Clenet
Life
LOUIS-MARIE
CLENET
GRIGNION DE MONTFORT
Le Saint de la Vendée
Librairie
Académique Perrin
8, rue
Garancière Paris
La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux
termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou
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les articles 425 et suivants du Code pénal.
© Librairie Académique
Perrin, 1988.
ISBN 2-262-00528-1
INTRODUCTION. 4
CHAPITRE PREMIER - LES GRIGNION DE MONFORT. 9
CHAPITRE II - AU COLLÈGE DES JÉSUITES DE RENNES. 25
CHAPITRE III - SAINT-SULPICE. 33
CHAPITRE IV - À LA RECHERCHE D'UN APOSTOLAT. 51
CHAPITRE V - PREMIÈRES MISSIONS. 66
A Poitiers. 66
Les griefs contre Montfort à Poitiers. 70
A travers la Bretagne. 76
CHAPITRE VI - UNE MISSION DE LOUIS-MARIE GRIGNION DE MONTFORT. 82
CHAPITRE VII - LE CALVAIRE DE PONTCHÂTEAU. 93
CHAPITRE VIII - LES MISSIONS DE MONTFORT EN VENDÉE. 107
Dans le Marais breton. 110
Dans les Mauges. 114
La grotte de Mervent 119
CHAPITRE IX – LE NOUVEAU SAVONAROLE. 121
CHAPITRE X - LES DERNIÈRES MISSIONS ET LA FONDATION D'ORDRES RELIGIEUX. 134
CHAPITRE XI - LA MORT DE GRIGNION DE MONTFORT, SA SAINTETÉ, SON HÉRITAGE. 151
La mort de Louis-Marie Grignion de Montfort 151
Naissance de la légende. 155
L'héritage de Grignion de Montfort 157
CHAPITRE XII - L'ÉVANGÉLISATION DE LA FUTURE VENDÉE MILITAIRE PAR LES
MULOTINS. 161
CHAPITRE XIII - LE CHRISTIANISME POPULAIRE FACE A LA CRITIQUE DES GENS DU
MONDE. 178
CHAPITRE XIV - LES PRÉMICES DE L'AFFRONTEMENT RELIGIEUX DE LA RÉVOLUTION À
LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE. 192
CONCLUSION - GRIGNION DE MONTFORT ET LES SOULÈVEMENTS VENDÉENS. 212
BIBLIOGRAPHIE. 223
1. Les œuvres de Louis-Marie Grignion de Montfort. 223
2. Les ouvrages consacrés à Louis-Marie Grignion de Montfort. 223
3. Sources générales. 224
TABLE DES MATIÈRES. 226
INTRODUCTION
En mars 1793, plusieurs
régions de l'Ouest se soulèvent à quelques jours d'intervalles contre la
Révolution : les Mauges angevines, le Marais breton, le pays de Retz, le Bocage
vendéen, la Gâtine bressuiraise. Le foyer principal de l'insurrection s'étend
de part et d'autre de la Sèvre Nantaise. Cette modeste rivière qui se jette
dans la Loire, à Nantes, serpente au milieu de bocages et de collines boisées
propices à l'isolement.
Au centre de cette zone
insurgée, un modeste bourg vendéen, situé aux confins des trois anciennes
provinces du Poitou, de l'Anjou et de la Bretagne, abrite le siège de deux
congrégations religieuses, qu'on appelle communément à l'époque les mulotins,
du nom de leur premier supérieur, le père Mulot, et les sœurs grises, en raison
de leur robe de bure grise traînant à terre. Ce bourg, Saint-Laurent-sur-Sèvre,
est à quelques lieues de Cholet, de Châtillon, de Clisson et de Montaigu,
autant de petites villes où, dès les premiers jours de mars 1793, lorsqu'on apprend
le rétablissement de la milice, les patriotes sont massacrés et leurs biens
pillés.
Cette rébellion ne
constitue pas une surprise pour les jacobins qui dénonçaient violemment les
prêtres comme les ennemis de la Révolution et les accusaient d'égarer les «
habitants des campagnes » restés ignorants et superstitieux. Les signes
avant-coureurs s'étaient manifestés dès le printemps 1791, lorsque
l'administration avait commencé à appliquer la Constitution civile du clergé.
Et, par réaction,
s'étaient constitués, dans les départements, des « Sociétés des amis de la
constitution », nom que se donnaient les clubs de Jacobins. Les plus ardents
des patriotes s'y étaient inscrits : La Révellière-Lépeaux en Maine-et-Loire,
Mercier du Rocher en Vendée, Villers en Loire-Inférieure. Ces prosélytes de la
Révolution reprochaient partout aux directoires des départements leur mollesse,
leur lenteur dans l'application des mesures votées par l'Assemblée constituante
à Paris.
En août 1791, le général
Dumouriez montre du doigt le foyer de rébellion, Saint-Laurent-sur-Sèvre : «
Les missionnaires de Saint-Laurent sont dangereux », dit-il. Il stigmatise «
leurs petites croix, leurs miracles, leur fanatisme ». Il tient un discours
belliciste qui est le prolongement, sous une forme guerrière, du discours philosophique
du XVIIIe siècle.
A la veille de la
Révolution, les idées des philosophes ont gagné une partie importante des
élites, mais la France est coupée en deux : un profond fossé sépare les milieux
philosophes et mondains, qui ont rompu avec la religion populaire, et l'immense
majorité du peuple resté superstitieux.
La rupture avec la
religion est loin d'être consommée chez les élites : il s'agit plus souvent
d'une rupture avec les formes que prenait le christianisme populaire, que d'une
remise en cause globale de la religion. Jean-Jacques Rousseau demeure
profondément déiste, mais la religion du Vicaire savoyard, qui servira de
référence aux révolutionnaires, s'accommode mal des superstitions populaires et
de la croyance aux miracles et aux prophéties de l'Ancien et du Nouveau
Testament.
Les salons du XVIIIe
siècle se moquent des préjugés du peuple et de sa religion. Or, quand éclate la
Révolution, le peuple demeure viscéralement attaché à ses croyances
traditionnelles.
Cet attachement à ses
croyances traditionnelles n'est pas toujours synonyme d'une adhésion au
christianisme. En effet, on observe déjà une certaine tiédeur vis-à-vis du
christianisme dans certaines régions, comme le Bassin parisien, où le peuple ne
pratique presque plus. Ailleurs, les croyances traditionnelles se confondent et
se mêlent au dogme chrétien, plus ou moins assimilé. La religion n'est souvent
qu'un vernis qui recouvre les vieilles superstitions restées enracinées, comme
dans le Sud-Ouest.
Dans le Quercy, l'évêque
de Cahors, Mgr de Nicolaï, avait décidé en 1786 d'interdire de faire sonner les
cloches pour éloigner les orages. Il avait fait abolir, l'année précédente, les
nombreuses fêtes votives qui donnaient lieu à toutes sortes d'abus[1].
Or, que ne voit-on pas au moment de la Révolution? Le palais épiscopal de
Mercuès est envahi peu après la prise de la Bastille; des hordes de paysans,
mécontents de ces suppressions, lui demandent de rétablir ces usages.
La christianisation des
campagnes françaises est, en effet, un phénomène relativement récent. Si le
Moyen Âge a laissé une empreinte durable, les croyances chrétiennes se mêlent
souvent aux légendes païennes.
Lorsque des
missionnaires comme Michel Le Nobletz ou le père Maunoir pénètrent en Bretagne,
au début du XVIIe siècle, ils sont stupéfaits devant la survivance des coutumes
païennes.
« Il se trouvait des
femmes en grand nombre, écrit Michel Le Nobletz, qui balayaient soigneusement
la chapelle la plus proche de leur village et en ayant ramassé la poussière la
jetaient en l'air, afin d'avoir le vent favorable pour le retour de leurs maris
ou de leurs enfants en mer. Il y en avait d'autres qui prenaient les images de
saints dans les mêmes chapelles et qui les menaçaient de toutes sortes de
mauvais traitements s'ils ne leur accordaient pas le retour prompt et heureux
des personnes qui leur étaient chères : et elles exécutaient en effet leurs
menaces, fouettant ces saintes images ou les mettant à l'eau quand elles n'en
obtenaient pas tout ce qu'elles prétendaient[2].
»
La Contre-Réforme
catholique, née du concile de Trente, est l'amorce d'un véritable aggiornamento
de l'Église de France, qui cherche à mettre fin à tous les abus de la fin du
Moyen Âge. Les missionnaires qui parcourent les campagnes veulent purifier le
christianisme de toutes ces scories accumulées lors des siècles précédents.
Mais l'on sait que, les missionnaires une fois partis, les croyances traditionnelles
reprennent bien vite le dessus sur le message chrétien qu'ils viennent
d'inculquer à leurs ouailles.
La foi a besoin d'être
ravivée par une présence permanente du clergé, un quadrillage constant des
populations, la multiplication des cérémonies religieuses et des associations
permettant d'encadrer des pratiques religieuses régulières, qu'on appelait des
confréries.
Les régions de l'Ouest
qui se sont soulevées en mars 1793 ont bénéficié de cette présence assidue du
clergé.
Les évêques français qui
président aux destinées des diocèses de l'Ouest au XVIIIe siècle sont loin
d'être tous des prélats mondains, attachés uniquement aux revenus qu'ils tirent
de leurs évêchés; au contraire, la majorité d'entre eux manifestent le souci de
développer la religion et d'encadrer la population.
Mgr de Champflour,
évêque de La Rochelle, dont le diocèse couvre presque toutes les Mauges
angevines, est un précurseur; il favorise la multiplication des confréries
religieuses dans les paroisses et crée les premières écoles gratuites pour les
enfants du peuple, garçons et filles.
Les séminaires de Nantes
et Angers forment des prêtres dévoués à la cause religieuse selon les méthodes
sulpiciennes. Ce sont souvent ces prêtres qui sont curés de paroisses dans les
Mauges et en Vendée en 1789.
Surtout, un grand
missionnaire a laissé ses traces dans toute la région des bords de Sèvre, foyer
permanent de l'insurrection de 1793, c'est Louis-Marie Grignion de Montfort,
qui prêchera dans toute cette région jusqu'à sa mort en 1716.
Son action
évangélisatrice a été relayée par les curés de paroisse formés à la même école
sulpicienne et par ses successeurs qui quadrillent ce territoire. D'ailleurs,
les mulotins ne sont pas seuls à prêcher; les lazaristes d'Angers ou des
jésuites prêchent aussi des missions dans la région en s'inspirant des mêmes
méthodes.
Loin de nous l'idée d'attribuer
au seul Grignion de Montfort la responsabilité totale de l'insurrection de mars
1793. Mais Grignion de Montfort a laissé son empreinte, c'est-à-dire des traces
bien nettes de son évangélisation dans les hommes et les institutions.
Le culte du saint s'est
répandu dans toute la région. Les dévotions qu'il a développées, les confréries
qu'il a créées lui ont survécu. Son héritage est resté vivant, grâce aux
pèlerinages à la Vierge Marie qui rassemblent des milliers de personnes, des
Mauges au Marais breton. Les miracles qu'on lui attribue concourent à enraciner
son souvenir. Les témoignages de ses contemporains l'attestent. Son premier
biographe n'est autre que le directeur du séminaire d'Angers.
On a oublié aujourd'hui
l'influence qu'un saint pouvait exercer sur les populations d'autrefois. Un
Vincent Ferrier en Bretagne déplaçait des milliers de personnes sur son
passage; et sa légende a décuplé sa popularité. François Régis dans le Velay,
Jean Eudes en Normandie ont aussi laissé leurs empreintes là où ils ont prêché.
Louis-Marie Grignion de
Montfort est le dernier moine mendiant de cette lignée de grands prédicateurs
qui précède d'aussi peu d'années la Révolution française. C'est aussi le plus
vilipendé par les « gens du monde » qui lui reprochent les pratiques
religieuses dévotes qu'il inculque aux populations.
Il n'y a pas à s'étonner
que le XVIIIe siècle français ait engendré aussi peu de saints dans
le calendrier grégorien. L'Église a beaucoup changé après le concile de Trente
et son souci de ne pas donner prise aux croyances superstitieuses l'a conduite
à être très circonspecte avant de canoniser un personnage pieux, sa vie
fût-elle extraordinaire. Grignion de Montfort sera, lui-même, un personnage
très contesté par l'Église de son temps.
Retracer pas à pas la
vie de Louis-Marie Grignion de Montfort, c'est aussi montrer comment
l'antagonisme fondamental qui éclate pendant la Révolution a ses origines
lointaines dans les querelles qui se développent du vivant même du saint
vendéen et, bien souvent, dans l'Ouest, autour de sa personne et des miracles
qui lui sont attribués.
« Jamais homme n'a
peut-être essuyé plus de contradictions et n'a plus souffert, ayant été
persécuté en tous temps et par toutes sortes de personnes », écrit le père de
Préfontaine, jésuite, qui fut son confesseur[3].
Grignion de Montfort,
tout au long de sa vie de missionnaire, affronte sans cesse les grands du
monde, gens de la noblesse, gouverneurs militaires, parlementaires, évêques.
Son christianisme
populaire est rejeté par une partie de l'Église. Grignion de Montfort enracine
des pratiques religieuses qui seront successivement critiquées par les
jansénistes, puis par Jean-Jacques Rousseau et les philosophes, enfin par la
majorité des constituants.
Alors que Michelet, en
écrivant : « Le prêtre, voilà l'ennemi ! » désignait clairement, dans les
membres du clergé, les responsables de l'insurrection de mars 1793, certains
ouvrages contemporains consacrés à la Vendée négligent ou ignorent le poids
historique du facteur religieux. Us voient bien qu'il a été, avec la
conscription, une des causes directes de l'insurrection mais ils n'en cherchent
pas l'explication dans un passé plus lointain.
Un simple coup d'œil sur
la carte des lieux où Grignion de Montfort et ses successeurs, les mulotins,
ont prêché montre que ces paroisses sont bien celles qui se soulèvent en mars
1793 : paroisses du Marais breton, du pays de Retz, des Mauges angevines, du
Bressuirais et du nord du Bocage vendéen. Cette coïncidence est trop troublante
pour être ignorée ou rejetée. La religion ne suffit peut-être pas à expliquer
l'insurrection de 1793 et les historiens sont en droit de s'interroger. Mais
encore faut-il connaître tous les éléments du dossier avant de reléguer la
religion au rang des accessoires de grenier.
Puisse cet ouvrage
contribuer modestement à apporter enfin des connaissances qui faisaient défaut
jusqu'à présent pour comprendre les mentalités populaires dans cette région au
XVIIIe siècle!
En tirant de l'ombre
Louis-Marie Grignion de Montfort, puisse-t-il
apporter de nouvelles
lumières capables d'éclairer notre compréhension des guerres de Vendée!
Le 7 septembre 1838, le
pape Grégoire XVI décerne à Louis-Marie Grignion de Montfort le titre de
vénérable. Le 29 septembre 1869, Pie IX proclame l'héroïcité de ses vertus. Le
22 janvier 1888, Léon XIII procède à sa béatification. Il ne sera canonisé par
Pie XII que le 20 juillet 1947.
CHAPITRE
PREMIER - LES GRIGNION DE MONFORT
Louis Grignion est né le
31 janvier 1673, à Montfort-la-Cane, près de Rennes, dans une famille d'hommes
de loi de souche poitevine et d'origine calviniste. La petite ville garde
encore de son passé de place forte médiévale ses trois portes fortifiées avec «
ponts levants et dormants », qui donnent accès aux faubourgs.
Le père de l'enfant,
Jean-Baptiste Grignion, porte le titre de sieur de La Bachelleraie, du nom
d'une ferme dont il a hérité. Il est aussi fermier général du prieuré de
Saint-Lazare, c'est-à-dire qu'il est chargé d'administrer les biens au nom du
prieur absent.
Le 10 février 1671, il a
épousé à Rennes, dans l'église des Toussaints, Jeanne Robert de La Vizeule :
Jean-Baptiste avait alors vingt-quatre ans, et Jeanne vingt-deux.
Les jeunes mariés se
sont installés à Montfort, rue de la Saulnerie, dans un corps de logis composé
de trois maisons accolées que séparent des murs épais. Les pierres de l'édifice
sont en schiste pourpré comme celles qui parsèment la forêt de Brocéliande et
lui donnent son air mystérieux lorsque les rayons du soleil arrivent à se
faufiler au travers de ses immenses arbres feuillus.
Un premier fils, né en
1672, appelé Jean-Baptiste comme son père n'a vécu que cinq mois. Aussi, les
Grignion ont-ils attendu avec impatience cette seconde naissance prévue pour la
fin du mois de janvier 1673.
Dans la longue maison de
la rue de la Saulnerie, en contrebas du château seigneurial, deux femmes
s'affairent autour de la dame de La Bachelleraie, épouse de Jean-Baptiste
Grignion, bourgeois de Montfort-la-Cane.
On reconnaît là dame
Françoise Timel, mère de Jeanne et sa belle-mère, Jacqueline Saulnier, veuve de
Me Eustache Grignion. Les deux femmes ne s'entendent guère; la première est une
dame de la ville, de la meilleure bourgeoisie de Rennes, les Doublard, venus
d'Anjou et installés au siège du parlement depuis un siècle. Au contraire,
Jacqueline Saulnier, quoique fille d'un notaire de Brécilien, près de Paimpont,
apparaît comme une femme assez fruste, totalement illettrée, et au caractère
plutôt difficile.
La naissance de ce
second garçon, le 31 janvier, comble les vœux de Jean-Baptiste Grignion; mais
encore faut-il que le nouveau-né vive, en ces temps où la mort ravit les
enfants dès l'aube de la vie.
Aussi, selon la coutume,
on se hâte de le baptiser dès le lendemain. La cérémonie a lieu dans l'église
Saint-Jean[4]
là où les Grignion se faisaient enterrer, près de l'autel Sainte-Anne.
Le prêtre, Pierre
Hindré, cousin des Grignion, asperge le nouveau-né d'eau bénite et dépose le
traditionnel grain de sel qui chasse les démons.
L'acte de baptême de
Louis Grignion sera ainsi rédigé :
Le trente-unième de janvier 1673, est né Louis Grignion, fils de noble
homme Jean-Baptiste Grignion et de demoiselle Jeanne Robert, sa femme, sieur
et dame de La Bachelleraie, nos paroissiens. Il a été tenu sur les saints fonts
du baptême par messire Louis Hubert, sieur de Beauregard, et demoiselle Marie
Lemoine, dame de Tres-souet. La cérémonie du baptême a été administrée dans
l'église Saint-Jean par moi, soussigné, Pierre Hindré, prêtre recteur d'icelle
et doyen de Montfort.
Les Grignion n'étaient
pas bretons mais venaient de la ville poitevine de Loudun.
Les premiers Grignion
connus étaient membres d'une puissante corporation de maîtres bouchers de la
bonne ville de Loudun. Ils s'étaient convertis au protestantisme comme la
majorité des habitants de cette région carrefour, ouverte à tous les vents
nouveaux.
Les seigneurs de Loudun
appartenaient à la puissante famille de La Trémoille, dont l'un des ancêtres
avait été le compagnon de Jeanne d'Arc. Or, Henri de La Trémoille[5]
filleul du roi Henri IV, duc de Thouars et comte de Loudun, avait reçu en
apanage, à l'âge de sept ans, la seigneurie de Montfort, de François de Laval[6],
mort sans postérité. Le jeune duc de La Trémoille avait été élevé dans la foi
calviniste, comme son père.
L'arrivée à Montfort
d'un Charles Grignion, baptisé au temple de Loudun en 1579, coïncide avec la
transmission de la seigneurie au jeune duc de La Trémoille.
On ne sait si Charles
Grignion qui occupe la fonction de notaire royal abjure sa foi dès son arrivée
à Montfort-la-Cane. Toujours est-il que son nom est mentionné pour la première
fois en 1606, dans les registres de la Frairie blanche, l'une de ces nombreuses
confréries vouées au culte de la Vierge : il y est admis le 8 septembre, jour
où l'on célèbre la fête de la Nativité.
Mais nous savons que des
Grignion de Loudun ont émigré en Angleterre, témoignant par là de la solidité
de leurs convictions et se sont fixés d'abord à Londres.
Si Charles, en revanche,
devient catholique, nul doute qu'il transmettra à sa famille cette ténacité,
cette force de caractère qui a poussé ses cousins à quitter le royaume par
fidélité à leur foi.
Cette ville de Montfort
où le calviniste de Loudun vient s'installer comme notaire est l'une des
nombreuses places fortes qui encerclent la province de Bretagne. La motte
féodale sur laquelle a été construit le château passe pour la plus haute de
toute la Bretagne.
L'origine de la place forte
remonte au VIIe siècle. Selon la légende bretonne, le roi Judicaël y
a fondé un prieuré puis l'église Saint-Jean; en 1071, Raoul de Gael a fait
construire un château qui a reçu le nom de Montfort. Mais ce château, détruit
un siècle après, est reconstruit en 1374 par Raoul VI...
Les seigneurs de
Montfort portent dans leurs armes la croix rouge ornée de sept têtes de
dragons, référence lointaine à l'Apocalypse.
Henri IV fait de
Montfort-la-Cane une « ville royale » par un édit de 1593; les bourgeois de Montfort
sont très fiers de cette prérogative qui les exempte de certains droits et ils
ne résistent pas au plaisir de le rappeler constamment à leur seigneur. Quand
le duc voudra procéder au démantèlement de l'enceinte fortifiée de Montfort, ce
sera le tollé général des Montfortains qui veulent conserver ce vestige féodal,
signe du glorieux passé de leur ville. « La place de Montfort avec ses tours,
ses murailles est non point la propriété du duc de La Trémoille, mais bien la
mienne », leur confirme Louis XIV, le 3 juillet 1659.
La prospérité de la
bourgade vient de son emplacement. Ses foires et marchés attirent les manants
de toute la région; mais, surtout, la ville est un lieu de passage obligé pour
tous ceux qui accourent à Saint-Méen, l'un des plus célèbres pèlerinages
bretons de l'époque.
En fichant son bourdon
en terre, Méen, dit-on, a fait jaillir une source dont l'eau guérit du « mal
d'ahan », une maladie de peau. Les milliers de pèlerins qui convergent chaque
année de Normandie, du Maine, du Berry, du Limousin, et même de l'étranger font
une halte à Montfort.
Le pèlerinage à
Saint-Méen se déroule selon un rituel précis : en principe, le pèlerin doit
entreprendre son voyage en pauvre volontaire, à pied, en mendiant gîte et
couvert.
Il n'y a pas moins de
quatre hostelleries et une dizaine de débits de boissons, et ceux-ci
constituent une source appréciable de revenus pour les bourgeois montfortains.
Le reste de la bourgeoisie vit des fonctions offertes par la juridiction
seigneuriale : c'est le cas des Grignion.
Le premier d'entre eux,
Me Charles Grignion, le calviniste repenti, a fait souche à Montfort
en épousant Louise Lechat, en 1612. De cette union est né Eustache Grignion, le
grand-père de Louis, qui deviendra syndic de Montfort - l'équivalent sous
l'Ancien Régime de notre maire.
Toute la fortune des
Grignion va s'édifier dans l'ombre de la puissance seigneuriale des La
Trémoille.
Une sourde rivalité
oppose noblesse et bourgeoisie au XVIIe siècle. Les Grignion
appartiennent à cette élite d'hommes de loi roturiers qui aspirent aux honneurs
et aux charges. Ils accumulent, pierre par pierre, procès par procès, métairie
par métairie, la fortune ouvrant le chemin de l'anoblissement.
Eustache fait ses études
au collège des jésuites de Rennes. Comme son père, il commence sa carrière à
l'ombre de la noblesse, en devenant l'homme de confiance des d'Andigné de La
Chasse, châtelains des environs.
Il se pare d'abord du
titre de sieur du Fresche, du nom d'une métairie qu'il a achetée. C'est sous ce
titre qu'il convole en justes noces avec Jacqueline Saulnier, le 4 novembre
1645. Il y a peu de témoins signalés dans l'acte de mariage; celui-ci semble
avoir déplu au clan Grignion, car Jacqueline Saulnier a déjà une petite fille
d'un précédent mari, et surtout son caractère peu amène ne semble pas très
apprécié.
Eustache Grignion
s'installe dans la maison familiale de La Cohue-à-Bled. Il occupe les fonctions
de sénéchal et de seul juge de la seigneurie de La Chasse d'Iffendic. Le
parrain de son premier-né n'est autre que Jean-Baptiste d'Andigné; c'est
pourquoi le père de Louis se prénomme tout simplement Jean-Baptiste. Les causes
de cette seigneurie se plaident à l'auditoire de Montfort.
En 1648, il devient
trésorier de la paroisse Saint-Jean.
Chargé de pourvoir aux
besoins du culte, il sait aussi prélever quelques bénéfices sur les sommes
qu'il fait rentrer pour payer les frais de culte.
Les paroisses tirent
alors leurs recettes les plus substantielles des offrandes des fidèles. Ceux-ci
font des dons en nature ou glissent quelques sols dans les troncs et autres
bouëttes, placés devant les statues des saints et de la Vierge. Tous les saints
reçoivent des présents, généralement des produits fermiers : pour remercier
d'un bon vêlage, on dépose ainsi sur le maître-autel une motte de beurre, dans
un pot de terre cuite. Un jour c'est tout un rôti ficelé qui a été placé sur le
maître-autel le jour de l'Epiphanie! Les produits offerts sont ensuite revendus
à la criée à la sortie de la messe du dimanche. Le clergé encourage ces offrandes
qui, selon ses dires, témoignent de la dévotion du peuple.
A Saint-Jean, on vénère
plus particulièrement saint Avertin, moine anglais mort en Touraine au XIIe
siècle : selon la tradition, ceux qui sont atteints d'un mal quelconque doivent
piquer des épingles dans la statue de bois du saint, à l'endroit anatomique
correspondant à leur douleur. Or les épingles coûtent fort cher à l'époque;
aussi Eustache Grignion, trésorier de la paroisse, les récupère-t-il une par
une pour les revendre et en reverser le produit à la caisse paroissiale. C'est
lui aussi qui ouvre consciencieusement les troncs et se charge des comptes de
la paroisse. Chez les Grignion, un sou est un sou et toute fonction est une
occasion de s'enrichir.
Prieurés et abbayes
abondent dans la région de Montfort. Mais c'est l'époque où les prieurs sont
toujours absents et ils chargent des hommes de loi de percevoir les nombreux
droits y afférant et de poursuivre les fraudeurs. La charge de l'abbaye
Saint-Jacques reviendra ainsi à Eustache Grignion.
Gare à celui qui est
pris en train de ramasser quelques touffes de genêt sur la lande pour en faire
un balai. Le malheureux est immédiatement poursuivi et doit payer une amende.
Grâce à sa renommée
d'avocat, Me Eustache Grignion touche de substantiels honoraires des requérants
qui le sollicitent : le clergé, la noblesse comme les pauvres manants
s'adressent à lui, car il gagne toutes les causes. Et cette gloire acquise au
barreau ne diminuera jamais son ardeur à récupérer son dû, à poursuivre et à
mettre sur la paille les mauvais payeurs.
Lorsqu'il prononce une
liquidation, il s'empresse de faire main basse sur les maigres bien laissés par
les faillis. Et lorsque les seigneurs doivent vendre quelques menues futaies ou
quelque lopin de terre pour régler leurs dettes, ce rapace s'en empare avec
avidité. A cela, il faut ajouter tous les droits patiemment rachetés un par un
aux seigneurs comme les fours banaux ou les pressoirs à cidre.
Cet appât du gain le
poussera même à mettre un cabaret au nom de sa femme pour en percevoir les
coquettes recettes, car sa charge lui interdisait de cumuler une fonction
juridictionnelle et la profession de commerçant.
Sans pour autant accéder
au rang nobiliaire Eustache accumule les charges que se répartiront ensuite ses
deux fils, Jean-Baptiste et Félix. En 1650, il est notaire royal et procureur
au siège de Montfort. En 1653, le voici nommé procureur et avocat à la
juridiction de Tréguil et de Saint-Lazare. Eustache Grignion est ainsi devenu
un notable en vue à Montfort. Participant à toutes les festivités populaires,
c'est lui qui remet la couronne tressée de chèvrefeuille aux jeunes mariées,
lors de la fête de la Motte-aux-Mariées en 1656.
En 1658, il est élu
syndic, c'est-à-dire maire de Montfort, ce qui lui vaut l'insigne honneur
d'être député aux états de Bretagne de 1659. Tous ces honneurs rejailliront sur
ses deux fils et plus rien n'arrête Me Eustache Grignion. Les terres
s'ajoutent aux terres et les titres aux titres. En 1663, insatiable, il obtient
deux nouvelles juridictions seigneuriales : il devient sénéchal et seul juge de
la Touche-Parthenay, en Bréteil, puis sénéchal d'Iffendic, titre encore plus
prestigieux.
En 1665, il procure à
Jean-Baptiste le poste de fermier et receveur du prieuré Saint-Lazare. Mais
après le décès du prieur André Barrin, son ami, la charge de prieur
commendataire est attribuée par le duc de La Trémoille à une personne étrangère
au clan des Grignion. Dans cette affaire, Jean-Baptiste fait ses premières
armes et sait faire valoir ses droits. Son tempérament bouillant, allié à ses
dons de juriste, le fait triompher facilement de son adversaire. La venue de
Louis-Maurice de La Trémoille à Montfort à la mi-août 1667, pour régler cette
affaire, consacre la notoriété des Grignion : le duc reconnaît les éminents
services qu'ils ont rendus dans le comté[7].
A sa mort, Eustache
Grignion laisse un important patrimoine immobilier. A la maison familiale de La
Cohue-à-Bled, se sont ajoutées des maisons de rapport, des métairies et des
terres en dépendant, telles Couascavre et La Bachelleraie, sans compter toutes
les petites parcelles disséminées, de Bédée à Iffendic.
A la fin de l'année
1667, il est installé receveur général du comté de Montfort : l'anoblissement
est à portée de sa main. Selon la coutume, il peut demander au parlement de
Bretagne l'octroi par Louis XIV d'un brevet d'écuyer et l'enregistrement
d'armoiries. Mais il est brutalement emporté par la maladie en août 1669.
Eustache Grignion laisse
une veuve et trois fils dont le dernier, Félix, n'a que six ans et le cadet,
Henri douze. Jean-Baptiste lui succède. Mais aucun des fils d'Eustache Grignion
ne va se hisser au niveau atteint par leur père. Beaucoup moins équilibrés que
lui et ayant à assumer le sang vif des Saulnier, ils se contenteront de
recueillir sa gloire posthume. Félix fera même des affaires frauduleuses qui le
mèneront au cachot.
Leur singularité, les
Grignion vont la cultiver, non dans le titre de noblesse qu'ils n'ont pas
obtenu, mais dans une voyelle, ce petit « i », qui constitue toute leur
différence. Chacun d'eux a veillé à ce que le nom patronymique soit bien
orthographié dans les actes d'état-civil et les registres des greffes.
Sur les actes qui ont
été conservés, on retrouve souvent l'ajout du petit iota manquant par une main
experte qui l'a calligraphié ostensiblement. Toute la considération due à leur
fonction et à leur rang s'est concentrée dans cette voyelle manquante, ce petit
accessoire qui, lorsqu'il disparaît, enlève alors au nom ce qui le
particularise.
Deux ans après la mort
de son père, Jean-Baptiste épouse la fille d'un échevin de Rennes, Jeanne
Robert de La Vizeule de Launay. Ce mariage avec une jeune fille de la meilleure
bourgeoisie rennaise consacre l'ascension sociale des Grignion.
Jeanne Robert de La
Vizeule mettra au monde dix-huit enfants, dont sept vont disparaître
prématurément. Deux autres n'atteindront pas leur majorité. Louis aura ainsi
trois frères et six sœurs, qui survivront.
Louis Grignion est donc
né dans une famille d'hommes de loi appliqués à plaider une cause ou à faire
valoir des droits. Et il héritera de leur ténacité face à l'adversaire.
Jean-Baptiste ne reste
pas longtemps dans la maison de la rue de la Saulnerie. Il part habiter avec
toute sa famille à Iffendic, dans le logis du Bois-Marquer, à quelques lieues
de Montfort-la-Cane. Jean-Baptiste continue cependant à plaider à l'auditoire
de Montfort, avant de devenir notaire du Pin-d’Iffendic. C'est le 16 juillet
1675, deux ans et demi après la naissance de Louis, qu'il a acheté cette
propriété à l'un de ses parents pour la somme de 7 900 livres. Deux fermes s'y
rattachent, le Plessis et la Chesnaie.
La gentilhommière est
une sorte de maison de maître flanquée d'une tourelle et d'un colombier; elle
est entourée de douves et de jardins et de grands arbres la protègent de
l'extérieur. La cour intérieure est ceinte de murs et s'ouvre par un portail.
Cet achat traduit les ambitions sociales de l'homme de robe. En effet,
Jean-Baptiste peut s'enorgueillir de jouir désormais des privilèges attachés à
la propriété de la maison de Bois-Marquer, notamment des prééminences en
l'église d'Iffendic : il acquiert un banc seigneurial et le droit de se faire
enterrer dans l'église.
Ce départ des Grignion
de Montfort-la-Cane coïncide très exactement avec les soulèvements de paysans
en Bretagne. Sans doute, Jean-Baptiste a-t-il souhaité mettre sa famille à
l'abri de l'agitation qui règne dans les campagnes tout autour de Rennes.
Mazarin est mort en
1661. Louis XIV a pris les rênes du pouvoir à vingt-trois ans, dans un royaume
dévasté par les guerres, où la misère et la famine ont appauvri la population
et créé des cohortes de mendiants et de vagabonds. Le financement des guerres
et du trésor de l'État exige un prélèvement de plus en plus lourd, qui finit
par déclencher les plus vives protestations en Bretagne, d'autant que le roi
vient d'établir trois impôts sur le papier timbré, le tabac et la marque
d'étain, sans obtenir le consentement des États, pourtant réunis en 1673.
Ce comportement des
bureaux de Versailles est très vexatoire pour tous les hommes de loi, fiers des
prérogatives parlementaires qu'ils exercent. Aussi en voit-on dans maints
endroits prendre le parti des insurgés; la révolte de Châteaulin et de Pleyben
est excitée par un notaire appelé Barbe.
Le mouvement de sédition
enflamme les faubourgs de Rennes au printemps 1675. Les bureaux de vente du
papier timbré sont pillés et brûlés. Le duc de Chaulnes, gouverneur militaire
de Rennes, devient vite la cible privilégiée de la révolte.
« Mme de Chaulnes, écrit
la marquise de Sévigné le 24 juillet, est à demi morte des menaces qu'on lui
fait tous les jours. La duchesse n'ose plus sortir de chez elle en carrosse »
et, ajoute la marquise, « elle court le risque d'être mise en pièces ».
Les parlementaires de
Rennes reprochent au roi de ne pas les avoir consultés, et l'envie les brûle de
prendre fait et cause pour le peuple, et de régler leurs comptes avec une
noblesse arrogante qui leur interdit l'accès à la cour de Versailles.
Mais la peur des séditieux
l'emporte sur la sympathie pour un mouvement tourné contre la noblesse. Les
bourgeois de Rennes craignent eux-mêmes les « tumultuaires » et se tiennent
tranquilles. En effet, dès qu'ils sortent de leurs maisons, ils sont menacés
par une cohorte séditieuse de populace vagabonde et libertine. Nous ne savons
pas si Jean-Baptiste Grignion prend parti pour les insurgés, dits les Bonnets
rouges. Cette hostilité populaire tournée contre la caste seigneuriale ne doit
pas lui déplaire.
Sans doute faut-il voir dans
son déménagement une réaction de prudence. Il préfère fuir la ville de Montfort
et les risques que l'extension de la révolte autour de Rennes font courir à sa
famille.
Dès le 1er février
1673, alors qu'il ajuste un mois, Louis Grignion est confié à une nourrice, la
mère André, fermière de La Bachelleraie. Trois frères de lait lui tiennent
compagnie jusqu'à l'âge de cinq ans. Pour protéger l'enfant, la brave femme l'a
affilié à la confrérie de l'Ange gardien de Bédée, localité toute proche.
Lorsqu'il a six ans, les
parents de Louis Grignion décident qu'il sera prêtre, comme ses oncles
maternels. Ils lui donnent en usufruit la ferme de la Bachelleraie, par manière
de titre clérical, ainsi que l'exige le droit ecclésiastique. Louis Grignion
devient ainsi incardiné au diocèse de Saint-Malo.
Ce choix très
autoritaire d'une profession aussi spécifique que le sacerdoce n'a rien de
surprenant à une époque où l'éventail offert est très étroit pour un bourgeois
ambitieux : il n'y a guère que les charges juridictionnelles ou la cléricature.
La famille Grignion n'échappe donc pas à cette règle générale du XVIIe
siècle. Jeanne Robert a elle-même trois frères prêtres : Alain, vicaire
sacriste à Saint-Sauveur de Rennes, Gilles, recteur de Lanrelas, et Pierre,
religieux capucin.
La cléricature procure
alors un revenu décent. Et consacrer ses fils à Dieu c'est aussi avoir l'un des
siens capable d'écarter les génies malfaisants qui menacent toujours le bonheur
et la santé d'une famille.
Jeanne Robert de La
Vizeule est une femme très pieuse, et elle partage avec son mari la même
crainte du Dieu tout-puissant. Jean-Baptiste est membre d'une confrérie, comme
son père et son grand-père l'ont été : la Frairie blanche, créée pour célébrer
la nativité de la Vierge Marie. Certes, cette dévotion ne l'empêche pas d'avoir
des lectures impies, et il ne dédaigne pas feuilleter des ouvrages licencieux,
à l'abri du regard de Jeanne. Mais la crainte du châtiment ramène alors les
hommes dans le droit chemin, quelles que soient leurs velléités passagères.
Sur les trois frères de
Louis, deux suivront la même voie que lui : Joseph-Pierre, né en 1674,
deviendra dominicain; Gabriel-François, né en 1682, sera curé puis accompagnera
son frère dans les missions. Un seul, Jean-Baptiste, né en 1690,
l'avant-dernier des enfants, perpétuera le nom des Grignion; il aura Louis pour
parrain.
De son enfance rennaise,
Jeanne Robert de La Vizeule a gardé le culte de la Vierge, patronne de la
ville. Et le jeune Louis bénéficie des soins attentifs d'une mère qui cherche à
assurer le salut des siens en les initiant à la dévotion mariale. Toute
l'enfance du jeune Louis se déroulera ainsi dans un univers très religieux.
Le logis du Bois-Marquer
n'est éloigné de l'église paroissiale que de quelques lieues; l'on s'y rend
aisément par des chemins de fortune qui longent les champs et se faufilent au
travers des haies d'épineux. Sur le chemin qui mène de l'église d'Iffendic au
Bois-Marquer, s'élève le manoir de Boucquidy, berceau de la famille Hindré,
parente des Grignion qui y font couramment une halte.
A la campagne, les
enfants vont encore rarement à l'école avant d'avoir atteint une dizaine
d'années. Les parents et les prêtres y suppléent en donnant quelques rudiments
d'instruction. Les enfants apprennent ainsi les mystères de la religion avant
même de savoir lire et écrire.
C'est pourquoi, comme
pour tous les enfants de son âge, les vitraux de l'église d'Iffendic seront le
premier catéchisme de Louis Grignion. La verrière du chœur qui date de 1542
résume en neuf tableaux tous les moments importants du christianisme. Les trois
tableaux du bas représentent la Pêche miraculeuse, la Transfiguration et les
Clés du royaume. Au-dessus, le jeune enfant peut contempler la Cène, le
Lavement des pieds et l'Agonie du Christ. Un peu plus haut, il devine le Baiser
de Judas, la Crucifixion et l'Ensevelissement du Christ. Le tympan de l'ogive
représente la Résurrection et les Anges portant des instruments de la Passion.
Enfin au sommet se détache la Sainte Trinité... L'enfant peut ainsi s'imprégner
des scènes de la Passion du Christ et reconstituer son itinéraire du Jardin des
oliviers à la Croix.
Le jeune Louis ne semble
pas manifester de dispositions précoces pour les études. En effet, lorsqu'il
est parrain de Marie Le Breton, la fille des fermiers du Bois-Marquer, le 15
août 1679, il ne sait pas encore signer, et c'est son père qui doit signer pour
lui.
En 1681, au baptême de
sa sœur Françoise-Thérèse, malgré ses huit ans et demi, il signe encore
maladroitement; l'écriture semble si tremblotante qu'une main l'a manifestement
guidée.
Sa mère sera sa
véritable institutrice, lui apprenant à lire dans les livres saints et les
manuels de piété comme c'est l'usage à l'époque. Elle lui apprend surtout à
réciter le chapelet et à prononcer toutes les formules qui permettent à
l'époque de se protéger de la maladie et de la mort.
Toute son enfance se
déroule entre sa mère et ses nombreuses sœurs, Renée, née en 1675, Sylvie, née
en 1677, Françoise-Marguerite, née en 1679. Louis a un petit faible pour
Louise-Guyonne. Il a sept ans lors de sa naissance en 1680. Elle aura une
grande place dans sa vie. Très tôt, il prend l'habitude de se réfugier avec
elle dans les bois et lui apprend à réciter le chapelet.
Le jeune garçon a le
goût de la solitude. Fuyant les jeux avec des camarades de son âge, il préfère
se cacher sous la voûte feuillue des arbres de la forêt de Brocéliande.
Mais son affection pour
Louise-Guyonne ne l'a pas détaché pour autant de sa mère. Aîné de la famille,
il garde une secrète complicité avec celle qui l'a tant désiré après la mort de
son frère Jean-Baptiste. La tradition rapporte qu'il aime à la consoler. « Il
n'avait pas plus de quatre à cinq ans, nous dit un de ses biographes, que,
voyant sa mère en proie à la peine par suite de chagrins domestiques
inséparables de la vie conjugale, il la consolait et l'encourageait à supporter
patiemment ses épreuves par des paroles (...) pleines d'onction[8].
»
Le soir, au coin de
l'âtre, Louis et ses sœurs écoutent leur mère raconter les légendes bretonnes.
Les enfants sont captivés par tout ce monde mystérieux. La forêt de Brocéliande
n'est qu'à quelques lieues d'Iffendic. Et les Grignion ont beau professer leur
foi chrétienne, ils n'en partagent pas moins les croyances populaires de
l'époque.
Les missionnaires qui
parcourent la Bretagne ont inextricablement mêlé, par souci d'évangélisation,
les légendes celtiques et les légendes chrétiennes, au point que le peuple des
fidèles fait mal la différence entre les héros celtes et les saints de la
légende chrétienne. L'Église a greffé la foi du Christ sur le chêne des druides
et les missionnaires sont loin d'avoir abattu tous ces arbres sacrés, pas plus
qu'ils n'ont brisé la harpe des anciens bardes.
