l'accompagnait ; c'est le bien de
la Sainte Vierge ». Il a le même soin pour ses haillons. Bien qu'il soit plus
de trois mois sans changer de linge, il réussit à n'être aucunement incommode à
ses compagnons. Lorsqu'il couche, non pas à même le plancher, le carrelage ou
la terre battue, mais sur des sarments ou de la paille, n'allez pas croire
qu'il fasse sont lit à coups de fourche. Rien de plus propre et de mieux rangé
que sa chambrette, de plus soigneusement fait que son lit. A Saint-Pompain, la
bru de son hôtesse au château de Villiers, en vraie fille d'Eve, pour avoir le
cœur net de ce
qu'on lui a raconté sur
son coucher, profite de son absence pour s'introduire dans sa chambre. Rien
d'anormal ; le lit ressemble à tout autre. Mais, inspection faite, paillasse et
couette ont été retirées. Les deux draps et la couverture parfaitement étendus
ne recouvrent que des fagots de sarments.
Ainsi apparaît
clairement que Montfort est tout le contraire d'un pur esprit. Rien de moins
abstrait que son ascèse, que son enseignement, que sa direction spirituelle,
que sa façon d'organiser et de conduire. Des vertus toutes traduites en
pratiques extérieures poussées à fond, depuis la plus haute, l'adoration,
jusqu'aux plus humbles, celles de l'économie domestique. Point d'enseignement
purement intellectuel, uniquement oral, mais la représentation, la mise en
scène, l'action symbolique, le tableau, l'image. Point de direction spirituelle
ni de plan de réforme ou d'administration s'en tenant aux grandes lignes, mais
des règlements où tout est prévu. Le mystique lui-même, le contemplatif
n'échappe pas à ce besoin du concret. Lui qui va les yeux clos et s'applique à
fermer tous ses sens aux choses extérieures les ouvre tout grands pour les
emplir et les saturer des horreurs de la mort et nulle part il ne respire le
divin comme dans un lieu que le ciel visita.
Homme-spectacle, chez
qui tout parle et qui fait tout parler, Montfort est aussi et non moins
fortement, l'homme des applications pratiques et des précisions matérielles. Si
nous voyons bien comment ces deux caractéristiques si nettes de l'apôtre
populaire tiennent à une même disposition profonde de la nature, qui est de
penser concret, Montfort nous apparaît comme un type remarquable d'unité, de
solidité et d'équilibre, un instrument exactement calculé par Dieu pour l'œuvre
à laquelle il le destinait : l'homme d'une vocation.
Aucune méthode d'apostolat
n'exige, outre l'autorité que seul un grand renom de sainteté confère, la
maîtrise de soi, le sens de la mesure, le sentiment des situations, la
promptitude et la sûreté du coup d'œil, la rapidité de conception, comme
l'audacieuse méthode directe qui était la sienne. Pour ne courir aucun risque,
il n'en est pas besoin de tant à un ministre de Dieu qui s'en tient à fulminer
en chaire et à s'en prendre, de cette hauteur, au blasphème, à la profanation
du dimanche, à la danse, à l'ivrognerie, à l'impudicité et autres êtres de
raison. Mais se jeter presque quotidiennement dans la bagarre et s'en tirer, en
quatorze années de ce jeu, avec seulement, en tout, trois ou quatre coups de
canne administrés par une châtelaine dont on a repris la fille, deux coups de poing
reçus, il est vrai, en pleine poitrine de la part d'un officier hors de lui
pour quelques observations, cependant bien modérées, sur sa mauvaise tenue dans
l'église, et pas même une poignée de cheveux laissée aux mains de soldats
furieux devant leur table de jeu en miettes, voilà sans doute qui est digne de
la plus haute admiration. Nous aurions bien voulu voir les censeurs de notre
saint imités, n'eût-ce été que pour un jour, à faire eux-mêmes la police des
mœurs. Mais cela, auraient-ils dit, ne convient pas à des ecclésiastiques. Et
pourquoi en effet cela ne leur convient-il pas, sinon parce que, pour s'en
acquitter de la façon unique et irréprochable d'un Grignion de Montfort, il
leur faudrait ces dons tant naturels que surnaturels qui étaient chez lui — ce
serait être aveugle de ne pas le reconnaître — les charismes magnifiques de
l'apôtre populaire ?
CHAPITRE XVIII
CE QUE MONTFORT N'EST PAS
Si l'on réfléchit bien à
ceci que Montfort pense concret, on n'attribuera plus à un tempérament excessif
et à une humeur bizarre sa façon spectaculaire d'être un saint et un apôtre.
Pas davantage on ne lui prêtera un attachement servile à la lettre de
l'Evangile ni non plus la passion de l'absolu, sinon comme elle se trouve chez
tous les saints.
Mais sur ces différents
points sa réputation est si bien établie qu'on ne saurait trop s'en éclaircir.
Voyons donc.
D'abord est-il
l'original que l'on pense communément ?
Nous l'avons déjà dit,
toute l'originalité si moquée et si combattue du séminariste de Saint-Sulpice
consistait uniquement dans sa manière d'être un saint et déjà aussi un apôtre.
Plus tard, aumônier
d'hôpital ou missionnaire, si, en mainte circonstance, il put paraître
excentrique et ridicule, ce ne fut jamais non plus que par sa façon de pratiquer
l'Evangile et de l'annoncer, invulnérable au respect humain, assoiffé
d'humiliations et de mépris. Ce n'est pas par fantaisie et par goût bizarre
qu'il porte des guenilles, qu'il boit dans le verre des contagieux, qu'il vide
les bassins des alités, qu'il gâche le mortier, qu'il grimpe à l'échelle, une
brosse à la main, contre les murs crasseux d'une église, qu'il propose au Frère
Nicolas harassé de le charger sur son dos, que dans une prairie, au milieu d'un
grand concours de peuple, il prêche perché sur un arbre.
De vertus aussi
expressives, à commencer par sa dévotion et son humilité, a-t-on le droit de
conclure que, s'il n'avait pas été un saint, on l'eût vu obséquieux,
cérémonieux, maniéré, multipliant les courbettes et les grimaces, forçant l'expression
en tout ?
Cela ne va guère avec
l'air de grandeur dont parle Besnard. Bien plutôt lui aurait-on trouvé des
façons de grand seigneur comme lorsqu'au lever de table il reconduisait, après
les avoir embrassés et gratinés d'une large aumône, les pauvres qui lui avaient
fait l'honneur de l'accompagner.
Us se trompaient fort
les séminaristes de Saint-Sulpice qui allèrent, « plutôt pour rire que pour
pleurer » dit Grandet (p. 15), assister au catéchisme qu'il faisait aux enfants
les plus dissipés d'un des quartiers du faubourg Saint-Germain, et dont les
gens disaient merveille. « Ils ne purent s'empêcher eux-mêmes de fondre en
larmes ». De même s'abusait grandement le confrère[107]
qui eut la curiosité d'assister à sa première messe, pour laquelle il avait choisi
l'autel de la Sainte Vierge dans l'église de Saint-Sulpice. Ce séminariste qui
était loin d'éprouver aucun faible pour M. Grignion, pensait sans doute qu'il
renchérirait d'une façon assez ridicule sur la liturgie par l'expression qu'il
mettrait dans ses gestes et dans sa voix. II fut bien détrompé : tout comme à
Blain qui assistait son ami, M. Grignion lui parut « comme un ange à l'autel ».
Le missionnaire produira le même effet à Lorette, à Rouen où il célébra à
l'autel des Vœux, et sans doute en bien d'autres lieux encore. Il faut se faire
une idée absolument fausse de ses singularités pour y voir des fantaisies, des
bizarreries, et lui prêter au cours de ses instructions, comme le fait Mgr
Calvet (p. 10), «de pieuses saillies parfois divertissantes». De cette
originalité-là, pourtant la plus accréditée, sa vie ne fournit aucun exemple.
L'Evangile à la lettre.
Est-il vrai, comme on le dit, que Montfort s'attachait tellement à la lettre de
l'Evangile ? En faisait-il son code de perfection ?
Aux dernières pages du
chapitre précédent, nous disions avec quel soin des détails il organisait sa
vie et ses œuvres. Devant un tel appétit d'ordre, de règlements, d'horaires, de
méthodes, le lecteur, tout en lui reconnaissant le génie de l'organisation, ne
l'aurait-il pas soupçonné de céder aussi à une légère manie ? Quel grand homme
n'a ses petits travers ? Si M. Grignion, au lieu d'être Montfort, n'avait été
qu'un petit homme avec de petites idées et de petites vertus, n'eût-il pas été
aussi singulier, mais d'une autre façon ? Ne l'aurait-on pas vu se noyer dans
les détails, s'occuper d'un tas de futilités, gaspiller son temps à ranger, à classer,
à étiqueter des riens, tatillon, assujetti à de ridicules rubriques, figé dans
ses habitudes, mécanisé à souhait, d'une régularité de pendule, et dérouté,
perdu au moindre dérangement ?
Or ceux qui s'exclament
devant telle ou telle de ses pratiques : « Voilà bien Montfort : l'Evangile à
la lettre ! » le font-ils avec un si vif sentiment d'admiration? Ne pensent-ils
pas plutôt à un conformisme servile qui dénoterait de l'étroitesse d'esprit ou
une âme timorée ou tout simplement un faible pour l'extraordinaire et le
singulier ?
On conviendra sans
peine, pensons-nous, qu'il peut se rencontrer fortuitement avec la lettre de l'Evangile.
« Ne prenez pour le voyage ni sac, ni provisions, ni argent, ni vêtement de
rechange », disait le Maître aux disciples qu'il envoyait devant lui. Mais le
Maître n'eût pas parlé que, pour lui qui va jusqu'aux guenilles, c'eût été tout
comme. Et, sous toutes les latitudes, dans toutes les religions, n'est-ce pas
ainsi que s'y prennent les ascètes ? Il est vrai qu'en maintes occasions, il
invoque la lettre de l'Evangile, se retranche derrière elle, s'applique à la
copier. A ceux qui lui reprochaient de donner constamment dans l'exagération :
« Je ne me permettrais pas un acte dont je n'aie trouvé dans la vie de
Notre-Seigneur l'exemple et le modèle », répondait-il. Il s'était fait une
règle de ne point solliciter en faveur des pauvres la charité des siens, à qui
il avait écrit de Paris : « Considérez-moi comme un mort » et qui, du reste,
étaient peu fortunés. Voyons cependant sa conduite. Se rendant à Moncontour, au
temps où il travaillait avec M. Leuduger, il a dû s'arrêter à Montfort. Ses
parents l'ayant appris le pressent tellement de venir prendre un repas à la
table de famille qu'il finit par accepter : « Mais, à condition, dit-il, que je
puisse amener tous mes amis ». Le lendemain, à l'heure dite, le voici en effet
qui arrive en nombreuse compagnie. Des loqueteux, des besaciers, qu'il n'a pas
eu grand-peine à trouver. Le Maître n'a-t-il pas dit : « Quand tu donnes un
festin n'invite pas des gens de ta parenté ni tes voisins riches, qui
pourraient te rendre la pareille, mais des pauvres, des estropiés, des boiteux
et des aveugles »? A la vue de cette troupe, ses parents levèrent sans doute
les bras au ciel, mais enfin ils prirent la chose de bonne grâce. C'était
d'ailleurs tout ce qu'ils avaient à faire.
Si ce n'est pas là
l'Evangile à la lettre...! Cependant — nous l'avons déjà relevé lors de son
entretien à Rouen avec Blain — loin de s'en tenir à la lettre, le plus souvent
il la dépasse et de beaucoup. Ainsi, pour justifier sa conduite à l'égard des
siens, n'invoque-t-il pas l'abandon momentané où Jésus à douze ans laissa ses
parents pour converser avec les docteurs ? Et ceci : « Dans quelque maison que
vous entriez, avait enjoint le Maître, dites d'abord : Paix à cette maison ! ».
C'était la salutation accoutumée, le Chalôm traditionnel, le salamalek que les
musulmans s'adressent encore aujourd'hui entre coreligionnaires. En bonne
logique le missionnaire aurait dû, lorsqu'il entrait dans une maison, s'en
tenir aux salutations d'usage. Pas du tout, il se met à genoux et récite
l'oraison Visita quaesumus.
Et encore ce trait
rapporté par Grandet (p. 99) :
« En revenant de Rome,
il rencontre deux jeunes gens en chemin qui furent les compagnons de son
voyage. Etant arrivé avec eux dans un village, il leur dit : « Allez, chez M.
le Curé lui demander s'il veut bien pour l'amour de Dieu nous donner à manger.
Le curé lui envoya un petit morceau de pain comme à un pauvre. M. de Montfort,
voyant qu'il n'y en avait pas assez pour trois personnes, fut lui-même au
presbytère du curé lui demander l'aumône ; il le trouva avec grande compagnie ;
il entra dans la chambre, et après lui avoir fait son petit compliment, il se
mit à genoux, suivant sa coutume, dit un Ave Maria et l'oraison Visita quaesumus. Le curé le prenant
pour un fou le fit entrer dans sa cuisine et ordonna qu'on lui donnât à manger
avec ses valets, on lui servit du pain bis avec du mauvais vin ; il fut ensuite
remercier le curé de sa charité ; le curé lui demanda pourquoi il n'allait pas
à cheval ; il lui répondit que les Apôtres n'avaient pas coutume d'y aller, que
cela était bon pour les gens du monde ». Le curé aurait pu lui répondre : «
Etes-vous sûr que saint Pierre, saint Paul et les autres allèrent toujours à
pied et que, s'ils revenaient de nos jours où l'usage d'un cheval n'est tout de
même pas un luxe, ils se le refuseraient même pour de longues distances ?» Le
missionnaire jugea peut-être que le curé avait besoin d'une leçon ; mais
crut-il lui-même sa réponse péremptoire ? On peut en douter. Quoi qu'il en
soit, à qui fera-t-on croire que c'était par imitation servile qu'il voyageait
ainsi et que, si les apôtres s'étaient servis, pour la diffusion de l'Evangile,
des moyens de locomotion les plus rapides de leur temps, il eût rayé de son
catalogue de pénitences celle qui en comportait tant d'autres : de faire tous
ses voyages à pied ? « Mon cher ami, disait-il au recteur de Bréal, M. Hindré,
qu'émerveillaient les effets de sa parole, j'ai fait plus de deux mille lieues
de pèlerinage pour demander à Dieu la grâce de toucher les cœurs et il m'a exaucé
». De même lorsqu'il alléguait les trois jours d'absence de l'Enfant Jésus,
pense-t-on que sans cet exemple il eût été moins détaché de sa famille ? Ce ne
sont pas les textes évangéliques qui lui manquaient pour autoriser sa pratique.
Qu'il fût heureux de
rencontrer dans la vie du Sauveur des exemples et des préceptes qu'il pût,
ceux-là, copier matériellement, ceux-ci, observer à la lettre, qu'est-ce que
cela prouve ? Comment lui, l'homme des pratiques et du concret, n'aurait-il pas
trouvé une saveur particulière à cette entière conformité ? Il faut ne rien
comprendre à son génie pour sourire en pareil cas comme s'il cédait à une
manie. Même là, d'imitation servile il n'y a pas ombre, l'homme étant toujours
prêt à dépasser la lettre pour en appliquer l'esprit.
Du reste il sent bien
que ses audaces ont besoin de caution et ce n'est pas seulement à la lettre de
l'Evangile qu'il en demande. Nous avons entendu M. Leschassier reprocher à
l'aumônier de l'hôpital de Poitiers de dire en toute occasion qu'il ne fait
rien que par son ordre et lui conseiller de prendre un directeur sur place. De
ses exploits les plus hardis il en est peu pour lesquels il n'ait pu se
prévaloir de quelque illustre exemple soit d'un personnage en grande réputation
de prudence et de vertu soit même d'un saint placé sur les autels. A son
arrivée à Moncontour, tombant en pleine danse, il s'avance vers les ménestrels
et leur enlève leurs instruments, mais Julien Maunoir n'en avait-il pas fait
autant à Saint-Tugeau-en-Plumelin ? A Poitiers, il lève sa discipline sur
quelques polissons, mais M. Olier[108]
n'envoyait-il pas ses jeunes gens, le fouet à la main, nettoyer les abords de
l'église Saint-Sulpice ? A Saint-Pompain, il organise une procession pour
disperser une foire, mais, quelque soixante ans plus tôt, Jean Eudes, donnant
la mission à Autun, n'avait-il pas usé du même expédient pour en finir avec les
saturnales de la Saint-Valentin ? Il pénètre dans les lieux de débauche pour en
arracher de malheureuses filles, mais le jésuite François Régis, l'apôtre du
Vivarais, un saint de la génération précédente dont le procès de canonisation
était alors en cours, n'avait-il pas eu la même audace ? Quant à la police des
cabarets, ces hommes de Dieu ne s'en étaient-ils pas chargés aussi à l'occasion
? Et si, pour dompter la révolte de la nature, il avale le pus d'un ulcère, une
femme, oui une femme, sainte Elisabeth de Hongrie, ne l'avait-elle pas fait
avant lui ?
Lorsque, dans leur
entretien de Rouen, Blain attaqua sa conduite : « Pour toute réponse, écrit le
mémorialiste, il me montra son Nouveau Testament et me demanda si je trouvais à
redire à ce que le Christ a pratiqué et enseigné ». Le geste peint l'homme.
Mais si le saint en avait appelé à la lettre de l'Evangile, il eût été bien
incapable de prouver qu'il s'y conformait. Cependant, comme il s'agissait
uniquement du caractère singulier de ses pratiques, c'est ce qu'il aurait fallu
établir pour que sa réponse ne souffrît pas de réplique. Blain n'insista pas.
Son ami s'autorisait de l'Evangile pour suivre son attrait. Libre à lui ; mais,
ses pratiques, l'Evangile ne les imposait pas.
Comme Montfort est tout
en pratiques, on s'imagine qu'il s'applique à copier la lettre de l'Evangile
ou, du moins, à la serrer du plus près possible. Pure illusion. Il suit sa
pente, heureux seulement de rencontrer parfois la lettre et, à l'occasion, de
pouvoir s'en couvrir, sauf à la tirer un peu à lui, s'il en est besoin, mais le
plus souvent ne se faisant aucun scrupule de renchérir sur elle[109].
L'absolu. On accorde
moins volontiers aux saints la prudence du serpent que la simplicité de la
colombe. Il est notoire pourtant que dans les affaires qui regardent la gloire
de Dieu, les seules qui les intéressent, les mystiques font preuve autant que
personne de circonspection et de sens pratique. Certes, il ne suffit pas d'être
un familier de Dieu pour être un habile homme, mais il serait contradictoire
que celui qui a été suscité d'en-haut pour l'accomplissement de quelque grand
dessein fût gêné par ses grâces d'oraison dans l'exercice de ses talents. Qu'un
contemplatif comme saint Jean de la Croix dût se faire violence pour
s'entretenir d'affaires temporelles, qu'il en fût même parfois incapable
lorsqu'il venait de boire à longs traits le breuvage enivrant et si doux du
divin amour, il ne s'en remettait pas moins à la tâche avec une ardeur
nouvelle, conduisant à travers mille obstacles, aux côtés de sainte Thérèse,
son travail de réforme et de fondation avec une sagesse consommée. Mais plus un
homme né pour l'action et brûlant du zèle de la gloire divine reçoit du ciel
lumière et force, plus il risque de déconcerter. Ses vues, si hautes et si
étendues qu'elles fussent naturellement, se sont élevées du plan de l'homme au
plan de Dieu ; sa sagesse n'est plus la sagesse des sages, sa prudence la
prudence des prudents. Presque infailliblement, il va passer pour fou ;
n'est-ce pas, Dom Bosco ? N'est-ce pas, Jean de Dieu, et vous, fondateurs' et
fondatrices d'œuvres apostoliques, qui aviez tout pour vous signaler dans le
monde comme brasseurs d'affaires et manieurs d'argent et qui, sans crédit, sans
appui humain, sans un denier devant vous, entrepreniez, bâtissiez, recrutiez,
établissiez, comme si vous vouliez tenter Dieu? C'est une règle, plus ces
hardis, ouvriers du Seigneur prennent conscience, à la lumière de son Esprit,
de la sublimité de leur tâche et de la misère des moyens humains, plus ils se
jettent dans la folie de la croix. A les voir agir, on dirait qu'ils ont perdu
le sens du réel, et leurs biographes, aussi déroutés que leurs contemporains,
se demandent par quel mystère, doués la plupart d'une évidente et singulière
pénétration d'esprit ils manquèrent ainsi, avec la continuité d'impitoyables
logiciens, aux lois du simple bon sens. Comme il faut bien sauver l'honneur de
personnages en grande réputation de sainteté et souvent même placés sur les
autels, une explication qui se veut flatteuse, a, de nos jours, grand succès :
ils vivaient dans l’absolu. Depuis quelque quarante ans, il n'est point de
biographe de notre saint qui ne recoure à ce mot aussi sublime en soi qu'ambigu
dans l'emploi qu'on en fait : l'absolu ; pas un seul qui ne nous le dise
passionné d'absolu, quand, à l'occasion de quelque mésaventure, il n'ajoute pas
qu'il était entré dans l'absolu, qu'il pensait dans l'absolu, qu'il était
absolu.
Mais les saints ne
sont-ils pas tous passionnés d'absolu et leur seule mesure d'aimer Dieu
n'est-elle pas de l'aimer sans mesure ? El ne jugent-ils pas de tout le créé
par référence à l'absolu divin, s'abimant dans leur propre néant et ne donnant
de prix aux choses que leur valeur éternelle ? Si donc on invoque l'absolu pour
expliquer les comportements singuliers de tel et tel saint et particulièrement
de Montfort, c'est qu'on ne prend pas ce mot dans son acception générale. On
veut dire que ces âmes d'oraison vivaient en dehors du réel, agissaient sans
regarder aux conditions et aux possibilités du réel et comptaient pour rien ou
presque rien tout ce qui n'approchait pas de l'idéal et de la perfection
absolue. Qu'un historien le veuille ou non, s'il croit remarquer chez Montfort
une telle passion, manifestement différente de celle qui est commune à tous les
saints sans exception, c'est qu'au fond il n'est pas loin de penser, comme Mgr
Calvet (p. 23), qu'il «vivait dans un état continuel d'exaltation mystique et
d'exaltation poétique ». Au fait, mystique et poète, ce sont là deux mots dont
l'un évoque facilement l'autre chez plus d'un de ses biographes.
Il faut reconnaître que
si jamais pratiques de perfection méritèrent en langage courant l'épithète
d'absolues ce furent les siennes. Pauvreté absolue, détachement absolu des
siens, mortification absolue, car nous sommes loin d'avoir tout relevé et nous
reviendrons sur ce chapitre ; obéissance absolue. A quoi cela tenait-il ? Nous l'avons
vu suffisamment : Montfort pense concret. Pour lui point de vertus purement
affectives ; il les lui faut effectives. Qu'on imagine quelles pratiques cela
peut représenter chez un homme à la volonté de fer, qui n'aspire qu'à vider son
âme de la créature pour l'emplir de Dieu et à embraser le monde des flammes
dont il est lui-même dévoré. Chez un saint qui n'éprouvera pas ce besoin de
tout incarner et se sentira déjà assez détaché dès là qu'il l'est pleinement de
cœur, tout fusionne, tout s'harmonise. Les vertus, pour absolues qu'elles
tendent à être en elles-mêmes, ne s'exhibent point comme des monolithes abrupts
et intransigeants. Elles s'effacent les unes devant les autres, se font des
concessions mutuelles, arrondissent leurs angles. Chez Montfort, c'est un heurt
perpétuel, et souvent à qui écrasera l'autre. Comment concilier la
mortification telle qu'il en ressent le besoin et l'obéissance qu'il voudrait
malgré tout aussi totale à M. Leschassier ; cette même pratique d'austérités
avec ses obligations d'étudiants, le détachement absolu des siens avec ses
devoirs de fils, la police des lieux de désordre avec la déférence due aux
autorités civiles ? Il est fatal que parfois le conflit s'exaspère. Si aucun
accord ne se montre possible, le saint n'hésite pas ; il choisit ce qu'il y a
de plus dur, de plus héroïque, de plus crucifiant, et en matière de zèle, de
plus hardi, pour ne pas dire de plus dangereux, et sacrifie nettement l'autre
côté. Rien ne le fait plus paraître extrême et absolu que ce contraste violent.
Ainsi on le dirait totalement dépourvu de cœur à l'égard de sa famille, en
pleine illusion pour tenir mordicus tout à la fois à son ascèse et à la
direction de M. Leschassier.
Sa vie est semée de ces
apparents illogismes. A vingt ans, avec quelles actions de grâces à la divine
Providence partait-il de Rennes pour Paris, se voyant déjà à Saint-Sulpice, ce
séminaire modèle, cette maison de perfection tant désirée ! Et le voilà qui, à
peine sur la route, se met dans l'état le plus propre à s'en faire interdire le
seuil. Le jeune homme dont la distinction autant peut-être que la piété avait
si heureusement impressionné à Rennes Mlle de Montigny ne sera plus, quand il
ira frapper à la porte de sa bienfaitrice, qu'un misérable chemineau fleurant
l'écurie. Si encore il avait conservé les dix écus que ses parents lui avaient
donnés, mais il a tout distribué, argent, linge et vêtements ; il ne lui reste
plus que ses nippes malodorantes. Qui devra faire les frais d'un nouveau
trousseau ? Cette bonne demoiselle sans doute, cependant si peu fortunée, car
il va sans dire qu'elle ne peut le présenter dans cet état, même à M. de la
Barmondière. Avait-il pensé à tout cela ?
A Pontchâteau, son
calvaire étant presque achevé, il voit descendre de carrosse sur la lande de la
Madeleine un monsieur à l'air important, accompagné de quelques dames. Quel est
ce personnage, qui, sans avoir donné, non plus d'ailleurs que ce beau monde
féminin, aucun signe de dévotion, même en passant devant l'image du Sauveur en
croix, examine, inspecte, prend les mesures des douves et des souterrains ? Il
se pose la question, et non sans une vive inquiétude, nous dit M. Olivier. Mais
il a reçu « fort froidement », note encore son compagnon, ces dames si peu
dévotes. Va-t-il demander un mot d'explication à ce monsieur qui n'est autre
que l'Intendant de Bretagne ? Mais non. Il ne semble même pas qu'il l'ait
honoré de la moindre salutation. Embarras ? Timidité ? Non certes. M. Olivier,
si l'on en juge à son récit, ne sera pas loin de penser qu'il aurait suffi de
quelques paroles déférentes pour rompre la glace, éveiller la sympathie et
conjurer la catastrophe, sauf à prévoir, d'entente avec l'autorité, des
retouches importantes peut-être, mais qui n'étaient pas hors des possibilités.
Ferrand partit, cet accueil glacial, ce silence dédaigneux sur le cœur,
s'estimant bravé par ce vulgaire remueur de foules. Son rapport s'en ressentira
: le Calvaire y sera bien la forteresse dénoncée par La Chauvelière.
Manifestement, l'abbé Olivier, bien que d'une autre manière, en a gros lui
aussi sur le cœur. Il juge cette conduite de M. Grignion de la dernière
inconséquence. Pour sauver son œuvre le missionnaire fera des démarches auprès
des autorités ecclésiastiques ; mais les autorités civiles, il semble les avoir
systématiquement ignorées.
Quand, attiré par la
solitude de Saint-Lazare, il demandait au fermier général et au prieur de
l'abbaye l'autorisation d'en occuper les ruines, il n'avait sans doute et ne
dut déclarer d'autre intention que de se réserver une retraite pour les moments
de relâche que lui laisseraient ses missions. S'il s'en fût tenu là, le clergé
l'eût bien laissé tranquille dans sa Thébaïde. Mais s'imaginait-il que les
curés de Monfort toléreraient qu'il y attirât avec les âmes pieuses et les personnes
charitables, des bandes de rôdeurs, de faméliques et de besaciers ? Il était
facile de prévoir que plainte serait portée à l'évêque et que le ministère ne
lui en serait pas facilité dans le diocèse.
Il n'est pas une de ses
innombrables épreuves qui ne soit due à cette absence des précautions les plus
élémentaires, d'où l'on se persuade facilement que s'il avait eu le sens des
situations il eût agi d'une tout autre manière. Comment expliquer qu'il manquât
à ce point d'une exacte vision des choses ? Défaut radical de jugement ? Non
pas. Mais il vivait dans les nuages, se dit-on, ou pour parler plus
honnêtement, dans l'absolu ! A son grand détriment l'homme d'action ne voyait
les réalités d'ici-bas que par les yeux du mystique, des hauteurs de la
contemplation. Cela ne semble-t-il pas évident ? Pure illusion. Homme des
pratiques, Montfort est aussi un homme pratique, et s'il lui arrive quelque
aventure plutôt plaisante, ne nous hâtons pas de sourire de sa simplicité.
Ainsi, un an avant sa
mort, l'anachorète ne dormant jamais que d'un œil chez l'apôtre, le prédicateur
de la mission de Mervent sera tenté par les profondeurs silencieuses de la
toute proche forêt. Il rêvera, comme il l'avait fait pour Saint-Lazare, de s'y
ménager une retraite et d'y établir un centre religieux pour la piété
populaire. Depuis la découverte en 1855 d'une pièce officielle dont nous
donnerons le texte tout à l'heure, les biographes ne semblent pas avoir porté
assez d'attention au récit du P. Besnard. Oubliant l'apôtre, la plupart d'entre
eux ont indûment réduit le projet de notre saint à un ermitage, ce qui
n'éclairait pas l'affaire.
Alors qu'il donnait la
mission à Mervent, près de Fontenay-le-Comte, « on lui parla, écrit le P.
Besnard (Livre VII), de la forêt de Vouvant qui n'était pas éloignée. Il s'y
fit conduire dans le dessein d'y chercher un lieu propre à méditer dans le
silence et la retraite... Il y trouva en effet un lieu fort retiré. Des deux
côtés il s'élève deux montagnes ; la rivière coule au milieu, et un rocher à
perte de vue présente une caverne profonde. Ce lieu lui parut tout à fait
propre pour y bâtir un ermitage et il résolut d'y travailler incessamment. Il
n'eut pas plus tôt mis la main à l'œuvre qu'une multitude de personnes des
environs vinrent l'aider dans son travail. Un jour, on en compta plus de cent.
Les matériaux furent bientôt rassemblés. On avait la pierre et l'eau sur le
lieu. On apporta de la chaux, du sable, des tuiles, des carreaux, des briques,
en un mot, tout ce qui était nécessaire, et même plus qu'il n'était nécessaire,
et le tout gratuitement. L'apôtre anachorète ne pouvait que payer de sa
personne, et il ne l'épargnait pas. Nul ne travailla avec plus de force que
lui. Il fit tant qu'il creusa dans le roc un espace capable de contenir une
couchette, une table, une chaise. Il y avait au bas de la grotte une source
excellente, il y fit les arrangements nécessaires pour une fontaine. Son
dessein était encore d'établir une chapelle et d'y planter une grande croix.
Ses travaux continuels ne le lui permirent pas ».
Il y avait déjà trois
mois que, l'ermitage ayant été mis en état, le missionnaire s'y retirait dans
l'intervalle de ses travaux quand il reçut une visite inattendue, celle d'un
officier de justice qui lui dressa procès-verbal. Voici la pièce découverte par
Quérard (tome IV, p. 385) :
« L'an mil sept cent
quinze, et le vingt-huit octobre, sur le huit heure du matin, nous, Charles
Moriceau... subdélégué et maître particulier... de la maîtrise des eaux et
forêts dudit Fontenay..., sur la remontrance à nous faite par M* Jean Delahaye,
procureur du roy de ladite maîtrise, qu'il a eu avis que le sieur de Montfort,
prêtre habitué de la maison de Saint-Sulpice de Paris, employé plus de vingt
ans aux missions pour l'instruction des nouveaux convertis et anciens
catholiques, dans plusieurs diocèses du royaume où il aurait fait beaucoup de
fruit et de progrès par sa piété, sa capacité et sa vie austère, au retour d'un
voyage qu'il aurait fait avant dans la ville de Rome, auprès de Sa Sainteté qui
l'aurait confirmé dans cet esprit de dévotion, s'était pratiqué un lieu de
solitude dans les bois de la maison de la Grignonnière, situés dans la paroisse
de Mervent, où ledit sieur de Montfort a fait une mission pendant plus de deux
mois, mais, que ne trouvant pas cet endroit assez solitaire et à sa bienséance,
à cause des abords montueux, pour se retirer certains jours de l'année, suivant
l'agrément de M. l'évêque de La Rochelle, il s'était marqué un emplacement
ayant pour objet de perspective, une petite grotte de circuit de deux toises,
creusée naturellement dans un rocher qui lui faisait face, appelé la Roche aux
Faons, situé dans l'extrémité du Mareau de Puy-Brunet et dépendant de la forêt
de Vouvant, appartenant à sa Majesté — et s'en serait mis en possession et placé
des ouvriers pour construire un mur en face de ladite grotte et le garantir des
vents du Nord qui y règnent, ayant pour cet effet, fait arracher quelques
souches de châtaignier, au nombre de cinq à six, pour l'alignement du mur : —
pourquoi requiert ledit procureur du roy, de nous transporter sur les lieux
pour savoir dudit sieur de Montfort, de quelle autorité il s'était emparé de
ladite grotte et entrepris de faire construire un mur en face d'icelle où étant
ledit sieur de Montfort, nous aurait fait réponse «qu'ayant eu l'honneur
d'informer Mgr Fagon de son dessein et de l'agrément qu'il avait eu de Mgr de
La Rochelle, il croyait cela suffisant ; et que d'ailleurs, le lieu où était
située ladite grotte, était un terrain si mauvais, qu'il n'aurait dû mériter
aucune attention ». Et ayant interpellé ledit sieur de Montfort de nous
représenter la réponse qu'il avait eue de mondit Mgr Fagon, sur sa demande, et
ne nous ayant pu en faire paraître aucune, nous avons fait toiser, par le nommé
Bernard Grelier, l'un des gardes de ladite maîtrise, qui nous accompagnait,
l'emplacement dont ledit sieur de Montfort s'était emparé, afin de connaître de
quel préjudice pouvait être cette usurpation de Sa Majesté, et trouvé qu'il
peut contenir la huitième partie d'un arpent, compris une route que ledit sieur
de Montfort a fait tirer depuis le grand chemin de cette ville de Fontenay à
Pierre-Brune, pour monter au rocher où est placée ladite grotte, avons remarqué
aussi qu'il a été arraché sept souches de châtaigniers, plantées à la chute du
rocher, pour tirer des pierres à construire un mur de longueur de huit à dix
toises, et que cette grotte est à l'extrémité de la forêt, à la distance de
vingt toises de prés et taillis dépendant de la maison de la Grignonnière ; et,
comme il est du devoir de notre charge d'empêcher cette usurpation, du moins
jusqu'à ce que le sieur de Montfort aurait obtenu la concession de Sa Majesté,
nous lui avons fait défense de faire continuer ledit mur, et du tout dressé le
procès-verbal lesdits jour et an que dessus.
Moriceau,
Delahaye, Grelier ».
Il faut l'imagination et
le parti pris de Quérard pour voir dans Moriceau, calviniste converti à la
Révocation de l'Edit de Nantes et fort zélé à faire rentrer dans le giron de
l'Eglise ses anciens coreligionnaires, un arriviste et, naturellement, comme le
répéteront Laveille et d'autres, un instrument des jansénistes, et dans la
pièce que nous venons de transcrire la suite d' « ordres secrets et hypocrites,
venus de la Cour, faisant traquer Montfort dans sa solitude comme un animal
dangereux et féroce ».
Le P. Besnard, qui dut
enquêter sur place quelque cinquante ans plus tard et interroger les anciens du
pays, n'eut aucune connaissance de cette descente de justice, ce qui donne à
croire que l'homme de Dieu n'en parla pas, ni Grelier non plus, et que la
population s'imagina que, retenu par ses travaux, le missionnaire avait
simplement abandonné son ermitage.
Montfort fut dénoncé à
Delahaye. « Il a eu avis... » dit le procès-verbal. Avis de qui ? Des gardes-forestiers
? Mais voilà cinq mois que les travaux avaient été commencés. Mervent touchant
Fontenay, le procureur du roi n'avait pu les ignorer. Informé sans doute par
les gardes que M. de Montfort se croyait en règle, il avait fermé les yeux. Une
dénonciation l'obligea à intervenir.
Curieux procès-verbal.
Tel qu'il est rédigé, au lieu d'être un acte haineux et ridicule que l'on
croirait d'après les biographes, ne semble-t-il pas au contraire un plaidoyer
en faveur du saint ermite ? Eloge senti de sa personne et de son ministère,
bonne foi, insignifiance des dégâts : quelques souches de châtaigniers
arrachées ! L'occupant de la Grotte aux Faons n'est point sommé de l'évacuer ni
de remettre autant qu'il est possible les choses en état. Il lui est seulement
défendu de continuer le mur, du moins avant d'avoir obtenu une concession de Sa
Majesté, autrement dit une cession de terrain, invitation très nette à
solliciter de la Cour, par voie légale, cette faveur, Delahaye n'estimant pas
sans doute avoir compétence pour autoriser une occupation qui eût équivalu à
une aliénation... Impossible de se montrer plus bienveillant. Le missionnaire,
qui n'avait pas dit toute l'étendue de son projet, ne pouvait guère compter
qu'à Versailles, où l'on n'avait certainement pas oublié l'homme du
calvaire-forteresse de Pontchâteau, on lui accorderait, malgré l'avis favorable
qu'il pouvait espérer de Delahaye, le terrain qu'il eût jugé nécessaire,
renonça à son dessein et quitta de lui-même sa chère solitude.
Il est significatif
qu'il s'était contenté d'informer Fagon de son projet. S'il ne lui avait pas
demandé une autorisation c'est qu'il le savait tout aussi incompétent que
Delahaye l'eût été pour la lui accorder. Il ne manqua pas de l'aviser qu'il
avait l'agrément de Mgr de La Rochelle. Fagon comprit très bien que ce saint
homme, qui n'avait ni feu ni lieu, demandait simplement qu'on ne l'empêchât pas
d'occuper cette grotte et d'en aménager les abords. En conséquence, il ne
répondit rien et fit comme s'il ignorait tout.
Petite mésaventure mais
qui, comme il fallait s'y attendre, fournit une fois de plus à nos biographes
l'occasion de plaindre la simplicité de l'homme de Dieu qui, naturellement,
n'entendait rien aux affaires du temps. « Le pauvre prêtre n'avait pas prévu
cette chicane », écrit l'un. Un autre : « Il ne s'inspirait que de la liberté
des enfants de Dieu et de l'autorisation de son évêque ». Un troisième : « Le
bon Père avait compté sans… l'administration ». Vraiment, prend-on Montfort
pour un naïf ? Audacieux comme toujours, il s'était aménagé là une retraire,
après avoir pris des précautions qu'il ne jugeait certainement pas suffisamment
sûres mais qui étaient les seules possibles. « Après tout, on verra bien ce qui
arrivera », se disait-il.
L'absolu, dirait-on, l'a
si bien séduit et rendu si difficile qu'il ne peut s'accommoder d'œuvres
imparfaites. Directeur spirituel, fondateur, réformateur, il a son idéal et
n'en démordra pas. une âme qui s'est confiée à ses soins doit s'attendre à être
éprouvée comme l'or dans la fournaise ; n'est-ce pas, Marie-Louise de Jésus ?
n'est-ce pas, M. d'Orville ? n'est-ce pas Bénigne
Page, sa très chère
conquête, admirable pénitente que les premiers siècles chrétiens auraient
placée sur les autels ? Sans parler de ce nombre infini de pécheurs qui, pour
l'avoir entendu au cours d'une mission et s'être approchés une fois ou deux de
son confessionnal, s'armèrent de cilices, de disciplines, de cœurs piquants, de
bracelets de fer ; sans compter non plus ces mondaines qui vinrent jeter dans les
flammes d'un bûcher parures immodestes et romans d'amour. S'est-il attaqué à
une ville, il n'y tolère aucun désordre, dût-il être dénoncé comme un
brouillon, un touche-à-tout, un exalté, un demi-fou, et se faire mettre à la
porte de cette ville sinon du diocèse, au risque de laisser sécher sur pied des
œuvres en prometteuse efflorescence. Pour Poitiers, on songe à des Filles de la
Sagesse, mais il est bien d'autres âmes à qui il allait manquer. « Adieu sans
adieu, car si Dieu me conserve en vie, je repasserai par ici », écrit-il en
terminant la lettre qu'en partant pour Rome il adresse aux « chers habitants »
des faubourgs qu'il a évangélisés. Séjour prolongé ou passage rapide, comme il
plaira à Dieu, mais il sait bien que ce petit peuple compte sur son retour, et
pareillement la plupart des personnes qu'il a sanctifiées dans la ville même,
plus de deux cents, nous disait M. Le Normand, ainsi que ces congrégations de
jeunes gens et de jeunes filles qu'il formait à la piété et instruisait à faire
oraison... A Nantes, ce sera bien autre chose.
Et pourquoi, à Poitiers
et ailleurs, lui fût-il interdit ainsi de poursuivre son œuvre et de la mener à
bonne fin, sinon justement parce que, la voulant idéale, l'ayant conçue,
dira-t-on, dans l'absolu, il usait pour la réaliser de méthodes dont la
hardiesse et l'étrangeté indisposaient ceux qui auraient dû l'aider et
principalement ses supérieurs ecclésiastiques, de sorte que, pour ne pas savoir
se contenter d'une perfection relative, il s'exposait à tout compromettre.
Son échec-type, aux yeux
de ses biographes, ce fut sa tentative de réforme de l'hôpital général de
Poitiers. De cette maison de désordre il aurait voulu faire un établissement
modèle, aussi réglé et édifiant qu'un couvent. Avec ses réglementations, si sages
qu'elles fussent, l'obéissance qu'il exigeait de tous, le dévouement qu'il
réclamait des gouvernantes et surtout son projet chimérique de leur imposer la
vie religieuse, il ne réussit qu'à susciter des cabales, à dresser contre lui
ces vieilles filles et à se faire définitivement lâcher par les
administrateurs. Un regard superficiel ne voit rien d'autre.
Cette absence de
prudence humaine dont nous parlions plus haut, puis cet attachement obstiné à
une perfection irréalisable, voilà les deux choses qui frappent ses historiens
et leur persuadent qu'il vivait dans l'absolu. Ils l'imaginent ne prévoyant pas
les accidents auxquels il s'exposait et tombant des nues quand ils arrivaient.
Or, rien ne permet de
supposer qu'il ne mesurait pas la portée de ses actes et ne sentait pas le
danger de ses audaces. Bien au contraire.
Il y a deux ordres de
choses où il manque aux règles de la prudence humaine. Le premier, purement
surnaturel, celui de la sanctification des âmes, de la sienne d'abord, ou, si
l'on veut, de l'établissement du règne de Dieu par la guerre au péché et à la
concupiscence, et le détachement de tout le créé à l'exemple de Jésus crucifié.
L'autre, temporel, principalement financier, concernant les ressources
nécessaires à l'érection ou à la restauration d'édifices religieux, à la
fondation et à la vie d'œuvres d'éducation ou de bienfaisance.
Dans l'ordre de sa
sanctification, fi de la prudence de la chair, comme il l'appelle. Elle n'a que
faire dans ce domaine, qui est celui de la grâce. Que le corps geigne tant
qu'il lui plaira, il ne l'écoute pas plus que ne l'écoutaient les grands
ascètes, ses devanciers. Pas plus qu'il ne fait de réserves d'argent, il ne
songe à en faire de forces et de santé. A son Père céleste d'y pourvoir comme
il pourvoit à son pain quotidien. Le travail est là qui presse. Tant de mérites
à acquérir ! Tant d'offenses de Dieu à expier ! Tant d'âmes à sauver ! Encore
si la longueur d'une vie la rendait sainte et féconde ! Mais ici le temps ne
compte pas. Il va donc jusqu'à la limite de ses forces sans se soucier du
lendemain. Qu'on ne croie pas qu'il s'illusionnât sur les conséquences
physiques de ses macérations, qu'il s'imaginât que la fièvre qui le saisit à la
pension de M. Boucher, quand il était à son tour de cuisine, la haire sur le
dos, et qui le mit à deux doigts de la mort, était venue toute seule ; que le
manque total de précautions hygiéniques, le froid, la pluie, des vêtements
trempés, une couche glaciale, l'absinthe et le vinaigre dont il gâtait son
potage, n'étaient pour rien dans les terribles douleurs d'entrailles auxquelles
il était sujet et dans l'anéantissement qu'il éprouvait après certaines nuits
blanches enfiévrées ; qu'il n'eût pas conscience du danger qu'il y avait à
boire dans le verre des contagieux et à avaler le pus d'un ulcère, à monter en
chaire avec une pleurésie et n'ayant plus qu'un souffle ? Pas davantage il ne
s'aveuglait sur l'effet que risquait de produire son accoutrement quand, par
exemple, il se présenta à Mlle de Montigny dans l'état que nous avons dit.
Et si de l'ascète nous
passons à l’apôtre nous retrouvons chez celui-ci ce même mépris de la prudence
humaine. Le salut des âmes, l'honneur de Dieu et, partant, sa liberté
apostolique, priment tout. Il se défie même tellement des calculs que pourrait
lui suggérer la sagesse de l'homme qu'il ne diffère jamais la répression du mal
afin de réserver l'avenir. Lorsque séminariste à Saint-Sulpice[110],
il achetait aux chanteurs des rues leur provision de chansons ordurières pour
les déchirer et les jeter à la Seine, il se doutait bien que son argent ne
serait pas employé à acheter des cantiques, mais il aurait été heureux,
disait-il, s'il avait pu empêcher ou du moins retarder quelques péchés. A
Campbon, la litre seigneuriale s'étale insolemment sur les murs lépreux de
l'église. Il la fait passer à la chaux sans s'inquiéter de ce qu'en pourrait
souffrir son ministère. Des dignitaires ecclésiastiques, des magistrats, des
officiers, des gentilshommes s'oublient à causer et à rire dans le lieu saint,
il n'a aucun égard à leur rang et va vers eux pour les rappeler au respect de
la maison de Dieu, ce qui n'était pas toujours sans danger. A
Fontenay-le-Comte, cette audace — nous en reparlerons — faillit lui coûter la
vie. Il ne peut supporter de voir Dieu offensé. Est-il sorti en ville, il faut
qu'il se jette sur tout scandale qu'il rencontre en chemin, dût-il courir un
risque mortel, passer pour un insensé, se compromettre aux yeux de l'autorité
et s'exposer à être chassé du diocèse. Les personnes de piété n'échappent pas
plus que les autres à ses sévérités. A l'hôpital de Moncontour[111],
faisant, à l'issue de sa messe, vénérer aux assistants son crucifix bénit par
le Pape, il le refuse non seulement à des jeunes filles qui portaient des
toilettes trop mondaines, mais même aux demoiselles gouvernantes, vêtues
cependant selon toutes les règles de la simplicité chrétienne. Et pourquoi ?
Parce qu'elles n'auraient pas dû tolérer ce manque de discrétion chez les
jeunes personnes qui leur étaient confiées, explique-t-il, avec une telle
onction d'ailleurs que les ecclésiastiques présents, qui avaient souri d'abord,
ne purent eux-mêmes retenir leurs larmes. Qu'on n'attende pas de lui que, pour
sauver une situation, il abaisse tant soit peu son ministère devant la
puissance séculière et témoigne quelque complaisance aux gens en place. Au
Calvaire de Pontchâteau, il doit bien soupçonner que ce monsieur qui est
descendu de carrosse, accompagné de si belles dames, n'est pas le premier venu.
Il ne se montre pas moins d'une extrême froideur à l'égard de ces mondaines et
ce n'est pas parce qu'il craint quelque mauvais coup que, pour l'éviter, il
fera un pas vers cet inconnu. Plus chère que son calvaire lui est son
indépendance apostolique.
Oui, ce serait une
naïveté de croire qu'il ne négligeait les précautions que par ignorance du
danger. Mais c'est ici qu'il faut distinguer entre sa personne et ses œuvres.
Qu'on s'en prenne à lui, qu'on le dénigre, qu'on le frappe, qu'on le mène en
prison, qu'on le menace de mort, voilà qui le met au comble de la joie. Plût à
Dieu qu'il mourût martyr ! Mais touche-t-on i ses entreprises, il s'alarme, il
prie, il consulte, il agit. Ce n'est plus l'ascète savourant silencieusement
l'épreuve, c'est l'apôtre avec toute sa flamme. Nous avons vu ce qu'il tenta
auprès des autorités ecclésiastiques pour sauver son Calvaire de Pontchâteau.
Il ne quitta l'hôpital de Poitiers que contraint et non sans avoir pris conseil
de l'évêque, de son confesseur, le P. de la Tour, et de sa fille spirituelle,
Marie-Louise de Jésus. Ecoutons l'abbé Dubois, son auxiliaire à l'hôpital, nous
dire en quel trouble le jeta la sortie de M. de Villeroi, à l'occasion de
l'autodafé de mauvais livres. « Tout le monde crut que la mission allait tomber
par là, les ecclésiastiques qui avaient aidé ce saint prêtre dans la mission,
jugèrent que tout le peuple allait regarder comme une fiction tout ce qu'on
leur avait dit pendant la mission. Notre saint prêtre lui-même en fut alarmé,
il passa la nuit dans l'église au pied du Saint-Sacrement, dans l'agitation
violente où était son esprit par l'irrésolution de ce qu'il devait faire en
pareille conjoncture. Son zèle pour le salut du peuple qui venait de faire la
mission et qui devait, le lendemain, faire la communion générale le pressait de
rester pour soutenir une si bonne œuvre ; la désapprobation publique qu'il
venait de recevoir et d'essuyer en pleine église lui persuadait que sa présence
scandaliserait ce même peuple, etc.. Ce peuple revenu à l'église le lendemain
avec le jour leva tous ses doutes... »[112].
A lire la relation de
l'abbé Olivier, on serait porté à croire qu'au Calvaire de Pontchâteau il n'ait
rien deviné des menées de la Chauvelière et que même, averti par son compagnon,
il les ait tenues négligeables[113].
«Je m'étais bien aperçu quelque temps auparavant, écrit en effet celui-ci, d'un
mauvais dessein qu'on disait bien avéré d'une certaine personne qui, par son
autorité, prétendait empêcher la construction du Calvaire, ce que voyant,
j'écrivis une lettre à Monseigneur l'évêque de Kébec qui était alors à Paris,
le suppliant d'interposer son crédit auprès de Monseigneur le Cardinal de
Coislin qui était seigneur de cette Lande... ». Et quand il ne se fût douté de
rien, ce qui n'est pas sûr du tout, car il semble bien que s'il avait choisi d'abord,
pour élever son Calvaire, le voisinage de la chapelle Sainte-Reine, à
l'extrémité de la paroisse, et non pas la hauteur de moitié moins éloignée et
dominant tout le pays, à quelques pas de la chapelle Sainte-Madeleine, c'était
pour éviter tout démêlé avec le sénéchal du duc de Coislin... oui, quand bien
même il n'aurait rien soupçonné, qu'est-ce que cela prouverait ? Il avait bien
autre chose à faire qu'à s'occuper des intrigues qui se nouaient partout contre
lui et à prêter l'oreille à tous les bruits qui couraient sur son compte. A
Campbon[114],
lorsque M. des Bastières lui donna avis du projet que cinq misérables avaient
formé de l'assassiner, « il se moqua de moi, écrit le narrateur, disant que ce
n'était pas le premier qu'on lui avait donné et qu'on n'avait envie que de nous
faire peur ». Même réponse quand, à l'issue de la mission de La Rochelle[115],
comme il s'apprêtait à partir pour l'île d'Yeu avec les prêtres, ses associés,
M. des Bastières l'avertit que les corsaires de Guernesey, renseignés par les
calvinistes, l'attendaient au passage. « Les ennemis de Dieu et du salut des
âmes n'avaient inventé cette fourberie, dit-il, que pour lui faire peur à lui
et aux siens... que si les martyrs avaient été aussi lâches, ils ne
posséderaient point la couronne de gloire dont il jouissaient maintenant dans
le ciel ». Malgré l'insistance de M. des Bastières, qui lui déclara tout net
qu'il ne se sentait point le courage des martyrs ni le sien, il ne renonça à
s'embarquer que parce qu'il vit qu'on ne le suivrait pas. Bien lui en prit
d'ailleurs, ce qui ne l'empêcha pas de tenter l'aventure quelques jours après.
Nous raconterons plus loin comment un miracle l'empêcha d'être capturé et ses
compagnons avec lui.
N'imaginons pas que ce
fils d'avocat, qui émerveillait à Saint-Lô son auditoire de négociants
chicaniers et de robins et appelait, au cours de ses missions, les plaideurs se
faisant assister, au besoin, d'un homme de loi, s'engageât à l'aveugle dans des
occupations de terrains, au risque d'un procès. A Pontchâteau, les vassaux du
duc de Coislin, à Montfort ceux du duc de la Trémoille ne s'inquiètent pas plus
que lui de demander à leur seigneur l'autorisation d'utiliser pour l'érection
d'un calvaire quelques arpents de la friche dont ils ont la jouissance. A Montfort,
il avait eu soin de communiquer son projet aux notables qui, tous, avaient
donné leur approbation. A Pontchâteau, il ne pouvait songer, après l'incident
de Campbon, à faire une démarche auprès de la Chauvelière. S'adresser
directement au duc ? C'eût été importuner inutilement un mourant et le duc
l'eût sans doute renvoyé à son sénéchal. Confiant dans le signe que le ciel lui
avait donné, il passa outre. M. des Jonchères, un de ses admirateurs, écrira,
il est vrai, dans sa lettre à Grandet (p. 461), que l'entreprise du Calvaire de
Pontchâteau n'était pas, suivant l'avis de beaucoup de gens, selon les règles
de la prudence, car ce même Calvaire fut aussitôt démoli par ordre de la Cour
». Mais l'archidiacre de Nantes ne savait pas tout. Quant à l'incident de la
forêt de Mervent, nous avons vu qu'il n'est nullement imputable à un manque de
prévoyance.
Nous voilà loin du
fanatique d'absolu et de l'exalté mystique que l'on est trop tenté de se
représenter. Certes ses biographies ne tombent pas dans la méprise des
directeurs et des séminaristes de Saint-Sulpice, qui furent ébahis de son
savoir-faire quand, pour le tirer de sa contemplation, M. Leschassier le
chargea de la bibliothèque. Ce qu'ils lui reprochent au contraire, c'est d'être
si passionné d'ordre qu'il ne sait pas faire la part des choses et heurte les
gens à vouloir tout réglementer. Ils pensent à l'hôpital de Poitiers où ils
voient dans son entreprise de réforme un échec alors qu'en réalité il réussit à
mener à bien son véritable et grand dessein, ainsi que nous l'avons montré. Ce
qu'il faut dire, c'est que cet homme qui fait preuve de tant d'esprit pratique
et d'ingéniosité dans les choses temporelles les plus diverses, qui crée,
réforme, restaure, construit, pourvoit à tant de besoins, soulage tant de
misères, met fin à tant d'abus, cet homme si avisé ne se dément point dans
l'entreprise de sa sanctification personnelle et dans celle de la
sanctification des âmes. Il est celui qui adopte exactement les moyens à leur
fin. A fin surnaturelle moyens surnaturels. Foin ici des ménagements, des
compromis, des habiletés que suggère la sagesse humaine. Sans doute y met-il
son tempérament qui le porte à l'action directe, aux procédés concrets, à
l'intervention personnelle. Mais ses prétendues imprudences n'en sont pas moins
le fait d'une prudence supérieure. C'est ainsi qu'il traite son corps en
esclave sans tenir compte de ses récriminations et qu'il est prêt à se faire
expulser de tout un champ d'apostolat plutôt que de ne pas prendre à la gorge
un scandale qu'il rencontrera au hasard dans la rue. Mais pour la part où ses
pratiques de perfection et d'apostolat ne sont pas en jeu, on le voit prendre
toutes les précautions d'usage et manœuvrer avec autant de circonspection et
d'adresse que personne.
Si nous venons
maintenant à ses entreprises temporelles, construction et réparation d'édifices
religieux, fondation d'œuvres d'éducation et de bienfaisance, secours aux
indigents, le seul point sur lequel il dédaigne constamment la prudence
humaine, c'est celui où la plupart des saints y manquèrent également. «
Voulez-vous faire des miracles, disait-il aux jeunes recrues de son ami
Poullart des Places, les élèves du séminaire du Saint-Esprit, rappelez-vous le
mot de saint Pierre au boiteux qui implorait sa charité : Je n'ai ni or, ni
argent, mais ce que j'ai, je te le donne, au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi
et marche». Quoi qu'il entreprenne, à quelque besoin qu'il doive pourvoir, il
fait fond uniquement sur la Providence et ne se relâche en rien de sa pratique de
la pauvreté. Pour lui, pour ses associés, pour les pauvres qui s'abattent
autour de lui comme des volées d'oiseaux affamés, pour les écoles et les
hospices qu'il crée, pour ses chantiers de construction, rien d'assuré
d'avance. Il croirait faire injure à son Père céleste à ne pas s'en remettre
complètement à lui des besoins de chaque jour. Plus il a de bouches à nourrir
plus il a foi que rien ne manquera, qu'il y aura même surabondance, fallût-il
que le miracle de la multiplication des pains .se renouvelât, ce qui arrivait
effectivement sous une forme ou sous une autre à chaque fois qu'il était
nécessaire. C'est ainsi, comme le note Blain (ch. LXVII), qu'il donna aux
pauvres plus qu'aucun riche bénéficier de France. Pas davantage il ne
s'inquiète des frais qu'entraîne l'érection d'un calvaire, la restauration d'un
édifice du culte, que ce soit le temple Saint-Jean à Poitiers ou Notre-Dame de
Pitié à La Chèze, maisons de prière dont l'abandon misérable le bouleversa
comme un scandale, une offense à la sainteté divine. Comment Dieu ne
l'aiderait-il pas quand il y va de son honneur ? Il croit fermement que
l'argent lui viendra à temps pour acquitter les notes des maçons, des
charpentiers, des couvreurs, des peintres et du sculpteur et des fournisseurs
de matériaux. Aussi, quelques dépenses qu'il prévoie, jamais il ne songe à
emprunter ou, ce qui revient au même, à convenir de délais de payement. Ce
serait se défier de la Providence. Et puis un pauvre est sans crédit. Comme dit
le proverbe, on ne prête qu'aux riches. Or, on ne se croit pas pauvre, on ne se
sent pas pauvre, on n'est pas regardé ni traité comme un pauvre quand on
dispose d'argent même d'emprunt. Quoiqu'il eût pu trouver facilement prêteurs
et cautions, il ne compte donc que sur l'aumône, l'aumône qu'il faut mendier au
prix de combien d'humiliations ! nous l'avons vu à Poitiers. Ainsi fera-t-il
toute sa vie. Et c'est encore en pauvre qu'il ouvre ses chantiers et les
dirige, mettant lui-même la main à la pâte. Encore ici se repose-t-il si bien
sur Dieu, que, dans une entreprise comme celle du Calvaire de Pontchâteau, pour
ne pas se relâcher de son ministère apostolique, il laissera sous la seule
conduite des saints anges sa fourmilière sans cesse renouvelée de terrassiers
volontaires, ne revenant sur la lande de la Madeleine qu'une fois par semaine,
le jour de repos des missionnaires, confiance bien récompensée, car, ainsi que
le relève avec admiration l'abbé Olivier[116],
« tout se faisait avec un tel ordre qu'on aurait dit qu'il y avait des gens à
commander ».
Encore une fois, est-ce
là d'un homme qui vit dans l'absolu. Chez Montfort, apôtre populaire, car c'est
sous cet aspect, qui est celui de sa vocation, qu'il faut le regarder pour le
juger sainement, où voit-on le mystique et l'ascète nuire à l'homme d'action ?
Ils sont faits pour lui. Le contemplatif chez notre saint, n'est pas pur
contemplatif. Sa vision de Dieu et du mystère chrétien est nettement, comme son
ascèse spectaculaire, d'un homme apostolique. Nous avons noté que, par ses dons
naturels, Montfort était aussi exactement fait pour sa tâche de missionnaire
que dans un corps un organe pour sa fonction, convenance si exceptionnelle
qu'on doit la tenir pour la marque incontestable d'une vocation extraordinaire.
Or, il en est pareillement de ses dons surnaturels, tous, nous le verrons,
infléchis vers l'action apostolique. « Un désir ardent et continuel de procurer
la gloire de Dieu et le salut des âmes, écrivait à Grandet[117]
le P. Préfontaine, jésuite, qui, avait été son confesseur, c'était son caractère.
Il ne s'appliquait à autre chose ; c'était à mon gré sa vertu particulière et
ce qui faisait la fin à laquelle il rapportait tout ». Que le voilà exactement
défini ! « Il marchait dans nos rues avec un air de béatifié, toujours suivi de
plusieurs personnes; il ne cherchait que l'occasion de réprimer le vice »[118],
nous a dit Le Normand, procureur du roi au présidial de Poitiers. Sans doute,
en croisant ce prêtre à l'air béatifié, les étrangers qui ne le connaissaient
pas le croyaient-ils perdu en Dieu alors qu'en réalité rien ne lui échappait de
ce qui se passait autour de lui. De tous les ecclésiastiques de Poitiers,
c'était lui assurément qui en connaissait le mieux les misères et s'inquiétait
le plus d'y porter remède, que ses méthodes fussent ou non au goût du jour. On
abandonna à son zèle les faubourgs rongés de misère et de vice, dont les curés
sans doute prenaient trop facilement parti de leur impuissance et, par souci de
leur dignité, avaient soin d'éviter certains contacts. Sut-on apprécier en haut
lieu et dans le clergé urbain l'admirable travail qu'il fit au milieu de cette
plèbe dédaignée, c'est douteux. Il aurait fallu croire que ce peuple inculte
était aussi capable de s'élever à Dieu que les classes cultivées de la ville et
ce n'était certainement pas là, à cette époque, un sentiment courant chez des
ecclésiastiques, fils de famille, plusieurs même cadets de noblesse, et
pénétrés d'humanisme.
Montfort, faut-il le
répéter encore, pense concret ; tout prend chez lui forme concrète, tout se
traduit en un langage d'action adéquat, d'un relief et d'une couleur poussés à
point. Il ne serait qu'un bon prêtre que ce réalisme ferait peu d'effet. Mais
il est un saint, et un saint doué par la nature, d'une trempe d'âme, d'une
audace, d'une maîtrise de lui-même, d'une chaleur de sentiment et d'une
puissance d'expression exceptionnelles, bref, de tout ce qu'il faut pour
projeter ses vertus au dehors avec un maximum d'intensité. Comment
n'étonnerait-il pas ; ne paraîtrait-il pas dépasser la mesure ? Mais que, pour
expliquer ce qui semble étrange et excessif en lui, on se l'imagine pensant
dans l'abstrait, rêvant en quoi qu'il entreprenne, d'une perfection impossible,
faisant violence aux choses pour l'obtenir et, s'il n'y réussit pas, lâchant le
tout sans rien comprendre à son échec. C'est le prendre exactement pour le
contraire de ce qu'il était.
Or, si ce n'est pas là
l'homme pourtant que l'on pense et que l'on veut suggérer quand on dit qu'il
est absolu, qu'il a opté pour l'absolu, qu'il vit dans l'absolu, à quel autre
type d'homme peut-on bien penser ?
On est saint dans la
mesure où l'on aime Dieu, ce que Dieu seul connaît. Montfort apparaît comme un
géant de sainteté. Est-il plus grand que tel autre qui n'eut que des vertus
cachées, nous n'en savons rien. Il diffère des autres en ceci que Dieu voulut
que, comme Jean-Baptiste, il fût, par toute sa personne et par toutes ses
pratiques, un cri, et il le fut, non pas par passion de l'absolu, mais parce
que la vue, conforme d'ailleurs à son génie qu'il avait de Dieu et des mystères
du salut, était de ces choses qui se crient, qui vous bouleversent, et qui font
trembler le pécheur. C'est ce que nous allons voir.
CHAPITRE XIX
MONTFORT, ESPRIT SUBLIME
La vue qu'il a de la grandeur et de la sainteté divine.
Comment cette vue le pénètre du sentiment de son néant et d'horreur pour
lui-même.
A considérer comment
Montfort crucifie sa chair, prêche la pénitence et exalte la croix, frappe de
terreur son auditoire en évoquant les jugements de Dieu, on le prendrait
aisément pour un esprit timoré qui, des Ecritures et des Pères, a retenu
surtout les passages les plus sombres et qui, malgré sa tendre dévotion à
Marie, conçoit le christianisme plutôt comme une religion de crainte que comme
une religion d'amour. Il n'en est rien. Mais Montfort a l'esprit sublime. Il
est naturellement porté à une religion d'adoration. Ce qu'il aime à contempler
en Dieu, c'est avant tout ce qui jette dans l'admiration, le ravissement et
l'extase : la transcendance, la majesté, la sainteté infinie, l'amour au-dessus
de tout amour que Dieu a pour le bien suprême qu'il est lui-même, la gloire à
l'insoutenable éclat. Son Dieu est d'abord celui d'Isaïe et d'Ezéchiel, des
grandes visions prophétiques et de l'Apocalypse, le Saint d'Israël, le
Trois-fois-saint, le « Pater immensae
majestatis » de nos Te Deum, le
Père saint, tout-puissant, éternel, des préfaces de nos messes, dont les Anges
et les Dominations louent et adorent la majesté et que les Puissances
elles-mêmes ne contemplent qu'avec un saint tremblement. Son premier mouvement
en pensant à ce grand Dieu est de se prosterner la face contre terre et
d'adorer[119].
On peut dire de Montfort
ce que le P. Amelote écrivait de Charles de Condren : « Le fond de son esprit
était une continuelle adoration de la majesté de Dieu », et pareillement lui
appliquer cette remarque du même P. Amelote :
« De cette pensée qui
remplit l'esprit d'une auguste majesté il en naît facilement une autre qui nous
représente Dieu digne de tout amour. Enfin, dans la vue d'une grandeur si
aimable, il n'y a point d'abaissement auquel on ne se voulût réduire en sa
présence. On lui offrirait volontiers tout l'être créé, en l'honneur du sien,
et l'on se tient soi-même devant lui en esprit d'anéantissement». (Bremond,
L'Ecole française, p. 122).
De l'admiration des
contemplatifs, le sulpicien Tronson, troisième supérieur général de la
Compagnie, mort en 1700, avait dit:
« C'est un acte ou un
état de l'âme, surprise par la vue des grandeurs de Dieu qu'elle contemple ;
elle demeure comme en suspens. ... Elle est toute hors d'elle-même. Elle ne
sait que dire, tant elle est remplie, offusquée, éblouie par l'éclat et la
beauté des choses qu'elle envisage ».
Comment ne pas
reconnaître cet état d'âme en notre saint, tel que Blain nous le montre déjà
chez M. de la Barmondière et chez M. Boucher et au séminaire de Saint-Sulpice ?
Ce n'est pas sans s'être informé auprès de divers témoins de sa vie que Grandet
écrira en termes précis (p. 295) :
« Comme il savait que
Dieu même ne s'occupe pendant toute l'éternité et ne prend ses complaisances
que dans les grandeurs et les perfections de son essence, et celle de son
Verbe, in quo mihi bene complacui, il
était souvent si ravi et transporté hors de lui-même, dans la contemplation des
beautés et des bontés de Dieu, que quelquefois dans ses méditations, il
laissait échapper des transports et des élans d'amour, qui surprenaient ceux
qui étaient autour de lui ».
Sans doute, il n'était
pas tellement absorbé par la contemplation des perfections divines qu'il en
oubliait ce qu'est Dieu à notre égard : notre Créateur, notre Sauveur, notre
Providence, notre Père du ciel. Il avait le cœur aussi tendre qu'il avait
l'esprit sublime, et ce n'est pas à lui que l'on pourrait reprocher le sublime
peut-être trop intellectuel de Bérulle. La transcendance de Dieu ne lui en
faisait que mieux saisir la condescendance. Si la vue d'un être aussi parfait
et aussi digne d'amour dilatait son cœur et le faisait exploser de joie, la pensée
de ses bienfaits le touchait aux larmes. « On lui en a vu plusieurs fois des
torrents couler de ses yeux pendant la célébration des saints mystères »,
écrira l'abbé Dubois dans sa lettre à Grandet (p. 479). Avec quel accent
devait-il parler de la douceur de Jésus — comme il le fit à
Saint-Laurent-sur-Sèvre, d'une voix brisée, dans son dernier sermon — pour que
l'auditoire éclatât en sanglots ! Ne l'avons-nous pas vu, dans une autre
occasion, tirer des larmes de tous les yeux en passant dans les rangs de l'assistance
et en disant seulement, tandis qu'il donnait à chacun son crucifix à baiser : «
Voilà votre Sauveur, n'êtes-vous pas bien fâché de l'avoir offensé » ?
« Monsieur des Bastières
assure dans ses Mémoires, écrit Grandet (p. 297), qu'il l'a souvent entendu
dire en chaire : Ah ! pécheur, ah ! pécheur, si tu savais combien Dieu est bon
et combien il est aimable, tu ne l'offenserais jamais. Le plus grand des
malheurs, c'est de ne vous pas connaître, ô mon Dieu, et le plus grand des
supplices, c'est de ne vous pas aimer».
C'est au moins à l'amour
de reconnaissance qu'il aurait voulu amener les rudes pécheurs qui composaient
généralement une grande partie de son auditoire. Il leur fait chanter les
bienfaits de Dieu, le louer comme leur tendre père, leur bon pasteur, leur doux
Sauveur, leur charitable médecin, l'hôte de leur âme, leur gardien attentif,
leur ami secourable. Et il termine ainsi :
Dieu seul
est ma tendresse,
Dieu seul
est mon soutien,
Dieu seul
est tout mon bien,
Ma vie et ma
richesse.
Bénissons à
jamais
Le Seigneur
dans ses bienfaits.
Nous avons ses plans de
retraites et de missions. Que de sermons sur l'amour que nous devons à Dieu et
à son Fils pour leurs bontés ! Il veut que le pécheur converti puisse dire
(Cantiques, p. 581) :
Grand Dieu,
l'enfer ni le démon
Ne me font
pas crier pardon,
Vous seul en
êtes la raison :
C'est parce
que vous êtes bon.
Mais il sait que, le
pécheur, il ne pourra l'amener là qu'après lui avoir inspiré une crainte
salutaire de ce grand Dieu. Aussi dans l'ordre de ses prédications, c'est Dieu
qui vient en tête, et d'abord avec son existence, sa grandeur et sa justice :
Quis ut Deus ?
1° Dieu est, il faut le
connaître et le croire.
2° Dieu est grand. Il
faut le servir et l'adorer en esprit et en vérité.
3° Dieu est juste. Il
faut le craindre d'une crainte filiale.
4° Dieu est bon. Il faut
l'aimer de tout son cœur.
5° Dieu est véritable.
Il faut croire et pratiquer sa parole.
Autre sermon :
O altitudo
. 1° Point. Dieu est un être 1) éternel, 2)
indépendant, 3) immuable, 4) infini, 5) tout-puissant, 6) beau, 7) bon, 8)
terrible, 9) infiniment saint. Il faut le servir et l'adorer in spiritu et veritate sans partage et
sans déguisement.
Point de sermons, point
de cantiques non plus, contre les différentes sortes de péché, où il ne mette
en face de ce grand Dieu, de sa sainteté, de sa justice et de ses terribles
châtiments, le mondain, le débauché, l'ivrogne, le blasphémateur, le
scandaleux, le coureur de danses et de spectacles, le détenteur du bien d'autrui,
l'usurier, l'avare, le chrétien honteux et lâche... Et quel roulement de coups
de tonnerre que cette suite de sermons sur la mort, le jugement particulier et
le jugement général, l'enfer avec l'évocation par le détail de ses peines
éternelles ! Pour ne pas parler alors avec un accent qui pénétrât d'effroi, il
lui eût fallu manquer à son propre génie, à cette fascination qu'exerçaient sur
lui la majesté et la sainteté divines.
Le Christ lui-même,
c'est sous son aspect le plus sublime et le plus accablant pour la raison
humaine qu'il se plaît à le regarder, non pas d'abord le Rédempteur, mais la
Sagesse Eternelle descendant au dernier degré des créatures intelligentes,
prenant la forme d'un esclave et, entre toutes choses, choisissant la croix; un
Dieu se faisant homme et mourant sur un gibet, scandale pour les Juifs, folie
pour les Gentils, mais puissance et sagesse de Dieu, anéantissement qui confond
tout entendement, abîme qui donne le vertige. De ce Fils de Dieu incarné, rien
ne peut lui voiler la « très sainte et auguste majesté », de laquelle il n'ose
approcher que par l'intermédiaire de Marie. Encore dans la très Sainte Vierge,
est-ce la grandeur incomparable qui le saisit et le transporte. Sa mère, oui,
elle l'est et il l'aime d'une tendresse à ne le céder à personne, mais, dans sa
mère, c'est la Reine du ciel et de la terre, la créature unique, la toute
belle, la toute sainte, la Fille du Père, la Mère du Fils, l'Epouse du
Saint-Esprit, dont il ne peut rassasier ses yeux. « O chef-d'œuvre de la Toute-Puissance
! O hauteur incompréhensible ! O largeur ineffable ! O grandeur démesurée ! O
abîme impénétrable !»[120].
La contemple-t-il dans son cœur, c'est « gravée avec des traits de gloire ».
Nous l'avons vu
transfigurer les actions les plus vulgaires, leur imprimer un cachet de
noblesse, de grandeur, de sublimité même. Tel on le retrouve partout. Sa
pensée, ses propos tendent toujours à monter. Il ne respire bien que sur les
sommets.
Ainsi, quoique ce grand
pénitent n'eût jamais l'air triste et sombre et que, pour gagner les âmes à
Jésus-Christ, il fût capable de tenir des conversations à la fois très gaies,
très édifiantes et très amusantes et de répondre, en riant, par des morales
très douces aux propos frivoles et aux chansons étourdies qu'on lui servait pour
le taquiner, comme ce fut maintes fois le cas à la table de la jeune et
sémillante Mme d'Orion, châtelaine de Villers-en-Plaine, dont nous ne faisons
que citer en propres termes les réflexions, on sait, pour l'avoir assez vu à
Saint-Sulpice, que le badinage n'était pas son fait. Ce même homme qui ne
trouve ni ses mots ni le ton pour dire des riens, le voici devant un auditoire
de mission. Il ne plane pas au-dessus de cette foule composée presque en
totalité de gens du peuple. Son langage est simple et rien de bien neuf en ce
qu'il dit. Ce sont les sujets traditionnels ; il n'a pas à chercher ailleurs.
Mais le sublime, le tragique, le pathétique de ces grands thèmes de la foi se
sont emparés de lui, et avec eux l'esprit de Dieu. C'est bien plus que l'éloquence
d'un maître de la chaire, c'est l'éloquence des prophètes. Blain ne nous
disait-il pas que « sa voix, son visage, ses gestes, ses raisons avaient alors
quelque chose de divin ? » Les auditeurs ont beau se raidir contre l'émotion,
les larmes ruissellent, les sanglots éclatent au point parfois de lui couvrir
la voix[121].
Nous avons dit ses
grandioses cérémonies de mission. S'il n'a point son pareil pour monter ces
spectacles, il excelle encore plus à y insuffler son âme. Rien de factice.
D'une représentation il a fait une reviviscence. Chacun est atteint par le sens
poignant du mystère. A La Chevrolière, au départ de la procession pour la
plantation de croix, deux cents hommes se présentent pieds nus pour porter et
escorter dans la boue glacée le glorieux et pesant trophée de Jésus-Christ. Et
l'abbé Olivier ne nous a-t-il pas dit que, lors de la destruction du Calvaire
de Pontchâteau, le beau Christ de bois ne fut pas détaché et descendu de la
croix avec moins de respect, de tristesse et de sanglots que ne l'avait été
autrefois à Jérusalem, au soir de la Passion, le vrai corps du Sauveur expiré ?
L'infini l'attire. Il
aime les sens de l'Ecriture qui plongent dans le mystère, le recul des temps
aussi bien dans le passé prophétique que dans l'insondable avenir où tout
s'achèvera, les visions d'éternité, le contraste des sommets vertigineux et des
abîmes, en face de l'inaccessible transcendance du Trois-fois-saint le gouffre
du néant de l'homme et du péché. Ses lettres ne font guère que glorifier la
folie de la croix. Souvent l'esprit pétille dans la correspondance de saint
Bernard, mille détails délicieux et familiers s'y mêlent aux élévations
mystiques. En lisant celle de Montfort on croirait lire du saint Paul. Entreprend-il
d'écrire un ouvrage de quelque étendue, c'est pour exalter l'anéantissement de
la Sagesse Eternelle incarnée et les incompréhensibles grandeurs de Marie.
On conçoit que cette vue
sublime de Dieu lui inspirât un sentiment d'horreur et d'effroi à la pensée du
péché. Les fautes légères qui avaient pu lui échapper depuis sa petite enfance
et le misérable fond de nature qu'il avait, comme chacun, hérité d'Adam lui
donnaient une telle impression de culpabilité et de souillure qu'il se
regardait comme le plus grand des pécheurs. A l'entendre, sa propre volonté,
quelque bonne qu'elle parût, était toute diabolique; c'était entre des mains
criminelles que tous les jours au saint autel, il tenait le Saint des saints
(Lettre aux Filles de la Sagesse, 31 décembre 1715. Lettre à Marie-Louise de
Jésus, 24 octobre 1703). Au soir de certains triomphes oratoires, c'est sur sa
gorge criminelle qu'étendu par terre il ordonne au Frère Nicolas de lui mettre
le pied. C'est parce que son sang est trop criminel qu'il n'oserait, quand cela
serait possible, s'en servir comme d'encre pour écrire sa lettre aux Amis de la
Croix'; et si ces Amis de la Croix doivent se reconnaître tous pécheurs, tous
dignes de l'enfer, il l'est, lui, plus que personne. De même « il ne trouvait jamais,
dans le tribunal (de la pénitence), personne de si criminel que lui », écrira
Mme d'Orion, qui ajoute : « Il était comme un ange envoyé de Dieu, au
confessionnal ». Et que lit-on en tête du testament que, de son lit de mort, il
dicte au P. Mulot : « Je soussigné le plus grand des pécheurs » ?
« Toute ma vie n'est que
puanteur, écrivait dans son Traité de la vie spirituelle (ch. 11) saint Vincent
Ferrier, avec qui il a tant de ressemblance. Je ne suis qu'infection dans mon
corps et dans mon âme, tout en moi exhale une odeur de corruption causée par
les abominations de mes péchés et de mes injustices ; et, ce qui est pis
encore, je sens cette puanteur s'accroître en moi tous les jours et devenir de
plus en plus insupportable ». Comment ne pas voir là chez un tel saint un
charisme de l'apôtre populaire ? C'est pénétré ainsi de dégoût et d'horreur
pour lui-même que Vincent montait en chaire pour annoncer les jugements de Dieu
et produisait sur les foules un tel saisissement que parfois plusieurs de ses auditeurs
tombaient en pâmoison. Prêchant en pleine campagne sous les murs de Toulouse,
il évoque avec une telle puissance les assises du dernier jour que tout
l'auditoire s'écroule à genoux en criant miséricorde. « L'endroit où se déroula
cette sorte de répétition générale du jugement dernier, notait Georges Goyau,
fut longtemps qualifié de vallée de Josaphat. Toulouse se souvenait d'y avoir
frissonné ». Nous avons vu se produire à la parole de Montfort le même
mouvement et s'élever la même imploration de pardon. Notre saint éprouvait-il
comme physiquement, ainsi que Vincent Ferrier, cette nausée
de lui-même ? Quoi qu'il
en soit, on peut assurer qu'il n'abordait pas en chaire ces sujets terribles,
le jugement, l'enfer, l'éternité, sans être glacé d'effroi. Aussi, en lisant
ses écrits, n'oublions jamais l'apôtre populaire. Même la plume à la main,
Montfort reste l'homme de sa vocation, le prophète qui porte en lui la vision
de la sainteté divine et, à cette lumière, n'aperçoit en lui qu'un cloaque[122].
Mais on se tromperait
étrangement si l'on concluait de cette façon de parler de lui-même qu'il crût
avoir, même une seule fois, offensé Dieu mortellement. Seulement, à ses yeux,
l'offense se mesurant à la bassesse de l'offenseur et à la dignité de
l'offensé, tout péché n'était-il pas digne des derniers châtiments, surtout
chez un privilégié de Dieu ? Ses mains criminelles entre lesquelles il tenait à
l'autel le Saint des Saints étaient, il n'en doutait pas, les mains d'un prêtre
en état de grâce ; son cœur tout misérable qu'il était, il le savait, le
sanctuaire de la divinité, la demeure où, par une faveur singulière, il pouvait
contempler Marie.
Voilà ce
qu'on ne pourra croire :
Je la porte
au milieu de moi,
Gravée avec
des traits de gloire,
Quoique dans
l'obscur de la foi.
Et quels étaient ces
trésors dont nous l'avons entendu parler dans sa lettre à sa mère, « trésors si
grands que si on les connaissait Montfort ferait envie aux plus riches et plus
puissants rois de la terre »? Ce même homme qui vient de se déclarer, en tête
de son testament, le plus grand des pécheurs et, se jugeant indigne de bénir le
peuple qui ne cesse de se succéder autour de son lit de mort, ne consent à le
faire qu'avec son crucifix, n'en voit pas moins le ciel déjà ouvert au-dessus
de sa tête. Il chante :
Allons, mes
chers amis,
Allons en
paradis.
Quoi qu'on
gagne en ces lieux
Le paradis
vaut mieux.
Peut-être est-ce ce
cantique et cette assurance qui mirent l'enfer en rage. A peine finissait-il de
chanter qu'il tomba dans une sorte d'assoupissement ; puis, se réveillant tout
tremblant : « C'est en vain que tu m'attaques, dit-il d'une voix frémissante.
Je suis entre Jésus et Marie (dont il tenait en mains les images), Deo gratias et Mariae ! Je suis au bout
de ma carrière. C'en est fait, je ne pécherai plus». Et il expira paisiblement.
CHAPITRE XX
COMMENT LA CROIX A RAVI MONTFORT
Quelles furent ses croix ? Croix de mystique ou croix d'apôtre ?
Il a fait de la croix
ses délices. Il l'a considérée sons ses aspects divers ; il en a vu tous les
avantages. Il sait qu'elle lui est un gain, mais elle ne le serait pas qu'il ne
l'aimerait pas moins pour son incompréhensibilité, tellement par là elle ravit
son esprit et parle divinement à son cœur.
En plus du Traité de la
Vraie Dévotion à la Sainte Vierge il n'a laissé qu'un écrit de quelque étendue:
l'Amour de la Sagesse Eternelle. Le Christ crucifié, folie aux yeux des hommes,
mais sagesse de Dieu ; ce mot fulgurant de saint Paul est toute la raison de ce
petit livre. Si des innombrables sujets traités par les maîtres de la
spiritualité, il choisit celui de la Sagesse Eternelle, ce fut pour en arriver,
après de très belles considérations sur cette divine Sagesse, à ce qui est,
dit-il, le plus grand secret du roi, sacramentum
régis, le plus grand mystère de la Sagesse Eternelle, la Croix[123].
Cette Sagesse Eternelle,
le Verbe, il nous la fait admirer d'abord créant et organisant l'univers, ainsi
que nous le montre la Bible ; et combien, note-t-il (167-168), n'eût-elle pas
été admirable aussi dans l'Incarnation et la Rédemption en apparaissant
glorieuse et triomphante, en gagnant tous les cœurs par ses charmes et, comme
elle n'a qu'à vouloir pour tout faire, en sauvant le inonde sans qu'il lui en
coûtât rien ! Mais choisir, de préférence à tous les biens qui lui étaient
offerts, l'ignominie et le supplice de la croix, ce n'est plus sagesse mais
folie. Et voilà ce qui le jette dans le ravissement.
Nombre de saints
pratiquèrent une ascèse effrayante et furent insatiables de mépris et
d'humiliations. Les raisons ne leur manquaient pas : mater la chair, expier
pour les pécheurs, rendre amour pour amour à Jésus crucifié, se tresser une
belle couronne pour le ciel. Mais en est-il beaucoup qui n'eurent point besoin
de ces motifs réfléchis pour aimer la croix, attirés irrésistiblement par sa
sublimité ? Cet attrait, notre saint l'éprouva n'étant encore guère qu'un
enfant. Sans quoi comment expliquer ces pensées très fortes qu'il déclarait
avoir eues dès sa plus tendre jeunesse de quitter la maison paternelle pour
aller en pays inconnu mendier son pain ? Ce renoncement à la créature pour ne
penser qu'à Dieu, cet abandon total à la Providence, le séduisaient, il leur
trouvait un tel air de grandeur ! Et si le séminariste de Saint-Sulpice ne
pouvait se rassasier de macérations c'était si bien par attrait qu'il ne
réussit jamais sur ce point à se faire comprendre de M. Leschassier, qui
n'éprouvait rien de semblable et ne concevait le recours aux austérités
extraordinaires que pour des raisons exceptionnelles, claires et solides.
A quelle époque de sa
vie cette antithèse de saint Paul, folie, sagesse, lui apparut-elle comme le
secret du roi, le grand mystère ? Sans doute au plus tard au temps de son
séminaire, car nous avons vu quel usage attendu, stupéfiant, il fit déjà à
l'hôpital de Poitiers de ce mot Sagesse. Et cela le vit-il par une illumination
progressive ou par une clarté soudaine, au cours de ses lectures ou autrement ?
De toute manière, il semble bien que ce lui fut une révélation. Ainsi son
ascèse qui déconcertait ces messieurs de Saint-Sulpice heurtait de front
l'humanisme dévot aux vertus discrètes et paraissait à tant d'hommes qui
passaient pour sages une folie, n'était qu'une pâle imitation de la folie à
laquelle s'était livrée, parce que c'était justement une folie, la Sagesse
Eternelle. Son attrait si discuté était donc bien du ciel. Il pouvait le suivre
sans crainte, heureux s'il passait pour fou ; jamais il n'irait aussi loin dans
cette voie qu'y était allé le Fils de Dieu. Désormais, la croix, il ne la voit
plus que comme la grande révélation de la Sagesse divine. Quand il se met à
genoux devant son crucifix c'est pour adorer cette Sagesse Eternelle pendue à
un gibet. Descendre de plus en plus dans les profondeurs de cet insondable
abîme, pénétrer de plus en plus le mystère de Jésus crucifié, s'en nourrir et
en vivre, c'est là cette sagesse après laquelle uniquement il soupire et qu'il
ne cesse de demander à Dieu avec larmes et gémissements.
O Sagesse,
venez, le pauvre vous en prie,
Par le sang
de mon doux Jésus,
Par les
entrailles de Marie,
Nous ne
serons point confondus !
Pourquoi
prolongez-vous si longtemps mon martyre ?
Je vous
cherche nuit et jour !
Venez, mon
âme vous désire,
Venez, car
je languis d'amour.
« Je vous ai des
obligations infinies ; je ressens l'effet de vos prières, car je suis plus que
jamais appauvri, crucifié, humilié, écrivait-il de Paris en novembre 1703 à sa
très chère fille, Marie-Louise de Jésus, à l'hôpital de Poitiers. Les hommes et
les diables me font, dans cette grande ville de Paris, une guerre bien aimable
et bien douce. Qu'on me calomnie, qu'on me raille, qu'on déchire ma réputation,
qu'on me mette en prison ! Que ses dons sont précieux ! Que ces mets sont
délicats ! Que ces grandeurs sont charmantes ! Ce sont les équipages et les
suites nécessaires de la divine Sagesse qu'elle fait venir dans la maison de
ceux où elle veut habiter. Oh! quand posséderai-je cette aimable et inconnue
Sagesse ? Quand viendra-t-elle loger chez moi ? Quand serai-je bien orné pour
lui servir de retraite dans un lieu où elle est sur le pavé et méprisée ?
« Oh ! qui me donnera à
manger de ce pain d'entendement dont elle nourrit ses grandes âmes ! Qui me
donnera à boire de ce calice dont elle désaltère ses serviteurs ? Ah ! Quand
serai-je crucifié et perdu au monde ? Ne manquez pas, ma chère enfant en Jésus,
de répondre à mes demandes, pour satisfaire mes désirs... »
Et à une sainte
religieuse du Saint-Sacrement, la Mère Saint-Joseph, en 1704 :
« Ah ! que votre lettre
est divine, puisqu'elle est remplie des nouvelles de la croix, hors de
laquelle, quoique la nature et la raison en disent, il n'y aura jamais ici-bas,
jusqu'au jour du jugement, aucun véritable plaisir ni aucun solide bien ! Votre
âme porte une croix grosse, large et pesante. Oh ! quel bonheur pour elle !
Qu'elle ait confiance si Dieu tout bon continue à la faire souffrir... C'est
une preuve qu'elle en est assurément aimée... Ah ! si les chrétiens savaient la
valeur des croix, ils feraient cent lieues pour en trouver une, car c'est en
cette aimable croix qu'est renfermée la Sagesse véritable, que je cherche jour
et nuit avec plus d'ardeur que jamais ».
« Quand nous fîmes la
mission de Vertou, dit M. des Bastières (Grandet, p. 332), M. Grignion n'y
ayant reçu aucune croix considérable, me prit un jour par la main après la
prière du soir et me conduisit dans sa chambre ; je lui demandai ce qu'il
souhaitait ; il me parut si affligé et si peiné que je crus qu'il lui était
arrivé quelque grand malheur ; il me dit en soupirant d'un air si triste qu'il
me glaça le cœur, mon cher ami, que nous sommes mal ici ; point du tout, lui
répondis-je, où irions-nous pour être mieux ? nous avons tout à souhait et tout
en abondance. C'est que nous sommes ici trop à notre aise, me répliqua-t-il,
nous sommes très mal, notre mission sera sans fruit parce qu'elle n'est pas
fondée ni appuyée sur la croix ; nous sommes ici trop aimés, voilà ce qui me
fait souffrir, point de croix, quelle croix, quelle affliction pour moi : j'ai
dessein de finir cette mission dès demain, que vous en semble-t-il, mon cher
ami ? ne serions-nous pas mieux en une autre paroisse à porter la croix de
Jésus-Christ notre cher maître, que d'être ici sans souffrir ? Je lui répondis,
vous feriez mal, monsieur, de laisser l'œuvre de Dieu imparfaite; si vous
n'avez pas de croix ici, ce n'est pas notre faute ; voilà peut-être la première
mission où elles vous ont manqué. Il eut la bonté de me croire, nous achevâmes
celle de Vertou qui dura un mois, et Dieu y répandit les grâces et les
bénédictions en abondance... »
« Point de croix, quelle
croix ! » Après cette exclamation on pourrait s'étonner qu'il est cependant des
croix dont il ne semble pas avoir jamais eu le désir. Saint Paul avait souhaité
d'être anathème pour ses frères ; Moïse avait demandé à Dieu d'effacer son nom
du livre qu'il avait écrit, plutôt que de ne pas pardonner à son peuple.
Montfort tient pour évident que le Christ dans sa Passion n'échappa à aucune
souffrance ni du corps ni de l'âme. Dans « L'Amour de la Sagesse Eternelle »
(1G3), il termine ainsi son énumération : « Ajoutons à tous ces tourments le
plus cruel et le plus épouvantable de tous qui fut son abandon sur la croix,
lorsqu'il s'écria : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous quitté, pourquoi
m'avez-vous abandonné ? » Et il continue : « De tout ceci il faut inférer avec
saint Thomas et les saints Pères que notre bon Jésus a plus souffert que tous
les martyrs ensemble, tant ceux qui seront jusqu'à la fin du monde que ceux qui
ont été ». Y compris ceux des nuits mystiques, ajouterons-nous, malgré le
caractère purificateur de celles-ci.
Cet abandon du
Rédempteur mourant, il l'entend certainement comme l'avait entendu saint Jean
de la Croix, comme venaient de l'entendre Bossuet et Bourdaloue, comme
l'entendront Mgr Gay, Mgr d'Hulst, le P. Monsabré et autres gloires de la
chaire chrétienne, qu'il est plus facile d'accuser d'exagération oratoire que
de prendre en défaut dans leur argumentation. D'ailleurs Bossuet descendu de
chaire et expliquant le psaume XXI : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous
abandonné ? ne parle pas autrement qu'il ne faisait lorsque, le Vendredi Saint
1660, il commentait du haut de la chaire des Minimes ce texte de l'Ecriture : Posuit in co iniquitates omnium nostrum.
Ces princes de l'éloquence sacrée, vigoureux théologiens, ne croyaient pas
devoir prendre au sens faible l'application faite au Christ par saint Paul de
cette parole du Deutéronome, telle qu'il la lisait dans les Septante : Maudit
le pendu au bois ! non plus que ces mots de l'apôtre lui-même : Celui qui
n'avait pas connu le péché, Dieu l'a fait péché pour nous. Ils virent le Christ
payant la dette du péché par ce qui est le propre châtiment du pécheur, la
morsure de la faute, le sentiment d'être maudit de Dieu ; ils l'ont vu se
livrant à la justice divine non pas comme une caution ou un otage innocent,
mais comme un coupable, s'étant abandonné à ce cauchemar effroyable d'être
chacun de nous, sans excepter les pires scélérats, et en éprouvant toute
l'horreur.
Montfort n'ignorait pas
que de saintes âmes avaient imité Jésus-Christ jusque dans sa substitution à
ses frères. Ainsi il n'y avait pas si longtemps qu'un grand spirituel dont il
avait lu les Lettres avec délices, à l'Hôtel-Dieu, lors de sa maladie contractée
chez M. Boucher, le P. Surin, s'était offert à la divine Majesté pour être
chargé du mal d'une religieuse (la Mère Jeanne des Anges, supérieure des
ursulines possédées de Loudun) qu'il exorcisait, et éprouver toutes ses
sensations jusqu'à être possédé du démon, pourvu qu'il plût à sa divine Bonté
de lui faire la grâce d'entrer solidement dans la pratique de la vertu. C'est
ainsi que, pendant une trentaine d'années, le démon l'avait torturé jusqu'au
plus intime de l'âme, lui faisant subir une telle agonie qu'il serait mort
mille fois si Dieu ne l'avait soutenu. Les imaginations horribles, les désirs
criminels qui l'obsédaient lui donnaient si bien une impression de culpabilité
qu'il se figurait que Dieu l'avait réprouvé pour quelques péchés secrets. La pensée
qu'il était damné était chez lui comme une idée fixe.
Autre exemple qui ne
datait pas de bien loin, lui non plus, celui de Marie des Vallées, la sainte de
Coutances, cette pauvresse, à la fois dirigée et inspiratrice éclairée de saint
Jean Eudes, qu'elle avait décidé, trente ans avant la première révélation de
sainte Marguerite-Marie, à instaurer et à propager le culte du Sacré-Cœur. Il
faut savoir que la Normandie de saint Jean Eudes n'eut rien à envier en fait de
satanisme à la Bretagne du P. Maunoir. Sabbats nocturnes pareils à ceux de
l'Iniquité de la Montagne. « Dans le seul diocèse de Coutances, en 1669, cinq
cent vingt-cinq habitués de ces assemblées diaboliques seront mis en
accusation, et beaucoup brûlés. Les sorciers, se disait Marie des Vallées, ont
mérité la colère divine : « je la porterai bien aussi, et mille enfers s'il est
besoin. — Tu ne sais pas ce que tu demandes, lui dit Notre-Seigneur. —
Pardonnez-moi, dit-elle. Je demande mes frères qui se perdent. Je sais
certainement et vois l'Amour divin qui cherche quelqu'un qui veuille souffrir
les peines de l'enfer et l'ire de Dieu dans le temps afin de les délivrer pour
l'éternité. Me voilà. Prenez-moi». Plus
Notre Seigneur la rebutait et tant plus elle s'offrait. « Je crains que vous
n'ayez assez de tourments à me donner ». Enfin Notre Seigneur avait accepté.
Durant trois ans elle subit les peines dues au péché mortel. Rien n'échappa ni
dans son corps ni dans son âme. Plongée dans l'abîme infernal, coupable de
toutes les abominations, livrée à Satan, elle voyait Dieu, la Sainte Vierge et
tous les saints selon leur degré de gloire la regarder avec horreur et colère.
Puis, c'avait été « le mal de douze ans » de beaucoup plus effroyable encore,
tellement débordait l'ire de Dieu, s'appesantissaient les péchés du monde,
s'exhalait la puanteur, s'exaspérait le sentiment de culpabilité, la
transperçaient les flèches brûlantes de la justice. Une souffrance sans nom.
Il est difficile de
penser que notre saint ne jugeait pas Marie des Vallées comme la jugeaient
saint Jean Eudes, Mgr de Montigny-Laval, évêque de Québec et vicaire
apostolique du Canada, où la sainte de Coutances ne tarda pas à être en
vénération, le P. Lejeune, M. de Renty, le grand spirituel normand qui l'avait
intimement connue, Jean de Bernières de Louvigny, trésorier de France à Caen,
successeur de Renty à la tête de la Compagnie du Saint-Sacrement, Mgr Le
Pileur, évêque de Coutances, et tant d'autres personnages tant laïcs
qu'ecclésiastiques aussi recommandables par leur prudence que par leur piété.
Mais, à supposer qu'il se soit demandé si le cas du P. Surin et celui de Marie
des Vallées n'étaient pas, comme plusieurs le croiraient facilement
aujourd'hui, pathologiques, il n'en voyait pas moins ces deux saintes âmes
désirant et obtenant de Dieu une croix en comparaison de laquelle toutes les
siennes, à nous tenir du moins à celles auxquelles on pense : persécutions,
quelques vexations démoniaques, cruelles macérations, n'étaient que de la
paille. Dieu ne dédaigne pas d'agréer d'âmes héroïques ces offres de
substitution. Nous voyons sainte Thérèse de l'Enfant Jésus abîmée de longs mois
dans une nuit affreuse pour expier l'obstination d'incrédules et leur mériter
la grâce d'ouvrir les yeux aux lumières de la foi.
Montfort n'ignorait pas
non plus que si, pour les mystiques, la nuit des sens est pire que la mort,
celle de l'esprit, purgatoire par ses effets de purification, est un enfer par
ses douleurs. Identifiant comme il le faisait folie de la croix et sagesse
divine, il ne pouvait penser de ces souffrances mystiques autrement que saint
Jean de la Croix, qui commentait ainsi le vers du Cantique spirituel:
«Enfonçons dans l'épaisseur».
« Oh ! si l'on
comprenait à fond qu'il est impossible d'arriver à l'épaisseur de la sagesse
sans pénétrer dans l'épaisseur de la souffrance de mille manières, l'âme y
mettrait sa joie et la souhaiterait. Combien l'âme qui désire pour tout de bon
la sagesse désire premièrement s'enfoncer pour tout de bon dans l'épaisseur de
la croix qui conduit à la vie. Peu sont à l'intérieur ; l'envie de pénétrer en
l'épaisseur de la sagesse, des richesses et des grâces est commune ; l'envie de
pénétrer en l'épaisseur des travaux et douleurs pour le Fils de Dieu est rare ;
on dirait que beaucoup veulent se trouver au terme sans passer par la route et
la voie qui y mène ».
Comment se fait-il que
Montfort, affamé de sagesse et de croix et brûlant de ressembler en tout à
Jésus crucifié, ne semble pas avoir envié aux mystiques cet abandon qui les
assimilait mieux que toute autre souffrance au Sauveur ni s'être offert pour
expier par ces douleurs extrêmes les péchés de ses frères, comme le Christ
l'avait fait sur la croix ? Dans « L'Amour de la Sagesse Eternelle » (177), il
cite cette parole de Notre-Seigneur à l'un de ses serviteurs : « J'ai des croix
qui sont d'un si grand prix que c'est tout ce que ma chère Mère, toute
puissante qu'elle soit, peut obtenir de moi pour ses fidèles serviteurs ». Et
comment douter que les épreuves mystiques soient de ces croix-là ? Elles
auraient dû le tenter. Cependant on ne voit pas qu'il les ait désirées. S’il en
parle[124]
dans son Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge (152), c'est même pour
recommander de prendre un autre chemin à l'union divine, le chemin virginal de
Marie, « chemin de roses et de miel, à vu les autres chemins ». Il reconnait,
il est vrai, dès la page suivante, que les fidèles serviteurs de cette bonne
Mère ont plus d'occasions de souffrir que ceux qui ne lui sont pas dévots « On
les contredit, on les persécute, on les calomnie, on ne peut les souffrir ; ou
bien ils marchent dans les ténèbres intérieures et des déserts où il n'y a pas
la moindre goutte de rosée du ciel ». Mais, a-t-il précisé, Marie est là « pour
les éclairer dans leurs ténèbres, pour les éclaircir dans leurs doutes, pour
les affermir dans leurs craintes, pour les soutenir dans leurs combats ». Au
fait, a-t-il même passé par ces ténèbres et par ces déserts ? Dans le texte que
nous venons de citer, il y a cet « ou bien » que nous avons souligné.
N'aurait-il pas voulu marquer par là qu'il faisait une nette différence entre
les épreuves des hommes apostoliques et celles des contemplatifs ? On ne voit
pas que les apôtres aient connu ces terribles nuits : la Pentecôte a suffi.
Bien que saint Paul ne dissimule pas aux chrétiens de Corinthe qu'il a été
l'objet d'exceptionnelles faveurs mystiques (II Cor. XI, 23-29; XII. 1-2, 7) :
visions, révélations, ravissement jusqu'au troisième ciel ; de toutes les
tribulations dont il se glorifie devant eux, pas une seule qui soit d'ordre
spécifiquement mystique ; toutes sont apostoliques : souffrances physiques de
toute sorte; une peine intérieure, obsession quotidienne, le souci de toutes
les Eglises. «Qui est faible sans que je sois faible aussi ? Qui est scandalisé
sans que je brûle ?» Il parle bien d'une écharde dans sa chair, d'un ange de
Satan chargé de le souffleter. Seulement, alors même que cette écharde d'enfer
ne serait pas, comme elle l'est sans doute, une maladie fort douloureuse, mais
ainsi que l'ont cru trop d'auteurs ascétiques, des tentations de la chair, cela
n'aurait rien de comparable à l'ensemble des épreuves intérieures de nos grands
mystiques.
Aussi bien Montfort,
disant quelques lignes plus bas que Marie confit dans le sucre de sa douceur
maternelle ces croix qu'elle taille à ses fidèles serviteurs, n'entend plus ces
croix, semble-t-il bien, qu'au sens de persécutions. « Je crois, écrit-il,
qu'une personne qui veut être dévote et vivre pieusement en Jésus-Christ, et
par conséquent souffrir persécution et porter tous les jours sa croix, ne
portera jamais de grandes croix, ou ne les portera pas joyeusement ni jusqu'à
la fin, sans une tendre dévotion à la Sainte Vierge qui est la confiture des
croix ». Dans sa vie aucun indice de ces épreuves proprement mystiques, purifications
des sens et de l'esprit. Il n'est qu'un adolescent que l'Esprit de Dieu semble
déjà s'être emparé de tout son être. Ecolier à Rennes, est-il devant une image
de Marie, dans l'église Saint-Sauveur ou dans celle des Carmes, le voilà dans
une sorte d'aliénation des sens, d'extase, immobile des heures entières[125].
A Paris, dans la pension même de M. de la Barmondière, nous le voyons possédé
de Dieu, incapable de s'arracher à l'obsession de la divine présence, la
poitrine oppressée d'amour. Tel aussi missionnaire, nous l'a déjà montré son
compagnon fidèle et le confident de son âme, M. des Bastières (Grandet, p.
295). « Il était souvent si ravi et transporté hors de lui-même dans la
contemplation des beautés et des bontés de Dieu que quelquefois dans ses
méditations, il laissait échapper des transports et des élans d'amour, qui
surprenaient ceux qui étaient autour de lui ; d'autres fois il semblait dormir,
et lorsqu'on lui demandait ce qu'il faisait dans son oraison, il répondait,
j'étais entre Jésus et Marie, je croyais que l'un et l'autre étaient dans mon
cœur, l'un à la droite et l'autre à la gauche, je tâchais de leur témoigner ma
reconnaissance de la visite qu'ils me faisaient ; il sortait souvent de
l'oraison, ayant le visage tout enflammé, et les paroles qu'il prononçait alors
étaient autant de traits et de flèches de feu qui embrasaient les cœurs de ceux
qui l'écoutaient ». On le voit aucune allusion à ces états de désolante aridité
et de déréliction que décrivent nos mystiques.