Aussi continue-t-on à
croire que les fontaines sont gardées par les korrigans, des fées aux longs
cheveux blonds. Le jour, elles ont une apparence de sorcières ridées; leurs
cheveux sont blancs et leurs yeux sont rouges. Elles haïssent la lumière et ne
peuvent paraître que la nuit près des sources. Selon la légende, ce sont de
grandes princesses qui, n'ayant pas voulu embrasser le christianisme quand les
apôtres vinrent en Armorique, furent frappées de la malédiction de Dieu.
Partout, on les croit animées d'une haine violente contre le clergé et la
religion. Génies malfaisants, elles jettent des sorts : celui qui a troublé
l'eau de leur fontaine, les a surprises en train de peigner leurs cheveux ou de
compter leur trésor auprès de leur dolmen, est presque sûr de périr! On les
accuse d'enlever les jeunes enfants, et rares sont les mères qui ne menacent
pas leur progéniture indocile d'une mauvaise rencontre avec ces fées
maléfiques.
Face à celles-ci, la fée
Viviane est parée de toutes les vertus, et nul doute que le jeune Louis se
passionne pour l'égérie de Merlin l'Enchanteur. L'inévitable dame évoquée dans
les légendes demeure l'inaccessible idéal des élans de l'âme aux dépens du
corps réduit à la chasteté. Chrétien de Troyes a déjà chanté cette chasteté
volontaire :
Mais j'ai
tant d'aise à vouloir ainsi
Que je
souffre agréablement,
Et tant de
joie en ma douleur
Que je suis
malade avec délices...
A cette époque, la femme
incarne à la fois le bien et le mal. L'Église a fait de l'Eve du paradis
terrestre la source de tous les maux : depuis lors, la femme apparaît comme
l'incarnation du démon, la perpétuelle tentatrice à qui l'homme ne doit pas
céder sous peine de succomber au péché. Mais il y a l'exception, l'anti-Ève,
inaccessible et parée de toutes les vertus. C'est la fée Viviane de
l'enchanteur Merlin, ou la Vierge Marie des livres saints.
Les missionnaires ont
fait de Marie un modèle de conduite et Louis commence à s'en inspirer dans les
moindres faits et gestes de sa vie quotidienne. Marie incarne la pureté que les
jeunes filles de Montfort défendent contre les assauts des hommes brutaux et
grossiers, en implorant saint Nicolas.
La légende de
Montfort-la-Cane ne peut qu'édifier le jeune Grignion. Connue bien au-delà de
la Bretagne, elle a fait la réputation de Montfort jusqu'à Venise où le doge
Fulgose raconte ce fait extraordinaire dans son livre De dictis et factis memoralibus, écrit vers 1470. Il en existe à
l'époque de multiples versions.
Dans celle qu'on se
raconte sur les côtes bretonnes, une princesse, entourée de ses douze enfants,
a failli périr en mer dans un naufrage ; mais elle a invoqué sa patronne :
celle-ci l'a alors changée subitement en cane et ses enfants en canetons. Tous
ont pu ainsi regagner le rivage à la nage et recouvrer leur liberté.
Selon une autre version,
c'est le capitaine d'un navire qui a voulu attenter à la vertu d'une jeune
fille; celle-ci a préféré se jeter à la mer et elle aurait péri dans les flots
furieux si sa patronne ne l'avait aussi changée en cane.
En 1652, le père
Barleuf, un Malouin, réécrit ce récit en l'accommodant davantage aux besoins
des gens du peuple. La vertueuse princesse s'est transformée en une humble
jeune fille du pays, Nicole Torhegal, qui court rejoindre son fiancé. Mais,
malheureusement, des soudards du château s'emparent d'elle et veulent la
violer. Elle invoque le patron de Montfort, saint Nicolas, qui la transforme en
cane; elle peut ainsi s'échapper et se poser sur un étang proche. A une époque
où les hommes sont violents et où l'Église prône la pureté des femmes, la
légende de Montfort contribue à édifier la vertu des gens du peuple.
Chateaubriand a consacré quelques vers à cette légende dans ses Mémoires
d'outre-tombe :
Elle a prié
Dieu, Notre-Dame,
Et saint
Michel d'être cane.
Quand la
prière fut achevée,
En cane elle
a pris sa volée,
Elle
s'envola par une grille
Dans un
étang plein de lentilles.
La tradition populaire
veut ainsi qu'une jeune fille, face à un danger, puisse implorer son saint
patron ou sa sainte patronne pour être transformée en cane et éviter tout
rapport avec le sexe masculin.
Chaque année, la légende
est commémorée à Montfort : une cane sauvage accompagnée de ses canetons sort
de l'étang de Garun et se dandine jusqu'à l'église Saint-Nicolas; puis elle se
dirige vers le maître-autel pour y déposer ses canetons. Par cette offrande
symbolique, le peuple de Montfort demande à son patron la protection des jeunes
filles vierges de la paroisse. Le peuple a de la sorte l'esprit plongé dans ce
merveilleux chrétien.
En cette fin du XVIIe
siècle, la croyance dans la Vierge et ses miracles est fort répandue. La
crainte de la mort, d'autant plus obsédante qu'elle frappe inconsidérément les
familles dans leurs êtres les plus chers, conduit hommes et femmes à vouer à la
Vierge un culte particulier.
La Vierge Marie a aussi
le pouvoir de chasser les démons. Les missionnaires racontent les histoires de
saint Dominique faisant sortir des milliers de démons des corps des possédés.
Aussi les mères bretonnes placent-elles leurs enfants sous la protection de la
Vierge en leur passant au cou un chapelet ou un scapulaire pour les préserver
de ces génies malfaisants. Les missionnaires n'ont donc eu aucune difficulté à
donner aux fidèles la crainte de Dieu. Et la religion chrétienne se vit sous
une forme très superstitieuse.
Les édifices religieux
abondent à Montfort et dans la région. Tout en parcourant la campagne autour du
Bois-Marquer, le jeune Louis peut ramasser des fleurs des champs et
confectionner des bouquets qu'il va déposer devant les statues de la Vierge
Marie qui ornent chacun des nombreux lieux saints alentour.
Il peut aussi se rendre
près du chêne Colas, un ancien chêne druidique qui s'élève près de la ferme de
Couascavre, une simple habitation de pisé dont les ouvertures sont cependant
surmontées de linteaux.
Non loin d'Iffendic, à
l'orée de la forêt de Paimpont, s'élève un autre chêne, dit le Chêne au
vendeur, témoin des prédications d'Éon de l'Étoile au XIIe siècle.
Cette dénomination provient des adjudications de bois taillables qui s'y
déroulaient à la criée. Mais ces ventes donnaient lieu à des réjouissances
païennes, des divertissements que les prêtres condamnaient sévèrement. Maintes
jeunes filles en folâtrant sur la feuille des bois y perdaient ce qu'elles
avaient de plus précieux. Il n'est donc pas étonnant qu'Éon de l'Étoile, le
pur, le justicier, ait choisi ce lieu pour le purifier. Ce prédicateur aux dons
d'enchanteur faisait courir les foules; il se disait le fils de Dieu, appelé à
juger les vivants et les morts. Per eum
qui venturus est judicare vivos et mortuos. « Il apparaissait (…) entouré
d'une clarté extraordinaire », écrit l'écrivain breton Brécilien. Cette auréole
de lumière attestait de sa connivence avec les puissances astrales. Comme le
Poverello d'Assise, il voulait retourner aux temps primitifs de l'Évangile et
dénonçait l'opulence des abbayes et la corruption qui y régnait. Les nombreux
adeptes qui le suivaient exécutaient ses sentences à la lettre et pillaient les
églises et les couvents où l'on menait une vie corrompue.
Depuis le Moyen Age, il
n'est pas rare de rencontrer ainsi des moines parcourant le pays armés de leur
bâton de pèlerin. Ils prédisent la fin du monde toute proche et appellent à se
convertir et à mener une vie sainte, avant l'arrivée du Jugement dernier.
Les habitants de Montfort
conservent encore le souvenir du grand saint Vincent Ferrier, venu en 1417.
C'est le duc de Bretagne Jean V qui a imploré le célèbre thaumaturge de venir
visiter la Bretagne; il devait mourir à Vannes en avril 1419. Sa réputation
était telle qu'il fut canonisé dès 1455. Originaire de Valence, le prédicateur
dominicain ne parlait qu'en espagnol; cela n'empêchait pas des foules immenses
de se presser sur son passage, attendant qu'il réalisât des miracles.
Vivant dans le dénuement
le plus complet, Vincent Ferrier voyageait à dos de mulet. Un jour, la
soldatesque l'ayant insulté, il avait prédit que le château d'où ils venaient
s'écroulerait. L'accomplissement de cette prophétie, comme bien d'autres
miracles, concourut à établir son auréole de saint.
Lorsque le corps du
défunt fut exposé à Vannes, il fallut tendre un cordon de soldats pour empêcher
la foule d'arracher des lambeaux de ses vêtements; les gens se bousculaient
pour lui faire toucher des médailles, des chapelets, des livres d'heures. Selon
la tradition montfortaine, saint Vincent Ferrier avait prédit en 1417 qu'un
jour un grand missionnaire naîtrait à Montfort...
Louis Grignion serait
peut-être le saint annoncé par Vincent Ferrier. Il fait sa première communion
en l'église d'Iffendic et reçoit la confirmation des mains de Mgr Sébastien de
Guémadeuc, évêque de Saint-Malo, un parent de la marquise de Sévigné. Comme
c'est l'usage de donner au confirmé un nouveau prénom, le jeune Louis choisi
celui de Marie : non seulement il témoigne par là sa profonde dévotion à
l'égard de la Vierge mais, surtout, il confirme son choix de demeurer chaste.
Il devient désormais Louis-Marie Grignion.
Le chemin qui mène à
Dieu passera obligatoirement, pour lui, par Marie, mère de Dieu. La Vierge
devient « l'aqueduc », pour reprendre l'expression de saint Bernard de
Clairvaux, la voie qui mène à Dieu, celle qui va aussi l'amener à aller par
monts et par vaux à la quête du Graal.
Cette Vierge qui semble
veiller sur lui, il aime à la retrouver dans son for intérieur, à l'ombre du
vieux charme du Bois-Marquer, miné par les siècles. « Il ne l'appelait que sa
mère, sa bonne mère, sa chère mère (...), a écrit J.-B. Blain, il allait avec
elle avec une simplicité enfantine lui demander tous ses besoins temporels
aussi bien que spirituels. »
Le jeune Louis-Marie
cherche toujours les endroits les plus secrets où il puisse goûter aux plaisirs
de la solitude. Les bois alentour lui offrent leurs multiples cachettes où il
peut s'enfouir avec délice et partager seul la joie de communier avec
l'au-delà.
On le voit souvent à
l'église, agenouillé devant une statue de la Vierge, plongé dans un grand
recueillement et il a l'air complètement détaché du monde. Ou bien on le trouve
prosterné devant le tabernacle du maître-autel d'Iffendic qui renferme les
précieuses hosties.
Le jeune Louis-Marie
adore aussi le Christ, mort sur la croix pour racheter les péchés du monde.
Mais, autant il peut se fondre en Marie comme en sa propre mère, autant il
craint Dieu, même incarné dans l'homme-Jésus, comme il craint son propre père.
Les vitraux de la petite église d'Iffendic lui ont appris quelles souffrances
le Christ a endurées et il ne s'estime pas digne de lui ressembler. Les scènes
du calvaire du Christ ont culpabilisé ce garçon jeune et sensible qui ne peut
se pardonner la mort du Dieu vivant ; aussi a-t-il le péché en horreur et
abomination. Il craint toujours le courroux divin devant la faute. Aussi garde-t-il
ses distances avec le Christ, alors qu'il a aboli ces mêmes distances avec la
Vierge Marie.
Sur les hauteurs de
Coulon s'élève un prieuré fondé au Moyen Age pour le soin des lépreux et
toujours tenu par des chevaliers-hospitaliers de Saint-Lazare. Ce lieu sert
d'asile aux pèlerins qui accourent implorer saint Méen, près de la rivière du
Meu. L'enfant voit défiler des cohortes de pauvres êtres aux membres pourris,
au visage rongé par les ulcères, à la peau noircie comme au charbon. En effet,
ceux-ci, rejetés par les populations, doivent se réfugier dans les bois. Ce
sont les bousilleurs, revêtus d'une peau de mouton mal équarrie, sanglante, qui
les protège des intempéries.
On est très
superstitieux, et tous les moyens sont bons pour obtenir la faveur des dieux.
On implore de nombreux saints pour obtenir la guérison des hommes comme des
animaux. Et il n'y a pas de village qui n'ait sa source miraculeuse au pouvoir
magique.
Les missionnaires qui
ont arpenté la région de long en large ont bien essayé de ramener ces gens à
une religion plus authentique ; mais, dès qu'ils sont partis, les croyances
superstitieuses reprennent de plus belle. Les objets de dévotion qu'ils ont
laissés deviennent de nouveaux moyens magiques. Et les saintes prières se
transforment en nouveaux rites incantatoires, prononcées dans un indicible
charabia.
Les innombrables
maladies qui sévissent dans ces campagnes justifient cet engouement. Nombre
d'entre elles se propagent par les animaux ou les plantes; on attribue donc
souvent à celles-ci un pouvoir maléfique. La religion est l'ultime secours
auquel on se raccroche pour vaincre le mal. Blés et seigles contaminés d'ergot
donnent des maladies repoussantes comme le mal des ardents qui brûle le corps
par l'intérieur, des zonas, des eczémas suintants, bref, tout ce que la peau
peut à son tour faire germer. C'est surtout saint Antoine qu'on invoque pour se
protéger de l'ergot. Aussi offre-t-on des porcelets au saint, le jour de sa
fête le 17 janvier. On puise de l'eau dans les fontaines qui coulent près de sa
statue ou bien on arrache quelques touffes d'herbe qu'on donne à manger aux
animaux.
La critique de ces
pratiques populaires, plus proches de la superstition que de la religion, se
répand à Paris dans les salons, où commencent à circuler les écrits de quelques
philosophes. Les idées à la mode de la capitale arrivent bientôt à Rennes où il
devient de bon ton de se moquer des manants.
Les paysans bretons
apparaissent comme des sauvages aussi frustes que les Indiens. A Rennes, l'on
parle avec ostentation le français car, aux yeux des gens du monde, le breton
n'est qu'un jargon grossier. Les Grignion, fiers de leurs origines loudunoises
parlent le français, et leur profession les a conduits à acquérir une certaine
dextérité dans le maniement de la langue nationale, seule utilisée dans la
procédure.
A Iffendic, Louis n'a
reçu que des rudiments de culture. Ses parents décident donc de l'envoyer à
Rennes, après ses onze ans, parfaire son éducation. Chez les jésuites, il
apprendra les bonnes manières qui distinguent un Grignion d'un homme du peuple.
Il deviendra ainsi un kloarec ou kler, en gallois. Les Bretons désignent
alors par ce nom les jeunes gens qui font leurs études pour entrer dans l'état
ecclésiastique. Le destin de Louis est scellé : il sera clerc.
CHAPITRE
II - AU COLLÈGE DES JÉSUITES DE RENNES
En 1684, Louis Grignion
rejoint le collège des jésuites de Rennes. Il n'y a pas de petit séminaire à
l'époque et les jeunes gens destinés à la cléricature par leurs parents
commencent leur éducation dans un collège. Les jésuites passent encore pour les
meilleurs professeurs. A Paris, le collège de Clermont reçoit la fine fleur de
la jeunesse française. Au collège de Rennes, le jeune Grignion aura des maîtres
prestigieux, comme le père Descartes, neveu du philosophe. Ces prêtres
éminents, appelés régents, sont les directeurs de conscience des élèves. Ils
ont la mission de cultiver les semences que Dieu a mises en eux et de détecter
les talents. La majorité des élèves ne se destine pas à la prêtrise; aussi les
jeunes clercs dont la vocation se manifeste ouvertement sont-ils l'objet de
soins plus particuliers. Les effets du concile de Trente commencent à se faire
sentir; il appartient aux jésuites de former de véritables prêtres et non de
simples bénéficiers, préoccupés seulement par les revenus d'une cure ou d'un
prieuré.
Un gîte familial attend
le jeune Grignion à Rennes. Son oncle maternel Alain Robert qui dessert
l'église Saint-Sauveur, héberge son jeune neveu. D'ailleurs, Jean-Baptiste
Grignion, soucieux d'assurer à ses enfants l'éducation qui sied à son rang,
emménagera à Rennes en 1690.
Les élèves vivent tous
en externat, et se contentent d'aller suivre les cours au collège. Louis-Marie
Grignion a onze ans et demi quand il arrive à Rennes, siège du parlement de
Bretagne.
Rennes, c'est la grande
ville avec ses turbulences et ses tentations. Les collégiens y mènent une vie
fort libre, subissant peu de contraintes et préférant souvent faire l'école
buissonnière qu'aller au cours, même si leur présence dans leurs pensions est
parfois vérifiée par le collège. A cette époque, les collégiens adolescents
portent des armes et les rixes entre eux sont très fréquentes. Leur ampleur
obligera le parlement de Rennes à sévir à leur encontre à plusieurs reprises et
à leur interdire le port d'armes.
Aller au collège, c'est
d'abord faire ses humanités gréco-latines.
L'enseignement religieux
proprement dit est assez limité; il n'a lieu qu'en fin de semaine. Le manuel en
usage est un abrégé de la Summa doctrinae
christianae de saint Pierre Canisius. Mais Louis-Marie Grignion va pour la
première fois rencontrer des maîtres spirituels en la personne de ses
confesseurs, hommes d'élite qu'il n'aurait jamais pu côtoyer à Iffendic.
Celui qui l'influence le
plus est le père Gilbert. Il partira ensuite évangéliser la Martinique, donnant
ainsi l'exemple d'une vocation de missionnaire au jeune Grignion.
Jean-Baptiste Blain,
condisciple de Louis Grignion, nous a laissé le récit des turpitudes que subissait
le père Gilbert dans sa classe et nul doute que son comportement a marqué le
jeune Grignion. Le régent, écrit Blain, était l'homme du monde le plus propre à
nourrir la piété du jeune collégien, « car il était d'une piété et d'une vertu
consommées; et il marquait presque chaque jour d'une patience et d'une vertu
héroïques. Plusieurs fois, je l'ai vu outragé publiquement par des écoliers
sans donner des signes d'impatience. Comme le nombre des écoliers était fort
grand, et que celui des libertins n'était pas plus petit, il avait presque à
toutes les heures quelque nouveau genre d'insultes à souffrir de leur part. Sa
douceur inaltérable au milieu des injures les plus sensibles (...) loin de les
rappeler à leur bon sens et de les toucher était pour eux un nouveau motif de
les multiplier et d'en inventer de nouvelles pour pousser à bout sa patience,
et avoir le criminel plaisir d'avoir altéré sa douceur, ou, au moins de l'avoir
vu changer de couleur; mais en vain, car il paraissait insensible; et les insultes
d'un genre nouveau ne servaient qu'à lui faire produire des fruits nouveaux. »
Ce prêtre est bien un
modèle d'abnégation, exemple vivant de l'enseignement dispensé à la même époque
à Saint-Sulpice :
« D'une patience sans
bornes, écrit Blain, savant dans l'art de souffrir et de se taire, il ne
permettait pas même à sa bouche de se plaindre, et rendait confus par son
silence ces jeunes libertins auteurs de l'injure. »
Le père Gilbert aimait
recevoir dans sa chambre les jeunes cancres, « et dans ces visites
particulières, poursuit Blain, il leur ouvrait un cœur de père; il leur faisait
mille amitiés et mille caresses pour les gagner et les attirer à Dieu (et) il
en touchait quelques-uns... » Il y mettait toute la grâce et l'onction qu'il
pouvait. Mais le malheureux prêtre n'était pas payé de retour par ces fripons
car ceux-ci poussaient leur sarcasme jusqu'à mimer la piété et la dévotion dans
sa chambre et s'en retournaient raconter à leurs camarades comment ils
l'avaient berné. « Pour se moquer de lui et de ses pieuses remontrances », ils
passaient leur temps à contrefaire ses manières dévotes.
Il n'y a qu'un élève qui
fait exception dans la classe; c'est le jeune Louis Grignion, qui l'écoute «
avec une attention et une avidité que le pieux régent ne tarde pas à remarquer
».
Louis Grignion devient
le protégé du saint prêtre qui le reçoit fréquemment dans sa chambre. Sa piété,
sa candeur le persuadent qu'il a reçu une grâce insigne. Sa mission est de
perfectionner les vertus de l'adolescent et de le guider sûrement vers sa
destination finale.
Tout en sillonnant les
rues de Rennes, le collégien fait quelques haltes dans les églises qui
jalonnent son chemin, et va prier la Vierge. La chapelle Saint-Sauveur de
Rennes, bâtie à l'ombre de la cathédrale, où officie le frère de Jeanne, abrite
une statue de la Vierge, dite Notre-Dame-des-Miracles-et-Vertus. Vierge de
bois, semblable à celles de Rocamadour, de Chartres et d'Orcival, elle veille
aux destinées de la capitale bretonne.
Le 8 février 1357, la
Vierge a sauvé Rennes des Anglais : Rennes était assiégée et les Anglais
avaient creusé un souterrain pour y pénétrer. Selon la tradition orale, la
statue de la Vierge, devant qui une foule immense était prosternée, s'anima
soudainement. Son doigt, faisant un arc de cercle, indiqua le lieu où devait
déboucher le souterrain ; les Anglais y furent occis en grand nombre, et la
ville de Rennes sauvée. Ce souvenir est commémoré par une chandelle allumée
d'abord près du trou puis placée devant la statue de la Vierge, où elle brûle
en permanence. Les confréries entretiennent cette flamme par leurs dons et legs
pieux en signe de remerciements. Les Rennais font célébrer régulièrement des
messes en souvenir du miracle. Un tableau dans l'église commémore l'événement.
Au XVIIe siècle, les
évêques de Rennes confirmeront l'existence du miracle. La ville entière
manifeste sa dévotion à Marie par l'érection de statues sur les places
publiques ou dans les encorbellements des maisons; chaque famille a chez elle
une image de celle qui a sauvé la ville. Tous les ans, en février, la statue de
la Vierge est promenée lors d'une solennelle procession dans les rues. Or cette
dévotion ne cesse de s'amplifier au XVIIe siècle après l'arrivée en
Bretagne de Jean Eudes. Celui-ci, surtout connu pour ses prédications en
Normandie, prêchera une mission à Rennes en 1670, qui durera cinq longs mois.
Jean Eudes a fondé des
confréries du Cœur de Marie et décidé de célébrer tous les ans le 8 février la
fête du Cœur de Marie. Jean Eudes avait fixé cette fête en février, car c'était
la date à laquelle le Christ finit son enfance et commença sa vie cachée. La
Vierge Marie aurait conservé dans son cœur les mystères de la sainte enfance de
celui qui s'était incarné en elle. Jean Eudes allait officialiser à Rennes le
culte que tous les habitants vouaient déjà à la Vierge et donner un nouvel élan
au mouvement de dévotion à la Vierge.
Au collège Saint-Thomas,
le père Descartes dirige une congrégation pour les petits à laquelle le jeune
Grignion adhère. Cependant elle ne suffit pas à étancher sa soif de dévotion
envers la Vierge Marie. Aussi fonde-t-il avec deux de ses amis, Jean-Baptiste
Blain et Claude Poullart des Places, une petite association secrète en
l'honneur de la Sainte Vierge. Les condisciples se réunissent dans une chambre
qu'une personne pieuse leur a prêtée. Là, devant un autel qu'ils décorent
eux-mêmes, ils prient et se mortifient jusqu'à la discipline. Arrivé en
troisième en 1688, le jeune homme s'inscrit au nombre des membres de la
congrégation des grands. Ceux qui y adhèrent appartiennent à l'élite du collège
: la congrégation est la pépinière des futurs prêtres.
Le rigorisme moral
qu'affiche publiquement le jeune Grignion produit déjà une forte impression sur
ses camarades. Sa vie est devenue un véritable sacerdoce, avant même qu'il
n'ait reçu les ordres. Mais son air dévot intrigue ses camarades qui cherchent
à mettre sa patience à l'épreuve.
« Était-il devant une
image de Marie, qu'il paraissait ne plus connaître personne et dans une espèce
d'aliénation de ses sens, d'un air dévot et animé, dans une sorte d'extase,
immobile du reste et sans action, il se tenait des heures entières au pied des
autels. » Il ne craint pas de se donner continuellement en exemple, comme s'il
cherchait à susciter l'envie de ses camarades. D'un naturel assez fougueux, il
joint l'acte à la parole et cette témérité commence à attirer le regard
critique des autres.
Lorsque ses parents
viennent habiter Rennes en 1690 pour permettre à leurs autres fils d'y suivre
leurs études, les relations entre le jeune homme de dix-sept ans et son père
sont très orageuses. Il quitte la table brusquement, délaissant son repas après
de violents accrochages avec son père. Il se condamne ainsi à un jeûne forcé.
Son entêtement le conduit ensuite à refuser toute autre nourriture.
Sa dévotion irrite son
père. Autant Jean-Baptiste Grignion ne s'oppose pas à la vocation de son fils,
autant il ne comprend pas ses airs étranges et son rigorisme. Jean-Baptiste
sera lui-même la victime des sentences inquisitoriales de son fils. Louis-Marie
a découvert que son père garde dans son cabinet des livres « obscènes »; il les
lui soustrait et il les fait brûler. Cet emportement, justifié par les valeurs
morales qu'il défend, lui attire aussitôt l'inimitié d'autrui.
Mais finalement, il la
recherche, il veut être persécuté comme le Christ et porter sa croix. Il ne se
contente pas des petits ennuis de la vie quotidienne, il cherche toujours à
créer les situations conflictuelles qui attirent le courroux des autres. Subissant
ensuite leur opprobre, il s'en réjouit, mieux il triomphe, car il ne trouve son
plaisir que dans les persécutions. Il les interprète comme des signes de son
appartenance au petit nombre des élus, ceux que Dieu a prédestinés à entrer
dans son royaume mais qui devront subir auparavant sur terre toutes les
infamies des hommes.
Il fait lui-même de sa
vie un calvaire. Il recherche tous les moyens de s'identifier au Christ. Il
veut vivre pauvre comme Jésus. Les mendiants l'attirent irrésistiblement. Il a
gardé de son enfance à Iffendic le souvenir de ces êtres misérables qui
rejoignent Saint-Méen. Or, dans les campagnes bretonnes, loin d'être repoussés,
les mendiants sont au contraire l'objet d'une attention particulière. On les
appelle « bons pauvres », « chers pauvres », « pauvrets », «pauvres chéris», ou
simplement «chéris»; on les désigne même souvent sous le nom d'« amis » ou de «
frères du bon Dieu ». Nulle part, le mendiant n'est chassé; il est toujours sûr
de trouver un asile et du pain partout, dans le manoir comme dans la chaumière.
Souvent, les aboiements d'un chien l'annoncent. Et quand il est aveugle, on va
au-devant de lui, on le fait asseoir à sa table, dans le fauteuil même du chef
de famille et on s'empresse de lui apporter quelque nourriture.
Mais il ne faut pas
attribuer à la seule commisération chrétienne cet usage fort répandu. Les
missionnaires ont habitué le peuple à voir dans le pauvre la personne même de
Jésus-Christ. Aussi les gens craignent-ils des représailles s'ils n'accueillent
pas à leur table ces hommes dont les haillons peuvent cacher le Christ. Il se
mêle ainsi beaucoup de crainte superstitieuse à cette sollicitude affectueuse
pour les pauvres.
Le jeune Grignion se
contente de respecter à Rennes les habitudes qu'il a connues à Monfort. Mais
dans la ville où siège le parlement de Bretagne, où chaque famille noble a son
hôtel particulier et où pullulent les gens de robe soucieux de leur rang, la
tendresse toute particulière du jeune Montfortain ne peut que choquer. Le kloarek en fait un peu trop. Il se
précipite sur les pauvres pour les déshabiller et leur donner ses propres
vêtements. « L'argent et les habits, écrit Blain, ne restaient entre ses mains
qu'autant de temps qu'il en fallait pour les faire passer en celles des
nécessiteux. » Il se prosterne devant eux pour leur baiser les pieds, comme
s'ils étaient des réincarnations du Christ ressuscité. Mais il craint qu'on ne
le voie : « Il se dérobait à nos yeux pour aller en secret embrasser, caresser
un pauvre mendiant innocent, hébété, fort disgracié de la nature; il se jetait
même à ses pieds pour les baiser quand il se croyait hors des yeux des hommes.
»
La mendicité, écrit
Blain, était son « calice d'amertume et d'humiliation qu'il se condamna de
boire toute sa vie pour faire une profession exacte de la plus rigoureuse
pauvreté et recueillir à sa suite les rebuts et les mépris qui, pour ces hommes
du ciel, en sont les plus doux fruits ».
Il s'occupe de fournir
des vêtements aux plus pauvres des camarades de sa classe et organise des
quêtes; si la somme ne suffit pas, il va chez les marchands et leur demande de
compléter. Un jour, il amène avec lui un mendiant chez un marchand de la ville.
- Voici mon frère et le
vôtre, lui dit-il, j'ai quêté dans la classe ce que j'ai pu pour le vêtir. Si
cela n'est pas suffisant, c'est à vous à ajouter le reste.
La charité produit la
charité et le marchand lui accorde ce qu'il demande.
De riches demoiselles
dévotes qui ont remarqué sa piété l'aident, par leurs aumônes, à faire le bien
autour de lui.
Il se joint à une petite
conférence fondée par l'aumônier de l'hôpital Saint-Yves, l'abbé Bellier, pour
aider les malades. Les jours de congé, les collégiens vont deux par deux
visiter les pauvres malades; ils leur font des lectures pieuses et leur donnent
des leçons de catéchisme.
Louis Grignion commence
ainsi son magistère avant de devenir prêtre.
Arrivé en classe de
rhétorique, c'est un modèle de vertu. « Dès lors il se livrait à l'oraison et à
la pénitence, écrit Blain, et ne pouvait goûter que de Dieu; tout le reste lui
était insipide; il n'en aurait pas pu même parler, n'en ayant aucune idée; car
toute son enfance s'était passée dans une admirable innocence et éloignement du
mal, et il était si ignorant sur tout ce qui peut altérer la pureté qu'un jour,
l'entretenant des tentations contre cette vertu, il me dit qu'il ne savait pas
ce que c'était. »
Il met ainsi son point
d'honneur à avoir une conduite irréprochable. Mais son ami Jean-Baptiste Blain
ne peut cacher sa surprise. Il nous le confie dans ses Mémoires : « Je ne le
regardais dès lors et je ne l'écoutais qu'avec admiration, et avec une espèce
de désespoir de ne pouvoir suivre, dans le chemin de la vertu, un compagnon qui
y marchait à pas de géant, et allait si vite qu'il échappait à nos yeux, bien
loin de le pouvoir suivre.
« Il semble qu'il
n'avait point péché en Adam, et qu'Adam n'eût laissé en lui aucune trace de sa
désobéissance, car il ne sentait presque ni répugnance pour le bien, ni attrait
pour le vice. Ses inclinations, dès que je l'ai connu, paraissaient toutes
célestes, et rien de ce qui fait le penchant de la jeunesse et le charme de
l'homme ne paraissait le toucher, ni même se faire apercevoir à son cœur.
« Il était encore
écolier et paraissait un homme parfait, tenant tous ses sens dans une telle
garde qu'on ne lui voyait échapper ni regards, ni paroles, ni gestes, ni
manières inconsidérés. Ses yeux presque toujours baissés, sa modestie, un air
dévot le singularisaient déjà en quelque sorte et le faisaient distinguer de
tous les écoliers. »
S'interrogeant sur un
comportement aussi mystérieux, ses amis n'ont d'autre explication que la
Providence divine. Autrement dit, parce qu'il échappe aux contraintes de la
nature, c'est déjà un saint. Et sa sainteté ne peut se comprendre que comme une
manifestation du surnaturel. Aussi, lorsqu'il parle, c'est nécessairement Dieu
qui Parle en lui, car il est habité par l'Esprit.
De menus détails de sa
vie quotidienne confirment cette singularité aux yeux de ses camarades,
émerveillés devant certains faits surnaturels.
L'adolescent a
l'habitude de se promener les yeux toujours si fortement baissés qu'il ne peut
voir que ses pieds.
-
Comment peut-il se conduire dans les rues?
chuchotent ses camarades.
-
Il sait où sont toutes les images de la
Sainte Vierge, racontent-ils.
-
Il voit toutes celles que les passants ne
voient pas.
-
J'ai vu des gens tout étonnés de le voir saluer
en enlevant son chapeau, se demandant bien à qui ce salut était adressé. Les
gens se sont mis à ricaner, le prenant pour un fou.
Le jeune Grignion
intrigue ainsi de plus en plus. Les écoliers libertins du collège se moquent de
lui ; quelques amis pieux comme Jean-Baptiste Blain sont tentés d'y voir une
opération du Saint-Esprit ou de la Vierge Marie. « Elle le conduisait, dit-il,
par la main en toutes ses voies, comme l'ange Raphaël le jeune Tobie. »
Son itinéraire est ainsi
tout tracé. Grignion caresse le projet d'étudier au séminaire Saint-Sulpice à
Paris mais ses parents ne sont pas assez riches pour subvenir à ses besoins
dans la .capitale. L'usage était de trouver une généreuse donatrice pour payer
la pension. Une dame, Mlle de Montigny, l'ayant remarqué chez ses parents à
Rennes ne fait aucune difficulté pour l'aider.
Elle poussa les parents
de Louis à le faire monter à Paris pour aller recevoir à Saint-Sulpice la
meilleure des formations au sacerdoce de tout le royaume.
Saint-Sulpice avait été
créé en 1641 par M. Olier. C'était la meilleure pépinière de prêtres de France.
La doctrine de M. Olier convenait particulièrement à Grignion, déjà très dévot.
M. Olier, disciple de Pierre de Bérulle, fondateur de plusieurs séminaires, a
été le réformateur du clergé français au XVIIe siècle.
Avant lui, les futurs
prêtres se contentaient de recevoir une formation en théologie à la Sorbonne.
Olier crée un lieu de formation spécifique pour les initier à leur fonction
sacerdotale. Alors que les prêtres n'étaient souvent que des mondains férus de
théologie, Olier veut en faire de véritables pasteurs agissant au milieu des
fidèles, se donnant en exemple à eux. Adepte lui-même de l'ascétisme, il prône
l'abnégation, la mortification, l'éloignement du monde terrestre et de ses
plaisirs malsains. Le prêtre doit se consacrer totalement à Dieu et fuir le
monde du démon. Le prêtre doit tendre vers la réalisation de la parole de Paul
: « Ce n'est pas moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi[9]
»
Olier laisse à sa mort,
en 1657, le résumé de sa doctrine dans les nombreux traités qu'il a écrits,
notamment la Journée chrétienne (1655), Catéchisme chrétien pour la vie intérieure
(1656).
Louis quitte ses parents
sans regret au pont de Cesson à la sortie de Rennes. Alors que les membres du
clergé utilisaient d'habitude un cheval ou une mule pour se déplacer, il refuse
la monture proposée par son père.
Il n'emporte avec lui
qu'un petit baluchon et il a vite fait de le donner au premier pauvre
rencontré, comme François d'Assise avait abandonné ses vêtements à son père. Il
est désormais libre, « sans père, ni mère, sans frères, sans sœurs, sans
parents selon la chair, sans amis selon le monde, sans biens, sans embarras,
sans soins ».
Matthieu n'a-t-il pas
écrit : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et
donne-le aux pauvres et tu auras un trésor au ciel[10].
» Et saint Luc : « N'emportez rien sur la route, ni bâton, ni besace, ni
chaussures, ni argent[11]... »
Louis-Marie Grignion est
alors plutôt grand, de constitution très robuste : ses larges épaules lui
permettent de soulever un tonneau sans problème! Il a un air de grandeur, mais
en même temps de l'affabilité dans le regard. Il a les joues vermeilles, le
visage long, les yeux grands et vifs, le nez aquilin, le menton un peu long,
les cheveux châtains, plats et fort courts retombant modestement sur le haut de
la tête, un peu au-dessus du front.
CHAPITRE
III - SAINT-SULPICE
Louis-Marie Grignion
parcourt à pied les soixante-seize lieues qui séparent Rennes de Paris pendant
l'hiver 1692-1693; trempé, boueux, cinglé par les rafales dans les plaines de
la Beauce, il s'appuie sur son bâton de pèlerin. Son chapelet lui tient lieu de
viatique. Le soir, il dort dans les granges, fuyant l'asile des presbytères.
Il ne monte pas à Paris
pour y faire fortune, mais pour se former à un ministère dont ses maîtres
rennais lui ont montré les exigences. Paris lui offre son opulence et la
magnificence de ces monuments. Mais le séminariste breton s'est juré de ne rien
voir. Il a décidé d'empêcher ses yeux de lui montrer ce qui pourrait lui faire
plaisir.
En cette fin du XVIIe
siècle, les séminaristes vont suivre les cours de la Sorbonne et bénéficient
des leçons et répétitions données dans les communautés qui les hébergent. Seuls
les gens bien nés ont accès à Saint-Sulpice dont les frais de pension sont très
élevés. Les autres vont loger dans de petites communautés du quartier Latin,
dirigées par de saints prêtres.
D'éminents professeurs
de la Sorbonne leur apprennent la théologie, tandis que la communauté est le
lieu d'apprentissage du métier de prêtre. Saint-Sulpice est d'abord une école
de perfection. On y enseigne les devoirs du prêtre envers Dieu. L'idée du
sacerdoce est tombée en désuétude, a dit Pierre de Bérulle, et il importe de
relever le défi lancé par Luther et Calvin. Aussi les prêtres formés à
Saint-Sulpice doivent être des modèles de vertu. Ils doivent « exciter la
tiédeur des ecclésiastiques relâchés et confondre le vice de ceux qui étaient
corrompus ».
Les supérieurs de chaque
communauté surveillent leur conduite avec le souci de mettre fin aux abus qui
ont naguère caractérisé l'Église.
Cependant lorsque
Louis-Marie Grignion aborde les milieux ecclésiastiques de la capitale, ceux-ci
sont en proie aux divisions provoquées par le jansénisme. Les discussions et
les disputes sont devenues si fréquentes qu'un esprit du temps dénonce cette
«je ne sais quelle espèce de contagion théologique qui est devenue une maladie
populaire [12]».
En effet, il n'y a pas
que la célèbre querelle de la grâce qui agite toute la capitale bien au-delà
des cercles ecclésiastiques. Depuis les débuts de la Contre-Réforme, les
milieux cléricaux ne sont préoccupés que par le retour à « la primitive Église
», du temps des Apôtres. C'est dans cet esprit que Pierre de Bérulle a créé
l'Oratoire, destiné à la formation des prêtres; son disciple, Olier a poursuivi
son objectif en fondant le séminaire de Saint-Sulpice. Mais les abus n'ont pas
cessé. Certains disent même qu'ils se sont amplifiés. Les jansénistes se font
les plus intransigeants défenseurs de ce retour aux mœurs de l'Église
primitive. Ceci peut être interprété de différentes façons.
Au Moyen Âge, cela
signifiait surtout vivre selon les règles évangéliques, c'est-à-dire d'abord
dans la pauvreté. Ainsi les moines mendiants s'étaient multipliés sur les
traces laissées par le Poverello d'Assise.
Au XVIIe
siècle, on comprend plutôt ce retour aux temps primitifs comme la nécessité de
respecter des règles. Pierre de Bérulle a réhabilité la notion de sacerdoce. Le
prêtre se caractérise avant tout par sa décence, et l'on enseigne dans les
séminaires les conventions à respecter pour devenir un vrai prêtre.
Le vrai prêtre est celui
qui consacre sa vie au seul service de Dieu. Les milieux de la Contre-Réforme
exercent leur vigilance à l'encontre de tous ceux qui ne reçoivent les ordres
que pour percevoir des bénéfices et dont le comportement libertin dévalorise le
sacerdoce. Selon Pierre de Bérulle, le prêtre a pour premier devoir de rendre
hommage à Dieu, de le servir humblement et respectueusement. Devenir prêtre est
un privilège des seuls élus, distingués par la grâce qu'ils ont reçue de Dieu.
Tous les autres, les « bénéficiers », déshonorent la fonction sacerdotale.
Or, les bénéfices
servent toujours à récompenser les bons et loyaux services rendus à la
Couronne; le roi, comme les seigneurs, abusent de cette prérogative. Dans les
milieux proches de l'Oratoire, on n'hésite pas à parler de simonie pour
vilipender cette pratique. Selon le P. Amelotte, « le nom de lévite... et celui
de prêtre » ont perdu tout prestige. « Leur noblesse était tombée en roture. »
« Les personnages de qualité, écrit Condren, aspiraient bien par ambition aux
dignités ecclésiastiques, mais il ne s'en voyait point qui se portassent à la
prêtrise par piété. S'il y avait un homme d'honneur dans le clergé, ou il
fuyait les saints ordres, ou il les cachait sous le nom d'une charge ou d'un
bénéfice, ou il ne les exerçait qu'avec une pompe séculière. Il se dérobait à
soi-même la plus noble de ses qualités et n'en pouvait souffrir la bassesse[13].»
Combien de gens d'Église
sont attachés à la personne des seigneurs ou se spécialisent dans des fonctions
lucratives, comme directeurs de conscience des gens de qualité, ce qui leur
apporte une rémunération non négligeable! «Les grands, ajoutait Condren,
tenaient leurs prêtres parmi les plus petits serviteurs. C'étaient les valets
de leurs maîtres (...) Ce n'étaient plus les prêtres et les gouverneurs des
princes et des magistrats, c'étaient leurs solliciteurs ou leurs jardiniers
(...) Us ne savaient ce qu'était la propreté, ils étaient les exemples de
toutes les incivilités. On leur donnait des noms ridicules... Ils étaient le
sujet des fables et des proverbes; les buveurs en faisaient leurs chansons et
psalmodies. Ils étaient le jouet des hérétiques, les enfants les sifflaient et
leur faisaient des huées dans les rues[14].
»
Aussi de beaux esprits
prétendent qu'on assiste déjà à un relâchement des mœurs et que le clergé
n'échappe pas à la corruption du siècle. Les jansénistes ne cessent d'idéaliser
la primitive Église et les jésuites leur ripostent en dénonçant leur exagération.
« Quelques-uns font profession d'avoir si mauvaise opinion de leur siècle, dit
Bonal, qu'ils n'en peuvent parler sans invective et comme d'un temps tout à
fait réprouvé, incurable et détestable. Et pour cela, ils n'ont rien de si
fréquent à la bouche que la pureté de la primitive Église, comme si tout
l'esprit du christianisme s'en était envolé de la terre, il y a tantôt plus de
mille ans... La race des bons chrétiens a fini, dit-on... Nous n'avons plus que
les derniers abois de l'Église finissante; Jésus-Christ est parti d'ici-bas et
ne nous a laissé que ses draps funèbres avec l'aloès et les autres parfums de
ses obsèques... Je veux dire quelques restes de dévotion extérieure avec les
cérémonies et les sacrements[15].