A Rouen, ouvrant son âme
à Blain (ch. LXXXI), que lui confie-t-il ? « Dans l'entretien que nous eûmes
ensemble, écrit le mémorialiste, il m'avoua que Dieu le favorisait d'une grâce
fort particulière, qui était la présence continuelle de Jésus et de Marie dans
le fond de son âme. J'avais peine à comprendre une faveur si relevée, mais je
ne voulus pas lui en demander l'explication et peut-être n'aurait-il pas pu me
la donner lui-même, car il y a, dans la vie mystique, des opérations de grâce
inexplicables même aux âmes qui en sont favorisées». Sans doute est-il des
secrets qu'il gardait jalousement entre Dieu et lui. Mais on conçoit mal que,
révélant à son ami cette faveur singulière, il ne lui eût pas dit quelles
purifications son âme avait dû subir d'abord si de fait elle en avait subi.
Comme il n'en dit rien, c'est qu'il n'avait point passé par là. Pas plus,
autant du moins qu'on le sache, n'y passera sa fille spirituelle et son
admirable copie, Marie-Louise de Jésus. Ainsi donc, quoi qu'il semble, ce n'est
pas d'après son expérience personnelle qu'il parle de ces purifications et des
adoucissements que la Sainte Vierge y apporte chez ses dévots serviteurs. Il ne
faut pas oublier ce qu'il dit dans le même ouvrage : qu'il avait « lu presque
tous les livres qui traitent de la dévotion à la très Sainte Vierge et conversé
familièrement avec les plus saints et savants personnages de ces derniers temps
». Et combien d'âmes d'élite, tant du monde que du cloître, n'avait-il pas
dirigées dans leurs voies spirituelles ! Il ne lui en fallait pas davantage
pour parler avec compétence des effets merveilleux qu'opérait dans les états
mystiques sa chère dévotion.
Ses épreuves, ses
souffrances sont des épreuves d'apôtre, des souffrances d'apôtre. Les plus
grandes ne sont pas celles que leur caractère spectaculaire ferait facilement
croire. Elles sont intérieures ; mais, à la différence de celles des mystiques,
au lieu d'être ordonnées à la sanctification personnelle, elles le sont à celle
des autres. La vue du péché, de Dieu tant offensé, du sang rédempteur
inutilement répandu, lui perce le cœur et lui arrache des entrailles ces
accents déchirants et sublimes avec lesquels, prosterné devant ce Dieu de
majesté, dont ses regards ne peuvent soutenir l'éclat, il le supplie de se
susciter, pour venger sa gloire, une légion d'apôtres de feu, vrais enfants et
serviteurs de Marie. « Mémento :
souvenez-vous, Seigneur, ... il est temps de faire ce que vous avez promis de
faire. Votre divine loi est transgressée ; votre Evangile est abandonné ; les
torrents d'iniquité inondent toute la terre et entraînent jusqu'à vos
serviteurs ; toute la terre est désolée ; l'impiété est sur le trône ; votre
sanctuaire est profané, et l'abomination est jusque dans le lieu saint.
Laisserez-vous tout ainsi à l'abandon, juste Seigneur, Dieu des vengeances ?
Tout deviendra-t-il, à la fin, comme Sodome et Gomorrhe ? Vous tairez-vous
toujours ? Ne faut-il pas que votre volonté soit faite sur la terre comme dans
le ciel et que votre règne arrive ?... Tous les saints du ciel ne vous
crient-ils pas : Justice ! Vindica »
? Tous les justes de la terre ne vous disent-ils pas : Amen, veni, Domine...
« Da matri tuac liberos, alioquin moriar: donnez des enfants et des
serviteurs à votre Mère : autrement que je meure. Da matri tuae. C'est pour votre Mère que je vous prie.
Souvenez-vous de ses entrailles et de ses mamelles et ne me rebutez pas...
Qu'est-ce que je vous demande ? rien en ma faveur, tout pour votre gloire.
« Alioquin moriar. Ne vaut-il pas mieux pour moi de mourir que de
vous voir, mon Dieu, tous les jours si cruellement et si impunément offensé et
d'être tous les jours dans le danger d'être entraîné par les torrents
d'iniquité qui grossissent ? Mille morts me seraient plus tolérables. Ou
envoyez-moi du secours du ciel, ou enlevez mon âme. Si je n'avais pas
l'espérance que vous exaucerez tôt ou tard ce pauvre pécheur, dans les intérêts
de votre gloire, comme vous en avez déjà exaucé tant d'autres, je vous prierais
absolument avec un prophète : Tolle
animam meam.
... « Seigneur,
levez-vous, pourquoi semblez-vous dormir ? Levez-vous dans votre
toute-puissance, votre miséricorde et votre justice, pour vous former une
compagnie choisie de gardes de corps, pour garder votre maison, pour défendre
votre gloire et sauver vos âmes, afin qu'il n'y ait qu'un bercail et qu'un
pasteur et que tous vous rendent gloire dans votre temple. Et in templo ejus omnes dicent gloriam. Amen.»
La gloire de Dieu, c'est
là le feu qui le dévore, le consume, qui ne lui laisse aucun repos, qui
l'affame d'humiliations, de souffrances expiatrices, qui l'épuisé de pénitences
et de travaux et le fera mourir à quarante-trois ans. Laver dans son sang, si
le Seigneur lui en faisait la grâce, les injures de la Majesté divine, arracher
les âmes au péché, payer, réparer avec Jésus crucifié, gagner le monde à la
folie de la croix et à la sagesse ; de ne pouvoir le faire aussitôt et aussi
pleinement qu'il le voudrait lui est un martyre. Que ne peut-il communiquer sa
flamme à une légion d'apôtres et par eux en embraser l'univers ! Que ne
donnerait-il pas pour cela ? « Ah, disait Marie-Louise de Jésus aux premiers
membres de la Compagnie de Marie, si vous saviez ce que vous avez coûté à notre
Père de Montfort ! » S'il ne supplie pas Dieu, comme Marie des Vallées et
d'autres, de le prendre à la place des pécheurs et de livrer son âme aux
fureurs de l'enfer, c'est qu'il se sait né pour une autre tâche de rédemption.
Mais il ne refuse rien,
il ne met aucune limite à l'offrande qu'il a faite de lui-même à Marie, en
qualité d'esclave. Son corps, son âme, ses mérites, qu'elle dispose de tout
pour le temps et l'éternité, à sa plus grande gloire à elle et à la plus grande
gloire de son Fils, afin que Dieu soit à jamais loué, béni" et glorifié
dans son saint temple ; et in templo
ejus...
Oui, que lui importe son
honneur, sa liberté, sa vie ! Qu'on le calomnie, qu'on le traite de fou, de
simoniaque, d'enchanteur, de suppôt du démon, qu'on le frappe, qu'on le chasse,
qu'on le traque, c'est là, comme il le dit, le sort d'un pauvre pécheur. Et
apprendrait-il que son père et sa mère sont insultés, diffamés, mis sur la
paille, qu'il s'en réjouirait pour eux et leur prêcherait une sainte et
jubilante acceptation. Mais qu'on s'en prenne à son Père du ciel, qu'on attente
à la Sainteté divine, qu'on se joue du sang de Jésus-Christ, que l'enfer
s'empare d'âmes que Dieu créa pour sa gloire et racheta du sang de son Fils,
mille morts, comme on vient de le lire, lui seraient préférables. Voir Dieu
offensé, les âmes se perdre, un apôtre ne se console pas de ce mal-là, le seul
vrai. On pense à toutes les autres croix de Montfort ; on oublie celle-là,
croix intolérable qui passait tous ses désirs de souffrance, étant par elle-même
indésirable. Sollicitudo, omnium ecclesiarum,
l'angoisse du salut des âmes, quand il lisait ces mots de saint Paul, il savait
ce qu'ils signifiaient dans la bouche de l'Apôtre des nations. Cette angoisse
de l'homme apostolique, aiguillon brûlant de son zèle, il la connaissait lui
aussi. Souffrance pure, le cède-t-elle, bien que de nature différente, aux
agonies des mystiques ?
CHAPITRE XXI
MONTFORT DEVANT LES CHEFS-D'ŒUVRE DE L'ART
LE SPECTACLE DE LA NATURE AGRESTE ET LE POEME DE LA CREATION
Parlant de l'oraison
continuelle de son condisciple : « Je ne dois pas oublier, écrit Blain (ch.
XVI), que le jeune homme soit par mortification, soit par crainte de se
distraire de Dieu, fit le sacrifice, alors et pour toujours, de la chose du
inonde la plus innocente et à laquelle il avait naturellement plus
d'inclination : le dessin et la peinture... Je puis dire, avec vérité, que ce
saint jeune homme vivait comme s'il n'y eût eu que Dieu et lui sur la terre. Il
poussait l'oubli des créatures jusqu'à ne vouloir ni voir ses compatriotes et
ses compagnons d'étude ni leur parler ; s'il en rencontrait dans les rues de
Paris, il s'écartait ou ne paraissait pas les reconnaître pour ne pas donner
occasion à des entretiens et à des visites inutiles, comme il s'en expliquait
avec moi, m'exhortant à l'imiter ».
E» renonçant à son
crayon et à ses pinceaux, il ne dut pas faire un bien gros sacrifice, tellement
il trouvait de douceur à s'absorber dans la pensée de Dieu. A propos de son
voyage à Rome : « Ce n'était pas, écrit Blain (ch. LXXVIII), la curiosité qui
Je conduisait dans la capitale du monde chrétien, ni le désir de voir les
restes de la Capitale du monde ancien et de la maîtresse des nations, puisqu'il
n'ouvrait ordinairement les yeux qu'autant qu'il le fallait pour se conduire et
qu'il était sorti de Pari« après 9 ou 10 ans de séjour, comme il y était entré,
sans avoir rien vu des choses si rares, si belles et si différentes, qui y
attirent les étrangers de toutes les parties de l'Europe. Il ne pouvait pas
être tenté d'aller voir Rome, après n'avoir pas voulu voir Paris et je ne doute
pas qu'il ne soit sorti de l'une comme de l'autre sans avoir fait usage de ses
yeux en faveur de la curiosité. »
« Le Père Dechamps,
jésuite, demanda à M. de Montfort à son retour de Rome ce qu'il y avait vu ; il
répondit : Rien ». Réponse que nous avons déjà citée.
Voilà, dans ces deux
passages de Blain, une règle de conduite de Montfort toute contraire,
semble-t-il, au sentiment de saint François de Sales, qui écrivait dans son
Introduction à la Vie dévote (ch. XXXI) : « Il est forcé de relâcher
quelquefois notre esprit et notre corps encore à quelque sorte de récréation...
C'est un vice, sans doute, que d'être si rigoureux, agreste et sauvage, qu'on
ne veuille prendre pour soi ni permettre aux autres aucune sorte de récréation.
« Prendre l'air, se
promener, s'entretenir de devis joyeux et aimables, sonner du luth ou autres
instruments, chanter en musique, aller à la chasse, ce sont récréations si
honnêtes que, pour en bien user, il n'est besoin que de la commune prudence qui
donne à toute chose le rang, le temps, le lieu et la mesure ».
Et le saint ne parle pas
seulement pour certains chrétiens du monde qui s'imaginent si bien que toute
distraction est un temps dérobé à Dieu et s'encombrent tellement de devoirs
d'état et de pratiques de dévotion qu'ils n'ont plus un moment pour respirer ;
il énonce une règle générale qui s'applique même aux religieux dans leur
couvent. Les sulpiciens qui s'ingéniaient à distraire M. Grignion de l'obsession
divine ne pensaient pas autrement. Mais si l'esprit se fatigue à force d'être
tendu, leur séminariste avait-il tant besoin de tendre le sien pour penser
continuellement à Dieu ? Il semble bien, au contraire, qu'il n'avait qu'à
s'abandonner à son attrait. Ce qui le fatiguait c'était tout ce qui entrait
chez lui par la porte des sens. Que ne pouvait-il se boucher les oreilles comme
il fermait les yeux ! A Saint-Sulpice, au lieu de le recréer, les récréations,
à moins qu'il ne pût converser de Jésus et de Marie, lui étaient d'un ennui
mortel. Rien ne lui mettait l'esprit à la gêne comme de faire semblant au moins
de prendre intérêt aux nouvelles du jour, aux anecdotes amusantes, aux
conversations terre à terre. Et comme l'homme, n'étant pas un pur esprit, n'est
pas fait, malgré tout, pour demeurer perpétuellement en contemplation de
l'invisible, plus tard le mystique, sortant de son intérieur pour vaquer à ses
occupations de missionnaire, trouvera assez Dieu dans les âmes et dans les
pauvres pour se reposer, s'il était besoin, de son oraison, sans cesser d'avoir
sous les yeux l'unique objet de son amour.
Il n'est point, pour
reprendre les termes mêmes de François de Sales, ce rigoureux, cet agreste et
ce sauvage qui se refuse toute distraction. Mais, de distraction, il n'en
trouve nulle part comme au milieu de ses mendiants, de ses malades et de ses
infirmes, ou encore, par exemple, à la table de quelque châtelaine frivole
qu'il voudrait gagner pour sa bonne grâce à la dévotion. Alors il se sent de
nouveau dans son élément, et ceux qui ne l'auraient jamais vu que perdu en
Dieu, sans yeux, sans oreilles et sans langue, ne le reconnaîtraient pas.
Fermant les yeux aux
chefs-d'œuvre de l'art, les tient-il ouverts aux merveilles de la création? Les
historiens évoqueront volontiers à son sujet François d'Assise et n'hésitent
guère à lui croire un vif sentiment de la nature. Sanguin, vigoureux,
combattif, l'air vif sans doute l'excite ; il aime à marcher contre le vent, à
sentir la bourrasque passer dans ses cheveux. Et de même que sa pensée se plaît
à plonger dans le lointain, ainsi en doit-il être du regard de ses grands yeux
profonds. De plus il n'est pas fait pour respirer à l'aise entre quatre murs.
Son corps ne s'accommode pas mieux de la réclusion que son âme ne s'accommodait
des servitudes du siècle. C'est un être de plein air ; il lui faut du large, la
campagne où il marche à journées faites, et il ne goûte bien la vie d'ermite
que dans un spacieux cadre champêtre. Tout n'est pas pur surnaturel dans ce
qu'il appelle son « humeur vagabonde ». Son alerte cantique composé sur un air
de chasse,
Quand je
vais en voyage,
Mon bâton à
la main,
Nu-pieds,
sans équipage,
Mais aussi
sans chagrin...
respire l'allégresse
d'un homme qui se sent léger de corps et d'âme, la joie de la vie en pleine
liberté. Ici encore le tempérament s'accorde avec la grâce de la vocation.
Faut-il aller plus loin
? On est porté, évidemment, à ne rien mesurer à un homme aussi extraordinaire
et si riche de dons.
On a peine à lui refuser
une âme de poète profondément sensible aux charmes de la nature. Mais d'abord,
de formation classique était-il plus capable que les personnes cultivées de sa
génération d'en goûter la vraie beauté, de saisir la grâce pittoresque d'un
paysage rustique autant que la savante ordonnance des jardins à la française ?
D'après les gravures du temps son Calvaire de Pontchâteau avec sa muraille
d'enceinte, ses rampes en colimaçon bordées d'un mur d'égale hauteur, sa
plate-forme régulière en maçonnerie, ses gradins de pierre taillée montant au
pied de la croix, se présentait, à la différence de la montagne au naturel que
l'on voit aujourd'hui, comme un ouvrage de style, conçu géométriquement.
C'était pourtant bien le cas où jamais d'imiter la nature abrupte, cet
amoncellement de pierres et de terre ne pouvant nullement, quoi qu'on fît,
prétendre à l'œuvre d'art ; sans compter que c'eût été beaucoup moins
dispendieux, la maçonnerie, matériaux et main-d'œuvre, n'étant évidemment pas
pour rien ; toutes choses qui donnent fortement à penser que chez Montfort
l'homme cultivé était bien de son siècle et trouvait la nature d'autant plus
belle qu'elle était soumise au cordeau et au compas.
Voilà pour le plaisir
des yeux. Maintenant, les lieux agrestes, les rochers, les eaux, les bois, avec
tout ce qui y vit et palpite, parlaient-ils à son âme et non pas seulement à
son esprit ? Lui étaient-ils autre chose qu'un livre dont chaque caractère lui
faisait connaître Celui qui l'avait écrit et d'où il avait à tirer de vertueux
enseignements ? Sans doute, au milieu de ce décor qui change selon les saisons,
n'était-il pas imperméable à l'allégresse du printemps et à la mélancolie de
l'automne. Mais pour l'imagination et la sensibilité des vrais poètes, depuis
toujours et sous tous les cieux, tout a une âme. Amants, ils prennent les
étoiles à témoin de leurs serments et conjurent les lieux enchanteurs qui les
ont vu passer de garder leur souvenir ; au flanc du rocher la source qui laisse
tomber goutte à goutte son onde, pleure ; le ruisseau en courant sur les
cailloux fredonne sa gaie chanson ; l'océan a ses colères ; l'eau est perfide
et la mer est méchante ; le printemps est un sourire ; le soir est l'adieu du
jour. Au triste bruit du vent frôlant dans la nuit les sables du Sahara : «
Entends-tu ? disait sous la tente un touareg à Maxime du Camp. C'est le désert
qui se plaint de ne pas être une prairie ». Pour toutes les créatures même
inanimées, François d'Assise éprouvait un sentiment fraternel. L'eau, sa chaste
sœur ; le feu, son frère qui avait faim et qu'il fallait laisser manger. Il
voyait en elles toutes, il est vrai, un symbolisme qui n'était pas étranger à
ce sentiment. Si, pour se laver les mains, il avait soin, remarque Joergensen,
de choisir un endroit où les gouttes qui tombaient ne risquaient pas d'être
foulées aux pieds, c'est que l'eau était l'instrument du baptême. S'il ne
mettait le pied sur les pierres et les rochers qu'avec de respectueuses
précautions, c'est qu'il pensait au Christ, la pierre d'angle. Mais l'objet
symbolisé n'inspirait pas seul ces égards. Ces êtres, vivants ou non, François
les aimait en eux-mêmes comme les créatures de Dieu, l'ébauche de son image,
l'objet de sa complaisance et de sa sollicitude, gardant aussi du toucher de
ses doigts créateurs comme une divine phosphorescence. De voir éteindre une
lumière, une lampe, cela lui faisait mal. Trouvait-il, rampant sur le chemin,
un misérable ver, il l'écartait de peur qu'il ne fût écrasé par les passants.
Des êtres même
insensibles qui faisaient le charme de ses solitudes sylvestres, Montfort les
voyait-il un peu avec les yeux des grands amants de la nature ? Se sentait-il
pour eux quelque chose de l'âme du Pauvre d'Assise ? Dans le cantique de
trente-sept couplets que lui inspira la vaste et si variée forêt de Mervent, la
grotte, les rochers, les fontaines, la rivière, les arbres, les bocages, les
oiseaux et les poissons, les biches avec leurs faons, tout ne lui est guère
qu'un thème à réflexions morales, une prédication. A peine ici et là un soupçon
de sensibilité. La profondeur des bois ne semble même pas l'avoir saisi par son
mystère. De ce Heu il n'a vraiment goûté que la solitude, la paix et le silence
qui lui permettaient d'être tout entier à sa vision intérieure.
Morts à
tout, cachés dans nous-mêmes,
Sans être distraits
de rien,
Possédons le
vrai bien,
Contemplons
la beauté suprême.
Réf.
Loin du monde en cet ermitage
Cachons-nous
pour servir Dieu.
C'est sur cette note
qu'il termine, comme d'ailleurs il avait commencé.
« Il n'y avait pas un
seul des catéchismes (du saint Curé) dans lequel il ne fût question de
ruisseaux, de forêts, d'arbres, d'oiseaux, de fleurs, de roses, de lis, de
baume, de parfum et de miel », est-il dit dans l'Esprit du Curé d’Ars. On sait
combien le Sauveur aimait à tirer ses comparaisons et ses enseignements des
êtres de la nature : les lis des champs qui ne travaillent ni ne filent, les
oiseaux du ciel qui ne sèment ne moissonnent ni n'engrangent, la vigne, son cep
et ses rameaux, le figuier dont les feuilles naissantes annoncent l'approche de
l'été, le blé semé dans la bonne et dans la mauvaise terre, les épines qui
l'étouffent, la moisson qui blanchit, l'ivraie parmi le froment, le grain de
sénevé qui devient un arbre, la poule et ses poussins, la brebis perdue et
retrouvée, les brebis et leur bon pasteur, les agneaux au milieu des loups, les
poissons capturés que l'on trie. Et quelle tendresse dans l'évocation de telle
et telle de ces images !
Montfort ne manqua
certainement pas de citer et de commenter ces comparaisons si riches de sens.
Mais, malgré l'exemple du Maître, en tira-t-il de semblables de son propre
fonds ? On ne sait pas tout, il est vrai, de ses catéchismes, mais ses écrits
ne le suggèrent pas. On n'y trouve rien qui rappelle sur ce point saint Bernard
et saint François de Sales. Elle est exceptionnelle cette page de son Traité de
la Vraie Dévotion (n° 261) où, dans l'impuissance d'exprimer en propres termes
sa pensée sur l'intérieur de Marie, il use de figures empruntées au monde champêtre
et au spectacle du firmament. « La très Sainte Vierge, dit-il, est le paradis
du nouvel Adam... Il y a, en ce lieu divin, des arbres plantés de la main de
Dieu et arrosés de son onction divine, qui ont porté et portent tous les jours
des fruits d'un goût divin, il y a des parterres émaillés de belles et
différentes fleurs des vertus, qui jettent un parfum qui embaume même les
anges. Il y a dans ce lieu des prairies vertes d'espérance... Il n'y a que le
Saint-Esprit qui puisse faire connaître la vérité cachée sous ces figures de
choses matérielles. Il y a en ce lieu un air pur, sans infection, de pureté ;
un beau jour, sans nuit, de l'humanité sainte ; un beau soleil, sans ombres, de
la Divinité... il y a un fleuve d'humilité qui sourd de la terre et qui, se
divisant en quatre branches arrose tout ce lieu enchanté ; ce sont les quatre
vertus cardinales ». Et pas une de ces images qui soit de lui. Toutes sont
prises des Livres Saints.
Mgr Laveille (p. 196)
s'est persuadé que Montfort avait une âme franciscaine. Traitant de ses
cantiques, il dit que « son talent éclate dans la délicatesse et l'émotion avec
lesquelles il sait rendre un sentiment bien peu commun au XVIIIe
siècle, le sentiment de la nature. » Dans quel cantique le biographe a-t-il pu
trouver ce sentiment ? De celui qui chante la forêt de Mervent, dont, écrit-il
(p. 471), l'âme poétique du missionnaire goûtait à l'avance le charme, il ne
retient qu'un couplet, je n'ose dire le seul, mais un des rares où semble
percer une certaine sensibilité à la poésie des choses :
On entend
l'éloquent silence
Des rochers
et des forêts,
Qui ne
prêchent que la paix,
Qui ne
respirent qu'innocence.
« Ce pauvre,
continue-t-il, ce voyageur qui parcourra en mendiant les grands chemins de
Bretagne et de Vendée, goûte profondément, comme son sublime devancier
d'Assise, le charme des sites pittoresques ». Ce qui lui fait supposer qu'ici
et là quelques pièces de l'inépuisable improvisateur, vingt mille vers, doivent
s'en ressentir. Et cette ressemblance de Montfort avec François d'Assise, voici
ce qui lui en paraît la preuve :
« Nous le verrons
s'établir avec prédilection au sommet de la colline boisée qui domine Montfort,
dans l'ermitage de Saint-Lazare ; nous le verrons choisir, comme lieu préféré
de retraite, et, s'il est possible, comme asile de ses derniers jours, une
grotte moussue dans le merveilleux décor de la forêt de Vouvant ». Mais voici
la restriction, le point où Montfort n'a pas, comme François d'Assise, l'âme si
bien accordée à la nature. « Ces lieux aimés il les chante dans ses vers, mais
que peuvent-ils dire à un homme aussi détaché de ce qui passe ? Que peuvent lui
révéler les éphémères beautés qui s'y étalent, sinon la brièveté de l'existence
humaine, ... l'imminence de la mort qui consume la plus belle vie du monde,
comme un foin aride que l'on jette au brasier. Il a une façon chrétienne
d'entendre le Sunt lacrymae rerum,
qui ajoute de la précision à la poésie de Virgile, sans rien lui enlever de sa
captivante mélancolie :
Tantôt
errant de prairie en prairie,
Si je
m'arrête au bord d'un clair ruisseau,
Hélas ! me
dis-je, ainsi coule la vie,
Elle
s'enfuit plus vite que cette eau.
Dès que la
nuit étend ses sombres voiles,
Je me
rappelle et la mort et son deuil,
Et je crois
voir, dans le feu des étoiles,
Les pâles
feux qui brillent au cercueil. »
En admettant que ces
vers fussent de Montfort, nous le montreraient-ils regardant le firmament
étoile avec les yeux et l'âme du Poverello ?
Georges Rigault[126],
qui rapporta de la forêt de Mervent une vision enchanteresse, voudrait croire
que notre anachorète n'y fut pas moins sensible, mais il s'explique. « Homme de
la nature purifiée, écrit-il, âme de lumière et de grâce, âme vierge... il
goûte vivement — c'est bien sûr — la beauté des choses. Il entend leur langage,
mais comme l'humble leçon des créatures inférieures, capables d'instruire
l'homme parce qu'elles obéissent à Dieu ». De lyrisme, le biographe n'en trouve
pas dans le cantique. Citant trois couplets[127]
: « C'est banal et plat, pour nous qui avons écouté des lyres autrement
puissantes », dit-il. Et il en accuse le vocabulaire de l'époque « un bon
instrument pour l'analyse psychologique, un faible pinceau pour la description
du monde extérieur ».
Y revenant dans son
chapitre sur les cantiques (p. 162) : « Le monde extérieur, écrit-il, la nature
champêtre, ont dans cette poésie populaire leur large part. Montfort décrit
tout naïvement ce qu'il goûte au plus profond de son âme. Qu'on relise ses
strophes sur la forêt de Mervent. Il a composé un dialogue entre deux bergères,
Geneviève et Sylvie, que l'abbé Quérard, vers 1860, a souvent entendu chanter
en Bretagne et en Poitou, par des « anciennes » de quatre-vingts ans »[128].
Si Rigault pense
vraiment que l'ermite, faisant exception dans son siècle, fut vivement touché
par le spectacle qu'il avait sous les yeux, du moins ne croit-il pas que le
mystique s'arrêta à en goûter la beauté, même pour s'élever à Dieu, n'attachant
le regard de son âme qu'au symbolisme instructif des choses. « La création,
poursuit-il en effet, est, en dernière analyse, un livre où Dieu se raconte, le
livre des Symboles et des Mystères. C'est ce livre que Montfort « déchiffre,
parfois en termes d'un puissant lyrisme». On souhaiterait que les quatre belles
strophes qu'il cite à l'appui de son dire fussent sûrement de notre saint.
Malheureusement, elles ne figurent pas dans ses manuscrits, et d'ailleurs
l'auteur n'en aurait pas tout le mérite, s'étant, semble-t-il bien, fortement
inspiré du P. Surin[129].
Sans Saint-Lazare et
Mervent aucun biographe n'eût probablement imaginé chez Montfort un vif
sentiment de la nature. Pour qu'un lieu l'attirât il n'était point nécessaire
qu'il fût pittoresque ; il suffisait qu'il lui assurât la solitude. Peut-être
le saint homme aurait-il préféré que sa soupente de la rue du Pot-de-Fer, à
Paris, eût été en pleine campagne, loin de tout bruit ; mais c'était assez déjà
qu'elle lui permit de se sentir seul avec Dieu, ignoré de tous. Et quel attrait
champêtre pouvait-il trouver à son cher ermitage de Saint-Eloi, une maisonnette
et un petit jardin, aux portes de la Rochelle, parmi les cultures maraîchères ?
Sans doute, il ne fut pas insensible — qui donc l'est ? aux charmes de la
nature et de son décor changeant. Mais lui parlait-elle avec plus d'âme qu'aux poètes
du Grand Siècle, dont aucun, certes — Segrais, chantre des bocages et des
pâturages, moins peut-être encore que les autres — n'annonçait Rousseau et
Chateaubriand et qu'aujourd'hui notre imagination et notre sensibilité, avivées
par les romantiques, trouvent de coloris si terne et d'inspiration si froide.
Ne nous en prenons pas
au vocabulaire noble et discret dont ils disposaient, en usage dans la bonne
société. Pour peindre au vif un personnage et ses ridicules, ils savaient fort
bien, se gardant néanmoins de toute crudité, en tirer autre chose que des
termes généraux et des périphrases, et notre saint en était aussi capable que
personne. Qu'on lise son cantique sur le luxe et ceci, de l'Amende honorable au Très Saint Sacrement [130].
Voyez l'Abbé
poli, voyez le libertin :
Il entre
dans l'église avec un air hautain,
Un genoux
sur un banc, il regarde, il salue,
Il cause, il
se promène ainsi que dans la rue.
Voyez, mais
en pleurant, voyez d'une autre part
Une femme
éhontée enflée en son brocard,
Sur ses
souliers mignons la crête à triple étage,
Venir en nos
saints lieux jouer son personnage.
Souvent on
voit aller ce beau ballon de vent
Jusqu'aux
pieds des autels auprès d'un Dieu vivant,
Ou du moins
sur un banc, afin d'être aperçue,
Et pour
lancer ses traits dans le cœur par la vue.
Son chien,
son éventail, ses gants, ses ornements,
Souvent son
adonis, y font ses passe-temps ;
Elle lit
quelquefois, puis elle se mignarde
En
recherchant des yeux si quelqu'un la regarde.
Au besoin même, il ne
recule pas devant le mot propre. Ainsi dans le passage de son Traité de la
Vraie Dévotion (n° 79), où il fait défiler toute une ménagerie pour nous
montrer à quoi nous ressemblons par notre fond corrompu. Mais se fût-il
astreint à ne se servir que d'un vocabulaire aux termes les plus généraux, ce
n'est pas ce qui aurait pu l'empêcher d'avoir de magnifiques accents devant la
beauté de la nature et le spectacle de la création s'il s'était arrêté à les
contempler. La langue de Bossuet tient en un bien mince dictionnaire, mais
quelle langue ! quel lyrisme !
« Je me suis levé
pendant la nuit avec David, pour voir vos deux qui sont l'ouvrage de vos
doigts, la lune et les étoiles que vous avez fondées (Ps. VIII, 4). Qu'ai-je
vu, Seigneur, et quelle admirable image de votre lumière infinie ! Le soleil
s'avançait, et son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui
se répandait de tous côtés ; les étoiles étaient disparues, et la lune s'était
levée avec son croissant, d'un argent si vif et si beau que les yeux en étaient
charmés. Elle semblait vouloir honorer le soleil, en paraissant claire et
illuminée par le côté qu'elle tournait vers lui, tout le reste était obscur et
ténébreux, et un petit demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-là un
ravissement céleste, par les rayons du soleil, comme du père de la lumière... »[131].
Et vingt lignes encore
de cette poésie, pour illustrer cet enseignement : « Mon Dieu, lumière
éternelle, c'est la figure de ce qui arrive à mon âme, quand vous l'éclairez...
».
Et à supposer que
Montfort ait senti vivement les charmes de la nature et la beauté de la
création, qu'elle excellente occasion de mortifier ses yeux et de se mettre en
garde contre un possible et subtil enchantement ! De tous ses biographes, c'est
Louis Chaigne qui nous semble, ici, avoir le mieux pénétré l'âme de notre
saint.
« Grignion de Montfort,
écrit-il (p. 19)... dédaigne les prestiges de Paris, il ne connaîtra d'autres
statues que celles de la Vierge au coin des rues, d'autres monuments que les
églises. Job avait fait un pacte avec ses yeux. L'abbé Perreyve s'affligeait de
voir au cou des petites filles l'enroulement du serpent tentateur. Hé ! quoi ?
s'exclameront certains. Quel mépris de la beauté, quelle inhumaine opposition
dressée entre Dieu et les plus resplendissantes de ses œuvres, quelle insulte à
cet Amour dont le plus immédiat et le plus sensible reflet se découvre en de
purs visages ! Au vrai, un Montfort avait entrevu de telles merveilleuses
réalités supranaturelles que rien ne lui disait plus des séductions d'ici-bas,
et qui nous assure que de plus subtiles tentations, inconnues de la plupart des
hommes, n'eussent pas adultéré le spectacle de tout ce dont volontairement il
se détournait ? A d'autres de chanter le cantique des créatures ! A d'autres de
connaître cette illumination et cette extase de poser sereinement les yeux sur
de fragiles et élevantes apparences ! A d'autres de plonger le regard dans
celui de Béatrix réverbérant la lumière divine ! Son amour à lui et son repos,
et sa joie, et sa passion et sa folie, c'est la croix toute nue, c'est le gibet
sanglant qui a divinisé l'homme. Il repousse tout le reste avec violence ».
Visage humain, ne
serait-ce que sur une toile, et visage de la nature, il est évident pour le
biographe que Montfort a également renoncé à fixer son regard sur l'un et sur
l'autre. Chaigne ne parle qu'avec une extrême discrétion de l'impression
produite sur l'ermite de Mervent par la séduisante forêt. Une ligne : « Dans
son enthousiasme, il fixait ainsi la joie de son cœur :
On entend
l'éloquent silence
Des rochers
et des forêts... »
couplet que nous avons
déjà cité et auquel le biographe se borne.
Veut-on une âme
franciscaine ? Voici de nouveau la jeune carmélite de Lisieux.
Durant des millénaires,
l'humanité n'eut d'autre livre que la création. Ce que fut ce livre pour les
mystiques d'Israël, la Bible, les Psaumes en particulier nous le disent. Il ne
fut pas moins pour Thérèse, même dès sa petite enfance, et ne lui donna pas une
moindre idée ni une moindre saveur de Dieu qu'à ces contemplatifs des anciens
âges. Il fut son premier livre de méditation et son premier maître d'oraison.
On peut tenir pour une grâce de Dieu que la future carmélite, à qui rien ne
manqua du côté familial, ait encore été favorisée, dès le premier âge où les
impressions sont si vives, des spectacles les plus variés de la création et que
ses yeux, si sensibles à la beauté de la nature, aient eu d'autres horizons que
les tristes murs d'un fond de cour dans quelque quartier ouvrier d'une grande
ville.
Ce n'est pas un des
moindres charmes de son autobiographie que de l'entendre nous raconter quel
ravissement produisaient sur son âme d'enfant une campagne verdoyante et
fleurie, un ciel profond tout scintillant d'étoiles, des horizons lointains, la
mer, son immensité et le mugissement de ses flots, et comment ces beautés
éphémères qu'elle ne se lassait pas cependant de contempler la laissaient
insatisfaite et la faisaient soupirer vers la souveraine et immortelle beauté.
L'autre Thérèse, celle
d'Avila, tout extatique qu'elle était, ne semble pas avoir été moins ravie par
les merveilles naturelles qui s'offraient à ses yeux. Les beaux paysages lui
mettaient l'âme en fête et la faisaient chanter la gloire du Créateur. Le site
était loin de la laisser indifférente pour la fondation de ses Carmels. Elle
est charmée de celui de Séville d'où elle peut voir, roulant ses eaux au milieu
de la plaine andalouse toujours verte, le Guadalquivir couvert de voiles
blanches. « Le verger est très gracieux écrit-elle, la vue extrêmement belle...
Ce n'est pas peu de chose qu'une maison d'où l'on aperçoit les galères ».
Voilà deux saintes, deux
grandes amantes de la croix, très conscientes de la nécessité pour chacun de
mortifier ses sens, à commencer par ses yeux, qui cependant ne craignent pas
que la contemplation de l'œuvre divine, si agréable qu'elle leur soit,
amollisse leur âme. Cette contemplation leur est si bienfaisante qu'elles
auraient cru manquer à elles-mêmes en y renonçant par esprit de sacrifice, si
tant est que l'idée leur en fût jamais venue.
Tempérament d'artiste,
ordonnateur incomparable de cérémonies grandioses, véritables fêtes pour les
yeux et aussi pour l'oreille, Montfort ne doit pas cependant nous tromper. Pour
la sensibilité aux charmes de la nature et à la beauté de la création, comment
le comparer, même de loin, à ces deux mystiques et à un François d'Assise ?
Sans doute ce don n'appartient-il pas à sa vocation, les populations de l'Ouest
qu'il évangélisa étant plutôt d'esprit positif, à la différence de la Bretagne
« bretonnante », la Bretagne au parler celtique, celle des bardes populaires,
des légendes, des pardons, des calvaires sculptés et des clochers à jour, des
costumes pittoresques variant d'une paroisse à l'autre. Mais quand il aurait eu
au plus point cette sensibilité, qu'en aurait-il fait ? et dans la faible
mesure où il l'eut, qu'en fit-il vraisemblablement ? Mortification ? défiance à
l'égard du créé ? sublimité d'esprit ? qu'importe, probablement tout cela ensemble.
Il ne connaît que les charmes de la croix. Insensible à ceux de la nature,
qu'il le soit ou non par tempérament, il l'est par volonté. Il ne subira
d'autre attrait que la croix. Louis Chaigne nous le disait plus haut en
excellents termes.
Ne nous scandalisons pas
et ne croyons pas notre saint une exception. D'autres se mirent tout aussi en
garde contre une incantation possible. Saint Augustin[132]
ne se reprochait-il pas le plaisir qu'il éprouvait à la musique des chants
d'église malgré les larmes qu'ils lui avaient fait répandre au temps de sa
conversion ? Et la lumière, cette lumière créée qui revêt tout de si agréables
couleurs, quelle crainte ne lui inspirait-elle pas ?
Saint Bernard gardait si
bien ses yeux qu'à Cîteaux, au bout d'un an de noviciat, il ne savait pas si le
dortoir était voûté ou plafonné, ni que des fenêtres éclairaient le fond de
l'oratoire où il priait tous les jours. A Clairvaux, dans l'intérieur du
monastère, il faudra le conduire par la main. A Cîteaux, il n'ouvrait les yeux
semble-t-il, que pour la lecture et les travaux à l'extérieur. Encore le
maniement de la cognée et du hoyau, le distrayait-il si peu de lui-même qu'il
l'avouait, écrit le cistercien Guillaume de Saint-Thierry, son intime et son
premier biographe, que c'était principalement dans les champs et les bois qu'il
avait reçu par la contemplation et la prière, l'intelligence des Ecritures, ce
qui lui faisait dire qu'il n'avait eu d'autre maître en cette étude que les
hêtres et les chênes de la forêt. A trente-deux ans, se rendant à Grenoble pour
affaires de son ordre, il monte jusqu'à la Chartreuse pour s'édifier auprès des
fils de saint Bruno, presque son contemporain. Il y arrive sur un cheval
richement caparaçonné. Scandalisé, le prieur qui avait ouï dire tant de bien de
l'abbé de Clairvaux, ne peut garder pour lui sa pénible impression. Il s'en
ouvre à un moine de la compagnie de Bernard. L'ayant appris, le saint abbé
demande à voir l'équipage dans lequel il était venu et avoue ingénument qu'il
n'y avait fait aucune attention, qu'il l'avait accepté pour la route tel qu'un
moine de Cluny le lui avait prêté. Comment croire qu'absorbé ainsi en Dieu, il
n'était pas resté étranger au tableau, qu'à sa montée vers la Chartreuse,
déroulaient sous ses yeux les Alpes ? Cependant aucun spectacle de la nature
n'était plus capable de favoriser son oraison. « Des rochers[133]
presque inaccessibles et entourés de précipices affreux. Il n'y a rien, a dit
un poète philosophe, qui soit plus propre que l'aspect de ce désert à exalter
l'âme et à l'occuper fortement. Le spectacle terrible d'une beauté sombre qui
se présente partout convaincrait l'athée de l'existence d'un être suprême, il
suffirait de le conduire en ce lieu et de lui dire : Regarde. Saint Bruno, qui
a choisi ce lieu, devait être un homme d'un génie ordinaire. » Que saint Bruno
ait vu ou non, dans un site aussi inhospitalier et aussi difficile d'accès,
plus qu'une solitude assurée, il est clair que nul paysage ne pouvait mieux
s'accorder avec la dureté de son ascèse et la sublimité de sa mystique.
Qu'eût fait Grignion de
Montfort devant une nature qui ressemblait si étrangement à son génie et dont
l'aspect aurait pu lui rappeler le sien. Un paysage découpé à l'emporte-pièce,
des contrastes violents : cimes, abîmes ; des formes exaltées, d'une hardiesse,
d'une démesure qui laissait interdit. Et pour un mystique qui aimait à se
sentir accablé par la majesté divine, quel spectacle, surtout lorsque l'éclair,
déchirant de noirs nuages, faisait surgir de la demi-obscurité ce monde fantastique,
qu'aux grondements du tonnerre tremblait la terre et que la montagne humait
comme un nouveau Sinaï ! Peut-être n'eût-il pas fermé les yeux comme saint
Bernard. Mais que nous sommes loin ici de cette poésie des choses et de cette
beauté harmonieuse qui charmaient François d'Assise, Thérèse de Lisieux et
Thérèse d'Avila, François de Sales, le curé d'Ars et tant d'autres ; loin aussi
de cette création que chantait le psalmiste et où les plus humbles
représentants de la flore et de la faune palestiniennes, et la rosée et l'aube
et la neige tombant comme des flocons de laine blanche, faisaient contraste
avec les monstres marins, le soulèvement des flots, la foudre et les autres
grands phénomènes de la nature. Non, de cette nature et de cette création, Montfort
n'eut point le si vif sentiment que ses biographes lui prêtent. L'homme qui
choisit à Pontchâteau le point le plus élevé de la lande de la Madeleine pour y
planter son calvaire, ce n'est pas, comme le veut Rigault (p. 102), et comme le
pense maint touriste, un poète profondément sensible aux harmonies de la terre
et du ciel, un artiste qui saisissait la noblesse des lignes, la splendeur d'un
décor, mais simplement un apôtre pour qui il était bon que la Croix fût arborée
sur ce sommet en face d'un immense horizon et qui savait aussi que, depuis
toujours, plus l'homme se sent près du ciel, plus la prière s'élève avec
empire.
« Dieu seul », telle
était la devise de Montfort, le sceau qu'il apposait au bas de ses cantiques.
Dieu seul, c'est-à-dire non pas seulement pour Dieu seul, Deo soli, mais encore
par Dieu seul, par la seule motion de son Esprit. Arrière les stimulants
naturels, tout providentiels qu'ils sont ! Manger parce qu'on a faim, se
couvrir parce qu'on a froid, « se promener, s'entretenir de devis joyeux et
aimables » parce qu'on a besoin de se détendre, et tout surnaturaliser par
l'intention, selon l'enseignement de saint Paul : « Soit que vous mangiez, soit
que vous buviez, quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu
», contempler même les merveilles de la création pour s'élever au Créateur,
Montfort se veut si bien mort à tout le créé, il se défie tellement du plaisir
qu'il pourrait y trouver qu'il préfère s'en tenir à la pure impulsion du
surnaturel.
« Frère François, c'est
aujourd'hui Noël, ne pourra-t-on pas manger de la viande ? demandait au
Poverello un de ses compagnons. — De la viande ! s'exclama le saint, on devrait
en frotter aujourd'hui tous les murs du monastère ! » On n'imagine point
Montfort, au moins pour ce qui le regardait lui-même, associant ainsi le corps
à la joie de l'âme et à la fête en accordant à ce pauvre corps un peu de ce qui
fait sa joie à lui.
Il est bien des façons
de regarder et d'admirer l'œuvre du Créateur. Autre celle du savant, astronome,
physicien, naturaliste, pour qui elle n'est qu'un sujet d'étude et une source
de jouissances purement intellectuelles. Autre celle de l'artiste, peintre,
sculpteur, qui y cherche des couleurs et des formes pour le plaisir des yeux.
Autre celle du poète, qu'elle émeut par le secret accord qu'il y trouve avec
son âme. Autre celle d'un esprit sublime, d'un Pascal, qui, les yeux dans les
profondeurs du ciel, s'effraie du silence éternel de ces espaces infinis et se
sent écrasé à la pensée de l'infiniment grand et de l'infiniment petit.
Chez Montfort, il y
avait un artiste et un esprit sublime. L'artiste, qui aimait à regarder les
belles images de la Sainte Vierge, semble bien n'avoir guère moins mortifié ses
yeux devant les choses gracieuses que la nature lui présentait que devant les
chefs-d'œuvre, même religieux mais d'expression trop profane, de la peinture et
de la sculpture. De même, l'esprit sublime du mystique ne paraît guère avoir
quitté sa contemplation intérieure pour admirer les grands spectacles de la création,
l'immensité des cieux scintillants d'étoiles. Dieu seul t
Autant qu'on en peut
juger, Montfort ne laissa ses yeux prendre de plaisir qu'aux cérémonies
liturgiques et aux œuvres d'un pinceau ou d'un ciseau vraiment pieux ; son
oreille, qu'aux chants d'église et à ses cantiques spirituels ; sa bouche, qu'à
dévorer de baisers le crucifix et la statuette de Marie, ces deux objets qu'il
portait toujours sur lui. Hors de là, mortification ! II ne regardait et
n'écoutait que ce qui pouvait l'instruire ou l'édifier. Son spectacle préféré,
c'était celui de la misère humaine, de ces pauvres, de ces malades, qui lui
représentaient si vivement Jésus-Christ. Il s'est plu à respirer l'air des
hôpitaux, des chambres d'incurables et de contagieux, l'odeur qui se dégageait
des haillons sordides de ses mendiants ; et nous avons vu avec quel réalisme,
l'occasion se présentant, par exemple lors des veillées funèbres sur la
paroisse de Saint-Sulpice, il pratiquait dans l'oraison « l'application des
sens ».
Ne prêtons pas à
Montfort des dons qu'il n'avait pas, qui n'étaient pas de sa vocation et qui ne
peuvent que fausser la physionomie de l'ascète et du mystique.
CHAPITRE XXII
LA GRANDE PRATIQUE
Deux mystères ont ravi
l'esprit sublime de Montfort, le mystère de la Croix et le mystère de Marie.
Aussi la dévotion à ces deux mystères sera-t-elle la caractéristique de sa
spiritualité.
De plus Montfort pense
concret. Il veut autant que possible des vertus aussi effectives qu'elles sont
affectives. Missionnaire, ascète, mystique, directeur de conscience, aumônier,
il est en tout l'homme des pratiques. Il aurait pu écrire à la gloire de Marie
des livres tout aussi pénétrés d'onction et riches de doctrine que son traité
de la Vraie Dévotion, mais ce n'est pas pour cela qu'il eût été un chef
d'école. Il l'est pour avoir enseigné une pratique. Il l'a fait avec une telle
hardiesse de vues, une telle profondeur de doctrine, une telle conviction, une
telle limpidité, qu'il ne le pouvait que grâce à des lumières reçues dans
l'oraison. D'une simple pratique, il a su tirer si bien une forme parfaite de
vie mariale que, malgré tout ce qu'il devait à ses devanciers, il pouvait dire
en toute vérité, au début de son « Secret de Marie » : « Voici un secret que le
Très-Haut m'a appris et que je n'ai pu trouver dans aucun livre ancien ou
nouveau ».
Blain l'a justement noté
: Tout jeune, son ami était déjà en petit à l'égard de Marie ce qu'il serait
plus tard en grand. « Le Saint Esclavage de la Mère de Dieu » qu'avait écrit
Boudon ne fit que répondre aux aspirations de son âme et à son besoin de
pratiques. II y trouvait ce qu'il appelle la Pratique parfaite, celle de
laquelle Boudon disait qu'elle était le Non plus ultra de la dévotion à la
Sainte Vierge.
Cette pratique,
Montfort, dans son acte de consécration, la définit en des termes d'une
précision et d'une plénitude qui ne laissent rien à désirer.
« Je vous choisis
aujourd'hui, ô Marie, en présence de toute la cour céleste, pour ma Mère et
Maîtresse. Je vous livre et consacre en qualité d'esclave, mon corps et mon
âme, mes biens intérieurs et extérieurs, et la valeur même de mes bonnes
actions passées, présentes et futures, vous laissant un entier et plein droit
de disposer de moi et de tout ce qui m'appartient, sans exception, selon votre
bon plaisir, à la plus grande gloire de Dieu, dans le temps et l'éternité ».
Encore, pour Montfort,
le Saint Esclavage n'est pas seulement la pratique parfaite de la dévotion à
Marie. Sans doute est-ce là pour lui l'essentiel. Mais en outre, quelle
convenance avec son ascèse personnelle qui ne connaît d'autre limite que celle
du possible !
Nous l'avons vu, à son
départ de Rennes pour Saint-Sulpice, âgé de vingt-deux ans, profiter de la
rencontre du premier mendiant pour revêtir les livrées de la divine pauvreté et
s'engager par vœu à ne rien posséder désormais en propre. Or ce qu'il fit là au
temporel, il trouva dans le Saint Esclavage le moyen de le faire au spirituel
d'une façon aussi radicale par l'abandon de tous ses mérites entre les mains de
Marie pour le temps et l'éternité.
S'il aimait la pauvreté
pour elle-même, il y voyait aussi le meilleur gage de sa confiance en son Père
Céleste et la plus sûre garantie de ses libéralités. Car il doit trouver des
ressources. Comment subvenir autrement aux besoins de ses œuvres : fondations
d'écoles, d'hospices, restaurations d'églises et de chapelles, et surtout
alimentation des vagabonds faméliques qui se donnaient rendez-vous partout où
il se trouvait ? De même au spirituel, pour les besoins de son âme, pour ceux
des âmes qu'il évangélisait, pour l'assistance des âmes du purgatoire,
voyait-il dans son entier dépouillement le plus sûr moyen d'obtenir largement
de Marie, la trésorière de Dieu.
Pratique
parfaite par sa Finalité
Glorifier Marie, c'était
pour Bérulle et pour Boudon, le tout du Saint Esclavage.
« Je renonce, prononçait
Bérulle, à la puissance et liberté que j'ai de disposer de moi et de mes
actions ; je cède ce pouvoir à la Très Sainte Vierge et m'en démets entièrement
entre ses mains par hommage à ses grandeurs et à la démission parfaite d'Elle à
son Fils unique Jésus-Christ... et en l'honneur du pouvoir que le Fils de Dieu
lui a donné sur soi-même».
Et Boudon : « Souveraine
Reine des anges et des hommes, j'ose vous consacrer cet ouvrage qui ne respire
que votre honneur et votre gloire pour la seule gloire et seul honneur de Dieu
seul. »
Déclaration qu'il
répétera maintes fois en des termes analogues au cours de son écrit.
Nous avons vu que le
premier sentiment qu'éprouve Montfort à la pensée de Dieu est un sentiment
d'adoration. Par la même tendance de son esprit sublime, son premier sentiment
devant Marie est un sentiment d'admiration. Marie chef-d'œuvre de Dieu, Marie
toute divine, il ne peut s'assouvir de la contempler ainsi. La dominante de sa
dévotion à la Sainte Vierge sera donc de l'exalter et de la glorifier, que
c'est le dessein de Dieu que Marie soit connue, aimée et glorifiée plus que
jamais elle ne l'a été. Le règne de Jésus-Christ n'arrivera qu'à cette
condition. Or nulle pratique de dévotion ne saurait glorifier Marie comme la
pratique du Saint Esclavage.
Et en vient-il à
proclamer cet avènement du règne de Jésus-Christ par Marie à la fin des temps,
ce n'est plus seulement un admirable docteur en spiritualité que l'on entend,
c'est un héraut qui apporte un message et le publie avec l'assurance d'un
inspiré, c'est un voyant, c'est un prophète.
Il voit le Très-Haut se
former alors avec sa sainte Mère de grands saints qui surpasseront autant en
sainteté la plupart des autres saints que les cèdres du Liban surpassent les
petits arbrisseaux. Animés de l'esprit de Marie et soutenus par son bras, d'une
main ils combattront, renverseront, écraseront les hérétiques avec leurs
hérésies, les schismatiques avec leurs schismes, les idolâtres avec leur
idolâtrie et les pécheurs avec leurs impiétés ; et de l'autre main ils
édifieront le temple du vrai Salomon et la mystique cité de Dieu, c'est-à-dire
la très sainte Vierge Marie, appelée par les saints Pères le temple de Salomon
et la cité de Dieu. (V. D. 47-48)
Pourquoi Dieu veut-il
s'associer Marie de la façon la plus étroite dans l'œuvre capitale de notre
sanctification ? N'est-ce pas pour la glorifier ? A-t-il besoin d'elle ? Et
cependant c'est par Elle que le Père veut se former des enfants, le Fils les
membres de son Corps mystique, le Saint-Esprit des élus. Et dans cette
formation, Montfort ne voit pas Marie intervenant seulement en dehors de notre
âme par la toute-puissance de sa prière, comme Médiatrice de toutes grâces. Il
est convaincu qu'à l'intérieur de notre âme, l'Esprit-Saint n'opère pas sans
Elle. Afin qu'Elle soit pleinement son Epouse et notre Mère. Il veut que, sous
sa motion à Lui, Elle exerce au plus intime de nous-mêmes, une fonction
génératrice analogue à celle de la mère dans l'ordre naturel, cela en union
avec la très sainte humanité de Jésus-Christ.