»
Les jansénistes, dont
les idées sont bien reçues à l'Oratoire, s'érigent en véritables censeurs de la
pureté des mœurs ecclésiales.
Louis-Marie Grignion
arrive ainsi à Paris dans ce tourbillon d'idées et de polémiques qui déferle
sur la capitale. Uniquement préoccupé par ses dévotions, le pieux jeune homme
n'a que faire de toutes ces querelles entre théologiens et hommes d'Église.
Mais il va très vite en subir les conséquences malgré lui.
Comme il est trop pauvre
pour s'offrir le luxe du grand séminaire de Saint-Sulpice, il est hébergé dans
l'une des petites communautés qui accueillent les séminaristes moins fortunés.
Le supérieur en est M.
de La Barmondière (1631-1694). Il a élaboré un règlement qui insiste sur
l'honneur qu'il y a à être pauvre comme Jésus-Christ et à partager la vie
quotidienne ensemble : « Pour honorer la pauvreté de Notre-Seigneur et toutes
les humiliations qui en sont les suites ordinaires, dit le règlement, tous
seront disposés à pratiquer volontiers et même avec joie les actions qui
paraissent, aux yeux des mondains, viles et méprisables, comme sont de balayer,
de porter et arranger du bois, de servir aux malades et à la cuisine, faire le
réfectoire, laver la vaisselle et choses semblables. Chacun sera prêt à les
faire, non seulement à son tour, mais encore chaque fois que l'obéissance le
prescrira. »
Le règlement n'oublie
pas de placer les jeunes séminaristes sous la protection de la Très Sainte
Vierge, qu'ils « honoreront comme la dame et la maîtresse de la maison ».
L'emploi du temps est
minutieusement déterminé. Les repas sont pris en commun à heure fixe. Le temps
consacré à la prière comme celui imparti aux études est rigoureusement
programmé. On ménage quelques récréations surtout pour permettre la disputatio des cours, mais Louis-Marie
Grignion préfère arpenter de long en large la cour de la communauté en récitant
son chapelet.
Comme tous les
séminaristes, il porte la soutane de serge noire, fermée par de petits boutons
de crin, remise à l'honneur depuis le concile de Trente. Celle-ci descend
jusqu'aux talons. Cette tenue austère est très prisée dans les communautés
sulpiciennes, où l'on fustige l'habit court et les perruques poudrées des abbés
mondains. Seul signe de distinction, un petit collet se rabat sur le devant de
la soutane. Quant à la coiffure, certains champions de la pauvreté évangélique
n'en suivent pas moins une mode consistant à lisser leur chevelure et à la
rendre luisante grâce à des* pommades à base de pulpe de pomme.
Louis-Marie Grignion
semble apprécier la liberté dont il jouit après avoir quitté les siens. Il s'en
ouvre dans une lettre à son ami Jean-Baptiste Blain, l'incitant à monter le
rejoindre à Paris. Egredere,
écrit-il, de cognatione tua, et vade in
terram quam monstravero tibi. « Quitte tes connaissances, et va dans le
pays que je te montrerai. » Ce sont les paroles de Dieu à Abraham dans la
Genèse. Blain monte le rejoindre à Paris.
Hélas! sa généreuse
bienfaitrice, Mlle de Montigny, a cessé ses charités pour des causes qui nous
sont restées inconnues et M. de La Barmondière doit trouver une solution de
remplacement pour pourvoir aux frais d'hébergement de son hôte. Comme il
apprécie les qualités de piété du séminariste, il lui propose de gagner un peu
d'argent en allant veiller les morts de la paroisse Saint-Sulpice, fonction
bien rétribuée.
Louis-Marie passe alors
plusieurs nuits par semaine à veiller les morts et va trouver là l'occasion de
se mortifier au contact des cadavres. Alors que des collations sont offertes
aux veilleurs, il se fait un plaisir de les refuser.
M. Blain rapporte qu'elles
« étaient si minces et si peu ragoûtantes dans l'année 1693, année de cherté,
qu'on pouvait se vanter de s'être déjà bien mortifié en mangeant, et qu'on
était en état, au sortir du repas, de le recommencer et d'en faire un meilleur.
»
Dès lors, il ne passe
plus que des nuits blanches. La première partie de la veillée, il reste, à
genoux, aux côtés du mort, les mains jointes, dans une immobilité parfaite. Il
consacre ensuite deux heures à la lecture spirituelle; le reste de la nuit, il
relit les cahiers des cours de théologie, qu'il a rapportés de la Sorbonne. Les
cadavres qu'il veille le rappellent à la vanité du monde périssable face à
l'immortalité divine. Il aime à se pencher sur les cadavres pour contempler de
plus près l'œuvre de la mort et considérer, écrit Blain, « dans leur laideur et
dans leur difformité affreuse le charme trompeur d'une jeunesse et d'une beauté
évanouies ». Il éprouve comme du plaisir à dévorer des yeux les cadavres des
puissants de ce monde.
Deux spectacles vont
particulièrement le frapper. Alors qu'une grande dame de la cour, célèbre pour
sa beauté, gît devant lui, recouverte d'un voile funéraire, il ne peut
s'empêcher, comme François Borgia, de soulever le voile pour observer le
travail que la mort a déjà commencé. Les traits de la belle princesse sont
devenus hideux, dit la tradition.
Une autre fois, le
cadavre d'un prince dégage une odeur telle qu'il incommodera aussi ceux qui le
mettront en terre. Mais, il est resté toute la nuit pour mieux s'imprégner de
l'odeur de la mort. Pour mieux se convaincre de la laideur du péché, il fixe
longuement le visage taré où le « vice est écrit en si gros caractères ».
Il n'a pas oublié les
rivalités sourdes qui opposaient les bourgeois de Montfort aux seigneurs de La
Trémoille et il n'a que mépris pour ces gens du monde et leur vanité; la mort
les rabaisse au rang des plus pauvres, elle efface toute distinction. Cependant
leur salut après une vie de débauche n'est pas assuré.
Ne pouvant subsister
avec le seul produit de ces veillées funèbres, il entreprend de demander
lui-même l'aumône, comme il l'a déjà fait à Rennes, pour aider les pauvres. Là
encore, il ne garde pas pour lui le produit de ses quêtes; il le redistribue
aussitôt aux mendiants, moins bien placés que lui pour obtenir quelques sols
des gens riches.
Le séminariste applique
à la lettre les préceptes religieux de ses maîtres. En ces temps où la
contemplation est très en honneur, il ne peut que goûter aux joies de la
méditation. Ne lui enseigne-t-on pas qu'elle mène droit à Dieu, ce saint Graal
qu'il quête désespérément depuis son enfance à Iffendic.
Très souvent retiré dans
sa chambre chez M. de La Barmondière, il dévore avec passion tous les livres
saints qui fournissent, en quelque sorte, les recettes pour accéder à l'unio mystica. Il apprécie surtout saint
Bernard de Clairvaux car celui-ci a une dévotion particulière pour la Vierge
qu'il compare à un astre resplendissant dont les rayons illuminent le cœur des
élus de Dieu.
Certes, Louis-Marie
Grignion n'a pas attendu de connaître par les livres les mille et un secrets de
la vie contemplative; mais l'enseignement qu'il reçoit à Saint-Sulpice conforte
ses attitudes antérieures et renforce sa détermination à suivre le chemin tracé
par ses maîtres. Il s'efforce d'appliquer scrupuleusement leurs moindres
conseils. Et s'ils ne lui suffisent pas, il se crée des obligations
supplémentaires.
Il s'est fait une règle
de vivre en silence et il garde les yeux perpétuellement baissés, comme s'il
était toujours en train de méditer. En public, Montfort se mure dans son
silence, ne daignant pas lever les yeux. En dehors des sujets pieux qui lui
tiennent à cœur, il ne parle pas, sauf succinctement par nécessité et à voix
basse. D'ailleurs il admoneste vertement ceux qui se permettent de le déranger
dans ses méditations perpétuelles.
Lorsqu'il accompagne son
ami J.-B. Blain chez quelqu'un, il ne desserre pas les dents. Comme l'a noté
Blain, il paraît toujours faire oraison.
Louis-Marie Grignion n'a
aucun souci du qu'en-dira-t-on : il ne craint pas de se donner en spectacle en
tout lieu. A la Sorbonne où il est certain d'être la risée générale des
étudiants, il fait sa prière à genoux, au début et à la fin des cours. Tout
l'amphithéâtre rit mais il n'en a cure.
Retiré dans sa chambre
chez M. de La Barmondière, il se mortifie. Son voisin de chambre entend le soir
le bruit des chaînes avec lesquelles il se flagelle. Il utilise tous les moyens
en sa possession pour s'infliger des souffrances, cilices, bracelets,
discipline.
Ses condisciples
prennent plaisir à le martyriser.
-
Puisque vous êtes si mortifié, lui dit une
fois un jeune étourdi, voyons si vous souffrirez avec patience ce que je vais
vous faire.
Et il lui déverse un
seau d'eau sur la tête. Lui ne bronche pas, acceptant cette humiliation comme
un nouveau présent du Seigneur.
-
Puisque vous aimez tant la discipline, lui
dit un jour, à la promenade, un de ses confrères, recevez-la de mes mains.
Et il lui décharge, de
toute sa force, sur les épaules, des coups redoublés avec une gaule d'osier
qu'il tient en main. Il ne proteste jamais, mais accepte avec le sourire.
N'a-t-il pas vu son propre maître au collège de Rennes, le père Gilbert, subir
les humiliations de ses élèves et tout accepter en silence! Aussi, il imite son
comportement, comme si l'état de sainteté auquel il aspire s'acquérait par
simple mimétisme.
A la différence des
autres séminaristes, il reçoit fréquemment le sacrement de l'eucharistie. A
cette époque, l'on ne s'approche de la sainte table qu'en état de
quasi-sainteté. Le janséniste Arnaud dans son livre au titre trompeur, De la fréquente communion, a multiplié
les obstacles à franchir avant de recevoir le précieux sacrement.
Ne communient que ceux
qui s'estiment assez purs. Louis-Marie Grignion faisant partie de ceux-là
reçoit l'hostie plusieurs fois par semaine; c'est un privilège insigne. En
recevant le corps du Christ, il s'imbibe de Dieu qui devient peu à peu son seul
aliment.
Selon J.-B. Blain, il
est réellement possédé et il passe pour fou aux yeux de ses camarades du
séminaire. « Je crois pouvoir dire qu'il ressentait alors la force et
l'impétuosité du vin nouveau du Saint-Esprit qui rendait les Apôtres fols et
insensés aux yeux des hommes, tandis qu'ils étaient si sages aux yeux de Dieu.
»
J.-B. Blain distingue
non sans saveur deux sortes d'ivresse : celle dans laquelle le cerveau est
obscurci par l'abondance des fumées qui montent à la tête du fond d'un estomac
trop chargé et trop plein de vin et, au contraire, celle qui résulte « des
saillies de l'amour divin, de la visite du Saint-Esprit » et qui « saisit le
cœur et l'esprit ». Aussi, si Montfort peut passer pour fou, ce n'est qu'aux
yeux des mondains, car c'est un homme rempli de la véritable sagesse aux yeux de
Dieu.
En septembre 1694, il
reçoit les ordres mineurs. Peu de temps après, M. de La Barmondière est emporté
par une maladie fulgurante : il doit changer de communauté. M. Boucher, qui
dirige une autre communauté, le recueille. Ses singularités étonnent de plus en
plus ses condisciples. Aussi son nouveau directeur décide-t-il de le mettre à
l'épreuve.
Dans les débats
religieux qui enveniment la capitale, revient constamment la question de la
dévotion et du mysticisme. Les jansénistes se font forts d'indiquer comment on
peut distinguer le vrai dévot du faux dévot et le vrai mystique du faux
mystique. Nicole, l'un des maîtres à penser de Port-Royal, y consacrera
plusieurs ouvrages, dont la Réfutation
des principales erreurs des quiétistes (publié en 1695). Or, le séminariste
Grignion a lu, comme tous ses camarades, les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola. Le fondateur des jésuites
a montré dans cet ouvrage par quelles voies on peut atteindre Dieu; il explique
avec force détails que l'aide des cinq sens est requise pour parvenir à l’unio mystica. Ignace de Loyola indique
soigneusement comment il faut aspirer et expirer pendant l'oraison, quelle doit
être la tenue du corps, à quel moment il faut éteindre la lumière dans la
cellule, quand il convient de regarder des ossements et quand on peut éveiller
par la vue de fleurs fraîches l'idée de l'éclosion de la vie spirituelle.
Louis-Marie Grignion
suit ainsi à tout moment les méthodes ignaciennes dans leurs implications les
plus matérielles. Alors que ses camarades se distraient pendant la récréation
en chahutant un peu, on le voit plongé dans le silence, puis tout le monde
entend subitement un profond soupir, qui indique qu'il a atteint l'extase
divine. Ces faits précis sont rapportés avec précision par M. Blain dans ses Mémoires : « Il ne pouvait même
entièrement étouffer les mouvements d'un cœur saisi d'amour divin, ce qui lui
faisait jeter de fréquents et profonds soupirs, à table, en récréation et
partout. Or, ses confrères ne manquaient pas d'en faire des railleries. »
-
Est-il un vrai dévot ou un faux dévot?
Telle est la question
que tout le monde finit par se poser. Certes on ne peut lui reprocher sa
dévotion à la Vierge Marie, célébrée par Pierre de Bérulle et très vénérée par
tous les maîtres de Saint-Sulpice, mais M. Boucher est agacé. Grignion emporte
toujours avec lui une statuette de la Vierge qu'il a sculptée lui-même et dont
il ne se sépare jamais. C'est comme un porte-bonheur, un fétiche. Il aime la
malaxer entre ses mains, la serrer fortement ou la vénérer dévotement en lui
baisant les pieds. Un jour, M. Boucher la lui subtilise. Grignion a beau se
résigner à tout, il a tout de même le courage de s'exclamer :
-
On peut m'arracher des mains l'image de ma
bonne mère, mais on ne pourra jamais me l'arracher du cœur!
Le directeur ne la lui
rend point. Le coup est rude. C'est un premier avertissement. Son zèle excessif
envers la Vierge ne peut qu'inquiéter ses supérieurs hiérarchiques, soucieux du
respect du dogme.
Les évêques ont alors de
grandes difficultés à imposer au peuple la modération dans des dévotions qui se
sont développées dans le sillage de François de Sales, le fondateur des
visitandines. C'est l'une d'elles, Marguerite-Marie Alacoque, visitandine à
Paray-le-Monial, qui a une apparition.
Le siècle est fort
dévot, et de nombreux cultes nouveaux sont nés : celui de l'Enfant-Jésus
célébré à l'Oratoire par Bérulle, celui de Madeleine la pécheresse repentie,
celui du Sacré-Cœur, lancé initialement par Jean Eudes.
Le clergé éclairé de
Saint-Sulpice ne peut donc tolérer que l'un des siens soit animé de la même
ferveur que le peuple. Et il est difficile de distinguer chez Grignion l'élan
du mystique de la dévotion excessive portant à la sacralisation des objets. En
lui confisquant la statuette, M. Boucher n'a pas seulement voulu l'éprouver
personnellement, mais le mettre en garde contre des déviations qui le guettent.
Les sulpiciens ont pour mission d'inculquer des principes aux jeunes
séminaristes : ceux-ci doivent être respectés et Grignion leur apparaît comme
un récalcitrant. Ses comportements donnent prise à toutes les attaques contre
les excès de religiosité que les jansénistes dénoncent.
Les privations
continuelles de nourriture qu'il s'inflige finissent par attenter à sa santé et
il tombe gravement malade. Alors qu'il balaye la cuisine, la haire sur le dos,
il s'effondre. Il est transporté chez les religieuses augustines de
l'Hôtel-Dieu.
La seule thérapeutique
de l'époque était la saignée. Il n'a que vingt-deux ails. Son séjour à
l'hôpital dure plusieurs mois. On le croit à l'article de la mort; lui s'en
réjouit : « L'hôpital, c'est la maison de la pauvreté. Cet hôpital porte le nom
d'Hôtel-Dieu; je suis donc dans la maison de Dieu. Quel bonheur... Mes parents
n'en seront peut-être pas trop aises, mais la nature est-elle jamais d'accord
avec la grâce? » confie-t-il à J.-B. Blain.
Le patient se remet au
printemps. De bonnes nouvelles l'attendent. Il va pouvoir franchir un degré de
plus dans la hiérarchie des nombreux établissements qui constituent l'univers
sulpicien. Il est admis au petit séminaire de Saint-Sulpice, réservé aux jeunes
hommes pauvres, par opposition au grand fréquenté par les fils de famille.
La noble dame qui aidait
son précédent supérieur M. de La Barmondière lui lègue une pension. Et,
surtout, la duchesse de Mortemart lui attribue une chapellenie de Notre-Dame, à
Saint-Julien-de-Concelles, près de Nantes.
Une chapellenie était
une fondation de messes pour les défunts. Celle de Notre-Dame exige trois
messes par semaine, qui doivent être dites à l'autel de Notre-Dame. A la
chapellenie qu'il reçoit, s'adjoignent un pressoir et un petit « canton de
terres ».
Le nouveau supérieur du
petit séminaire est M. Baüyn, un calviniste converti. Grignion continue à
attirer l'attention, ne cessant de se maintenir en oraison pendant les
récréations. M. Baüyn lui conseille d'arrêter, car la récréation est considérée
comme une détente nécessaire pour faire la coupure entre des exercices
spirituels et intellectuels. Il prend à la lettre la recommandation de M. Baüyn
et se met à composer des histoires drôles, mais qu'il raconte comme on prie,
aussi suscite-t-il à nouveau l'hilarité de ses camarades. Ceux-ci l'accusent de
trop glorifier la Sainte Vierge, d'en faire une divinité, de l'aimer plus que
son fils; et ils le dénoncent auprès de M. Baüyn.
Or Grignion a justement
conçu le projet de créer une association d'« esclaves de Marie ». Il a lu
assidûment l'ouvrage de M. Boudon, l'archidiacre d'Évreux, le Saint Esclavage
de l'admirable mère de Dieu. Il y puise, d'ailleurs, l'essentiel des
développements futurs de son traité de dévotion. M. Baüyn n'est pas hostile à
l'idée d'une association, mais, par prudence il l'envoie voir M. Tronson,
l'ancien supérieur de Saint-Sulpice, qui vit retiré à Issy-les-Moulineaux.
Cette entrevue est très
importante, car M. Tronson le met en garde contre sa tendance à privilégier
Marie. Aussi, plutôt que de se nommer « l'esclave de Marie », il lui conseille
de choisir l'expression « esclave de Jésus en Marie ».
La formule du père
Tronson est très habile; mais, c'est croire qu'un changement dans l'expression
formelle suffira à écarter tout danger de déviation du jeune séminariste. Un
Grignion, fils, petit-fils et arrière-petit-fils d'hommes de loi, connaît
l'importance des formules consacrées. Aussi retient-il l'expression pour toute
sa vie. Mais cela ne change guère le sens qu'il donne à sa relation à la Vierge
Marie.
II a emprunté à Bernard de
Clairvaux un raisonnement très simple : pour accéder à Dieu, but ultime du
chrétien, il suffit de parcourir le chemin inverse de celui du Christ, venu au
monde par Marie : remonter à Dieu le Père, par son fils, Jésus-Christ et par
Marie sa mère. Mais l'originalité de Montfort réside dans son interprétation du
mystère de l'Incarnation. Comme Marie précède le Christ dans l'ordre
d'apparition au monde, il faut d'abord passer par Marie pour avoir accès à son
fils Jésus-Christ. Or là réside justement la principale divergence avec les
jansénistes ou les protestants, pour qui le passage par Marie est un détour.
S'il s'était contenté
d'être un mystique, cela n'aurait pas posé de problèmes. En effet, Bérulle
lui-même a célébré la maternité divine, condition de la nature humaine du
Christ, et en a tiré toutes les conséquences sur le pouvoir de Marie,
intercesseur auprès de Dieu. Mais chez un mystique, seule compte l'intimité
parfaite, et Marie apparaît, de par le mystère de l'Incarnation, la voie qui
permet d'accéder à l’unio mystica,
car elle a porté le Christ en elle. Mais s'il partage les options théologiques
d'un Bérulle, en passant de la théorie à la pratique, il considère la médiation
de Marie absolument nécessaire. « Comme on ne peut approcher de Jésus que par
Marie, on ne peut voir Jésus ni lui parler que par l'entremise de Marie»,
disait-il.
Et surtout, obsédé
depuis sa petite enfance par le péché, il estime la dévotion à Marie
indispensable au salut. Il lui attribue de pleins pouvoirs, et en fait la
garante de la prédestination : « Dieu, écrit-il, produit par Marie les
prédestinés. »
En fait, Montfort
introduit Marie dans la Trinité. Il fait d'elle le canal par lequel passent les
relations entre Dieu, le Fils et le Saint-Esprit.
Il n'a pas encore
d'ennemis déclarés. Ses supérieurs en effet espèrent le redresser dans ses
erreurs, et restent fascinés par son comportement ascétique. Mais il finit par
agacer ses condisciples en leur imposant de nouvelles règles qu'il les oblige à
respecter scrupuleusement. Il a ravivé une ancienne coutume qui veut que les
jeunes clercs se saluent réciproquement du nom de leurs anges gardiens. Il
impose aussi la ponctuation de toute la vie quotidienne de sempiternels Deo Gratias, « merci mon Dieu! » comme
si la répétition de formules et le respect de règles extérieures garantissaient
la ferveur religieuse.
En agissant ainsi, il
risque d'enlever à la vie mystique sa richesse et sa fécondité. Alors que le
mysticisme procède d'un élan volontaire, il s'impose des règles obligatoires.
Il s'imprègne de la pensée des mystiques en dévorant leurs livres, mais aux
yeux des autres, il semble n'en retenir que des recettes de dévotion.
De plus, il manifeste
son mysticisme en public, dans la rue. Autant l'intimité d'un cloître ou d'une
chapelle peut se prêter à des exercices spirituels, autant la rue n'est
peut-être pas le meilleur endroit pour communier avec Dieu.
Mais la ténacité qu'il a
recueillie des Grignion, son tempérament batailleur allié à l'humeur de sa
grand-mère Saulnier, le poussent toujours à exiger des autres le respect des
règles qu'il s'est choisies. Il renferme en lui une grande énergie; il a en lui
comme un aiguillon qui lui darde le cœur. Mais il a beau essayer de dompter
cette énergie, de la canaliser en se mortifiant, celle-ci ressort toujours sous
une autre forme. Il ne peut s'empêcher d'agir; c'est plus fort que lui. Et cela
ne lui apportera que de nouveaux ennuis.
Paris, plus encore que
Rennes, lui offre un terrain de prédilection pour vitupérer les comportements
impies qui le scandalisent. Les rues de la capitale vont servir de cadre à ses
prouesses de « chevalier de Jésus et de Marie ». Lorsqu'il y a un duel - et
ceux-ci sont encore nombreux - il se porte au milieu des duellistes, brandit
son crucifix et met fin au combat. Il s'en prend aux bateleurs qui chantent des
chansons qu'il juge obscènes. Si des « charlatans » vendent des recueils de
chansons, il les leur achète et les déchire sous leurs yeux.
D'un côté, sa conduite
édifie ses supérieurs, mais de l'autre, son zèle intempestif finit par les
indisposer et les irriter. Les critiques sur son compte s'amoncellent : sa
mortification, ses conversations continuelles sur la Vierge, son ardeur dévote,
les obligations qu'il impose à ses camarades vont se retourner contre lui.
M. Baüyn prend sa
défense, mais il meurt le 19 mars 1696. Grignion de Montfort est alors pris en
main par M. Leschassier, le doyen des docteurs de la Sorbonne. Ce féru de
théologie a pour mission de le ramener à la mesure en tempérant des ardeurs qui
ne sont plus juvéniles. M. Leschassier a l'art de briser l'élan des
séminaristes les plus récalcitrants.
D'après le règlement de
Saint-Sulpice, chaque séminariste doit rendre compte de son « intérieur », au
moins tous les mois, à son directeur de conscience. Louis-Marie, obéissant
jusqu'à la servilité à l'égard de ses supérieurs hiérarchiques, n'aura aucune
gêne à s'ouvrir ainsi à M. Leschassier et à explorer son âme dans les moindres
replis. Il réclame même les visites à son directeur de conscience. M.
Leschassier le laisse parler mais ne l'écoute point. Il reste de glace, alors
que Louis-Marie a l'ardeur de la braise. Disciple de Bérulle, M. Leschassier se
méfie de la fausse dévotion, de ces multiples contrefaçons que le janséniste
Nicole a dénoncées. Il préfère aux manifestations extérieures de Grignion le
culte intérieur rendu à Dieu, tout en silence, ces moments vantés par les
mystiques dans lesquels l'âme se laisse cueillir sans qu'il y ait besoin de
manifester de volonté. Seuls les sujets ayant reçu la grâce peuvent parvenir à
cet état. Grignion fait manifestement trop d'efforts de volonté pour y
parvenir, il semble forcer la main de Dieu, et les airs qu'il affecte, loin de
prouver son « élection » peuvent bien n'être qu'un subterfuge. Il se donne à
lui-même l'illusion d'être un élu.
- Mais l'est-il
vraiment? se demande M. Leschassier, tenté d'attribuer à son imagination ses
désirs de perfection.
Il blâme et méprise ses
actes de pénitence, et lui demande de cesser de se mortifier. Les
mortifications pratiquées par les moines mendiants ont déjà été dénoncées par
Ignace de Loyola qui préférait avoir dans sa Compagnie des hommes robustes et
bien portants qui puissent se charger de tous les services et de tous les
travaux. Il avait dû ainsi rappeler à l'ordre François Borgia dans une lettre
du 20 septembre 1548 : « Pour tout ce qui concerne le jeûne et l'abstinence,
disait-il, je souhaiterais que vous entreteniez votre vigueur physique pour le
service de Notre-Seigneur et que vous la renforciez au lieu de l'affaiblir...
Nous devons soigner notre corps et le maintenir en bon état dans la mesure où
il sert l'âme et la met plus en mesure de servir la gloire du Créateur. » Mais
ces mises en garde n'empêchent pas certains de continuer à se mortifier de plus
belle.
Ignace de Loyola a
pourtant montré que la vraie discipline doit être d'abord celle de l'âme. Il
faut comme disait François de Sales, punir le coupable, qui est l'esprit, avant
de châtier le corps qui est l'instrument. M. Leschassier est lui aussi bien
persuadé que ces mortifications du corps sont nuisibles si elles ne sont pas
accompagnées de celles du jugement et de la propre volonté. Mais il ne peut
demander à Louis-Marie de les cesser brutalement, il se contente de l'inviter à
se modérer. Toujours obéissant, il suit à la lettre les conseils qu'il reçoit
ou qui lui sont donnés; mais, plus son directeur lui mesure parcimonieusement
le nombre de coups, plus il se flagelle fortement.
M. Leschassier transmet
les consignes à M. Brenier, le directeur du petit séminaire, qui essaye
lui-même, vaille que vaille, de le corriger de ses habitudes malsaines.
Les autres séminaristes
se mettent de la partie, allant jusqu'à le souffleter. On se moque de lui
ostensiblement.
- Je ne céderai pas, se
dit-il dans son for intérieur.
Il est trop persuadé
d'avoir raison seul contre tous, et est prêt à endurer le martyre. Il a eu tout
le loisir de lire la vie des premiers chrétiens et d'admirer leur comportement
héroïque. Et ces épreuves loin de l'intimider, l'encouragent davantage.
M. Brenier pose un
regard sévère sur ses moindres faits et gestes. Il se sent observé et en tire
sa fierté. « Les assauts qu'ils lui livraient, écrit M. Blain, étaient publics,
car c'était à l'entrée de la récréation que M. Brenier, qui savait quand il
voulait faire trembler les plus assurés et déconcerter les plus fermes par un
seul regard ou une seule parole, attaquait M. Grignion par tous les endroits où
il le croyait le plus sensible et lui disait tout ce qu'il y avait de plus
piquant et de plus propre à le mortifier et à l'humilier. »
Toute la communauté
participe à cette œuvre de dénigrement entreprise avec de bonnes intentions,
pour le mettre à l'épreuve : c'est un véritable jugement de Dieu. « Pendant
l'humiliation, il était plus tranquille que s'il eût entendu faire son éloge et
après l'humiliation, [il] s'approchait d'un air gai de son saint persécuteur,
comme pour le remercier et lui parlait avec autant d'ouverture que s'il eût été
caressé. »
Il n'en continue pas
moins à se mortifier pendant toute cette période. Il se flagelle jusqu'au sang,
comme s'il n'avait pu endurer les souffrances morales qu'on lui infligeait
autrement qu'en les accompagnant d'intenses douleurs physiques.
Il a inventé un
stratagème pour continuer à pouvoir marcher pieds nus, alors qu'on le lui
interdit : il a découpé la semelle de ses chaussures. Cela donne aux autres
l'illusion qu'il est encore chaussé.
M. Brenier abandonne au
bout de six mois. Ayant employé tout son art, épuisé tout ce qu'il pouvait
inventer pour briser l'amour-propre, il est obligé, dit M. Blain, de se
démettre de sa mission et de faire à M. Leschassier l'aveu qu'il est à bout et
ne sait plus que faire.
On finit par l'autoriser
à passer beaucoup de temps retiré dans sa chambre. Là, il ne dérange personne,
car il n'en sort que pour les exercices communs. On se fait aussi plus
compréhensif. On s'aperçoit en effet qu'on ne réduira jamais à bout un
séminariste dont l'obstination est dans le sang.
Aussi finit-on par lui
confier des occupations pour lui éviter de passer trop de temps en oraison,
d'autant qu'il a interrompu ses cours à la Sorbonne. Il occupe ainsi un emploi
de bibliothécaire, ce qui lui permet de parfaire ses connaissances sur la
Vierge Marie. Pour son plus grand profit, il lit tout saint Augustin et saint Bernard.
Il étonne même ses
camarades qui doutent de ses capacités intellectuelles, en leur présentant un
petit travail sur la grâce qu'il soutient brillamment.
Il ne suffit pas
d'hériter des Grignion l'art de plaider, encore faut-il posséder les arguments pour
convaincre, que seule fournit une grande érudition en théologie. Il acquiert
ainsi à Saint-Sulpice un solide bagage qu'il saura employer plus tard pour
confondre les « hérétiques ». Il n'aura pas cependant l'occasion d'exercer ses
talents de controversiste durant ces longues années de séminaire. La dévotion
est plus importante que ces querelles théologiques. Celles-ci lui répugnent,
car elles font passer au second plan l'essentiel. Mais surtout, elles
trahissent les passions humaines, la folie des grandeurs; elles doivent donc
être réprimées comme nuisibles à la cause de Dieu.
Louis-Marie Grignion a
gardé de son enfance le goût des humbles, des pauvres gens qui ne savent ni
lire ni écrire. A l'époque où il est à Paris, toute une partie du clergé
préfère se détourner des querelles stériles pour mettre l'accent sur
l'évangélisation des simples. « Interrogeons les simples, écrivait François de
Bonal, c'est-à-dire ceux en qui la foi est toute pure, ceux que la lecture n'a
point corrompus; que la science n'a point enflés, que l'école n'a point
embarrassés; que la dispute n'a point éblouis; que l'autorité de savants n'a
point subornés; que la subtilité des arguments n'a point préoccupés ; que
l'amour de leur opinion n'a point échauffés : je veux dire ceux qui n'ont dans
leur esprit que la foi seule, sincère et vive. Y en a-t-il aucun qui, par le
seul instinct de son baptême et par la simple analogie de la foi, sans
connaître seulement les noms de syllogisme, ni de thèse, ni de distinction
logique, ne soit prêt à soutenir jusqu'au martyre que Dieu veut sauver toutes
les âmes? »
Ces simples qu'il
affectionne tant et en qui il voit des enfants de Dieu, Louis-Marie Grignion va
enfin pouvoir les approcher. On lui confie le soin de faire le catéchisme aux
enfants les plus dissipés du proche faubourg Saint-Germain et, pendant le
carême, aux laquais du quartier Saint-Sulpice. Les foules se pressent à ces
séances publiques qui se déroulent dans la crypte de Saint-Sulpice : Montfort a
acquis l'art de parler des mystères de la religion, et lui seul sait évoquer
l'enfer avec des mots imagés qui le font comprendre du peuple.
Son expérience de la
mort, acquise lors des veillées funèbres, lui permet de développer des exemples
propres à saisir d'effroi son auditoire et à donner aux gens la honte du péché
de la chair. Il enseigne la sagesse céleste qui porte au mépris de tout ce qui
est caduc et périssable et qui inspire de l'horreur pour des corps qui doivent
pourrir.
Il semble alors
retrouver une certaine confiance de ses supérieurs. Ceux-ci le désignent pour
aller au pèlerinage de Chartres, l'été 1699, représenter Saint-Sulpice en
compagnie d'un condisciple. C'est un grand événement dans sa vie, en raison de
la place que la Vierge de Chartres occupait dans la tradition mariale.
Les plus grands
personnages du royaume s'étaient agenouillés devant la Vierge tenant
l'Enfant-Jésus, dans la crypte de la cathédrale. Grignion s'immerge
littéralement dans cette atmosphère de dévotion propre aux grands lieux, et
passe son temps en oraison.
Toute sa vie est
désormais consacrée à Dieu et à Marie. Il souhaite rompre définitivement toute
attache avec sa famille et avec ses proches qui lui demandent souvent de servir
d'intermédiaire pour obtenir l'appui de hauts personnages. C'est pourquoi le 6 mars
1699 il écrit à son oncle maternel, l'abbé Alain Robert de La Vizeule :
« Ces commissions
différentes, mon cher oncle, je vous l'avoue, me font de la peine et me font
revivre au monde. Plût à Dieu qu'on me laissât en repos, comme les morts dans
leur tombeau ou le limaçon dans sa coquille qui, y étant caché paraît quelque
chose, mais en sortant, il n'est qu'ordure et vilenie; c'est ce que je suis,
et, même pis, puisque je ne sais que tout gâter, lorsque je me mêle de quelque
affaire. Je vous prie donc, au nom de Dieu, de ne vous souvenir de moi que pour
prier Dieu pour moi. »
Le samedi de Pentecôte
1700, alors qu'il a vingt-sept ans, il reçoit la prêtrise des mains de Mgr de
Flamenville, par délégation du cardinal de Noailles, archevêque de Paris.
Quelques jours après, il célèbre sa première messe sur l'autel de la Vierge
Marie dans l'église Saint-Sulpice. Il a ainsi gravi toutes les marches qui
mènent à ce sacerdoce qu'il idéalise plus que tout. Mais l'état de prêtrise ne
lui a pas apporté la paix de l'âme à laquelle il aspire, ce repos intérieur que
décrivent les mystiques. Il est toujours aussi tourmenté intérieurement, et il
craint de le demeurer tant qu'il ne pourra exercer son apostolat auprès des
pauvres. Il rêve de devenir missionnaire et de donner sa vie pour Dieu, comme
l'a fait François-Xavier. Louis-Marie Grignion a soif de territoires à
conquérir et d'âmes nouvelles à gagner. Or il est insatiable, comme ses aïeux
l'avaient été.
Ses premières activités
cléricales dans le faubourg Saint-Germain l'ont poussé à commencer à écrire des
cantiques. Ses condisciples sont même surpris de voir qu'un être aussi dévot,
si renfermé, toujours en commerce avec Dieu, puisse écrire des vers. Il utilise
en fait une méthode déjà à l'honneur chez les jésuites et les missionnaires. La
Compagnie de Jésus s'en est fait une spécialité pour sa pastorale. Les jésuites
du Paraguay composent des cantiques pour édifier les Indiens, en utilisant leur
langue natale. Le père Maunoir a fait de même en Bretagne où cette tradition existait
bien avant l'arrivée des jésuites. Louis-Marie Grignion renoue autant avec une
vieille coutume bretonne qu'il imite les jésuites. Les kler bretons écrivaient des poésies et des ballades, qui se
répandaient de village en village, grâce aux poètes ambulants, les barz (bardes), aux chiffonniers ou pillaouers et aux mendiants qui les
colportaient. Leurs chants relataient des faits divers ou les aventures plus
édifiantes de princes ou de princesses chrétiens. Les jésuites avaient de plus
nobles ambitions en voulant faire pénétrer le dogme chrétien chez des gens
simples.
Comme eux, Grignion sait
qu'il s'adresse à des gens simples et grossiers, comme ceux qu'il a déjà vus
dans ses prêches au faubourg Saint-Germain. Aussi, ne cherche-t-il pas à écrire
des vers fins et délicats, à la mode du temps.
Au contraire, pour
enseigner et convertir, il faut être terre à terre : la compréhension de la
multitude exige d'écrire des vers compréhensibles. Aussi, il ne cisèle pas plus
ses sermons qu'il ne lime ses vers, car l'essentiel, pour lui, est de faire
pénétrer le dogme. Il s'en justifiera, dans une préface :
Voici mes vers et mes chansons;
S'ils ne sont pas beaux, ils sont bons.
S'ils ne flattent pas les oreilles,
Ils riment de grandes merveilles.
Lisez-les donc et les chantez;
Pesez-les et les méditez;
N'y cherchez pas l'esprit sublime,
Mais la vérité que j'exprime.
Prédicateurs, dans mes chansons,
Vous pouvez trouver vos sermons;
J'en ai digéré la matière
Pour vous aider et pour vous plaire.
Voici des sujets d'oraison,
Je crois le dire avec raison;
Car souvent un vers, une rime,
Font qu'une vérité s'imprime.
« Sachez qu'un cantique
sacré rend notre esprit plus éclairé », aime-t-il à dire.
Comme la plupart des
paroliers de son temps, Montfort reprend les mélodies de chansons existantes.
Mais, il le fait avec beaucoup de malice, se servant de chansons à boire pour
en détourner complètement le sens. Sur l'air de Bon, bon, bon, que le vin est bon!, il compose deux cantiques. La
première strophe de l'un, l'Estime et le
désir de la vertu devient :
Un jour, je vis dans le Seigneur
Un objet qui ravit mon cœur:
Une aimable princesse...
L'autre intitulé, le Symbole des Apôtres commence par :
Je crois, comme la foi m'apprend,
En Dieu, créateur tout-puissant,
Je crois en Dieu le Père.
Cette prédilection pour
les chansons à boire s'explique par son horreur des cabarets, lieux de
perdition pour les chrétiens. Paie
chopine, ma voisine se convertit en le Remède
spécifique de la tiédeur, cantique aussi scandé que la chanson profane :
La discipline
Est médecine.
Qu'un chacun frappe sur son dos.
Jusqu'aux os (bis)
Chacun frappe, frappe, frappe,
Jusqu'aux os (bis)
C'est le remède à tous nos maux.
Un de nos pauvres ivrognes est malade
se
transforme en l'Abandon à la Providence.
Les chansons d'amour
changent l'objet de dévotion en devenant cantiques. Ma maîtresse est jolie devient le Triomphe de la Croix :
La Croix est un mystère,
Très profond ici-bas.
Il en tire aussi le Véritable Dévot de Marie :
J'aime ardemment Marie
Après Dieu mon Sauveur;
Je donnerais ma vie
Pour lui gagner un cœur.
Oh la bonne maîtresse!
Si on la connaissait
Chacun ferait la presse,
A qui la servirait.
Quand Iris prend du plaisir
, chanson dont le titre évoque les plaisirs
charnels, se convertit en les Flammes du
zèle :
Chantons tous et brûlons des flammes
Du zèle du salut des âmes.
Mon père, mariez-moi
devient plus prosaïquement Mon Dieu, je veux vous aimer. Il faut que je
file, file, chanson de tisserand, lui inspire seulement :
Il faut que j'aime, j'aime
Dieu caché dans mon prochain.
Montfort semble prendre
plaisir à retourner complètement le sens de nombreuses chansons profanes : Ma commère es-tu en colère? devient les Bonnes Sœurs des tiers ordres ; Une vierge pucelle se transforme en les Bons Enfants, qui commence par « Vous
êtes notre maître, Enfant Jésus » ; Un
chapeau de paille est remplacé par la Scrupuleuse
Conduite. Quand je vais à la chasse
lui inspire Quand je vais en voyage, mon
bâton à la main, cantique nouveau du pauvre d'esprit. Citons enfin Quelle voix charme mes oreilles devenu
les Trésors infinis du cœur de
Jésus-Christ et Joseph est bien marié
devenu la Petite Couronne de la Très
Sainte Vierge.
Il va ainsi quitter
Saint-Sulpice avec des cantiques prêts à l'emploi plein sa besace. Il ne lui
reste plus que l'essentiel : déterminer le lieu de son apostolat. Il
n'appartient à aucun ordre. Il est donc relativement libre dans ses choix. Mais
rien ne l'ennuie plus que de penser à subvenir à ses besoins. Il n'y a aucun
risque chez lui qu'il accepte un bénéfice lui procurant un revenu fixe. Il
n'ira pas solliciter une quelconque faveur d'une personne noble, excepté
peut-être demander l'aumône pour des mendiants.
Rien dans ses manières
d'être ne peut laisser soupçonner qu'il sort de la célèbre institution de
Saint-Sulpice : il sera l'un des rares prêtres qui n'en porte aucune empreinte,
aucun signe extérieur, hormis sa soutane. C'est un véritable tour de force que
de passer autant d'années dans un séminaire chargé d'inculquer des règles et de
sortir de ce moule sans en subir aucune des formes.
Saint-Sulpice n'est pas
venu à bout des singularités de cet extravagant personnage... « L'esprit de la
maison, dit M. Blain, esprit de vie commune et intérieure et de vie cachée en
Dieu, était pleinement opposé à l'esprit de singularité. » Mieux, la
singularité y était traquée comme un vice. Aussi, s'il sortit de Saint-Sulpice,
« tel qu'il était entré, avec ses manières qui devaient, plus que tout le
reste, lui attirer affronts et confusion, la faute n'en était pas à ces
messieurs qui n'avaient épargné ni soins ni peines pour l'en corriger », pourra
écrire plus tard avec humour J.-B. Blain.
CHAPITRE
IV - À LA RECHERCHE D'UN APOSTOLAT
Louis-Marie Grignion est
désormais prêtre; il n'a qu'un seul désir : évangéliser, porter la parole de
Dieu à ceux qui l'ignorent. Le ministère paroissial ne l'attire guère; cette
vie sédentaire n'est pas dans son tempérament, lui qui ressent un immense
besoin de se dépenser sans compter pour convertir des sauvages ou des
infidèles. Les gens du monde ne l'intéressent pas : le spectacle de leur mort à
Saint-Sulpice lui a enlevé à tout jamais le désir de s'approcher des milieux
mondains; dorénavant, il les déteste. Il sera donc missionnaire.