En admettant cette vue
de Montfort, il reste que dans le sein maternel, l'enfant, si dépendant qu'il
soit de sa mère, ne lui appartient pas comme un esclave appartient à son
maître. La mère est pour l'enfant et non l'enfant pour la mère. Des deux, c'est
elle qui appartient à l'autre. Le nouveau-né s'attache à sa mère comme à son
bien. C'est d'elle qu'il reçoit tout. Il l'aime pour lui et souvent d'un amour
jaloux. Ce n'est qu'avec l'âge, à mesure qu'il arrive à se suffire, que se
développe chez lui le véritable amour filial et qu'il aime sa mère pour
elle-même. Mais cet amour n'est pas exclusif de son intérêt personnel. Par son
affection pour lui, sa mère sera la première à lui recommander de ménager sa
santé et, s'il est marié, père de famille, s'il exerce une profession, de ne
pas négliger ses devoirs d'état. Pour l'esclave il en va tout autrement. Il
appartient tout entier à son maître et ne doit avoir d'autre souci que de le
bien servir.
Et c'est ce qui fait aux
yeux de Montfort, et cela va de soi, la supériorité absolue du Saint Esclavage.
De toutes les pratiques de dévotion à la Sainte Vierge, elle est la seule
parfaite, celle qui ne se propose d'autre fin que de glorifier Marie et en Elle
et par Elle Jésus avec qui Elle ne fait qu'un ou plutôt qui est tout seul en
Elle. (V. D. 247) C'est pour qu'elle y trouve sa gloire, comme l'ouvrier trouve
la sienne dans un travail bien fait, que Montfort veut que tout en lui soit
l'ouvrage de Marie. S'il se met en son entière possession, s'il s'applique
constamment à se renoncer et à crucifier sa nature perverse, c'est afin de
faciliter cette opération si glorieuse pour Marie et devenir un esclave digne
d'Elle en tout. Quant à lui, il se tient suffisamment récompensé par l'honneur
d'appartenir à une si aimable et puissante maîtresse et de la servir, fût-il à
ses yeux le plus vil de ses esclaves. (Oraison à Marie)
De plus si Dieu aime
toutes ses créatures intelligentes pour ce qu'IL a mis de LUI en elles, s'il
désire notre salut et notre béatitude éternelle, IL veut que nous ne les
devions après LUI qu'à Marie.
Plus nous chercherons
avec désintéressement la gloire de sa Mère, l'aimant non pas pour nous, pour
ses bienfaits, mais pour elle-même parce qu'Elle est aimable ; ne la servant ni
pour notre bien temporel ni éternel, corporel ni spirituel, mais uniquement
parce qu'Elle mérite d'être servie et Dieu seul en Elle (V. D. 110) et plus
nous serons agréables à Dieu et mériterons ses faveurs.
Or le Saint Esclavage
n'est-il pas le désintéressement même ? Bien loin de demander à qui en fait
profession d'être indifférent à son avenir éternel, il s'offre comme le
meilleur moyen de sanctification et de salut. Mais celui qui s'est donné
entièrement à Marie ne se sanctifie ni ne se sauve pour lui-même puisqu'il ne
s'appartient plus. C'est en esclave qu'il le fait, et tout revient à Marie.
Un de ces contrastes
extrêmes devant lesquels l'esprit de Montfort aime à éprouver une sorte de
vertige, c'est celui qu'il relève, dès les premières pages de son Traité, entre
ce que fut Marie sur la terre et ce qu'Elle est maintenant dans le Ciel.
Ici-bas, une vie cachée, pauvre, obscure, sans aucun rayonnement des mystères
que Dieu opère en Elle ; la petite servante du Seigneur que le Tout-Puissant a
choisie en raison même de son humilité et de son effacement... Là-haut, la
Reine du Ciel et de la terre, dans tout l'éclat de sa splendeur, de sa
puissance et de sa majesté, la Trésorière et la Dispensatrice de tous les dons
de Dieu, la Dominatrice des enfers, la Toute divine à qui les anges ne cessent
de répéter « Sainte, Sainte, Sainte êtes-vous, ô Vierge, Mère de Dieu !
Et voilà ce qui ravit
Montfort d'admiration, il ne peut se rassasier de la contempler si grande, si
haute, si puissante. « O hauteur incompréhensible, O largeur ineffable, O
grandeur démesurée, O abîme impénétrable ! » l'avons-nous entendu s'écrier.
Mais comment le lui dire sinon en s'abaissant devant Elle le plus profondément
qu'il le peut ? Et comment aussi se mettre en l'entière possession et
dépendance d'une si grande et aimable Princesse ? Seul le Saint Esclavage lui
en assure les moyens. Point d'abaissement comme la condition d'esclave. Point
de domination comme celle du maître sur son esclave.
Avec l'idée que se fait
Montfort de la maternité spirituelle de Marie, se regardant porté dans son sein
jusqu'à la plénitude de l'âge de Jésus-Christ, comment ne l'aimerait-il pas et
avec cette tendresse que l'homme éprouve pour la femme qui l'a porté dans ses
entrailles, formé de sa substance, nourri de son lait et bercé sur ses genoux ?
Si grandement que nous aimions notre père, nous ne l'aimons pas de ce tendre
amour. En nous donnant Marie pour Mère, en incarnant en Elle sa mansuétude et
sa miséricorde, Dieu prenait le grand moyen de nous toucher au plus sensible de
notre cœur. Combien Montfort Lui en rendait grâce !
Si la béatitude
éternelle est la vision de Dieu dans son essence, il ne peut être de plus
grande joie en contemplant Marie que de la contempler, à la lumière de l'Esprit
Saint, dans son excellence et sa grandeur unique de Mère de Dieu, maternité
d'où Lui est venu tout le reste. C'est pour qu'Elle fût digne d'être sa Mère
que Dieu la fit pleine de grâce. C'est pour La magnifier comme sa Mère qu'il
lui a donné l'empire sur toutes ses créatures. La vision de cette femme toute
resplendissante de la gloire divine et restant telle qu'elle le fut pendant sa
vie mortelle, la plus pénétrée de son néant, fait l'admiration et la joie de
toute la cour céleste. Montfort dès ici-bas trouve ses délices à contempler,
dans l'obscure clarté de la foi, sa Mère bien-aimée comme le chef-d'œuvre du
Tout-Puissant, la Reine de la Création.
Mais la plupart des
âmes, sans excepter les plus dévotes à Marie, seront plus sensibles à la
douceur de la Mère qu'à la grandeur de la Reine « On sait bien — disait sainte
Thérèse de l'Enfant Jésus — que la Sainte Vierge est la Reine du ciel et de la
terre, mais elle est plus Mère que Reine ». Et surtout elles préféreront se
regarder simplement comme les enfants de 1« Sainte Vierge que de se dire en
outre ses esclaves, tant elles ne peuvent dépouiller ce vocable de son relent
de dégradation morale du côté de l'esclave, de dureté, de contrainte du côté du
maître, relent dû au contexte historique du mot et indigne de la Mère de Dieu,
et de ses enfants très aimants.
*
**
Pratique
parfaite en soi comme voie mystique
Parfaite par sa finalité
; la glorification de Marie et en Elle de Jésus, la pratique du Saint Esclavage
l'est aussi comme offrant le chemin le plus aisé, le plus court, et le plus sûr
pour conduire par les voies purificatrice et illuminative jusqu'à l'union
transformante, terme de la vie mystique. Montfort la conçoit comme étant par
elle-même une spiritualité complète.
Il va de soi qu'aucun
des actes d'une dévotion digne de ce nom ne lui est étranger. Le Saint
Esclavage les fait tous siens, Marie procurant à ses fidèles esclaves, selon la
convenance de chacun, des grâces de lumière et d'attrait et tout lui revenant
quel que soit l'objet immédiat de leur dévotion. Qu'ils adorent la Trinité
Sainte, le Très Saint Sacrement, le Cœur Sacré de Jésus... qu'ils implorent la
Sagesse Incarnée de leur ouvrir le mystère de la Croix, quelle que grâce qu'ils
demandent, ils ne peuvent le faire qu'en qualité d'esclave et, qu'ils y pensent
on non, qu'à la gloire de Marie et de son Divin Fils.
Encore Montfort, aux
conceptions toujours concrètes, estime-t-il que cette pratique parfaite en soi
par sa finalité et son excellence de voie mariale, ne le sera pas dans l'usage
que l'on en fera si l'on se contente de s'inspirer même en tout, de son esprit.
Il faut la concrétiser en des pratiques, les unes extérieures (V. D. 226-256)
les autres intérieures (V. D. 256-266) de sorte que le Saint Esclavage, tel
qu'il l'enseigne, n'est plus seulement une spiritualité complète, mais un code
de perfection aux articles précis.
Une telle méthode, comme
toutes celles de Montfort, apôtre populaire et directeur de conscience, porte
nettement la marque de son ascèse personnelle. Elle est d'un homme — nous nous
excusons de le répéter toujours dans les mêmes termes — qui éprouve le besoin
inné de pousser, dans la mesure du possible, les vertus effectives aussi loin
que les vertus affectives.
Une technique aussi
concrète ne saurait convenir à toutes les âmes. Le Père Faber, avant de
commencer son travail de traduction de la Vraie dévotion, écrivait à l'un de
ses amis, Watte Russel :
« Quant à Grignion de
Montfort, ma dévotion pour lui a commencé en 1846 et 1847. Sa vie me vient du
vieux lord Shrewsbury et je l'ai encore. J'ai essayé deux fois de sa Vraie
Dévotion ; une fois il y a quelques années, et une autre récemment. Par le
fait, j'ai essayé de modeler toute ma vie sur sa dévotion à notre bonne Mère,
mais je n'ai pu le faire sans grande violence et sans beaucoup de souffrance
intérieure... Avec mon humble état actuel je ne puis m'élever à cette hauteur.
Je suis content de l'ouvrage, de son action douce et sensible, de son beau feu
et je lui dois beaucoup dans la dévotion à notre bonne Mère ». (cité par
Mgr Laveille).
On voit que le Père
Faber, en voulant suivre de point en point la méthode de notre saint, n'avait
réussi qu'à se mettre l'esprit à la gêne, mais qu'en se relâchant de cette
rigueur et en se tenant à une manière plus large, plus conforme à son
tempérament et à ses attraits, il tira de cette dévotion de grands profits.
Cette expérience du grand spirituel anglais n'est-elle pas une leçon pour ceux
qui s'accommoderaient mal de suivre à la lettre la méthode concrète de Montfort
?
La Sainte Vierge ne
demande pas à être servie méthodiquement mais à être servie avec amour. Une
pratique de dévotion doit donc être au goût de celui qui l'emploie, répondre à
ses attraits de grâce, tenir compte de toutes ses aptitudes mentales, mémoire,
puissance d'application, maîtrise de son imagination ; sinon, au lieu d'aider
sa dévotion, elle ne fera que la gêner. Certaines âmes se plieront facilement à
des pratiques précises, alors que d'autres plus spontanées s'y trouveront mal à
l'aise et craindront qu'en s'y appliquant, elles ne viennent vite à ne les
observer que par conformisme.
« L'action catholique,
disait Pie XII, ne peut pas revendiquer le monopole de l'apostolat des laïcs,
car à côté d'elle subsiste le libre apostolat des laïcs. »
C'est dans le même
esprit que, sur la fin de son discours, à l'audience de canonisation de
Louis-Marie, sa Sainteté faisait au sujet du Saint Esclavage, la réflexion
suivante :
« La vraie dévotion,
celle de la tradition, celle de l'Eglise, celle, dirions-nous, du bon sens
chrétien et catholique, tend essentiellement à l'union de Jésus sous la
conduite de Marie. Forme et pratique de cette dévotion peuvent varier selon les
temps, les lieux, les inclinations personnelles. Dans les limites de la
doctrine saine et sûre, de l'orthodoxie et de dignité du culte, l'Eglise laisse
à ses enfants une juste marge de liberté. Elle a d'ailleurs conscience que la
vraie et parfaite dévotion envers la Sainte Vierge n'est pas tellement liée à ces
modalités qu'aucune d'elles puisse en revendiquer le monopole».
Notons que c'est par
abus de langage que le Saint Esclavage a été appelé la vraie et parfaite
dévotion à Marie. L'expression, pour le moins ambiguë, n'est pas de Montfort.
Quand il accole au mot dévotion l'épithète de vraie, il parle de la dévotion à
Marie en général, (V. D. 105 à 118) qu'il oppose aux fausses dévotions. De même
il applique l'épithète de vraie non pas à une dévotion, mais à une pratique de
dévotion, le Saint Esclavage. S'il lui arrive de l'appeler la plus parfaite de
toutes les dévotions à la Sainte Vierge, il est clair que dévotions au pluriel
ne signifie ici que des pratiques.
Cette remarque faite, ne
peut-on appliquer au Saint Esclavage lui-même ce que disait Pie XII de la dévotion
à la Sainte Vierge, qu'on y doit laisser une juste marge de liberté ? La
méthode concrète de Montfort ne paraît ni chez Bérulle ni chez Boudon. Le Père
Faber n'a pu la suivre.
« Quand est-ce que les
âmes, écrit Montfort, (V. D. 217) respireront autant Marie que les corps
respirent l'air... Ce temps ne viendra que quand on connaîtra et on pratiquera
la dévotion que j'enseigne... Voici, écrit-il vers la fin de son Traité, des
pratiques intérieures bien sanctifiantes pour
ceux que l'Esprit-Saint appelle à
une haute perfection ? C'est en quatre mots de faire toutes ses actions Par
Marie, Avec Marie, En Marie et Pour Marie. C'est sans doute à quoi le Père
Faber s'appliqua méthodiquement sans pouvoir y parvenir. Mais n'en prit-il pas
l'esprit, et ne semble-t-il pas avoir été de ces âmes choisies qui respirent
Marie comme les corps respirent l'air ? Au reste avec quelle largeur d'esprit
Montfort n'entendait-il pas sa méthode ! Bérulle avait qualifié son obligation
d'irrévocable. Comme elle n'était rigoureusement que le renouvellement des
promesses du baptême, lesquelles Montfort a renforcées par l'abandon des
mérites, cela allait de soi. Boudon faisait de sa consécration une transaction
avec Marie, un contrat donc qui ne pouvait être annulé que par le consentement
des deux parties.
Obligation irrévocable,
transaction ; si Montfort n'emploie ni l'une ni l'autre de ces expressions de
ses Maîtres, ce ne peut être Qu'intentionnellement. Sa Donation est pour le
temps et l’éternité, l'esclave d'ailleurs ne s'appartenant plus. Montfort ne
l'a pas confirmé par vœu et il l'estime révocable (V. D. 136) Et Pourquoi ?
Parce que le Saint Esclavage, étant un esclavage d'amour et non pas de
contrainte, il perd son âme, sa signification et son utilité dès lors que pour
une cause ou une autre, le cœur n'y est plus. Or il est des âmes qui se
trouveront mal à l'aise dans cette pratique, qui regretteront de ne plus
pouvoir disposer de leurs mérites, qui s'imagineront n'avoir plus le droit de
demander à Marie rien de particulier, comme si la prière n'était pas un bien
inaliénable, le seul trésor qui reste à celui qui a tout donné ou tout perdu,
le cri du mendiant, ne ferait-il qu'étaler sa misère, la prière d'autant plus
puissante sur le cœur de Marie qu'elle sort de la bouche d'un de ses esclaves.
Montfort explique
clairement (V. D. 122) ce qu'il faut entendre dans sa consécration par « valeur
de nos bonnes actions ». Elles ont d'abord une valeur méritoire en tant
qu'elles méritent une augmentation de la grâce sanctifiante et de la gloire.
Cette valeur, le mérite proprement dit, est de soi incommunicable. Elles ont de
plus une valeur satisfactoire et une valeur impétratoire ; la première en tant
qu'elles satisfont à la peine due au péché, la seconde en tant qu'elles
obtiennent quelque nouvelle grâce. Ces deux valeurs sont communicables. On peut
mériter pour autrui des grâces de conversion, de courage dans les épreuves,
même des faveurs temporelles dans l'ordre du salut, une guérison par exemple.
Toutes ces valeurs, l'esclave de Marie n'a plus le droit d'en disposer. Il les
lui a toutes remises entre les mains.
Or Montfort ne se
contente pas d'appliquer le fruit de la messe aux intentions qui lui ont été
marquées ou même aux siennes propres. Il fait tous ses voyages à pied pour obtenir
à sa parole la grâce de toucher les cœurs. Il se prive de vin, il se flagelle,
il accumule pénitences sur pénitences pour la conversion d'ivrognes invétérés
et d'obstinés pécheurs. II ne doute pas que Marie tienne compte de ses
intentions au moins autant que s'il n'avait pas renoncé au droit d'appliquer
lui-même la valeur de ses bonnes œuvres. Sans doute se dit-il qu'en versant le
tout dans le trésor de Marie, il recevra d'Elle bien davantage. N'a-t-il pas
écrit d'une façon pittoresque : Pour un œuf, Elle donne un bœuf !
Quelle
saveur avait pour lui le mot « esclave »
Et après la chose le mot
; car s'il se trouvait un nom capable de ravir Montfort, c'était bien celui de
cette dévotion ; le saint Esclavage. L'épithète n'y changerait rien. De tout
temps et en tout lieu la condition d'esclave a été la dernière où l'homme ait
pu descendre, n'y étant même plus un homme. Au regard des lois, il a cessé en
effet d'être sui juris, une personne,
pour n'être pas plus qu'une tête de bétail, que l'on achète, que l'on vend,
dont on se débarrasse quand elle ne peut plus servir. Aussi aucune condition
plus dégradante, plus propre à avilir un être humain et à lui faire oublier sa
dignité d'homme, partant plus méprisable. Point de qualification aussi
flétrissante que celle d'esclave, que l'épithète de servile.
Bérulle, qui professait
cette dévotion et qui mit tout son zèle à la répandre, n'usait que discrètement
du mot esclavage, le remplaçant par son équivalent latin, « servitude » ;
précaution d'ailleurs qui ne réussit pas à prévenir une violente campagne de
diffamation, sourdement machinée contre lui. Boudon, lui, ne prend pas de
gants. Il appelle l'esclavage par son nom. Et alors que Bérulle écrit « que le
terme et l'état de servitude ne portent rien de vil, abject et servile, que
c'est le titre d'honneur que saint Paul met à la tête de ses épitres, Paulus servus Jésu-Christi », « les
saints, dit Boudon, ont toujours pensé que la souveraine gloire est d'être dans
l'infamie pour la gloire de Dieu ; et il est bien certain que l'honneur du
service de Dieu est un honneur extrême puisqu'il rend illustres et glorieuses
les choses les plus honteuses et les plus infâmes qui soient au monde comme les
prisons et les fers».
A raisonner comme
Bérulle, le nom esclave aurait pu être à Rome et ailleurs, aussi honorable que,
dans la France d'Ancien Régime, le nom de domestique, dont on n'était pas peu
fier quand on appartenait à quelque puissant seigneur. Cependant il ne peut
venir à la pensée de personne qu'un Narcisse, pour marquer son importance, ait
cru devoir jamais signer : Narcisse esclave de Néron, et que la morgue des
esclaves de grande maison, Maxima quæque
domus servis est plein superbis[134],
achetés à grand prix, triés sur le volet et non sans puissance de nuire, fût
autre chose que la revanche d'une abjection plus vivement sentie. Servus, nom dur que le misérable
n'entendait jamais sans trembler, car on n'est pas ici dans l'Evangile. Puer, garçon,
disait-on couramment à l'esclave pour lui épargner le nom de son infamie. Ah !
si servus avait été ce que suggère
Bérulle, il n'eût pas manqué de patriciens pour revendiquer le titre d'esclave
de César, comme les chrétiens, même d'illustre famille, revendiqueront celui
d'esclave de Jésus-Christ.
Il est évident que le
petit juif de Tarse, qui se réclamait si énergiquement de sa qualité de citoyen
romain, sentait, tout aussi bien que la noblesse des mots, leur ignominie, lui,
l'apôtre de la folie et du scandale de la croix, et que, dans cette Rome où, de
sa prison, il écrivait aux Eglises, non loin d'un marché d'esclaves, il goûtait
toute l'abjection de ce mot servus.
Avec la même fierté frémissante, c'est lui encore qui, à la fin de sa lettre
aux Galates, pour qu'on ne lui contestât pas sa pleine appartenance à
Jésus-Christ, invoquait, par analogie aux stigmates — proprement les marques
imprimées au fer rouge sur le corps des esclaves — les traces qu'avaient
laissées dans sa chair les flagellations endurées pour le Seigneur. Ces marques
que les esclaves cachaient soigneusement, il les portait, lui, comme des
trophées. « Non dixit, Habeo, sed Porto,
tamquam de tropœis glo-rians signisque regalibus » notait saint Jean
Chrysostome.
A la différence du mot «
croix », celui d'esclavage n'a rien perdu de son ignominie. Sculptée dans
l'argent et dans l'or, incrustée de pierreries, étoilant la cotte d'armes des
chevaliers, épinglée sur la poitrine des braves, insigne de la Légion
d'Honneur, la croix évoque si peu par son nom le gibet infâme où pendit le
Rédempteur du monde et qu'adoraient les premiers chrétiens que des critiques
littéraires dont elle avait cependant marqué le front se sont scandalisés
d'entendre Bossuet, une fois ou l'autre, appeler le Christ non pas le divin
crucifié, mais le divin pendu.
Esclave ; de tout temps,
il a fallu un amour extrême pour assumer ce nom. Sur la scène, dans les romans,
chez les poètes érotiques, ce ne sont pas de fades soupirants qui en viennent à
ces mots d'esclavage, de chaînes et de fers, mais des violents brûlés de tous
les feux de la jalousie et qui ne trouvent pas d'autres termes pour exprimer
une flamme dont effectivement ils ne sont plus maîtres. Tragédies dont le grand
ressort est l'amour à son paroxysme, drames qui s'achèvent dans le désespoir,
dans la fureur et dans le sang. Et il est clair que si le mot esclavage et les
autres passèrent dans le langage de la galanterie, ce fut du fait d'amoureux
qui auraient voulu se faire croire des Pyrrhus et des Orestes. Dans leur bouche
ces mots se prétendaient bien le langage de la passion, d'une passion prête à
toutes les folies et à tous les abaissements.
Ne nous méprenons donc
pas sur le sens de ce passage de Boudon[135],
passage dont Montfort, parlant de chaînettes du saint esclavage reprendra mot
pour mot les premières lignes. (V.D. 237).
« Quoiqu'autrefois il
n'y ait rien eu de plus infâme que la Croix, à présent ce bois ne laisse pas
d'être la chose la plus glorieuse du christianisme, disons-le même des fers de
l'esclavage ; il n'y avait rien de plus ignominieux parmi les anciens et à
présent parmi les fidèles, il n'y a rien de plus illustre. Ce sont des chaînes
qui nous délivrent de nos chaînes c'est un esclavage qui ôte l'esclavage, comme
la mort du Seigneur a détruit la mort» (p. 55) ; qui procure, dira Montfort,
une grande liberté intérieure, qui est la vraie liberté des enfants de Dieu (V.
D. 169, 215).
Boudon sait bien qu'à la
différence de la croix, les chaînettes du saint esclavage ne se portent pas
comme une décoration accordée au mérite et glorieuse à ce titre. Aussi
demande-t-il que si l'on omet de les porter visiblement, ce soit (p. 53) « par
prudence chrétienne, et non pas par aucune honte, ce qui serait indigne et
insupportable à un véritable esclave de la Mère de Dieu » ; que si on les
dissimule sous ses habits, cela soit fait « avec un très grand regret, et non
pour aucune confusion que l'on craigne. Il n'y a point à rougir dans le service
de la grande Reine du Paradis, dont l'esclavage est à préférer aux Empires et
dont les chaînes sont plus glorieuses que les sceptres et les couronnes. Le
divin Paul mettait toute sa gloire dans ses chaînes, et St Chrysostome proteste
qu'il les aimerait mieux que des diadèmes ». Impossible de dire plus clairement
que le mot esclavage tire toute sa gloire de son ignominie.
Il est vrai que l'esprit
peut faire abstraction de tout ce que le mot esclavage évoque de misérable et
de répugnant et s'en tenir à la seule notion d'appartenance, la qualité de
personne humaine, d'un être sui juris,
méconnue par les lois, étant sauve. C'est en ce sens strict que nous sommes les
esclaves de Dieu et que le catéchisme du Concile de Trente, écartant le terme
équivoque de servus, qui signifie
esclave et serviteur, nous dit les mancipia
Christi[136].
Dieu, en effet, le souverain Seigneur et Maître, respecte en sa créature la
liberté qu'il lui a donnée de disposer d'elle-même et la capacité d'acquérir,
de mériter et de démériter, se tenant redevable de ce qu'elle ferait pour son
service et pour sa gloire. Mais il faut convenir que cette abstraction, si
légitime qu'elle soit, n'est point reconnue par l'imagination et la
sensibilité, qui, elles, voient les choses dans leur concret et dans leur
contexte historique. « Tout terme, écrivait Jacques Chevalier, à propos du mot
intuition, dans ses pages sur Bergson, est chargé d'un passé qu'il évoque
nécessairement à l'esprit lorsqu’on l'emploie ; de l'usage qu'on en a fait, des
mots et des choses auxquels il s'est trouvé associé, de ses fréquentations et
de ses contacts, si l'on peut dire, il a gardé comme une saveur dont il ne
parvient pas à se défaire ».
Comment une dévotion
portant un tel nom et le justifiant, le Saint Esclavage, n'aurait-elle pas
d'emblée conquis Montfort ? Ah ! ce n'est pas lui, l'homme aux guenilles, qui
fera le délicat devant celle-là. Tout au contraire, livrée de Jésus-Christ,
elle l'est au même titre que les misérables vêtements qui, lors de sa première
visite à l'hôpital de Poitiers, le firent prendre pour un pauvre : « Je bénis
Dieu mille fois de passer pour un pauvre et d'en porter les glorieuses livrées
», écrivait-il à M. Leschassier ; au même titre aussi que la chemise
grouillante de vermine qu'il vit un mendiant secouer derrière une haie et qu'il
s'empressa d'échanger contre la sienne. Et s'il recommande, après Boudon, le
port de chaînettes, pour lui, à l'imitation d'ailleurs d'autres esclaves
d'amour de Jésus-Christ, c'est une chaîne de fer qu'il porte sur les reins, des
anneaux de fer à ses chevilles.
Oui, ce serait
méconnaître complètement Montfort que de penser qu'un tel nom n'agit pas
puissamment sur lui. N'y aurait-il que la vigueur, la verdeur, des termes sur
lesquels nous l'avons vu souligner la vile condition de l'esclave qu'il serait
clair que ce mot, il mettait sa joie à le boire jusqu'à la lie. Dans son
Oraison à Marie, ne dira-t-il pas : « Pour ma part ici-bas, je 'n'en veux point
d'autre que celle de travailler jusqu'à la mort pour vous, sans aucun intérêt,
comme le plus vil des esclaves » ? Oui, ce mot parle à son esprit sublime. Il
le voit si grand par sa bassesse.
Sublime et concret, tel
se caractérise le Traité de Montfort. Ce passionné pour la gloire de Marie ne
se fait pas illusion. Dévotion sublime..., Qui est-ce (V. D. 119),
demande-t-il, qui parviendra jusqu'au troisième degré ? Enfin qui est celui qui
y sera par état ? Celui-là seul à qui l'Esprit de Jésus-Christ révélera ce
secret et qu'il conduira jusqu'à la transformation de soi-même en Jésus-Christ
autrement dit en termes de mystique, l'union transformante.
La conscience de cette
sublimité ne détourne pas Montfort d'enseigner la dévotion du Saint Esclavage
pendant des années, en public et en particulier, et avec fruit, dit-il (V. D.
110), ce qui est confirmé par le témoignage de Grandet (p. 315).
Dévotion concrète qui
porte profondément la frappe du génie propre de Montfort et qui demande, pour
être pratiquée telle qu'il l'enseigne dans tous ses points, une grâce
particulière et un psychisme assez proche du sien.
Le
Saint Esclavage et l'Amour de la Croix-Sagesse
Le caractère sublime et
concret du Saint Esclavage tel que le concevait Montfort nous le retrouvons
dans la Lettres aux Amis de la Croix et particulièrement dans son écrit «
L'Amour de la Sagesse Eternelle ». Le grand passionné de la Croix y met
l'accent, comme il fallait s'y attendre, sur l'amour effectif de la Croix tel
qu'il l'a pratiqué lui-même. Amour sublime, amour concret, dont nous l'avons
entendu dire à Blain que c'était là sa voie à lui. Or cette voie ne la
devait-il pas à une grâce spéciale de Dieu ? Et, si bien accordée à son
tempérament et à son génie propres, n'était-elle pas comme une sorte de
charisme de sa vocation ?
Dans la louable
intention de faire une puissante synthèse de la spiritualité montfortaine on
n'a vu récemment dans la « Vraie Dévotion » qu'un moyen pour l'acquisition de
l'Eternelle Sagesse. Pouvait-il être une fin plus honorable et plus digne de la
grande pratique de Montfort se disait-on ?
Les choses sont plus
simples et aussi plus respectueuses du caractère de plénitude et d'achèvement
que porte la Vraie Dévotion. Citons ici Boudon (p. 39), car on ne saurait mieux
dire : « Excellence de cette dévotion, qui est incomparable, qui renferme
toutes les autres dévotions, s'élève avec tant de gloire et d'amour, que l'on
n'y peut rien ajouter et qu'il faut dire avec vérité, NON PLUS ULTRA, que l'on
ne peut aller plus avant. »
Ce n'est pas un petit
mérite pour une dévotion que de renfermer toutes les autres dévotions, et non
pas seulement de s'en accommoder. En quel sens faut-il l'entendre de la Vraie
Dévotion ? Serait-ce qu'il suffirait de la pratiquer pour pratiquer
implicitement toutes les autres ? Evidemment non. C'est en ce sens que pour se
sanctifier l'esclave de Marie peut s'en servir telles qu'elles sont avec leur
objet propre. Seulement l'usage qu'il en fait et le fruit qu'il en retire
reviennent à Marie à qui il a tout donné. Le Saint Esclavage les ordonne ainsi
à la glorification de Marie, fin prochaine, Jésus-Christ étant nécessairement
sa fin dernière (V. D. 265). Il leur imprime son caractère, il les informe
toutes.
Il est de toute évidence
en effet que, si l'on s'est consacré à Marie avec tous ses biens tant
intérieurs qu'extérieurs, il s'ensuit que, si éminent que puisse être l'objet
d'une dévotion particulière à laquelle on aura recours pour se sanctifier,
cette pratique dont se sert son esclave et le fruit qu'il en retire sont à
Marie. Ils lui appartiendraient même d'autant plus logiquement si l'on ne
s'était fait son esclave qu'en vue de les obtenir plus facilement de sa
libéralité.
Si l'on pensait que le
don de la Divine Sagesse, ayant pour objet la personne adorable de
Jésus-Christ, il ne convient pas et même qu'il n'est pas permis de le consacrer
à la glorification d'une créature, fût-elle la Mère de Dieu, il faudrait
rejeter intégralement le Saint Esclavage. Car il n'y a, au ciel et sur terre,
que Marie après Dieu à qui l'on puisse présenter et qui puisse accepter la
donation absolue qu'on lui fait de soi-même, corps et âme, avec tout ce qu'on
a, dans le temps et l'éternité, ainsi que Montfort la formule dans le texte de
sa consécration : « Je vous choisis, ô Marie... »
Sans doute la pratique
du Saint Esclavage n'obtiendra pas les suffrages de tous les théologiens. Plus
d'un en discutera les fondements et se hérissera devant le mot esclave. Ne
l'a-t-on pas vu récemment encore aux fêtes du millénaire de la Pologne de la
part d'un groupe d'évêques ? Ils élevèrent de sérieuses objections théologiques
à la formule du cardinal Wyszinski vouant solennellement à la Vierge la Pologne
tout entière « en servitude à sa Mère» (Etudes,
juin 1966). Elle ne sera pas non plus au goût de toutes les âmes, même de
celles qui aiment le plus tendrement Marie. Beaucoup d'entre elles penseront
avec sainte Thérèse de l'Enfant Jésus qu'elle est plus mère que reine. Il n'en
reste pas moins que la pratique de la « Vraie Dévotion » a été approuvée,
louée, recommandée et embrassée par un nombre respectable d'éminents
théologiens, d'évêques, de cardinaux et même de papes.
Quelle inconvenance à
l'égard de Jésus-Christ y a-t-il à ordonner ainsi à la glorification de Marie
la grâce d'imiter l'exemple qu'il nous a lui-même donné en se soumettant en
toutes choses à Marie sa sainte Mère, ainsi que le rappelle Montfort ? De plus
ne fait-il pas qu'un avec elle, et n'est-ce pas pour cette raison qu'on la juge
digne d'être glorifiée? Si, comme l'estime Montfort, à la suite de Bérulle et
de Boudon, le Saint Esclavage est l'excellent moyen de glorifier Marie, ne
l'est-il pas aussi de glorifier en elle et par elle son divin Fils selon le
plan de Dieu ?
Lorsque Montfort invoque
son esclavage pour obtenir de Marie l'amour de la Croix-Sagesse serait-ce
seulement pour l'obtenir plus sûrement ? Cet amour ne lui sera-t-il pas
d'autant plus cher qu'il le tiendra d'elle et le consacrera à sa gloire ? A
cette pensée que plus il se livrera à cet amour plus il glorifiera Marie, avec
quelle ardeur ne lui demanderait-il pas croix sur croix, toutes confites
d'ailleurs, selon son expression, dans le sucre de sa douceur maternelle et
dans l'onction du pur amour ?
Dans son Traité «
L'amour de la Sagesse Eternelle », après avoir terminé le chapitre XIV par ces
mots : « On peut dire avec vérité que la Sagesse est la Croix et que la Croix
est la Sagesse ». Montfort indique les moyens d'en acquérir le don : un désir ardent,
une prière continuelle, une mortification universelle, et surtout la pratique
du Saint Esclavage.
« Voici enfin, écrit-il,
le plus grand des moyens et le plus merveilleux des secrets pour acquérir et
conserver la divine Sagesse, savoir : une tendre et véritable dévotion à la
Sainte Vierge, dont la pratique la plus parfaite et la plus utile est de se
consacrer tout à elle, et tout à Jésus par elle en qualité d'esclave. » (203 et
219).
Ne faisons pas dire à
Montfort ce qu'il ne dit pas du tout, à savoir : qu'une véritable dévotion à la
Sainte Vierge, surtout si elle va jusqu'à la profession du Saint Esclavage,
n'est pas seulement le plus grand des moyens pour obtenir la divine Sagesse,
vérité évidente pour tous ceux qui croient à la médiation universelle de Marie,
mais qu'elle n'est que cela.
Non ; il ne le dit
aucunement, et le lui faire dire ne serait certes pas un bon moyen pour attirer
à la pratique du Saint Esclavage, surtout quand on entend l'Amour de la Sagesse
Eternelle tel qu'il le décrit et le recommande dans le livre qu'il lui consacre
et dans sa lettre aux Amis de la Croix, un amour concret aussi effectif
qu'affectif de la Croix, son ascèse crucifiante, qu'essaya en vain de modérer
M. Leschassier son directeur, et nous avons vu pourquoi.
Si la dévotion du Saint
Esclavage avait pour fin l'acquisition de cet amour, combien elle rebuterait
d'âmes même des plus dévotes à Marie, mais qui préféreront à l'ascèse de
Montfort l'ascèse plus douce de saint François de Sales et de tant d'autres
saints et pareillement de ses maîtres à Saint-Sulpice. Sans doute cette
Croix-Sagesse, c'est elle que le grand apôtre de la Croix ne cessa de prêcher
aux peuples qu'il évangélisait et de recommander à ses dirigés. Il aurait voulu
entraîner tout le monde dans cette voie qui était providentiellement sa voie à
lui. Mais il ne prétendait pas que d'y entrer et de la suivre était une
condition nécessaire pour professer le Saint Esclavage et pour devenir, tout à
la gloire de Marie, un saint et même un très grand saint, si tel était le
dessein de Dieu.
Pour Montfort la
perfection de l'ascèse chrétienne est d'imiter Jésus-Christ de la façon aussi
concrète que possible, dans l'acuité de ses souffrances, d'épouser la
Croix-Sagesse ; pour d'autres, c'est de l'imiter dans la perfection de son
obéissance.
« Le Christ s'est fait
obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la Croix » ; non pas donc de se
crucifier corps et âme, mais de chercher en tout à faire la volonté de Dieu et
d'accepter avec une sainte joie les croix dont il lui plaisait de les
gratifier.
Montfort offre la
pratique du Saint Esclavage à toutes les âmes dévotes à Marie quelle que soit
leur ascèse préférée. Qu'on lise son Traité de la Vraie Dévotion, l'on n'y
rencontrera que six ou sept fois l'emploi du mot sagesse : quatre fois pour
désigner Jésus-Christ, Sagesse infinie (80, 139) et Sagesse Incarnée (17, 168)
et les autres fois pour désigner un des sept dons du Saint-Esprit (214, 272).
Il est vrai que nous ne possédons plus la première partie de son manuscrit à
laquelle il renvoie au cours de son ouvrage (V. D. 227, 256). A se rapporter à
ce qu'il dit (228 et suivants), elle contenait les prières et les exercices des
trois semaines préparatoires à l'acte de consécration. Il est vraisemblable que
les premiers successeurs de Montfort l'auront détachée pour l'emporter plus
commodément dans leurs missions, par crainte peut-être aussi d'égarer en route
la deuxième partie, celle qui nous reste et renferme toute la doctrine. Perdue
aussi, et sans doute pour la même raison, la formule de consécration qu'il
mentionne (V. D. 126, 231) et qui devait se trouver vers la fin du manuscrit.
Si dans ces pages qui nous manquent il avait donné l'acquisition de la divine
Sagesse comme étant la fin du Saint Esclavage, il serait inconcevable que dans
la deuxième partie, qui est capitale, il n'en soufflât mot.
Comment était rédigée la
formule de consécration incluse dans son manuscrit ? Il nous dit seulement
(126) qu'on y renonce au démon, au monde, au péché et à soi-même (expressions
bien adaptées à ses auditoires de mission) et qu'on se donne tout entier à
Jésus-Christ (il n'ajoute pas : la Sagesse Incarnée) par les mains de Marie.
Nous n'en savons pas davantage. Elle ne pouvait être que dans le sens de son
Traité, facilement, aussi, comprise des gens et répondant à leurs besoins
spirituels. A part, probablement, le texte propre de la Consécration : « Je
vous choisis aujourd'hui, ô Marie... » elle différait de la formule que nous
possédons. Celle-ci, terminant son écrit sur l'Amour de la Sagesse Eternelle,
ne pouvait être que ce qu'elle est. A noter aussi que cette Consécration à la
Sagesse incarnée, seules sont capables de la comprendre immédiatement et d'en
saisir parfaitement la portée sans qu'il soit besoin d'explications, les âmes
d'élite qui ont été préparées à la prononcer et à l'usage desquelles Montfort
l'a particulièrement destinée. Son élévation, sa richesse doctrinale, sa
flamme, ne nous consolent pas d'avoir perdu l'autre.
Secret de grâce, secret
de sainteté, tel Montfort qualifie le Saint Esclavage, et il emploie plus de la
moitié de son Traité de la Vraie Dévotion à expliquer comment il l'est en effet
et comment s'en servir. Même ceux à qui il déplairait de se consacrer à Marie
en qualité d'esclave trouveront à lire ce Traité un très grand profit. Mais que
ceux qui ont prononcé leur Consécration et s'appliquent à en vivre, s'en
félicitent. Qu'ils y pensent ou non, s'ils se sanctifient c'est pour la gloire
de Marie, à qui tout revient de son esclave.
Que Marie soit digne
d'une pratique de dévotion qui ait pour fin de la glorifier, c'est ce qu'une
page du P. Lhoumeau (La Vie Spirituelle à l'école du Bx L.-M. Grignion de
Montfort, 3e partie, ch. III, art. 4) démontrera mieux peut-être que
nous n'avons su le faire. « Est-il vrai, dit-il, que la Sainte Vierge puisse
être prise pour la fin de nos actions, et en quel sens peut-on l'admettre ? ...
Montfort prit soin à plusieurs reprises de nous expliquer sa pensée : « Ce
n'est pas, dit-il, que l'on prenne Marie pour la fin dernière de ses œuvres,
qui est Jésus-Christ seul, mais pour sa fin prochaine, son milieu mystérieux et
son moyen aisé pour aller à Lui. » Et pourquoi craindrions-nous d'en agir ainsi
? Dieu lui-même ne nous en donne-t-il pas l'exemple ? Il a tout fait pour son
Fils : propter quem omnia (Heb. II,
10) nous dit saint Paul. Le monde fut créé pour manifester cet exemplaire
éminent : il fut modelé sur cet archétype divin qui le résume et le couronne,
qui en est l'alpha ou le principe, comme il en est aussi l'oméga ou la fin.
Tout part du Christ et tout aboutit à lui, son règne est la consommation de
toutes choses. Mais dans le plan divin, Marie n'est pas séparable de son Fils.
A cause de lui et en union avec lui, quoique au-dessous de lui, elle est « en
tête des voies de Dieu » et comme exemplaire éminent et comme fin
intermédiaire. Saint Bernard a donc pu dire en vérité : « Pour elle, après le
Christ, tout a été fait, toute créature existe. »
« Si de la création nous
passons à la Rédemption, on nous enseigne que la Sainte Vierge en est le but
principal et le plus magnifique trophée. N'est-ce pas surtout pour elle que
Jésus est né, qu'il a souffert et qu'il est mort ? C'est la pensée d'un grand
nombre de Pères, et Albert le Grand la résume en ces mots : « Marie fut
prédestinée pour être la cause de toute notre réparation ; sa gloire, après
celle de Dieu, est le but de toute la Rédemption ».
Si nous acceptons ces
jugements de S. Bernard et de S. Albert le Grand, comment la plus grande qui
soit possible de toutes les dévotions à la Sainte Vierge n'aurait-elle pas pour
fin sa glorification ? Dans le Saint Esclavage si c'est par Marie que l'on se
sanctifie c'est aussi pour elle. Marie est le moyen, mais elle est aussi la
fin. Ce serait découronner la Vraie Dévotion que de lui refuser de trouver sa
fin en elle-même. Elle suffit pour nous mener par Marie et en Marie à la pleine
union avec Celui qui dans cette divine créature est tout, Jésus-Christ.
Comment penser que
Montfort n'eût conçu le Saint Esclavage que comme un moyen pour acquérir
l'Amour de la Croix-Sagesse, tel surtout qu'il l'incarnait dans son ascèse ? Un
amour aussi effectif et concret étant si difficile et un don si rare, quoi
d'étonnant que pour l'obtenir il ait eu recours au plus grand de tous les moyens,
la pratique du Saint Esclavage ! Mais, nous nous excusons de le répéter, qu'on
ne lui fasse pas dire ce qu'il ne dit pas, savoir : que cette pratique, la
Vraie Dévotion, n'est que cela, un moyen, le plus grand de tous. Si l'on
demande et si l'on obtient l'Amour de la Croix-Sagesse en qualité d'esclave,
cet amour revient bel et bien à Marie. Il ne peut être la fin du Saint
Esclavage ; il n'est qu'un de ses trésors, ordonné comme les autres à la
glorification de la Sainte Vierge.
Une dernière réflexion.
Montfort note (159) que la Dévotion qu'il enseigne n'est pas nouvelle, qu'on en
trouve des traces dans l'Eglise depuis plus de sept cents ans, qu'elle fut
pratiquée par des particuliers jusqu'au dix-septième siècle, où elle devint
publique. Il cite personnes et communautés qui depuis lors s'y adonnèrent. Il
termine par Bérulle et Boudon, desquels surtout il se réclame. Or si pour lui
cette dévotion n'avait été qu'un moyen, et un moyen pour acquérir et conserver
la divine Sagesse, n'aurait-elle été pour eux aussi qu'un moyen et ordonné à
quoi ? Tous ces dévots de la Sainte Vierge ne croyaient-ils pas que, sans rien
changer de leurs dévotions et de leur ascèse, il leur suffirait de faire
profession d'esclavage pour les consacrer toutes, avec leur personne, au
service et à la glorification de Marie et, par là, d'atteindre, si Dieu leur en
faisait la grâce, à l'union parfaite avec Jésus-Christ, sans qu'il fût besoin
d'y rien ajouter ? Si Montfort avait pensé autrement et estimé, quant à lui,
que sa pratique ne pouvait conduire jusqu'à cette union qu'à la condition de
nous obtenir l'Amour de la Croix-Sagesse et encore tel qu'il le concrétisait
dans son héroïque ascèse et l'implorait du ciel avec tant de gémissements, il
eût dû nous avertir que c'était là sa conception personnelle. Or, dans son
Traité de la Vraie Dévotion, aucune trace de cette condition. Il y présente le
Saint Esclavage tel que foncièrement l'avaient conçu et pratiqué ses
devanciers, une dévotion qui « s'élève avec tant de gloire et d'amour que l'on
n'y peut rien ajouter » disait Boudon dans le texte que nous avons cité.
CHAPITRE XXIII
LES
CHARISMES DE L'APOTRE POPULAIRE
Nous avons vu notre
saint gratifié d'un tel ensemble de dons naturels si bien appropriés à sa
mission d'apôtre populaire que les plus remarquables ne s'expliquent que par
une vocation extraordinaire. La Providence ne lui fut pas moins libérale de
charismes apostoliques. Il multiplie les pains, il guérit, il prophétise, il
lit dans les consciences, il est favorisé d'extases, il a des prémonitions sur
les dangers qu'il court, plusieurs fois il est vu en entretien avec une
mystérieuse Dame Blanche, sa présence s'accompagne ici et là, en sa faveur, de
phénomènes étranges sans cause apparente.
Dans une relation
adressée à l'évêque de Saint-Brieuc en 1754, le recteur de la Chèze écrivait «
Mme de la Ville-Thébault le vit faire un miracle et ce en présence de
plusieurs. Le saint homme lui rendit sa fille malade pleine de santé, assurant
qu'elle n'aurait jamais cette maladie ; ce qui arriva... Il a guéri plusieurs
fébricitants en leur faisant avaler de l'eau claire où il avait trempé un nom
de Jésus (un de ces morceaux d'étoffe qui portaient ce divin Nom et qu'il
distribuait dans ses missions). Il multipliait les pains en faveur des pauvres,
qui étaient sa compagnie choisie. Je ne finirais pas, Monseigneur, s'il me
fallait écrire toutes les merveilles que des gens dignes de foi racontent du
sieur Montfort. »
Le recteur s'est dûment
renseigné. Sur le point des faits son témoignage est irrécusable. Avaient-ils
tous le caractère surnaturel qui, semble-t-il, lui paraissait évident ?
Pour ne parler que des
guérisons, si elles avaient été passées au crible de notre science médicale
moderne comme le sont aujourd'hui celle de Lourdes, combien en fût-il restées
reconnues miraculeuses ? Ce qui est incontestable, c'est que Montfort remettait
sur pied ses malades. Sa foi dans l'efficacité des moyens surnaturels qu'il
employait obtenait de la miséricorde divine un secours qui n'était pas
nécessairement miraculeux. Ne pouvait-il suffire, dans la circonstance, que
Dieu stimulât les forces de la nature, qui n'agissent que mues par leur
Créateur.
Le recteur de la Chèze
n'a pas inventé les faits qu'il relate. Il les tenait de personnes dignes de
foi. C'est leur caractère miraculeux qui ne s'impose pas. Ainsi pouvons-nous le
dire d'un certain nombre de faits dont les traditions populaires ont conservé
le souvenir. Ils n'ont pas été imaginés. Seule leur interprétation est en
cause. En effet ces traditions ne furent pas recueillies à la légère. Les
populations furent interrogées ; et partout où ce fut possible, le Père Besnard
et autres enquêteurs s'informèrent auprès de familles restées profondément
chrétiennes et demeurées sur place, qui gardaient religieusement ces traditions
avec le culte du saint missionnaire. Les faits qu'elles rapportaient
doivent-ils être acceptés comme miraculeux ainsi qu'elles les croyaient ? c'est
à nous d'en juger d'après leur fidèle récit.
Malgré la diversité des
lieux et des milieux où se sont perpétuées ces traditions, c'est partout la
même figure de Montfort qui s'est gravée dans les mémoires. Le personnage, lui
non plus, n'a pas été inventé. Les biographes ont puisé largement et à bon
droit dans ce trésor du peuple. Il n'y a que l'embarras du choix parmi les
traits qu'ils lui ont empruntés. En voici deux, le premier d'après le récit du
P. Besnard.
A la mission de
Saint-Christophe, deux riches usuriers ayant refusé à Montfort de brûler leurs
injustes contrats, celui-ci leur prédit qu'ils mourraient misérablement ainsi
que leurs enfants et qu'ils n'auraient seulement pas de quoi payer leur
enterrement. « Nous aurons bien toujours trente sols pour payer le son des
cloches », dit la femme. « Et moi je vous dis, répartit le missionnaire, que
vous ne serez même pas honorés du son des cloches à votre enterrement ». Ils se
ruinèrent en effet. Bien mieux : ils moururent, la femme en 1730, l'homme en
1738, tous les deux le Jeudi saint, et furent enterrés le lendemain, Vendredi
saint, jour où l'Eglise ne sonne pas les cloches. Les faits furent attestés par
les habitants de la paroisse, le seigneur et le curé leur tête, qui signèrent.
Le deuxième est
celui-ci. Le saint était en chaire, à Bouguenais, lorsque, interrompant tout à
coup sa prédication : « Mes frères, deux hommes de bonne volonté, s'il vous
plaît, cria-t-il ; mon âne se noie au bas du bourg », son âne qui portait ses
bagages et qui, laissé en liberté dans une prairie voisine, était tombé à la
Loire en voulant se désaltérer, accident que ni le prédicateur ni personne de
son auditoire ne pouvaient apercevoir. Un vitrail de Bouguenais rappelle ce
trait.
Dans nos chapitres
précédents nous n'avons pas parlé d'une prophétie et d'une prémonition que
narre M. des Bastières, compagnon alors de notre saint. En raison de leur
authenticité indiscutable nous serions au regret de les omettre.
Le narrateur s'était
embarqué, et bien contre son gré, avec Montfort pour passer à l'île d'Yeu. On
les avait prévenus que les Calvinistes de La Rochelle les avaient dénoncés aux
corsaires de Guernesey. Voici qu'au milieu de la traversée ils voient ceux-ci
venir sur eux à pleines voiles. La barque qui les portait tous les deux était
déjà à portée de canon. Montfort ne se troublait pas, il encourageait à prier
et à chanter. Pourquoi craindre ? « le vent va tourner » dit-il. En effet il
tourna et arrêta la poursuite.
Résumons maintenant en
quelques lignes le long récit palpitant d'intérêt, que M. des Bastières envoya
à Grandet de la prémonition que voici :
A La Rochelle, en hiver,
à sept heures passées du soir, le missionnaire se rendait avec son fidèle
compagnon chez son sculpteur. Comme il allait s'engager dans la ruelle obscure
qui y conduisait, par le plus court chemin, il sentit son cœur devenir froid
comme glace et ne put jamais avancer. De sept heures à onze heures des
assassins l'y avaient attendu. M. des Bastières l'apprit quelques années plus
tard lors d'une conversation qui se tenait dans la chambre à coucher au-dessus
de la sienne et qu'il suivait parfaitement.
Nous aurions pu citer
deux guérisons attestées peu après la mort de Montfort, la première à Poitiers,
par devant deux notaires, le 25 novembre 1718, celle d'un aveugle ; la seconde
par Mme de Mailly, une convertie de notre saint, laquelle en fut témoin à Paris
: celle d'un enfant teigneux. Le mal lui avait si bien rongé le cuir chevelu
qu'une plaie considérable s'était formée. Sa mère le présenta à notre saint.
Sur sa déclaration qu'elle croyait que comme ministre de Jésus-Christ il avait
le pouvoir de guérir, il imposa les mains sur la tête de l'enfant en disant : «
Que le Seigneur vous guérisse et récompense en vous la foi de votre mère ».
Dans l'instant la teigne tomba e* sécha.
Quant aux apparitions au
grand dévot de Marie d'une Dame Blanche avec laquelle il s'entretenait, on en
rapporte, sur la foi de témoins oculaires, sept, toutes de diverses époques et
dans des paroisses très éloignées l'une de l'autre. On ne voit pas comment on
pourrait les contester.
Tout cela fait bien des
miracles, dira-t-on. Miracles ou non, les faits, même ceux qu'on ne tient que
des traditions populaires, ne peuvent prudemment, sinon par exception, en
raison de leur apparence de légende dorée, être révoqués en doute.
CHAPITRE XXIV
EST-IL VRAI QUE MONTFORT AURAIT ASSOUPLI SA MANIERE DANS LES DERNIERES
ANNEES DE SA CARRIERE APOSTOLIQUE?
Nous avons déjà parlé de
Mme d'Orion, la jeune châtelaine de Villiers-en-Plaine, à la table de laquelle
l'homme de Dieu accepta de prendre ses repas au cours de la mission (février
1716), toujours accompagné d'un ou deux de ses inséparables pauvres, «
Quelquefois bien dégoûtants », note la narratrice. « Au bout de quinze jours,
écrit-elle, que j'eus ouï tous ses sermons qui avaient été faits, et vu sa
façon de vivre, et sa régularité dans tous ses moments d'oraison, de prières et
toutes ses conversations qui étaient toutes très gaies, très édifiantes et très
amusantes, et même où souvent je badinais exprès avec lui pour voir s'il ne se
fâcherait point ou ne se scandaliserait point de bien des propos et chansons
étourdies que je lui disais ; il prenait tout en badinant et me faisait en
riant des morales très douces. Au bout de quinze jours, dis-je, j'eus le cœur
pénétré du désir de faire ma mission. J'avais 25 ans faits ».
Là-dessus, Georges Rigault
fait cette réflexion (p. 126) : « Concluons de ces récits qu'au moins dans la
dernière partie de sa carrière, Louis-Marie Grignion vraiment maître de son
âme, savait redescendre de l'extase pour être de plain-pied avec le commun des
mortels. Aimé du peuple, sympathique à toute une élite sociale, soutenu par les
évêques, entouré d'admiration et de vénération, il accomplissait, d'un geste
plus souple et plus libre, l'œuvre de Dieu ».
Le P. Le Crom (p. 357)
fait sien ce jugement de Rigault.
Pour notre part, nous le
voyons toujours semblable à lui-même aussi bien dans sa manière apostolique que
dans son ascèse. Nous avons relaté dans quel équipage, un an et demi avant sa
mort, il se rendit à Rouen et en revint, et comment il répondit aux objections
de Blain touchant sa conduite. A noter encore ce détail : Sur le chemin du
retour, dans la campagne, il gardait le silence, et « souvent, ajoute le frère
Nicolas qui l'accompagnait, il me commandait par signe de marcher devant lui.
Quelquefois, je regardais par derrière moi pour voir s'il me suivait, et je le
voyais la tête prosternée contre terre. »
Et comment eût-il été
possible à Montfort de changer le fond providentiel de sa nature et d'être un
saint et un apôtre autrement qu'il le fut ?
Aussi bien, dans les
cinq dernières années de sa carrière apostolique dans les diocèses de Luçon et
de La Rochelle, c'est le même Montfort que nous retrouverons, et malgré la
protection des deux évêques, toujours aussi contredit et persécuté. Il est
facile de le voir à l'examen des faits.
C'est du diocèse de La
Rochelle que, moins de trois ans avant sa mort, il écrira à sa sœur religieuse
à Rambervillers, cette lettre qu'il faudrait citer tout entière et dont nous
avons déjà extrait ce passage :
« Je ne suis jamais dans
aucun pays que je ne donne un lambeau de ma croix à porter à mes meilleurs
amis... Une fourmilière de péchés et de pécheurs que j'attaque ne me laissent,
ni à aucun des miens, aucun repos... Je suis comme une balle dans un jeu de
paume : on ne l'a pas sitôt poussée d'un côté qu'on la pousse de l'autre en la
frappant rudement ; c'est la destinée d'un pauvre pécheur ; c'est ainsi que je
suis sans relâche et sans repos, depuis treize ans que je suis sorti de
Saint-Sulpice ».
Rigault aurait-il oublié
cette lettre ?
C'est par la Garnache,
au bout du marais vendéen, qu'il débute dans le diocèse de Luçon. Mission
fructueuse où chaque famille a hébergé quotidiennement un pauvre. Mais, ce qui
ne lui était encore arrivé nulle part, voici que le curé de
Saint-Hilaire-de-Loulay, qui l'avait cependant demandé pour le même travail et
chez qui il se présente, à la nuit tombante, trempé jusqu'aux os, lui ferme sa
porte après l'avoir accablé de reproches. Les langues avaient si bien marché
qu'il ne trouve de gîte, avec son compagnon, le Frère Mathurin, qu'en dehors du
bourg, où une pauvre femme les voyant passer, leur demanda ce qu'ils
désiraient. « Nous cherchons quelqu'un qui veuille bien nous recevoir cette
nuit pour l'amour de Dieu ». — Il me reste encore un peu de pain et il y a de la
paille, dit-elle, entrez».
Quelques jours après il
était à Luçon. Mgr de Lescure à qui il s'empressa d'aller présenter ses
hommages, l'accueillit de la façon la plus gracieuse, note Besnard. Sur l'éloge
que fait de lui un chanoine de ses amis, il est invité à prêcher à la
cathédrale le lendemain, qui était le cinquième dimanche après Pâques.
L'évangile est une exhortation à la prière. Belle occasion de prôner la
dévotion du saint Rosaire. Ce fut le sujet de son sermon. Au nombre des
prodiges que saint Dominique opéra par cette dévotion, il cita la conversion de
cent mille hérétiques albigeois. Or, pendant qu'il insistait sur les ravages
qu'avait faits cette erreur dans l'Eglise, il s'aperçut que deux chanoines se
regardaient en souriant et jetaient quelques coups d'œil sur Monseigneur. Il
ignorait que le prélat était d'Albi. Craignant que la malveillance ne lui
prêtât un manque de délicatesse à l'égard de sa Grandeur, il alla, sans tarder,
accompagné de son ami, protester à Mgr de Lescure de la droiture de ses
intentions, et de sa vénération. Le Prélat, dit Besnard, fut charmé de ce trait
de candeur et lui dit en souriant : « M. de Montfort, d'une mauvaise souche, il
sort parfois de bons rejetons».
L'année suivante, 1712,
le diocèse de Luçon le reverra à l'île d'Yeu, à Salertaine, à
Saint-Christophe-du-Ligneron et pour la seconde fois à la Garnache. Nous avons
déjà signalé les faits extraordinaires qui signalèrent chacun de ces travaux.
Ajoutons seulement quelques traits qui nous montrent le missionnaire toujours
semblable à lui-même et toujours en butte aux mêmes hostilités.
A son arrivée à
Salertaine, alors cependant qu'il se trouve accompagné du clergé et de gens de
la Garnache, et même d'un petit groupe de paroissiens du lieu venus à sa
rencontre à mi-chemin des deux paroisses, les buveurs sortent des cabarets pour
lui chanter pouilles. Des pierres sont jetées dans sa direction. Le portes de
l'église ont été fermées, et, le curé étant absent, le « fabriqueur »
(président du conseil de fabrique) garde les clefs dans sa poche. Mais voici
qu'après un petit discours d'adieu au clergé et aux paroissiens de la Garnache,
où le saint leur recommande de prier pour le succès de la nouvelle mission, les
portes de l'église s'ouvrent d'elles-mêmes comme par miracle. Ayant pris ses
informations, l'homme de Dieu, sans tarder davantage, se rend chez celui qu'on
lui a indiqué comme le chef des meneurs. « Il avait fait porter avec lui de
l'eau bénite, raconte le Père de Clorivière, il aspergea la salle d'entrée où
était le maître de la maison, avec sa nombreuse famille, fort étonné d'une
pareille cérémonie. Puis, ayant posé son crucifix et une statue de la Sainte
Vierge sur le rebord de la cheminée, il se prosterna, fit sa prière, et s'étant
ensuite relevé, il dit au père de famille : — Hé bien ! Monsieur, vous croyez
que je viens ici de moi-même. Non : c'est Jésus et Marie qui m'y envoient. Je
suis leur ambassadeur. Ne voulez-vous pas bien me recevoir de leur part ? Le
Monsieur répondit : — Oui, volontiers. Soyez le bienvenu ! — Eh bien, répliqua
le missionnaire, venez donc avec moi à l'église. — Tout à l'heure, répondit
celui-ci. Et, à l'instant même, il suivit le missionnaire, accompagné de toute
sa famille ». C'en était fait de l'opposition.
Il n'a point renoncé à
l'habitude de rappeler, même publiquement quelle que fût leur condition, les
personnes qui y manquaient, au respect dû à la maison de Dieu. A Sallertaine,
une demoiselle « de la première qualité », ayant été ainsi reprise, se plaignit
à sa mère. La dame descend aussitôt dans le bourg et attend, en se promenant
sur la place, que passe le missionnaire. A peine l'a-t-elle aperçu qu'elle va
droit à lui, l'injurie et lui décharge cinq ou six coups de canne. Quand elle
eut fini, « Madame, j'ai fait mon devoir. Il fallait que Mademoiselle votre
fille eût fait le sien », dit-il simplement. On crut qu'elle ne bornerait pas
là sa vengeance. Cependant elle n'essaya pas de le diffamer. Eut-elle beaucoup
de part dans la destruction du Calvaire de Sallertaine, comme on le pensa, au
dire de Besnard ? Ce n'est pas impossible. Mais, de Rennes, l'Intendant de
Bretagne, le rancunier Ferrand, ne perdait pas de vue le constructeur du
Calvaire de Pontchâteau. Bien que celui de Sallertaine n'en fût qu'une très
modeste réplique, c'en était assez, placé surtout tel qu'il était, presque au
bord de parages qu'infestaient les corsaires anglais, pour le représenter comme
portant atteinte à la sécurité de l'Etat. On sut faire entendre à M. de
Chamilly, gouverneur de La Rochelle, qu'il était de son devoir de raser
l'ouvrage, sans en attendre l'ordre de Versailles. Malgré la bienveillance du
vieux maréchal pour M. de Montfort, la mission de Saint-Christophe, qui suivit
immédiatement celle de Sallertaine, n'était pas achevée que le calvaire
n'existait plus.
A La Rochelle, M. de
Montfort « ne fut pas plus tôt présenté à Mgr de Champflour qui le connaissait
de réputation que le prélat se fit un plaisir de lui donner les pouvoirs et
d'employer un homme que les persécutions qu'il avait essuyées lui rendait encore
plus cher et plus estimable», écrit Besnard (Livre IV). Heureuse protection !
car à peine le missionnaire, suivant son attrait pour les pauvres, eut-il
commencé à exercer son ministère en prêchant dans l'église de l'hôpital et même
dans la grande cour, tant la foule afflue, que les personnes du monde
s'élevèrent contre une morale qui ne les accommodait pas et que les
ecclésiastiques blâmèrent la hardiesse de son langage. Et ce fut bien pis quand
il donna la mission au centre de la ville. Nous en avons déjà parlé. Des
prêtres s'appliquèrent à le perdre dans l'esprit du peuple. « Il n'était, dit
Besnard, qu'un coureur, un aventurier, un bateleur, un hypocrite, un
enchanteur, un possédé, un sorcier, un antéchrist ». Ils tentèrent de le
discréditer auprès de l'évêque, « en le représentant comme un homme d'un zèle
bizarre et extravagant, un esprit impétueux et brouillon qui se mêlait de
tout... sans épargner les plus honnêtes gens dont il faisait des portraits
affreux ». Mgr de Champflour savait à quoi s'en tenir. Cependant, pour
confondre les calomniateurs, il chargea trois chanoines des plus judicieux et
des plus éclairés de son chapitre, d'observer de près M. de Montfort, de le
suivre dans ses sermons, d'assister à ses exercices, de vérifier ainsi les faits
qui occasionnaient les plaintes et de lui en faire un fidèle rapport. Nous
avons dit comment le témoignage de ces Messieurs fut tout à l'honneur du
missionnaire.
En fait, à La Rochelle,
tout comme auparavant à Poitiers et à Nantes, il s'attaqua si vigoureusement au
vice que les libertins lui en voulurent à mort. Nous avons entendu M. des
Bastières nous raconter comment un pressentiment miraculeux le fit échapper au
fer de trois cavaliers qui l'attendirent un soir de sept heures à onze heures
dans une ruelle où il devait passer. Il continue, accompagné de M. des
Bastières, d'entrer dans les maisons de débauche pour en arracher de
malheureuses filles. C'est à La Rochelle que Besnard situe cette scène où nous
avons vu un habitué de ces mauvais lieux se jeter sur lui et le menacer de lui
passer son épée au travers du corps. A l'occasion il use, comme par le passé,
de la manière forte pour la répression de l'ivrognerie. En mai 1714, à Roussay,
au cours de la mission, le vacarme que faisaient les buveurs dans le cabaret en
face de l'église lui couvrant la voix alors qu'il était en chaire, il en
descend, sort, entre dans la salle, renverse les tables et les pots et met à la
porte toute la bande, y compris deux buveurs qui voulurent faire bonne
contenance mais qu'il prit par le bras avec sa poigne de fer en leur disant que
s'ils y revenaient il leur arriverait pis.
Il est toujours l'homme
qui, à l'hôpital de Poitiers, se mettait à genoux pour calmer les furieux. A
Roussay, « il arriva qu'un jour, étant en chaire, raconte Besnard, un scélérat
entra dans l'église, et du milieu de la foule apostropha le prédicateur, le
chargea de toutes sortes d'injures et les accompagna de tant de blasphèmes que
l'auditoire se bouchait les oreilles pour ne pas les entendre. M. de Montfort
s'arrêta, plusieurs personnes voulurent pousser ce furieux à la porte de
l'église, mais elles ne purent en venir à bout. L'homme de Dieu amèrement
affligé de ce qui se passait dit tout haut en soupirant : « Mon Dieu ! voilà un
grand scandale». Cependant le scandale continuait, et il ne pouvait par toutes
ses représentations et ses prières engager le malheureux à finir ou à se
retirer. Dans cet embarras, il prend un parti... Il descend de chaire, il perce
la foule, il cherche l'impie, se jette à ses pieds, lui parle avec tant de
douceur et d'onction qu'il le fait rentrer en lui-même et le détermine à le
suivre jusqu'à la maison de la Providence où il le confia à quelques personnes
pieuses qui achevèrent de le ramener et de lui inspirer du repentir de l'action
qu'il venait de faire.
« Le peuple était
demeuré dans l'église, le saint missionnaire y rentra, monta en chaire et
continua son sermon avec la même tranquillité qu'il l'avait commencé ».
Voici, racontée par le
P. Besnard (Livre V) une conversion qui fit grand bruit à La Rochelle et
suscita au missionnaire autant d'animosité de la part des mondains que
d'admiration de la part des bons chrétiens.
« Une demoiselle engagée
bien avant dans les amusements et les vanités du monde, se trouvant dans une
partie de plaisir avec une troupe de dames et d'officiers, fit complot avec sa
compagnie d'aller entendre M. de Montfort pour se moquer du bon missionnaire et
même dans le dessein de lui causer quelques distractions capables de lui faire
perdre la suite et le fil de son discours. Pour cet effet elle s'ajusta le plus
mondainement qu'elle put, et alla se placer au milieu de l'église sous les yeux
du prédicateur. Tout le monde s'attendait, et elle s'y attendait elle-même,
qu'il allait lui faire quelque morale, mais il ne lui dit rien. On remarqua
seulement qu'il jetait un regard de compassion sur cette fille mondaine,
ensuite il se tourna vers le Saint-Sacrement, fit sa prière et commença son
sermon. Il prêcha avec tant de force et d'onction qu'il fit fondre tout son auditoire
en larmes. On en vit aussi couler des yeux de Mlle Pagé, car on peut la nommer
en cet endroit que commence sa pénitence, qui rendra sa mémoire immortelle.
Après la bénédiction, elle resta dans l'église. La compagnie qui l'avait amenée
l'envoya chercher. Elle lui donna le temps de s'impatienter à la porte et ne
partit point de sa place. Quand tout le inonde fut retiré, elle sort avec une
fille qui était à son service, lui demande la demeure de M. de Montfort et la
pria de l'y accompagner. Elle eut avec lui une longue conversation qui dura
bien deux heures, après quoi elle rentra chez elle. Le projet qu'elle méditait
demandait une prompte exécution. Elle se mit aussitôt à régler ses affaires,
elle y passa toute la nuit, et dès le lendemain, elle alla chez les Dames de
Sainte-Claire pour demander à y être reçue en pension. Elle y entra le même
jour.
« M. de Montfort lui fit
faire une confession générale. Elle employa huit jours à le faire. Après quoi
elle demanda à l'abbesse de la recevoir au nombre des religieuses. L'abbesse,
fort étonnée, lui ayant fait les représentations qu'elle jugeait convenables :
« Madame, lui répondit-elle, mon choix est fait, mais j'ai deux grâces à vous
demander. La première de n'être jamais dans les charges, la seconde de n'aller
jamais au parloir sans une pressante nécessité ». On promit ce qu'on put
promettre, et la postulante fut admise. Il serait difficile de dire quel orage
suscita une démarche si inattendue[137].
On mit tout en œuvre pour la faire échouer. On en vint jusqu'à menacer de
mettre le feu au monastère. M. de Montfort essuya une bonne partie de la persécution,
mais sa vertueuse pénitente connue dans la suite sous le nom de Sœur
Saint-Louis demeura ferme dans sa vocation, en remplit les devoirs avec une
ferveur marquée au prodige de grâce qui l'avait appelée et mourut en odeur de
sainteté dans le lieu de son sacrifice. Si sa conversion excita du bruit et des
murmures, elle n'en fut pas moins un sujet d'édification pour toute la ville.
Plusieurs demoiselles suivirent son exemple et se firent religieuses. On ne
parlait à La Rochelle que de Mlle Pagé et de son directeur. C'était afficher
une réforme entière que de se confesser seulement à lui».
Ce n'étaient pas
d'ailleurs nécessairement les actions les plus hardies de notre saint qui
déchaînent les orages. A Fontenay, où il ouvrit la mission le 25 août 1715, une
simple remarque faite à un Officier irascible provoqua un incident qui faillit
tourner au tragique. Aucune des églises de la capitale du Bas-Poitou n'étant
assez grande pour contenir, si on ne le partageait, l'auditoire prévu, il fut
convenu que deux missions se succéderaient l'une pour les femmes, l'autre pour
les hommes. Or, comme les soldats de la garnison devaient quitter la ville
avant l'ouverture de la seconde, ils demandèrent qu'on voulût bien les recevoir
à la première dans une partie réservée de l'église ; ce qui fut accordé.
Pendant quinze jours, ils se tinrent « comme des anges » (Rigault). Un soldat
doué d'une belle voix entonnait même les cantiques, auxquels les cuivres de la
musique militaire mêlaient parfois leurs notes stridentes. Laissons maintenant
parler M. des Bastières. Nous ne nous résignons pas à abréger son récit. Les
historiens qui l'ont fait, surtout quand ils se mêlaient d'en corriger le style,
n'en ont gardé ni le pittoresque ni l'émotion, ni le mouvement, ni la vie. Le
narrateur ne se flatte point. Il se peint toujours aussi prudent en face du
danger. Voici son texte tel qu'il se trouve dans Grandet (p. 212)
« Vers les quatre heures
du soir étant dans la sacristie à confesser, j'entendis tout d'un coup un bruit
terrible qui m'effraya ; je sors de la sacristie, j'entre dans l'église, les
femmes qui y étaient faisaient des cris à faire trembler. Je crus d'abord que quelque
femme s'était trouvée mal ; et qu'on la portait dehors ; mais j'ouïs un peu
après la voix de M. Montfort, qui s'écriait de toutes ses forces, femmes à moi,
et presque dans le même temps un autre qui dit, soldats à moi. Vous eussiez vu
dans ce moment toutes ces femmes sortir de leurs places et courir au secours de
Monsieur de Montfort, avec une précipitation incroyable, poussant des cris ou
plutôt des hurlements épouvantables, les soldats coururent aussi à la voix de
leur capitaine qui les appelait. Je crus alors qu'on égorgeait M. de Montfort,
je fus tellement saisi d'effroi, que j'étais plus mort que vif. Je rentrai dans
la sacristie, deux soldats y vinrent aussi, je leur demandai ce qui se passait
dans l'église, ils me dirent avec une voix tremblante, qu'on allait faire main basse
sur toutes les personnes qui y étaient, et me prièrent de leur servir d'ami, je
leur demandai quel service j'étais capable de leur rendre dans une si funeste
conjoncture, c'est (me dirent-ils) de témoigner que nous n'avons nullement
participé aux meurtres qu'on va faire, très volontiers, leur répondis-je ; mais
comment pourrons-nous nous-mêmes éviter la rage des meurtriers, notre capitaine
(me dirent-ils) n'en veut qu'à M. de Montfort et aux femmes. Ils fermèrent la
porte de la sacristie et la barricadèrent le mieux qu'ils purent, nous y
restâmes renfermés pendant un petit quart d'heure, si tôt que nous n'entendîmes
plus de bruit, nous entrâmes dans l'église où régnait un profond silence. Je
vis M. de Montfort en chaire, je m'approchai de lui le plus près que je pus ;
il avait un air riant, mais son visage était aussi pâle que celui d'un mort ;
il prêcha néanmoins pendant près d'une heure, avec autant de présence d'esprit,
de force et d'onction, que s'il ne fut rien arrivé. On donna la bénédiction après
le sermon, après laquelle M. de Montfort voulut sortir de l'église, mais toutes
les femmes s'y opposèrent, criant à pleine tête, que les soldats l'attendaient
dans le cimetière pour le tuer, il sortit pourtant, mais avec bien de la peine,
précédé, entouré et suivi d'une grande troupe de femmes ; effectivement M. du
Menis et ses soldats l'attendaient au cimetière, ayant tous le sabre nu à la
main, il passa au milieu d'eux avec un courage intrépide, il fut quitte pour
quelques injures qu'on lui dit en passant, la troupe féminine le conduisit
jusqu'à la Providence, il resta longtemps à la porte pour empêcher que les
cavaliers n'y entrassent : je restai plus d'une heure à l'église après que M.
de Montfort en fut sorti. On me fit croire qu'on m'en voulait autant qu'à lui,
et que si je sortais, on ne me ferait point de quartier ; cela n'étant point
vrai, je passai au milieu des soldats, non sans crainte, mais tremblant comme
une feuille morte ; on ne me dit pas un mot ».
Revenu de sa frayeur, M.
des Bastières alla aux informations. Il n'en obtint de claires que de la bouche
même de son ami, qui, le soir même lui contait ainsi l'incident (Grandet p.
216) :
« Je fus à mon ordinaire
à l'église vers les quatre heures du soir pour prêcher, en entrant je vis un
monsieur que je ne connaissais point, appuyé sur le bénitier, son chapeau sur
sa tête qui prenait du tabac et qui riait, je ne sais avec qui, ni à quelle
occasion, j'allai à lui et le priai de sortir de l'église, parce que je ne
faisais la mission que pour les femmes, il me répondit fort brusquement, qu'il
ne sortirait pas, et me demanda pour qui je le prenais, qu'il avait autant
d'autorité que moi de rester dans l'église, et qu'enfin il était aussi bien
chrétien que moi. Hé bien ! lui dis-je, restez pour aujourd'hui ! mais n'y
retournez pas demain, je ferai une mission particulière après celle-ci pour les
hommes, à laquelle vous pourrez assister. J'y retournerai malgré vous, me
répliqua-t-il tout en colère, les églises ne sont pas faites pour les chiens,
mais pour les chrétiens, j'ai droit d'y aller aussi bien que vous, au moins ;
Mr. lui dis-je, n'y commettez point d'immodestie. Ce fut alors qu'il jura le
saint nom de Dieu exécrablement, en me disant des injures atroces et en me
menaçant de me passer son épée au travers du corps, et mit en même temps
plusieurs fois la main à la garde de son épée ; sans la tirer tout-à-fait ; je
me mis à genoux et baisai la terre, en demandant pardon à Dieu des blasphèmes
horribles que cet impie venait de vomir contre lui ; m'étant relevé quelques
femmes vinrent à moi et poussèrent ce monsieur, le voulant faire sortir par
force, il entra dans une furie plus que diabolique, et se jeta sur moi comme un
lion rugissant, me prit à la gorge, et me donna deux coups de poing sur
l'estomac, avec tant de violence et de force, que je pensai tomber à la
renverse évanoui ; ce fut dans ce moment que j'appelai les femmes à mon
secours, il me laissa quand il vit qu'elles venaient avec bruit et
précipitation à moi. Il appela les soldats qui vinrent à lui, je ne sais point
ce qu'il leur dit, les femmes m'entourèrent et me serrèrent si fort, que je
pensai étouffer ; les soldats sortirent de l'église avec leur capitaine, j'en
fis fermer les portes et commandai aux femmes de se mettre dans leurs places,
et de garder le silence, ce qu'elles firent sur le champ ».
« Les cavaliers,
continue M. des Bastières, restèrent dans le cimetière pendant le sermon et la
bénédiction, ils firent grand bruit pendant tout ce temps-là : on ne cessa pas
de jouer de la trompette comme pour appeler les soldats au combat ; il était
plus de sept heures du soir quand ils se retirèrent tout-à-fait. »
Ce jour-là même M. de
Ménis, escorté de plusieurs cavaliers partit pour l'Hermenault, où se trouvait
Mgr de Champflour. Il revint le lendemain et se présenta tout botté à la «
Providence », où il remit à M. de Montfort une lettre du prélat. « Votre
brutalité, dit-il, a pensé causer votre perte et celle de toutes les femmes qui
étaient dans l'église ; j'ai été sur le point de commander à mes cavaliers de
vous tailler tous en pièces ; au reste, cette vengeance ne m'aurait, tout au
plus, coûté que la vie. J'ai ordre de vous dire de la part de M. l'évêque de
l'aller trouver incessamment. » Le missionnaire lui parla « près d'un
demi-quart d'heure, mais si doucement et d'un ton si bas que M. des Bastières,
prudemment resté à distance, ne put presque rien entendre ».
M. de Montfort n'eut pas
à faire le voyage de l'Hermenault. Le curé de Saint-Jean se chargea d'aller
lui-même le justifier. Mgr de Champflour ne se contenta pas de rassurer
l'accusé. Craignant que M. du Ménis ne portât l'affaire à Versailles, il eut
soin d'écrire sans tarder à la Cour.
Supposé que le fait eût
eu lieu, non pas dans le diocèse de La Rochelle, mais dans celui de Nantes ou dans
celui de Poitiers, et que l'autorité épiscopale eût été saisie de l'affaire
quelle fâcheuse aventure pour notre saint, même si elle n'eût fait que le
discréditer davantage !
Cette période
ininterrompue de cinq années d'apostolat dans le même diocèse ne doit pas faire
illusion. Elle est due uniquement à Mgr de Champflour qui sut apprécier le
missionnaire et fit la sourde oreille à ses calomniateurs et aux censeurs de
ses méthodes. A La Rochelle, les démonstrations d'hostilité ne manquèrent pas
plus à l'ardent apôtre qu'à Poitiers, à Nantes et ailleurs. Tout au contraire ;
ce qui va de soi, les calvinistes y étant nombreux et agissant, et les
catholiques, en Aunis surtout, moins fervents que dans les autres contrées
évangélisées par lui jusqu'alors. Nulle part il n'avait senti le besoin de se
justifier devant les populations, ce qu'il crut nécessaire de faire à
Fontenay le jour même de
l'ouverture de la mission dans l'église Saint-Jean, 25 août 1715. « Judica me Deus. Jugez moi, mon Dieu ».
Ce furent ces paroles du psalmiste qu'il prit pour texte de son premier sermon,
et il commenta le psaume tout entier (Besnard Livre VII).
Si les libertins ne lui
pardonnaient pas de leur enlever les malheureux jouets de leurs passions, les
calvinistes ne lui tenaient pas moins rigueur des conversions opérées parmi
eux. Laissant à ceux de ses confrères désignés par l'évêque le soin des
controverses et croyant que pour arracher les hérétiques à leur erreur il
fallait d'abord les arracher au péché, il « s'attacha à inspirer la dévotion du
saint Rosaire et à expliquer les mystères dont on y rappelle la mémoire au
commencement de chaque dizaine. Il y mit tant de flamme qu'il touchait les plus
endurcis Plus d'une fois, dit Besnard, il fut interrompu par les gémissements
et les sanglots de ses auditeurs. Ne pouvant alors se faire entendre, il était
obligé de s'arrêter et de leur dire : « Mes enfants, ne pleurez pas, vous
m'empêchez de parler, il est pourtant aussi nécessaire de vous instruire et
d'éclairer vos esprits que de toucher vos cœurs ». Au bruit que faisaient ses
discours, quantités de protestants vinrent l'entendre, parmi lesquels plusieurs
abjurèrent leurs erreurs. Mais rien ne fit plus sensation que la conversion de
Mme de Mailly, protestante, de condition et de beaucoup d'esprit, venue pour
affaires de Paris à La Rochelle. Charmée des merveilles qu'on lui racontait de
ce prêtre zélé, elle conçut un grand désir de le voir et de s'entretenir avec
lui. Dès la fin de la première conférence, elle se trouva entièrement changée,
tellement M. de Montfort avait répondu clairement à ses questions et présenté
la vérité catholique sous un beau jour. Elle le pria de vouloir bien continuer
son ouvrage. Sa conversion acheva d'ébranler plusieurs calvinistes qui firent
leur soumission à l'Eglise.
C'est au moment où il
venait de descendre de chaire qu'on lui servit ce bouillon que des calvinistes
avaient réussi à empoisonner et auquel il imputait, comme nous l'avons entendu
dire à Blain, le rapide déclin de sa santé. Sectarisme ou vengeance de
libertins ? Les deux peut-être. Enfin, n'avons-nous pas vu ces même
calvinistes, à son passage dans l'île d'Yeu, lui faire donner la chasse par les
corsaires de Guernesey ? Et ce n'est certainement pas un spectacle de grande
style comme celui que nous allons rapporter qui aurait calmé leur fureur.
Dans cette ville de La
Rochelle, où le calvinisme avait imposé naguère son culte glacé, il n'eut garde
en effet d'omettre ces manifestations si chères à la piété populaire où il
était passé maître. La mission des femmes se termina par une procession
grandiose qui parcourut les rues principales sous les yeux émerveillés des
bourgeois et de M. de Chamilly, le gouverneur. Un officier de la garnison,
Claude Masse, nous en a laissé une relation, agrémentée d'un dessin à la plume,
et de réflexions piquantes sur la mission. Nous y apprenons qu'à ses
auditrices, près de trois mille, principalement du commun peuple, le Père donnait
la permission de lui faire des questions sur les points de la religion et
autres pensées qui leur venaient à l'esprit et qu'il leur imposa, à la fin de
la mission, trois jours de silence, qu'elles gardèrent scrupuleusement, ne
parlant à leurs maris et domestiques que par signes. Dieu veuille, ajoute le
narrateur, que ces pénitentes soient converties pour longtemps, pour le repos
de leurs maris et famille, et du public.
Quant à la procession, «
la pieuse milice était ainsi rangée : les filles du peuple, les grisettes, les
demoiselles bourgeoises, les femmes mariées, enfin les dames, toutes séparées
par des bannières de différentes couleurs ; celles-ci à la tête couverte d'un
capuchon noir et vêtues de larges robes noires, relevées derrière par un énorme
bourrelet ; celles-là en robes blanches, coiffées de vastes cornettes ou de
bonnets plats ; toutes un cierge à la main, avec un long chapelet et l'acte de
renouvellement de leurs promesses du baptême, et la plupart pieds-nus. Deux
hautbois des canonniers jouaient, à la fin de chaque verset, des cantiques
qu'elles chantaient en chœur.
« Derrière les clercs et
porte-croix venaient les principaux maîtres de danse et de violon, contre
lesquels le missionnaire s'était déchaîné pendant ses sermons, et qui, revenus
à résipiscence, sans doute, jouaient de leurs instruments devant le Père de
Montfort, qui, entouré d'ecclésiastiques, tenait à la main une statue d'argent
de la Vierge. Enfin, un piquet du régiment des Angles et de la Lande, en habit
de couleur marron clair, avec culottes et bas rouges, fermait la marche»[138].
Dernier détail : avant
de congédier les sergents, les soldats, les maîtres de danse, le Père n'omit
pas de leur payer « un bon souper ».
La mission des soldats
suivit de près celle des femmes. « On entendait presqu'à tous les sermons,
écrit Besnard, ces pauvres militaires jeter des hauts cris. On les voyait à la
fin de chaque exhortation se prosterner contre terre en criant miséricorde. Ils
venaient se jeter à ses pieds pour se confesser, ils arrosaient son surplis de
leurs larmes. Il fut même un jour obligé de laisser son mouchoir à l'un d'eux
pour essuyer les siennes».
« Madame de Chamilly,
entendant parler des fruits merveilleux que produisait la mission des Soldats,
écrit de son côté Grandet (p. 177), y envoya une jeune fille Maure demeurant
chez elle, qui avait une très belle voix pour y chanter des cantiques. Un
changement si prodigieux dans les soldats, donna tant d'estime à M. de Chamilly
pour M. le missionnaire, qu'il lui fit l'honneur plusieurs fois de le convier
de manger à sa table. La procession qu'il leur fit faire à la fin de la
mission, fut des plus dévotes, tous les soldats y marchèrent nus pieds, tenant
un crucifix dans une main et un chapelet dans l'autre ; un officier à leur tête
aussi pieds nus, portait une espèce de drapeau ou d'étendard de la croix. Tous
chantaient les Litanies de la Sainte Vierge, les chantres d'espace en espace,
entonnaient ces mots, Sainte Vierge demandez pour nous, et le chœur répondait,
l'amour de Dieu ; et cette réponse se faisait d'un air si touchant, chacun
ayant les yeux sur son crucifix, que tous ceux qui étaient présents, se
trouvèrent attendris de ce spectacle. »
Le bâtisseur non plus
n'a pas changé depuis le temps où il mettait la main à le besogne pour la
restauration du temple Saint-Jean de Poitiers. A La Rochelle, des écoles ont
bien été fondées pour les enfants des classes pauvres, mais la ville dont le
Conseil est dominé par l'égoïsme des bourgeois, se refuse, sous de vains
prétextes, malgré les instances de Mgr de Champflour, à salarier des maîtres et
des maîtresses et à trouver des locaux. L'homme de Dieu profite de la mission
pour susciter des générosités et, dès son retour de Rouen, entreprend la
réfection d'un immeuble de fortune pour y installer l'école des garçons. Il
stimule si bien le zèle des ouvriers et dirige si adroitement les travaux qu'en
moins de dix jours, à l'ébahissement des maîtres de l'art, des classes
spacieuses sont prêtes à recevoir leur populeuse clientèle enfantine. Pour la
facilité de l'enseignement, il a prévu les dimensions des locaux, la
disposition des bancs, la distinction des places selon l'âge et la capacité des
enfants. Il s'est chargé de recruter parmi ses dirigés trois jeunes maîtres,
qu'il forme à sa méthode pédagogique. Il a tracé un programme des matières, où
il donne une large part au catéchisme, et fixé un horaire. Il fait de
fréquentes apparitions pour encourager professeurs et élèves et voir si tout se
passe conformément à ses instructions. Il a mis un prêtre à la tête du
personnel enseignant pour en surveiller la conduite, « dire la messe aux
enfants à la fin des classes et les confesser tous les mois ». (Besnard, Livre
VII). En un rien de temps, les enfants furent si bien changés qu'ils faisaient
l'édification de toute la ville.
Si l'on regarde le
directeur de conscience, on ne remarque aucun adoucissement dans les pratiques
de mortification qu'il impose aux âmes d'élite qui se confient à lui. En voici
un bel exemple. Quand les deux Filles de la Sagesse arrivèrent à La Rochelle,
la maison qu'il avait louée pour leur logement avait encore ses locataires et
elles durent attendre un mois chez une personne charitable qu'elle fût libre.
Restait à la meubler. « Il les avait comme ensevelies dans leurs longues capes,
écrit Besnard[139]
: il voulut que leurs lits fussent de vrais cercueils. Il en fit faire dans ce
dessein : et elles eurent le courage d'y coucher pendant trois mois. Cette
forme de couche n'était pas seulement pour leur rappeler la pensée de la mort :
elle leur devenait aussi une pénitence bien rude. La Sœur Trichet a avoué
depuis qu'elle en était tombée malade. Les planches de ce cercueil étroit lui
pressaient tellement les côtes qu'elle en souffrait une douleur extrême. Il
fallut l'obliger de se servir d'une paillasse et d'un matelas, avec des ais
cloués sur deux tréteaux»[140].
Hâtons-nous de dire que
la Règle des Filles de la Sagesse, à laquelle le Fondateur mettait la dernière
main en ce moment, dosera harmonieusement exercices de la vie religieuse et travaux
de la vie active. Pour ne parler que des austérités, elles se réduiront à
l'abstinence du mercredi, au jeûne du samedi et aux pénitences ordinaires de
l'Eglise, champ libre étant laissé pour le reste sous le contrôle de
l'obéissance. « Un chef-d'œuvre de mesure », ainsi sera qualifiée cette Règle,
qui cependant vise au plus haut, l'acquisition de la Sagesse y étant marquée,
dès la première phrase, comme la fin principale de la Congrégation et les
œuvres charitables comme fin secondaire. « Quiconque gardera cette règle sera
un ange », déclarait le recteur du collège des jésuites, auquel Mgr de
Champflour en avait confié l'examen.
Par l'approbation écrite
que le prélat donnera, le 1er août de cette année 1715, à la Règle des Filles
de la Sagesse, il signait, daté dans sa ville épiscopale, l'acte de naissance
du nouvel Institut. C'est à La Rochelle que, sous sa protection et avec son
autorisation, le 22 de ce même mois, les vœux de Marie-Louise Trichet et de
Catherine Brunet recevront leur caractère officiel et que deux nouvelles
postulantes revêtiront le saint habit. C'est une bourgade de son diocèse qui
gardera le tombeau du saint Fondateur et servira de berceau à ses deux
congrégations qui y attendront l'heure du grand dessein de Dieu.
Heureux prélat, qui,
plus humble peut-être que les autres, reçut du ciel des lumières sur l'ouvrier
qui lui était envoyé et sut rester sourd à tout ce qui se disait contre lui !
Peu après la mort du missionnaire, « II ne faut pas être surpris, écrira-t-il
au Père Mulot, de tous les mauvais discours qu'on pourra tenir de ce pauvre
défunt, il a eu pendant sa vie assez de traverses et de contradictions, pour
qu'après sa mort on continue de le calomnier ; mais je le crois toujours un
grand saint devant Dieu ».
CHAPITRE XXV
LA SURVIE
La mission de
Saint-Laurent commença le 5 avril 1716, dimanche des Rameaux. Le missionnaire
en marqua le premier jour par un de ces élans de dévotion dont il était
coutumier. « Comme on faisait la procession avant la grand'messe en dehors de
l'église, écrit Besnard, M. de Montfort qui ne s'était pas trouvé au
commencement, devant aller prêcher, alla se placer devant l'autel de la Sainte
Vierge pour attendre le clergé, et lorsque celui qui portait la croix fut
proche il la prit entre ses mains... et la porta... le reste de la procession».
Atteint d'une pleurésie,
dans les circonstances que nous avons dites, usé avant l'âge, il s'alita pour
ne plus se relever, la mission en étant à sa troisième semaine. Il aurait voulu
mourir sur sa couche de paille, une pierre lui servant d'oreiller, mais son
confesseur, le P. Mulot, l'obligea à prendre un matelas. Le 27 avril, il dicta
son testament : « Je soussigné, le plus grand des pécheurs s. Le lendemain,
vers les quatre heures de l'après-midi, à la nouvelle que la fin approchait,
les gens du bourg accoururent pour recevoir sa dernière bénédiction. «
Faites-les entrer », dit-il doucement. « Père, bénissez-nous ». Comment les
bénir, un pécheur comme lui ? Il s'en défendait. Mais le P. Mulot intervint. «
Bénissez-les, Monsieur, avec votre crucifix, ce sera Jésus-Christ qui les
bénira ». Il obéit et trois fois la petite chambre s'emplit.
Nous ne reviendrons pas
sur ses derniers moments. Ce même jour, mardi 28 avril, vers les huit heures du
soir, il expirait.
La mission continuant
toujours, la plantation de croix, qui avait été fixée au lendemain, se fit dans
la matinée. Le P. Mulot n'y prononça pas un bien long discours.
« Mes frères, nous avons
aujourd'hui deux croix à planter : premièrement cette croix matérielle que vous
voyez exposée à vos yeux, deuxièmement la sépulture de M. de Montfort que nous
avons à faire aujourd'hui ».
La cérémonie terminée,
le corps fut porté à l'église et exposé dans la nef. Pour le défendre contre la
dévotion indiscrète de la foule, qui ne se contentait pas d'y faire toucher
images, chapelets, crucifix, mouchoirs, mais se livrait à de pieux larcins sur
les vêtements et sur les cheveux, on établit une garde. Ce furent les Pénitents
Blancs, dont il avait créé une confrérie au cours de la mission, que l'on
chargea de cet honorable office. La triste nouvelle s'était répandue avec une
telle rapidité que de Nantes, à quinze lieues de Saint-Laurent, tout un groupe
de fidèles du missionnaire étaient là, dès les premières heures de l'après-midi
au plus tard, leur intention, facilement explicable vu les liens qui
rattachaient M. de Montfort à leur ville, étant de réclamer le corps et de
l'emporter après le chant de l'office funèbre. Ils insistèrent avec tant de
force que les habitants se mirent sous les armes pour s'opposer à leur dessein[141].
On assure, écrit Grandet (p. 262) qu'il y eut plus de dix mille personnes à
assister aux funérailles. La société des Vierges qu'il avait fondée presque au
commencement de la mission y tenait une place d'honneur avec les Pénitents
Blancs. Il avait marqué au début de son testament : « veux que mon corps soit
mis dans le cimetière et mon cœur sous le marchepied de l'autel de la Sainte
Vierge ». Mais on ne se résigna point à faire cette séparation. Il fut inhumé
dans la chapelle de la Sainte Vierge. « Lorsqu'on le mit en terre ; dit
Besnard, cette multitude de peuple jeta des cris lamentables ». Les jours
suivants, de La Rochelle à Saint-Malo, des chanteurs ambulants chantaient et
vendaient pour qu'on la reprît aux veillées d'hiver, une naïve complainte de
dix couplets, improvisée par un aède villageois.
Le bon Père de Montfort
est mort !
Ce brave et grand
missionnaire.
Un sculpteur
du pays grava sur la pierre tombale tirée du granit des bords de la Sèvre :
Mort en odeur de sainteté. L'abbé Barrin composa une épitaphe en français qui
fut gravée dans le bronze. A la Saint-Martin de l'année suivante, lorsque les
amis nantais de l'homme de Dieu auront obtenu de l'évêque de La Rochelle par
l'intermédiaire de Mme de Bouillé, grande bienfaitrice des missionnaires et des
Filles de la Sagesse, l'autorisation d'examiner le corps et de lui donner une
sépulture plus digne, la pierre tombale étant à ras de terre, une troisième
épitaphe, œuvre d'un latiniste de talent — M. de Raccapé, marquis de Magnannes,
pense l'abbé Bourdeaut — sera gravée en lettres d'or sur une table de marbre
noir, élevée de quelques pouces au-dessus du sol.
« Quid cernis,
viator ?
Lumen obscurum,
Virum caritatis igne
consumptum,
Omnibus omnia factum,
Ludovicum Mariam Grignion de Montfort.
Si vitam petis, nulla integrior,
Si poenitentiam, nulla austerior,
Si zelum, nullus ardentior.
Si pietàtem in Mariam,
Nullis Bernardo similior.
Sacerdos Christi,
Christum moribus expressit,
Verbis ubique docuit,
Indefessus nonnisi in feretro recubuit.
Pauperum pater,
Orphanorum patronus,
Peccatorum
reconciliator,
Mors gloriosa vitae
similis,
Ut vixerat devixit.
Ad coelum Deo maturus evolavit
Anno Domini MDCCXVI obiit,
XLIII aetatis suae. »
« Que regardes-tu,
passant ?
Un flambeau éteint,
Un homme que le feu de
la charité a consumé,
Qui s'est fait tout à
tous,
Louis-Marie Grignion de
Montfort.
Si tu t'informes de sa
vie,
aucune n'a été plus
pure,
De sa pénitence, aucune
plus austère,
De son zèle, aucun plus
ardent,
De sa dévotion envers
Marie,
Personne n'a mieux
ressemblé à St-Bernard.
Prêtre du Christ, sa vie
a retracé celle du Christ,
Sa parole a prêché
partout le Christ,
Infatigable, il ne s'est
reposé que dans le cercueil.
Il a été le père des
pauvres,
Le défenseur de
l'orphelin,
Le réconciliateur des
pécheurs,
Sa glorieuse mort a
ressemblé à sa vie,
Comme il avait vécu, il
cessa de vivre.
Mûr pour Dieu, il s'est
envolé pour le ciel.
Il mourut en l'an du
Seigneur 1716,
A l'âge de 43 ans. »
L'impression
que le peuple garde de lui
Magnifique éloge, et en
termes admirablement frappés. Mais rien n'exprimera Montfort comme ce qui s'en
était gravé dans la mémoire du peuple. Rares sont les saints et les apôtres qui
imprimèrent avec autant de force les traits de leur physionomie dans
l'imagination populaire et, par là, gardèrent aussi largement sur les âmes
l'empire qu'ils avaient exercé de leur vivant. Nous devons être grandement
reconnaissant à Quérard d'avoir recueilli dans ses quatre volumes de biographie
les traditions concernant le saint missionnaire. Que la légende se mêle à
l'histoire, elle ne fait que proclamer plus haut l'impression laissée par
Montfort chez les populations qu'il évangélisa. On peut regretter, il est vrai,
que le biographe omette fréquemment d'indiquer ses sources, faute peut-être de
les avoir suffisamment notées ; mais là où il n'y manque pas, on se trouve
parfois devant une telle étrangeté et une telle profusion de faits merveilleux
arrivés dans une seule paroisse, que l'absence de références pour d'autres
faits aussi extraordinaires n'autorise pas à penser que Quérard en a accepté
les traditions sans examen.
Nous ne citerons que La
Chèze et Roussay. A la Chèze, il avait d'abord pour garant, le recteur, M.
Jagu, dont nous avons déjà relaté en partie la lettre qu'il écrivit en 1754 à
l'évêque de Saint-Brieuc et qu'il terminait par ces mots : « Je ne finirais
pas, Monseigneur, s'il me fallait écrire toutes les merveilles que des gens
dignes de foi racontent du sieur de Montfort » En voici que Quérard a entendu
raconter lui-même. Inutile de dire que nous ne les rapportons pas comme de la
pure histoire, mais comme des traditions qui témoignent dans quel halo de
merveilleux le peuple se représentait son grand apôtre.
Comme, à son arrivée, le
missionnaire allait visiter les ruines de Notre-Dame de Pitié, apercevant assis
sur le mur délabré du cimetière un singulier personnage : « Que fais-tu là,
Satan, lui dit-il. Toujours tu fais la guerre, et je te vois en repos ».
L'autre lui fit cette réponse, bien digne du père du mensonge : « Toutes les
âmes de cette ville m'appartiennent, sauf une seule : c'est pourquoi je me
repose ». A la fin de la mission, Montfort prêchant dans la vaste prairie qui
borde la rivière, à un peuple immense, s'écria : « Mes frères, aujourd'hui,
toutes les âmes qui m'entendent sont à Dieu, excepté tine seule ». A peine
avait-il prononcé ces paroles qu'on vit un homme sortir de l'assemblée,
s'éloigner et disparaître. On ne retrouva que ses chaussures et on ne le revit
plus jamais.
A cette même mission, un
avare qui avait trouvé un louis d'or et négligé d'en chercher le possesseur,
ayant porté son cas au Père de Montfort : C'est le démon qui a voulu vous
tenter, dit le saint homme. Jetez-la par terre, cette pièce d'or. Il le fit, et
à l'instant même elle disparut sous la forme d'un affreux reptile.
Toujours à la Chèze, le
bienheureux avait crié contre certains divertissements. Il y en avait un, très
innocent en apparence, mais qui devenait une occasion de disputes et d'excès de
boisson. C'était un espèce de jeu de crosse qu'on appelait la soûle. Un jour,
les joueurs s'étaient réunis dans la plaine de la Chèze, et s'apprêtaient à
commencer la partie quand ils aperçurent tout à coup, dans le trou de la boule,
un monstre horrible, ressemblant vaguement à un chien. Ils en furent si
effrayés qu'ils prirent la fuite à toutes jambes. Ils allèrent prier le Père de
Montfort de venir le chasser et il vint. Il le somma d'aller se jeter dans la
rivière du Lié qui longeait la prairie. A l'instant même, la bête obéit et alla
disparaître dans l'eau.
Dernier fait. C'était le
jour de la procession solennelle où les populations de vingt à trente paroisses
se portaient de la Chèze à la Trinité au devant de la statue de Notre-Dame de
Pitié et des autres figures de la Passion arrivées de Nantes sur des chariots
traînés par six paires de bœufs. A peine cette multitude rangée en ordre
impeccable était-elle venue à la Chèze et se déployait, pour entendre une
dernière fois la voix de Montfort, dans la vaste lande de la Ferrière, que le
ciel se couvrit d'un nuage si épais qu'on eût dit la tombée de la nuit. Chacun
crut à un orage et songeait à se mettre à l'abri. Mais l'homme de Dieu éleva la
voix : « Demeurez tranquilles ; c'est un artifice de Satan. Il ne tombera pas
une goutte de pluie, je vous le promets, et le soleil va luire dans tout son
éclat ». Le nuage en effet se dissipa subitement. « Oui, reprit Montfort, c'est
Satan qui a voulu troubler une si belle fête et vous détourner d'entendre la
parole de Dieu et les vérités du salut. Du reste, il va tout à l'heure vous
apparaître sous la forme d'un animal pour vous troubler et vous distraire de
l'audition de la sainte parole. Mais n'ayez pas peur, il ne peut vous faire
aucun mal ». Il parlait encore pour rassurer ses auditeurs, quand on vit un
lièvre apparaître et sautiller comme en se jouant devant toute l'assemblée. «
Le voilà Satan », s'écria Montfort, — et sa parole fut comme un coup de foudre
qui le fit disparaître à l'instant —, le voilà Satan, le tentateur, l'ennemi de
l'homme, du Christ, de la Vierge Marie, le premier auteur de la mort de Jésus
et des larmes de Notre-Dame des Douleurs. Oui, chrétiens, il y a un enfer
éternel, un supplice éternel, un feu éternel ». Voilà à peu près ce que le
peuple et les générations ont retenu de son discours dans cette circonstance
solennelle.
Tous ces faits ont été
rapportés au P. Quérard par des vieillards en 1863. Fort sceptique, il pria le
respectable curé de la Chèze d'examiner lui-même de près et mûrement si tous
ces faits merveilleux étaient parfaitement établis. La réponse du curé fut sans
réplique. On se trouvait devant des témoignages d'une entière bonne foi et une
tradition irrécusable[142].
En 1848, le P. Quérard
prêchait aux environs de Roussay. « Il fut frappé, écrit Mgr Laveille (p. 415)
du vivant souvenir laissé par le bienheureux dans toute la contrée, souvenir
qui se traduisait par des récits de prodiges racontés, de père en fils, à tous
les foyers.
« L'idée lui vint de faire
une enquête, afin de discerner l'élément historique de ces légendes. Il
rencontrait à chaque pas les petits-fils de ceux qui avaient connu le P. de
Montfort. Il les interrogea, nota leurs dépositions, les compléta ou corrigea
les unes par les autres, et arriva à se convaincre qu'à Roussay, comme
autrefois à Pontchâteau, les faveurs extraordinaires avaient été prodiguées au
bienheureux. Apparitions de la Sainte Vierge, multiplications des pains,
guérisons spirituelles et corporelles instantanées, vision directe des
consciences, avaient été son lot presque quotidien.