Il rêve d'aller dans les
pays lointains dont maints prêtres lui ont parlé pendant ses études à Rennes ou
à Paris. La France est riche de colonies peuplées par des païens qui ignorent
tout de l'Évangile. Il a hâte de s'embarquer sur le premier bateau venu et
d'aller y porter la foi. Sa Bretagne natale ne le tente guère; de nombreux
missionnaire l'ont déjà parcourue. Il lui faut des immensités vierges à la
mesure de ses ambitions missionnaires et il a soif de l'inconnu. Il préfère
marcher sur les traces d'un François-Xavier plutôt que sur celles d'un père
Maunoir. « Que faisons-nous ici, s'écrie-t-il parfois, (...) pendant qu'il y a
tant d'âmes qui périssent dans le Japon ou dans les Indes, faute de
prédicateurs et de catéchistes? »
Il s'ouvre donc de ses
projets au supérieur de Saint-Sulpice : il veut partir au Canada.
M. Leschassier oppose
son refus à l'ardent désir du jeune prêtre. Selon son ami J.-B. Blain, le
supérieur de Saint-Sulpice craint qu'il ne « se perde dans les vastes forêts de
ce pays, en courant chercher les sauvages ». M. Leschassier, avec son humour
froid, a répondu par une boutade. En fait, il a peur que son zèle intempestif
ne lui attire l'hostilité des Indiens. Le climat du Canada ne convient pas à sa
santé fragile; pourra-t-il même supporter les rigueurs de la traversée?
Il restera donc en
France, et il lui faudra trouver une œuvre apostolique qui réponde à son
ardeur. Mais le directeur de Saint-Sulpice se méfie trop de lui pour l'envoyer
n'importe où. Il doit donc attendre quelque temps, à Saint-Sulpice, s'employant
à rédiger des sermons et de nouveaux cantiques.
Le hasard d'une
rencontre à Saint-Sulpice décide de sa première affectation. Un ecclésiastique
nantais, M. Lévêque, y fait une retraite. C'est un disciple de M. Olier,
pratiquant assidûment la mortification, se nourrissant de pain sec et d'eau; il
est lui-même dévot de la Vierge Marie.
A Nantes, M. Lévêque
dirige la communauté de Saint-Clément, devenue un centre spirituel pour tout le
clergé de la région; outre l'accueil des séminaristes qui y trouvent un
hébergement, la communauté organise des récollections et des retraites tous les
ans. La communauté a aussi reçu des « fondations » de riches personnages pour
donner des missions.
Louis-Marie suit donc M.
Lévêque à Nantes. Ils prennent ensemble le bateau à Orléans pour descendre la
Loire. Il se sépare de son nouveau supérieur à Saumur pour se rendre à l'abbaye
de Fontevrault où est entrée sa sœur Sylvie, grâce à la recommandation de Mme
de Montespan. L'ancienne favorite disgraciée par le roi a été exilée de la cour
en 1680. N'ayant point obtenu le pardon de son mari elle est devenue très
pieuse. Elle se repent de sa vie passée en multipliant les gestes de
bienfaisance. Saint-Simon disait d'elle que, déjà à la cour, « rien ne lui
aurait fait rompre aucun jeûne ni aucun jour maigre » et qu'« elle fit tous les
carêmes avec austérité ». Répudiée, elle distribue sa fortune aux pauvres. Elle
cherche à expier ses fautes en se vêtant des toiles les plus rugueuses. Elle
porte des bracelets, des jarretières et une ceinture à pointes de fer qui lui
laissent souvent des plaies. L'ancienne favorite s'est fait un devoir de
fournir des dots aux jeunes filles pauvres, soit pour les marier, soit pour les
faire entrer dans les ordres.
Édifiée par la piété de
Louis-Marie Grignion à Paris, elle devient la bienfaitrice attitrée de toute la
famille. Louise-Guyonne est entrée chez les dames de Saint-Joseph à Paris en
1702, et Mme de Montespan a couvert les frais de pension. La sœur de l'ancienne
favorite, Mme de Rochechouart, abbesse de Fontevrault, accueille aussi deux
autres sœurs de Louis-Marie. Celui-ci n'accepte qu'à contrecœur cette aide
d'une grande dame, mais il s'y résout par charité envers ses sœurs. Lui, il a
décidé de vivre pauvre, et avant de quitter Paris, il est dessaisi de sa
chapellenie de Saint-Julien-de-Concelles, ne conservant que son titre clérical,
qui est inaliénable.
Après Fontevrault, il
reprend son chemin à pied, désireux de se rendre au célèbre pèlerinage de
Notre-Dame-des-Ardilliers, cher au cœur des sulpiciens. Du flanc de calcaire
blanc qui surplombe la Loire, jaillit une source miraculeuse. Les pèlerins s'y
plongent ou rapportent de l'eau à leur famille dans une gourde. Les miracles
nombreux qui y surviennent ont étendu la renommée du lieu dans tout le royaume.
La reine mère Marie de Médicis y est venue en 1619 et a témoigné de l'authenticité
d'un miracle qui s'est produit sous ses yeux. Cette même année, les oratoriens
s'y installent. Les dons du cardinal de Richelieu et du surintendant des
finances Abel Servien permettent la construction de deux chapelles.
Les oratoriens essayent
de substituer leur spiritualité au culte primitif rendu par le peuple à une
statuette miraculeuse, découverte en 1454, Notre-Dame-de-Piété. La Vierge
chantée par Bérulle est la mère du Verbe incarné; aussi le sculpteur devait-il
représenter sur le retable du maître-autel le mystère de la Trinité : Dieu le
Père figurerait dans un nuage, et la Vierge Marie, en dessous de lui, tiendrait
l'Enfant Jésus; le Saint-Esprit devait porter un rameau d'olivier. Ce projet
commandé au sculpteur Biardeau ne fut pas exécuté. On lui préféra une pietà :
l'image du Christ mort étendu dans les bras de la Mère douloureuse était plus
évocatrice pour les simples pèlerins que la représentation bérullienne de la
Trinité. Louis-Marie Grignion, formé à la mystique bérullienne à Saint-Sulpice,
contemple cette représentation de la Mater
dolorosa. Il implore la Vierge de lui communiquer cette force du
Saint-Esprit qui lui a permis d'avoir le courage de tenir son fils mort dans
ses bras.
Il récite la prière,
retranscrite sur un carton à l'usage des pèlerins :
« Reine des hommes et
des anges, je vous accepte et vous reconnais pour ma Souveraine en l'honneur de
la dépendance que le Fils de Dieu, mon Sauveur et mon Dieu a voulu avoir de
vous comme de sa mère...
« Et que l'heure
dernière de ma vie, décisive de mon éternité, soit entre vos mains, en
l'honneur de ce moment heureux de son incarnation auquel Dieu s'est fait homme
et où vous l'avez faite mère de Dieu. »
Il va recueillir de
l'eau à la fontaine dans le creux de ses mains. Ainsi Marie va-t-elle l'inonder
de sa grâce : mais elle n'étouffera pas le feu ardent qui brûle en lui et dont
il vient de raviver la flamme dans le sanctuaire. Il y a peu de risque que son
ardeur s'éteigne, et il bout d'impatience de rejoindre Nantes, où il est
attendu à la communauté Saint-Clément. Il reprend son bâton et descend la Loire
sur l'un des nombreux coches d'eau qui vont et viennent sur le fleuve,
déversant leurs passagers lors de chaque halte.
Arrivé à Nantes quelle
n'est pas sa déception! Aucune mission ne l'attend. Il passe toutes ses
journées dans la méditation. Il se morfond et critique les mœurs de la
communauté : l'habit « laïc ou court » que portent la plupart des prêtres le
choque profondément. La communauté Saint-Clément ressemble peu à la Nouvelle Sion
dont il rêve, elle n'a rien d'une association d'apôtres vivant dans le
dénuement comme des anachorètes. Il voit même parfois des abbés « perruquets ».
Leurs perruques à la moutonne, tissées de laine d'agnelet, ou en cheveux
naturels cousus autour d'une tonsure artificielle, contrastent avec ses cheveux
lisses qui descendent légèrement sur la nuque.
- Où suis-je tombé? se
demande-t-il en contemplant avec horreur ces outrances contraires au dénuement
prôné dans l'Évangile. Tout Paris ne parle avec éclat que du retour aux temps
primitifs et me voilà au milieu de personnages ridicules, des pantins qui n'ont
de prêtre que la mise.
Emporté par une fureur
qu'il a peine à maîtriser, il trempe sa plume d'oie dans l'encrier et se met à
écrire à son ancien directeur M. Leschassier. Il n'ose pas faire de peine à cet
homme qu'il vénère comme un père malgré toutes les misères qu'il a endurées à
Paris. Mais il ne peut lui taire l'ennui profond qu'il éprouve dans cette
communauté.
« Je ressens, dit-il
dans cette lettre, d'un côté un amour secret pour la retraite et la vie cachée
pour anéantir et combattre ma nature corrompue qui aime à paraître; et de
l'autre, je sens de grands désirs de faire aimer Notre-Seigneur et sa sainte
Mère, d'aller, d'une manière pauvre et simple, faire le catéchisme aux pauvres
de la campagne. M. Lévêque m'a témoigné que, puisque le Bon Dieu ne m'appelle
pas à demeurer constamment dans la communauté pour y travailler au salut des
ecclésiastiques, je dois chercher quelque lieu où me retirer de temps en temps
après les petites missions que l'obéissance me prescrivait : il m'a cependant
dit qu'il me donnerait volontiers une petite chambre, mais je doute si c'est du
fond du cœur. »
De fait, il ne se sent
pas l'âme d'un contemplatif, et il préférerait de loin aller dans les campagnes
et vagabonder de paroisse en paroisse au gré de la Providence. Il termine la
lettre par cette signature : « Grignion, prêtre et esclave indigne de Jésus en
Marie. »
En avril 1701, Mme de
Montespan l'invite à Fontevrault, pour la prise d'habit de sa sœur; la lettre
parvient trop tard, mais c'est l'occasion pour Grignion de quitter Nantes. Lors
de son séjour dans l'abbaye, il s'entretient à plusieurs reprises avec Mme de
Montespan. Celle-ci lui demande ce qu'il veut devenir. « A cela, a-t-il confié
à M. Leschassier dans une lettre du 4 mai 1701, je répondis naïvement l'attrait
que vous savez que j'ai de travailler au salut des pauvres, mes frères. Elle me
dit qu'elle approuvait beaucoup le dessein que j'avais, d'autant plus qu'elle
connaissait, par expérience, qu'on négligeait beaucoup l'instruction familière
des pauvres, et qu'elle me ferait donner, si je voulais, un canonicat qui
dépend d'elle. »
Mme de Montespan lui
conseille d'aller voir l'évêque de Poitiers, Mgr Girard qui a été le précepteur
de ses enfants. « Je lui obéis aveuglément, dit-il, pour faire la sainte
volonté de Dieu, que je regardais uniquement. »
Il se rend donc
immédiatement à Poitiers. Ressentant l'impression de s'être échappé d'un lieu
où il étouffait, il goûte enfin à la vraie liberté ; mais la soutane qu'il
porte lui semble pesante. Il est mal à l'aise dans cet uniforme qui le
distingue trop des mendiants qu'il croise sur sa route. Dans un acte de folie
qui n'arrive qu'aux prédestinés, il se dévêt subitement. Et il échange la tenue
cléricale austère contre les hardes du premier pauvre venu, trop heureux du
troc réalisé avec ce vagabond de Dieu. Dans ses haillons, il se sent désormais
comme un pauvre, à l'image du Jésus de Galilée tel qu'il se l'imaginait à Saint-Sulpice,
lorsqu'il s'endormait dans son galetas.
Il veut vivre comme les
disciples qui ont jeté leurs filets pour suivre le Christ. Jésus-Christ, son
modèle, n'a-t-il pas fondé l'Église et la religion sur la pauvreté?
Il ne peut aller rendre
visite à l'évêque de Poitiers dans cette tenue, qui convient peu à l'image du
prêtre qu'on lui a enseignée. L'évêque ne pourrait qu'en être choqué. Aussi
s'accorde-t-il quelques jours de liberté supplémentaires. Il savoure en secret
ses facéties; les abbés perruquets aperçus à Saint-Clément, ne pourraient
imaginer que l'un des leurs ait pu se travestir en mendiant. Il décide d'aller
passer quelques jours au milieu des pauvres de Poitiers.
Tous les déshérités, les
pauvres, les fous qui partagent l'innocence avec les enfants, il les aime comme
des frères, alors qu'il met les gens du monde infatués d'eux-mêmes au ban de la
société. Il souhaite accéder à la pauvreté de l'esprit comme celle du corps et
ne point avoir de fortune. Il a composé un cantique glorifiant cette pauvreté
de Jésus-Christ :
Écoutons l'étable et la crèche
Où naît cet aimable Sauveur,
Tout nous y montre et nous y prêche
La sainte pauvreté de cœur.
De la scène, allez au calvaire :
Il meurt pauvre et nu sur la croix,
Il fait de la croix une chaire
Pour la prêcher à haute voix.
On ne peut être de ma suite
Si l'on ne veut pas tout quitter.
J'ai tout quitté, que l'on m'imite,
Autrement, c'est me rejeter.
Tandis que les riches gémissent
Au milieu de mille malheurs,
Les bons pauvres se réjouissent
Au milieu de mille douceurs.
Les pauvres de Poitiers
voient donc arriver cet homme singulier, habillé comme eux mais qui parle de
choses saintes. « Quelques pauvres, raconta-t-il, m'ayant vu à genoux et avec
des habits si conformes aux leurs, allèrent le dire aux autres, et
s'entre-excitèrent les uns les autres à boursiller pour me faire l'aumône. »
Voir qu'un prêtre arbore leurs haillons, mène la même vie qu'eux, ne peut que
susciter leur curiosité. Ils désirent l'avoir comme aumônier de l'hôpital. Son
comportement lui vaut immédiatement leur amitié et leur admiration. Il leur
apparaît comme un don de la Providence.
Mais s'il sait séduire
les pauvres, il intrigue beaucoup l'évêque de Poitiers, prévenu de l'arrivée
d'un homme en haillons se disant prêtre mais n'appartenant à aucun ordre
mendiant. Sa tenue est hors du commun : alors que la plupart des prêtres
s'habillent comme les gentilshommes, cet étrange énergumène a tout d'un
loqueteux.
Mgr Girard le reçoit et
lui conseille, par prudence, de retourner voir son directeur M. Leschassier,
pendant qu'il prendra des renseignements sur son compte. M. Leschassier
renseigne l'évêque de Poitiers sur cet étrange personnage qui souhaite
s'occuper des pauvres de l'hôpital : d'un côté, il loue ses mérites : « Il a bien
du zèle pour secourir les pauvres et pour les instruire. Il a de l'industrie
pour venir à bout de plusieurs choses. » De l'autre il le met en garde contre
son comportement : « Son extérieur a quelque chose de singulier (...), ses
manières ne sont pas du goût de bien des gens, il a une haute idée de la
perfection. » « Je ne sais pas s'il est propre pour l'hôpital où on le demande
», conclut M. Leschassier.
N'ayant pas obtenu
d'accord définitif de l'évêque de Poitiers demeuré réticent, il doit retourner
à la communauté de Saint-Clément à Nantes, où on l'envoie prêcher une mission
dans la campagne environnante, à Grand-champ.
Il fait ses armes de
prédicateur pour la première fois depuis qu'il est prêtre. Certes, il s'est
exercé à Paris devant les laquais du faubourg Saint-Germain. Mais, cette
fois-ci, il affronte les ouailles d'une paroisse rurale, un peu livrées à
elles-mêmes en temps ordinaire.
Il écrit aussitôt à M.
Leschassier pour lui faire part de son enthousiasme d'avoir fait le catéchisme
aux enfants et d'avoir prêché trois fois par jour. Il semble lui-même surpris
du courage dont il a fait preuve et de la force qu'il a eue : « Je trouve, mon
très cher Père, tant de richesses dans cette divine Providence et tant de
forces dans la Très Sainte Vierge qu'elles suffisent pour enrichir ma pauvreté
et soutenir ma faiblesse. Éloigné de ces deux appuis, je ne peux rien. » Il lui
renouvelle sa demande de devenir missionnaire, tout en avouant qu'il est prêt à
sacrifier sa vie pour le salut des pauvres de l'hôpital de Poitiers, si on le
lui ordonne.
A son retour de
Grandchamp, une mauvaise nouvelle l'attend : Mme de Montespan vient de retirer
sa protection à sa sœur Louise-Guyonne, qui a été placée dans la communauté de
Saint-Joseph à Paris. En fait, Louise-Guyonne se révèle être pauvre d'esprit :
elle est donc indésirable. Il la revoit vagabonder dans les chemins creux
autour du Bois-Marquer. La petite fille se cachait dans le creux d'un buisson,
il la rattrapait et posait sur ses blonds cheveux une couronne de chèvrefeuille
qu'il avait tressée à son intention :
- Tu seras ma mariée,
lui susurrait-il à l'oreille. Tu n'épouseras aucun homme.
- Je te le promets,
avait-elle répondu et elle avait récité une de ces comptines que répétaient les
enfants pour éloigner les mauvais esprits.
Si l'annonce du mal qui
frappe sa sœur le blesse à vif, il n'en pense pas moins qu'en perdant la raison
des hommes, elle a gagné la sagesse de Dieu. Elle sera une enfant pour
l'éternité. Elle sera innocente, et ne connaîtra plus le péché. Elle ne sera
plus tentée par le mal. Il l'envie secrètement, lui que le désir tourmente, lui
qui n'arrive pas à refroidir ce sang qui bout dans ses veines.
Tenaillé par l'émotion,
il reprend le contrôle de lui-même et écrit alors une lettre magnifique chantant
les louanges des pauvres d'esprit, au travers de cette sœur condamnée à la
folie. Il retourne le mal pour en faire un bien. La souffrance infligée à sa
sœur bien-aimée se transforme en présent de Dieu. Comme les pauvres d'esprit et
les mendiants qui sillonnent les routes en Bretagne, elle devient l'image du
Christ.
« Jésus est pauvre,
Jésus est délaissé, Jésus est méprisé et rejeté comme la balayure du monde, lui
écrit-il. Heureuse, mille fois heureuse Louise Grignion si elle est pauvre
d'esprit, si elle est délaissée, méprisée, rejetée comme la balayure de la
maison de Saint-Joseph ; ce sera pour lors qu'elle sera véritablement la
servante et l'épouse de Jésus-Christ et qu'elle sera professe de la divine
Providence, si elle ne l'est de la religion. » Elle est désormais libre comme
l'oiseau sur la branche qui ne se soucie pas du lendemain. « Elle pourra dormir
en repos sur le sein de la divine Providence et de la Sainte Vierge, ne
cherchant qu'à aimer et contenter Dieu. »
La folie fait de sa sœur
une élue de Dieu, une prédestinée et lui permet de se donner à Dieu, de
parvenir à cette unio mystica qu'il
recherche tant lui-même. « Dieu vous veut, ma chère sœur, Dieu vous veut
séparée de tout ce qui n'est pas lui (...) mais consolez-vous, réjouissez-vous,
servante et épouse de Jésus-Christ, si vous ressemblez à votre Maître et à
votre Époux. » Louise a atteint ce Graal tant convoité.
- Mais combien de temps
devrai-je attendre que Dieu vienne me chercher? se demande-t-il.
Il repense aux moments
passés à l'hôpital à Paris, où la maladie a failli l'emporter. Il a cru
entrevoir la mort. Mais Dieu n'a pas daigné le rappeler à Lui. Il lui faut donc
continuer à se mortifier, hâter la mort prochaine pour mettre fin au désir dont
sa sœur s'est libérée par la grâce de Dieu.
En 1701, Grignion de
Montfort finit par rejoindre Poitiers. Les pauvres eux-mêmes le réclament et
ont instamment supplié l'évêque de le faire venir pour qu'il s'occupe de
l'hôpital. Mais il n'a pas perdu espoir d'aller, avec le temps, dans la ville
et la campagne qui l'entoure. Il ne tient pas à être cantonné dans un hôpital,
malgré son attirance pour les pauvres.
A Poitiers, où il est
arrivé dans les derniers jours d'octobre 1701, Grignion de Montfort se dépense
sans compter. Il est loin de se contenter d'évangéliser les pauvres; le zèle
qu'il manifeste auprès d'eux lui vaut d'être rapidement connu de toute la
ville. Il visite les prisons, fait lui-même l'aumône, comme à Paris, puis
redistribue le fruit de ses collectes aux pauvres de l'hôpital.
« Il leur parle avec
autant de respect que s'ils avaient été des princes, regardant Jésus-Christ en
leurs personnes. Il les prêche et catéchise matin et soir », écrit son ami
J.-B. Blain.
Il fait aussi le
catéchisme aux écoliers du collège. Les jeunes garçons ont des habitudes de vie
faciles, qu'il a bien connues lorsqu'il était l'élève des jésuites de Rennes.
Aussi crée-t-il aussitôt une petite congrégation pour obliger ces jeunes
turbulents à discipliner leur vie. Il a une grande attirance pour les enfants,
filles ou garçons, dont la candeur naïve le touche. Les jeunes écoliers sont
encore innocents, et n'ont point encore acquis l'habitude fâcheuse des gens
savants de discuter de tout. Il trouve ses premiers disciples dans ces enfants
souvent issus de la bourgeoisie de robe de Poitiers. Il fonde une autre petite
congrégation pour les filles, qui deviendra plus tard une pépinière de
religieuses.
Une famille se
distingue, la famille Trichet, qui donnera plus tard un prêtre, Alexis, et une
religieuse, Louise, fondatrice des filles de la Sagesse; ce sont les enfants
d'un procureur au siège présidial de Poitiers. Les Trichet ont perdu deux
enfants, le jeune Fridolin, mort à dix-huit mois en 1691, puis Thérèse décédée
à l'âge de huit ans chez sa nourrice en 1693.
Un nouveau malheur vient
les éprouver : leur fille aînée, Jeanne, est frappée de paralysie en 1693; elle
n'a que treize ans. Les Trichet ne croient plus qu'en un miracle pour lui
rendre l'usage de ses membres; elle ne peut se servir de ses bras, et on doit
lui donner à manger.
En 1697, ils décident de
la transporter à Notre-Dame-des-Ardilliers, le célèbre sanctuaire où la Vierge,
dit-on, accomplit régulièrement des miracles. Ils commencent une neuvaine à
Notre-Dame. A la deuxième messe qu'elle entend, Jeanne est prise d'une douleur
si vive qu'elle s'évanouit. Cependant, elle sent un travail si intense dans ses
membres que ceux-ci lui semblent s'allonger. Revenue à la maison, elle a soif
et déclare qu'elle boira sans l'aide de personne; on lui présente un verre
qu'elle porte à ses lèvres avec la plus grande facilité. Sa mère et les
personnes présentes, dans l'extase du bonheur retrouvé, se jettent à genoux
pour remercier Dieu d'une guérison si prompte et si inespérée. On achève la
neuvaine pendant laquelle la maladie finit de disparaître. « Nous avons reconnu
que la guérison de la demoiselle Jeanne Trichet est un effet de la
toute-puissance de Dieu par l'intercession de la Sainte Vierge », déclarent
l'évêque de Poitiers, Mgr de Baglion de Saillant et l'archidiacre de Thouars,
François de Nesdes, le 30 août 1697.
La famille entière est
bouleversée par cette guérison miraculeuse et Louise, sœur cadette de la
miraculée, décide de consacrer sa vie aux pauvres.
Elle demande à entrer à
l'hôpital de Poitiers. De nombreuses jeunes filles, issues de la bourgeoisie ou
de la noblesse, consacrent alors leur vie aux soins des malades et des
mendiants; elles habitent l'hôpital et lui versent une pension.
Mais Louise, tout en
faisant fonction d'officière, ne veut pas payer de pension pour mener la même
vie que les pauvres. La direction de l'hôpital rejette sa demande par égard
pour ses parents; elle doit alors aller trouver l'évêque de Poitiers pour le
convaincre de la faire admettre.
Devant une telle
candeur, l'évêque ne peut résister. C'est ainsi que Louise va pouvoir
rencontrer Louis-Marie Grignion de Montfort. Les deux personnages sont faits
pour se plaire. Élevés dans la même dévotion mariale, ils partagent les mêmes
aspirations.
Louise Trichet admire ce
prêtre qui vit la passion du Christ, qui se sacrifie constamment pour imiter
son modèle, estimant qu'il ne souffre jamais assez. Il mène la même vie que les
pauvres. Il manifeste une véritable prédilection pour la morbidité des hôpitaux
et l'abjection qui y règne. Il prend plaisir à vider leurs bassins à l'hôpital
de Poitiers, boit dans le même verre que celui qui a des écrouelles. Il
renouvelle avec plaisir le « baiser au lépreux » de François d'Assise dont il a
lu avec avidité la vie dans la bibliothèque de Saint-Sulpice. Les parasites qui
font reculer d'effroi les régentes de l'hôpital sont pour lui des « pierres
précieuses », car la vermine est un don de Dieu. Il n'a de cesse de s'occuper
concrètement des pauvres, leur venant en aide, leur procurant des vêtements,
portant les invalides.
Un jour, il a trouvé un
pauvre plein de poux et d'une saleté rebutante; celui-ci ne peut plus supporter
les piqûres des insectes, il retire sa chemise dans un accès de démangeaison et
la jette. Louis-Marie, voyant cela, a vite quitté la sienne et s'est revêtu
immédiatement de la chemise pouilleuse du pauvre hère.
Louise Trichet ne peut
qu'être séduite par celui que certains commencent à prendre pour une nouvelle
incarnation du Christ. Et réciproquement, il a deviné dans cette âme sœur une
complice possible de ses grands projets.
C'est à l'hôpital de
Poitiers que Grignion de Montfort va inaugurer vraiment sa pastorale et surtout
prouver des talents de réformateur. Nous connaissons les conditions de
promiscuité qui régnaient dans ces hôpitaux de l'Ancien Régime où les
malheureux, entassés à plusieurs dans un seul lit, sont « serrés les uns contre
les autres, étouffés, brûlants, ne pouvant ni remuer, ni respirer, sentant quelquefois
un ou deux morts entre eux pendant des heures entières ». Les contagieux
partagent les lits des non-contagieux. Les grandes salles ogivales renferment «
un air qui, par sa puanteur, fait tomber évanoui et suffoquer le plus
charitable et le plus intrépide visiteur ». Si le taux de mortalité est parfois
élevé, cela vient surtout des carences alimentaires, ce que Louis-Marie
Grignion a vite fait de comprendre.
A l'hôpital de Poitiers
règne un certain désordre, d'autant qu'une grande misère sévit dans les
premières années du XVIIIe siècle. Les pauvres valides font quelques
menus travaux dans des manufactures; les filles sont formées aux soins du
ménage, à la couture, au repassage. Mais, il n'y a aucune discipline. Les
gouvernantes qui régentent l'établissement sont des dames de bonne famille,
veuves ou célibataires, très peu préparées à ces tâches.
« J'entrai, raconte
Grignion de Montfort, dans ce pauvre hôpital ou plutôt cette pauvre Babylone
avec une ferme résolution de porter avec Jésus-Christ, mon Maître, les croix
que je prévoyais me devoir arriver si l'ouvrage était de Dieu. Ce que plusieurs
personnes ecclésiastiques et expérimentées de la ville me dirent pour me
détourner d'aller dans cette maison de désordre ne fit qu'augmenter mon courage
pour entreprendre cet ouvrage malgré ma propre inclination qui a toujours été et
qui est encore pour les missions. » « L'hôpital où on me destine est une maison
de trouble, où la paix ne règne point, et une maison de pauvreté où le bien
spirituel et temporel manque », écrit-il dans une lettre à M. Leschassier.
En novembre son parti est
pris : il restera à Poitiers au milieu des pauvres de l'hôpital. Pour donner
l'exemple de l'obéissance et de la pauvreté, il choisit pour lui-même la
chambre la plus misérable.
Les directrices de
l'hôpital le convient à leur table, il refuse de se joindre à elles malgré leur
insistance. II préfère manger au réfectoire avec les pauvres, et souvent fait
sa nourriture de leurs restes.
On le voit arpenter les
rues de Poitiers autour de la cathédrale, tirant « un âne chargé de paniers
pour recevoir les aumônes ».
A l'hôpital, il commence
par régler l'ordinaire des pauvres. La grande faim de nombreux vagabonds fait
que les petits pains sitôt distribués sont engloutis par les premiers arrivés;
on reste alors souvent plus d'une journée sans manger et beaucoup languissent
et tombent malades.
Il obtient qu'on
fabrique de grands pains coupés par morceaux distribués progressivement à
chacun quatre fois par jour, au déjeuner, à dîner, au goûter, et au souper.
Grignion de Montfort oblige les pauvres à s'asseoir à table sagement; il y a
même un souper. Et il fait des économies de budget.
Au mécontentement qui
régnait auparavant succède le soulagement des pauvres : « Ceux-ci bénirent Dieu
de leur avoir donné un si saint économe. » Grignion passe pour l'envoyé de
Dieu.
Mais son comportement
singulier continue à étonner les milieux ecclésiastiques de Poitiers. Les
chanoines du chapitre sont scandalisés. Le bruit court qu'il se flagelle
jusqu'au sang. On le fait passer pour fou.
- C'est le fou de
Montfort! disent les enfants quand ils voient approcher son bourricot.
Il a même été déjà
lapidé à plusieurs reprises. Les soupçons à son égard sont parvenus à ses
oreilles et finissent par le tourmenter. Il écrit à M. Leschassier pour lui
demander s'il est en état de confesser. « Quant à ce que vous me demandez
(...), s'il est à propos que vous vous fassiez examiner par quelque personne
capable et expérimentée pour savoir si vous êtes en état de confesser, je
réponds que oui et que vous ne devez pas différer davantage », s'empresse de
lui répondre M. Leschassier pour le rassurer. Mais devant la persistance de la
contestation, il demeure sur le qui-vive.
Comme ses façons
choquent, il aborde à nouveau ce sujet dans une autre lettre : « Je continue de
faire ici plusieurs choses que je faisais à Nantes. Je couche sur la paille, je
ne déjeune point, et je mange très peu le soir. Puis-je prendre par semaine,
une fois, la discipline, outre les trois ordinaires, ou bien une ou deux fois
une ceinture de crin ? »
Partout où il passe, il
suscite l'aigreur et la jalousie de ceux qu'il approche. Il se mêle de tout,
met la main à tout, vide les bassins dans les dortoirs, balaie les ordures,
sert les pauvres au réfectoire. Il est devenu encombrant. On se ligue contre
lui. L'économe, puis la supérieure l'écartent du service des tables. Comme à
l'accoutumée, il s'en remet à Dieu de ses malheurs et va faire une retraite
chez les jésuites de la ville.
A son retour, une
mystérieuse épidémie emporte ceux qui avaient animé la cabale contre lui :
l'économe puis la supérieure de l'hôpital meurent brusquement; quatre-vingts
pauvres tombent malades et meurent aussi. On raconte dans toute la ville que la
malédiction est sur cette maison. C'est un châtiment de Dieu! Pendant que
l'épidémie fait rage, il se dépense sans relâche auprès des malades, comme s'il
ne craignait pas la mort. Il ne succombe pas à l'épidémie.
- Dieu le protège,
commence-t-on à chuchoter.
Soucieux de la bonne
marche de l'établissement, il veut aussi y introduire des règles religieuses :
prières le matin, chapelet en commun, oraisons fréquentes, cantiques vont se
succéder tous les jours et instaurer une régularité dans la vie de
l'établissement. Il soumet ces règles de vie à l'évêque de Poitiers qui semble
les accepter. Mais les gouvernantes de l'hôpital les refusent, les trouvant,
semble-t-il, trop contraignantes.
Ne s'estimant jamais
battu, et jugeant plus que nécessaire de faire régner un ordre divin dans cet
hôpital dirigé de manière anarchique, il décide alors de faire un exemple et de
mettre en pratique ces règles. Comme il se heurte au refus des dames de
condition, il crée une petite communauté de filles, toutes pauvres et infirmes
: il y a des boiteuses, des écrouelleuses et des aveugles. Pour mener ces
filles disgraciées par la nature, il choisit une d'entre elles qui est aveugle,
« la plus simple, la plus prudente, la plus vertueuse, la plus obéissante ».
Cette réunion
d'infirmes, très symbolique des idées qui lui tiennent à cœur, est un défi aux
idées courantes : la véritable sagesse selon Grignion de Montfort s'incarne
dans ces pauvres filles et non dans les érudits ou les beaux parleurs du monde,
dans ces dames que seul leur rang social a conduites ici pour faire pénitence :
« Considérez, mes frères, qu'il n'y a parmi vous ni beaucoup de sages selon la
chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles. Mais ce que le monde
tient pour insensé, c'est ce que Dieu a choisi pour confondre les sages et ce
que le monde tient pour rien, c'est ce que Dieu a choisi pour confondre les puissants.
C'est ce que saint Paul a dit dans la première épître aux Corinthiens. »
Il obtient des
administrateurs la permission de faire vivre ces éclopées en communauté dans un
appartement séparé qu'il nomme la Sagesse. Les filles deviennent ainsi les
filles de la Sagesse. Au milieu de la salle, il élève une croix pour rappeler
que la vraie sagesse consiste dans la « folie de cette croix ». En dessous du
monogramme du Christ, IHS, on peut lire l'inscription : « Renoncer à soi-même
pour suivre Jésus-Christ. » Après le lever à quatre heures, tous les exercices
de piété se font en commun, prières, méditations, lectures. Les travaux
manuels, le repas, les récréations, rien n'est isolé.
Mais son initiative
soulève un tollé général : c'est une véritable provocation. Les pauvres filles
ont le droit de communier tous les jours. Les dames de l'hôpital sont
profondément choquées de ce que ces « folles » communient, alors qu'elles ne
s'estiment jamais assez dignes de le faire aussi souvent.
L'évêque de Poitiers
doit intervenir pour limiter la communion à une fois par semaine seulement, le
dimanche.
On se plaint ensuite
qu'il fasse brûler des cierges régulièrement devant la statue de la Vierge. La
flamme des cierges, honorant la Vierge Marie, entre en concurrence avec la veilleuse
du tabernacle! En clair, Monfort est accusé une nouvelle fois de mettre sur un
pied d'égalité la Vierge Marie et Dieu. En ces temps où le respect du dogme a
un caractère sacré et inviolable, il prend des libertés qui risquent de le
faire passer pour un hérétique.
Il confie immédiatement
à Louise Trichet et à une de ses amies, Catherine Brunet, le soin de s'occuper
de sa communauté des filles de la Sagesse. Il va mettre à l'épreuve Louise en
la soumettant à toutes les vexations dont il est lui-même si fréquemment la
victime consentante. Il lui fait arracher son livre des mains par des gens
grossiers pour tester sa réaction. Il lui fait goûter une soupe détestable où
nagent des vers. Il l'oblige à porter les fardeaux de linge les plus lourds. Il
répète ainsi, à l'encontre de sa protégée, les mêmes sévices dont il a souffert
à Saint-Sulpice de la part de ses condisciples. Il veut s'assurer de la
vocation de « sa fille ». Louise Trichet, figure symétrique de Grignion de
Montfort, se prête au jeu.
- Monsieur, ce pain me
paraît excellent et le Saint-Esprit y répand une suavité que je ne trouve pas
ailleurs, répond-elle à quelqu'un qui la voit manger du pain noir.
Comme son modèle, Louise
Trichet se mortifie en vivant avec de pauvres filles qui n'ont pas son éducation.
Grignion choisit le
costume de ses sœurs : il sera fait d'une grossière étoffe grise.
- Il vous gardera et
vous sera d'un grand secours contre les tentations, dit-il en le présentant à
Louise.
Cet habit religieux est
très étrange au milieu de la variété des costumes de l'époque. Il n'a qu'un
mérite, celui de la pauvreté. C'est une épreuve que de le porter y compris dans
l'enceinte d'un hôpital mais ce n'est pas encore assez pour le hardi fondateur
qui veut étouffer dans le cœur de sa fille tout mouvement de respect humain. Il
l'envoie aussitôt en ville, pour se montrer et beaucoup s'imaginent qu'elle a
perdu la raison.
Mme Trichet, alertée,
accourt à l'hôpital pour qu'on lui rende sa fille. L'habit la choque. Elle
consentirait bien à laisser Louise à l'hôpital, au service des pauvres, mais
non dans cet accoutrement, qui sied peu à une demoiselle de la société. Louise
quitte alors l'hôpital quelques mois et prend l'habit chez des religieuses de
Châtellerault. Mais, peu faite pour la vie contemplative, elle revient vite à
Poitiers. Comme son maître spirituel, elle intrigue par son comportement
étrange.
Investie par Grignion de
Montfort d'une autorité sur les filles de la Sagesse, elle apparaît comme la
rivale de la supérieure en titre. Ce grief s'ajoute à tous les autres.
Montfort devient
indésirable à l'hôpital de Poitiers. Toute la ville ne parle que de ce prêtre
étrange, en haillons, suivi d'une escorte de mendiants. L'évêque de Poitiers
lui signifie son congé. Il en a trop fait!
Alors Louis-Marie Grignion
monte de nouveau à Paris. Il se rend aussitôt à la Salpêtrière où le conduit le
goût qu'il a pris pour les hôpitaux et l'abjection qui y règne. Dans un
faubourg de la capitale, l'hôpital, fondé par Vincent de Paul, accueille
plusieurs milliers de pauvres.
Pendant ce temps, son
ancien camarade de collège de Rennes, Claude Poullart des Places, ouvre une
communauté, le séminaire des Pauvres Écoliers, pour accueillir ceux qui ne
peuvent pas payer leurs études à Saint-Sulpice. Mais l'esprit en est le même.
Grignion de Montfort le rencontre, espérant le convaincre de se joindre à lui.
Celui-ci refuse mais lui promet de lui envoyer de jeunes missionnaires quand il
en aura besoin.
Le zèle de Grignion de
Montfort à la Salpêtrière indispose là encore la direction qui le renvoie au
bout de quelques mois. Son empressement à accomplir les services les plus
répugnants, son affabilité, son insensibilité aux menaces et aux grossièretés
en font un exemple difficile à imiter pour les autres aumôniers; ceux-ci jalousent
sa popularité et redoutent les désordres provoqués par son attitude. On lui
remet des habits neufs qu'il refuse, un chapeau neuf qu'il s'empresse
d'échanger à la sortie avec le couvre-chef d'un mendiant.
Rejeté de l'hôpital de
Poitiers, de l'hôpital de la Salpêtrière, Grignion de Montfort ne sait plus où
aller. Il en est meurtri. « Je suis plus que jamais appauvri, crucifié, humilié
», écrit-il à Louise Trichet. Les hommes et les diables me font, dans cette
grande ville de Paris, une guerre bien aimable et bien douce. Qu'on me
calomnie, qu'on me raille, qu'on déchire ma réputation, qu'on me mette en
prison, que ces dons sont précieux! Que ces mets sont délicats!... Ah! quand
serai-je crucifié et perdu au monde? Oh! quand posséderai-je cette aimable et inconnue
Sagesse? Quand viendra-t-elle loger chez moi? Quand serai-je assez bien orné
pour lui servir de retraite, dans un lieu où elle est sur le pavé et méprisée!
»
Les sœurs du Saint
Sacrement lui font l'aumône. Il mange la part qu'elles réservent d'ordinaire à
un mendiant. Il partage toujours sa maigre pitance avec le dernier hère
rencontré au hasard.
Il décide d'aller rendre
visite à M. Leschassier. Mais celui-ci l'éconduit brusquement : dédaigneux et
froid, il ne veut ni lui parler ni l'entendre!
Il se réfugie alors dans
un réduit sous un escalier, rue du Pot-de-Fer. Il a trouvé son « étable de
Bethléem ». L'aménagement est celui d'un anachorète : une écuelle de terre et
une paillasse immonde. Ravi de ce dénuement qui lui assure le mépris du monde,
il s'anéantit; il est délaissé, il n'a plus d'ami que Dieu seul, il se prépare
à la mort.
Tous l'ont abandonné. Le
curé de Saint-Sulpice ne lui parle plus. Les portes du séminaire Saint-Sulpice
lui sont fermées. Seul son ancien directeur spirituel du collège Saint-Thomas à
Rennes, le père Descartes, daigne s'occuper de lui et lui propose un séjour au
Mont-Valérien. Le Mont-Valérien est l'un des sommets religieux de la capitale.
Il y a un ermitage sur le versant de Puteaux, habité par des solitaires. Chaque
ermite a sa cellule, mais tous se réunissent pour des offices. Leur silence est
perpétuel. Ils passent leur temps à prier et à faire quelques travaux manuels.
Les membres de la communauté ne s'entendent point entre eux; Grignion de Montfort
est désigné pour y ramener l'ordre.
Aussitôt, ses
mortifications impressionnent ces ermites. Grignion accomplit parfaitement sa
mission. Il revient du Mont-Valérien avec un souvenir inoubliable; il a été
frappé par le gigantesque calvaire qui trône au-dessus du mont : trois
gigantesques croix entourées de sept chapelles mariales se dressent sur cette
colline surplombant Paris, proclamant la foi chrétienne au monde. Il s'est
promis à lui-même d'imiter bientôt cette construction, à l'occasion d'une prochaine
mission.
Il ne sait où aller
lorsqu'il est rappelé à Poitiers, au printemps 1704, par Mgr de La Poype, le
nouvel évêque de Poitiers, sur les prières des pauvres eux-mêmes, qui
déploraient son départ. Dans une lettre ils regrettent les manœuvres « diaboliques
» qui l'ont obligé à partir :
« Le démon n'en veut
qu'à nos âmes et pour cela, il a remué toutes sortes de machines et de
tentations pour faire échouer l'œuvre de Dieu et faire en aller celui qui
faisait tant de conquêtes en Jésus-Christ (...)
« Il y a quelques-uns de
nos bons pauvres qui disent avoir vu le démon se moquer et rire de nous,
d'avoir été victorieux, mais vous savez mieux que nous que l'œuvre du Seigneur
est toujours combattue par ce malheureux qui tâche de nous perdre par ses
grandes tentations. »
Il y a peu de chances
que cette lettre ait été écrite par les pauvres de l'hôpital; une âme bien
intentionnée a manifestement prêté sa plume et apposé sa signature au nom des «
pauvres de l'hôpital de Poitiers ».
Mais ses nouvelles
extravagances à l'hôpital obligent très vite à le renvoyer une nouvelle fois.
Cependant Mgr de La Poype l'autorise à rester à Poitiers pour prêcher dans les
quartiers populaires.
CHAPITRE
V - PREMIÈRES MISSIONS
A
Poitiers
En quittant l'hôpital de
Poitiers, Grignion de Montfort a cherché à se libérer de toute attache
institutionnelle : il fuit tout univers hiérarchisé. Il s'était fait une règle
d'or de la soumission à ses supérieurs hiérarchiques, mais l'obéissance aveugle
semble lui répugner désormais. Il ne voudra plus dépendre de personne et ne
rendra plus de comptes qu'à Dieu.
Les intrigants qui ont
causé sa perte n'ont pas réussi à le désarmer. Au contraire, il n'est jamais
aussi résolu que dans l'adversité et les intrigues l'ont fortifié dans sa
détermination.
Le nouvel évêque de
Poitiers, Mgr de La Poype, ne l'a pas abandonné. Il lui procure un gîte et un
couvert à la maison des Pénitentes. Cet institut que l'évêque a fondé accueille
des femmes de mauvaise vie qui se repentent de leurs fautes passées en faisant
pénitence.
L'évêque apprécie ses
qualités; son succès auprès des pauvres de l'hôpital prouve que l'Église peut
tirer du « saint homme » un meilleur parti.
Or il y a de gros
efforts à faire pour évangéliser le peuple et remettre les églises en état;
beaucoup sont restées en ruine depuis les guerres de Religion qui ont ravagé le
Poitou plus qu'aucune autre province. Les réformés ont mis à sac les églises,
détruit les autels et les statues de la Vierge et des saints, profané les vases
sacrés.
Les églises sont
devenues des lieux de désolation et l'impiété a gagné le peuple. En apportant
la foi chrétienne, le prédicateur populaire ne peut-il pas être aussi un
restaurateur d'églises?
Il accepte cette
confiance que lui témoigne l'évêque de Poitiers, bien résolu à prendre sa
revanche sur les intrigants de l'hôpital. Il pourra désormais vivre au milieu
des gens du peuple et leur apporter la bonne parole. Il pourra ramener à la
religion catholique le petit peuple égaré par la Réforme. Certes, les querelles
entre protestants et catholiques dépassent de loin le peuple, qui ne peut
comprendre les subtilités doctrinales qui séparent les frères ennemis de la
chrétienté. La guerre a surtout servi d'exutoire à la violence populaire. Le
peuple se rangeait d'un côté ou d'un autre, sans trop savoir pourquoi. Mais le
conflit l'a, en fin de compte, éloigné de toute religion.
L'expérience de
l'hôpital a mûri Grignion de Montfort, mais les meurtrissures qu'il a subies
ont laissé des traces sur tout son corps. Non seulement les jeûnes répétés
l'ont considérablement amaigri, mais le visage angélique du jeune aspirant de
Saint-Sulpice porte les stigmates des combats qu'il a livrés seul contre tous
dans cet hôpital. A trente-deux ans, il est devenu un homme mûr.
Son visage semble
reposé. Ses paupières tombantes, qui le protègent du regard d'autrui, laissent
penser qu'il n'aspire qu'à la paix, à la quiétude de l'âme, peut-être à la
contemplation mystique. Mais ce calme est trompeur : un guerrier sommeille
toujours en lui. Il suffit de regarder son large front et son menton toujours
aussi finement arrondi pour deviner l'énergie qui sommeille. Ses sévères
pénitences en l'amaigrissant ont creusé ses traits. Les arcades sourcilières
légèrement bombées surplombent des yeux qui se sont enfoncés encore un peu
plus. Son nez semble s'être allongé et sa convexité amplifiée. On dirait qu'au
milieu des tourments de l'hôpital il s'est composé un masque rigide qui,
désormais, ne le quitte plus. Aussi ses traits demeurent-ils très contrastés.
Alors que son menton volontaire semble indiquer qu'il veut aller de l'avant, sa
physionomie paisible trahit une certaine retenue, comme s'il avait décidé de
briser l'élan de ses passions.
Il ouvre sa première
mission à Montbernage, un faubourg de Poitiers blotti au pied des falaises qui
surplombent le Clain, où habitent des boutiquiers, des artisans, des
terrassiers et tout un menu peuple qui vit loin de Dieu et de la religion.
Certes, ils vénèrent la Vierge et les saints, mais en fait, ils ignorent tout
du christianisme. C'est une terre de mission idéale pour qui veut se roder.
Il y a fort à faire :
les gens blasphèment couramment, s'injurient, les quolibets fusent et les
boutiquiers tiennent ouvertes leurs échoppes le jour des fêtes religieuses. Il
n'y a pas d'église et comme il faut trouver un endroit pour réunir les fidèles,
il choisit une grange, dénommée la bergerie, située au milieu du faubourg. Ce
choix n'est pas innocent car toute la jeunesse du faubourg s'y réunit pour
danser au son du hautbois et de la vèze. Les jeunes filles y dansent fort
complaisamment; leurs attitudes lascives, leur gorge déployée ne peuvent tromper
les garçons un peu rudes qui se présentent après avoir bu un verre de
clairette. Les baisers sensuels qu'elles donnent provoquent ces solides
gaillards qui ont tôt fait de les empoigner et de trousser leurs lourds jupons.
Or le prude prédicateur
a la danse en horreur : pour lui, elle est diabolique. C'est le piège que
Lucifer tend aux enfants de Dieu. C'est le signe d'un dérèglement des mœurs,
qui empêche d'obtenir le salut. Et, suprême offense à Dieu, ces danses ont
souvent lieu les jours défendus !
D'ailleurs les
spectateurs subissent les mêmes reproches, car, en regardant, ils se font les
complices de cet étalage de débauches. Quant aux bateleurs, n'en parlons pas!
Montfort les accuse de pervertir la jeunesse en la sollicitant.
Il ne fait donc
qu'appliquer les interdits très stricts de l'Église. Mais il les applique à la
lettre, s'érigeant en gardien de la pureté des mœurs et en garant de la
virginité des jeunes filles. La menace de l'enfer lui donne une arme absolue
pour convaincre ces gens du peuple qui craignaient la foudre divine. Et il
excelle dans l'art de représenter le feu éternel qui brûle les méchants envoyés
dans la géhenne. Il fait frémir ses auditeurs par ses funestes prophéties.
Et si cet homme disait
vrai? murmure-t-on dans les rues de Montbernage. N'a-t-il pas prédit de grands
malheurs à l'hôpital de Poitiers? Une maladie mystérieuse n'a-t-elle pas
emporté les régentes de l'hôpital? Lui seul est demeuré vivant malgré les soins
qu'il continuait à donner aux malades : c'est donc un protégé de Dieu,
peut-être même un nouvel envoyé de Dieu. Tout Montbernage le craint. On
l'écoute et on exécute ses ordres sans sourciller, de peur qu'il n'appelle du
ciel un nouveau fléau.
Aussi, quand il
réquisitionne tous les corps de métier pour aménager la bergerie, personne ne
bronche; chacun apporte qui quelques planches mal équarries, qui de la chaux,
qui des moellons. Les femmes du quartier confectionnent des étendards et
brodent des motifs représentant les quinze mystères du rosaire. Il peut ainsi
rapidement transformer ce lieu de plaisirs en lieu de prières. En plein milieu,
il dresse une croix et plante ses étendards brodés le long des murs.
Les indulgences qu'il
accorde à tous ceux qui suivent scrupuleusement ses consignes ont accru sa
popularité. Tous les soirs, les femmes du quartier viennent prier la Vierge en
récitant le chapelet. Il n'y a plus de danses dans le lieu maudit!
Il passe ses journées à
apprendre à ses ouailles les mystères de la vie du Christ. On écoute bouche bée
les aventures extraordinaires de ce Jésus que l'injustice des hommes a conduit
au Golgotha, et qui s'est sacrifié pour eux. Il s'assied sur la margelle d'un
puits et leur montre du doigt, sur ses petits tableaux de bois peint qui ne le
quittent jamais, les épisodes de sa vie. Il leur apprend que toutes ces
merveilleuses aventures sont consignées dans un gros livre qu'on appelle
l'Évangile.
Il arrive à les captiver
car il mime le Christ, donnant à son visage une nouvelle expression appuyée
jusqu'à la caricature. Il excelle dans le rôle de la Cène, lorsque Jésus est
trahi par Judas. Et il prend tour à tour le visage angélique de Jésus qui ne se
doute de rien, puis l'air fourbe de Judas qui s'apprête à livrer son maître aux
Romains.
On ne peut s'empêcher
d'accompagner avec force exclamations la conduite de son récit; mais au moment
de la crucifixion, un silence de mort plane autour de lui et les femmes se
mettent à sangloter. Les hommes écoutent, goguenards ou jouent les fanfarons,
mais se gardent bien de se moquer trop ouvertement, ayant trop peur qu'il ne
les entende et n'appelle quelque malédiction sur leur tête.
Pour la clôture de la
mission, tout Montbernage a été pavoisé. Des guirlandes ont été tendues
au-dessus des ruelles étroites et des oriflammes accrochées à de grands « mais
» flottent au vent. Grignion fait défiler toutes ses ouailles, une par une :
chacun se prosterne d'abord devant le grand livre de l'Évangile qu'il tient sur
ses genoux et chacun y imprime un baiser en disant à haute voix : « Je crois
fermement toutes les vérités du saint Évangile de Jésus-Christ. » Puis chacun
passe devant les fonts baptismaux pour renouveler les promesses du baptême.
Enfin, on avance jusqu'à l'autel de Marie : là, Grignion de Montfort tient sa
statuette de la Vierge : et chacun la frôle pieusement des lèvres après s'être
consacré à Marie.
En souvenir de son
passage, il laissera à Montbernage une statue de la Vierge qui restera honorée
sous le vocable de « Notre-Dame-des-Cœurs ». Il a appris, dès ses études au
collège de Rennes, à sculpter le bois, tandis qu'il restait seul dans sa
chambre. Et il a pris l'habitude de toujours laisser ainsi, dans chaque lieu de
mission, une statue de la Vierge sculptée de ses mains.
Les églises, notamment
dans les bas quartiers, sont alors mal entretenues et tombent souvent en ruine.
Or, il est soucieux d'enraciner la foi en donnant aux fidèles des lieux où ils
puissent accomplir leurs exercices religieux. Aussi entreprend-il de restaurer
plusieurs édifices, avec la bénédiction de Mgr de La Poype.
Sur les bords du Clain,
au Pont-Joubert, subsistaient les restes d'un ancien oratoire dédié à la Vierge
Marie, sous le vocable de Notre-Dame, Reine des Anges. Il le remet à neuf.
Il veut rappeler
constamment aux gens du peuple la présence de Marie. Car pour lui, la présence
de Dieu, de la Vierge ou des saints ne se limite pas à l'intérieur des églises.
Au contraire, elle doit se manifester partout, notamment dans les rues, là où
l'agitation, les turbulences de la vie urbaine peuvent distraire de
l'essentiel. Ainsi la multiplication des statues permet-elle de rappeler
constamment à l'ordre les gens du peuple et doit les inciter à faire leurs
dévotions. L'usage est d'y graver une inscription :
Si l'amour de Marie Dans
ton cœur est gravé, En passant, ne t'oublie De lui dire un Ave.
Non loin de la
cathédrale s'élève un temple dit Saint-Jean, d'origine gallo-romaine,
transformé en baptistère. Il n'a cure de la valeur archéologique de ces restes
du paganisme et se hâte de détruire le temple idolâtre.
Il entreprend lui-même
la réfection de l'église, charriant du sable, allant faire l'aumône auprès des
Poitevins pour acheter les matériaux.
Son succès va
grandissant, il prêche dans toutes les paroisses de Poitiers, à Saint-Savin,
Sainte-Radegonde, Saint-Simplicien, Sainte-Catherine...
Pour mettre fin aux
litiges qui existent souvent entre les gens d'une même paroisse, à l'exemple de
Saint Louis, il fait trancher les différends par un tribunal composé
d'officiers de justice bénévoles; généralement, son propre ascendant suffit à
faire accepter les solutions. Il devient ainsi le justicier, celui qui rétablit
la paix dans les familles, met fin aux querelles entre commerçants, bourgeois,
hommes de loi, tabellions et scribes de tout genre.
Mgr de La Poype lui
renouvelle sa confiance et donc ne fait pas obstacle à une nouvelle prédication
dans le faubourg Saint-Saturnin. L'existence dans ce quartier d'un lieu public
mal famé l'irrite : il s'agit d'un jardin flanqué de quatre statues antiques
dont la nudité le choque ; les gens l'appellent le jardin des Quatre-Figures et
les libertins de Poitiers s'y donnent des rendez-vous galants; il l'a aussitôt
baptisé la goretterie, c'est-à-dire la porcherie.
Pour racheter les péchés
qui s'y sont commis, il passe toutes ses nuits dans ce nouveau Gethsémani et il
s'y frappe jusqu'au sang avec ses disciplines. Mais cela ne suffit pas : une
réparation publique solennelle est nécessaire. Il organise une procession des
habitants de Saint-Saturnin : tout le monde demande pardon de ses fautes et
fond en larmes dans le jardin. Dans un sermon, il dénonce les pièges du monde
et promet l'enfer aux récalcitrants. Emporté par son élan, il prédit qu'un jour
ce lieu deviendra un lieu de prières.
Quelques jours après, il
y dépose un premier infirme. Le jardin est bientôt le centre de ralliement des
incurables. C'est l'embryon d'un hospice qui symbolisera la réparation des
fautes des libertins de Poitiers.
Les
griefs contre Montfort à Poitiers
La rage qu'il met à
lutter contre les libertins lui aliène la bourgeoisie de Poitiers comme des
petites gens qui vivent du commerce au coin des rues.
Sa popularité est
immense auprès des mendiants. Mais son « vedettariat » exaspère les
bien-pensants. Ses sermons sont autant de leçons d'une morale sévère qui fait
apparaître la religion sous un jour très austère.
Les hauts dignitaires du
clergé diocésain reçoivent constamment des plaintes.
Son accoutrement, ses
chaînes, ses disciplines semblent d'un autre âge. Les rumeurs les plus folles
circulent dans tout Poitiers. Ce qui lui vaut son aura auprès des petites gens
lui compromet l'appui des « honnêtes gens ». Le monde des parlementaires
poitevins est querelleur par nature, prompt à l'accusation.
Or le bruit circule sous
le manteau que le démon vient régulièrement solliciter Grignion de Montfort,
comme on le dira du curé d'Ars plus tard. On raconte que, la nuit, il lui
apparaît dans sa chambre mais aussi au-dehors.
Des témoins assurent
l'avoir entendu se battre avec quelqu'un et l'apostropher violemment. On a même
entendu des échanges très vifs avec l'étrange inconnu.
Une dame, dit-on, l'a vu
se traîner à terre et implorer : « O sainte Vierge, ma bonne Mère, venez à mon
secours! »
Une autre l'a entendu
s'exclamer : « Je me moque de toi! Je ne manquerai point de force ni de courage
pendant que j'aurai Jésus et Marie avec moi; je me moque de toi! »
Ces rumeurs sont-elles
fondées?
La crédulité de ce
siècle était sans bornes et il est certain qu'on croyait au démon et à ses
apparitions. Tout dans le personnage de Montfort donne prise à ces rumeurs.
Dans ses sermons, il n'arrête pas de parler du démon qui toiture les âmes en
proie au vice, mais qui tente aussi les saints. Or ces subterfuges sont
puissants : tous peuvent y succomber; il faut réciter force chapelets pour
l'éloigner!
Montfort, en proie à la
passion qui le dévore, sent qu'il y a une grande force en lui qui bout. C'est
pour chasser toute tentation qu'il se flagelle jusqu'au sang tous les soirs;
les meurtrissures de son corps éloignent temporairement le désir. Mais,
celui-ci revient, toujours plus fort. Et, armé de son chapelet, il se bat sans
relâche, entamant un combat sans fin contre la tentation, récitant rosaire
après rosaire, serrant frénétiquement sa statuette de la Vierge, jusqu'à
l'épuisement.
On le dit possédé, mais
on ignore si c'est par Dieu ou le démon. On le traite de fou et il ne l'ignore
pas. Mais il sait retourner contre les médisants toutes les rumeurs qui
circulent. Loin de le désarmer, ces épreuves le fortifient : elles sont autant de
croix que Dieu lui envoie pour l'éprouver; Dieu veille sur lui. Les tentations
du démon n'en sont-elles pas la preuve? Jésus-Christ n'a-t-il pas lui-même été
tenté lors de son séjour dans le désert? Investi d'une mission par Dieu, il
entend bien, aidé par la Vierge Marie, mettre fin au règne du démon. Et tout
est prétexte à voir partout les œuvres de Satan.
Un jour d'été, alors
qu'il fait fort chaud, des jeunes gens se baignent dans le Clain où des
lavandières battent leur linge. Ils importunent les jeunes femmes et leur
lancent des quolibets. Comme il passe dans les parages, il est témoin de la
scène et son sang ne fait qu'un tour. Il sort immédiatement une discipline de
sa poche et frappe l'un des jeunes gens. Aussitôt, la mère du pauvre damoiseau
avertit l'évêque de Poitiers en exagérant les faits. Mgr de La Poype lui
interdit sur-le-champ de célébrer la messe jusqu'à nouvel ordre!
Il s'est aussi fait de
nombreux ennemis parmi les officiers, qu'il contraint à regretter publiquement
leurs blasphèmes. Ceux-ci lui conservent une telle rancœur qu'ils vont trouver
le vicaire général, l'abbé de Villeroi, le propre fils du célèbre maréchal de
Louis XIV, sur qui ils peuvent compter. Celui-ci est déjà acquis à l'idée de
sévir contre ce moine prêcheur qui perturbe l'ordre public.
Un nouvel incident va
mettre le feu aux poudres : comme Savonarole, il projette d'allumer un bûcher
pour y brûler tous les livres impies, les parures des mondaines, les tableaux
obscènes, bref tout ce qui peut offenser Dieu. Il pense renouveler le geste de
saint Paul à Éphèse, qui a fait brûler des livres de magie. Un bûcher est
dressé devant une église. De toutes parts, affluent des livres et des tableaux
représentant des scènes impudiques. Il a conçu le projet de planter une croix
sur les cendres encore chaudes du bûcher. Mais certaines personnes, trop bien
intentionnées, ont l'idée de faire brûler l'effigie du diable en personne, et
plantent au bout d'une perche une sorte de masque de carnaval aux traits
hideux, accompagné de parures et d'ornements mondains. Montfort ne se doute pas
de ce qui se trame et il continue tranquillement sa prédication à l'église.
Pendant son absence, certains ajoutent par dérision des guirlandes de boudins
et de saucisses en guise de pendentifs.
M. de Villeroi, sitôt
prévenu, est accouru, se réjouissant à l'avance de la déconvenue du
prédicateur. Devant toute l'assistance, il réprimande Grignion de Montfort tout
penaud qui s'est agenouillé, attendant que passe l'orage.
Le vicaire général
parti, il se relève et s'adresse à la foule :
- Mes frères,
s'écrie-t-il, nous nous disposions à planter une croix à la porte de cette
église. Dieu ne l'a pas voulu, nos supérieurs s'y opposent. Plantons-la au
milieu de nos cœurs : elle sera mieux placée en cet endroit que partout
ailleurs.
Et il commence à réciter
le chapelet.
Mais c'est une défaite
cuisante car l'autodafé n'ayant pas eu lieu, des jeunes gens s'empressent de
récupérer les livres, culbutent la « figure du diable », au milieu des rires et
des huées. Grignion est publiquement humilié.
La foule accourt
cependant à son sermon du lendemain et il se confesse en face de tous de ce
qu'il se reproche :
- Ces instruments de
péché, dit-il, vont causer une infinité de scandales dans le monde. Si je
pouvais les racheter par l'effusion de mon sang, je le répandrais dans tout mon
cœur jusqu'à la dernière goutte pour effacer ces livres et ces peintures.
La réaction de Mgr de La
Poype ne s'est pas fait attendre : sa présence n'est plus supportable. Il fait
plus de mal que de bien à la religion : en la caricaturant, il sombre dans le
ridicule!
L'affaire du bûcher l'a
complètement discrédité. Cette mascarade donne une piètre idée de la religion.
Grignion de Montfort est expulsé définitivement du diocèse de Poitiers : c'est
un imposteur qui perturbe l'ordre public! Il en est très vexé. On lui en veut,
tout le monde le persécute. Certes, le Christ a connu le même sort et les
foules qui l'ont acclamé comme un roi, le jour des Rameaux, ont ensuite réclamé
sa mort. Il se persuade qu'il y a un complot autour de sa personne, et ce
complot ne peut être fomenté que par le diable. Celui-ci se sert des
hérétiques, des libertins pour contrecarrer sa mission divine.
« Je cherche la divine
Providence, se plaint-il dans une lettre, aidez-moi à la trouver; j'ai de
grands ennemis en tête; tous les mondains qui estiment et aiment les choses
caduques et méprisables me méprisent, me raillent, me persécutent, et tout
l'enfer qui a comploté ma perte et qui fera partout soulever contre moi toutes
les puissances. »
On est au printemps 1706
: il se retrouve donc encore seul et abandonné. Il voulait être missionnaire
mais on lui avait déjà déconseillé de partir au Canada. Que faire? Il ne lui
reste plus qu'à prendre son bâton de pèlerin et à pérégriner par monts et par
vaux, guidé par la Providence.
Ayant refusé tout
ministère paroissial, n'ayant adhéré à aucun ordre religieux, il est
complètement libre : il peut errer là où il le désire. Néanmoins, il a
désormais une idée fixe. Frappé par la déchristianisation du peuple, il ressent
toujours plus le besoin d'évangéliser et comme Ignace de Loyola, il envisage de
fonder un ordre.
Ayant subi le désaveu de
ses actions par un évêque, il a compris qu'il faut passer par-dessus les
évêques et s'adresser à leur supérieur, l'évêque de Rome, chef spirituel de
l'Église. Avec l'appui du pape, il aura les coudées franches et pourra exhiber
l'autorisation papale pour faire taire ses ennemis. Il décide donc de partir
pour Rome.
Avant de partir, il se
recommande aux prières des habitants des paroisses de Poitiers où il a prêché :
« Je porte en mon cœur tous les pauvres pécheurs du Poitou et autres lieux qui
se damnent malheureusement; leur âme est si chère à mon Dieu qu'il a donné tout
son sang pour elle, et je ne donnerais rien? » leur écrit-il.
Armé de son bâton, il
entame son voyage expiatoire vers la Ville éternelle. Il marche pieds nus. Il
n'a pas voulu de monture.
Sa soutane, usée à force
de traîner à terre, ressemble de plus en plus au froc d'un moine ; la bande de
tissu qui sert de ceinture est si peu épaisse qu'elle a l'allure d'un cordon.
Il ne porte pas de couvre-chef, selon l'usage qu'a imposé Saint-Sulpice. Ses
cheveux encore noirs sont ramenés sur le front. Rien ne le distingue d'un autre
voyageur, si ce n'est le petit collet rabattu sur le devant de la soutane.
Tout le long du trajet,
il couche dans des granges et dort sur la paille; lorsqu'il a faim, il s'arrête
dans un presbytère, au risque d'être chassé tant son allure est piteuse.
Tiraillé par la faim, il doit parfois accepter de dire des messes.
Sur le chemin qui le
mène à Rome, il s'arrête à Lorette : la cabane de pierre noircie dans laquelle
la Vierge Marie a, paraît-il, habité, repose dans une basilique de marbre. Il y
passe quinze jours. Il se recueille dans ces murs et célèbre la messe tous les
jours.
Il s'arrête ensuite à
Assise, dans le sanctuaire consacré au Poverello sur les traces duquel il
marche. François d'Assise avait aussi quitté le monde pour vivre au milieu des
déshérités... « François, va et répare ma maison qui tombe en ruine », lui
avait dit le Christ de l'église Saint-Damien et François d'Assise avait suivi,
se faisant une règle de vie de la pauvreté évangélique. Ses successeurs, bien
que divisés par des conflits internes, avaient la nostalgie de leur fondateur.
Grignion de Montfort croisera sur les routes italiennes nombre de ces moines,
héritiers de François d'Assise, comme les capucins notamment, marchant deux par
deux, vivant d'aumônes et prêchant la vertu au peuple.
Il arrive enfin à Rome
et trouve asile chez les théatins, dont la congrégation, fondée en 1524 par
Gaétan de Thiene et Jean-Pierre Carafa, était le principal instrument de la
Réforme catholique en Italie. Ces chevaliers de Dieu impressionnent beaucoup
Montfort : ils veulent donner l'exemple de la plus haute vertu sacerdotale, ils
se mortifient, ils vouent un culte à la Vierge Marie. Ils facilitent l'accès
aux sacrements, comme lui.
Les théatins, qui
évangélisent toute l'Italie, sont très appréciés du pape Clément XI. Celui-ci,
qui règne de 1700 à 1721, n'a rien de commun avec ses lointains prédécesseurs
de la Renaissance; l'Église romaine s'est réformée depuis le concile de Trente.
Clément XI va prêter une oreille attentive aux sollicitations du prédicateur
français. L'audience est sollicitée par les théatins. Grignion s'adresse à
Clément XI en latin, comme c'est toujours l'usage. Il lui fait part des
nombreuses difficultés qu'il rencontre dans son apostolat. Clément XI vient de
publier une nouvelle bulle contre les jansénistes, Vineam Domini, le 15 juillet 1705. Clément XI est bien le bon
interlocuteur; de plus, il est très influencé par les théatins.
Le pape encourage
Grignion de Montfort dans son œuvre missionnaire, tout en lui enjoignant
d'obéir à ses évêques, et lui décerne le titre de « missionnaire apostolique ».
Avant de se retirer, il lui présente son crucifix d'ivoire, le priant
d'attacher une indulgence plénière à tous ceux qui le baiseront à l'heure de la
mort en prononçant les noms de Jésus et de Marie, avec contrition de leurs
péchés. Clément XI l'autorise également à bénir les petites croix de papier ou
d'étoffe marquées des monogrammes de Jésus et Marie, qu'il distribue aux
fidèles au cours des missions. C'est à partir de ce moment-là qu'il place son
crucifix bénit au bout de son bâton de pèlerin qui ne le quittera plus.
En août, il est de
retour en l'abbaye Saint-Martin-de-Ligugé, près de Poitiers, tenue alors par
les jésuites. Il y arrive exténué. Les pieds meurtris, le chapelet à la main,
il est méconnaissable. Sa soutane est devenue grise sous le soleil. Ses cheveux
commencent à blanchir. Il se repose quelques jours.
A peine Mgr de La Poype
a-t-il appris que Grignion a remis les pieds dans son diocèse qu'il envoie un
émissaire lui rappeler son interdiction de prêcher. Rien ne l'oblige à
accueillir le prédicateur dans son diocèse. Peu lui importe le titre dont le
pape l'a doté. Les évêques du royaume, jaloux de leurs prérogatives
ecclésiales, n'obéissent pas alors en aveugles à Rome.
Grignion se résout à
partir en Bretagne. Il prend le chemin des écoliers, s'arrêtant en Anjou, où il
s'attarde pour de nombreuses raisons : il pourra aller rendre visite à ses
sœurs à Fontevrault, prier la Vierge à Notre-Dame-des-Ardilliers. Et comme il a
appris que M. Brenier, son ancien maître de Saint-Sulpice, est devenu supérieur
du grand séminaire d'Angers, il se décide à aller lui rendre visite.
Il franchit la
majestueuse porte voûtée du séminaire : les élèves sont alors en récréation.
Son entrée ne passe pas inaperçue : qui peut être cette espèce de moine
mendiant, dont la tenue négligée contraste avec le costume austère des
séminaristes?
M. Brenier va dignement
à sa rencontre alors que les séminaristes commencent à s'attrouper autour de
lui.
- Partez! lui enjoint
aussitôt le directeur du séminaire qui porte un regard plein de compassion sur
son ancien élève.
Son état affligeant
remue le cœur de M. Brenier. Il se dit en lui-même que toutes les leçons de
Saint-Sulpice n'ont servi à rien. Il a choisi sa propre voie, il s'est mis hors
de la communauté des hommes de Dieu tels qu'ils les instruisait. Son
accoutrement n'est pas digne d'un prêtre. Grignion de Montfort reste planté un
instant devant son ancien supérieur; il a très faim et il attend au moins un
geste charitable.
Est-il possible qu'on
traite ainsi un prêtre dans un séminaire! s'exclame-t-il.
Et il repart, plein
d'amertume.
Il a été éconduit, comme
si on ne le reconnaissait pas. Il a été rejeté d'une manière outrageante à la
vue de toute la communauté présente. On ne lui a même pas fait la charité de
lui donner à dîner.
« M. Grignion de
Montfort, si familiarisé aux humiliations ne fut pas insensible à celle-ci »,
rapportera J.-B. Blain. « Il n'avait jamais ressenti une telle humiliation.
Elle était revêtue de tout ce qui pouvait la rendre amère et piquante. Il la
recevait dans un séminaire, lieu si respectable pour les ecclésiastiques, aux
yeux de toute une jeunesse assemblée qui n'avait garde de s'y opposer, de la
part d'un supérieur dont toutes les paroles étaient des oracles et toutes les
actions des exemples de vertu, de la part d'un homme que M. Grignion avait eu
autrefois pour maître et qu'il regardait comme un miracle de perfection. »
Ce fut peut-être
l'unique occasion où Montfort, d'ordinaire si patient, ouvrit la bouche pour se
plaindre; se voyant si dédaigneusement traité par un homme qu'il honorait tant,
son cœur blessé permit à sa bouche de témoigner sa peine.
Mais, comme à
l'accoutumée, Grignion voit dans toute nouvelle épreuve la marque de son
destin.
Il recommence à douter
de lui-même. C'est sa hantise :
- Suis-je normal? se
dit-il. Sans doute, Dieu l'a voulu ainsi, or je ne peux percer les mystères de
la divine Providence, j'ai besoin d'être éclairé. Si la Vierge m'apparaissait,
je serais rassuré ».
Le mieux est donc
d'aller l'implorer.
Saumur n'étant pas très
éloigné d'Angers, il se rend à Notre-Dame-des-Ardilliers. Celle-ci a déjà
accompli de nombreux miracles. S'il est prédestiné, elle daignera bien se
manifester à lui pour l'attester. Longeant la rive de la Loire, il récite
nerveusement le rosaire; les grains lui filent entre les doigts, par saccades,
tandis que retentissent les cris des bateliers qui remontent le fleuve avec
leurs cargaisons. Aucun bruit ne le dérange, tant il est absorbé par l'angoisse
qui le tenaille : « la Vierge va-t-elle, oui ou non, me parler? »
On approche de la fête
de la Nativité de la Vierge, le 8 septembre. Le flot des pèlerins grossit au
fur et à mesure qu'on avance vers Saumur. Quelques carrosses, transportant sans
doute des gens de qualité, le dépassent dans un nuage de poussière. Des
familles entières accompagnent l'un des leurs dont l'infirmité se devine
aisément : il y a dans ce cortège qui s'étire maintenant sur plusieurs lieues
le long du fleuve des écrouelleux, des culs-de-jatte, des impotents qui
claudiquent. Les hommes se relayent pour porter les infirmes allongés sur des
brancards.
Toute une marée humaine
a déjà envahi le sanctuaire lorsqu'il arrive à la tombée de la nuit. Il va
aussitôt réciter ses Ave auprès de Notre-Dame. La Vierge des Ardilliers est une
pietà, tenant le Christ sur son genou droit. Il contemple cette mère
douloureuse, souffrant avec son fils descendu de la croix.
- Moi, pauvre pécheur,
je ne suis pas digne de Jésus-Christ qui a tant souffert pour réparer les
fautes du monde, dit-il à voix basse.
Il passe la nuit près
d'un moulin qui surplombe une colline proche. Réveillé par l'aurore, il
redescend vers le sanctuaire, noyé dans la masse des pèlerins. Son chapelet à
la main, il s'agenouille au pied de la statue miraculeuse; mais aucun signe ne
vient. Il ose à peine regarder le visage penché de la Vierge, le regard tourné
vers le corps du Christ. Il devra encore attendre; il lui faudra se mortifier
davantage, subir encore les vexations des hommes pour être enfin digne d'être
reconnu comme un prédestiné.
Il décide alors de
partir vers le Mont-Saint-Michel. Peut-être aura-t-il plus de chance auprès du
grand archange?
A
travers la Bretagne
Grignion de Montfort
vénère tout naturellement l'archange saint Michel, le chef des anges qui a
terrassé le dragon, le vainqueur du diable. Il croit d'ailleurs sincèrement aux
anges et pense que chaque personne a un ange gardien dans le ciel; dans ses
lettres, il souhaite toujours à ses correspondants la protection de leur ange
gardien. Et, on l'a vu, à Saint-Sulpice, il avait essayé d'imposer le salut aux
anges gardiens lorsque deux personnes se croisaient.
Pendant la veillée, dans
une auberge, il trouve des pèlerins avinés qui blasphèment le nom de Dieu; il
ne peut résister à la tentation de les mettre à la porte de l'auberge et de se
frapper ensuite toute la nuit avec sa discipline pour expier leurs fautes.
Ce pèlerinage au
Mont-Saint-Michel lui inspire l'idée de créer des confréries de soldats de
saint Michel dans les régiments et les garnisons, lieux où l'on blasphème
souvent.
Mais surtout, saint
Michel lui offre un modèle chevaleresque propre à enflammer son imagination;
n'écrit-il pas dans une lettre : « C'est par Marie que je cherche et que je
trouverai Jésus, que j'écraserai la tête du serpent et que je vaincrai tous mes
ennemis et moi-même pour la plus grande gloire de Dieu. » Comme saint Michel,
il terrassera le démon, qu'il voit partout à l'œuvre dans le monde.
Au retour du
Mont-Saint-Michel, il s'arrête à Rennes. La présence de ses parents, établis
depuis 1690 en ville où ils ont acheté une maison, lui importe peu. Il applique
à la lettre les paroles de l'Évangile; Jésus aussi s'est retiré du monde,
fuyant ses parents et ses amis. Il se contente donc d'habiter dans le taudis
d'une pauvre femme qui accueille des nécessiteux. Il revoit l'abbé Bellier,
l'aumônier de l'hôpital qui lui avait permis de visiter les pauvres, lorsqu'il
était collégien ; celui-ci lui conseille de partir en mission avec M. Leuduger,
un célèbre prédicateur qui marche sur les traces du père Maunoir.
Son frère a fini par
apprendre sa présence à Rennes. Il le prie de rendre visite à ses parents et
d'accepter de prendre un repas avec eux. Sur son insistance, il va donc les
voir mais il prélève sur le repas une grosse portion qu'il fait remettre aux
pauvres du quartier.
Il parcourt les rues de
son adolescence, de ses années de collège; il peut visiter à nouveau les
nombreuses chapelles de la Vierge, réparties dans les églises de la ville. Mais
là, il revient en conquérant : il passe son temps à prêcher dans les églises et
les couvents de la ville où on l'appelle.
Il quitte Rennes pour
Dinan à la Toussaint 1706. Son itinéraire passant par Montfort-la-Cane, il ne
résiste pas à l'envie de revoir les lieux de son enfance. Comme il aime
immanquablement provoquer les siens, il se présente toujours comme un mendiant
demandant l'aumône. Son accoutrement le rend méconnaissable. Il veut ainsi
faire la surprise de sa visite à sa vieille nourrice, la mère André, mais un
voisin finit par le reconnaître. A Dinan, le même scénario se reproduit avec
son frère Joseph, devenu dominicain et sacriste au couvent de Dinan.
Au début de février
1707, Montfort entre dans l'équipe de dom Leuduger.
Le célèbre prédicateur
est alors entouré d'une vingtaine de missionnaires auxquels viennent s'ajouter
des bénévoles. Dom Leuduger a écrit un livre, le Bouquet de la mission. Grignion de Montfort est donc à bonne école.
Il empruntera d'ailleurs à dom Leuduger une partie de ses méthodes.
Il passe plusieurs mois
dans les diocèses de Saint-Brieuc et Saint-Malo. Sa première mission bretonne a
lieu à La Chèze, entre Loudéac et Josselin. Saint Vincent Ferrier avait prêché
en 1417 dans la vaste lande de la Ferrière, mais la chapelle
Notre-Dame-de-Pitié qui rappelait son souvenir était en ruine et envahie par
les ronces. Selon la tradition, Vincent Ferrier avait prédit qu' « un homme
viendrait en inconnu, homme qui serait beaucoup contrarié et bafoué, homme
cependant qui, avec le secours de la grâce, viendrait à bout de cette sainte
entreprise ». L'entreprise en question, c'était de relever de ses ruines la
chapelle Notre-Dame-de-Pitié.
- C'est moi, s'empresse
de dire Montfort, devant la paroisse assemblée, qui, malgré ma misère, tenterai
l'œuvre annoncée par saint Vincent Ferrier. Je n'ai aucune ressource assurée
mais Dieu m'aidera.
Imitant les bâtisseurs
de cathédrales du Moyen Âge, il se fait entrepreneur de travaux. Il convoque
quelques manœuvres pour l'aider. Mais, à dire vrai, le projet fait accourir
sans peine de nombreux volontaires car le souvenir de Vincent Ferrier est
toujours vivant dans la région.
Il mène ses hommes à la
baguette, les admonestant s'ils jurent; ceux-ci le craignent car on sait qu'il
peut attirer la malédiction divine sur ceux qui rechignent à la tâche.
L'inauguration de
Notre-Dame-de-Pitié donne lieu à une cérémonie grandiose : vingt à trente
paroisses alentour viennent en procession, bannières au vent. On voit s'étirer
de longs rubans noirs, tachetés du blanc des coiffes des femmes, et on entend
les cantiques se rapprocher du sanctuaire.
Trois grandes croix ont
été édifiées dans la chapelle; à leur pied se dressent les huit statues des
témoins de la Passion. La statue de Notre-Dame est portée solennellement
jusqu'à l'autel, et prend place au pied des croix. Le défi de saint Vincent
Ferrier a été relevé : le peuple crie au miracle! C'est bien l'homme annoncé
par le saint!
Grignion soigne les
malades en leur faisant boire de l'eau dans laquelle ont trempé ses petits
bouts de tissu, marqués du monogramme de Jésus. Sa légende dorée ne fait que
commencer...
Suivant toujours dom
Leuduger, Grignion se rend ensuite dans sa ville natale. Il souhaite édifier un
calvaire sur la butte de La Motte; on commence à aplanir la butte et à creuser
des fossés pour empêcher les animaux de l'escalader.
Un grand crucifix,
sculpté à Saint-Brieuc, est déjà prêt lorsque le duc de La Tremoille, seigneur
de Montfort, fait cesser les travaux. C'est le premier heurt avec un grand
seigneur, qui fait partie de ceux qui se gaussent de la religion et des
balivernes que ces missionnaires enseignent au peuple. Il n'a que mépris pour
ces pauvres gens dont on a vu la sauvagerie lors de la révolte du Papier timbré.
Ce ne sont que des brigands ou des bons à rien. La construction d'un calvaire
est bien inopportune. Son existence risquerait de provoquer une concentration
de ces éternels mécontents toujours prêts à troubler l'ordre public!
M. Leuduger se rend
ensuite avec sa troupe à Moncontour. Le père Maunoir y a donné une mission en
1678; Leuduger en a été curé en 1684. On peut donc s'attendre à trouver des
restes de dévotion et de piété dans la paroisse. Les missionnaires arrivent un
dimanche, jour de la fête locale. Hélas! De bruyantes réjouissances se
déroulent : hautbois et binious mènent la danse, alors que c'est le jour du
Seigneur.
A ce spectacle,
transporté d'un saint zèle, Grignion de Montfort fend la foule et arrache aux
musiciens leurs instruments.
- Que ceux qui sont du
parti de Dieu fassent comme moi, qu'ils se prosternent pour apaiser la divine
justice! s'écrie-t-il en se jetant à genoux au milieu de la ronde.
Les gens apeurés et
craignant la vengeance de Dieu sont obligés de s'agenouiller comme lui. Et il
va trouver le syndic pour lui demander que cessent dorénavant de telles
réjouissances le dimanche.
Lors de la messe, il
entreprend de faire baiser son crucifix bénit par Clément XI; tous les fidèles
s'avancent pieusement pour bénéficier de cette faveur. Arrivent subitement devant
lui des dames abondamment parfumées dont les bijoux étincellent au milieu de
leurs dentelles. Lorsqu'il les voit en face de lui, il retire prestement son
crucifix qu'elles s'apprêtaient à baiser. On entend le froufroutement de leurs
robes glissant sur le dallage de l'église. L'assistance regarde, médusée. Ce
n'est pas le dernier incident à Moncontour.
Après une prédication
pathétique de M. Leuduger sur la mort et alors que l'assistance en est encore
profondément remuée, Grignion se met à faire la quête pour les âmes du
purgatoire. Son geste est très mal interprété et engendre la suspicion : que
deviendra l'argent de la quête? D'autre part, le règlement des missions
interdisait de réclamer des secours aux populations. Il a transgressé cette
règle. Sans doute compte-t-il utiliser ces aumônes pour faire dire des messes?
On lui fait donc un
crime de cette démarche... Et d'autres motifs de mécontentement s'ajoutent. Le
comportement de Montfort irrite trop de fidèles et finit par rejaillir sur la
réputation des missions. Enfin son charisme porte ombrage aux autres
missionnaires. M. Leuduger le congédie sur-le-champ.
Comme il est tout près
de Montfort-la-Cane, il court s'y réfugier.
Mais dédaignant à
nouveau l'hospitalité de sa famille, il choisit la solitude du prieuré
Saint-Lazare, qu'il a connu enfant. A l'orée de la forêt de Paimpont, le
lazaret lui offre un havre de paix et de repos. L'oratoire a besoin de quelques
travaux; il le restaurera.
Apprenant qu'il est là,
le peuple accourt. Grignion de Montfort, loin de pouvoir goûter à la solitude
contemplative, reprend ses prédications. Comme l'oratoire est vite devenu trop
petit, il se déplace sous un vieux chêne.
Plusieurs siècles après
Éon de l'Étoile, il suscite le même enthousiasme de la part des foules. Il confesse,
prêche, entonne des cantiques, fait réciter le chapelet. Les gens baisent son
crucifix et repartent avec une indulgence.
Les malades arrivent
dans l'espoir d'une guérison et Montfort leur distribue ses petites croix. Les
mères accourent avec leurs enfants.
Nombre de mendiants se
donnent rendez-vous dans ce « saint lieu » qui leur assure gîte et couvert. Les
offrandes des fidèles, aussi maigres soient-elles, permettent de nourrir tous
les pauvres de la région.
Le sanctuaire de
Saint-Lazare devient très vite un lieu de pèlerinage. Le bruit court partout
qu'un nouveau saint Vincent est dans la région. On y vient pour prier et il a
fait fabriquer un grand rosaire dont chaque grain a la taille d'une noix, si
bien que plusieurs fidèles peuvent le réciter en même temps, en touchant chacun
un grain. On se bat autour du chapelet géant pour saisir un grain, pensant bien
en retirer une faveur spéciale.
Cette popularité fait
grand bruit à l'évêché de Saint-Malo où Mgr Desmaretz est aux abois.
Ce Grignion de Montfort
lui semble un sectateur qui développe un culte à la Vierge Marie peu conforme
aux règles de l'Église. Il confesse tout le monde et accorde la contrition à
tous, enfin il ameute les mendiants du diocèse. L'évêque de Saint-Malo se rend
à Montfort et le convoque au doyenné.
« Il est vrai, dit J.-B.