« Le soin exceptionnel
apporté par M. Quérard à l'examen des faits permet semble-t-il, d'ajouter foi à
ses dires. Au reste, dans une carrière aussi extraordinaire que celle du saint
prêtre, quand il s'agit d'une âme conduite par des voies aussi spéciales et
arrivée à un tel degré d'amour de Dieu, quoi de plus croyable que
l'intervention même fréquente, même habituelle, du miracle ? »
Parmi les apparitions de
la Dame Blanche, nous avons mentionné celles dont eurent la faveur deux
habitants de Roussay. Au sujet de la dernière, écoutons Mgr Laveille nous
raconter, d'après Quérard, ce curieux détail :
Ayant perdu le mulet qui
portait ses bagages de mission, « le bienheureux se décida à en acheter un
autre d'un habitant de Roussay, nommé Durand. On convint, pour le prix de l'animal,
de trente-trois écus. Quand le vendeur vint chercher son argent, il vit, lui
aussi, le missionnaire conversant avec une dame rayonnante de lumière. S'étant
retiré pour revenir le lendemain, il apprit de M. de Montfort que l'apparition
qu'il avait contemplée était la Sainte Vierge. Le missionnaire ajouta qu'il
avait acheté son mulet trois écus trop cher, et que la Sainte Vierge ne lui en
avait donné que trente pour le payer. L'accord fut conclu sur ces bases, et
Durand se retira, tout heureux de s'être mis d'accord avec la Sainte Vierge ».
Sur cette savoureuse
réflexion, Mgr Laveille ajoute en note :
« Ce dernier détail
pourra paraître bizarre ou puéril. Admettons qu'il faille le rejeter ; le fait
de l'apparition surnaturelle, transmis et affirmé de père en fils dans la
famille Durand, n'en présentera pas moins de sérieuses garanties de vérité ».
Et Quérard n'est pas le
seul qui ait recueilli des faits retenus par la tradition et ignorés des premiers
historiens. Même aujourd'hui, autour de l'ancienne lande de la Madeleine, à
Pontchâteau, les souvenirs n'ont pas vieilli depuis le temps où le P. Barré les
communiquait à Mgr Laveille. Un proverbe rimé court toujours sur les villages
qui accueillirent généreusement le Père des pauvres et sur ceux qui le
rebutèrent. L'église de Crossac, dont le clocher est un des premiers que l'on
aperçoit du Calvaire, a commémoré dans un de ses vitraux un de ces curieux
épisodes où l'on voit le démon entraver l'œuvre de notre saint. C'était au
cours de la mission de 1709. Le petit jour était venu. Les fidèles emplissaient
l'église, s'étonnant de voir le prédicateur absorbé dans l'oraison, bien que
l'heure eût sonné. Comme s'il lisait dans leur pensée, le Père se tourna vers
eux : « Mes frères, dit-il, le sacrifice sera un peu retardé ce matin. Il nous
faut attendre l'arrivée d'une personne que le malin esprit à égarée dans le marais
pour l'empêcher de profiter des fruits de la mission ». Et il se remit en
prière. Après quelques minutes, il se leva et alla revêtir les ornements
sacerdotaux. A cet instant précis une jeune femme, Perrine Rialland, entra dans
l'église. Que lui était-il arrivé ?
Ce qui lui était arrivé
? nous le racontions dans notre petite revue du Calvaire, l'Ami de la Croix
(juin 1933), d'après le récit que nous avions sous la main. Mais nous avions
compté sans la tradition, toujours vivante à Crossac. Notre narration,
paraît-il, n'était pas en tout point exacte. Nos lecteurs protestèrent auprès
du curé, qui nous le fit aimablement savoir.
Le lecteur se souvient
peut-être de l'attentat manqué contre le saint lors de la mission de Campbon
(février-mars 1709). La Voix publique en accusait des gens de Montmignac. Vers
1935 le curé, M. Jaumouillé, nous disait que ses Campbonais avaient si peu
oublié la chose qu'ils en tenaient toujours rigueur aux habitants de ce
village, lequel, de plus, il est vrai, avait été « pataud » pendant toute la
Grande Révolution. Aucun curé avant lui n'avait pu faire accepter des
paroissiens qu'un homme de Montmignac fût nommé marguillier. Il n'est pas
jusqu'à cet infime détail que la tradition n'eût conservé : les assassins,
ayant manqué l'homme, réussirent à lui tuer son chien, qui s'appelait — nous le
donnons autant que notre mémoire est fidèle — Gabi.
Vers 1860, Quérard,
avons-nous déjà dit, entendit fréquemment, en Bretagne et en Poitou, des «
anciennes » de quatre-vingts ans chanter le dialogue des deux bergères,
Geneviève et Sylvie. Elles savaient par cœur ces couplets composés par le
missionnaire quelque cent cinquante ans auparavant et elles « se répondaient à
l'envi, de leurs voix chevrotantes ».
Mais voici plus
surprenant encore. La complainte dont nous avons parlé : le bon Père de
Montfort est mort..., Quérard l'avait trouvée jusque dans le pays de Saumur,
sur des lambeaux de papier soigneusement conservés. Les dix couplets
encadraient une image où l'on voyait l'homme de Dieu prêchant à la foule au
pied de la croix d'un calvaire. Or, cette complainte, il n'y a pas si
longtemps, plus d'un vieillard la savait encore. Peu avant 1930, nos étudiants
scolastiques de l'abbaye de Montfort-sur-Meu étaient en vacances à Saint-Cast.
Un jour, un groupe d'entre eux fut abordé sur la plage par une ramasseuse de
coquillages qui n'était plus jeune. « Vous êtes des enfants du Père de
Montfort, n'est-ce pas ? — Mais oui. — Eh bien, si vous permettez, je vais vous
chanter la complainte de votre Père ». Et la voilà entonnant de sa plus belle
voix :
Le Bon Père
de Montfort est mort...
Il était
natif tout de bon
De la haute
et noble Bretagne,
Il
s'appelait Louis Grignion ;
Il naquit à
Montfort-la-Cane ;
Enfant, dès
ses plus jeunes ans,
A Rennes, il
devint savant.
Agé de
quarante-trois ans,
Après croix
et travaux sans trêve,
Il mourut
bien avant le temps,
Prêchant à
Saint-Laurent-sur-Sèvre,
Baisant les
pieds du crucifix,
Rendant son
âme à Jésus-Christ.
Ah ! quelles
sensibles douleurs !
Les peuples
pleurant, tout en larmes
Ce n'était
que cris et que pleurs ;
Les hommes,
les enfants, les femmes,
Baisaient
avec un grand remords
Les pieds du
bon Père Montfort.
Et que d'objets
conservés comme des reliques dans les paroisses où il passa ! A la Chèze, au
Beugnon, et en plusieurs autres lieux, c'est la pierre qui lui servait
d'oreiller. A la Séguinière, c'est une statue de la Sainte Vierge portant
l'Enfant Jésus, statue qu'il aurait sculptée avec son couteau. A Roussay, c'est
pareillement une Madone en bois de poirier, placée dans l'église paroissiale,
et deux statuettes ornant la chapelle restaurée, un pot de terre qui servait à
lui cuire sa soupe, et que garde la famille Brunei. — Pendant cent cinquante
ans, ce fut la barque qui avait servi au saint homme pour porter secours, en
1710, aux inondés de Nantes et qui appartenait à un habitant de Donges, qui fit
le service du passage des voyageurs entre cette localité et Paimbœuf. Une
planche pourrissait-elle, on la remplaçait. C'était toujours pour la population
la barque du Père de Montfort à l'abri de tout accident.
Et puis le missionnaire
ne quittait jamais une paroisse ou une région sans y avoir fondé du durable. Il
restaure ou crée des lieux de prière, il institue des confréries, il établit
des pratiques de dévotion, celle du Rosaire, particulièrement. Et ce qui fait
la fortune de ces choses, l'attachement que le peuple leur témoigne, c'est
qu'elles sont du Père de Montfort. Un bel exemple en est le Calvaire de
Pontchâteau.
Oh ! qu'en
ces lieux on verra de merveilles !
Que de
conversions !
De
guérisons, de grâces sans pareilles !
Faisons un
calvaire ici,
Faisons un
calvaire.
Oh ! que de
gens y viendront en voyage !
Que de
processions,
Pour voir
Jésus et pour lui rendre hommage !
Faisons un
calvaire ici,
Faisons un
calvaire.
avait chanté l'homme de
Dieu.
La première de ces
merveilles, ce sont ces milliers de travailleurs répondant de plus de cent
paroisses — ces grandes paroisses de l'Ouest —, pendant vingt-cinq ans,
1888-1913, à l'appel du P. Jacques Barré pour restaurer et surélever la sainte
montagne et lui adjoindre un vaste parc peuplé de sanctuaires et de statues.
Mais cette montagne, c'était le Calvaire du Père de Montfort. Le saint y aurait
son tombeau qu'il ne pourrait y être honoré davantage. C'est lui qu'on y vient
prier, lui qu'on y vient remercier, lui dont on acclame le nom, après ceux de
Jésus et de Marie, du haut de ce sommet sacré, lui qui attire à chaque dimanche
de la belle saison un afflux sans cesse renouvelé de pèlerins.
Et ce qui est vrai du
Calvaire de Pontchâteau l'est aussi de ces sanctuaires de la Sainte Vierge
qu'il construisit ou restaura et où l'on se porte en pèlerinage. On y accourt
parce qu'on a foi en sa puissance sur le cœur de la Mère de Dieu. Avec quelle
ferveur on y récite son rosaire ! Avec quel entrain on y chante ses cantiques !
Et quelles faveurs on y obtient ! A la Garnache, il a magnifiquement réparé une
ancienne chapelle dédiée à saint Léonard, y a placé une statue de la Sainte
Vierge, de deux pieds et demi, avec son Fils dans ses bras et l'a bénite sous
le nom de Notre-Dame de la Victoire. Or, le P. Besnard, qui donna une mission
dans cette paroisse plus de cinquante ans après, écrit : « Il y a toujours un
concours extraordinaire de pèlerins à cette chapelle et les offrandes qu'on y
fait sont si considérables que la paroisse a été obligée de nommer un
conseiller pour les recueillir et en tenir compte. La dévotion des fidèles y
est récompensée par un nombre infini de guérisons, et lorsque j'y allai en
1763, un bon vieillard du temps de M. de Montfort m'assura avoir vu plus de
soixante personnes y laisser leur béquilles, se trouvant subitement guéries et
en état de s'en aller. Les larmes qu'il versait en disant ceci m'attestaient
assez la vérité et la sincérité des paroles» (Livre IV).
Dans notre chapitre VII
nous avons vu la Grange de la Bergerie à Poitiers transformée par le
missionnaire en un sanctuaire dédié à Marie Reine des Cœurs. C'est pendant
quarante ans que Jacques Goudeau qui voulut bien en être le gardien, y
présidera la récitation du chapelet. « Grâce à l'influence laissée par le
saint, l'impiété révolutionnaire, écrit le P. Le Crom (p. 139), se heurtera
dans ce quartier à des cœurs vaillants qui sauront écrire de magnifiques pages
d'héroïsme chrétien».
Autre moyen de perpétuer
les fruits d'une mission : les confréries. Soldats de Saint-Michel dans les
villes de garnison, Pénitents Blancs, Société des Vierges, Amis de la Croix,
confrérie du Rosaire, confrérie du Saint Sacrement[143].
De la première, celle des Soldats de Saint-Michel, dont l'idée lui était venue
hors de son pèlerinage au Mont du glorieux archange, à son retour de Rome, et à
laquelle il donna à peu près les mêmes règlements qu'aux Pénitents Blancs, le
P. Besnard (Livre II) dit qu'elle se maintint longtemps avec beaucoup de fruit.
Celle des Pénitents Blancs, le biographe, qui écrivait en 1770, la trouva
toujours vivante en plusieurs paroisses, notamment à Taugon-la-Ronde. De même
les confréries des « Amis de la Croix », dont la plus florissante, celle de
Saint-Similien de Nantes, ne doit pas faire oublier celles de la Chèze, de La
Rochelle, de Taugon, sans compter d'autres paroisses dont on n'a pas retenu les
noms. Ajoutons la dévotion du Saint Esclavage qu'il établissait, nous a dit
Grandet dans toutes les paroisses où il faisait mission, dévotion avec laquelle
il avait si bien familiarisé quantité d'âmes que ses successeurs pourront
continuer à la prêcher sans qu'elle suscite le moindre étonnement.
Mais la dévotion qu'il
implanta le plus profondément fut celle du Rosaire. Même là où il la trouva
déjà en honneur, il lui donna une telle vitalité par l'onction et la flamme
avec lesquelles il la prêchait que les populations lui en attribuèrent la
paternité et s'y attachèrent d'autant plus qu'elles y reconnaissaient la
pratique préférée de leur saint apôtre. Pour ne citer que la petite île d'Yeu,
dans les trois chapelles consacrées à la Sainte Vierge, le Rosaire continuait à
être récité fidèlement quand y passa le P. Besnard plus de cinquante ans après
la mort du missionnaire.
Les
mainteneurs
Ainsi le biographe pouvait-il
écrire sans exagération aux premières pages de son ouvrage : « On observe
encore en une infinité d'endroits les pratiques qu'il avait coutume d'établir
et qui rendent sa mémoire en si grande vénération ». Que le plus souvent ces
pratiques ne se soient pas conservées toutes seules, mais qu'il ait fallu des
mainteneurs, personnes d'œuvres, toute dévouées aux fondations du missionnaire,
comme à Nantes ; curés du zèle de celui de Saint-Lô, qui avait été vicaire dans
cette ville lorsque Montfort, se rendant à Rouen, y passa, ou encore de celui
de la Séguinière, cela va de soi. « Ah ! disait le premier au P. Besnard, en
1755, je ne puis exprimer le bien qu'il opéra dans cette ville, où il fit des
conversions admirables et qui ont été constantes, ni les actes de vertu que je
lui ai vu pratiquer. Il y établit si bien la piété que quantité de personnes
qui vivent très saintement sont les fruits de ses prédications et de ses avis.
Il recommanda si bien le Rosaire qu'on l'y dit encore». Mais aussi faut-il ajouter
que ce saint prêtre, M. Le François, accompagné des autres membres du clergé,
conduisait chaque année depuis plus d'un demi-siècle, l'après-midi du Vendredi
Saint, les paroissiens de Saint-Lô au pied de la croix de mission que M. de
Montfort avait portée lui-même, après s'être disposé à cette sainte action par
un jeûne de vingt-quatre heures. Un prêtre y prononçait un sermon sur la
Passion. Et comment douter que ce modèle de prêtre, d'origine irlandaise,
qui gouvernait la
paroisse de la Séguinière, M. Cantin, que notre saint appelait « le curé selon
son cœur », ait fait tous ses efforts pour maintenir la ferveur de la mission.
Ayant rencontré à Angers Grandet, qui travaillait à la vie de M. de Montfort,
avec quelle joie il lui assurait que cette ferveur était aussi vive qu'au
départ du missionnaire, que le chapelet se disait tous les jours dans son
église avec une grande affluence, et trois fois les dimanches et fêtes, qu'il
ne croyait pas qu'il y eût une seule maison dans sa paroisse où chacun ne le
récitât en particulier ou en commun. (Besnard Livre V).
Ses
missions en Aunis. Regrettable insuffisance du clergé pour en perpétuer les
fruits.
Correspondant
géographiquement, depuis le Concordat, au département de la Charente-Maritime,
formé lui-même de l'Aunis, de la Saintonge et d'une petite portion du Poitou,
le diocèse de La Rochelle ne se classe pas parmi les meilleurs de France.
Beaucoup d'indifférence, insuffisance numérique du clergé malgré un appoint de
50 pour 100 (chiffre de 1961) de prêtres d'origine étrangère. En Aunis, cette
pénurie sacerdotale indigène ne date pas d'aujourd'hui. Déjà, vers le milieu du
XVIIe siècle, plus de quatre paroisses rurales sur cinq étaient
desservies par des prêtres venus du dehors.
A l'affligeant tableau
que Besnard nous a laissé de l'état religieux de cette région au temps de notre
saint, il ne semble pas douteux qu'elle ne fût alors la plus déshéritée du
diocèse. C'est ce qui expliquerait que l'ardent apôtre s'y dépensa plus que
nulle part ailleurs, y donnant, pendant quatre ans, quelque vingt-cinq
missions, alors que l'on compte sur les doigts de la main celles qu'il prêcha
dans la région Nord du diocèse qui fera partie de la Vendée militaire.
L'entreprit-il par initiative purement personnelle — Misereor super turbam — ou conseillé par Mgr de Champfleur, qui
l'aurait recommandé ou même, s'il était nécessaire, imposé aux curés, c'est ce
qui n'est pas établi.
Dans cette série de
vingt-cinq missions, chiffre à peu près égal à la totalité des paroisses de
l'Aunis, le biographe ne signale aucun échec. Si le missionnaire en avait subi
c'eût été vraisemblablement dans la petite localité de Fouras, qui semble bien
avoir été alors la plus misérable de l'Aunis, et que Besnard, évidemment,
choisit à dessein pour nous faire entendre la merveilleuse transformation
opérée par l'homme de Dieu dans tout ce coin de terre. Ecoutons-le parler.
« Il trouva une église
dans le plus pitoyable état, toute décarrelée et où il n'était pas possible de
faire décemment l'office divin. Une sacristie sans ornement, sans linge, un
peuple extrêmement grossier, bouché on ne peut plus dur, féroce, insensible,
sans mœurs, sans instruction, d'autant plus à plaindre que, depuis longtemps,
il n'avait personne qui pût ou qui voulût lui rompre le pain de la parole. On
le logea lui et les siens dans un vieux galetas délabré qu'on y montre encore
aujourd'hui comme ayant servi de demeure à M. de Montfort pendant la mission,
et où ils étaient tellement exposés aux injures de l'air que le matin ils
trouvaient leurs lits tout couverts de neige. Les habitants du lieu portèrent
d'abord l'ingratitude ou l'intérêt au point de les laisser manquer du
nécessaire en sorte qu'il fallût que le saint missionnaire empruntât quelque
argent d'un petit marchand pour faire subsister ceux qui étaient avec lui ; car
pour ce qui était de lui-même, il pensait si peu à la nourriture qu'après avoir
prêché, confessé et travaillé tout le jour, il ne mangeait souvent qu'un
morceau de pain vers le soir.
« Malgré un si dur
abandon, son zèle ne se ralentit point, il redoubla même à la vue de la stupide
insensibilité de ce peuple. Il prêcha avec tant de feu et tant d'énergie la
nécessité de faire pénitence et de la faire sans délai qu'au bout de quelques
jours on le regarda comme un prophète envoyé de Dieu pour annoncer ses
vengeances contre ceux qui ne profiteraient pas des jours de sa miséricorde. Il
leur apprit à s'approcher dignement des sacrements de Pénitence et
d'Eucharistie et ils n'avaient pas plutôt commencé à ouvrir leurs cœurs aux vérités
du salut qu'on vit en eux des hommes tout nouveaux. Le reste de la mission, M.
de Montfort n'eût qu'a se louer de leur assiduité ; de leur ferveur et de leur
docilité à prendre tous les moyens qu'il leur prescrivait pour
assurer leur conversion.
La récitation du Rosaire n'y est
pas oubliée. Les grandes réparations qu'il leur fit faire dans leur église, la
propreté, l'arrangement qu'il rétablit dans leur sacristie et les ornements
dont il la fournit, le mirent à même de célébrer les divins offices avec une
décence qu'ils n'avaient jamais vue et qui les ravissait d'admiration ».
Le biographe ajoute : «
Il donna les mêmes soins pour l'église de Saint-Laurent-de-la-Prée et fit
refermer le cimetière des deux paroisses qui étaient profanés de la manière la
plus scandaleuse[144].
Sur son lit de mort, le
missionnaire aura une pensée touchante pour ces pauvres paroisses. « Je donne à
chaque paroisse de l'Auny où le Rosaire persévérera une des bannières du
Saint-Rosaire », écrira-t-il dans son testament. Pour prolonger son action, il
eût fallu que les Mulotins reprissent en main toute cette partie du diocèse, ce
qu'ils ne firent pas.
Pour mesurer les fruits
durables des missions données par Montfort, il serait nécessaire de faire
entrer en ligne de compte d'abord ces résultats tangibles que furent les
réparations des édifices sacrés, qui permirent de pouvoir à l'avenir célébrer
dignement les divins mystères et continuèrent à imprimer dans l'esprit des
peuples le respect de la maison de Dieu. N'y avait-il pas des pays vignobles où
c'était dans l'église qu'on pressait la vendange ?
« Je ne me souviens pas,
écrivait à Grandet (p. 309), M. des Bastières, qu'il ait entrepris aucune
mission sans avoir fait faire des réparations considérables dans les Eglises
paroissiales, ou dans les chapelles particulières ; surtout, lorsqu'elles
étaient dédiées à Dieu sous l'invocation de la Sainte Vierge. Il a fait rebâtir
tout à neuf la chapelle de Notre-Dame des Victoires, dans la paroisse de la
Garnache, au diocèse de Luçon, où on assure qu'il s'est fait, et se fait
encore, quantité de miracles. C'est lui qui a fait le rétablissement magnifique
de l'église paroissiale de Taugon- la Ronde, la Chapelle de Saint-Jean
l'Evangéliste dans la ville de Poitiers ; et l'église tout entière de Mervant,
et à la Séguinière. La chapelle de Notre-Dame de toute Patience au diocèse de
La Rochelle. Il a fait paver et entièrement blanchir les églises de Cambon, de
Pontchâteau, de Crossac, du Vanneau et de beaucoup d'autres dans le diocèse de
Nantes. Il faisait raccommoder tous les ornements et blanchir les linges des
églises où il faisait mission. Quand ils n'étaient pas propres, il en faisait
faire de neufs. Il faisait aussi acheter des tabernacles magnifiques, et dorer
ceux qui ne l'étaient pas ; lui-même se donnait la peine de nettoyer les
autels, les murs des églises, et les vases sacrés, les statues et les tableaux
de saints, et faisait toutes ces fonctions en surplis, en chantant des
cantiques, ou en psalmodiant le chapelet avec les personnes qui lui aidaient,
ramassait tous les ornements des églises qui ne valaient pas la peine d'être
raccommodés pour en faire des cendres pour le premier jour de carême.
« Il menait toujours
avec lui dans ses missions, un peintre et un sculpteur, pour couvrir ou réformer
les tableaux et les statues des saints qui étaient indécentes ou mal faites ;
il lègue par son testament 150 livres pour faire apprendre à cette intention à
Frère Nicolas, le métier de sculpteur. Il a aussi fait bâtir beaucoup de
sacristies ».
Ajoutons la fin de cet
abus d'enterrer dans l'église et la clôture en maçonnerie des cimetières
exposés à l'invasion du bétail.
Ensuite, l'abolition
définitive de certaines foires et assemblées scandaleuses qui se tenaient le
dimanche. Nous n'insistons pas, en ayant déjà cité de remarquables exemples.
De plus la fin
d'interminables procès, de mésintelligences, de brouilles, de rancunes, de
haines qu'on se transmettait souvent de père en fils. Dans les paroisses où il
passait, il appelait à lui tous les différends, se faisant au besoin assister
d'homme de loi. Cela — se souvenant sans doute qu'il était fds d'avocat — dès
son entrée dans la carrière des missions. Prêchant à Saint-Savin de Poitiers, «
il y termina, dit Grandet (p. 79) grand nombre de procès par le moyen des
Officiers de justice qu'il avait priés de former un bureau, où toutes les
affaires des parties étaient terminées sans frais après les avoir examinées
avec beaucoup d'exactitude ». A Sallertaine, il réussit à mettre fin à plus de
cinquante procès et à ménager plus de cent réconciliations. A Courçon, en
Aunis, pasteur et fidèles se détestaient cordialement et ce n'étaient que
divisions de famille. Un soir, il parla avec tant de cœur sur le pardon des
injures que le curé l'interrompit pour demander pardon à son peuple du scandale
qu'il lui avait donné par ses paroles et ses gestes de violence. « Eh quoi !
mes frères, dit aussitôt le missionnaire, ne suivrez-vous pas l'exemple de
votre pasteur et n'oublierez-vous pas vous aussi vos rancunes ? » La cérémonie
ne s'acheva pas sans qu'on fit en présence du Seigneur des promesses
solennelles de réconciliation, et, les jours suivants, le saint arbitrait
quantité de différends.
Voilà sans doute des
résultats durables. Sans le passage du saint combien de temps ces inimitiés,
nées le plus souvent à propos d'affaires d'argent et principalement
d'héritages, et dont plusieurs déjà ne dataient pas d'hier, se fussent-elles
prolongées ? Est-il nécessaire d'aller en Corse pour rencontrer de ces haines
que l'on se fait un point d'honneur de transmettre de père on fils pendant des
générations ?
Peut-on se fonder sur
les statistiques de communions pour apprécier les effets d'une mission ?
Plusieurs fois dans ses
cantiques, Montfort incite à communier fréquemment. Contentons-nous de citer ce
couplet. Il se trouve dans la pièce intitulée : Règlement d'un homme converti
dans la mission.
Tous les
mois pour l'ordinaire
J'approche
des sacrements,
Et plus,
s'il est nécessaire
Selon les
lieux et les temps.
Plus souvent
je communie,
Et plus je
reçois la vie.
Nulle part il ne
présente la communion comme une récompense de la vertu mais bien comme une
nourriture de salut.
Cependant, ni le Règlement des Pénitents Blancs (Grandet
p. 386), ni les Pratiques de ceux qui ont
renouvelé les vœux de leur baptême pour vivre chrétiennement (p. 396), ne
contiennent d'article sur la communion fréquente. Dans le règlement, il est dit
n° 2 : « Ils se confesseront souvent, surtout les premiers dimanches du mois et
les fêtes principales de l'année ». Rien sur la communion. Dans les pratiques
n° 3 : « J'irai à confesse tous les mois ou plus souvent, si je puis, par
obéissance à un bon directeur ». Et seulement une exhortation à la communion au
n°4. « Tous les ans en particulier, je recommencerai les vœux de mon baptême,
je réciterai le Saint Rosaire, j'adorerai le Saint-Sacrement pendant une
demi-heure, et je tâcherai de communier ce jour-là ». Dans le règlement des
quarante-quatre Vierges, rien touchant la confession, mais : « Elles
s'assembleront quatre fois l'année à l'église, aux fêtes de l'Annonciation de
la Sainte Vierge, le dimanche dans l'octave de son Assomption, le jour de la
Conception et de la Purification. Elles communieront ensemble habillées de
blanc, à la grand'messe... »
A consulter ses plans de
sermons de mission, on voit que l'essentiel de l'effort se portait à retirer
les âmes du péché par une bonne confession. Instructions sur la nécessité d'un
sérieux examen de conscience et d'un aveu sincère, d'une vraie contrition et
d'un ferme propos. Pour y aider les pénitents, autres instructions sur les
péchés les plus graves et les plus fréquents, et ces terrifiantes prédications
sur les fins dernières. La communion, traitée directement, ne faisait guère
l'objet que d'un sermon divisé en trois points : la communion indigne, la
communion tiède, la communion fervente.
Hors le temps de la
mission et les circonstances extraordinaires, même dans les paroisses
ferventes, on ne communiait généralement qu'à Pâques. De là peu de différence
sur ce point entre les bonnes paroisses et les paroisses médiocres, où
l'habitude était aussi de communier au temps pascal. S'en dispenser, c'était en
quelque sorte s'exclure de la communauté chrétienne. Ne fut-ce pas un scandale
à Paris quand on sut que Louis XV avait cessé de faire ses pâques ? Même
fidélité à observer les jours maigres et à garder le jeûne hors les cas
d'exemption. On connaît la réplique spirituelle de la marquise de Montespan,
alors maîtresse de Louis XIV, à certaines dames de ses amies qui s'étonnaient
qu'elle fût si scrupuleuse à faire son carême et ses Quatre-Temps : « Depuis
quand un péché mortel est-il un laissez-passer à tous les autres » ? Sur ce
point de la communion, une mission ne changeait rien aux habitudes et, en réalité,
ne se proposait pas de le faire. On ne peut donc conclure, du fait que dans
l'année qui suivait la mission, le nombre des communions était retombé à celui
de l'année qui l'avait précédée, que cette mission n'avait donné que peu de
fruits. Ce à quoi les missionnaires, Montfort comme les autres, s'appliquaient,
— Besnard le dit en propres termes pour la mission de Fouras — c'était de
préparer les âmes à s'approcher dignement des sacrements de Pénitence et
d'Eucharistie, car une bonne confession, et, en conséquence, une bonne
communion, le second point dont traitait Montfort dans le sermon qu'il leur
consacrait c'était sa rareté. Avec quelle vigueur saint Alphonse de Liguori
s'élèvera contre ces curés qui ne faisaient jamais venir de confesseurs
étrangers et qui, vivant — c'était chose fréquente dans l'Italie du Sud — en
familiarité avec leurs paroissiens et souvent même au milieu de leur parenté,
n'entendaient guère que des confessions sans sincérité.
Assurément, après deux
siècles et demi, il est difficile d'apprécier le renouvellement opéré par
Montfort dans les paroisses et les contrées qu'il évangélisa. Qu'étaient-elles
avant son passage[145]
et que furent-elles après et pendant combien de temps ? N'y eut-il trop souvent
que des résultats assez superficiels ? Et s'il est impossible de nier, en se
rapportant au témoignage de ses premiers historiens, le grand ébranlement
produit à chacune, peut-on dire, de ses missions, n'aurait-ce pas été en
beaucoup d'endroits qu'une émotion passagère, un « feu de paille » ? Que lui
doivent celles des paroisses de son apostolat qui se distinguent aujourd'hui,
par leur vitalité chrétienne ? Tant d'autres ouvriers y travaillèrent après
lui, qui utilisèrent de puissants moyens d'action, à commencer par les écoles
tenues par des religieux et des religieuses ! Que ne doit-on pas, par exemple,
le diocèse de Luçon aux Frères de Saint-Gabriel ? De plus, quels souvenirs
vivifiants laissèrent, surtout chez les habitants des campagnes, les guerres de
Vendée, quel attachement à une religion pour laquelle leurs pères avaient si
généreusement versé leur sang !
Ce
que laisse toujours le passage d'un saint « puissant en œuvres et en paroles »
comme Montfort
Cependant, outre les
constatations faites sur place par Grandet et plus encore par le P. Besnard et
par Quérard de la permanence des changements admirables dus aux prédications de
notre saint, on possède des faits d'où, en bonne logique, on doit déduire des
résultats. Nous avons entendu M. Le Normand dire dans sa lettre à Grandet, qu'à
Poitiers M. Grignion avait sanctifié plus de deux cents personnes. Entendons au
sens fort ce mot « sanctifié ». Il est vrai que plusieurs Filles, comme il le
dit, prirent le parti d'être religieuses et que d'autres vivaient avec une
dévotion sans pareille. Mais enfin, parmi ces deux cents personnes, il dut bien
s'en trouver un certain nombre qui étaient déjà engagées dans les liens du
mariage ou qui s'y engagèrent. Comment croire qu'elles ne fondèrent pas des
familles chrétiennes jusqu'à la moelle. Ce qui se passa à Poitiers, comment
n'aurait-ce pas eu lieu en maint autre endroit ?
Des conversions
retentissantes nous ont été rapportées par ses premiers biographes. Les sujets
en furent le plus souvent de personne influentes et vraisemblablement mariées.
Furent-elles les seules à bénéficier de ce coup de la grâce, et leur famille,
leur monde, le peuple qui en fut témoin, ne s'en ressentirent pas ?[146].
Enfin, aux moyens que
nous l'avons vu employer pour perpétuer le fruit de ses missions que ne dut-il
pas ajouter de supplications, de jeûnes, de flagellations sanglantes ? Lui qui
voyait si loin en tout, quand il donnait la mission dans quelque paroisse
misérable, était-ce seulement pour la génération présente qu'il redoublait de
prière et de mortification ? Peut-on croire qu'il n'ait pas été exaucé ?
Voici un trait que
Quérard rapporte de Saint-Pompain.
« Le souvenir de Montfort est demeuré si
profondément gravé dans le cœur et la mémoire de ce peuple que les plus grands
pécheurs de la paroisse le vénèrent toujours comme un homme puissant en œuvres
et en paroles, comme un très grand saint. En 1882, nous avons trouvé un homme
de plus de soixante ans qui n'allait plus que rarement à la messe le dimanche
et qui ne semblait plus tenir à la religion que par la vénération marquée qu'il
avait pour le Père de Montfort. Il tenait de ses ancêtres une chaine de fer
qu'avait bénite et portée le saint missionnaire lui-même autour de ses reins.
La famille se l'était partagée. Il lui en était échu en héritage sept anneaux.
Il ne lui en restait plus que quatre qu'il conservait bien précieusement dans
un étui où, autrefois, comme militaire, il enfermait sa feuille de route et de
congé, et cet étui était disposé à la place d'honneur dans la plus belle de ses
armoires. Lorsqu'il y avait des malades dans la contrée, on allait chercher son
bout de chaîne et on le déposait sur leur poitrine, et souvent on obtenait des
guérisons inespérées des médecins et toujours des grâces extraordinaires ».
En combien de paroisses
le saint missionnaire survivait-il ainsi, trait d'union entre les âmes et Dieu
!
Citons encore Besnard
(livre VII) :
« Ce fut au
commencement de l'hiver de l'année 1714 que M. de Montfort partit de Rennes
pour se rendre à La Rochelle. Il comptait qu'aux incommodités de la saison, se
joindraient des humiliations et des croix. Son espérance fut trompée. Il ne
trouva sur sa route que des marques de la vénération publique. De tous cotés on
courait à lui pour lui demander sa bénédiction et lorsqu'il arrivait dans
quelques-uns des endroits où il avait travaillé, le nombre des personnes qui
l'environnaient était quelquefois si grand qu'il ne s'arrêtait point et se
contentait de leur dire : « Mes petits enfants, mes chers enfants, je souhaite
que le Seigneur vous bénisse et qu'il vous fasse tous des saints ». Si de temps
en temps la gloire de Dieu demandait qu'il séjournât dans un lieu, il était
obligé pour se dérober à la multitude de partir longtemps avant le jour ;
encore s'en trouvait-il qui venaient l'attendre à la porte pendant presque
toute la nuit afin d'avoir la consolation de lui dire adieu. Us le conduisaient
ensuite le plus loin qu'il leur était possible et ils ne le laissaient qu'après
les témoignages les plus touchants de leur tendresse et des plus sensibles
regrets, pensant peut-être qu'il ne leur serait plus accordé de le voir. « J'ai
vu plusieurs fois, dit le Frère qui l'accompagnait dans son voyage, des
personnes même très considérables, de tant loin qu'elles l'apercevaient, mettre
pied à terre et se prosterner à genoux le suppliant de leur donner sa
bénédiction ».
Et cet autre témoignage
(Besnard Livre VII) :
« La mission (de
Fontenay) finie, M. de Montfort alla faire un tour à sa grotte de la forêt de
Vouvant. M. Gusteau, prieur de Doix, qui était alors écolier à Fontenay, dit
que notre saint prêtre le prit pour l'accompagner dans ce petit voyage. « Je
fus édifié, ajouta-t-il, de voir un nombre de personnes qui quittaient leurs
travaux pour venir se mettre à genoux sur les bords des chemins, pour le voir.
Il les bénissait et leur faisait avec son pouce un signe de croix sur le front
».
Quel prestige de
sainteté ! Comment, dans les paroisses où il était passé, la nouvelle
génération n'aurait-elle pas été avide d'entendre les anciens raconter leurs
souvenirs ?
Montfort est entré dans
la légende. Lui a-t-on attribué plus qu'il ne lui est dû ? Comme les artistes
de génie, poètes, musiciens, peintres, sculpteurs, les saints sont des inspirés
qui nous atteignent dans nos profondeurs. Peut-être ne diront-ils rien de
nouveau. Il n'en seront pas moins une révélation, car ils y mettront l'accent.
Avec eux les vieilles vérités retrouvent la verdeur de leur jeunesse. Elles
saisissent comme si on ne les avait jamais entendues. Ils rendent à l'Evangile
sa saveur première et renouvellent ainsi le christianisme. Le clergé est le
premier à profiter de leurs héroïques exemples de vertu par entraînement
d'abord, ensuite, parce que le peuple est devenu plus exigeant à l'égard de ses
pasteurs. Des générations vont se ressentir du passage de ces hommes de Dieu et
la voix publique n'aura pas tort de leur attribuer la transformation ou la
conservation de toute une région, car ce sont eux qui mirent tout en branle.
Ce n'étaient pas des
missionnaires médiocres qui composaient la troupe de M. Leuduger alors que
notre saint travaillait avec eux. De qui cependant le peuple a-t-il gardé le
souvenir, et quel souvenir !
CHAPITRE XXVI
MONTFORT, LES MISSIONNAIRES SES FILS, ET LA VENDEE
Le concordat ! Jamais
peut-être au cours de l'histoire, la puissance séculière, en traitant avec
l'Eglise, non sans l'arrière-pensée de l'asservir, ne travailla si bien contre
ce dessein. On vit alors l'autorité du Siège apostolique invoquée par le
potentat, fils de la Révolution, comme jamais elle ne l'avait été par aucun prince
chrétien. Que demandait en effet Bonaparte au Souverain Pontife ? d'anéantir
d'un trait de plume une Eglise immense et de la reformer toute entière, de
déposer dans leur totalité évêques et pasteurs, de remanier toutes les
circonscriptions ecclésiastiques, de déclarer aliénés à perpétuité les biens du
clergé tant séculier que régulier. Car telles furent les conditions du
Concordat, un de ces coups où la Providence dissimule si bien sa main qu'on ne
l'y reconnaîtra que peu à peu.
Bonaparte voulait la paix
religieuse et, en France, la Vendée était son grand souci. Elle n'avait plus
d'armée mais le feu y couvait toujours sous la cendre. « Vienne la guerre au
dehors et la Vendée peut s'insurger encore plus terrible, avait écrit
confidentiellement au Directoire le jeune général qui devait mériter le titre
de pacificateur, Hoche. C'est un volcan comprimé, mais il fermente toujours et
peut jeter de nouvelles laves... Une guerre pareille renouvelée dans quelques
années perdrait le gouvernement ». Livré aux extrémistes, le Directoire n'avait
tenu aucun compte de cet avertissement. Mais Bonaparte, devenu Premier Consul
et maître de la France, ne pensait pas autrement que Hoche.
Or pourquoi les Vendéens
s'étaient-ils insurgés ? Uniquement pour n'être pas contraints de devenir
schismatiques. Sans la Constitution civile du Clergé qui méconnaissait
l'autorité du Saint-Siège, il se
seraient tenus tranquilles. La
Révolution — leurs cahiers de doléances en font foi — ne les avait pas trouvés
moins désireux de réformes que la masse de la paysannerie française. Mais quand
Paris voulut remplacer leurs curés par des prêtres qui avaient prêté serment à
cette Constitution condamnée par Rome, il n'y eut qu'un cri, de Vihiers à
Chalans : Nous ne voulons pas des intrus.
Des commissaires sont
envoyés dans les départements de la Vendée et des Deux-Sèvres. C'est par
paquets qu'ils trouvent des pétitions sur les bureaux du district. Interrogeant
les autorités des campagnes, ils n'entendent qu'une réponse : Rendez-nous nos
églises, retirez les assermentés et tout rentrera dans l'ordre.
Et ce sera toujours la
même réclamation. En décembre 1794, Charette accepte de causer avec les
Républicains. Les négociations traînèrent jusqu'au 17 février suivant. La
question religieuse avait dominé tous les débats. Au traité qui fut appelé la
Pacification de la Jaunaie, nom du château voisin de Nantes où se tenaient les
réunions, Charette n'apposa sa signature que lorsque les Représentants eurent
consenti à y inscrire en termes formels le libre exercice du culte.
Pour en finir avec la
Vendée, un seul moyen restait à Bonaparte : reconnaître l'autorité du
Saint-Siège et traiter avec elle.
La puissance des armées
vendéennes avait fait trembler la Convention. Une guerre de géants, dira
Napoléon. Jacquerie dans le Marais et au pays de Machecoul, bataille dans la
Vendée centrale, croisade dans les Mauges, c'est ainsi que Pierre de la Gorce
caractérisa selon les lieux l'insurrection.
Et celle qui mena cette
croisade, la Vendée angevine, dans les Mauges, c'est elle qui par sa cohésion,
son organisation, sa discipline, le nombre et le poids de ses combats, domina
toute la guerre. Et c'est elle aussi qui cria le plus haut vers le ciel. C'est
elle qui marchait à l'ennemi le rosaire au cou, l'image du Sacré-Cœur sur la
poitrine et, sous les balles, suspendait sa charge pour saluer la croix d'un
calvaire. C'est à ses enfants de l'un et l'autre sexe, de tout âge, que Dieu
fit l'honneur de demander le plus de larmes et de sang. Pour qu'ils aient payé
si cher la victoire de leur cause il fallait que, dans les mystérieux desseins
de la Providence, cette cause dépassât
infiniment celle de leur seule Vendée, telle que, dans leur simplicité ils la
concevaient. C'est à eux qu'échut l'insigne privilège de descendre le plus profondément
dans un abîme de douleur qui dut être aussi pour beaucoup un abîme de sainteté.
Car comment douter que parmi tant de victimes immolées de la manière la plus
barbare en haine de Dieu, il n'y en ait eu plus d'une qui se soit offerte en
holocauste à la justice céleste et ait mérité d'être complètement purifiée par
l'épreuve et consumée par le feu de l'amour divin ?
Bien d'autres victimes,
il est vrai apportèrent leur contribution à la rédemption de la France. Dans
d'autres parties du territoire, combien de prêtres, d'anciennes religieuses, de
laïques, hommes et femmes, payèrent de leur vie leur fidélité chrétienne ! Mais
qui peut nier que la part des Vendéens fut de beaucoup prépondérante ?[147]
Père
de la Vendée : Montfort a-t-il mérité ce titre ?
Si la Vendée qui fit de
la guerre une croisade est la Vendée angevine, Montfort y travailla peu. Mais
c'est là qu'il vint achever sa course. De son tombeau, où de vingt lieues on
accourt l'implorer et près duquel ses Filles de la Sagesse ont établi leur maison-mère
et s'est fixée la poignée d'ouvriers évangéliques qu'il a remplis de son
esprit, il anime tout.
Pendant soixante-treize
ans, depuis la mort du grand apôtre jusqu'à la Révolution, les campagnes
vendéennes seront favorisées d'une évangélisation en quelque sorte continuelle.
Missions de quatre et huit semaines avec le plus souvent une demi-douzaine de
missionnaires et parfois même jusqu'à onze. On y venait de toutes les paroisses
des environs, plus de vingt parfois. Tout ceci au témoignage de Quérard.
Héritiers des vertus et
du prestige de leur Père, « vénérés comme des saints », écrira, le 5 juin 1791,
le Directoire de la Vendée, les fils de Montfort n'avaient pas tardé à se
rendre maîtres des esprits et des cœurs. Cependant ils s'en tinrent toujours à
leur rôle purement spirituel, mais avec quelle puissance sur les populations !
En septembre 1791, Dumouriez, alors maréchal de camp, part à Fontenay, avec
deux commissaires, pour inspecter la Vendée et les Deux-Sèvres, où l'on
s'agite... « Le district de Chatillon, écrira-t-il, est infesté de
fanatiques... II y a là une communauté de missionnaires qui ont empoisonné
toute la région par un catéchisme que le ministère public va poursuivre ». Même
déclaration de la part des deux commissaires.
Avant cette enquête, de?
stocks de brochures, provenant du sac de la maison de St-Laurent par les
patriotes de Cholet, avaient été expédiés à Angers au commandant de la garde
nationale et envoyés par celui-ci aux administrateurs avec ce billet : «
J'adresse au département deux gros Mulotins — les deux seuls missionnaires
trouvés à St-Laurent par les patriotes — et un gros paquet de papiers
incendiaires .» Dans ces brochures : Prône d'un bon curé, Entretien sur la
nouvelle Constitution française, Le modèle du chrétien persécuté, L'Eglise et
la Constitution civile, pas un mot qui prêchait la révolte. Tout se bornait à
éclairer les consciences. On y enseignait qu'il n'était pas permis de recourir
au ministère des intrus, on n'exhortait pas à les molester.
Petites feuilles terribles.
Rédigées « à la missionnaire » par des catéchistes professionnels dans une
langue claire, familière, incisive, parfois en forme de dialogue, elles
valaient les meilleurs des sermons.
Traqués comme tous les
prêtres insoumis, les missionnaires s'étaient dispersés et n'exerçaient plus
qu'un ministère clandestin. Plusieurs fois ils échappèrent à la mort. Les
seules victimes sanglantes furent le Père Serres, surpris malade et alité à
St-Laurent, et fusillé, et les Pères Dauche et Verger, que les patriotes de
Cholet avaient capturés. Après avoir été traînés de prison en prison, ils
furent massacrés à La Rochelle par des marins et une populace en furie, qui les
débitèrent en quartiers pour le plaisir de s'en partager les morceaux. On
rapporte même qu'une femme leur aurait arraché la langue « qui, disait-elle,
avait fanatisé tant de personnes ».
Les frères coadjuteurs
furent moins épargnés. A l'une de leurs nombreuses descentes à St-Laurent, les
Bleus s'étant saisis de quatre d'entre eux imprudemment restés à la résidence,
en abattirent deux à coup de sabre, en empalèrent un autre, un grand gaillard
de Breton qui refusait de s'engager dans leurs rangs, et emmenèrent le
quatrième, avec des Filles de la Sagesse, à Cholet où il fut fusillé.
Le 4 février, une de ces
« colonnes infernales » chargées de purifier la Vendée en brûlant et en
exterminant tout sur son passage, atteignait St-Laurent. La veille, le
commandant avait écrit à son chef hiérarchique : « Je te préviens que j'irai
demain matin brûler le bourg, tuer tout ce que je rencontrerai, sans
considération, comme le repaire de tous les brigands. Je n'avais pas encore
occupé un pays où je puisse rencontrer autant de mauvaises gens, tant hommes
que femmes ; aussi tout y passera par le fer et le feu ».
On n'aperçoit pas de
missionnaire accompagnant les combattants ou assistant au conseil des chefs
angevins, qui avait son siège à Chatillon, proche de St-Laurent. Peut-être l'un
ou l'autre eût-il été capable de jouer un rôle assez semblable à celui de
l'abbé Bernier. La tentation ne lui en vint pas. Et pourtant quelle action
puissante et décisive fut celle de cet ecclésiastique ! Ancien professeur à
l'université d'Angers, puis curé de l'importante paroisse de St-Laud, en cette
même ville, l'abbé Bernier se joint aux rebelles, qu'il suivra dans tous les
périls. Il acquiert si bien la confiance des généraux que bientôt,
proclamations, négociations avec les puissances étrangères, tout passera entre
ses mains. Nommé à l'unanimité commissaire général par les députés des paroisses
angevines, il édicté de sages règlements en faveur des populations et achève de
devenir l'arbitre de leur destinée. Il conquerra Bonaparte comme il avait
conquis Hoche. Théologien, diplomate accompli et, par surcroît, homme des
Vendéens, il sera nommé par le Premier Consul, en même temps que deux
conseillers d'Etat, pour négocier, conclure et signer une « convention » avec
les représentants du Pape, acte auquel il ne manquait que les signatures de
Bonaparte et du légat pour devenir le Concordat.
Rien de semblable de la
part des missionnaires. Aucune intervention politique, aucune manœuvre
diplomatique pour terminer cette guerre affreuse, pas plus qu'ils n'avaient
intrigué pour faire recourir aux armes, bien qu'on les en ait accusés. Ce n'est
pas sur leur avis, ambitieux d'influence, mais spontanément que se groupèrent
autour du tombeau de Montfort les services de l'armée angevine, à Cholet les
magasins, à Mortagne l'atelier de réparation, à Chatillon le siège du conseil supérieur,
et à St-Laurent même, dans la maison des Filles de la Sagesse, l'hôpital où
furent soignés indistinctement les blessés des deux partis.
Mais ils parlaient et ce
fut là leur crime... Aujourd'hui certains ne leur en feraient-ils pas reproche
? Si les Vendéens se trouvaient acculés à choisir entre le schisme et la guerre
civile, la pire de toutes les guerres, eussent-ils été coupables aux yeux même
de Dieu, se dit-on, s'ils avaient opté pour le premier de ces maux ? Mais les
missionnaires les fanatisèrent ! Avec M. de Beauregard, alors vicaire général à
Poitiers qui, lui non plus, ne gardait pas le silence, ils furent donc, ce
serait la conclusion, bien qu'à leur corps défendant, les grands coupables de
la révolte et de tous les maux qui s'ensuivirent.
La Vendée se fait gloire
de se dire la fille de Montfort. Et elle l'est en effet. Elle tenait tellement
de lui par lui-même et par ses fils ! Elle vivait de son souvenir, et c'est lui
qu'elle reconnaissait et vénérait dans les missionnaires qu'il avait obtenus du
ciel et pénétrés de son âme. Elle était et n'était pas une œuvre posthume de
Montfort, et quelle œuvre ! tant il se survivait en eux. Comment Dieu, lorsque,
en même temps qu'il la choisissait et la préparait pour défendre héroïquement
sa cause, il suscitait un apôtre populaire aussi exceptionnel que Montfort, ne
les aurait-il pas unis dans ses desseins ? Ne méritaient-ils pas, elle d'avoir
un tel Père, et lui d'avoir une telle fille ?[148]
CHAPITRE XXVII
LES PREMIERES RECRUES DE MONTFORT POUR SA COMPAGNIE DE MISSIONNAIRES
Au cours du carême de
1716, l'homme de Dieu envoyait à Notre-Dame des Ardilliers sous la conduite de
M. Mulot et de M. Vatel, les trente-trois Pénitents blancs de Saint-Pompain
pour obtenir de Dieu de bons missionnaires. II ne verra pas la réalisation de
ses vœux. Quand il mourra le 28 avril de cette même année, la petite Compagnie
tant implorée du ciel ne possédera que des éléments subsidiaires, quatre Frères
unis à lui dans la pauvreté et l'obéissance, et encore par des vœux annuels,
comme il le dit dans son testament (Grandet, p. 256). Peu après les obsèques,
M. Mulot était allé rejoindre M. Vatel à Saint-Pompain. L'un et l'autre encore
jeunes ne se reconnaissaient aucun talent pour la prédication. Jusque là leur
ministère s'était borné à entendre les confessions. Cependant M. Mulot
n'oubliait pas la promesse que Montfort en mourant lui avait faite de lui
obtenir de Dieu la grâce de le remplacer dans les missions. Il était là depuis
deux ans, avec M. Vatel, priant, exerçant le ministère à Saint-Pompain et dans
les paroisses environnantes, attendant l'heure de la Providence, lorsque, vers
la fin du carême 1718, le curé des Loges les pria de venir travailler dans sa
paroisse. Croyant qu'il ne s'agissait que d'entendre les confessions, ils
acceptèrent. Quel fut leur étonnement lorsque le curé leur dit qu'il avait
annoncé au prône une mission en règle donnée par les successeurs de Montfort. Leur
première pensée fut de désavouer un engagement dont ils n'avaient pas compris
toute l'étendue ; mais le curé insista et il fallut se rendre. Ils se
contenteraient de faire des lectures pieuses et d'y ajouter quelques
réflexions. Et voici le miracle. Ecoutons M. l'abbé de Hillerin, chanoine et
trésorier de l'église cathédrale de la Rochelle, parlant en particulier de M.
Mulot dont il avait entendu les premières instructions. « Un sujet, dit-il,
pour le premier exercice du jour et le paraphraser sans art suffisant pour
faire couler les larmes de tout l'auditoire et en exciter les sanglots ; jusque
là que l'on pouvait démêler la forte impression que ses paroles faisaient sur
le cœur des assistants par l'éclat terrible de leur douleur qu'ils ne pouvaient
contenir et qui les mettaient hors d'eux-mêmes. Ces effets n'étaient dus,
continue-t-il, ni à la véhémence du prédicateur qui se servait pour lors d'un
ton radouci, ni à l'impression de certaines vérités qui terrassent, ce que son
sujet ne demandait pas, mais à des considérations et des affections en termes
de prières dont on n'a pas coutume d'être ébranlé au delà de quelques soupirs
». M. Mulot, dans les grandes matières donnait beaucoup de pathétique à ses
expressions par le zèle de l'onction et le feu de la charité dont il les
animait, mais tout cela était dépourvu des ornements du langage et d'un ordre
que l'on ne néglige pas dans les instructions publiques lorsqu'on a dessein de
toucher. Indépendamment des règles ordinaires et de l'étude qu'elles demandent
pour en faire l'arrangement, M. Mulot pénétrait et brisait les cœurs d'une
manière si vive et si sensible que tous les efforts de l'éloquence humaine
tenterait vainement d'en approcher. (Besnard livre X)
Le bruit de ce succès
prodigieux se répandit rapidement. Les demandes de mission ne cessent d'arriver
aux deux saints prêtres et, leur réputation allant croissant, trois
ecclésiastiques, de ceux qui venaient leur prêter main-forte, renoncent à des
postes importants pour s'adjoindre à leur compagnie. Désireux, ainsi que les
missionnaires, de donner plus de solidité à la société naissante, les curés de
Saint-Pompain et de Saint-Jouin-de-Milly adressent une supplique au Souverain
Pontife, le priant de bénir les missionnaires et de leur accorder des
indulgences et des faveurs spéciales. Appuyée des attestations élogieuses des
évêques de Poitiers et de la Rochelle, cette démarche a plein succès.