Blain, c'était quelque chose de singulier de voir un prêtre seul, sans titre et
sans place, se faire suivre d'une foule prodigieuse de peuple à qui il faisait
quelquefois des instructions sous les halles, dans les places publiques, les
églises n'étant pas assez spacieuses pour contenir la multitude; nourrir
quantité de pauvres gens sans avoir ni biens ni revenus, vivant lui-même des
charités qu'on lui faisait.
« Ces singularités
étaient connues et il n'était pas difficile d'en donner la preuve, mais il
n'était pas aussi aisé d'en faire des chefs d'accusation. Cependant, on trouva
le moyen de les représenter sous un jour des plus désavantageux. »
On dit que M. Grignion
ne rassemble que des troupes de vagabonds, qu'il entretient les pauvres dans la
fainéantise, que c'est un homme qui ne cherche qu'à se singulariser pour se
faire un nom dans le monde et qui dans le fond n'est qu'un hypocrite. C'est
sous ces couleurs qu'on le dépeint à l'évêque.
Il faut déloger de
Saint-Lazare ce cafard qui ensorcelle le peuple, ce racoleur de gueux, de
fainéants, de faméliques, dont le nombre croissant va devenir une plaie pour le
pays.
Il enjôle le peuple
crédule par ses simagrées de saint, il exploite la charité des gens pour
nourrir des pauvres qui vont partout chanter ses louanges, disent ses
accusateurs.
Il confesse abondamment,
on vient de toute part pour recevoir son absolution. Il donne une vision
terrifiante de l'enfer dans ses sermons enflammés; la peur du Jugement dernier
pousse les fidèles à se confesser. On lui reproche d'user et d'abuser
d'enfantillages, comme allumer des bûchers pour représenter l'enfer.
Certes, les pèlerins
doivent accomplir maints exercices expiatoires avant d'être absous de leurs
fautes. Et il n'accorde pas l'absolution spontanément. Des curés se plaignent
d'être délaissés par des paroissiens à qui ils refusaient l'absolution.
Aussi l'évêque de
Saint-Malo, qui ne cache pas ses sympathies jansénistes, lui reproche son
laxisme et lui interdit tout ministère dans son diocèse et notamment la
confession.
Par chance, le recteur
de Bréal, M. Hindré, un lointain cousin, vient le chercher pour prêcher une
mission dans sa paroisse. Cette intervention le sauve. Grignion demeure encore
quelque temps dans son pays natal, avant de rejoindre le diocèse de Nantes.
Entre deux missions, il
reviendra à son lazaret, et, à chaque retour, les foules se feront toujours
plus nombreuses. Mais au printemps 1708, Mgr Desmaretz lui interdira
définitivement d'exercer dans son diocèse.
CHAPITRE
VI - UNE MISSION DE LOUIS-MARIE GRIGNION DE MONTFORT
Au début du XVIIIe
siècle, une mission est un événement marquant dans la vie d'une paroisse. C'est
l'occasion d'un grand déploiement de splendeur que les paroissiens n'oublient
pas de sitôt.
Toujours guidé par
l'idée que rien n'est trop beau pour Dieu, Grignion de Montfort ne lésine pas
sur le faste et l'apparat des cérémonies pour frapper le peuple. Le luxe et la
magnificence des ornements contrastant avec la pauvreté populaire font entrer
dans un monde merveilleux, laissent entrevoir le paradis.
L'arrivée des
missionnaires donne le signal de la mobilisation générale de la paroisse. Leur
nombre varie de moins d'une dizaine, en pays rochelais, jusqu'à quinze ou vingt
dans les bourgs de Bretagne. Ce grand nombre se justifie par les multiples
tâches religieuses qui les attendent : prédications, conférences, confessions.
Une paroisse est comme passée au crible par les missionnaires car chacun doit à
cette occasion se confesser de toutes ses fautes.
Les missions permettent
d'initier le peuple à la pratique des sacrements et des dévotions. Grignion de
Montfort a adapté sa pastorale aux exigences de chaque âge et de chaque sexe :
les enfants, les jeunes filles, les femmes, les hommes. Son objectif est de
réunir chacune de ces catégories dans une congrégation, pour laisser des traces
de son bref passage.
Il chérit toujours
particulièrement les enfants. Mais lorsqu'il les réunit autour de lui, il exige
d'eux le plus grand silence et si un enfant est dissipé, il lui donne aussitôt
une pénitence.
Il emmène toujours de
petits tableaux peints représentant les mystères du rosaire; mais il préfère de
loin les tableaux vivants et les allégories les plus simples.
Il réunit les enfants
autour de lui et il fait allumer un grand feu de paille. On voit les flammes
crépiter ardemment.
- Voilà, dit-il, une
petite image du feu de l'enfer.
Il n'hésite pas à
demander du gros fil et une aiguille et cherche devant un attroupement à
enfiler l'aiguille; devant son insuccès, il rappelle qu'il est plus difficile à
un riche d'entrer au paradis qu'à un fil de passer par le trou d'une aiguille.
Il réunit les jeunes en
petites assemblées et leur suggère de faire leurs exercices de piété tous
ensemble, sans rougir, sans avoir honte. Les enfants adoptent le règlement
qu'il leur propose et se trouvent prisonniers du serment qu'ils ont prêté
d'accomplir leurs devoirs. La discipline collective assure la permanence de la
congrégation, car les uns et les autres vont se surveiller mutuellement.
Les jeunes filles sont
regroupées en une société de vierges. L'idéal, selon Grignion de Montfort, est
d'en réunir quarante-quatre dans une même paroisse; Montfort a une prédilection
pour tous les nombres multiples, notamment les multiples de onze.
Les jeunes filles
doivent ensuite prononcer des vœux de chasteté à observer pendant un an. Elles
promettent de ne plus aller danser et de fuir les compagnies dangereuses. A
chaque fête de la Vierge, donc quatre fois par an, à la Purification,
l'Annonciation, l'Assomption et la Nativité, elles sont tenues de faire une
procession. Grignion de Montfort rencontrera maintes résistances à l'imposition
de ces règles très contraignantes, mais il sera encouragé par Mgr de
Champflour, évêque de La Rochelle, héraut de la Contre-Réforme au début du
XVIIIe siècle.
Les hommes eux, sont
regroupés dans la confrérie des Pénitents blancs. Le chiffre idéal est pour les
hommes de trente-trois. C'est un rappel des trente-trois années de vie
terrestre du Christ.
Les hommes, devenus
pénitents, récitent le rosaire régulièrement, communient au moins le premier
dimanche du mois. Et quatre fois par an, ils revêtent leur costume de pénitents
et marchent pieds nus lors d'une procession; il leur est conseillé de se mortifier.
A Saint-Pompain,
Grignion de Montfort constituera un groupe de trente-trois pénitents, qui iront
à pied jusqu'au sanctuaire de Notre-Dame-des-Ardilliers, près de Saumur. Le
règlement du voyage que Grignion de Montfort a élaboré avec un soin méticuleux
est draconien. Les pénitents se couchent le soir dans la paille, après avoir
fait leur prière tous ensemble. Ils se lèvent au point du jour et récitent
immédiatement leur Pater, leur Ave et leur Credo, puis les commandements de Dieu et de l'Église. Ensuite, ils
se rendent à l'église adorer le Saint Sacrement et chanter un Tantum ergo. En route, ils chantent la Petite Couronne de la Sainte Vierge,
ensuite ils méditent en silence sur la mort du Christ. Puis, regroupés deux par
deux ou quatre par quatre selon la largeur du chemin, ils chantent à deux
chœurs le premier chapelet. Puis ils entonnent des cantiques et entrent
solennellement dans le premier bourg venu.
Tous leurs exercices
publics ont pour but d'édifier les populations rencontrées sur leur passage.
Grignion de Montfort a même prévu qu'à Saumur ils ne doivent surtout pas prêter
attention aux railleries des libertins qui ne manqueront pas de se gausser
d'eux.
Les âmes pieuses ont
encore le choix entre les Amis de la Croix, les confréries du Rosaire et les
confréries du Saint Sacrement qui existaient avant lui, mais dont il encourage
le développement.
Comme les gens du peuple
ne savent ni lire ni écrire, il faut traduire la religion par des signes
visibles, parlants.
La répétition d'un
cérémonial finit par ancrer le sens des actes religieux. Et les paroles
s'ajoutent aux symboles.
Grignion de Montfort
crée ainsi un monde dans lequel le fidèle s'immerge. Les missionnaires
détiennent les clés qui permettent d'entrer dans ce monde merveilleux et
mystérieux; ils parlent des vies de personnages extraordinaires que les gens du
peuple ne connaissent pas.
Alors que le paysan est
rivé à son champ et que son horizon dépasse rarement le clocher du village, le
prédicateur crée une dimension presque surnaturelle qui transcende celle du
paysan, à l'image des croix qui, du haut des collines, surplombent villages et
bourgs.
Grignion de Montfort
substitue au monde ténébreux du démon et des esprits malins le monde triomphant
de la vie de Jésus et des saints, qui illumine la vie des gens simples. Les
tableaux vivants représentant les scènes du Nouveau Testament sont destinés aux
enfants comme aux adultes.
Les missions émeuvent
beaucoup les gens à cette époque. Et Grignion de Montfort a le don d'attendrir.
Ses prêches provoquent des transports de larmes chez ceux qui l'écoutent.
Lorsqu'il parle de la damnation éternelle, il les effraye tellement qu'ils
éclatent fréquemment en sanglots, criant à haute voix : « Miséricorde! »
A La Rochelle, en 1711,
il est interrompu par les gémissements de l'auditoire.
Mes enfants, ne pleurez
pas; vous m'empêchez de parler, doit-il s'écrier.
Il a le don d'embraser
son auditoire par l'ardeur de ses paroles et la fougue de ses propos. La foule
est emportée par les élans oratoires du prédicateur: elle murmure, gronde à
l'unisson des flots de paroles qu'il déverse sur elle. Aux moments d'excitation
intense pendant lesquels la foule, haletante, ne retient pas son émotion,
succèdent des silences de mort.
Grignion de Montfort
sait utiliser des mots simples pour être compris; il rejette l'éloquence des
prédicateurs à la mode, des abbés gentillâtres.
Leurs sermons sont bien
composés, dit-il d'eux, leur langage est trié et choisi, leurs pensées sont
ingénieuses, les citations de l'Écriture sainte et des pères de l'Église leur
sont familières, leurs gestes sont bien réglés, leur éloquence est vive; mais,
malheur! tout cela n'étant qu'humain et naturel, ne produit que de l'humain et
du naturel.
Au contraire, il cherche
à faire passer le souffle de l'esprit, du surnaturel sur ses auditeurs. Ceux-ci
doivent entendre la parole même de Dieu par sa bouche. Il se recueille
longuement avant de prêcher, attendant l'inspiration divine, il se concentre
pleinement et, en chaire même, il se laisse envahir par l'Esprit, fixant avec
intensité son crucifix comme pour lui demander secours.
Il possède ainsi son
auditoire par l'intensité de ses sermons. Nombre de libertins, saisis par la
puissance de son verbe, se convertissent en l'écoutant. Ils éclatent en
sanglots et se battent la coulpe en public en poussant des cris violents.
Grignion de Montfort
sait susciter l'effroi. Il a même monté une représentation morbide dans
laquelle il joue lui-même le rôle du mort.
Au bout d'une semaine,
dont chaque jour est consacré à un aspect de la mort, il s'identifie devant
tous les paroissiens à un homme à l'article de la mort, assis dans un fauteuil;
auprès de lui, deux ecclésiastiques font office, l'un du bon ange, l'autre de
l'esprit tentateur. Grignion de Montfort tient son crucifix à la main et le
colle souvent sur ses lèvres, puis contre son cœur. Il lève les yeux au ciel,
comme pour implorer le pardon de ses fautes. Le démon essaye de le tenter, mais
c'est le bon ange qu'il écoute.
Dans ces moments-là,
l'identification de Grignion de Montfort avec son personnage atteint son
paroxysme : il vit par anticipation sa propre mort devant tout un peuple
rassemblé. Il communique aux fidèles ses propres angoisses devant l'au-delà.
Ceux-ci repartent en silence, en se frappant la poitrine et résolus à mener une
vie sainte...
Tous les exercices qu'il
dirige dans une mission sont en fait des préparations à la mort prochaine qui
le hante. Il pense continuellement à la fin des temps, à cette Apocalypse que
le disciple Jean a décrite.
Le confessionnal est le
but ultime de la mission. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, Grignion de
Montfort n'est pas très sévère avec les pécheurs; il préfère pardonner. Son
Dieu est un Dieu de miséricorde, tout à l'opposé du Dieu de crainte des
jansénistes. Grignion de Montfort fait du confessionnal non le lieu du
châtiment, mais celui de l'apaisement. Il recommande d'aller remercier la
Vierge de la grâce que Dieu accorde aux convertis.
La pièce maîtresse des «
saints exercices » d'une mission est la procession, selon une règle déjà
établie par le père Maunoir en Bretagne. Grignion de Montfort est passé maître
dans l'art de l'organiser. Il sait que les gens du peuple sont turbulents et
dissipés; il faut donc établir rigoureusement le défilé des paroissiens.
En chaire, après son
sermon, il appelle toutes les petites filles du catéchisme, leur ordonne de
prendre chacune une compagne, de passer, deux par deux, devant la chaire et de
suivre la croix et la bannière. Il commande ensuite aux petits garçons et à
tous les autres, selon leur rang et leur état, de faire de même. Le tout est
exécuté sur-le-champ, sans trouble ni désordre. Une fois la procession en
marche, on s'avance deux par deux. Si les assistants sont trop nombreux, on les
place par rang de quatre. Deux personnes choisies pour leur rigueur conduisent
chaque groupe; et quatre ou cinq voltigeurs courent continuellement pour dire
quand il faut s'arrêter ou marcher. Toute la procession s'égosille en chantant
des cantiques ou en récitant le chapelet. Le clergé ferme la marche. Derrière
le Saint Sacrement, suit la foule des curieux, des vagabonds, des mendiants
accourus pour le spectacle haut en couleur.
Un témoin a laissé le
souvenir d'une procession à La Rochelle, le 16 août 1711 :
« La pieuse milice était
rangée : les filles du peuple, les grisettes, les demoiselles bourgeoises, les
femmes mariées, enfin les dames, toutes séparées par des bannières de
différentes couleurs; celles-ci à la tête couverte d'un capuchon noir et vêtues
de larges robes noires, relevées derrière par un énorme bourrelet; celles-là en
robes blanches, coiffées de vastes cornettes ou de bonnets plats; toutes un
cierge à la main, avec un long chapelet et l'acte de renouvellement de leurs
promesses de baptême et la plupart pieds nus. Deux hautbois des canoniers
jouaient, à la fin de chaque verset, des cantiques qu'elles chantaient en
chœur.
« Derrière les clercs et
porte-croix venaient les principaux maîtres de danse et de violon contre
lesquels le missionnaire s'était déchaîné pendant ses sermons et qui, revenus à
résipiscence sans doute, jouaient de leurs instruments devant le père Grignion
de Montfort qui, entouré d'ecclésiastiques, tenait à la main une statue
d'argent de la Vierge. Enfin, un piquet du régiment des Angles et de la Lande,
en habit de couleur marron clair, avec culottes et bas rouges, fermait la
marche. »
Grignion de Montfort
prévoit toujours sept processions par mission : la première, le jour de la
communion des femmes, la seconde, le jour de la communion des hommes; la
troisième, le jour de la communion des enfants; la quatrième, le jour du
service des morts; la cinquième, le jour du renouvellement des vœux du baptême;
la sixième, le jour de la plantation de la croix; la septième le jour de la distribution
des croix et des noms de Jésus.
En dehors du joyeux
tumulte bruyant mais ordonné des processions, la règle d'or est d'observer le
silence. Grignion de Montfort pense que les femmes sont des bavardes
impénitentes. A La Rochelle, il réussit à leur imposer trois jours complets de
silence; celles-ci observeront scrupuleusement la règle et ne parleront plus
que par signes à leur mari et à leurs domestiques. Inutile de préciser que de
telles consignes ne font pas l'unanimité autour de lui ! On ne se prive pas,
partout où il passe, de le désigner comme un fauteur de troubles.
Son souci de faire
pénétrer la religion le pousse à inventer sans cesse de nouveaux procédés
d'évangélisation. Il répand ainsi l'usage des « conférences dialoguées dans
lesquelles un autre missionnaire complice du jeu pose les questions que
l'auditoire n'ose formuler. Grignion de Montfort peut ainsi devancer les
interrogations des fidèles.
Il distribue aussi
beaucoup de récompenses pour stimuler le zèle des fidèles; il donne à ceux qui
ont assisté à trente-trois sermons des petites croix en étoffe qu'on peut
coudre sur les manches d'un vêtement.
Les missionnaires ne se
déplacent pas sans un magasin ambulant, tenu souvent par des laïcs. On
l'appelle la « boutique ». Grignion de Montfort tient absolument à ce qu'il
reste des traces de son passage : aussi recommande-t-il d'acheter des images,
des livres, des chapelets et toutes sortes d'instruments de pénitence. Les
fidèles s'empressent d'acheter les disciplines, les haires, les cilices, les
ceintures de fer et de crin, les bracelets et les cœurs piquants.
Grignion de Montfort,
conscient de la fragilité de la foi de ses ouailles de passage cherche à
maintenir une présence religieuse après son départ. Les missions sont
l'occasion de créer des écoles charitables, qui recevront l'appui des évêques
de Luçon et de La Rochelle. Il a décidé que les maîtres d'école seront habillés
de noir, au moins en soutanelle, pour imposer plus de respect, et les
maîtresses vêtues d'une grande coiffe.
A La Rochelle, en 1714,
il fait réparer des bâtiments en ruine par tous les corps de métier, pour
accueillir les enfants indigents de la ville. La règle fondamentale est la
gratuité absolue; il assimile le fait de demander de l'argent à de la
prévarication. Selon son habitude, Grignion de Montfort a élaboré le règlement
de cette école.
Les élèves sont rangés
sur neuf bancs en amphithéâtre, les uns au-dessus des autres afin qu'ils ne
puissent causer ni badiner sans que le maître s'en aperçoive; les bancs ont
reçu les noms des neuf chœurs des anges, le plus haut est celui des séraphins,
puis vient celui des chérubins et ainsi de suite. Tous ceux d'un même banc ont
le même livre et disent la même leçon, tous à la fois, avec la perfection d'un
chœur d'anges. Les enfants reçoivent une éducation chrétienne fondée sur le
catéchisme; ils récitent le chapelet, avant et après les instructions.
Les missions permettent
enfin à Grignion de Montfort de diffuser la dévotion mariale qui lui est si
chère. Il n'ignore pas l'hostilité qu'elle suscite au sein même de l'Église
catholique. Le rosaire est déjà connu mais Grignion de Montfort propose bien
d'autres exercices de piété. Il préconise la consécration à la Vierge Marie, il
recommande de porter des chaînettes. D'une méticulosité presque maladive, il a
rigoureusement codifié l'ensemble de ces pratiques de dévotions.
Au centre de ces
dévotions, il place la récitation du chapelet. Il regrette vivement que l'Ave Maria ou salutation angélique ne
soit pas plus récité, alors que les saints à qui la Vierge est apparue ont
proclamé son efficacité. Cette prière lui semble d'autant plus essentielle
qu'elle annonce le salut des hommes :
- C'est cette prière,
dit-il, qui fait porter à la terre sèche et stérile le fruit de vie, et c'est
cette même prière, bien dite, qui doit faire germer dans nos âmes la parole de
Dieu et porter le fruit de vie, Jésus-Christ. L'Ave Maria est une rosée céleste qui arrose la terre, c'est-à-dire
l'âme, pour lui faire porter le fruit en son temps; et une âme qui n'est pas
arrosée par cette prière ou rosée céleste ne porte point de fruit et ne donne
que des ronces et des épines et est prête d'être maudite.
Grignion de Montfort est
très attaqué pour cette pratique et il doit défendre la récitation du chapelet
contre ses détracteurs qui, eux ne récitent que le Pater.
- Ils porteraient plutôt
un serpent sur eux qu'un chapelet, dit Grignion de Montfort. Ce sont les
hérétiques, impies orgueilleux et mondains (...) qui haïssent ou méprisent
l'Ave Maria et le chapelet. Comme leur père Lucifer, ils méprisent ou n'ont que
de l'indifférence pour l'Ave Maria, et regardent le chapelet comme une dévotion
de femmelette qui n'est bonne que pour les ignorants et ceux qui ne savent
point lire.
Or, il voit dans la
dévotion à la Vierge non seulement une preuve de l'attachement à Dieu mais
encore un signe de la prédestination. Dans son univers manichéen, il n'y a que
les prédestinés récitant leur chapelet et les réprouvés, les impies ne le
récitant point.
- Je ne sais comment
cela se fait ni pourquoi, mais cela est pourtant vrai, dit-il. Je n'ai pas un
meilleur secret, disait-il, pour connaître si une personne est de Dieu que
d'examiner si elle aime à dire l'Ave Maria et le chapelet.
Hors de Marie, point de
salut, telle est la devise de Grignion de Montfort.
Il a défini des rituels
pour aider les fidèles : pour en briser un peu la monotonie, il recommande
d'intercaler les différentes prières. C'est ainsi qu'il a conçu la Petite
Couronne de la Sainte Vierge.
La Petite Couronne est
un exercice de piété consistant à réciter trois Pater et douze Ave en l'honneur
des douze privilèges et grandeurs de la Sainte Vierge. Le missionnaire s'appuie
là encore sur une tradition issue de l'Apocalypse de saint Jean.
Saint Jean a vu une
femme couronnée de douze étoiles, revêtue du soleil et tenant la lune sous ses
pieds. Selon la tradition développée par saint Augustin et saint Bernard, cette
femme était la Vierge.
Comme à Saint-Sulpice,
il affectionne les formules rituelles : il faut prononcer la formule Dignare me laudare te, Virgo Sacrata; da
mihi virtutem contra hostes tuos (Daignez écouter mes louanges, ô Vierge
très sainte, et donnez-moi la force contre vos ennemis), puis il faut dire le Gloria Patri et trois fois de suite un Pater et trois Ave, et à la fin dire Sub
tuum praesidium. Et il en impose la récitation à des gens du peuple qui
s'efforcent, plutôt mal que bien, de répéter ces formules dans une langue qui
leur est totalement inconnue.
C'est lui aussi qui
popularise le port des chaînettes qui représentent pour lui l'esclavage de
Jésus en Marie. Soucieux de se justifier face aux attaques dont il est l'objet
il puise ses arguments dans la Bible ou dans la vie des saints, telles qu'on
les raconte à l'époque. Le prophète Osée les aurait évoquées dans ses
prophéties : « Je les attirerai à moi par des chaînes de charité[16]
»
« Ces marques
extérieures, à la vérité, ne sont pas essentielles, précise-t-il, et une
personne peut fort bien s'en passer, quoiqu'elle ait embrassé cette dévotion.
Cependant, je ne puis m'empêcher de louer beaucoup ceux et celles qui, après
avoir secoué les chaînes honteuses de l'esclavage du diable, où le péché
originel et peut-être les péchés actuels les avaient engagés, se sont
volontairement mis dans le glorieux esclavage de Jésus-Christ, et se
glorifient, avec saint Paul, d'être dans les chaînes pour Jésus-Christ, chaînes
mille fois plus glorieuses et précieuses, quoique de fer et sans éclat, que
tous les colliers d'or des empereurs. »
Pour Grignion, ces
chaînes sont à la fois celles de la délivrance du péché et du démon et celles
de l'esclavage en Jésus-Christ. Elles symbolisent l'état de péché auquel
l'homme est enchaîné avant le baptême et l'état de grâce qu'il cherche à
acquérir par la dévotion. Alors que l'homme n'a pas choisi l'état de péché,
qu'il subit comme une contrainte, il porte par adhésion volontaire les chaînes
de l'esclavage en Jésus-Christ. La mort détruira les corps, mais non ces
chaînes qui sont en métal et, au jour de la résurrection, « elles seront changées
en chaînes de lumière et de gloire », dit Grignion.
Le port de ces chaînes
rappelle constamment au chrétien les vœux de son baptême, auxquels il doit
rester fidèle et lui permet d'obtenir son salut. Ceux qui ne portent aucune
marque extérieure ne peuvent se souvenir de ces vœux; ils vivent comme des
païens qui n'auraient rien promis à Dieu. Au contraire, l'extériorité de la
chaîne montre au monde qu'il n'y a pas à rougir de l'esclavage de Jésus-Christ
et qu'on a renoncé soi-même à l'esclavage funeste du monde du péché et du
démon.
Ces chaînes se portent
au cou, aux bras, autour des reins ou aux pieds. Ainsi, Vincent Carafa,
septième général de la Compagnie de Jésus (mort en 1643), portait pour marque
de sa servitude un cercle de fer aux pieds; il en ressentait une telle douleur
qu'il n'osait les porter en public de peur de laisser deviner sa souffrance.
Les dames de la société,
qui l'arborent au cou, montrent par là qu'elles ont renoncé au monde; elles
font pénitence de leurs colliers de perles.
Pour emporter la
conviction, Grignion de Montfort aime raconter un miracle : une jacobine (ou
dominicaine) du couvent de Langeac en Auvergne, morte en 1634, avait été
délivrée de douleurs à la tête à l'âge de sept ans en échange d'une promesse de
devenir esclave de Jésus et de Marie. Elle s'était mis une chaîne de fer sur
les reins et l'avait portée jusqu'à sa mort. Elle fut dès lors délivrée de son
mal jusqu'à la fin de ses jours; et elle aurait enseigné cette dévotion entre
autres à M. Olier. Selon la tradition, elle eut une apparition de la Sainte
Vierge qui lui mit au col une chaîne d'or pour lui témoigner sa joie. Sainte
Cécile, qui accompagnait la Vierge, lui aurait dit : « Heureux ceux qui sont
les fidèles esclaves de la reine du ciel, car ils jouiront de la véritable
liberté. »
Enfin Grignion de
Montfort préconise la consécration à la Très Sainte Vierge; les exercices
préparatoires ne durent pas moins de trois semaines. La première semaine a pour
but de demander la contrition de ses péchés, de renier le monde, de pratiquer
l'abnégation de soi. Il faut se regarder comme « des escargots, limaçons,
crapauds, cochons, serpents et boucs », dit Grignion de Montfort. On peut aussi
prononcer les paroles de saint Bernard : « Pense à ce que tu as été, un peu de
boue; à ce que tu es, un peu de fumier; à ce que tu seras, la pâture des vers.
» Les exercices de piété sont ponctués de formules à prononcer comme celle de
saint Luc : Domine, ut videam, Mon
Dieu, faites que je voie[17] !
ou celle de saint Augustin Noverim me,
Que je me connaisse[18] ou Veni, Sancte Spiritus, pour recevoir
l'aide du Saint-Esprit.
La deuxième semaine est
consacrée à la connaissance de la Sainte Vierge, entrecoupée de chapelets, de Veni Creator, etc. La troisième semaine
a pour but de connaître Jésus-Christ : là, Grignion de Montfort recommande de
répéter « cent et cent fois par jour » Noverim
te ou Domine, ut videam.
Au bout de ces trois
semaines, on peut enfin se confesser et communier. La communion doit
s'accomplir, en promettant de renoncer au monde et à ses charmes. Enfin a lieu
la consécration selon une longue formule rituelle par laquelle le dévot choisit
Marie pour mère et maîtresse. « Je me donne tout entier à Jésus-Christ par les
mains de Marie pour porter ma croix à sa suite tous les jours de ma vie. »
Ensuite, il faut écrire
ou faire écrire cette formule, si elle n'est pas déjà imprimée, puis la signer
le même jour. Montfort fait encore là preuve d'un grand formalisme, mais il
entend bien souligner par la signature obligatoire le caractère contraignant
pour l'avenir du contrat d'esclavage passé entre le dévot et Marie. Par sa
consécration, le dévot prend un engagement.
Ces contrats s'appellent
bientôt les contrats d'alliance et complètent le renouvellement des promesses
du baptême qui donne lieu aussi à un engagement écrit; Grignion de Montfort lie
souvent les deux cérémonies. Enfin, cette consécration s'accompagne d'un tribut
payé à Jésus-Christ et à Marie, selon la dévotion et la capacité de chacun, «
ne serait-ce qu'une épingle, disait Grignion de Montfort, car Jésus ne regarde
que la bonne volonté ».
Seuls les cœurs purs
peuvent atteindre à la perfection qu'il souhaite; pour cette petite minorité,
la dévotion intérieure consiste avant tout à se fondre en Marie, en renonçant à
soi.
« Il faut, dit Grignion
de Montfort, se mettre et se laisser entre ses mains virginales, comme un
instrument entre les mains de l'ouvrier, comme un luth entre les mains d'un bon
joueur. Il faut se perdre et s'abandonner en elle comme une pierre qu'on jette
dans la mer : ce qui se fait simplement et en un instant, par une seule œillade
de l'esprit, un petit mouvement de la volonté ou verbalement, en disant, par
exemple : « Je renonce à moi, je me donne à vous, ma chère Mère. »
Le dévot de Marie doit
fusionner tellement avec Marie que toutes ses actions doivent être guidées par
Marie. Avant d'entreprendre quoi que ce soit, il doit se demander ce que Marie,
modèle de perfection et de vertu, aurait fait à sa place.
Grignion de Montfort a
beaucoup de succès en prônant cette dévotion mariale, car la Vierge Marie est
déjà implorée par les fidèles dans l'espoir d'une guérison ou pour obtenir la
fin d'un fléau naturel ou de bonnes récoltes. De manière générale, le peuple
cherche à conjurer le mal, la souffrance et la mort. Grignion de Montfort
ravive un culte à la Vierge d'autant plus populaire qu'on attribue à celle-ci
le pouvoir de faire des miracles et d'exaucer des grâces. N'a-t-il pas écrit
dans un de ses cantiques :
Parlez, parlez,
Vous pouvez tout, puissante Reine;
Parlez, parlez.
Je suis guéri si vous vous voulez.
Autant Dieu le père
semble éloigné du simple fidèle, autant la Vierge, en est plus proche; elle
devient ainsi la compagne de tous les jours, celle qu'on peut invoquer à chaque
instant. C'est par elle qu'on peut gagner son salut; le chapelet devient le
viatique permettant de passer sans encombre dans l'au-delà et d'éviter le feu
éternel. La Vierge apparaît enfin comme le meilleur rempart contre le démon.
Grignion de Montfort l'assimile constamment à saint Michel terrassant le
dragon. L'imprécation à la Vierge exorcise le mal, c'est elle qui protège des
esprits malins.
Toute son intelligence,
est d'avoir compris le rôle que joue la crainte de la mort dans la religion.
Les prières, le rosaire, l'adoration du Saint Sacrement sont autant de moyens
de s'assurer du salut. Il ne faut pas craindre la mort : mieux vaut la mort ou
la maladie que le péché.
Enfin, les missions se
terminent toujours par une grandiose cérémonie : la plantation du calvaire.
Chaque clôture de mission est une véritable apothéose : une immense croix en
bois est portée par tous les hommes du village jusqu'au calvaire, empruntant
des rues pavoisées de guirlandes; une foule immense attend le moment fatidique
où la croix va être dressée solennellement au-dessus du village.
Chaque fois, cette
opération tient lieu du prodige et les habitants crient au miracle. S'élevant
du lieu le plus éminent du village, la croix, abrégé de la foi, signe de la
conversion des habitants d'un lieu, affirme la présence de Dieu au monde.
La force de Grignion de
Montfort, c'est de donner des points de repère dans la vie de tous les jours.
Certes ceux-ci existaient depuis le Moyen Âge. Mais leur signification s'était
progressivement affaiblie. Le concile de Trente avait justement chargé le
clergé de redonner aux fidèles le sens des actes religieux. Grignion de
Montfort, par son évangélisation, ravive ainsi une foi devenue chancelante.
Grâce à lui, le peuple va revivre le catéchisme. Les fêtes religieuses vont
rythmer sa vie, chaque membre d'une congrégation ayant contracté des
obligations.
Partout, il suivra ce
cérémonial, s'évertuant à planter des croix, à rénover les sanctuaires de la
Vierge abandonnés. A partir du printemps 1708, alors qu'il a atteint
trente-cinq ans, il commence à prêcher dans le diocèse de Nantes, sur les deux
rives de la Loire, notamment dans la future Vendée militaire.
CHAPITRE
VII - LE CALVAIRE DE PONTCHÂTEAU
Grignion de Montfort
retourne dans le diocèse de Nantes en 1708. L'évêque est alors Mgr Gilles de
Beauvau. Son gallicanisme le pousse à une servilité excessive à l'égard du
pouvoir. Or son clergé est très divisé par la querelle janséniste et le prélat
joue de ces divisions pour s'imposer dans son diocèse. L'évêque donne tour à
tour satisfaction à chacune des tendances opposées en octroyant aux uns et aux
autres différents postes diocésains.
M. Lévêque, qui a accueilli
Grignion de Montfort autrefois à la communauté de Saint-Clément, est décédé en
1704 et a été remplacé par un janséniste notoire, M. de La Noë-Ménard. Formé à
l'Oratoire, c'est un rigoriste, donc un ennemi des jésuites à qui on reproche
leur laxisme. Le marquis de Sévigné disait avec ironie à propos d'un cas de
conscience : « Consultez M. de La Noë-Ménard ou tout autre bon prêtre, pourvu
qu'il ne soit pas dans la saine morale de la Compagnie de Jésus. »
Le conseil épiscopal qui
entoure l'évêque est aussi déchiré entre les deux factions adverses. Mais face
à M. du Moulin-Henriet, vicaire général favorable au jansénisme, Grignion de
Montfort va trouver un défenseur en la personne de M. Barrin, originaire de
Montfort et apparenté aux Grignion. Nous avons vu que son père Jean-Baptiste
avait été le fermier général du prieuré de Saint-Lazare, qui appartenait au
chanoine Barrin, oncle du grand vicaire de Nantes. Les Barrin ont des parents, les
Barrin de la Gallissonière, qui possèdent des fiefs dans le pays de Clisson.
Aussi le vicaire général
Barrin se proposera tout naturellement d'envoyer Grignion de Montfort en
mission dans le vignoble. Il y secondera le père Joubard, un célèbre
prédicateur jésuite, « second Maunoir » qui parcourt le diocèse de Nantes. On
lui confie d'abord une mission dans la paroisse nantaise de Saint-Similien. Sa
réputation l'a précédé et les étudiants en droit de la ville, volontiers
chahuteurs, ont décidé d'organiser à leur façon une réception à ce prédicateur
inopportun qui ne cesse de les rappeler à leurs devoirs, alors que ceux-ci
affichent gaillardement leur incrédulité. A la sortie de l'église, les jeunes
gens lui tendent un traquenard, mais dans la bousculade générale qui s'ensuit,
il parvient à s'échapper.
Sa popularité dans le
petit peuple de Nantes est telle que sa présence suscite chaque fois des
phénomènes étranges. Une jeune fille voit la Vierge lui apparaître. Ayant
oublié d'apporter avec elle ses provisions pour suivre la mission, elle
commence à avoir faim vers midi mais n'ose l'avouer à son entourage; or,
subitement, un morceau de pain lui est présenté par une belle dame.
- C'est la Vierge Marie,
s'écrie-t-elle.
Aussitôt la foule
l'entoure. Le « miracle » est, bien sûr, immédiatement attribué à la présence
du missionnaire. Les jansénistes se gaussent de ce prétendu miracle et Grignion
de Montfort est rapidement envoyé en mission dans le vignoble, à l'écart des
turbulences urbaines.
C'est d'abord la
paroisse de Vallet, au cœur du vignoble, qui l'accueille. On est au mois de
septembre et les vendanges viennent de commencer. Le moment est peu propice et
les paroissiens manifestent une certaine tiédeur face à ces missionnaires qui
viennent les troubler dans leur labeur, à un moment aussi crucial pour eux.
Le frère Mathurin, qui
ne quitte plus Montfort depuis Poitiers, a trouvé un moyen pour alerter les
vignerons : il parcourt les villages et sillonne les vignes en agitant une
clochette. Le brave homme exhorte les vignerons :
Alerte, alerte, alerte,
La mission est ouverte :
Venez-y tous, mes bons amis.
Venez gagner le paradis!
A dire vrai, il n'était pas difficile de convaincre les vignerons,
car la présence du prédicateur adulé pouvait entraîner une bonne récolte.
On sait bien, dans ce
pays de vignobles, que là où le missionnaire est bien reçu, les vendanges sont
bonnes. En revanche, un mauvais accueil peut entraîner les foudres divines. Les
vignerons craignent plus que d'autres la foudre et la grêle qui peuvent
s'abattre à la fin de l'été et compromettre gravement la récolte.
Le phénomène tant
redouté ne manque pas de se produire dans cette région. A Vallet, il n'y a
qu'un récalcitrant, qui boude ostensiblement la mission. Au soir d'une journée
très chaude un orage finit par éclater : le malheureux est frappé par la foudre!
La foule y voit évidemment le châtiment de Dieu.
En présence des
missionnaires, elle manifeste souvent sa piété avec exubérance. Mais une fois
ceux-ci disparus, elle reprend ses habitudes et délaisse les pratiques
religieuses qu'on vient de lui inculquer. Les prêtres ne sont pas assez
nombreux pour entretenir la foi de leurs ouailles. Lorsque Montfort
retraversera cette région en 1714, il devra admettre qu'ils ont déjà oublié le
chapelet.
Après le vignoble,
Montfort est envoyé par M. Barrin à La Chevrollière, près du lac de Grand-Lieu.
Un jeune prêtre, issu d'une famille aisée des Moutiers-en-Retz, Pierre Ernault
des Bastières l'a rejoint pour l'aider; titulaire de plusieurs bénéfices, il
peut employer son temps librement. L'abbé des Bastières, qui a suivi Montfort
dans de nombreuses missions, nous a laissé un recueil de souvenirs très
précieux.
La mission de La
Chevrollière sera l'une des plus difficiles de sa carrière de prédicateur. En
effet, le curé s'oppose fermement à lui et il n'hésite pas à paraître en chaire
revêtu de son étole pour dissuader ses paroissiens :
- On ne vous y apprend
que des bagatelles, s'écrie-t-il ; vous feriez mieux de rester dans vos maisons
et de travailler pour gagner votre vie et celle de vos enfants!
Montfort ne désarme pas
et entonne un Te Deum repris tant
bien que mal par l'assemblée des fidèles. La voix du curé disparaît bientôt,
engloutie dans le chœur tonitruant de ses paroissiens qui sont venus écouter
cet « intrus ».
Remercions le Bon Dieu
de la charmante croix qu'il lui a plu de nous envoyer; j'en ai une joie que je
ne saurais exprimer, confiera-t-il ensuite à l'abbé des Bastières.
L'incident terminé,
l'explosion des sanglots de la foule résonne sous la voûte de l'église.
Montfort a accompli sa mission : tous les paroissiens se convertissent!
Mais le curé de La
Chrevrollière ne s'avoue pas vaincu pour autant. Ses paroissiens, dit-il, ont
été abusés par un imposteur, un fourbe. Son air rayonnant et dévot pendant la
récitation du chapelet, sa tête penchée sur l'épaule, ses mains jointes
pressées contre la poitrine dans une crispation de ferveur, ses yeux tendrement
fixés sur le Saint Sacrement, tout cela n'est que de la plus haute farce. Le
curé et plusieurs prêtres de ses amis décident de lui tendre un guet-apens, une
fois la nuit tombée, dans le cimetière jouxtant l'église. A peine paraît-il que
les injures pleuvent.
- Voleur, fourbe,
charlatan! entend-on.
- Perturbateur du repos
public!
- Il ne fait des
missions que pour s'enrichir aux dépens des pauvres!
- Il séduit les gens
simples par ses enchantements!
Et ils jurent tous
qu'ils le poursuivront partout où il ira!
Montfort ne s'est pas
démonté. Il reste imperturbable devant les villageois médusés.
Mais l'affaire n'en
reste pas là; une noble dame de la paroisse s'empresse de se plaindre à Mgr de
Beauvau des troubles qu'il sème sur son passage. Elle raconte à l'évêque qu'il
l'a sollicitée dans le confessionnal!
Mgr de Beauvau est très
gêné. Ses propres vicaires généraux le dépeignent aussi comme un hypocrite, un
ignorant et un vagabond. Aux yeux des gens du monde, il passe pour un profiteur
du peuple; et la rumeur ajoute qu'il est débauché!
L'évêque de Nantes ne
tardera pas à utiliser cette accusation employée contre lui.
Cette mission de La
Chevrollière a failli lui coûter la vie, mais pour une autre raison. Les
sévères traitements qu'il s'inflige malgré les interdictions de ses supérieurs
sont venus, une nouvelle fois, à bout de sa solide constitution. Ses traits se
sont encore creusés. Ses yeux paraissent de plus en plus enfoncés dans leurs
cavités et ses pommettes se font plus saillantes.
Au cours de la mission,
il est pris de violentes coliques qui l'obligent à s'aliter. Mais toujours
enclin à y voir un signe de Dieu, il ne ménage pas ses efforts malgré sa
maladie et il aide même les hommes à porter la croix, « les pieds et la tête
nus », à l'issue de la mission. Bien qu'exténué et à bout de force, il réussit
à haranguer la foule devant la croix dressée. A la fin de la mission, il est
guéri! Dieu en a décidé ainsi.
A la fin de cette année
1708, il revient vers le vignoble nantais et prêche à Vertou et à Saint-Fiacre.
A Vertou, il fait brûler sur un bûcher les mauvais livres qu'on lui a apportés
et les jeunes filles y jettent leurs parures.
En février 1709, on le
retrouve en Brière, une région très peu chrétienne, délaissée, donc une terre
de prédilection. A Campbon, l'église est toute délabrée, les murs sont
souillés, le pavé est cahoteux et encombré de pierres tombales.
Un jour, il fait sortir
les pierres par les hommes de la paroisse; puis il leur fait repaver proprement
le sol. Les murs sont blanchis à la chaux. Il n'a pas craint de faire aussi
recouvrir de chaux les armoiries du seigneur du lieu, le duc de Coislin. La réaction
ne se fait pas attendre : quelques jours plus tard, le sénéchal de Pontchâteau,
Guischard de La Chauvelière, et plusieurs officiers de la juridiction se
précipitent pour l'arrêter à la fin de son sermon, lui reprochant d'empiéter
sur les droits du seigneur. Heureusement, il est finalement laissé en liberté,
mais le sénéchal de Pontchâteau ne se tient pas pour battu. « L'affaire de
Pontchâteau » ne fait que commencer. Là comme ailleurs, il est indésirable. La
rumeur circule à nouveau qu'on a voulu attenter à sa vie, au village de
Montmignac.
Ses actions
intempestives dans le duché de Coislin dressent contre lui les gens du monde.
Il prétend leur enlever un droit auquel ils tiennent tout particulièrement :
celui de se faire enterrer dans les églises. Pour nombre d'hommes de loi et de
bourgeois enrichis, c'est une consécration de leur rang social. Mais pour lui,
les églises n'appartiennent qu'à Dieu seul et à ceux qui le servent humblement.
L'enterrement des
personnes de condition dans les églises est une profanation des lieux saints;
dans toute l'Église primitive, on n'enterrait les papes et les évêques que dans
les cimetières. Or, lui, pour faire rentrer les pauvres à l'église, il chasse
pour ainsi dire les marchands du temple et leurs pierres tombales. Les églises
étant bien souvent délaissées en l'absence de pasteurs, l'usage s'est tellement
répandu d'y mettre des tombes que celles-ci finissent par encombrer le pavé.
Cette pratique est condamnée par les autorités ecclésiales.
L'église de Crossac, où
Montfort commence un nouveau prêche en mars 1709, ressemble étrangement à un
cimetière; en dehors du chœur, elle n'est même pas pavée et les tombes sont
posées à même la terre. Comme la mort récente du desservant de l'église a
laissé celle-ci sans pasteur jusqu'au mois d'août, il a les mains libres pour
agir!
Fils d'un homme de loi,
il connaît son droit. Et il a beau s'appuyer sur des règles canoniques, il sait
que le parlement de Bretagne est en mesure de faire respecter la coutume. Il y
aura donc manifestement un conflit de juridiction : c'est l'époque où les
parlements, notamment celui de Rennes, empiètent de plus en plus sur le domaine
ecclésiastique.
Il essaye de tourner la
difficulté en faisant signer aux notables de Crossac devant notaire une lettre
dans laquelle ils acceptent de renoncer à être enterrés dans l'église
paroissiale. Désormais, ils le seront au cimetière comme tout le monde. Dans
l'immédiat, l'affaire reste sans rebondissements.
Au milieu d'avril,
Montfort arrive à Pontchâteau pour une mission de plusieurs semaines. Les
habitants des environs passent pour dévots. C'est donc le lieu idéal pour
mettre à exécution le projet qui lui tient à cœur depuis longtemps : édifier un
calvaire monumental. Il parcourt toutes les paroisses alentour : Besné, La
Chapelle-des-Marais, Missilac, Herbignac, Camoël, Assérac. Un nouvel acolyte
l'a rejoint en la personne de l'abbé Olivier, fils d'un riche marchand drapier
de Nantes que sa fortune met à l'abri du besoin.
Pontchâteau offre de
nombreuses possibilités : il y a de grandes landes incultes, terres communes
sur lesquelles paissent des troupeaux et une main d'œuvre disponible. Le lieu
est tout trouvé : ce sera le point culminant de la région d'où l'on aperçoit
toute la côte de Saint-Nazaire à Guérande : la lande dite de La Madeleine,
terre dont le duc de Coislin est le seigneur. Ainsi, la croix se verra de loin
et proclamera au monde la présence de Dieu.
Ce lieu baignait déjà
dans les légendes avant l'arrivée de Montfort, dira-t-on, plus tard... On y
avait vu, un jour, en plein midi, des croix environnées d'étendards descendre
du ciel. Les troupeaux effrayés par le roulement du tonnerre avaient envahi les
hameaux voisins. Le calme revenu, l'air avait retenti d'une harmonie céleste,
formée d'un immense chœur d'anges. Cette vision ressemble étrangement aux
spectacles hauts en couleur que Montfort donne à voir dans ces missions. Mais,
il faut bien que le choix du lieu ait une justification divine... A l'automne,
toute la paroisse se met à l'œuvre. Le projet est gigantesque!
Montfort n'a qu'un désir
en tête : rappeler à tout le peuple chrétien que les Lieux saints sont restés
aux mains des Turcs, donc des infidèles; ceux-ci n'ont été repoussés de Vienne
qu'en 1683 et le souvenir en est encore bien vivant. Comme il n'est plus
question pour les rois catholiques d'aller reprendre ces Lieux saints, il ne
reste plus comme solution que de les édifier sur cette terre de Pontchâteau. La
construction du calvaire devient ainsi une nouvelle croisade! Quelques strophes
significatives sont composées pour l'occasion :
Hélas! Le Turc retient le saint calvaire
OU Jésus-Christ est mort.
Il faut, chrétiens, chez nous-mêmes le faire :
Faisons un calvaire ici,
Faisons un calvaire!
Oh! Qu'en ce lieu l'on verra de merveilles!
Que de conversions,
De guérisons, de grâces sans pareil!
Faisons un calvaire ici,
Faisons un calvaire!
Des plans sont dessinés
: on dressera trois croix comme au Golgotha et des statues figureront la
Vierge, saint Jean et sainte Madeleine. L'ensemble sera construit selon trois
cercles concentriques. Le premier délimitera le calvaire proprement dit. Entre
les deuxième et troisième seront creusées des douves, entourant la sainte
montagne et la protégeant. Au-delà du troisième cercle seront plantés cent
cinquante sapins et quinze cyprès représentant un gigantesque rosaire d'un
genre tout nouveau : chaque groupe de dix sapins sera entouré de deux cyprès...
Il est prévu ultérieurement d'y représenter par des adjonctions toute la
Passion du Christ.
Le caractère gigantesque
du projet va nécessiter des heures et des heures de travail. Il faut acheminer
des tombereaux de terre pour édifier la butte initiale. Des centaines de
personnes apportent bénévolement leur concours. « J'ai compté une fois, écrit
l'abbé Olivier, environ cinq cents personnes et bien cent bœufs pour tirer les
charrettes, tant le monde travaillait avec un courage surprenant; si bien que
j'ai vu quatre hommes avoir beaucoup de peine à charger une pierre sur la hotte
d'une fille de dix-huit ans qu'elle portait avec joie sur la montagne. J'ai vu
traîner des douves des pierres qui pesaient jusqu'à deux pipes de vin,
seulement avec une ou deux cordes. »
Des pèlerins se
détournent de leur chemin pour prêter main-forte aux fidèles de la région; il
en vient d'Espagne et des Flandres. Des prêtres, des messieurs et des dames de
qualité y participent n'hésitant pas à porter eux-mêmes des hottes de terre.
Le projet est
incontestablement très mobilisateur : il ne peut que séduire les heureux élus
de Pontchâteau, qui vont avoir ce privilège d'avoir chez eux un morceau de la
Terre sainte. Tous les corps de métier sont représentés, des charpentiers aux
tailleurs de pierre.
C'est un travail de
Titan que tous ces gens accomplissent par dévotion, sans être payés. A la fin
de la journée, la seule récompense est de se rendre dans une petite grotte où
l'on a abrité les figures de la Vierge, de saint Jean, de Marie-Madeleine et
des deux larrons. Et encore ne peut-on les voir qu'en s'éclairant d'une maigre
bougie!
Le caractère spectaculaire
des travaux ne peut que frapper les imaginations. Le tout se déroule dans une
atmosphère de mystères comme au Moyen Age. Chacun a conscience qu'un grand
événement se prépare et par sa contribution croit concourir à l'édification
d'un monument de l'histoire.
Il est difficile de
nourrir une foule aussi immense. Mais, selon la légende, la huche d'une
fermière des environs se remplit miraculeusement de nouvelles miches ou bien
les miches qu'elle taille ne diminuent jamais; les écuelles de soupe sont toujours
pleines. On chuchote que la Vierge est apparue à cette paysanne sous les traits
d'une belle dame blanche. Ainsi ces miracles qui renouvellent ceux de
l'Évangile édifient les fidèles et les récompensent de leur saint labeur.
Montfort veut que la
croix soit la plus haute possible, aussi faut-il trouver un arbre assez grand
pour la tailler. On finit par trouver dans la région de Missillac un
châtaignier de 50 pieds de haut; l'arbre sera abattu, sans avoir obtenu le
consentement du propriétaire et ce sera une nouvelle source d'ennuis. Ce ne
sont pas moins de douze paires de bœufs qui amènent ce gigantesque tronc
jusqu'au calvaire. L'arbre est transporté solennellement au milieu des
étendards et des torches flamboyantes. Chaque opération donnera ainsi lieu à
une cérémonie et le bon larron sera porté dans un char de triomphe rempli
d'anges chantant des cantiques.
En août 1710, le
calvaire est enfin dressé. Tout le christianisme est résumé dans ces tableaux :
à l'entrée de la plate-forme, on a placé la figure symbolique du serpent
d'airain dont la vue guérissait autrefois les Israélistes de la morsure des
serpents. A droite et à gauche de la première entrée du calvaire, s'ouvrent
deux petits jardins de quinze pieds carrés : le jardin du paradis terrestre
rappelle la déchéance de l'humanité par la faute du premier homme; l'autre, le
jardin des Oliviers rappelle l'agonie du nouvel Adam et excite les pécheurs au
repentir.
Aux quinze piliers qui
surmontent le mur de clôture de la plate-forme supérieure est attaché un
immense rosaire aux grains énormes dont chaque dizaine s'incline en festons
gracieux, le tout formant couronne autour des trois croix. Le sentier qui
serpente en colimaçon jusqu'à l'esplanade du calvaire donne accès à quinze
chapelles représentant chacune un mystère du rosaire.
L'ensemble des
constructions traduit le florilège de la pensée montfortaine : les rosaires
gigantesques et les chapelles mariales montrent le chemin parfait pour aller à
Jésus. Le Christ sur sa croix domine l'ensemble.
L'inauguration a été
fixée au 14 septembre 1710, fête de l'Exaltation de la Sainte Croix. Des
milliers de personnes sont attendues de toute la région, de Nantes bien sûr et
de Bretagne. L'ordonnancement des cérémonies est minutieusement réglé à
l'avance. Quatre prédicateurs célèbres ont été appelés en renfort pour prêcher
aux quatre coins.
La mise en scène
grandiose doit fixer définitivement le souvenir de cette cérémonie dans la
mémoire du temps. Un cantique a été composé pour célébrer l'événement :
Chers amis, tressaillons
d'allégresse, Nous avons le calvaire chez nous; Courons-y, la charité nous
presse D'aller voir Jésus-Christ mort pour tous.
La veille, vers quatre
heures de l'après-midi, alors que des milliers de pèlerins sont déjà là, un
courrier arrive : Mgr de Beauvau interdit la bénédiction du calvaire! Montfort
part pour Nantes immédiatement dans l'espoir de faire revenir l'évêque sur sa
décision. Son caractère obstiné force l'admiration de ses fidèles; mais son
entêtement oblige aussi à s'interroger sur son comportement : il a préféré
marcher jusqu'à Nantes plutôt que prendre une monture. Arrivé le lendemain à
Nantes à six heures du matin, il se rend au siège épiscopal. Mgr de Beauvau est
inflexible : il lui notifie un refus ferme et définitif. Aucune tractation
n'est possible.
Plutôt que de retourner
vers Pontchâteau, Montfort préfère rester à Nantes. Il y ronge son frein ; il y
passe tout l'après-midi, y couche et ne regagne Pontchâteau que le lendemain :
la cérémonie a lieu sans lui. Était-ce finalement le seul but poursuivi par la
manœuvre épiscopale? S'agissait-il de l'enlever au spectacle de la foule, de
priver des milliers de pèlerins de leur idole et de les empêcher d'en faire un
saint de son vivant?
En fait, il n'est que la
première victime de ces manœuvres parlementaires qui vont fleurir tout au long
du XVIIIe siècle contre les ordres religieux et le christianisme
populaire. Son attitude vis-à-vis des pierres tombales dans les églises lui a
attiré déjà l'hostilité des notables; ceux-ci ont trouvé un relais puissant au
parlement de Bretagne, soucieux d'affirmer son pouvoir de juridiction sur les
affaires ecclésiales. Certains évêques, comme Mgr de Beauvau, s'irritent de
l'influence grandissante exercée par ce nouveau Savonarole qui s'affirme peu respectueux
de l'ordre social. On dit de lui que c'est un illuminé, qu'il fanatise les
foules, et surtout qu'il est de connivence avec l'ennemi extérieur, en
l'occurrence les Anglais. Ne dit-on pas au même moment des camisards que ce
sont, eux aussi, des fanatiques, de connivence avec une puissance étrangère !
Le maréchal de
Châteaurenault, commandant de la Haute-Bretagne, s'inquiète du refuge qu'offre
à l'ennemi, à proximité des côtes françaises, cette forteresse que constitue
l'imposant calvaire. Certes, sa construction l'apparente à un château fort,
avec ses douves creusées autour du calvaire et ses souterrains qui courent sous
l'édifice. Certes, la monarchie absolue est hantée par le souvenir des châteaux
qui défiaient le pouvoir royal.
Ce n'est d'ailleurs pas
la première fois qu'une telle interdiction est notifiée à Montfort. Il a essuyé
un premier soufflet à son lieu de naissance en 1707, deux ans auparavant,
lorsqu'il a voulu ériger un calvaire sur une proéminence qui dominait la vallée
du Meu. Il s'est alors heurté à une double opposition, celle du seigneur de
Montfort, le duc de La Trémoille et surtout celle de l'évêque janséniste de
Saint-Malo, Mgr Desmaretz, qui l'avait expulsé de son diocèse.
Il croyait avoir trouvé
dans cette région de Pontchâteau le lieu idéal. Mais c'était sans compter sur
l'ampleur des cabales qu'il suscitait. Et, cette fois-ci, on s'est réellement
ligué contre lui.
Le maréchal de
Châteaurenault, pour fonder sa décision, s'appuie sur l'existence d'un combat
naval, l'an passé, au large de Saint-Nazaire, où quatre bâtiments anglais se
sont heurtés à deux frégates françaises; la guerre de Succession d'Espagne a
ses prolongements à quelques milles des côtes bretonnes, ce dont Montfort ne se
soucie guère. Le maréchal décide de porter l'affaire en haut lieu et transmet
un dossier au marquis de Torcy, ministre des Affaires étrangères.
On dit aussi que la
région est peu sûre, qu'elle est « infestée de brigands » : les convois de blé
qui montent sur la capitale sont toujours escortés par la maréchaussée.
La petite noblesse de
cette région est elle-même très agitée, à tel point que, le 26 mars 1720,
quatre gentilshommes payeront de leur vie sur la place du Bouffay à Nantes les
intrigues qu'on les accusera d'avoir nouées avec l'Espagne. Dans cette
conspiration de Pontcallec, les foyers d'agitation signalés seront justement
Guérande et La Roche-Bernard, tout près de Pontchâteau.
Sur place, Montfort
s'est fait un ennemi en la personne du sénéchal du duc de Coislin, seigneur de
Pontchâteau, Guischard de La Chauvelière. Le sénéchal a eu deux occasions de
s'irriter : Montfort a fait effacer les armoiries du duc dans l'église de
Cambon puis enlever les pierres tombales, dans celle de Crossac. C'en est trop!
Mais, le sénéchal n'a pas de chance car le frère du vieux duc de Coislin n'est
autre que le prince-archevêque de Metz; et l'homme d'Église donne son
autorisation seigneuriale. Cela ne suffit pas à désarmer toutes les
oppositions.
Les accusations se
multiplient contre lui dans les 142 milieux parlementaires et ceux-ci
orchestrent en fait des plaintes d'origines très diverses.
Partout où il passe, il
fait fermer les cabarets et les maisons de jeux; il fait signer à toute une
paroisse l'engagement « de fuir comme la peste les cabarets, les jeux publics,
la danse, les comédies et autres spectacles, ainsi que la vanité et le luxe
dans les habits et en général tout ce qui peut être occasion de péché ». Le
sénéchal de Pontchâteau a prêté une oreille complaisante aux plaintes des
cabaretiers de la région qui font de mauvaises affaires depuis que le « fou de
Montfort » est arrivé.
Les jansénistes,
influents dans le diocèse de Nantes, lui reprochent d'inciter la communion trop
fréquente des fidèles. Ils mêlent leurs voix au concert des gens du monde, qui
lui reprochent de favoriser la fainéantise et d'encourager dans l'oisiveté les
vagabonds, mendiants et autres coureurs de rue.
Le gigantisme du
calvaire de Pontchâteau, sa véritable démesure sont aux antipodes de l'humilité
et du dépouillement que prône, bien au-delà des seuls jansénistes, toute une
partie de l'Église depuis la Contre-Réforme. Il n'y a qu'un pas à franchir pour
traiter Montfort d'ambitieux.
La plainte du maréchal
de Châteaurenault est examinée par l'intendant de Bretagne, M. Ferrand.
Celui-ci se déplace, entouré d'arpenteurs qui s'empressent de prendre toutes
les mesures de l'édifice, notamment la largeur des fameuses douves, objet
principal du litige. L'intendant en réfère à Versailles, mais son dossier est
un véritable acte d'accusation qui transforme Montfort en criminel d'État.
L'affaire sur place est suivie par son subdélégué à Nantes, M. Mellier.
La ville de Nantes
demeure très divisée sur cette affaire du calvaire. Certes, Grignion de
Montfort y dispose de sérieux appuis auprès de quelques vieilles familles
nobles, les La Tullaye, Magnannes, Lanniou, Kermoisan, la Grue.
Mais il s'est développé
autour du jansénisme toute une mentalité d'opposition, qui n'a plus rien à voir
avec les origines religieuses de Port-Royal : le jansénisme a seulement fourbi
les armes dont se servent les gens du monde pour critiquer le christianisme
populaire.
D'élégantes dames de
Nantes sont accourues à Pontchâteau pour voir l'étrange édifice dont
l'extravagance choque la raison. Leur curiosité se porte aussi tout naturellement
sur l'homme singulier qu'est Montfort. Il les accueille très froidement car il
leur reproche de ne pas se prosterner devant le Christ. Il n'en faut pas plus
pour froisser ces dames qui s'en retournent à Nantes fort dépitées et montées
contre lui. La sentence du roi ne sera pas attendue plus longtemps : le
calvaire doit être démoli!
Dès le 7 septembre, le
marquis de Torcy a notifié à M. de Châteaurenault l'ordre du roi. Le 18,
l'intendant de Bretagne écrit à son subdélégué de Nantes : « M. le maréchal de
Châteaurenault m'a envoyé copie de l'ordre qu'il a reçu pour la démolition du
calvaire. Je vais concerter avec lui cette expédition. Grignion en mourra de
douleur, sans savoir ce que deviendra l'abbé Barrin. Le premier est un grand
fou pour toutes les extravagances dont vous me parlez. »
Mgr de Beauvau essaye de
tempérer un peu l'ardeur royale, en écrivant le 20 septembre 1710 au père Le
Tellier, ministre de la Feuille des bénéfices et confesseur du roi, ennemi
notoire des jansénistes.
« J'ajoute à ma lettre
que M. le marquis de Torcy me donne avis que le roi a donné l'ordre de
supprimer les ouvrages qu'un missionnaire avait fait faire un peu imprudemment.
Mais il y a une chapelle que j'ai ordonné de rétablir dans ma visite, qui est
de la paroisse de Pontchâteau; elle est sous l'invocation de la Magdeleine. Il
y a des messes fondées : cela ferait crier les peuples et les prêtres qui y
donnent des messes (si on ne la rétablissait pas).
« Si j'osais dire mon
avis, ce serait de remplir de son calvaire les fossés, et de laisser là une
croix pour contenter le peuple. Je n'avais pas voulu permettre la bénédiction
des figures et du lieu, à cause des fossés et des souterrains ou caveaux. Pour
la chapelle de la Magdeleine, il faudrait la laisser achever de bâtir.
« Pardon, mon Très
Révérend Père, si je vous importune de cette bagatelle, qui ne le paraît
peut-être pas au peuple... »
L'abbé Barrin tente
lui-même une démarche auprès de l'intendant qui souhaite la destruction totale.
Mais il n'a pas plus de succès. La raison d'État seule doit l'emporter!
« Il faut tâcher qu'il
ne reste rien de cette action indiscrète, écrit l'intendant à Mellier le 23
septembre; si on laisse quelques murailles, ce sera pour enfermer Grignion. »
En novembre, le
subdélégué Mellier reçoit le mot suivant de l'intendant : « M. le Maréchal de
Châteaurenault m'a parlé d'un placet de l'abbé Barrin. Il dit avoir fait
réponse à cheval et que tous ces dévots ont perdu l'esprit. »
La démolition est
d'abord confiée à M. de Lannion, lieutenant général de Nantes; mais c'est un
parent des Barrin et, craignant sans doute de démolir un édifice religieux, il
préfère se dérober. Aussi, c'est le lieutenant d'Espinose, commandant la milice
de Pontchâteau, qui en sera chargé. Il doit quérir cinq cents hommes dans les
campagnes environnantes, non sans mal car ceux-ci craignent les foudres divines
en commettant un acte « sacrilège ».
L'intendant Ferrand
écrit alors avec humour à Mellier :
« Je n'ai point de
nouvelles de M. d'Espinose. S'il meurt dans l'opération, le peuple regardera sa
mort comme une punition de Dieu. Pourvu que le calvaire soit abattu, il ne nous
en faut pas davantage. »
Mais le lieutenant se
heurte à un refus de la part des paysans requis d'office. Ceux-ci ne veulent
pas détruire la montagne « sainte ». L'essentiel, pour les autorités, c'est
d'enlever les trois grandes croix qui dominent le paysage. Mais le caractère
sacré des statues oblige à prendre de multiples précautions. Finalement, elles
sont envoyées à Nantes, chez un protecteur de Montfort.
La butte ne sera jamais
détruite car, au bout de plusieurs mois, le lieutenant, devant la mauvaise
volonté manifeste des manouvriers, préférera arrêter les travaux de démolition.
« On a été trois mois, écrit l'abbé Olivier, sans avoir pu détruire la moitié
de la montagne quoiqu'on ait forcé grand nombre de peuple à y travailler. Il
semble que les hommes avaient eu des bras de fer pour l'édifier et des bras de
laine pour le détruire. On voit aujourd'hui le mont et les fossés presque
entiers. »
Mais le calvaire
détruit, Grignion de Montfort continue d'être poursuivi par la vindicte
publique. Alors qu'il est reparti prêcher à Saint-Molf dans la presqu'île guérandaise,
il reçoit un courrier de Mgr de Beauvau lui interdisant le ministère de la
prédication et de la confession sur tout le territoire de son diocèse. Mgr de
Beauvau n'était pas janséniste mais il a fini par céder aux pressions
convergentes de son entourage qui souhaite l’éloignement de l'inopportun
prédicateur.
Celui-ci accueille la
nouvelle avec sérénité. La Providence ne l'a-t-elle voulu ainsi? Le saint homme
doit bien s'y résigner. L'un des prêtres nantais qui l'accueille après sa «
disgrâce » a laissé son témoignage : « Cette paix, cette tranquillité, cette
égalité d'âme dont il ne se démentit point pendant huit jours me surprit; je
l'admirai. Ce que j'avais su de lui me l'avait fait regarder comme un homme de
bien. Mais cette patience, cette soumission à la Providence dans une occasion
aussi délicate que celle-là, la sérénité, la joie même qui paraissait sur son
visage, malgré un coup si accablant pour lui, me le firent alors regarder comme
un saint, m'inspirèrent des sentiments de respect et de vénération pour sa
vertu, que j'ai toujours conservés depuis et que je conserverai jusqu'à la
mort. »
Il se retire alors à
Nantes, rue des Hauts-Pavés, près d'une petite chapelle qu'il restaure. Très
vite, une petite troupe de fidèles se reconstitue autour de lui. Une nouvelle
association est née, Notre-Dame-des-Cœurs, qui récite le rosaire. Deux
demoiselles vertueuses vont l'aider à accueillir les infirmes qui accourent
encore de partout. Un petit hospice doit être créé pour accueillir ces
incurables.
Pendant ce séjour
nantais, il s'illustre par un nouveau fait d'armes. Il rencontre, un jour, sur
la Motte Saint-Pierre une mêlée furieuse de soldats et d'ouvriers croisant le
fer entre eux. Pleuvent les coups certes, mais surtout les jurons et les
blasphèmes, ce qu'il ne peut supporter.
Il s'agenouille alors
sur le pavé et se met à réciter son chapelet pour faire cesser les combats.
Mais ceux-ci se prolongent tandis qu'il bout d'impatience. Aussi ne peut-il
résister à la tentation de séparer les antagonistes. Il s'aperçoit alors que
l'objet du litige n'est autre qu'un damier. On appelait à l'époque ce jeu le «
blanc et noir » et on avait coutume de parier sur le nom du gagnant. Les jeux
se terminaient chaque fois en rixes sanglantes. Il a tôt fait de prendre la table
de jeux à bras-le-corps, et de la renverser, puis de la piétiner allègrement.
Mais les soldats ne l'entendent pas ainsi et se ruent sur lui, mettent ses
vêtements en lambeaux et le menacent de lui passer une épée en travers du
corps. Son attirance prononcée pour le martyre trouvait enfin là un exutoire.
Les soldats lui demandent de rembourser le jeu détruit. Mais, enflammé de
colère, il les harangue et leur jure que, même s'il avait tout l'or du monde,
il ne se gênerait pas pour brûler tous les jeux de hasard.
Les soldats, craignant
que ne se réalise l'une de ses prophéties, préfèrent l'emmener au château sous
bonne escorte. Ce singulier prisonnier récitant son chapelet, rayonnant de joie
est suivi de toute une populace qui le harcèle et lui lance des quolibets. Le
Christ n'a-t-il pas été conduit ainsi au Golgotha! Mais le calvaire de Montfort
va s'arrêter à la prison de Nantes car il est libéré grâce à l'intervention
d'un ami.
- Je ne me souviens pas
d'avoir eu tant de joie dans toute ma vie; mon contentement aurait été parfait
si j'avais eu le bonheur d'être emprisonné..., racontera-t-il le lendemain à M.
des Bastières.
- N'avez-vous point
craint de perdre la vie? lui demande ce dernier.
- Non, je regrette de ne
pas avoir été en mission chez les barbares répandre mon sang pour la gloire de
Jésus-Christ! lui répond Grignion.
L'échec de Pontchâteau a
pourtant été très douloureux. Que les autorités civiles ne l'aient point
soutenu, peu lui importe! Il n'attend rien des grands du monde qui sacrifient
la gloire de Dieu à leurs intérêts politiques. Mgr de Beauvau l'a lâchement
abandonné, obéissant sans doute aux injonctions des autorités de l'État et
prêtant une oreille discrète aux critiques des chanoines de son entourage.
Toute la ville de Nantes
se moque de lui.
« Je me divertis bien,
hier, aux Croix, avec la présidente de Cornulier, sur le grignionisme dont elle
est plus infatuée que l'abbé Barin », écrit Ferrand. L'intendant ne cesse de
répéter : « Grignion est un fou » ou « Grignion est un extravagant ». Mgr de
Beauvau doute lui-même de la sainteté de Montfort. « Trop de perfection passait
pour un crime », écrira judicieusement J.-B. Blain.
Il est donc à nouveau
seul, abandonné de tous. Il n'a plus que le soutien de Dieu et des déshérités
en qui il voit l'image de Dieu sur la terre. C'est alors qu'il prend la
décision d'entrer chez les dominicains; venant de lui, ce choix d'un ordre
mendiant n'est pas une surprise. Sa vénération pour le Poverello aurait pu le
conduire aussi vers les héritiers de celui-ci, franciscains ou capucins. Mais
il leur préfère de loin les dominicains. Deux raisons ont pu justifier son
choix. Les fils de saint Dominique partagent avec lui la même dévotion pour la
Vierge Marie. Ce sont eux qui ont répandu le rosaire tout au long du Moyen Age.
D'autre part, saint Dominique a été la figure de proue de la lutte contre les
hérétiques. N'est-ce pas lui qui a fulminé avec fougue dans la cathédrale
d'Albi contre toutes les fausses croyances? D'ailleurs Grignion n'a pas attendu
ce jour-là pour mener la même vie que ces moines mendiants et revêtir leur
habit. Mais il n'avait pas encore prononcé de vœux solennels de pauvreté. Ce
sera chose faite le 10 novembre 1710.
A l'époque, l'entrée
dans un tel ordre n'entraîne pas de sévères contraintes d'obéissance à un
supérieur. Les moines vagabondent souvent au gré de la Providence et il
affectionne ce genre de vie. Il se contente donc ainsi de régulariser sa
situation aux yeux de l'Église; mais son geste a l'avantage de le dégager de
tout lien avec les évêques et le clergé séculier.
Le terrible hiver
1710-1711 lui fournit une dernière occasion de s'illustrer à Nantes, avant de
repartir en mission sous d'autres cieux. Les crues de la Loire ont isolé un
îlot de maisons sur la rive gauche et leurs habitants se trouvent encerclés par
les eaux, risquant d'y périr si on ne leur porte pas rapidement secours. Or les
flots tourbillonnants du fleuve démesurément grossi rendent l'opération de
sauvetage très périlleuse. Il donne alors sa bénédiction à un bateau qui organise
le passage des malheureux riverains sur l'autre berge.
On y vit encore un
miracle; la tradition veut que les planches de ce bateau, même vermoulues, lui
assurèrent la protection pendant de longues années encore.
Il est désormais
interdit de séjour dans les diocèses de Saint-Malo, Poitiers et Nantes. Seuls,
les évêques de Luçon et de La Rochelle apprécient son apostolat. C'est donc
tout naturellement vers ceux-ci qu'il va se diriger.
CHAPITRE
VIII - LES MISSIONS DE MONTFORT EN VENDÉE
Louis-Marie Grignion de
Montfort a déjà prêché, en 1708, dans la partie bretonne de la future Vendée
militaire : pays de Retz et vignoble nantais. Lors de l'affaire de Pontchâteau,
il s'est lié avec des familles nantaises, nobles ou bourgeoises.
Il a ainsi fait la
connaissance des demoiselles de Beauvau, parentes de l'évêque de Nantes, qui
habitent le château de La Treille, à La Séguinière, dans les Marches communes,
entre Clisson et Cholet. Lors de ses nombreux déplacements, il s'arrête
fréquemment dans ce château pour s'y reposer. Ces bords de Sèvre sont le lieu
de passage obligé pour qui remonte de l'Aunis pour se rendre en Anjou et
au-delà. Les Marches communes sont au carrefour des trois provinces du Poitou,
d'Anjou et de Bretagne. La route de Nantes à Poitiers, passant par Bressuire, y
croise la route des Sables-d'Olonne à Saumur. Or, il se rend fréquemment près
de Saumur soit à l'abbaye de Fontevrault où réside l'une de ses sœurs, soit à
Notre-Dame-des-Ardilliers, sanctuaire où il aime aller prier.
La Séguinière n'est qu'à
quelques lieues de Saint-Laurent-sur-Sèvre, un petit bourg blotti au fond de la
vallée de la Sèvre, en contrebas de la ligne de crête qui ondule de Clisson à
Bressuire, entre Mauges, Bocage et Gâtine. La Sèvre, à Saint-Laurent, ressemble
un peu aux gaves pyrénéens, charriant comme eux des cailloux. Le lit de la
rivière est parsemé d'énormes pierres blanches, posées là par je ne sais quel
providentiel hasard; elles permettent de traverser la rivière à pied sec. En
revanche, à la fin de l'hiver, les pluies grossissent violemment le cours
d'eau, et provoquent des inondations que les gens d'alentour craignent. Ces
crues soudaines annoncent toujours un mauvais présage ou sanctionnent, dit-on,
la mauvaise conduite des habitants de Saint-Laurent.
Grignion de Montfort
apprécie la solitude des rives de la Sèvre et aime prier au milieu de cette
nature sauvage. Parfois, les collines du Bocage et des Mauges que la vallée
sépare semblent se rejoindre et la rivière se fraye un chemin au milieu des
gorges; les touffes de genêt mouchettent de leurs points jaunes le granit vert
bronze. Il n'est pas dépaysé dans ces lieux qui rappellent les landes séparant
Montfort-la-Cane de la forêt de Paimpont.
Prononce-t-il
secrètement le vœu de reposer là définitivement? Toujours est-il que la mort
viendra le ravir dans ce lieu prédestiné par sa position géographique à devenir
un centre de rayonnement pour les missionnaires sillonnant les trois provinces.
Certains, refusant de se
rendre à l'évidence, ont nié que Grignion de Montfort avait prêché en Vendée.
On le retrouve pourtant à deux reprises dans le Marais breton, en 1711 et 1712,
dans les Mauges en 1713 et 1714, dans l'élection de Châtillon en 1715 et 1716.
Il va maintenant
cantonner son activité missionnaire aux diocèses de Luçon et de La Rochelle,
jouissant de l'appui de leurs évêques, ennemis acharnés de l'hérésie
janséniste.
Ceux-ci ont publié, avec
l'appui du père Le Tellier, confesseur du roi, le 15 juillet 1710, une
ordonnance épiscopale contre le livre du P. Quesnel, Réflexions morales sur le Nouveau Testament. Pourfendeur
d'hérétiques, Grignion de Montfort peut donc compter sur deux nouveaux alliés.
Et son diocèse de prédilection va être celui de La Rochelle.
Les croyances populaires
en Vendée
Les habitants des
confins de Vendée où il va prêcher, du Marais breton aux bords de la Sèvre
nantaise, sont très superstitieux.
Les gens du monde se
moquent de ces populations qui vivent comme des sauvages : il faut « connaître
le peuple de nos campagnes, écrira Grival, et surtout les paysans de nos
provinces les moins accessibles, pour pouvoir se faire une idée juste des
superstitions ridicules, des préjugés de toute espèce que leur ignorance et
leur simplicité leur font adopter et croire »[19].
Alors que les gens du
monde découvrent les lois de l'univers et se targuent de pouvoir expliquer les
phénomènes surnaturels, ces gens du peuple demeurent prisonniers du rythme des
saisons.
Face à la maladie et à
la mort, face aux intempéries et aux calamités qui déterminent la valeur des
récoltes, ils sont enclins à attribuer un pouvoir au monde de l'invisible et à
rechercher des intercesseurs auprès des puissances du bien et du mal.
Les marais avec leurs
brumes, comme les forêts du Bocage sont des lieux propices au déchaînement de
l'imagination; aussi les marais sont-ils peuplés de revenants, et les côtes
hantées par les esprits des marins disparus en mer.
Sur la côte vendéenne,
la ville engloutie de Belesbat rappelle le mauvais sort qui frappe ceux qui
s'adonnent au plaisir de la chair. Les gens croient en effet à la puissance
maléfique du démon, et ils s'en protègent par toutes sortes de moyens magiques.
Sorciers et sorcières provoquent le beau temps ou les intempéries; ils ont
recours à de multiples procédés, touchant des épis, remuant des sarments de
vigne, agitant leurs baguettes dans l'eau ou nouant des aiguillettes. Ils
emploient des formules magiques dont le secret accroît le mystère pour les
non-initiés.
Le peuple a aussi ses
rites. Les mots étant réputés efficaces par eux-mêmes, la récitation
méticuleuse des incantations est nécessaire. Une erreur rend l'« oraison »
inopérante. Pour mettre fin à la maladie, des magiciens guérissent par simple
attouchement ou par leur seul souffle. Le regard porté sur un objet par le
magicien suffit à lui conférer un pouvoir bénéfique ou maléfique. Il est
recommandé de porter sur soi des talismans, pierres précieuses, grimoires qui
préservent des mauvais sorts.
On utilise abondamment
le sel pour se protéger, car il a la réputation d'être magique. On en porte un
peu sur soi pour éloigner le démon, on en met dans le beurre pour chasser les
mauvais esprits. Au mois de mai, on craint le diable plus que de coutume, aussi
jette-t-on du sel par poignées autour des étables pour protéger les animaux.
Jean Bodin l'avait dit
au XVIe siècle : « Les diables ont le sel en horreur, et la raison
en est très bonne, d'autant que le sel est la marque d'éternité et pureté parce
qu'il ne pourrit pas et ne se corrompt jamais et garde les choses de corruption
et de putréfaction. »
Mais ces régions que
Montfort va parcourir ont aussi gardé du Moyen Age ses légendes religieuses car
les moines y avaient transmis le culte de la Vierge et des saints. C'est
pourquoi on vénère de nombreux saints qui assurent la protection des enfants ou
des animaux et chaque église a une cloche dédiée à un saint guérisseur, qu'on
fait sonner pour éloigner les épidémies.
Les gens vivent entourés
de lieux sacrés et de lieux hantés. On implore les esprits au pied d'un vieux
chêne au tronc noueux et on boit l'eau des sources miraculeuses dans l'espoir
d'une guérison puisque selon la tradition médiévale, ces sources sont nées près
du pied virginal de Marie. Les femmes y lavent leur linge car leur eau a un
grand pouvoir détergent. Et le linge est battu sur les grosses pierres que la
Vierge a foulées de son pied. Les gens colportent des récits fabuleux
d'apparitions de la Vierge près de ces sources : on raconte qu'un moine, au
Moyen Age, a vu une jeune lavandière se transformer en Vierge Marie lavant les
langes de l'Enfant Jésus. Le pouvoir magique attribué aux sources ou aux
pierres a été ainsi transféré à la Vierge Marie.
Tout ce pays est jalonné
de lieux saints et le peuple est très attaché à cette matérialisation concrète
du passage des saints ou de la Vierge par un signe palpable, une pierre ou des
reliques. Dans les empreintes de pas que la Vierge a laissées dans des pierres,
les mères ont coutume de placer les pieds de leurs jeunes enfants pour leur
apprendre à bien marcher.
Le Marais breton est
parsemé de sanctuaires dédiés à la Vierge édifiés près des sources
miraculeuses. Chaque lieu a ses propres légendes que l'on se transmet de
génération en génération. Les grosses pierres de La Chapelle-Hermier ont été
lancées par la Vierge Marie pour sauver un chevalier qui a failli être emporté
par une crue de la rivière. Ailleurs, c'est la rivière dont le cours a été asséché
et là, au contraire, la Vierge a fait jaillir une source pour abreuver un
chevalier rentrant des croisades. A Bourgenay, la Vierge a laissé les traces
des incrustations de douze étoiles dans une grosse pierre posée près d'une
source d'eau vive. Et on prétend que la statue qui est vénérée dans l'oratoire
attenant a été sauvée miraculeusement des flots.
Grignion de Montfort va
donc pénétrer dans ces contrées où il ne subsiste de la religion que ces
croyances superstitieuses.
Certes, il y a bien les
curés des paroisses à qui incombe normalement le devoir d'entretenir la foi.
Mais rares sont ceux qui, au début du XVIIIe siècle, acceptent de s'adresser à
ces populations frustes. Devenus souvent prêtres pour percevoir les bénéfices
d'une cure, ils négligent leur mission sacerdotale et préfèrent la compagnie
des gens du monde dont ils partagent la culture mais aussi les préjugés. Ils se
gaussent eux-mêmes des croyances d'un autre âge de leurs pauvres paroissiens et
se contentent de jouer leur rôle d'officiers d'état civil.
Rares sont ceux qui
partagent les mêmes préoccupations évangéliques que Grignion de Montfort. Même
ceux qui lui demandent de venir prêcher une mission le font sans grande
conviction. Une mission permet au peuple d'assouvir sa soif de religiosité
empreinte de superstitions; et le curé, qui a entendu parler des prodiges
réalisés par le célèbre prédicateur, cherche souvent à satisfaire sa propre
curiosité en voyant à l'œuvre Montfort. Peut-être Montfort réussira-t-il là où
lui-même a échoué!
Il sait au moins que
l'ordre régnera pendant la durée de la mission. Cela vaut la peine d'essayer.
Dans le
Marais breton
M. Dorion, le curé de La
Garnache, au cœur du Marais breton, est de ceux-là. Il a appelé le prédicateur
pour y donner une mission de carême, l'hiver 1711.
Montfort arrive donc
dans cette nouvelle paroisse, précédé de sa fâcheuse réputation de mendiant.
Or, il y a une forte présence janséniste dans le Marais breton, peu éloigné de
Nantes; le recteur de l'île de Bouin ne cache pas ses sympathies pour
l'hérésie.
Aussi, dès qu'il arrive
à La Garnache, Montfort est encore accusé de détourner l'argent des multiples
quêtes et aumônes qu'il fait; et on n'apprécie pas la vente d'objets pieux par
la boutique qui suit ses missions.
Il va donc inaugurer une
nouvelle méthode pour nourrir ces pauvres. Il fait asseoir à sa table plusieurs
d'entre eux, choisis parmi les plus infirmes, tandis que chaque famille adopte,
à sa demande, un indigent qu'elle promet d'entretenir pendant la durée de la
mission.
Il y avait à La Garnache
un oratoire dédié à Notre-Dame-de-la-Victoire, édifié en remerciements de la
victoire de Lépante en 1571 car la bataille avait été gagnée grâce à la
protection de la Vierge. Les murs tombaient en ruine. Il conçoit les plans de
restauration du maître-autel, donnant libre cours à son imagination.
Surplombant l'autel, des anges retiendront de lourdes tentures, s'entrouvrant
sur une niche ovale entourée d'un rosaire d'où jailliront des rayons d'or; une
statue de la Vierge de deux pieds et demi tenant l'Enfant-Jésus dans les bras
prendra place dans la niche, commémorant la victoire sur les infidèles.
Le curé de cette
paroisse lui a initialement demandé son concours. Mais dès qu'il a rendu
publique la nouvelle de sa venue, des protestations de sont élevées de la part
de quelques paroissiens. Aussi, lorsque Montfort se présente devant le
presbytère, il trouve porte close.
Comme il y a un couvent
de religieuses fontevristes à Montaigu, il se rend chez elles. Là, il est bien
accueilli. De façon générale, il est toujours en odeur de sainteté auprès des
religieuses des couvents. Il leur donne chaque fois une instruction de piété et
en échange, il reçoit le gîte et le couvert.
Désireux de se rendre à
Luçon pour y rencontrer son évêque, Mgr de Lescure, il passe par La Couture, et
va demander l'aumône au presbytère. Mais comment le curé peut-il deviner que,
sous les haillons du loqueteux, se cache un prêtre? Le prenant pour un de ces
vulgaires mendiants qui assaillent régulièrement les presbytères, il ne lui
donne avec dédain qu'un petit quignon de pain dur. Montfort, furieux du peu de
considération du curé pour l'image du pauvre qu'il incarne, pénètre en force
dans la salle où celui-ci tient table en grande compagnie.
Il se met à genoux et
récite son chapelet. Le curé se demande qui est ce mendiant qui joue si bien la
comédie et croit le séduire par sa dévotion. La joyeuse assemblée se moque
bruyamment de cet homme à la robe de bure rapiécée et aux souliers poudreux. Et
le curé, sans comprendre cette insistance, conduit Montfort dans la cuisine où
il mange les restes avec les valets. De La Couture, il gagne Luçon qui n'est
qu'à quelques lieues.
A Luçon, Grignion de
Montfort prêche partout où il peut : au séminaire, où on l'accueille comme un
saint, dans un couvent de capucins et enfin dans la cathédrale. Les stalles du
chapitre se sont emplies de leurs chanoines qui pour rien au monde n'ont voulu
manquer un tel spectacle. Le thème qu'il a choisi est l'hérésie.