Sur la fin de l'année
suivante 1720, la petite compagnie s'enrichissait d'une précieuse recrue dans
la personne de M. Le Valois, cet ancien élève du Séminaire du Saint-Esprit que
Montfort, à son passage dans la maison en 1713, en quête d'aspirants
missionnaires, avait coiffé de son chapeau, en disant : « Celui-là est bon ; il
m'appartient ; je l'aurai ». Aussi mortifié qu'il était pieux, M. Le Valois se
sentait intérieurement de plus en plus pressé de suivre l'homme apostolique
lorsque celui-ci vint à mourir. Il crut que c'en était fait de son dessein.
Cependant, après son ordination sacerdotale, il était demeuré au Séminaire pour
se mieux préparer au ministère évangélique. Il s'y trouvait encore en 1720
quand un événement surnaturel lui fut un nouvel appel de Montfort.
M. Vatel, en annonçant
au Séminaire du Saint-Esprit la mort du missionnaire, avait joint à sa lettre
deux petites estampes représentant le serviteur de Dieu. M. Le Valois en
demanda une. L'ayant obtenue, il la plaça dans sa chambre en bonne place parmi
d'autres images vénérées.
« Il se trouvait alors
dans la maison, écrit le P. Besnard (livre X) un jeune ecclésiastique qu'on
croyait possédé et qui au jugement des personnes expérimentées en avait toutes
les marques. Cet ecclésiastique entra un jour dans la chambre de M. Le Valois
et, agité par une de ces crises qui lui étaient assez ordinaires, il prit
l'image et la déchira en trois morceaux dont l'un fut jeté dans la cour,
l'autre resta dans la chambre et le troisième où était la tête fut ramassé par
un jeune homme qui voulait la faire dessiner. C'était un jour de congé ; on
alla à la promenade. Au retour, M. Le Valois trouva dans la cour leur possédé
qui lui dit : « Tu n'as qu'à aller dans ta chambre, tu verras quelque chose de
beau ». En entendant ce propos il cherche dans sa poche s'il avait bien sa
clef. Il l'avait en effet. Arrivé à sa chambre, il la trouva bien fermée, il
examine la serrure, n'y voit aucun dérangement, bien assuré d'ailleurs qu'il
n'y avait point d'autre clef dans la maison avec laquelle on pût ouvrir sa
porte. Il entre donc et examine ce qui avait pu donner lieu au discours que lui
avait tenu l'énergumène. Sa surprise fut extrême lorsqu'il aperçut l'image de
M. de Montfort remise fort proprement à sa place et des lignes fort délicates
comme des cicatrices dans les endroits où elle avait été déchirée, en sorte
qu'à peine pouvait-on reconnaître qu'elle l'eût été. Il sentit en même temps
une odeur très suave, de même que si toutes les fleurs les plus odoriférantes
eussent été rassemblées dans la chambre et cette odeur sortait de l'image,
ainsi qu'il le fit remarquer à Cavis et à plus d'une douzaine d'autres
messieurs du Séminaire, ce qui dura plusieurs jours au grand étonnement de toute
la maison. Ce qu'on remarqua encore c'est que les autres images qui étaient
collées auprès de celle de M. de Montfort et qui avaient été déchirées de la
même manière ne s'y trouvèrent point replacées. Cette merveille a été certifiée
par treize témoins dignes de foi le 8 novembre 1721, à Paris... »
Le P. Besnard, étant de
passage au Séminaire du Saint-Esprit en 1746, vit lui-même cette image et
entendit le récit des faits de la bouche de deux directeurs, M. Cavis et M.
Thomas.
Peu de temps après, M.
Le Valois se mettait en route, à pied et sans argent, pour Saint-Laurent. Il y
resterait quelques jours à prier sur la tombe de M. de Montfort avant de
rejoindre les missionnaires. Il y trouva déjà installée, mais combien
pauvrement ! la Sœur Marie-Louise de Jésus qui commençait à y rassembler ses
filles. La sainte religieuse fut si édifiée d'un long entretien qu'elle eut
avec lui qu'elle aurait voulu le garder comme directeur de la communauté
naissante. Sa dévotion satisfaite il se rendit à Niort pour prendre part à la
mission qui devait s'y donner.
L'année suivante, le 7
avril 1721, le marquis de Magnanne acquérait à Saint-Laurent, pour y loger les
missionnaires une maison misérable (il ne put trouver mieux), dite alors du
Chêne-Vert et aujourd'hui le Petit Saint-Esprit. Aux vacances de l'année
suivante M. Mulot et ses confrères vinrent y habiter et travaillèrent de leurs
mains à achever de la mettre en état.
Mais ce n'était pas tout
d'avoir une maison et une règle commune ; il fallait un supérieur. Par nomination
de l'évêque de la Rochelle, M. Mulot l'était déjà des Filles de la Sagesse, et
pratiquement il l'était aussi de ses confrères qui le regardaient comme le
successeur de Montfort ; mais il n'en avait pas le titre. La petite communauté
fit une retraite de huit jours. Puis on procéda à l'élection. Tous les
suffrages se portèrent sur M. Mulot
« Le premier acte
d'autorité du nouvel élu, écrit le P. Dalin (p. 457) fut de recevoir les vœux
des trois ou quatre missionnaires et des cinq ou six Frères auxquels il assigna
dès lors un costume particulier »[149].
Ainsi, plus de six ans
après la mort de son fondateur, se trouva entièrement constituée avec ses deux
éléments, Pères et Frères, et dans l'état religieux que Montfort avait voulu,
la petite Compagnie tant désirée. Comme le sera la Vendée, elle sera aussi,
d'une certaine façon, la fille posthume du saint missionnaire.
Nous avons raconté la
vocation du P. Mulot, celle du P. Vatel et celle du P. Le Valois. Voici celle
du premier frère de la Compagnie, le F. Mathurin.
C'était à Poitiers en
1705. Le missionnaire entendait les confessions dans l'église des Pénitents
lorsqu'il voit entrer un jeune homme qui se met à dire son chapelet avec tant
de dévotion que, les confessions terminées, il va vers lui, l'interroge, lui
demande qui il est et dans quel dessein il est venu à Poitiers « Je voudrais
entrer chez les Capucins. Je suis de Bouillé-Saint-Paul. Un de leurs Pères est
venu prêcher dans ma paroisse. C'est ce qui m'a donné cette idée qui me semble
de Dieu. En arrivant à Poitiers, j'ai vu d'abord cette église et j'y suis
entré. — Pourquoi ne viendriez-vous pas travailler avec moi dans les missions ?
Suivez-moi. C'est là votre vocation ». Le jeune homme se leva. Montfort lui
remit une discipline de fer, puisqu'il se sentait appelé à une vie pénitente.
Quelque peu étonné, Mathurin Langeard (c'était son nom) la prit et suivit
l'homme de Dieu. Il ne mit pas grand temps à connaître celui qui l'avait
appelé. Il s'attacha à lui et à ses successeurs. Pendant cinquante ans il accompagnera
la petite troupe dans les missions, faisant le catéchisme, l'école aux enfants,
et chantant des cantiques. Il terminera ses jours à Saint-Laurent le 22 juillet
1760. Après la mort du Saint, il avait reçu la tonsure des mains de Mgr de
Foudras, coadjuteur de M. de la Poype, à la mission de Jaulnay en 1722.
Dans son testament
Montfort nomme, en plus de Mathurin, six Frères, dont quatre ayant prononcé des
vœux. Le F. Jacques à la si belle voix, scrupuleux lui aussi, n'était point de
ces quatre. Il n'en resta pas moins attaché à la Communauté et le P. Besnard
lui doit plus d'un détail sur la vie du saint missionnaire, qu'il avait
accompagné pendant huit ans.
Nous avons vu l'aumônier
de l'hôpital de Poitiers proposer aux Demoiselles gouvernantes la vie
religieuse comme le meilleur moyen pour elles d'être au service des pauvres. Il
ne s'interrogea pas davantage sur leur vocation. Il estimerait ce point acquis
si elles entraient dans ses vues, reconnaissaient l'excellence de l'état
religieux et consentaient à se renoncer complètement pour la plus grande gloire
de Dieu et le meilleur service du prochain, car il jugeait à bon droit que
cette intelligence et cette résolution ne pouvaient être que le fait de la
grâce. Heureuses gouvernantes si Dieu les prévenait de cette grâce et qu'elles
y répondissent ! Sans doute le Saint agit-il de la même façon à l'égard de ses
humbles auxiliaires laïcs, leur proposant la vie religieuse, sans rejeter ceux
qui n'osèrent s'engager dans cette voie.
Le plus bel éloge que
l'on puisse faire de ces bons Frères si utiles à la petite Compagnie c'est
qu'ils se montrèrent dignes de Montfort. Ils furent eux aussi, ainsi que leurs
successeurs, comme un bâton entre les mains de leurs supérieurs et le peuple ne
fit point de différence dans son estime entre Pères et Frères. Tous étaient
également considérés comme des saints.
Bien plus, ce sont eux
qui payeront le plus lourd tribut à l'orgie révolutionnaire. Nous avons dit la
mort de quatre d'entre eux. Deux autres dont on n'entendit plus parler subirent
sans doute le même sort. Ce que la Compagnie de Marie doit au sang de ces
martyrs, c'est le secret de Dieu. Il dut peser lourd dans la survivance de la
Congrégation qui sortit si anémiée de la tourmente et non moins dans l'envoi
que Dieu lui fit, moins de trente ans après, d'un homme tel que le P. Gabriel
Deshayes. Celui-ci ne se contentera même pas de la relever. Supérieur général
des Missionnaires et des Filles de la Sagesse de 1821 à 1841 et, à ce titre,
successeur de Montfort si soucieux de multiplier les écoles, il croira entrer
pleinement dans les vues du saint apôtre en complétant son œuvre par la
consécration à l'enseignement populaire de Frères qui formeraient sous son
autorité et aussi, dans sa pensée, sous celle de ses successeurs, une
Congrégation à part, laquelle devait lui emprunter son nom, les Frères de
St-Gabriel, 2.000 aujourd'hui, tous si montfortains de cœur et d'esprit que
nous estimerons pouvoir les mettre plus loin au nombre des familles
spirituelles de Montfort.
CHAPITRE XXVIII
L'ADMIRABLE
COPIE
« Vive Jésus ! vive sa
Croix ! Ma très chère fille, souvenez-vous du beau nom que vous portez qui est
celui du Calvaire ; vous ne devriez pas être un moment sans être ornée de la
chère Croix, et vous devriez en faire tous les jours vos plus chères délices,
en vous souvenant que le Calvaire a eu l'honneur de porter le cher arbre de vie
sur lequel pour votre amour et pour le mien a été crucifié notre aimable Jésus.
Ah ! si nous étions vivement pénétrés de ce divin amour, que nous n'aurions
garde de nous plaindre de nos petites infirmités et de nos peines ! Bien au
contraire, nous n'aurions point de plus grande satisfaction que de n'être pas
un moment sans souffrir ».
A cette lettre adressée
à une des premières filles de la Sagesse, Sœur Marie du Calvaire, le lecteur
aura cru sans doute reconnaître la pensée, l'accent, la plume du Bienheureux de
Montfort.
Et à celle-ci
pareillement :
« L'administrateur dont
vous me parlez n'est que l'instrument dont Dieu se sert pour vous éprouver et
pour épurer votre vertu. Ces sortes de gens nous rendent plus de services
devant Dieu que ceux qui nous flatteraient. Le courage avec lequel vous
soutenez l'épreuve vous assure par avance un degré distingué de mérite et de
gloire. Encouragez aussi nos pauvres filles à faire un bon usage des croix que
le Seigneur dans sa miséricorde leur ménage et faites-leur comprendre qu'elles
seraient bien à plaindre si notre divin Epoux, Jésus-Christ, nous refusait ce
témoignage de son amour et cette part de sa gloire».
Mais en voici une
troisième qui révèle encore mieux le grand amant de la croix avec son style
biblique et son assurance de prophète :
« Rassurez-vous sur
le sort de votre communauté. Le bras de Dieu n'est pas raccourci, et comme ces
instituts sont des œuvres de Dieu, il est intéressé à les soutenir et à les
conserver, et il ne vous abandonnera jamais tant que vous lui resterez fidèles,
et pendant que vous observerez avec zèle et exactitude la sainte règle que vous
avez embrassée. Ne craignez donc point, petit troupeau, et ne soyez point de
ces personnes de peu de foi qui doutent de tout et qui perdent confiance dans
l'affliction. La main qui vous a frappées saura bien vous consoler ».
Oui, Montfort eût pu
signer ces lettres, qui sont de sa chère Fille, Marie-Louise de Jésus.
Rien n'est émouvant, en
lisant la vie de la première Supérieure des Filles de la Sagesse, comme de voir
jusqu'à quel point elle fut la fille de Montfort.
Le ciel seul et ses
anges savent de quel amour ces deux âmes se sont aimées... comme s'aimèrent les
cœurs broyés de Marie et de Jean au pied de la croix de Celui qui venait de les
donner l'un à l'autre.
Son Père ! Le Père de
son âme ! celui qui fut pour elle l'instrument des miséricordes célestes, qui
lui apporta l'appel du Maître, qui la fit boire au calice des douleurs divines
et aux suavités de l'Amour crucifié. Ce qu'elle lui a coûté, de jour en jour
elle le comprend mieux à mesure qu'elle devient mère et qu'elle enfante à son
tour.
Elle a les yeux sur lui.
Il est là toujours présent à la mémoire de son cœur. Elle revit les jours
anciens, le premier contact derrière la grille du confessionnal, dans l'église
de Saint-Austrégésile ; le dur noviciat à l'hôpital de Poitiers ; les longues
années d'absence où elle attendait une lettre pour ranimer son courage. Elle le
revoit au milieu de ses pauvres, pauvre comme eux, présidant à leurs repas,
veillant à leur nourriture, coupant leur pain, assis à leurs côtés et buvant
dans le verre du plus misérable ; puis pansant leurs plaies, nettoyant leurs
vêtements, passant des nuits au chevet des mourants ; où, à la cuisine, lavant
à genoux la vaisselle de ces frères de misère de Jésus-Christ ; ou encore, aux
cris de fureur et aux blasphèmes que leur arrache leur triste sort, se jetant à
leurs pieds et les conjurant de bénir leurs souffrances, léchant le pavé
gluant, souillé de leurs crachats, pour expier l'injure que leur bouche vient
de vomir au visage de Dieu.
De plus tendres
souvenirs se présentent encore. Voici les heures bénies où il lui ouvrait son
âme et l'introduisait dans le secret de ses sacrifices, le jour par exemple où,
tous les deux pansant un malheureux aux horribles ulcères, et lui, la voyant
pâlir et esquisser un geste de dégoût, il lui apprit comment en pareille
circonstance il avait dompté les répugnances de la nature en recueillant dans
un verre le pus infect et l'avalant d'un trait... Quand donc sera-t-elle la
fille d'un tel père, elle au tempérament si calme, à la froide et pâle
imagination, aux pauvres ressources naturelles, si loin de ses intuitions, de
sa fougue, de ses élans qui le portaient d'un seul bond aux extrémités du
renoncement et aux sommets de l'amour ?
Hantée par cette image
qui la bouleverse et qui l'entraîne, elle se surprend parfois les yeux pleins
de larmes, et elle va, douce et tremblante brebis, comme portée par une
invisible main, à travers les ronces sanglantes de la pénitence, par des
sentiers abrupts qui lui donnent le vertige, sur les pas de celui qu'elle sent
auprès d'elle et qui lui dit : Courage !... son ange aux ailes de feu, son
intrépide pasteur.
Non, rien de plus
pathétique que les efforts de cette âme subjuguée pour atteindre le vivant
idéal qui l'obsède. La pensée ne lui vient point qu'il puisse y avoir d'autres
chemins vers Dieu que les terribles chemins que son Père a foulés. Adressée à
lui par la miséricorde divine, elle le tient, de par la volonté d'en-haut, pour
son modèle de sainteté, son docteur et son prophète.
Par
la mortification
C'est merveille de voir
comme elle met ses pas dans ses pas. D'autres vécurent dans l'intimité de
Montfort, son tendre ami M. Blain et les compagnons de son apostolat, des
Bastières par exemple et M. Olivier. C'est même de leur bouche que nous savons
ses effrayantes austérités. Mais ces sages s'arrêtèrent à l'admiration. Tout en
s'édifiant, ils ne se crurent pas appelés à pareil héroïsme. En y prétendant,
ils eussent sans doute pensé tenter Dieu. Des âmes sublimes, aux candeurs
d'enfants, auraient peut-être vu dans le fait d'être associées à un tel homme
et témoins de ses exemples une invitation divine à les imiter. C'est ce que
crut Marie-Louise, fille spirituelle de ce crucifié, elle pensa que Dieu
l'appelait à lui ressembler en tout.
La voilà donc
s'encerclant les bras et les jambes de bracelets hérissés de pointes, s'armant
d'une discipline et se déchirant le corps. La Sœur de l'Incarnation l'ayant
vue, une fois, après le chapelet se retirer dans sa chambre comme à la dérobée,
piquée de curiosité, elle la suivit jusqu'au seuil et prêta l'oreille. Bientôt
un bruit effrayant retentit, une grêle de coups qui se prolonge près d'une
demi-heure. Plus morte que vive, la sœur reste là, oubliant de sonner la
rentrée des classes. Marie-Louise de Jésus, fidèle observatrice de la règle, se
demande pourquoi on ne sonne pas. Elle sort de sa chambre et trouve la jeune
religieuse toute bouleversée. « Eh ! qu'avez-vous, ma petite fille ? Vous êtes
pâle comme une morte. — Je n'ai rien, ma chère Mère. — Il faut bien que vous
ayez quelque chose, car vous n'êtes pas reconnaissable». La sœur de
l'Incarnation n'avoua qu'au bout de huit jours la cause de son émotion.
Elle ne mange pas à sa
faim, elle ne boit pas à sa soif. Tous les jours pour elle sont jours de jeûne.
Le saint, de son vivant, la voyant déjà exténuée par les plus pénibles travaux,
crut devoir intervenir. Il chargea la Sœur de la Conception de veiller sur la
santé de sa bonne Mère. Les autres supérieurs généraux imiteront cette
conduite, et, pour ne pas exposer la Supérieure de la Sagesse à une mort
prématurée, ils placeront près d'elle au réfectoire une Sœur à qui elle devra
obéir pendant tout le temps des repas. Probablement, bien que Marie-Louise de
Jésus n'en ait jamais rien dit, lui arriva-t-il ce qu'il arriva à sainte
Thérèse de l'Enfant Jésus pendant que sa sœur ainée était prieure du Carmel,
que la Sœur chargée de ce délicat office, consultant ses goûts personnels, lui
fit manger de préférence précisément ce qu'elle aimait le moins.
Les intempéries des
saisons offrent mainte occasion de souffrir, le froid surtout. Montfort avait
donné l'exemple. Il se levait par des nuits glaciales, et, à peine vêtu,
descendait dans les jardins et y passait de longues heures à genoux en oraison.
Etudiant à Saint-Sulpice et logeant intentionnellement dans une mansarde à la
température extrême, il coupait encore les semelles de ses bas pour mieux
ressentir les morsures du froid. Arrivée à la vieillesse et toute affaiblie par
la maladie ; Marie-Louise ajoutera ce supplice du froid au supplice de la faim,
et trouvera mille prétextes pour ne pas s'approcher du feu.
Par
l'obéissance
L'obéissance, c'est la
pierre de touche de la sainteté. Ce fut la grande vertu de Montfort, celle que
ses soupçonneux directeurs de Saint-Sulpice furent contraints de lui
reconnaître. Il fatigua même M. Leschassier par une dépendance qui ne voulait
faire un pas sans permission.
Marie-Louise, elle,
écrira plus tard à son directeur :
« Ne me ménagez en rien
; je vous demande cette grâce. Faitez-moi mourir à toutes mes volontés ;
permettez-moi de vous dire que je crois que Dieu demande cela de vous. Je n'ai
que trop fait jusqu'à cette heure ma volonté ; il est temps de la détruire
entièrement. Il faut bien que je répare en quelque manière les fautes que j'ai
faites, en agissant toujours en maîtresse, moi qui devrais être sous les pieds
de tout le monde. Je vous prie instamment d'avoir la bonté de me faire faire
tout ce que vous reconnaîtrez que Dieu demandera de moi. N'écoutez pas, s'il
vous plaît, toutes les révoltes de mon amour-propre qui se glisse partout...
Plus d'égards ni de douceurs pour moi, mon Père. Traitez-moi comme la dernière
des novices ; mais une novice qui a un besoin infini d'être éprouvée en tout.
Point de ménagements, s'il vous plaît. Agissez à mon égard comme Dieu vous
l'inspirera. Je suis, par la bonté de mon aimable Maître, disposée à tout, pour
que, en vous obéissant, je fasse l'aimable volonté de Dieu, de laquelle
j'espère ne m'éloigner d'un seul point. Hier matin, à la fin de mon oraison, je
parlai à la Sœur... Je me jetai à ses pieds, je la priai de ne pas me regarder
comme si Supérieure, mais comme la dernière des novices, de bien m'éprouver, de
n'avoir aucun égard pour moi, de me défendre de communier quand elle le
jugerait à propos, de ne point résister à tout ce que Dieu demanderait d'elle à
mon égard, et qu'il fallait le faire ».
C'est dans les petites
choses que s'admire l'obéissance des saints. L'amour-propre trouvant trop
facilement son compte aux grands exploits, leur humilité se plaît aux menues
observances, charmés de se trouver un tantinet ridicules. C'est dans ces
prétendues puérilités, qui sont si bien selon l'esprit d'enfance, qu'excellait
Marie-Louise. Fidèle aux leçons et aux exemples de son Père, elle ne voulait
entreprendre la moindre chose sans consulter son Supérieur, le successeur de
Montfort à la tête de la double Congrégation. On la vit un jour refuser
d'enlever d'un drap mortuaire des larmes qui y étaient placées de façon
grotesque, parce que, disait-elle, son supérieur ne lui en avait pas donné la
permission. Une autre fois, c'est un meuble qu'il s'agissait simplement de
changer de place. La sainte fille ordonna d'attendre que le Père eût donné son
avis. — Un point de règle défend qu'une Sœur reste seule avec un homme dans une
chambre dont la porte est fermée. Le Père Besnard, Supérieur général des deux
instituts, rapporte qu'un jour il était en entretien avec Marie-Louise,
celle-ci se leva jusqu'à cinq ou six fois pour empêcher une porte mal
équilibrée de se fermer entièrement.
Agée et à bout de
forces, s'alimentant à peine, dormant mal, elle est la première à l'oraison et
à tous les exercices. Dès quatre heures et demie du matin, elle se traîne à la
chapelle pour prier avec ses filles. N'est-ce pas la règle ? Le Supérieur
intervient et lui défend de se lever avant cinq heures. Elle obéit. Or la
novice qui couche dans sa chambre et qui se lève à l'heure réglementaire croit
devoir lui demander, avant de la quitter, si elle n'a pas besoin de quelque
chose. Marie-Louise lui défend de poser de semblables questions « parce que,
dit-elle, c'est le grand silence prescrit par notre règle ».
Mais voici qui dépasse
tout. La règle était devenue pour elle, par l'habitude de l'observance exacte,
comme une seconde nature, elle se désole de trouver si doux le joug de
l'obéissance. Pour en réveiller l'âpreté, elle demande à son directeur de lui
imposer une supérieure à qui elle obéira comme à Dieu même. L'indiqua-t-elle
elle-même, ou son directeur eut-il ce grand mérite ? Toujours est-il que ce fut
une trouvaille. On découvrit en effet une religieuse qui semblait avoir été
créée et mise au monde tout exprès pour cet office : maladive, bilieuse,
bizarre et inquiète, un estomac à l'envers, et une tête quelque peu dérangée
par les scrupules. Marie-Louise fut ravie. La quinteuse prenant son rôle au sérieux,
jamais obéissance ne fut plus méritoire. Un seul malheur, c'est qu'étant
souvent retenue au lit par la maladie, elle laissait trop de répit à sa victime
volontaire. Il fallut lui substituer une religieuse plus valide. Cette
dernière, d'excellent jugement, ne se prêtait qu'avec la plus vive répugnance à
sa nouvelle fonction. Quelle confusion pour elle de voir sa Supérieure et chère
Mère à ses pieds, lui rendant compte de tous les petits détails de sa vie, lui
demandant chaque matin les permissions de la journée ! Plus grande confusion
encore quand quelque parole avait échappé à Marie-Louise qui pût lui faire de
la peine, car alors la sainte religieuse la cherchait dans la maison, se jetait
publiquement à genoux devant elle, et, tout en larmes, implorait son pardon en
protestant de son repentir. Elle ne se relevait que lorsque la Sœur lui avait
imposé une pénitence et déclaré si elle était digne de communier le lendemain.
On conviendra sans doute
que ces sublimes étrangetés ne se rencontrent pas couramment dans la vie des
saints .et qu'elles portent avec un vigoureux relief la marque unique de
Montfort.
Dans
le mépris d'elle-même
Mais voici où
Marie-Louise de Jésus va jusqu'à copier matériellement un acte aussi sublime
que singulier de son vénéré Père.
Montfort, qui avait
avoué à son ami Blain ignorer l'aiguillon de la chair, ne se flattait pas d'une
pareille insensibilité quant à l'amour-propre. Il déclarait à M. Leschassier
qu'il avait à lutter contre les tentations de vaine gloire. Et quel orateur populaire
eut si fâcheuses occasions de les éprouver ? Quand un peuple entier, où se
confondaient tous les rangs, venait de fondre en larmes au pied de sa chaire,
comment l'éloquent apôtre n'eût-il pas senti s'élever au fond de son âme, mêlé
au contentement d'avoir glorifié Dieu, le murmure flatteur de sa propre gloire
? Oh ! misérable éloquence, et plus misérable nature ! Arrivé à son pauvre
logement, il s'étendait par terre et enjoignait à l'un de ses frères de lui
poser le pied sur sa gorge criminelle.
Marie-Louise de Jésus
n'avait pas pareil motif d'avilir ainsi sa bouche innocente. Qu'importe ! Elle
refera le geste de son Père. Bien avant d'avoir obtenu une Sœur qu'elle
considérât comme sa supérieure, elle avait choisi la Sœur Madeleine pour la
reprendre sans pitié de toutes ses fautes. Les jours de confession, celle-ci
devait déclarer tout ce qui avait paru de répréhensible dans la conduite de sa
chère Mère. Or deux fois au moins Marie-Louise, se prosternant par terre, lui
ordonna de lui mettre le pied sur la gorge, en lui disant d'un ton de mépris :
« Allons, misérable pécheresse, vous ne méritez que trop qu'on vous foule ainsi
aux pieds, vous êtes indigne de vivre ». Ainsi Marie-Louise avait imaginé une
signification encore plus poignante à cet acte d'humilité héroïque. C'est à la
mort même qu'elle se dévouait en expiation de ses fautes.
Si nette que fût dans sa
mémoire l'image du Père très cher près de qui elle avait si longtemps vécu et
dont le visage, comme frappé en médaille, avait une expression si particulière,
sans doute elle eût été heureuse de posséder une peinture qui lui représentât
dignement les traits qu'évoquait si doucement son cœur. Mais Montfort, comme
plus tard le Curé d'Ars, n'avait jamais consenti à poser. Il avait fallu qu'un
artiste d'occasion le saisit à la dérobée pendant qu'il était perdu dans la
prière. Un amateur avait risqué un autre tableau où l'on voyait le missionnaire
présentant à la Sainte Vierge plusieurs Filles de la Sagesse. Que ces
productions n'aient eu d'autre mérite que celui de la bonne volonté de leurs
auteurs, on le comprend facilement.
Marie-Louise n'était pas
sans soupçonner que ses Filles mettraient en jeu toute leur ingéniosité
féminine pour s'assurer le portrait de leur chère Mère. Sa défiance déjoua
toutes les tentatives. Il fallut user d'autorité, et, par égard pour sa
modestie, colorer encore la chose d'un bon prétexte. Ce fut le P. Besnard,
Supérieur général, qui s'en chargea. Le tableau d'amateur dont nous parlions
plus haut péchait autant par manque de fidélité que par défaut d'exécution
artistique. Le costume des Filles de la Sagesse particulièrement était
méconnaissable. Le P. Besnard déclara que cette méchante peinture était
dangereuse pour le maintien des traditions vestimentaires. Plus tard, des
Filles de la Sagesse ne pourraient-elles pas s'en prévaloir pour modifier leur
costume ? Rien n'était plus simple que de jeter la croûte au feu ? On feignit
de n'y point penser ; et, un peintre allemand venant à passer par
Saint-Laurent, le Père convint avec lui qu'il retoucherait le tableau. Qui
poserait ? Sans doute la chère Mère elle-même. C'était tout indiqué. Mais, en
dépit de ces excellentes raisons, il fallut en venir au commandement.
Marie-Louise dut donc poser. Il va sans dire que l'artiste avait ordre de donner
plus d'attention au visage qu'aux habits. Vaine précaution. Le supplice de la
situation contracta si bien les traits de l'humble religieuse que le peintre ne
réussit qu'une affreuse caricature. Le P. Besnard, examinant l'esquisse,
déclara qu'elle n'était bonne qu'à mettre au feu. Ce propos, rapporté à la
bonne Mère, la combla de joie et ramena la tranquillité dans son âme. Pour un
tableau manqué, on avait le vrai portrait d'une âme solidement humble remarque
judicieusement le chanoine Allaire.
Par
la pauvreté
Pour Montfort, point de
véritable pauvreté affective sans une totale pauvreté effective. Ainsi en
sera-t-il de Marie-Louise. Ce que nous avons vu jusqu'ici le prouve assez. Les
yeux sur son modèle, elle ne se demande pas si son tempérament exige ces
outrances, trop heureuse de s'y livrer pour être semblable à son Père. Pauvre,
elle le sera donc aussi, non pas seulement de cœur, mais en réalité. Que ses
Filles ne prétextent pas sa santé, des commodités de travail, sa dignité de
supérieure et les égards qu'on lui doit ! Rien de moins confortable que sa
chambre : un méchant lit, quelques chaises, une petite table avec un crucifix
et une image de la Sainte Vierge, un guéridon qui lui sert de bureau. Ses
habits sont râpés et rapiécés à plaisir. Elle ne les abandonne que quand ils
tombent en lambeaux. Si les supérieurs ne mettaient le holà, elle ne
s'affublerait que des rebuts du vestiaire. Du moins met-elle en honneur dans la
communauté de ne jamais porter un habit complètement neuf. Toujours une pièce un
peu usée doit rappeler à la Fille de la Sagesse son état de pauvreté.
On gouverne facilement
un petit groupe dans des logements de fortune malgré un ravitaillement de
hasard : mais, le nombre augmentant il faut une organisation qui apporte
nécessairement quelque confort. La communauté s'accroissant, la sainte
Supérieure vit avec regret une abondance relative succéder à la disette des
premières années, car jamais, disait-elle, ses filles n'avaient été si
contentes et si ferventes que dans le plus grand dénuement. Les larmes lui
venaient aux yeux au souvenir de ces heureux jours, où l'abandon des créatures
attirait les bénédictions du Créateur. Dans la crainte que la richesse ne
rendît plus rares les faveurs du ciel, elle donnait sans compter aux pauvres, et
ne permettait d'agrandissement à la maison que dans la plus pressante
nécessité.
Elle se souvenait que
Montfort avait fait maint voyage en mendiant son pain et toujours vécu aux
frais de la Providence. Ne pouvant aller de porte en porte et contrainte d'assurer
des ressources régulières à sa communauté grandissante, elle trouve cependant
moyen d'imiter ici encore l'exemple de son Père. Elle se met à quêter, comme
une aumône, son pain au réfectoire.
Parfois même elle tombe
à genoux devant la novice qui la sert, tendant la main pour recevoir sa portion
et remerciant hautement de la pitié qu'on veut bien lui témoigner pour l'amour
de Dieu.
Bien plus, il arrive que
les Sœurs, sortant de la chapelle aperçoivent à la porte, comme une mendiante
au seuil d'une église, une religieuse agenouillée, la corde au cou. C'est leur
chère Mère qui, les yeux modestement baissés, sollicite l'aumône d'une prière.
On voit comme ces
pratiques extérieures, avec leur réalisme, sont bien dans la tonalité
spirituelle de Montfort. L'âme du père était passée dans la fille.
Par
les dévotions
On devine combien
étaient chères à son cœur les dévotions préférées de son Père. Rien de
janséniste dans cette âme crucifiée. « Non, mes chères filles, disait-elle, je
n'ai pas de plus grand bonheur que de vous voir toutes communier. Lorsque vous
êtes ainsi toutes assemblées dans la chapelle près de la Sainte Table,
j'entends mon cœur qui dit intérieurement à Jésus-Christ : O mon cher Jésus,
vous ne nous abandonnerez point, s'il vous plaît à présent, et, quand vous le
voudriez, nous ne vous laisserions point aller. Eh ! par où passeriez-vous ?
Nous voici beaucoup de monde, nous vous empêcherions bien ».
A Saint-Laurent, dans le
taudis offert par Mme de Bouille, son premier soin fut de consacrer l'établissement
à la Sainte Vierge, trône de la divine Sagesse. Depuis longtemps elle avait
habitué ses Filles à considérer Marie comme leur unique Supérieure. On ne
devait rien entreprendre sans la consulter et lui demander sa bénédiction. Au
réfectoire, on lui réservait la première et la meilleure part qu'on donnait
ensuite aux pauvres en son honneur.
« Serrez cela, ma chère
fille, c'est le bien de la Sainte Vierge », lui avait dit un jour Montfort, à
l'hôpital de Poitiers, en lui remettant un petit morceau d'étoffe, tombé à
terre et souillé, qu'il venait de ramasser. La remarque ne fut pas perdue, «
C'est le bien de la Sainte Vierge», répétait Marie-Louise, donnant l'exemple et
recueillant les débris de pain sous les tables. « Ne quittez jamais un
appartement sans l'avoir laissé en ordre, disait-elle pareillement ; car la
Sainte Vierge qui est la Supérieure de cette maison, viendra faire sa ronde
quand nous n'y serons plus ».
Le Rosaire si cher à
notre saint fut, par les soins de Marie-Louise, comme le lien mystérieux qui
unit entre elles les Sœurs dispersées. Le chapelet du matin se disait une fois
par semaine pour les Sœurs des établissements ; le mercredi on offrait le
second chapelet pour les novices, et le vendredi pour demander la contrition.
Chaque Sœur, le jour de sa fête, avait droit à un chapelet.
L'œuvre
de Dieu
Dieu qui met sa gloire à
estampiller ses chefs-d'œuvre et appose la signature du miracle au bas de la
vie de ses saints, bien que Marie-Louise, à défaut d'original, ne lui eût
présenté qu'une simple copie, il ne dédaigna pas d'y apposer aussi son nom.
Inspirateur de ce chef-d'œuvre d'imitation, il va ostensiblement y mettre la
dernière main, en achever la ressemblance d'une manière inédite et le signer
ainsi de la plus authentique façon.
Ce fut d'abord la croix
qui s'abattit sur la sainte religieuse, quelques mois avant sa mort. Une Fille
de Montfort ne pouvait pas ne pas être marquée de ce signe. Certes les épreuves
n'avaient pas manqué à la première Supérieure des Filles de la Sagesse. Mais en
voici une, et des plus sensibles, qui s'ajoute à toutes les autres. Le 15
septembre 1758, comme elle sortait de sa chambre pour dire adieu à une de ses
filles qui partait pour un établissement, elle fit une chute si malheureuse
qu'elle se démit l'épaule. Le chirurgien, appelé en toute hâte, ne peut venir
que le lendemain. Il fallut deux mortelles heures et l'aide de cinq ou six
personnes pour remettre l'os en place. La patiente fut condamnée à cinquante
jours d'immobilité, le bras et l'épaule étroitement serrés dans plus de vingt
aunes de bandage. Impossible de faire le moindre mouvement sans ressentir les
plus vives douleurs. Elle sortit de là tellement affaiblie qu'elle crut sa fin
prochaine. « On eût dit qu'elle n'était plus de ce monde ; raconte une Sœur.
Dès qu'elle fut rétablie, elle n'allait plus que de sa chambre à la chapelle.
Elle ne voulait plus s'occuper de rien dans la maison, disant qu'elle devait
penser â elle même le peu de temps qui lui restait à vivre, et se préparer à la
mort. Il semble que le Seigneur lui en faisait connaître la proximité, tant
elle en était persuadée ». On rapporte que, quelques jours avant la
maladie qui devait l'emporter, une religieuse récemment décédée, Sœur Raphaël,
se présenta tout à coup devant elle et lui dit : « Ma chère Mère, il est temps
que vous veniez ».
Deux mois et demi
s'écoulèrent. Le samedi de la semaine de Pâques, rentrant dans sa chambre après
la prière du soir, elle ressentit une vive douleur au côté et un frisson par
tout le corps. « Ma fille, dit-elle à la Sœur Florence, son assistante, qu'elle
avait fait appeler, c'est ici le coup de la mort ».
Elle ne se trompait pas.
Huit jours lui restent à passer sur la terre, huit jours de fièvre torturante
et de célestes consolations. Elle prétend mourir sur la paille et il faut lui
représenter qu'elle n'a pas le droit de hâter l'œuvre de la mort. Elle dicte
son testament, remet sa communauté entre les mains de la divine Providence, et,
les yeux au ciel, ne soupire plus qu'à l'heure où elle sera réunie à Jésus, à
Marie et à son bienheureux Père. Ces trois noms reviennent continuellement sur
ses lèvres. Le mardi, comme elle vient de les invoquer, une blanche clarté se
répand sur son lit, illuminant son visage qui semble transfiguré. Le reste de
la semaine, elle continue à converser avec ces mêmes invisibles personnages qui
semblent la favoriser d'une mystérieuse présence ; et le samedi, 28 avril 1759,
presque sans agonie, la première Fille de la Sagesse, celle qui avait tant
aspiré à ressembler à son cher Père de Montfort, après avoir donné, sur ses
soixante-quinze ans de vie, soixante ans au service des pauvres, expirait le
même jour, à la même heure et dans la même maison que le saint. Similitude
purement matérielle, mais qui, au jugement de tous, en soulignait une autre.
Par ce concours inexplicable de circonstances, la Providence divine mettait, en
se jouant, le dernier trait à la ressemblance de la fille avec le père. Ce ne
fut pas là une des moindres consolations de la mourante. Elle y vit le doigt de
Dieu, une délicate attention de cette si bonne Providence, qui exauce les
humbles et les petits au-delà même de leurs vœux et leur fait entendre, de la
façon la plus inattendue et la plus délicieusement humaine, que des désirs
enfantins qui leur semblaient indignes, quelqu'un là-haut les avait devinés et
remplis.
CHAPITRE XXIX
LES
FAMILLES SPIRITUELLES MONTFORTAINES
Nous regretterions de
clore cet ouvrage sans en dire un mot. Admirable fécondité de la prière de
Montfort. Quand il mourut, plusieurs n'étaient qu'en germe.
Nous avons dit la
vocation des trois premiers prêtres de la COMPAGNIE de MARIE, qui n'y entreront
pourtant que comme membres posthumes. Lente croissance. Une poignée d'hommes
qui, autour du tombeau de leur Père, remuent toute la région. Au sortir de la
Révolution il n'en reste plus que sept. La Compagnie ne reprend vie que grâce
au P. Gabriel Deshayes, ancien Vicaire général de Vannes. Mais il fallut la
persécution de Jules Ferry en 1880 et surtout celle de Combes en 1903 pour lui
donner son plein essor en la dispersant à l'étranger. Installation d'abord dans
la terre si chrétienne du Limbourg hollandais où affluent les recrues, en même
temps qu'au Canada. Un établissement en engendrant un autre, il faudra bientôt
s'organiser par provinces. La Compagnie en compte huit aujourd'hui avec une
dizaine de Vicariats apostoliques en pays de mission.
A la mort de leur
Fondateur, les FILLES de la SAGESSE pourraient se compter sur les doigts de la
main. Rapide fut leur développement. Elles sont nombreuses à la Révolution.
Nantes en verra tout un groupe marcher à l'échafaud en chantant des cantiques.
Dépassant aujourd'hui les 5.000, on les trouve dans 8 nations d'Europe, dans 3
d'Amérique et dans 6 pays de mission, s'adonnant à toutes les œuvres
d'éducation et d'enseignement, de soins des malades et des vieillards,
d'apostolat social ; œuvres dont les plus remarquables sont des écoles de
sourdes-muettes et d'aveugles, d'hôpitaux psychiatriques, de léproseries (1.000
lépreux à Utale, Malawi, ancien Nyassaland). Sur le plan féminin, leurs
activités ne diffèrent guère de celles des FRERES de SAINT GABRIEL sur le plan
masculin, lesquelles nous allons voir.
Au cours du XIX"
siècle, fondation en France de plus de 450 écoles populaires et formation
d'instituteurs chrétiens. En 1903, en plein essor, dispersion par le monde, du
fait de la persécution combiste, et recrutement en Europe et en Amérique. Lors
de la Grande Guerre, rentrée en France de beaucoup à la suite de leurs
mobilisés. Nombreux postes de mission en Afrique, en Asie et en Malaisie.
Adaptation aux divers milieux. En France, établissements secondaires,
techniques, agricoles. En d'autres pays orphelinats, villages d'enfants, écoles
supérieures secondaires, écoles normales d'instituteurs, de moniteurs, de
catéchistes, chaires d'Université. En France, en Inde, en Colombie et en
Espagne, éducation de l'enfance déficiente: sourds-muets, aveugles,
sourds-muets-aveugles, réintégrés dans la société. Méthodes actives soutenues
par la prière, Action catholique, initiation des jeunes à la « Vraie Dévotion »
mariale montfortaine. Et comme couronnement, des martyrs : 7 au Congo en 1965,
et auparavant 49 pendant la Révolution espagnole.
Pour tout renseignement
:
Les Montfortains :
Maison Provinciale, 52, rue Beaunier, Paris 14e.
Les Filles de la Sagesse
: Centrale des Œuvres, 80, rue de de la Tombe-Issoire, Paris 14e.
Les Frères de
Saint-Gabriel : Maison Provinciale, Institution Saint-Gabriel, 85 -
Saint-Laurent-sur-Sèvre.
A NOS LECTEURS
Malgré les imperfections
de notre travail nous espérons qu'il ne décevra pas trop nos lecteurs et
tiendra la promesse que nous leur faisions en notre premier chapitre, de leur présenter
un Montfort digne en tout point de leur admiration sans aucune ombre fâcheuse.
Nous nous sommes
particulièrement attaché à montrer que, si saint Louis Marie tenait de sa
nature tous les dons qui font l'apôtre populaire, il en est un qu'il possédait
à un degré exceptionnel, celui de donner à tout ce qu'il enseignait une forme
extrêmement concrète, et cela spontanément, selon son mode même de penser. Nous
avons cru indispensable d'insister sur cette caractéristique la plus nette de
son génie, car c'est elle qui explique à quoi tenaient ses prétendues outrances
et qu'il fut si goûté du peuple et si discuté dans le monde ecclésiastique,
elle aussi à qui nous devons qu'il ait si admirablement exposé la pratique qui
l'avait séduit entre toutes, celle du Saint Esclavage.
D'autres contemplatifs
eurent sa sublimité d'esprit et n'éprouvèrent pas un moindre ravissement devant
la transcendance divine, le mystère de la croix et le mystère de Marie ; mais,
le spirituel et le sensible n'étant pas chez eux fondus ensemble comme ils
l'étaient chez lui, ils ne sentirent pas ce besoin de tout incarner. Cette
liaison chez Montfort est, à notre sens, la clef de tous les problèmes qui se
sont posés à son sujet. Qui l'a comprise n'hésitera pas à y voir une sorte de
charisme de l'apôtre populaire.
Un lecteur attentif et
favorisé d'une heureuse mémoire trouvera peut-être fastidieuses certaines
répétitions de faits et de commentaires. Il ne nous a pas été toujours facile
de les éviter et alors que nous l'aurions pu, nous avons hésité à les supprimer
dans la crainte qu'un simple rappel n'eût pas suffi à un autre lecteur pour lui
rafraîchir la mémoire.
Nous ignorons quel
accueil le public réserve à cette étude. Heureux serions-nous si nous avions
réussi à faire reconnaître en Montfort, non pas seulement un géant de sainteté,
justement exalté déjà par tous ses biographes, mais un type unique d'apôtre
populaire, un chargé de mission, rappelant étonnamment par la sublimité de son
esprit, son langage d'action et son ton d'inspiré, les prophètes de l'Ancienne
Loi, l'homme d'un grand dessein de Dieu.
CHRONOLOGIE
10 février 1671 :
Mariage de J.-B. Grignion et de Jeanne
Robert, en l'église de Toussaints, Rennes.
31 janvier
1673 :
Naissance de Louis, à
Montfort-la-Cane.
1er
février 1673 :
Baptême
de Louis, dans l'église St-Jean.
Printemps
1673-Printemps 1675 :
En nourrice chez la mère André, à la
Bachelleraie.
1675-1685 :
En famille,
au Bois-Marquer.
1685-1691 :
Classes
d'humanité au collège de Rennes.
? -1691 :
Appel divin
au pied de N.-D. de la Paix, dans l'église des Carmes.
1691 -1693 :
Cours de
philosophie au Collège de Rennes.
Automne 1693
:
Voyage de
Rennes à Paris.
1693-1694 :
Chez M. de
la Barmondière.
Samedi 18
septembre 1694 :
Réception des quatre ordres mineurs.
Automne 1694
:
Admission
dans la communauté de M. Boucher.
Hiver 1694
-1695 :
Maladie à l'Hôtel-Dieu.
18 mai 1695 :
Bénéfice de
la Chapellenie de St-Julien-de-Concelles.
1695- 1700 :
Etudes de
théologie au « Petit Séminaire » de Saint-Sulpice.
1697 :
Première
visite à Mme de Montespan.
Fin de 1697
ou début 1698 :
Réception du sous-diaconat.
Eté 1699 :
Pèlerinage à
N.-D. de Chartres.
1700
5 juin :
Ordination
sacerdotale.
Septembre :
Voyage
de Paris à Nantes ; arrêt à Fontevrault.
24 septembre
: Résignation
du bénéfice de St-Julien-de-Concelles.
Octobre
: Arrivée
dans la communauté de M. Lévêque.
Hiver
1700-1701
: Pénible inaction à Saint-Clément.
1701
25-27 avril :
Voyage de
Nantes à Fontevrault.
27-29 avril :
Séjour à
l'Abbaye.
29 avril -
1er mai :
Voyage de
Fontevrault à Poitiers (suivi d'une retraite).
4 mai :
Audience de
Mgr Girard (puis retour à Nantes).
Juin :
Mission de
Grandchamps.
Juillet,
août, septembre :
Diverses missions en pays nantais, ministère
dans la ville (près des étudiants et des communautés religieuses).
Octobre :
Voyage de Nantes à Poitiers, avec arrêt à
Fontevrault et neuvaine à N.-D. des Ardilliers.
Novembre :
Séjour au Petit Séminaire ; ministère dans la
ville (catéchisme aux pauvres, aux
écoliers).
Fin novembre :
Entrée de
l'aumônier à l'Hôpital général.
1702
Printemps :
Première «
bourrasque » à l'hôpital ; retraite aux jésuites.
Eté :
Voyage à
Paris, au secours de Louise-Guyonne. Pénible visite à M. Leschassier.
Octobre -
Pâques 1703 :
Séjour à l'Hôpital de Poitiers.
1703-1705
2 février
1703 :
Vêture de
Marie-Louise de Jésus.
Printemps :
Voyage à
Paris ; ministère à la Salpêtrière.
Eté et Automne :
Ermitage de la rue du Pot-de-Fer ; composition de l'Amour de la Sagesse
éternelle (?)
Hiver :
Ministère
chez les ermites du Mont-Valérien.
Mars 1704 :
Supplique
des pauvres de Poitiers, retour à l'hôpital.
1704-1705 :
Ministère à l'hôpital ; puis nouvelles
difficultés ; sortie définitive.
1705 :
Missions de
Montbernage, de Saint-Savin, du Calvaire.
1706
Janvier :
Mission de
Saint-Saturnin (clôture le 6 février).
Jours gras :
Guérison de
Mme d'Armagnac ; ordre de quitter Poitiers.
Printemps :
Pèlerinage à
Rome, par Lorette.
6 juin :
Audience du
Souverain Pontife.
25 août :
Messe d'actions
de grâces à l'abbaye de Ligugé.
Fin août :
Retraite de
huit jours en dehors de Poitiers.
Septembre :
Pèlerinage
au Mont-Saint-Michel (éconduit à Fontevrault ; au pied de N.-D. des Ardilliers
; chez les Sœurs de Sainte-Anne de la Providence ; au séminaire d'Angers).
29 septembre :
Journée de
prière au Mont-Saint-Michel.
Octobre :
Séjour à
Rennes ; ministère en différentes églises et au Grand Séminaire.
Environs de Toussaint :
Visite à
Montfort-la-Cane.
Fin d'année :
Missions de
Dinan, St-Suliac, Bécherel.
1707
Printemps, été :
Associé à Dom Leuduger : Missions dans les
diocèses de Saint-Malo et Saint-Brieuc.
Juillet :
Mission
de Montfort-la-Cane.
Août :
Mission de
Moncontour ; séparation d'avec M. Leuduger.
Septembre : Installation à l'ermitage de Saint-Lazare.
Septembre : Installation à l'ermitage de Saint-Lazare.
Environs de
Toussaint :
Mission de Bréal.
Hiver -
printemps 1708 :
Ministère aux environs de Saint-Lazare.
1708
Mai :
Retraite aux
filles de la paroisse Saint-Jean de Montfort ; départ de Saint-Lazare.
Milieu de l'année :
Inauguration du
ministère nantais ; mission de Saint-Similien. Mission de Valet.
Fin de l'été Automne :
La Renaudière, Landemont, La Chevrolière, Vertou.
Décembre :
Mission de
Saint-Fiacre.
1709
Janvier
:
Retraite aux
Pénitentes.
Carême :
Mission
de Campbon (ouverte le 13 février) .
Mi-avril-début
mai :
Mission de Pontchâteau.
Eté :
Missions
dans la région de la Grande Brière et travaux du Calvaire.
Novembre :
Mission
de Missillac (clôture le 1er décembre)
1710
Début de
l'année :
Missions d'Herbignac, Camoël.
Fin mai –
juin :
Mission de
Saint-Donatien de Nantes.
21 juin :
Bénédiction d'une cloche (Anne-Marie) pour la
chapelle du cimetière de Saint-Donatien.
Juillet :
Mission de
Bouguenais.
Août :
Achèvement
du Calvaire.
Soirée du 13
septembre :
Bénédiction interdite.
Nuit du 13
au 14 sept. :
Voyage de Pontchâteau à Nantes.
14
septembre :
Audience
épiscopale : refus confirmé.
15
septembre :
Retour à
Pontchâteau.
Fin septembre :
Mission de Saint-Molf ; ministère interdit ;
retraite aux jésuites.
Octobre :
Œuvres en
faveur des pauvres, à Nantes.
10
novembre :
Entrée dans
le Tiers-Ordre dominicain.
1711
Début de l'année :
Dévouement pendant les
inondations de la Loire ; puis départ de Nantes.
Carême :
Mission de
La Garnache.
Avril :
Chez les
religieuses de Montaigu ; retraite chez les jésuites au Séminaire de Luçon, et
chez les capucins.
Samedi 9 mai :
Audience de
Mgr de Lescure.
10 mai :
Sermon
contre les Albigeois, à la cathédrale de Luçon.
Lundi 11 mai :
Voyage de
Luçon à La Rochelle.
Mai – août :
Mission de
Lhoumeau et Mission générale de La Rochelle.
16 août :
Procession
de clôture de la mission des femmes.
Hiver 1711-1712 :
Missions dans les
campagnes du diocèse de La Rochelle.
1712
Carême :
Mission de l'île
d'Yeu.
Environs de
Pâques :
Visite aux œuvres de Nantes.
Ascension (5
mai) :
Bénédiction de la Chapelle de N.-D. de la Victoire, puis procession de La
Garnache à Sallertaine.
Mai :
Mission de
Sallertaine.
11 juin :
Ouverture de
la mission de Saint-Christophe-du-Ligneron.
Juillet :
Retour de mission à La Garnache et retraite
aux Hospitalières de St-Augustin, à La Rochelle ; conversion de Bénigne Page.
Eté et
automne :
Rédaction du
Traité de la Vraie Dévotion à Saint-Eloi.
Octobre :
Mission de
Thairé-d'Aunis (plantation de croix le 28).
Hiver
1712-1713 :
Missions de
Saint-Vivien, Esnandes, Courçon.
1713
Début de
l'année :
Rédaction
des Règles de la Compagnie de Marie.
Printemps :
Missions du
Beugnon, Bressuire, Argenton-Château.
Mai – juin :
Mission de
La Séguinière.
Juillet :
Voyage de La
Rochelle à Paris.
Août :
Visites au
Séminaire du Saint-Esprit, à Paris.
Fin août :
Retraite aux Clarisses de l'Ave Maria ; puis
retour de Paris et passage à Poitiers.
Août –
septembre :
Mission de Mauzé.
Octobre –
novembre :
Maladie à l'hôpital des Frères de la Charité,
à La Rochelle.
Hiver
1713-1714 et printemps 1714 :
Retour de mission à
Courçon et à l'hôpital St-Louis ; et missions dans le diocèse de Saintes (Le
Vanneau).
1714
Mai :
Mission de Roussay.
Juin :
Voyage à
Nantes.
Juin – juillet :
Séjour à Rennes ; retraite aux jésuites ;
composition de la Lettre aux Amis de la Croix.
14 août :
Arrivée à
Avranches.
15 août :
Messe de
l'Assomption, à Villedieu-les-Poêles.
17 août :
Arrivée à Saint-Lô.
18-25 août :
Retraite aux
pauvres de l'hôpital.
Fin août –
septembre :
Grande Mission de Saint-Lô.
Mi-septembre :
Voyage de Saint-Lô à Rouen, par Caen.
Entrevue avec M. Blain ; retraite aux Sœurs d'Ernemont.
Fin
septembre – octobre :
Retour vers Nantes.
13 octobre
(samedi) :
Messe dans l'incognito.
Fin octobre :
Transfert des statues de Pontchâteau à Nantes
; puis voyage à Rennes, visite à M. d'Orville.
Novembre :
Retour à La Rochelle ; ouverture des écoles
charitables ; convocation des deux Filles de la Sagesse de Poitiers.
Décembre -
janvier 1715 :
Mission de Loire, le Breuil-Magné, l'île
d'Aix, St-Laurent-de-la-Prée et Fouras.
1715
2 février :
Transfiguration du serviteur de
Dieu dans l'église des dominicains.
Février :
Prédication dans la chapelle des Sœurs de la
Providence ; vocation du P. Vatel.
Mars – avril :
Mission de
Taugon-la-Ronde (clôture le 14 avril).
Fin mars :
Arrivée des
deux Filles de la Sagesse à La Rochelle.
Lundi saint,
15 avril :
Ouverture de la mission de St-Amand-sur-Sèvre.
19 avril :
Mai :
Semaine de
repos chez Mlles de Beauvau; prédications à la Séguinière, quinzaine à Nantes.
Mai – juin :
Mission de
Mervent et séjour à la grotte.
Juillet :
Rédaction des Règles de la Sagesse, à
l'ermitage de Saint-Eloi.
Juillet –
août :
Organisation
de la Congrégation de la Sagesse.
1er août :
Approbation
des Règles de la Sagesse par
Mgr de Champflour.
25 août :
Ouverture de
la mission de Fontenay-le-Comte.
Septembre –
octobre :
Repos à la grotte de Mervent ;
retraite aux religieuses de Fontenay ; vocation du P. Mulot.
Automne :
Mission
de Vouvant.
Décembre -
janvier 1716 :
Mission de Saint-Pompain.
1716
Février :
Mission de
Villiers-en-Plaine (plantation de croix le 24).
Mars :
Séjour au
presbytère de Saint-Pompain ; puis pèlerinage à Saumur, après celui des 33
Pénitents blancs.
1er
avril (mercredi) :
Arrivée à Saint-Laurent-sur-Sèvre.
Dim. des
Rameaux (5 av.) :
Ouverture de la mission de St-Laurent.
Mercredi 22
avril :
Visite de Mgr de Champflour.
Mardi 28
avril, vers 8 heures du soir :
Mort du serviteur de
Dieu.
TABLE DES MATIERES
Chapitre I :
L'apôtre populaire. Le scandale de ses persécutions 7
Chapitre II :
S'il était mort à 25 ans, nouveau St Louis de Gonzagues 27
Chapitre III :
A Saint-Sulpice. Ses tribulations 39
Chapitre IV :
L'homme supérieur et inspiré de Dieu, tel qu'un prophète de l'ancienne Loi 67
Chapitre V :
A l'hôpital de Poitiers. Ses réformes. Un organisateur hors pair 85
Chapitre VI :
Son grand dessein secret, fondation de la Sagesse 105
Chapitre VII :
L'interdit de Poitiers. Le cas Villeroi, Vicaire général 123
Chapitre VIII :
Missions avec M. Leuduger 145
Chapitre IX :
Dans le diocèse de Nantes. Ses exploits 151
Chapitre X :
L'affaire du Calvaire de Pont-Château. Montfort, criminel d'Etat 159
Chapitre XI :
Le jansénisme, fausse explication 201
Chapitre XII :
Persécuté parce que incompris 227
Chapitre XIII :
Comment le jugeaient ses amis et admirateurs 243
Chapitre XIV :
Comment il s'expliquait persécuté 257
Chapitre XV :
Inconsciemment travesti 269
Chapitre XVI :
L'homme d'une vocation 295
Chapitre XVII :
L'homme du concret chez qui tout parle et qui fait tout parler 321
Chapitre XVIII :
Ce que Montfort n'est pas 351
Chapitre XIX :
Un esprit sublime 375
Chapitre XX :
Comment la Croix l'a ravi 385
Chapitre XXI :
Devant l'art et la nature 397
Chapitre XXII :
La grande pratique 415
Chapitre XXIII :
Les charismes de l'apôtre populaire 437
Chapitre XXIV :
Jusqu'à la fin semblable à lui-même 441
Chapitre XXV :
La survie 457
Chapitre XXVI :
Les fils de Montfort et la Vendée 479
Chapitre XXVII :
Les premières recrues missionnaires 485
Chapitre XXVIII :
L'admirable copie, Marie-Louise de Jésus 491
Chapitre XXIX :
Les Familles spirituelles montfortaines 505
A nos lecteurs 507
Chronologie 509
Imprimerie
Cléder - Toulouse — N° 1423 - I. 1967
Téqui -
Editeur N° 131 — D.L. 1er Trimestre 1967
[1]
Grandet : « Vie de Messire Louis-Marie
Grignion de Montfort », p. 4S0.
[2]
Besnard : « Vie de Messire Louis-Marie
Grignion de Montfort ». Livre IV.
[3]
Blain : « Mémoires ». Chapitre LIII.
[4]
Nous reviendrons longuement sur cette
explication du génie si particulier de Montfort. Au risque d'être fastidieux
nous avons jugé bon de la donner dès maintenant. Si le lecteur en tient compte
elle lui permettra de voir en toutes circonstances Montfort sous son vrai jour.
[5]
Grandet, p. 349.
[6]
Blain, ch. VI.
[7]
Blain, ch. V.
[8]
Blain, ch. XXX.
[9]
Nommé peu de temps après économe au séminaire
d'Angers et remplacé par M. Baüyn, M. Brenier reviendra reprendre sa place à la
mort de celui-ci.
[10]
Grandet, p. 12.
[11]
Blain, ch. XXXV.
[12]
Blain, ch. XVI.
[13]
Blain, ch. XXIX
[14]
Blain, ch. XXX.
[15]
Blain, ch. XXVII.
[16]
La veille au
soir de son départ de Rouen, Blain le fit parler dans une communauté de
maîtresses d'école. « Son discours, écrit le mémorialiste, fut sur les
avantages de la virginité, matière que son grand amour pour la pureté lu
rendait agréable et délicieuse à traiter ; aussi le fit-il dans l'esprit et
avec les termes des Ambroise et des Jérôme qui en ont si divinement bien parlé
! Dans ce discours, il lui échappa une de ces sortes de singularité que l'on
blâmait en lui et dont il ne s'apercevait pas. Pendant qu'il parlait, une des
jeunes filles qui l'écoutaient le regardait. Il parut le trouver mauvais et,
par une sorte d'enthousiasme, il l'apostropha, en lui disant : « Vous me
regardez ; convient-il qu'une jeune fille fixe les yeux sur un prêtre ?» Je lui
demandai, en particulier, après son discours, quel mal il trouvait qu'on
regardât le prédicateur et s'il était possible de l'écouter attentivement et de
le suivre, sans jeter les yeux sur lui ? Il me dit qu'il n'avait
rien à
redire là-dessus ; je lui fis reproche de l'apostrophe qu'il venait de faire ;
il en fut surpris, et dit qu'il n'en avait aucun souvenir. Cela me fit juger
qu'il 11 était pas maître de certaines singularités qui lui échappaient sans
qu'il y prit garde et qui servaient à l'humilier » (Blain, ch. LXXXI).
Comment le saint fut-il
choqué de ce regard de la jeune fille ? Y saisit-il quelque chose de trop
humain ? L'admonestation pouvait être fondée, et rien ne nous empêche d'y voir
un de ces traits de zèle dont il était coutumier. Mais nous avouons ne pas
comprendre qu'il ne s'en soit pas souvenu. Faut-il croire, comme Blain semble
le penser, qu'il n'en eut pas conscience et qu'il lui arrivait d'agir ainsi en
Plus d'une occasion ? Nous concevons fort bien qu'il ne s'apercevait pas qu'il
était singulier, mais que, dans ses pratiques de vertus, il eût agi parfois
sans avoir conscience de ce qu'il faisait, cela poserait un problème. Blain
aurait-il pu nous citer, ne serait-ce qu'un ou deux autres cas semblables I
Nous n'en voyons pas.
[17]
Il n'y avait pas si
longtemps qu'une autre âme d'élite, la Mère Angélique Arnauld, avait tenté
d'emporter de haute lutte la sainteté, à coups de mortifications sensibles.
Elle s'adonnait, depuis plusieurs années déjà à cette entreprise lorsque saint
François de Sales, devenu son directeur, la mit en garde contre ces excès
d'austérités et encore plus contre son esprit d'indépendance. Il voulait, lui
aussi, être d'abord obéi. Malheureusement, le saint étant mort le 28 décembre
1622, vint l'abbé de Saint-Cyran, dont la spiritualité tranchait fort sur celle
de l'évêque de Genève. Il plaçait la perfection sur de si hauts sommets et ne
la montrait accessible que par de si rudes sentiers que, seules, des Ames
exceptionnellement trempées Pouvaient y aspirer. La Mère Angélique « se jeta
passionnément dans ces doctrines », écrit Monlaur (Angélique Arnauld, p. 214-215). Les austérités effrayantes qu'on
lui Prêchait lui étaient un attrait de plus. La difficulté ardue de la voie la
ravissait, Car ce fut la destinée de cette âme forte d'échapper à recueil des
tentations basses et de se briser en voulant atteindre les sommets qu'elle
croyait entrevoir ». « Pure» comme des anges, orgueilleuses comme des démons »,
dira en 1664, des religieuses e Port Royal, à Mme de Guéméné, l'archevêque de
Paris, Hardouin de Péréfixe.
[18]
Blain, ch. XXXII.
[19]
Quérard, t. II, p. 121 : « Vie du Bienheureux
Louis-Marie Grignion de Montfort ».
[20]
Blain, ch LV.
[21]
Lui restait cependant
Adèle Mgr de Saint-Vallier, évêque de Québec, qui était intervenu en faveur de
Louise Guyonne, auprès de l'abbé Girard, futur évêque de Poitiers, alors
précepteur des enfants de Mme de Montespan. Il comptait aussi un autre ami dans
la personne de M. Barrin qu'il avait déjà connu à Rennes et qu'il retrouvera à
Nantes comme vicaire général de Mgr de Beauvau. M. Barrin, d'une vieille
famille bretonne, les Barrin de la Gallissonnière, converti sur le tard, était
venu à Paris se préparer à l'ordination sacerdotale, qu'il reçut le samedi des
Quatre-Temps de septembre 1702.
[22]
Blain, ch. LIII.
[23]
Reconnaissons à
l'honneur de la Compagnie de Jésus que le P. Saladon fut le seul jésuite que
l'on connaisse qui ait rebuté ainsi notre saint. Dans tous les lieux où se
trouvait une maison de la Compagnie, c'est là que le missionnaire, toujours
avide de direction, s'adressait, sûr d'être fraternellement accueilli. Il
semble bien que se soit créée plus d'une amitié entre lui et ces religieux qui
savaient eux aussi d'expérience ce que c'est que d'être calomnié. Leur
expulsion brutale opérée en France en 1762, la dispersion et même le sac de
leurs archives ont privé les biographes de saint Louis-Marie de Montfort
d'inestimables documents dont le P. Besnard, le premier, déplorera la perte.
Dans l'Avertissement, en tête de son manuscrit terminé en 1770 : « J'ai profité,
dira-t-il, de tous les écrits qu'ont laissés ceux à qui une triste révolution
et la mort même n'ont pas permis de continuer l'ouvrage », preuve que des
membres de la Compagnie se préoccupaient de perpétuer la mémoire de leur ancien
élève de Rennes, leur associé en plusieurs missions et leur Adèle client. Ce
sera un Jésuite, futur Provincial, le P. Picot de Clorivière, qui reprendra le
travail trop hâtif du P. Besnard et en tirera une claire et agréable
biographie.
[24]
Blain, ch. XXXV.
[25]
« Tout le monde en
général, dans ces différentes contrées, écrit Quérard (Mission providentielle,
p. 137), savait le rosaire du Père de Montfort, les prières, le» mystères, les
offrandes et les demandes qui le composent. Les enfants, en entendant sans
cesse répéter ces saintes pratiques à l'église et au foyer domestique, les
apprenaient sans peine. Aussi exigeait-on qu'ils les sussent parfaitement avant
de quitter le catéchisme : les mystères joyeux pour la première communion, les
mystères douloureux pour la seconde, et les mystères glorieux pour la
troisième. Dans toutes leurs missions, conformément au vœu de leur saint
fondateur, les missionnaires de la Compagnie de Marie faisaient faire aussi la
mission aux petits enfants, et prenaient tous les moyens imaginables pour les
initier à la connaissance et à la pratique du saint Rosaire. Un missionnaire
était spécialement et uniquement chargé de ce ministère et encore se faisait-il
aider par ses confrères. »
[26]
« Histoire religieuse de la Révolution
française », t, II, p. 349.
[27]
Besnard, Livre VI.
[28]
Montfort n'est pas un
spéculatif. Ses écrits ne dénotent aucun goût pour les idées pures ni même pour
l'analyse psychologique. Il semble bien n'avoir eu qu'une puissance
d'abstraction moyenne. En matière subtile, comme celle de la grâce, il avait
sans doute plus d'Inclination pour les preuves d'autorité que pour les preuves
de raison. Mais il était doué d'une remarquable intelligence pratique et
excellait a démêler les cas les plus embrouillés. Et c'était bien cette sorte
d'intelligence qui convenait ti un missionnaire, surtout pour le ministère du
confessionnal.
[29]
«Vraie Dévotion», n° 47.
[30]
Ce qu'il ne dit point, c'est que le
jansénisme se serait infiltré à Saint-Clément, « Tous ceux qui composaient la
communauté du saint vieillard, écrit Blain (ch. LI), n'avaient pas son esprit
ni encore moins sa doctrine. » Erreur, comme nous le verrons.
[31]
Probablement au secours de sa sœur
Louise-Guyonne.
[32]
Louise-Guyonne, c'était
la petite, de sept ans plus jeune que lui, que, n'étant encore qu'un
adolescent, il s'efforçait do former à la piété. II la prenait à part, lui
faisait réciter avec lui son chapelet, l'y encourageait pur de menus cadeaux et
en lui disant, avec une vive pénétration déjà du cœur féminin : « Vous serez
toute belle et le monde vous aimera si vous aimez bien le bon Dieu ». Encore
Jeune, elle fut emmenée à Paris par cette demoiselle de Montigny, dont nous
avons déjà parlé, qui la prit à sa charge. Puis, cette protectrice étant venue
à lui manquer, la marquise de Montespan, qui dirigera sur l'abbaye de
Fontevrault, dont sa sœur Mme de Rochechouart était abbesse, deux autres sœurs
de notre saint, Sylvie et Marguerite-Françoise, la plaça chez les Filles de
Saint-Joseph de la Providence, au faubourg Saint-Germain, maison qu'elle entretenait
de sa fortune et qui recevait des orphelines pauvres jusqu'à l'âge de dix-huit
ans. Au mois d'avril 1701, M. Grignion, étant encore à Nantes, apprit que sa
sœur, âgée alors de vingt-et-un ans, devrait bientôt quitter la communauté de
Saint-Joseph. On n'y voulait garder que les jeunes filles originaires de Paris
; de plus, on la trouvait trop pauvre pour être admise dans cette maison à
titre de professe. Il lut écrivit pour l'exhorter à s'abandonner complètement à
la divine Providence, dont elle désirait tant devenir la fille. En même temps,
il obtenait de la charité de personnes pieuses son maintien dans cette maison
ou un asile dans un autre. Mais ce ne fut qu'un répit. En juillet 1702, il
apprenait que sa sœur se trouvait sans abri et sans pain. Confiant à Dieu
ses malades
et ses pauvres congréganistes, il partit immédiatement pour Paris, à pied comme
de coutume. Les premiers jours qui suivirent son arrivée dans la capitale, ne
trouvant aucun secours, il ne pensait qu'a renvoyer sa sœur a Rennes, quand
l'inspiration lui vint d'aller demander conseil à un de ses amis de séminaire,
M. Bargeaville, attaché, bien que du clergé diocésain, à la paroisse de
Saint-Sulpice. Dès le lendemain, celui-ci parlait en sa faveur à la Mère
supérieure des Bénédictines du Saint-Sacrement de la rue Cassette. La bonne
religieuse exprima le désir de voir le saint prêtre. Ne pouvant rien pour la
jeune fille elle lui offrit, du moins, à lui, pour la durée de son séjour à
Paris, la portion que la communauté servait, chaque jour, au réfectoire, devant
l'image de Notre-Dame. C'était la part de la Sainte Vierge et la part du
pauvre. On devine, avec quel empressement et quelle expression de sa
reconnaissance, M. Grignion accepta, à la condition toutefois qu'on lui permit
d'amener avec lui un de ses frères, de ces mendiants dont Paris ne manquait pas
; ce qu'on fit volontiers.
C'est dans cette maison,
où le saint allait souvent dire la messe, qu'une religieuse déjà fort avancée
en Age, amante passionnée de la croix, et lui, se reconnurent par une lumière
intérieure. Sur la demande de la Mère Saint-Joseph, — c'était le nom de cette
sainte âme, dans le monde Mlle de la Vieuville, une bretonne — ils eurent un
entretien d'une demi-heure, au parloir, où ils s'édifièrent mutuellement. Une
correspondance s'ensuivit, dont nous avons seulement deux lettres de Montfort,
la seconde, un simple billet, qui ne respirent l'une et l'autre que l'amour de
la croix.
Mais Louise-Guyonne
était toujours sans situation. Proposée comme sœur converse aux Bénédictines de
la rue Cassette, elle fut jugée, sur sa mine chétive, impropre aux besognes
manuelles. Il n'y avait plus de solution que de la renvoyer dans sa famille,
quand une dame de qualité se présente au parloir. Ayant appris que Louise
Grignion allait être obligée de rentrer dans le monde et que la communauté
devait envoyer, le lendemain, deux jeunes filles, comme novices, dans une des
maisons de la Congrégation à Rambervillers, elle venait proposer qu'on leur
adjoignît Louise-Guyonne, s'offrant de lui constituer une dot, de lui fournir
un trousseau et de payer ses frais de voyage. Ce qui fut accepté.
Encore quelques épreuves
à Rambervillers, où la novice tombe malade, occasion d'une lettre de son frère,
du même ton, naturellement que celles à la Mère Saint-Joseph. Enfin, le 2
février (?), la sœur Saint-Bernard était appelée à prononcer ses vœux. Nouvelle
lettre de notre saint, cette fois, un chant d'action de grâces à la croix.
[33]
Grandet, p. 465-466.
[34]
Notons que c'est de l'hôpital de Poitiers
que, le 28 août 1701, il écrivit à sa mère une lettre qui a fait le scandale de
plus d'un lecteur, bien à tort, car il avait le cœur sensible, nous dit Blain,
qui en savait quelque chose.
[35]
Grandet, p. 128.
[36]
Besnard : « Abrégé
de la vie et des vertus de la Sœur Marie-Louise de Jésus », p.35.
[37]
Besnard, op.
cit., 397.
[38]
Besnard, « Abrégé », p. 65.
[39]
Besnard, « Abrégé », p. 69.
[40]
Besnard,
« Abrégé », p. 298.
[41]
Grandet, p. 466.
[42]
Grandet, p. 468.
[43]
Grandet, p. 475.
[44]
Dubois -
Grandet, p. 477.
[45]
Grandet, p. 92.
[46]
Grandet, p. 435.
[47]
Grandet, p. 132.
[48]
Grandet, p. 331.
[49]
Georges Guitton, s.j., Saint Jean-François
Régis (Livre VI, ch. XLV).
[50]
Grandet, p. 475.
[51]
Grandet, p. 456.
[52]
Lettre à M.
Rigault, ancien curé de Saint-Michel-de-la-Palude, 3 septembre 1719).
[53]
Grandet, p. 330.
[54]
Grandet, p. 145-147.
[55]
Une autre donnée tirée
du lieu des sépultures nous permet de préciser encore. L'année précédente 1708,
quarante-sept sépultures toutes dans l'église. Les sept premiers mois de 1709,
trente-et-une sépultures, dont une seule, celle du curé, M. Halgan, dans le
cimetière. A partir de la fin de juillet, changement complet. Les 3 et 21
juillet, marquent les dernières sépultures faites dans l'église ; la suivante,
25 août, et les autres à la suite sont toutes inscrites faites dans le
cimetière. Le registre de 1709 se clôt par la sépulture, le 31 décembre, de M.
de Bellebat, seigneur du lieu, qui « par humilité chrétienne », renonçant à son
droit d'enfeu et de seigneur préeminencier, a déclaré vouloir être enterré dans
le cimetière en juillet ». D'après ces dates, la mission aurait commencé en
juillet et se serait terminée en août.
[56]
Grandet, p. 305.
[57]
Il serait intéressant
de savoir si ce premier chantier fut ouvert le lendemain de la mission de
Pontchâteau ou non pas plutôt à la fin de juillet après une prédication que le
saint serait venu faire pour exposer son projet et recruter des bras, ce qui
expliquerait l'erreur commise par l'abbé Olivier sur la date de la susdite
mission, ou encore en octobre à son retour de Nantes, peu avant de commencer
celle de Missillac. Dans ce dernier cas, les travaux sur la lande de la
Madeleine auraient suivi immédiatement ceux de Crévy. Mais alors, on
s'étonnerait que dans sa relation, l'abbé Olivier n'ait fait qu'une vague
allusion, et encore ! au signe donné ainsi tout récemment par le ciel. Selon
toute apparence des mois s'étaient écoulés depuis lors.
[58]
Grandet, 322.
[59]
Grandet, p. 126.
[60]
Grandet, 168.
[61]
Blain, ch. LXXV.
[62]
Grandet, p. 437.
[63]
Besnard, Livre VI.
[64]
Grandet, pag. 428.
[65]
L'évêque d'Avranches. Voir Laveille, p. 430.
[66]
Dalin : « Vie du
Vénérable Serviteur de Dieu, Louis-Marie Grignion de Montfort » (p. 188).
[67]
Ces explications se
fondent probablement sur le passage suivant de Blain (ch. LXIII), trop porté,
lui le premier, à voir des jansénistes dans les persécuteurs du missionnaire.
Il ne dira rien de Saint-Lazare, mais le saint est à Montfort, peu avant de se
Joindre à la troupe de M. Leuduger.
« Ce qu'il fit le peu de
temps qu'il resta dans la localité, où il fit tout le bien qu'il put, mais non
sans de grandes contradictions ; car ce grand zèle qu'il y témoigna pour la
dévotion à la Sainte Vierge, pour la récitation du Rosaire, pour la visite des
chapelles dédiées en l'honneur de la Mère de Dieu, ne plut pas à ceux qui pouvaient
avoir intérêt à détourner le peuple de ces pratiques, surtout la dernière ».
Le mémorialiste a
recueilli le bruit des persécutions dont Montfort fut l'objet dans son pays
natal à l'occasion de Saint-Lazare qu'il ignore. N'en sachant pas la vraie cause,
il les attribue, sans preuve, à des milieux jansénisants hostiles au
missionnaire en raison de son zèle à prêcher la dévotion à la Sainte Vierge.
[68]
Même parmi les appelants, combien avaient des
idées nettes et incontestablement hérétiques sur les points en litige : état de
la nature déchue, conciliation de l'action divine et de la grâce avec le libre
arbitre, universalité de la Rédemption ? Quand on réfléchit que docteurs
jansénistes et docteurs antijansénistes réunis en commission à Rome passèrent
deux ans à étudier les cinq propositions extraites de l'Augustinus, pour n'aboutir d'ailleurs qu'à se mettre d'accord sur
leur sens, restant divisés sur la note à leur donner, orthodoxe, selon les
jansénistes, hérétique, selon leurs adversaires ; qu'il ne faudra pas moins de
temps pour passer au crible, toujours à Rome, le livre de l'oratorien Quesnel,
devenu chef de la secte après la mort du Grand Arnauld, Réflexions morales sur le Nouveau Testament, et en retenir cent une
propositions que condamna la bulle Unigenitus
! Est-on obligé de croire que dans le camp des novateurs, où l'unanimité
s'était faite pour souscrire à la condamnation pontificale des cinq fameuses
propositions, tous étaient de mauvaise foi et ne faisaient qu'user de
subterfuge en refusant de reconnaître que ces propositions, justement censurées
à leurs yeux, se trouvaient effectivement, au moins quant à leur substance,
dans l'Augustinus ? Beaucoup
d'entre eux ne se laissèrent-ils pas abuser par l'habile et subtile distinction
du droit et du fait imaginée par les doctrinaires du parti ? Et pareillement
pour les cent une propositions quesnellistes, dont certaines d'ailleurs
pouvaient ne sembler avoir été frappées qu'en raison de leur dangereuse
ambiguïté !
[69]
(4) Que de politique, en
effet, dans cette affaire I Elevé dans le souvenir des guerres de religion et
au milieu des troubles de la Fronde, mis en garde par Mazarin mourant contre
les dangers de la nouvelle hérésie, Louis XIV était intervenu de tout son
pouvoir pour mater les récalcitrants : démarches auprès du Saint-Siège afin
d'obtenir décrets et bulles ; lettres de cachet, menace de suppression de
bénéfices, destruction brutale de l'abbaye de Port-Royal. Et puis, se
disait-on, les jésuites, ces vigilants gardiens de la doctrine, ces infatigables
dénonciateurs de la secte, avaient-ils toujours des intentions si pures ? Ne
jalousaient-ils pas les Oratoriens, leurs compétiteurs dans la direction des
collèges et plus encore les messieurs de Port-Royal, grands humanistes eux
aussi, hardis novateurs en pédagogie, qui, en plus du latin, enseignaient dans
leurs Petites Ecoles, le français et le grec absents du programme de la Ratio
Studiorum de la Compagnie ?
[70]
Grandet, p. 376.
[71]
Grandet, p. 339.
[72]
« Ami de la Croix » — Année 1937, p. 66.
[73]
Echo montfortain, n° 268.
[74]
Louis Chaigne : « Le Bienheureux Louis-Marie
Grignion de Montfort », p. 14.
[75]
En pareille
circonstance, M. Grignion ne se serait-il pas laissé enfermer, trop heureux de
passer pour un fou ? On serait peut-être tenté d'alléguer contre les lignes
suivantes ce que dit Mme d'Orion, la jeune et vive châtelaine de
Villiers-en-Plaine, qui le reçut à sa table, au cours de la mission : «que ses
conversations étaient très gaies, très édifiantes et très amusantes ». Ne
séparons point ces épithètes. Le saint n'était pas morose. Nous l'avons vu très
joyeux, au contraire, recevant même en riant les condoléances de ceux qui
croyaient devoir lui en apporter après quelque fâcheuse aventure. Ses missions
lui fournissaient quantité de traits édifiants et pittoresques qu'il savait
conter à l'occasion avec un véritable talent de narrateur et de metteur en
scène. Ce n'est pas l'art de décrire qui lui manquait, ni la pointe, on le voit
bien à certains de ses cantiques. Il aurait eu facilement des mots mordants, si
la charité ne l'avait retenu.
[76]
Exagérerions-nous ? Le
P. Le Crom (p. 291) fait justement remarquer qu'à la mission de
Saint-Christophe-du-Ligneron (1712), on vivait en plein surnaturel. N'en
avait-il pas été de même à la Chèze, d'après le recteur M. Jagu, dont nous
citerons le rapport dans notre ch. sur les charismes. Les confrères de M.
Grignion ne pouvaient ignorer les faits. Comment les interprétèrent-ils ?
[77]
Grandet, p. 456.
[78]
Grandet, p. 468.
[79]
Grandet, p. 321.
[80]
Mgr Laveille n'est pas le seul à se
représenter ainsi cette procession. Rigault (p. 149) nous dit qu'il la «lança
telle une phalange macédonienne ». Louis Chaigne (p. 142) écrit : « A
Saint-Pompain, Montfort balaya un flot insolent de danseurs ». Le P. Le Crom
(p. 355) ne voit pas les choses autrement.
[81]
« en ces saints
jours de Pentecôte ». Or la mission de Saint-Pompain eut lieu eu hiver. Mais
une mission doit toujours être une Pentecôte. C'est évidemment la rime appelée
par « femme dévote » qui a suggéré ce mot, ainsi que l'épithète 4 huguenote »,
qui ne peut être prise en son sens propre.
« Nous avons trouvé ce
cantique à Saint-Pompain dans un recueil imprimé à Niort en 1721 et intitulé :
La déroute des danses abominables et des foires païennes de Saint-Pompain »,
écrit Quérard, à qui ne vient même pas l'idée de douter qu'il fût du
missionnaire. Et de quel autre pourrait-il être ? Il est absent des manuscrits,
mais il n'avait pas à figurer parmi les cantiques de missions, n'étant qu'une
pièce de circonstance. Style et facture portent nettement la marque montfortaine.
Mais, doutât-on de cette origine, il n'en conserverait pas moins toute sa
valeur descriptive et démonstrative. On s'étonnera peut-être que le P. Besnard,
qui enquêta certainement à Saint-Pompain même, ne parle pas en termes
explicites de cet exploit de M. de Montfort. Mais c'est ce qui, à notre sens,
confirme que cette action hardie se réduisit à conduire simplement à travers la
foire l'une des sept processions générales qu'il faisait à chaque mission.
Peut-être même était-ce dans le cas le parcours le plus normal. Modifia-t-il
l'ordre de marche habituel, que nous connaissons par Grandet (p. 106) ? Il
ne semble pas.
[82]
Grandet, p. 371.
[83]
Grandet, p. 365.
[84]
Blain, ch. LXVI.
[85]
Les « excentricités » de M. de Montfort,
écrit Mgr Calvet (p. 19) étaient les fantaisies d'un tempérament trop riche,
d'une imagination débordante.
[86]
Grandet, p. 362.
[87]
Quérard. « La Mission providentielle », p.
28.
[88]
Quérard. « La Mission providentielle », p. 26.
[89]
Grandet, p. 344.
[90]
Besnard, livre VIII.
[91]
Au sujet du transport à
Nantes des statues du Calvaire de Pontchâteau, le curé de cette paroisse lui
ayant offert de l'aider dans tout ce qui dépendait de lui.
« Le lendemain, écrit
Besnard (p. 122), M. de Montfort se leva de grand matin pour cette opération.
M. le curé de son côté fit apprêter deux charrettes et se transporta avec lui
dans la maison où les figures étaient en dépôt, il lui aida môme à les charger,
ce qui ne se fit pas sans beaucoup de peine, car comme elles étaient
extrêmement grandes et pesantes, il était difficile de les disposer dans la
voiture de manière qu'elles ne fussent point endommagées par le cahotage et par
la longueur du chemin. M. de Montfort les fit conduire à Laveau, pour les
charger dans une barque qui de là les porterait, sur la Loire, jusqu'à Nantes :
« Il n'est pas possible d'exprimer et de détailler les peines et les fatigues
qu'il essuya dans ce transport. Les croix et les figures étaient arrivées un
peu avant lui sur les bords de la rivière. « Nous voulûmes, dit le Frère
Jacques, les décharger, mais nous ne pûmes jamais en venir à bout. Mais à peine
eût-il paru que, nous voyant dans l'embarras, il se jette au milieu des vases
jusqu'à mi-jambe, se courbe le dos sous la croix et en moins d'une demi-heure
elle fut déchargée. » Ce qui fut encore plus difficile ce fut de la passer dans
la barque. Dieu, pour lui en laisser à lui seul le mérite, permit qu'une troupe
de bateliers et plusieurs autres personnes qui étaient présentes ne voulurent
point lui donner du secours, quoiqu'il les en priât instamment. Au contraire,
ces gens le raillaient en le voyant se donner tant de mouvement. En effet, il
ne s'épargnait point. « Il se Jetait, continue le Frère Jacques, à corps perdu
dans la boue, Jusqu'à ce qu'il eût fait ranger dans la barque sa chère croix,
c'est ainsi qu'il l'appelait. »
« Il eut soin de
recommander à un aubergiste voisin de faire bien souper les bons habitants de
Pontchâteau, qui avaient amené et aidé à décharger le précieux fardeau, les
assurant qu'il prierait Dieu pour eux en récompense de leur charité et des
services qu'ils lui avaient rendus. Pour lui, comme il était couvert de fange
depuis les pieds jusqu'à la tête, il demanda une chambre pour s'y retirer,
tandis que le Frère fut à la rivière chargé de toutes ses hardes pour les
passer dans l'eau. « De retour, continue-t-il, M. de Montfort les mit sur lui,
quoiqu'elles fussent toutes mouillées, il me donna ordre de partir avec les
bateliers, tandis que lui s'en alla par terre, et marcha toute la nuit pour
être rendu le lendemain matin aussitôt que nous. »
[92]
Grandet, p. 372.
[93]
Grandet, p. 371.
[94]
Grandet, p. 478.
[95]
Grandet, p. 374.
[96]
Grandet, p. 136.
[97]
Grandet, p. 400 et p. 314.
[98]
Feller. Biographie universelle, article «
Patrice ».
[99]
L'année du quinzième
centenaire de la mort de saint Patrick, 1961, L'Ami du clergé (p. 289) résumait l'article paru à cette occasion
dans la Catholic Gazette de Londres
sous la signature de son directeur, O'Brien, et terminait ainsi : « Patrick fut
l'un des ascètes les plus « formidables » de tous les temps. Il avait subi,
étant jeune, des privations incroyables, mais plus tard ce fut volontairement
qu'il s'infligea des pénitences sans nombre... Dans les antiques légendes, il
est question de ses innombrables psaumes, oraisons jaculatoires, génuflexions,
signes de croix. « Cela ressemble, observe le P. O'Brien, à un problème pour le
psychiatre. » Et pourtant il a, sous ce rapport, un imitateur contemporain, le
Frère Willie Doyle. Mais, en réalité, toutes ces oraisons ne doivent pas être
considérées comme distinctes et formant nombre. Non, toutes ne constituaient
qu'une seule et continuelle prière, comme le battement d'un cœur chantant
inlassablement son amour. » C'est une interprétation, mais nous croirions plus
volontiers que Patrick s'était effectivement assigné un nombre déterminé de
prières vocales et de gestes empruntés à la liturgie. Une ame portée à ces
pratiques extérieures est pareillement portée à en déterminer le nombre. Pour
ce nombre exact on ne peut évidemment se fier aux légendes. Mais ce qui
frappait chez des ascètes comme Patrick, le côté spectaculaire, elles ne l'ont
pas inventé puisque c'est précisément ce qui leur a donné naissance.
[100]
Grandet, p. 66.
[101]
Grandet, p. 65.
[102]
Grandet, p. 474.
[103]
Grandet, p. 101.
[104]
Grandet, p. 395.
[105]
Grandet, p. 499.
[106]
Des vétérans vendéens
diront à Quérard que c'était dans les processions, réglées par les
missionnaires de Saint-Laurent selon la méthode de leur Père, qu'ils avaient
appris à se ranger et à marcher en ordre.
[107]
Blain, ch. XLVIII.
[108]
Non, M. Olier n'y alla
pas avec des gants. « Il ne craint pas de s'aventurer sur la foire
Saint-Germain pour reprocher aux comédiens leurs exhibitions immorales et
substituer à celles-ci des sermons véhéments. En l'occurrence les Confrères du
Saint-Sacrement lui prêtèrent main-forte, en houspillant les acteurs, en
culbutant les tréteaux. » (J. Leilon, « Le tricentenaire de la mort de M. Olier
». La Croix, 12 mars 1957.)
[109]
S'il avait voulu suivre
l'Evangile à la lettre, aurait-il gâte ses aliments en y mêlant de la cendre,
de l'absinthe ou de vinaigre ? «
Manducate quae apponuntur vobis », avait dit le Maître (Luc X, 8).
« Il me semble, écrit
saint François de Sales (Introduction à la vie dévote ch. XXIII), que nous
devons avoir en grande révérence la parole que notre Sauveur et Rédempteur
Jésus-Christ dit à ses disciples : « Mangez ce qui sera mis devant vous ».
C'est, comme je le crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce qu'on
vous présente, ou qu'il soit à votre goût ou qu'il n'y soit pas, que de choisir
toujours le pire. Car, encore que cette dernière façon de vivre semble plus
austère, l'autre, néanmoins, a plus de résignation, car, par icelle on ne
renonce pas seulement à son goût, mais à son choix, et ce n'est pas une petite
austérité de tourner son goût à toute main et le tenir sujet aux rencontres ;
joint que cette sorte de mortification ne parait point. J'estime plus que saint
Bernard but de l'huile pour de l'eau, que s'il eût bu de l'eau d'absinthe avec
intention, car c'était signe qu'il ne pensait pas à ce qu'il buvait. Et en
cette nonchalance de ce qu'on doit manger et qu'on boit, git la perfection de
pratique de ce mot sacré : Mangez ce qui sera mis devant vous ».
Croit-on que Montfort n'avait pas lu saint François de Sales et que M. Leschassier
n'ait pas insisté sur ce point de la nourriture comme sur tant d'autres ?
[110]
Besnard, livre II.
[111]
Blain, ch.
XXVIII.
[112]
Grandet, p. 476.
[113]
Grandet, p. 163.
[114]
Grandet, p. 141.
[115]
Grandet, p. 195.
[116]
Grandet, p. 156.
[117]
Grandet, p. 446.
[118]
Grandet, p. 457.
[119]
Ecoutez-le chanter « Les
trésors Infinis du Cœur de Jésus-Christ, de ce Cœur qui a tant aimé les hommes
:
Je m'élève par sur
moi-même,
Je monte jusqu'aux
bienheureux
Et jusqu'au monarque
suprême
Plus élevé que tous les
deux.
Anges, dites-moi, Je
vous prie,
Quel est ce grand
brasier de feu ?
C'est le Cœur du Fils de
Marie
Et du Fils unique de
Dieu.
Chose étonnante, il
s'humilie
Devant son Père à tout
moment;
il loue, il adore, il
supplie,
II parle pour nous puissamment.
[120]
« Vraie Dévotion » (8) et « Amour de la
Sagesse Eternelle » (106).
[121]
On pleurait sans y penser, sans s'en
apercevoir, disait à Blain (ch. LXXI) le P. Vincent, capucin, qui avait
longtemps travaillé avec l'homme de Dieu. Les
[122]
D'un autre apôtre
populaire, saint Jean Eudes, un de ses biographes, le P. Emile Georges,
écrivait (p. 378) : « Tout pénétré du sentiment de son indignité, il s'étonnait
que la terre consentît à le porter, et que Dieu continuât à lui conserver
l'existence; bien plus il se considérait « comme un démon incarné », comme « un
enfer plein d'horreur, capable de commettre tous les crimes ».
Quel contraste avec la
petit carmélite de Lisieux ! « Je ne suis pas une sainte; je n'ai jamais fait
les actions des saints : je suis une toute petite âme que Dieu a comblée de
grâces. Vous verrez au ciel que je dis vrai. — Mais vous avez toujours été
fidèle aux grâces divines, n'est-ce pas ? — Oui, depuis l'âge de trois ans, je
n'ai rien refusé au bon Dieu. (Histoire d'une âme, p. 266).
— Vous n'éprouvez pas le
sentiment de ce solitaire qui disait : « Quand bien même j'aurais vécu de
longues années dans la pénitence, tant qu'il me restera un quart d'heure, un
souffle de vie, je craindrais de me damner »? — Non, je ne puis partager cette
crainte, je suis trop petite pour me damner; les petits enfants ne se damnent
pas (p. 263).
Ainsi, chez Thérèse,
aucun sentiment d'être une pécheresse. Dieu l'a préservée. Elle n'en est que
plus humble et plus touchée de la divine miséricorde. Au reste n'a-t-elle pas
dit ailleurs que même si elle eût été la plus grande des pécheresses, elle
n'aurait pas eu moins de confiance dans la miséricorde de son Père céleste ?
Différence de vocation !
[123]
« Amour de la Sagesse Eternelle » (167).
[124]
« Cette dévotion est un
chemin aisé : c'est un chemin que Jésus-Christ a frayé en venant à nous, et où
il n'y a aucun obstacle pour arriver à lui. On peut, a la vérité, arriver à
l'union divine par d'autres chemins ; mais ce sera par beaucoup plus de croix
et de morts étranges, et avec beaucoup plus de difficultés, que nous ne
vaincrons que difficilement. Il faudra passer par des nuits obscures, par des
combats et des agonies étranges, par sur des montagnes escarpées, par sur des
épines très piquantes et des déserts affreux. Mais par le chemin de Marie, on
passe plus doucement et plus tranquillement. »
[125]
Blain, ch.
VI.
[126]
G. Rigault.
« Le Bienheureux
Louis-Marie Grignion de Montfort », p. 118 (édition 1939).
[127]
On n'entend dans ces
lieux champêtres
Aucuns discours
mensongers,
Les bois et les rochers
Y sont de saints et
savants maîtres.
Les rochers prêchent la
constance,
Les bois la fécondité,
Les eaux la pureté
Et les oiseaux la
diligence.
Quand je vois verdir le
bocage,
Ma ferveur reprend encor
;
Je médite la mort
Quand j'en vois tomber
le feuillage.
[128]
N'allons pas croire que,
pour refuser à Montfort un vif sentiment de la nature, on lui dénie la
sensibilité du poète. Pour s'en tenir à ses cantiques, en plus de vers
admirablement frappés, de couplets au rythme entraînant, on y trouve, maintes
fois, ici une délicatesse de pinceau et une note de tendresse, là un accent de
feu, un lyrisme, attestant une sensibilité qui ne le cède en rien à celle des
vrais poètes.
Louis Chaigne, qui ne
semble guère croire que le missionnaire ait été séduit par les charmes de la
forêt de Mervent, n'en écrire pas moins (p. 142) : « C'est encore à Saint-Pompain
qu'à son répertoire déjà riche le barde de Dieu, le trou badour de Notre-Dame
ajouta la merveilleuse cantilène de Noël, comparable aux plus exquises
représentations de Giotto, et que bien vite apprirent par cœur les paroissiens
émus :
Que j'aime
ce petit enfant I
Qu'il est
tendre, qu'il est charmant !
Je l'aime,
je l'aime...
Oh ! qu'il
est beau l'enfant :
C'est
l'amour même.
Voyez-vous
ces petites mains,
Ces charmes
dont ses yeux sont pleins,
Je l'aime,
Je l'aime...
Il ravirait
les saints :
C'est l'amour même...
etc.. etc..
[129]
Fradet. « Cantiques », p. 711.
[130]
Idem,
p. 100.
[131]
« Traité de la concupiscence », ch. XXXII.
[132]
Confessions, ch. XXXIII et XXXIV.
[133]
Dictionnaire Feller, article Bruno.
[134]
Juvénal, Sat. V.
[135]
Boudon, p. 54 et V.D. 237.
[136]
V.D. 72.
[137]
Peu après, le
missionnaire envoyait à sa chère conquête un cantique de trente quatre
couplets, où il chantait, non sans émotion, le triomphe de la grâce et
encourageait la jeune fille à persévérer dans sa pénitence. Bénigne Pagé lui
répondit par ce distique que Gil Blas (le roman de Le Sage venait de paraître)
voulait écrire en lettres d'or sur la porte de son ermitage :
Inveni portum. Spes et Fortuna, valete !
Sat me lusistis, Indite nunc altos !
(Gil Blas,
fin du livre IX).
Elle se contenta d'en
modifier ainsi, en bonne latiniste, selon les règles de la prosodie, le second
vers :
Nil mihi molestum, ladite nunc alias
Et elle traduisait sur
le rythme du cantique :
Je suis au
port,
Adieu
parents, adieu fortune,
Je suis au port.
Rien ne me
trouble en mon transport.
Allez jouer,
vos autres brunes
Qui par
malheur sont trop communes,
Je suis au
port.
[138]
Ephémérides de Jourdan (d'après la relation de M. Masse, citées par le Bulletin
religieux de La Rochelle (7 septembre 1935).
[139]
« Abrégé », p. 86.
[140]
Nous avons vu qu'à l'Isle d'Aix il fallut
recourir aux cordages des marins pour faire des disciplines, l'abondante
provision de Montfort n’ayant pu suffire. Or la mission eut lieu pendant
l'hiver 1714-1716 un an donc avant la mort de Montfort. Le missionnaire et le
confesseur avait-il adouci ses méthodes ?
[141]
Nous devons ce détail
et d'autres à une biographie manuscrite de quelques pages, découverte par le P.
Eyckeler dans la Réserve de la Bibliothèque de Saint-Sulpice (Echo des Missions
de la Compagnie de Marie, octobre 1951). Nous y relevons une erreur certaine :
que le missionnaire ne fut malade que deux jours. Besnard dit sept à huit
jours, et Grandet (p. 256) qu'il lit son testament le cinquième jour de sa
maladie.
[142]
Les diableries plus extraordinaires encore de
« l'Iniquité de la Montagne », dont nous avons parlé plus haut, n'avaient pas
cessé, à cette époque, de hanter les imaginations.
[143]
Les confréries du
Rosaire et les confréries du Saint-Sacrement qui subsistent dans l'Ouest sont «
les traces les plus évidentes » du passage du Père de Montfort dans une
paroisse, écrivait Mgr Crosnier, vice-recteur des Facultés catholiques d'Angers
; et ses sociétés de Vierges sont encore « aisément reconnaissables sous le
voile des Enfants de Marie », note Georges Rigault .
[144]
On a contesté, d'après
les registres des Visites épiscopales (années 1718 et 1723) l'exactitude des
dires du P. Besnard qui dut cependant se renseigner sur place. Ne raconte-t-il
pas en effet encore comment M. de Montfort régla à l'amiable la petite question
de préséance soulevée entre les curés des deux paroisses au sujet du port du
Saint-Sacrement dans la procession qui, à la fin de la mission de Fouras, se
rendrait de cette paroisse à Saint-Laurent-de-la-Prée 7 A Fouras l'évêque note
que le cimetière est en mauvais état. Il ajoute : « Le peuple est fort grossier
et Ignorant, quoique le catéchisme se fasse régulièrement ». A Saint-Laurent,
les deux visites montrent une église bien restaurée. Mais si l'évêque ne fait
pas la même remarque sur celle de Fouras, faut-Il en conclure qu'elle n'avait
pas été restaurée elle aussi ? II la trouve sans doute en bon état,
puisqu'il n'a de blâme qu'au sujet du cimetière, ce qui n'est déjà pas si
flatteur pour le curé. Quoi qu'il en soit, que la confusion — si confusion il y
a partiellement d'une paroisse avec l'autre — vienne du P. Besnard ou de ses
informateurs, la tradition nous montre quels souvenirs on gardait et de
l'ouvrier et de l'œuvre accomplie.
[145]
« Les pays qu'il se
propose d'évangéliser ont horriblement souffert des guerres de religion, écrit
Mgr Laveille (p. 189). Partout des croix abattues, des chapelles ruinées, des
églises aux toits effondrés et aux murs branlants ; dans le lieu où, plus tard
d'héroïques paysans défendront leur fol jusqu'au martyre, des populations
devenues, à force de concessions faites au calvinisme, semi-protestantes, et,
par suite, toutes disposées à recevoir les subtiles erreurs du jansénisme ; un
clergé en grande partie gagné aux nouvelles doctrines, des monastères même où
le relâchement s'est insinué à mesure que l'on désertait la table sainte. (La
conduite du clergé n'était pas irréprochable. Dès 1664, dans son Intéressant
mémoire sur l'état du Poitou, Colbert de Croissy nous montre « la plupart des
ecclésiastiques de cette province vivant fort licencieusement » et il en
attribue la cause tant « à un ancien libertinage du clergé dudit pays » qu'au
peu de soin que les évêques successifs en prenaient depuis quarante ans, les
uns en ayant été empêchés par leurs fréquentes indispositions ou affaires qui
les retenaient éloignés de leurs sièges, et les autres, rebutés à cause des
fréquents appels comme d'abus Interjetés par les prêtres mal vivants». Cf. Dugast-Matifaux, Etat du Poitou sous
Louis XIV). Les diocèses de Nantes, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Luçon, La
Rochelle et Saintes, qui bientôt verront croître des héros et des saints, sont
maintenant des terres maudites, que le missionnaire devra conquérir pied à pied
».
[146]
« On ne saurait pas nier
qu'il y ait eu un Jour un très grand nombre de gens coupables de tous les
crimes les plus abominables, même parmi les ecclésiastiques et les religieux
qui avaient le malheur de scandaliser le public qu'on a vu pleurer à chaudes
larmes à ses pieds, et pousser des cris si violents, en se frappant la
poitrine, que tous ceux qui étaient dans l'église, les entendant, en étalent
touchés ».
[147]
Disons que si ce furent surtout les Vendéens
qui contraignirent le plu» Bonaparte à négocier un concordat, c'est l'attitude
de M. Emery qui rendit possible cette négociation. On peut la qualifier de
géniale. Quittant l'absolu pour le domaine du réel, elle tenait compte du fait
révolutionnaire et, sans rien sacrifier des principes, créait un mouvement de
ralliement au nouveau régime, mouvement qui disposait les esprits, tant du côté
jacobin que du côté catholique, à accepter une réconciliation de l'Eglise et de
l'Etat. S'il avait refusé sans hésitation le serment nettement schismatique de
fidélité à la Constitution civile du Clergé, son attitude fut toute différente
à l'égard du serment de liberté-égalité exigé de tout ecclésiastique sous peine
de déportation et ainsi conçu : « Je jure de maintenir de tout mon pouvoir la
liberté et l'égalité, ou de mourir en la défendant». Ayant fait préciser le
sens de chaque mot par le rapporteur M. Gensonné, il fut convaincu que le
serment était uniquement civique et politique ; il ne le refusa pas et
conseilla de le prêter.
[148]
Nous avons relevé que
dans l'insurrection vendéenne les missionnaires de Saint-Laurent s'étaient
gardés de toute intervention politique et de toute manœuvre diplomatique. Nous
restons Adèle h un tel esprit. Nous déplorerions que l'on tire de nos pages le
moindre encouragement aux initiatives que couvrent «lu patronage de Montfort
des catholiques animés d'un zèle ardent pour la rénovation religieuse de la
France, et aux interprétations qu'ils croiraient pouvoir donner à sa prophétie
sur les apôtres des derniers temps.
[149]
Deux membres de la
Communauté refusèrent de faire des vœux, le P. Guillemot et le F. Mathurin, le
premier en raison d'un manque incroyable de constance, le second à cause de
scrupules qui ne cessaient de le tourmenter.