Les voûtes de la
cathédrale retentissent de ses violentes diatribes contre les Albigeois et on
sent planer l'ombre de saint Dominique. Toute l'assistance frémit quand il
raconte comment saint Dominique, armé de son rosaire, faisait sortir le démon
du corps des hérétiques. Du haut de la chaire, Montfort brandit son crucifix,
comme pour exorciser un démon imaginaire. La majesté du lieu donne encore plus
de force aux prédictions terribles qui terminent son sermon. La fin des temps
approche et chacun doit s'y préparer. Dieu va envoyer ses malédictions aux hommes
pour les éprouver. Et Montfort, serrant fortement sa petite statue de la Vierge
dans sa main repliée sur sa poitrine, exhorte ses auditeurs à réciter très
régulièrement le rosaire.
Il regagne ensuite La
Rochelle. Un an plus tard, en 1712, Montfort, au retour de l'île d'Yeu,
retrouve la paroisse de La Garnache. La chapelle a été restaurée : il peut
ainsi bénir la chapelle Notre-Dame-de-la-Victoire, le 5 mai 1712, jour de
l'Ascension. Une foule immense est revenue, montrant par sa présence qu'elle
n'a pas oublié la mission prêchée un an plus tôt.
Il a à peine commencé
son sermon qu'un violent orage éclate : fascinés par le nouvel envoyé de Dieu,
les gens, imperturbables, restent tous debout, tête nue, sous les trombes
d'eau. Il les exhorte à se couvrir, menaçant d'interrompre son sermon.
Il conserva un bon
souvenir de cette paroisse de La Garnache à tel point que sur son lit de mort,
il léguera au sanctuaire de Notre-Dame-de-la-Victoire quatre de ses étendards.
La paroisse de
Sallertaine n'est qu'à quelques lieues de La Garnache. Comme c'était la
coutume, les habitants de chaque paroisse font chacun la moitié du chemin, les
uns pour dire adieu au missionnaire, les autres pour lui souhaiter la
bienvenue. Hélas! la paroisse de Sallertaine n'a fourni qu'un maigre
contingent. C'est de mauvais augure.
Sallertaine n'est pas
une paroisse modèle : l'ivrognerie, 'e laisser-aller, les injustices, les
inimitiés entre familles sont chose fréquente. Quand Montfort fait son entrée
dans le bourg, on entend, dans les cabarets des chants profanes, des huées et
des insultes. Quelques pierres sont lancées dans sa direction.
Un bourgeois du lieu
s'est opposé à la venue du missionnaire. Il se rend immédiatement chez ce
libertin ; mais avant d'entrer, il arrose d'eau bénite la maison pour chasser
les mauvais esprits qui la hantent. Il pose sur le rebord de la cheminée son
crucifix et une statue de la Vierge et se prosterne. Le brave homme, mis dans
l'embarras par le prédicateur, est contraint de le suivre sur-le-champ à
l'église pour ne pas devenir lui-même la risée de tout le bourg.
Ce bourg s'élève sur un
promontoire qui domine la mer, un peu comme Pontchâteau. Grignion ne résiste
pas à l'envie d'y construire un grand calvaire qui se verra de toute la côte
montoise et du pays de Retz.
Certes, il se contente
d'une reproduction à plus petite échelle du calvaire de Pontchâteau, mais
l'ensemble n'en est pas moins imposant. Il fait creuser un Saint-Sépulcre en
contrebas de la colline; au-dessus, on construit une chapelle dédiée à saint
Michel, et enfin, couronnant le tout, trois croix sont dressées.
Plus de quinze milles
personnes assistent à la cérémonie d'inauguration. Une averse, prédite par
Montfort, est bien accueillie, car la sécheresse sévit. C'est le signe que Dieu
est avec lui.
Les pèlerins sont
accourus de tout le Marais breton. Montfort y ayant déjà prêché un an
auparavant, sa réputation n'a pas faibli. Les familles amènent leurs malades,
les mères apportent leurs enfants pour qu'il les bénisse. On se bouscule sur le
passage du saint pour toucher ses vêtements en haillons. Mais Montfort déteste
la foire d'empoigne : il ne distribue pas ses petites croix dans le désordre.
Les requérants doivent toujours s'aligner correctement et se présenter deux
par deux. De longues files se constituent pour recevoir le précieux viatique
qui éloignera les mauvais esprits, guérira une vache malade, permettra un bon
vêlage.
Mais comme à
Pontchâteau, comme à Montfort-la-Cane, l'emplacement qu'il a choisi est peu
apprécié des autorités militaires. La région relève de la compétence de M. de
Chamilly, le gouverneur de La Rochelle dont le duc de Saint-Simon disait que
l'âge et la maladie l'avaient rendu « imbécile ». Toujours est-il que l'ordre
de destruction est donné, officiellement pour les mêmes raisons qu'à
Pontchâteau : les Anglais pourraient en faire une citadelle! Mais là aussi, les
intrigues ont joué leur rôle.
Grignion s'est distingué
encore une fois à Sallertaine en admonestant une jeune fille de la société qui
bavardait à l'église; en effet il n'hésite pas à interrompre son sermon et
montrer du doigt quelqu'un dont le comportement n'est pas conforme au respect
dû aux lieux saints. La jeune fille se venge à la sortie de l'église en le
frappant à plusieurs reprises de sa canne et le prédicateur a un échange de
mots très vifs avec la mère. Celle-ci s'est aussitôt plainte aux autorités...
Le 11 juin 1712, il se
rend dans une paroisse voisine, Saint-Christophe-du-Ligneron, située de l'autre
côté de Challans, le principal bourg du Marais breton. Pendant la traversée de
Challans où c'est jour de foire, les quolibets et les injures pleuvent.
«C'est le fou de
Montfort!» crient les badauds qui voient défiler les paroissiens de Sallertaine
escortant leur héros.
Les habitants de
Saint-Christophe-du-Ligneron sont très superstitieux. Leur propension à
attribuer tout événement insolite au surnaturel les porte à voir de nombreux
miracles lors du séjour de Montfort. Il n'y a guère de paroisse où autant de
faits surnaturels soient survenus lors de toutes les missions que Grignion de
Montfort donna dans sa vie.
C'est à
Saint-Christophe-du-Ligneron qu'il prédit à un usurier qu'il n'aurait pas de
descendance et que sa femme et lui seraient ruinés et périraient sur la paille.
En fait, il a violemment apostrophé un ménage de bourgeois, les Tangaran : tout
le village les montrait du doigt car ils avaient fait rapidement fortune et on
les soupçonnait de n'avoir pas utilisé des moyens très honnêtes pour
s'enrichir. En fait, Tangaran était usurier et il avait ruiné quantité de
petites gens.
- Vous êtes attachés aux
biens de la terre, tous les deux, lance Montfort aux Tangaran, vous méprisez
les biens du ciel. Vos enfants ne réussiront pas, ils ne laisseront point de
postérité; vous deviendrez misérables et vous n'aurez pas de quoi payer votre
enterrement.
Tangaran mourra
effectivement en 1730, et sera suivi dans la tombe par sa femme en 1738. Les
habitants de Saint-Christophe-du-Ligneron interpréteront leur mort comme la
réalisation de la prophétie de Grignion de Montfort. Le père Besnard qui fut,
plus tard, supérieur de la Compagnie de Marie fit une enquête : ces événements
furent certifiés par les habitants de la paroisse, le curé et le seigneur du
lieu, M. de La Marconnay. Besnard les vérifiera lui-même lors d'une mission prêchée
à Challans en 1763.
La réalisation d'une
prophétie est, pour le peuple, la preuve de l'apparition du surnaturel et, pour
une partie du clergé, un gage de la sainteté de Grignion de Montfort.
Aux dires des habitants,
il a aussi accompli un miracle. Alors que le sacristain fait son pain, Montfort
conseille à sa fille de prier avant de commencer à travailler pour offrir son
travail à Dieu; puis il s'agenouille lui-même près du récipient qui contient la
pâte sur laquelle il trace le signe de croix avant de sortir. Le sacristain et
sa femme seront ensuite tout étonnés d'avoir suffisamment de pâte pour pouvoir
faire deux fournées au lieu d'une. Le sacristain porte un pain à Montfort pour
le remercier. Le peuple crédule crie aussitôt au miracle!
Enfin, selon la
tradition, Grignion de Montfort prédit que le calvaire, que les paroissiens
jugent fragile, pourra tenir bon jusqu'à la prochaine mission. Celle-ci aura
lieu en 1735. Une bourrasque de vent l'emportera en pleine mission, et il sera
reconstruit : une prophétie de Grignion de Montfort s'est encore une fois
réalisée!
Dans les
Mauges
En 1714, Grignion de
Montfort se trouve dans les Mauges, chez les demoiselles de Beauvau.
Au mois de mai, il
s'arrête à Roussay, à la demande du curé, le chanoine Griffon. Les habitants de
ce bourg situé au milieu des Marches communes, sont très turbulents.
Beaucoup vivent du
travail de la toile. Ils tissent à domicile pour le compte des riches
manufacturiers de Cholet. Mais c'est la fin du règne de Louis XIV; le royaume s'est
appauvri à la suite des nombreuses guerres qui grèvent le budget de l'État.
Certes, les traités de 1713 et 1714 ont ramené la paix. Mais les commandes de
toiles pour la marine se font attendre; Cholet doit se contenter de produire
des coutils. Une grande pauvreté règne dans la région, dont tous les habitants
subissent les effets.
Les gens se mettent à
boire; le vignoble nantais est à côté, et ses petits vins blancs apportent un
peu de cette gaieté qui permet d'oublier. Les ivrognes sont nombreux dans cette
paroisse des Mauges.
Tandis que Montfort
prêche, on entend de l'église le vacarme du cabaret; même le bruit des jurons
proférés à voix haute franchit le seuil de l'église. Excédé par ce vacarme le
jour du Seigneur, il quitte sa chaire et entre dans l'estaminet, renversant les
tables et bousculant les buveurs qui s'enfuient. Il saisit deux d'entre eux par
le collet et les envoie valser dehors par la porte grande ouverte. Calmé après
cette dépense d'énergie, il reprend sereinement son sermon.
Un autre jour, un
ivrogne rentre dans l'église et insulte le missionnaire; il descend à la
rencontre du pauvre homme et pris de pitié, le réconforte et le fait conduire
dans la maison des missionnaires.
C'est aujourd'hui encore
l'un des rares endroits où l'on a conservé des objets religieux laissés par
Montfort : une statue de la Vierge en bois de poirier, à l'église paroissiale,
et deux autres statuettes de la Vierge dans la chapelle qu'il fit restaurer. Là
aussi, les habitants croient tellement au surnaturel qu'ils sont facilement
enclins à voir des miracles partout et en toute circonstance.
Le seigneur du lieu, M.
Colasseau de La Machefollière, a très mal pris un sermon contre les modes
indécentes; il fait enfermer Montfort dans sa geôle située dans les souterrains
du château. Lorsque le gardien revint trois jours après libérer l'illustre
prisonnier, celui-ci s'est envolé.
Il s'est en effet
échappé tout seul et les habitants croient aussitôt à un miracle : seul un
homme doué d'un pouvoir surnaturel peut accomplir des actes extraordinaires de
cette nature.
Lorsque le calvaire est
édifié à la clôture de la mission, la croix, trop haute et trop lourde, et sans
doute mal étayée, se renverse brusquement sur la foule compacte rassemblée au
pied du calvaire. Cet exercice était toujours suivi avec une extrême attention
par le peuple qui voyait s'élever lentement ces croix massives, en retenant son
souffle.
Un cri de terreur
s'élève aussitôt, provoquant la panique. « Ciel! Ciel! » s'écrient les gens.
C'est comme si une malédiction venait de s'abattre sur eux; Montfort les a déjà
mis en garde dans ses sermons, Dieu les punit de leurs péchés. Fort
heureusement, il n'y a qu'un seul blessé. Alors, la foule encore toute
retournée n'en revient pas : c'est une explosion de joie : c'est un miracle!
Tout le monde entonne un Deo gratias
en signe de remerciement à la divine Providence.
En avril 1715, le jour
du Vendredi saint, il ouvre une mission à Saint-Amand-sur-Sèvre, gros bourg de
l'élection de Châtillon, qui dépend du diocèse de La Rochelle. Comme à Roussay,
tout le monde croit au démon. On s'en protège en gardant toujours quelques
grains de sel dans la doublure des vêtements et on se promène avec un bâton ou
bourdon, fait d'une branche de néflier, car ce bois préserve de l'ensorcellement.
Dans toute infirmité ou
dans toute maladie, on voit l'effet d'un maléfice ou d'un sort. Ces croyances
superstitieuses sont sources de désordre dans la paroisse, car on croit que
sorts et maléfices sont le résultat d'un pacte que certains ont conclu avec le
diable. On montre du doigt les familles de ces accusés. Elles sont méprisées et
vouées à l'isolement.
On lui présente une
femme ensorcelée pour la soumettre aux exorcismes de l'Église. Montfort récite
les prières de l'exorcisme : la malade, qui n'a jamais appris le latin, lui
répond parfaitement en cette langue. Il dit la messe pour elle; quelques jours
après, elle recouvre son état normal.
La réputation de celui
qu'on accusait être l'auteur du maléfice est ainsi rétablie. S'il croit en la
possession, Grignion de Montfort l'estime en réalité très rare. Les démons et
les magiciens, dit-il, ne peuvent avoir aucun pouvoir sur les vrais chrétiens :
en revanche, Dieu a celui de laisser le démon agir à sa guise et de tenter les
mauvais chrétiens.
Saint-Amand-sur-Sèvre
sera le théâtre de nombreux prodiges. Les gens sont accourus de toute la région
pour voir et entendre le saint; ils sont si nombreux que Montfort prêche le
plus souvent en plein air, au bord de la Sèvre ou dans les champs.
Une fois qu'ils sont très
nombreux et alors que la foule murmure car elle ne perçoit pas ce qu'il dit,
Montfort la rassure en promettant que tout le monde pourra l'entendre.
Le silence qu'il impose
permet effectivement à tous de saisir ses paroles. L'un des témoins rapporte :
- J'étais dans un champ,
un peu plus loin, et je l'entendais comme si j'avais été au pied de l'arbre.
Il n'en faut pas plus
pour qu'on croie au miracle de la parole divine.
Un jour, il prie sur les
bords de la Sèvre, devant un buisson d'aubépines, qu'on appelle, alors « épines
blanches ». Les eaux de la Sèvre se gonflent à la fin de l'hiver et provoquent
des inondations. L'épine blanche du saint devient le point de repère sacré des
crues de la Sèvre. Si la crue dépasse l'« épine blanche de Montfort », c'est
que Dieu est mécontent du comportement des paroissiens.
Le saint ne laissera pas
moins de trois croix en souvenir de son passage dans cette paroisse : l'une au
cimetière, une autre devant le château de La Guerche, une troisième au village
de La Barangerie.
Il se rend ensuite à
Mervent, près de Fontenay-le-Comte. Le bourg, dressé sur un promontoire
au-dessus des gorges de deux rivières, la Mer et le Vent, est très isolé dans
les bois. L'église est délabrée. Sa réfection exige la participation de la
population.
Grignion de Montfort se
tient dans le cimetière pour recevoir les aumônes : ceux qui ne peuvent donner
un sol promettent de faire un don en nature : du bois, du sable, un charroi. Il
consigne tout scrupuleusement sur un registre. Sans doute prend-il cette
précaution pour répondre à ses détracteurs et justifier ainsi de l'emploi qu'il
fait des subsides reçus.
L'église est restaurée,
l'intérieur blanchi à la chaux et une messe est célébrée. Il accomplit un
nouveau miracle : une pauvre fille avait une inflammation à l'œil qui était
devenu « gros comme un œuf ». Il bénit d'abord de l'eau et, dès que la
malheureuse humecte son œil avec l'eau bénite, la tumeur disparaît
sur-le-champ.
En août 1715, Montfort
aborde Fontenay-le-Comte, la capitale du Bas-Poitou. Il sait que les pauvres
sont ordinairement plus assidus à amasser les aumônes aux portes des églises
qu'à entendre les sermons qui s'y font, mais il ne peut souffrir qu'ils soient
privés de la parole de Dieu.
Il invente un nouvel
expédient qui lui réussit. Il emprunte un grand chaudron qu'il fait emplir tous
les jours de potage; au sortir du catéchisme qu'il fait à Saint-Nicolas, il
leur en donne à chacun deux cuillerées.
Grâce à cette soupe
populaire, il attire les pauvres à ses catéchismes et il les convertit si bien
qu'au lieu des jurements qu'on entendait prononcer tous les jours avant cette
mission, les pauvres n'ont plus à la bouche que des cantiques et se mettent à
chanter ses louanges.
En signe de remerciement
à l'égard de leur bienfaiteur, ils font eux-mêmes une quête pour bâtir un petit
autel sous les halles où ils font tous les soirs la prière.
La capitale du
Bas-Poitou est le siège d'une garnison aux ordres d'un officier, M. du Ménis.
Un incident va éclater entre l'officier et Montfort. Ces faits ont été relatés
par M. des Bastières.
Alors que Grignion de
Montfort est en train de prêcher une mission, M. du Ménis se tient dans
l'église, appuyé négligemment sur un bénitier, le chapeau sur la tête; il prend
du tabac et rit assez fort pour être entendu. Ses propres soldats ont pourtant
obtenu l'insigne faveur de suivre la mission des femmes car ils doivent partir
en manœuvre alors que Montfort s'est fait une règle de prêcher des missions
séparées pour les hommes et les femmes. Mais il a cédé, pensant que les soldats
en avaient bien besoin.
Montfort, choqué par
tant d'inconvenances, va prier le capitaine de quitter l'église. M. du Ménis
lui rétorque fort brusquement qu'il ne sortira point et affirme qu'il a autant
le droit que lui de rester dans l'église et qu'il est aussi bon chrétien que
lui. Montfort donne alors sa mission pour les femmes et il tient particulièrement
à cette séparation. Aussi, il prie l'officier de revenir le lendemain pour la
mission des hommes. Mais, celui-ci ne l'entend point de cette oreille et menace
Montfort de lui passer son épée au travers du corps. Il se met à jurer et à
blasphémer.
Des femmes, arrivées en
renfort, bousculent l'officier. Celui-ci, racontera Montfort à M. des
Bastières, « entra dans une furie plus que diabolique et se jeta sur moi comme
un lion rugissant, me prit à la gorge et me donna deux coups de poing sur
l'estomac avec tant de violence et de force que je pensai tomber à la renverse
évanoui ».
L'officier très vexé
veut infliger une leçon au prêtre. « M. du Ménis et ses soldats, dit M. des
Bastières, l'attendaient au cimetière, ayant tous le sabre nu à la main. »
Montfort passe au milieu d'eux, escorté par une procession de femmes, tremblant
comme une feuille morte.
L'affaire est évidemment
portée devant Mgr de Champflour. M. du Ménis va même le voir dans sa maison de
campagne située à l'Hermenault. Mais l'évêque de La Rochelle donna raison à son
missionnaire et non à l'officier tapageur.
Une croix doit être
aussi plantée à Fontenay. Mais le choix de l'emplacement fait naître des
divergences avec le curé de Fontenay-le-Comte. Comme d'habitude, Montfort
souhaite l'ériger sur le point le plus haut de la cité mais le curé la veut «
dans un enfoncement ».
Ce léger incident est
très révélateur des réserves du clergé face à la pastorale de Grignion de
Montfort. Le curé de Fontenay, en choisissant un lieu discret pour planter la
croix, entend bien minimiser son importance : c'est une forme de désaveu des
dévotions trop voyantes que Montfort cherche à susciter parmi les fidèles.
Après Fontenay, il va à
Vouvant, paroisse voisine de Mervent et tout aussi abandonnée. Il y a à Vouvant
une « folle »; il essaye en vain de l'exorciser.
Devant cet échec, il se
contente de lui donner des conseils pour profiter de son état de façon
chrétienne. La folle se met alors à prophétiser : elle lit dans les
consciences. Elle devient une auxiliaire précieuse de Montfort car, dit-on,
elle devine les péchés et les pécheurs impénitents vont ensuite trouver
Montfort pour se convertir.
Dans cette paroisse de
Vouvant, il rencontre une très forte opposition. Nombre d'habitants boudent
ostensiblement ses offices. Il a beau fustiger ces impies, aucun miracle ne se
produit. La mission de Vouvant est un échec. Et il doit même partir sous les
menaces.
La
grotte de Mervent
Lorsqu'il était à La
Rochelle, il aimait goûter à la solitude. Or il a découvert lors de ses missions
à Mervent un lieu propice à la méditation et à la contemplation de la nature.
La forêt de Mervent est composée d'arbres majestueux qui se dressent au-dessus
de rochers abrupts. Il a repéré une petite cavité creusée dans la falaise,
surnommée la grotte des Faons.
Il en fait un abri. Il
veut aussi édifier un mur pour se protéger de la bise ; il commence à défricher
un jardin et projette de construire une route jusqu'à Fontenay-le-Comte tout
proche. Veut-il mourir dans ce lieu abandonné, loin de tous et de tout, comme
il a souhaité vivre?
Loin du monde, en cet ermitage
Cachons-nous pour servir Dieu,
écrivit-il.
Il aime cette nature
sauvage, intacte, non défigurée par l'homme, telle qu'au paradis terrestre de
ses rêves :
Ces beautés toutes naturelles
N'ont que Dieu pour leur auteur :
Jamais l'homme pécheur
N'y mit ses mains trop criminelles.
La contemplation de la
nature lui inspire des pages qui rappellent le Chateaubriand du Génie du christianisme :
On entend l'éloquent silence
Des rochers et des forêts
Qui ne prêchent que paix,
Qui ne respirent qu'innocence.
Mais là encore Montfort,
même retiré du monde, indispose : la forêt de Mervent fait partie du domaine
royal. Il a bien prévenu le grand maître des Eaux et Forêts de La Rochelle et
Mgr de Champflour, mais cela ne suffit pas.
Procès-verbal est dressé
le 28 octobre 1715 par Charles Moriceau, subdélégué des Eaux et Forêts de
Fontenay-le-Comte, sur la requête du procureur du roi : on l'accuse d'avoir
construit un mur, de s'être emparé de la huitième partie d'un arpent de terrain
inculte et d'avoir arraché sept vieilles souches de châtaigniers, propriété du
roi!
Ces mesquineries
administratives montrent bien qu'il est devenu un personnage gênant, agaçant de
plus en plus les gens du monde par son comportement. Toute tracasserie est
bonne pour lui nuire.
CHAPITRE
IX – LE NOUVEAU SAVONAROLE
Interdit dans de
nombreux diocèses, honni des gens du monde, suspecté par les sulpiciens,
Louis-Marie Grignion de Montfort irrite en outre son propre entourage qu'il
intrigue par sa singularité.
Les pratiques du nouveau
Jean-Baptiste semblent non seulement anachroniques mais outrées, bizarres,
extravagantes; elles choquent, au point de les scandaliser, les membres d'un
clergé pénétré d'humanisme dévot, devenu depuis la réforme sulpicienne de plus
en plus exigeant sur la tenue ecclésiastique, n'admettant chez un ministre de
Dieu que des vertus discrètes et un zèle plein de réserve et de dignité.
L'abbé Dubois, aumônier
à l'hôpital de Poitiers, nous a laissé son témoignage sur le comportement de
Grignion de Montfort dans cet hôpital : « Malgré des travaux si pénibles et si
continuels, écrit-il, il jeûnait (...) trois fois la semaine, mercredi,
vendredi, et samedi; son unique repas était un potage maigre avec deux œufs et
un peu de fromage. Toujours il était chargé de chaînes de fer autour du corps
et des bras, si étroitement qu'à peine pouvait-il se courber. (...) Il ajoutait
des macérations sanglantes et fréquentes, couchait sur un peu de paille et fort
mal couvert. Il ne mangeait souvent que du pain bis et toujours les deux tiers
ou les trois quarts d'eau dans son vin.
« A tous nos repas du
soir et du matin, il faisait ordinairement mettre à notre table un pauvre à qui
il donnait à boire dans son même verre qu'il emplissait de vin et d'eau, afin
qu'il restât au moins le tiers qu'il prenait ensuite maladroitement en y
remettant une goutte d'eau ou de vin pour cacher son premier dessein (...)
« Le pauvre dont il
buvait le reste était ou écrouelleux, ou atteint de quelque autre mal dangereux
et capable de causer de l'horreur.
« Un pauvre homme que la
pauvreté avait conduit à l'hôpital général se trouva enfin couvert d'infection
et de pourriture causée par un mal honteux, sans parents, sans amis et rejeté des
infirmiers publics, prêt à être abandonné et chassé de l'hôpital général à
cause du danger de son mal, et il ne trouva personne pour en prendre soin. Il
se chargea du gouvernement entier de ce malade, il le fit mettre dans un
endroit séparé où il lui servit de chirurgien et d'infirmier; lui seul rendit
tous les services que requérait une maladie si dangereuse et si dégoûtante, le
nettoya et jeta ses ordures lui seul, etc., jusqu'à la mort, sans qu'il en ait
été incommodé le moins du monde.
« Un jour, à une
religieuse hospitalière qui avouait son dégoût à donner certains soins aux
malades, le saint prêtre rapporta avec simplicité la manière dont il s'était
" servi " lui-même pour se dominer. Il avait extrait du pus dans un
petit plat et l'avait bu d'un trait, n'ayant jamais rien avalé, disait-il, de
si bon goût ni de plus délicieux. »
Un jour, le frère
Nicolas, qui l'accompagne dans ses déplacements, lui demande comment faire
pénitence. Il se contente de lui montrer son bras : une grosse chaîne de fer
hérissée de pointes l'entoure; elle est serrée si fort que du sang s'en écoule
et la chair passe par-dessus.
En fait, Louis-Marie
Grignion de Montfort s'offre en modèle à ses contemporains. Il ne déroge pas à
la longue tradition illustrée par ses prédécesseurs, Charles Borromée, Pierre
d'Alcantara, Philippe Néri ou dom Claude Martin. Sainte Thérèse écrivait à la
mort de Pierre d'Alcantara (1499-1562) que «sa maigreur était si extrême qu'il
avait l'air fait de racines d'arbres ». Lorsque Charles Borromée meurt à
quarante-six ans exténué par les privations et les sévices corporels qu'il
s'est infligés, on découvre l'étendue et la dureté de ses pénitences : les
épaules sont labourées par les meurtrissures de la discipline, son corps
déchiré par les pointes du cilice.
A prêcher ce même
comportement à tous les serviteurs de Dieu qu'il rencontre, Grignion de
Montfort dresse contre lui l'ensemble du clergé. Il choque non seulement les
mondains, mais aussi les sulpiciens et les jansénistes.
Son modèle de discipline
et de piété s'inscrit en contrepoint de la vie mondaine d'un grand nombre de
prêtres. Et lorsqu'il les rencontre au hasard de ses pérégrinations, il ne peut
s'empêcher de les « sermonner ».
Ces hommes d'Église
roulant en carrosse, poudrés, musqués, coureurs de parties fines, s'offusquent
et prennent des airs scandalisés devant ce loqueteux entouré de gueux. Ce sont
souvent ces mêmes hommes d'Église qui, après être venus écouter un sermon pour
se moquer de lui, vont se plaindre auprès des évêques et demandent de
l'interdire. Certes, il convertit nombre d'entre eux qui veulent racheter leur
fautes passées en changeant de comportement, mais il s'attire l'inimitié d'un
plus grand nombre.
Il préconise le retour
aux sources de l'Évangile et il s'appuie sur l'exemplarité de sa vie pour
convertir les hésitants. Mais il prend l'Évangile au pied de la lettre : et
l'Église n'impose pas la mortification.
Il ravive des légendes
et des dévotions avec lesquelles l'Église prend ses distances depuis le concile
de Trente.
Aussi, n'est-il pas
critiqué seulement par les jansénistes mais par la majorité du clergé et des
prélats. Dès lors, l'étrangeté de son comportement amène nécessairement à
s'interroger sur sa santé mentale.
Les directeurs de
Saint-Sulpice ont été les premiers à condamner son attitude. Ses manières sont
à l'opposé de celles qu'on prône à Saint-Sulpice : l'esprit de la maison est un
esprit de « vie intérieure et cachée en Jésus-Christ », aime-t-on à répéter
dans la célèbre institution.
N'oublions pas que
Molière se rit des dévots de la Compagnie du Saint-Sacrement dans son Tartuffe. Les sulpiciens insistent pour
que la dévotion soit tout intérieure et ne puisse donner prise aux railleries
d'un Molière ou autres personnes du monde.
Or lui, déguenillé,
prêchant dans les carrefours, courant les grandes routes, querellant les
ivrognes et les baladins, apparaît comme un aventurier suspect qui compromet la
dignité ecclésiastique.
Les sulpiciens vont être
les premiers à s'interroger et à donner corps, malgré eux, au discrédit qui le
frappe, en semant un certain doute.
« Voilà à quoi sont
exposés les vertus rares et les hommes qui ont quelque chose d'extraordinaire;
on en pense diversement; ils partagent les cœurs comme les esprits les plus
sages et les plus éclairés de peur de condamner un saint ou de canoniser un
hypocrite », écrira plus tard Jean-Baptiste Blain.
L'évêque de Nantes
renchérit. Montfort peut être aussi bien « un grand saint qu'un hypocrite fieffé
». Ange ou démon? Possédé de Dieu ou de Lucifer? Faut-il choisir? Ne pouvant
trancher péremptoirement, le clergé se méfie. En demeurant dans l'expectative,
il entretient un climat de méfiance autour de lui.
On l'accuse surtout
d'être un simulateur : avec ses guenilles, ses coups de force contre les
scandales, l'homme fait du théâtre, dit-on. On se demande si une personne qui
se domine si bien face aux réprimandes les plus acerbes n'est pas capable de
jouer la comédie et de la jouer sur toute la ligne.
Le tort de Montfort aux
yeux du siècle, Église et mondains confondus, c'est d'extérioriser une pratique
que la réserve impose de rendre intérieure. Sa dévotion s'inscrit dans son
regard. Dans la vie quotidienne, il semble prendre une mine inspirée pour tout
ce qu'il fait : avancer une chaise, ouvrir une porte, offrir de l'eau bénite,
se laver les doigts. Et dans la pratique des vertus, son visage est empreint
d'une expression encore plus appuyée jusqu'à paraître factice et ridicule. Déjà
à Saint-Sulpice, ses camarades se moquaient de lui.
Son outrance contraste
avec la retenue qui est devenue l'exigence suprême du siècle et dont les pièces
de Racine en sont la traduction théâtrale; pourtant, le dramaturge janséniste
met en scène des personnages en proie au destin, comme Montfort, mais qui
n'extériorisent pas leur passion car leur lutte reste intérieure.
Les vertus de Montfort
ne sont pas cachées, discrètes, elles éclatent au grand jour, transparaissent
dans sa personne, son visage, ses gestes, ses vêtements.
Il veut manifester la
pauvreté évangélique de façon voyante, dans le but d'édifier le peuple. Il
porte des haillons et se nourrit comme un pauvre. Il demande l'aumône comme un
mendiant.
La prière, il ne saurait
la concevoir seulement silencieuse et secrète : Montfort témoigne de
Jésus-Christ en priant publiquement. Un jour, sur un coche d'eau qui traverse
une rivière, deux cents personnes s'entassent : les gens vont a la foire, les
maquignons aux propos grossiers côtoient les revendeuses au verbe haut. C'est
l'arche de Noé, mais non une arche sainte. Montfort s'agenouille et demande aux
gens de réciter le rosaire avec lui. On commence par rire de lui, mais bientôt,
tous se mettent à réciter des Ave.
Les directeurs de
Saint-Sulpice ont des raisons d'être méfiants, car l'Église est toujours
secouée par les retombées de l'épopée janséniste de Port-Royal. Les dames de
Port-Royal mènent la même vie austère que Grignion de Montfort et se mortifient
pour atteindre aussi la sainteté.
François de Sales, qui
fut directeur de conscience de la mère Angélique Arnauld peu de temps avant de
mourir, dut la mettre en garde contre ses excès de mortification. Saint-Cyran,
qui lui succéda, plaçait aussi la perfection sur de hauts sommets auxquels
seules des âmes bien trempées pouvaient accéder. Or, le respect de règles aussi
formelles est-il bien le meilleur chemin pour parvenir à ces sommets? se
demande-t-on tout simplement à Saint-Sulpice.
Jean-Baptiste Blain, qui
pourtant le connaît très bien, est lui-même de plus en plus interloqué. Gagné
par le doute, il va consulter M. Leschassier pour connaître les sentiments
profonds d'un éminent spécialiste de la grâce sur l'étrangeté de son ami
Montfort.
« Est-il dans le bon
esprit? N'est-il point dans l'illusion et dans une voie d'égarement? » se
demande-t-on dans les cercles ecclésiastiques de la capitale qui gravitent
autour de Saint-Sulpice. Montfort devient un objet de curiosité de la part des
savants théologiens et des séminaristes de Saint-Sulpice. Si les dévotes de
cette paroisse s'extasient devant ce personnage qu'elles prennent pour l'envoyé
de Dieu, comme autrefois Mme de Montespan, les sulpiciens demeurent réservés.
Dans les salons, les
avis sont partagés. « On l'étudiait, on l'examinait, on l'interrogeait, dit
J.-B. Blain (...) Il fut souvent sur le tapis. Chacun voulait faire ses
prédictions sur lui, chacun voulut émettre ses idées. On avouait qu'il était un
saint et on faisait l'éloge tantôt de sa grande modestie, tantôt de son
recueillement, tantôt de son humilité, souvent de sa grande mortification et de
ses austérités, d'autres fois de son amour pour la pauvreté et les pauvres, de
sa charité et de son zèle, et surtout de sa grande tendresse et dévotion pour
la Vierge Marie. »
Mais son étrangeté
provoque aussi l'incrédulité : « Et ce qui est étonnant, on doutait s'il était
dans la voie des saints », ajoute J.-B. Blain.
« Il est très humble,
très pauvre, très mortifié, très recueilli, et cependant j'ai de la peine à
croire qu'il soit conduit par le bon esprit », confie M. Leschassier, toujours
aussi discret et abrupt.
J.-B. Blain s'étonne
d'une telle affirmation : « C'est sur l'humble que repose l'esprit de Dieu,
c'est l'Écriture qui l'assure, et on doute si cet homme, reconnu pour très
humble, est conduit par le bon esprit! On avoue qu'il est très pauvre, très
recueilli, très mortifié, c'est-à-dire qu'on lui accorde les vertus
évangéliques et la ressemblance de Jésus-Christ, et on doute si c'est son
esprit dont il est animé! Quel mystère! »
C'était, dira le père
Besnard, troisième supérieur de la Compagnie des montfortains, « un homme qui
n'était pas comme les autres, un homme qui, étant dans le monde, semblait
n'être pas du monde; et dans ce genre de singularité, il allait toujours
croissant, plus il vivait parmi les hommes, moins il vivait comme les autres
hommes. »
Ce qu'on reproche
toujours à Montfort, et qui lui attire la méfiance, sinon la réprobation de
Saint-Sulpice, c'est son excès de dévotion à la Vierge Marie. Lors d'un sermon
qu'on l'a exceptionnellement autorisé à prêcher l'hiver 1703-1704 à Paris, il
se complaît dans la paraphrase du Magnificat ; les dévots en sont édifiés mais
les doctes s'effrayent à nouveau : dans son zèle à rechercher la fusion avec la
Vierge Marie et à lui ressembler, il semble finir par se confondre avec elle.
Il s'identifie presque à elle.
Les discussions vont bon
train dans tous les diocèses où il séjourne. Dans les chapitres, les débats
prennent souvent une tournure vive. De nombreux chanoines, souvent férus de
théologie, passionnés par les débats doctrinaux qui divisent l'Église et
auxquels le concile est loin d'avoir mis fin, s'empoignent au sujet de son
personnage.
Même à La Rochelle, où
il bénéficie de la protection officielle de Mgr de Champflour, il est critiqué
pour sa doctrine et ses pratiques par des membres du clergé. L'évêque doit
céder devant la désapprobation générale : trois chanoines du chapitre, réputés
pour leur science théologique sont chargés de contrôler ses prédications. Ils
se rendent à ses sermons et prennent force notes. La procédure tient plus du
tribunal de l'Inquisition que d'un jury de thèse de doctorat de théologie à la
Sorbonne. Le verdict rendu par les chanoines lui est favorable ; mais les
calomnies continuent à circuler à La Rochelle où on le traite d'aventurier, de
bateleur, d'hypocrite.
Il a réintroduit des
excès que le concile de Trente vient de condamner, à la fois pour mettre fin
aux déviations de la fin du Moyen Age et pour se concilier les protestants dont
les reproches contre les mêmes abus étaient souvent fondés. C'est pourquoi il
se heurte à tous ceux pour qui le renouveau du catholicisme passe par la
rupture avec les pratiques religieuses populaires du Moyen Age.
Lui-même se réclame à la
fois des mystiques comme saint Bernard de Clairvaux et des moines mendiants, de
saint Dominique à saint Vincent Ferrier.
II fait irruption dans
la vie de l'Église à un moment où le clergé est déjà divisé par la querelle
janséniste. Apparemment, rien ne le distingue particulièrement des jansénistes.
Il partage avec eux le même rigorisme moral. Cependant les différences
doctrinales sont incontestables.
Ainsi, le janséniste
nantais La Noë-Ménard recommandait, comme Montfort, la communion fréquente. «
Il serait à souhaiter, disait-il, qu'aucun dimanche ne se passât que les
fidèles ne se nourrissent de ce pain céleste. » Mais les jansénistes placent
entre le fidèle et la sainte table de telles barrières, un réseau si dense de
d'interdits, ils mettent tellement en garde contre le danger des profanations,
ils accumulent à ce point les effroyables conséquences de la « mauvaise
communion » que la crainte d'y succomber devient une hantise : dans la
pratique, leur rigorisme aboutit à éloigner les fidèles de la communion.
Ils ont les mêmes
préventions vis-à-vis de la confession : alors que Montfort donne facilement
l'absolution de leurs péchés aux fidèles, les jansénistes sont très méfiants,
ont une conception de Dieu qui éloigne les fidèles de celui-ci, alors que toute
l'action de Montfort consiste à les en rapprocher.
Le plus vif reproche qui
lui est fait concerne sa propension à quêter. Au début du XVIIIe siècle, dans
les milieux éclairés, s'élabore une critique de plus en plus radicale de la
mendicité qui dépasse de loin les petits cercles jansénistes.
L'Église elle-même
interdit toute mendicité à l'intérieur des édifices religieux. On a établi une
distinction entre les « pauvres honteux » et la misère suspecte des vagabonds
et mendiants. Les premiers seuls sont dignes de recevoir un secours. Pour les
autres, on estime qu'il faudrait les occuper, et on envisage une politique de
grands travaux, de façon à ce qu'ils se rendent utiles envers l'État. Certains
curés ne donnent-ils pas déjà l'exemple en leur procurant de menus travaux dans
les fabriques qu'ils ont créées près de leurs presbytères; les hôpitaux aussi
développent une activité semi-industrielle.
Montfort tombe là sous
les feux croisés de multiples accusations. Premièrement, il est toujours suivi
d'une cohorte de mendiants qui troublent l'ordre public. Il entretient donc parmi
ces gueux l'illusion qu'on peut vivre au gré de la Providence sans travailler.
Ensuite, les missions détournent les laboureurs du travail des champs et
privent l'agriculture de bras utiles au moment où on en a le plus besoin, se
plaignent de leur côté les fermiers.
Il « ruine » les petites
gens en quêtant auprès d'eux et en leur vendant des objets pieux,
surenchérissent les jansénistes. Ces objets sont incompatibles avec une
religion austère et dépouillée. De plus, ils risquent d'enraciner les croyances
superstitieuses de ceux qui suivent aveuglément le missionnaire.
Il devrait se contenter
de demander des secours auprès des seuls gens aisés des paroisses à qui incombe
ce devoir de charité, disent ces détracteurs.
L'accusation peut se
résumer en un mot : il développe une conception très mercantile de la religion.
On va jusqu'à lui reprocher de vendre les sacrements : c'est la traditionnelle
accusation de simonie qui était assortie de peines très lourdes par l'Église au
Moyen Age. Les rumeurs vont bon train : et c'est l'un de ses éphémères
compagnons qui « le calomnia ainsi de la manière la plus cruelle et la plus
ignominieuse », rapporte l'un de ses biographes, M. Grandet : « Celui-ci
publiait partout qu'il vendait des sacrements et qu'il était un des plus zélés
sectateurs de Simon le Magicien. »
Mais n'exerce-t-il pas
un véritable pouvoir charismatique sur les habitants des campagnes? Cela peut
suffire à autoriser les esprits critiques à l'accuser de simonie. A ces pauvres
gens dont l'humilité naturelle le séduit, il promet le ciel alors qu'il est
très sévère à l'égard des gens du monde : le chemin qui mène ceux-ci vers le
paradis est hérissé d'obstacles quasiment infranchissables, et ils doivent
apprendre à renoncer au monde : c'est effectivement le parti qu'adoptent tous
les gens de la société qu'il convertit.
Ces gens du monde, il
les hait. Il fait figure de justicier. Car il n'est pas seulement un « saint
prêtre », ce qu'on ne peut lui reprocher, mais il apparaît comme un envoyé de Dieu
à qui chacun doit rendre des comptes. C'est ce que semble traduire son
comportement. On se pose nécessairement la question : N'est-ce pas un
imposteur?
En effet, il ne se
contente pas de parler en chaire en toute liberté, mais il passe à l'action
avec la hardiesse et l'autorité d'un homme effectivement chargé d'une mission
et muni des pleins pouvoirs, enquêtant sur tout, inspectant tout, réformant les
abus, édictant des règlements, réprimant lui-même les désordres, menaçant les
récalcitrants de la colère de Dieu...
Si certains évêques le
soutiennent, c'est qu'il rend service à l'Église : il est patent que ces
méthodes produisent sur le peuple de merveilleux effets. Et sa popularité, à
défaut d'être un gage de sainteté, le fait accepter dans les diocèses de La
Rochelle et de Luçon. Mais Grignion de Montfort n'est pas maître des sentiments
et des attitudes que sa vue inspire aux gens du peuple.
Montfort prête le flanc
aux accusations de possession, car il se dit lui-même possédé par Dieu; mais le
démon et Dieu se livrent un combat acharné en lui. Il se laisse toujours guider
par la divine Providence : feu follet de Dieu, il va de paroisse en paroisse,
sans itinéraire, c'est un véritable vagabond. Et parce qu'il s'en remet
réellement à la Providence, il vit comme quelqu'un en qui Dieu agit. « Dieu
s'est voulu servir de moi pour faire de grandes conversions dans la maison et
hors de la maison », écrivait-il à M. Leschassier, le 4 juillet 1702.
Il a intériorisé Dieu et
possède parfaitement le message évangélique jusqu'à interpréter tout événement
qui survient par rapport à l'Évangile.
Lorsqu'il parle dans un
sermon, c'est Dieu qui parle en lui. Lorsqu'il pleure, il déclenche des scènes
d'émotion collective, car la foule entre totalement dans son « jeu ». Il n'est
donc pas étonnant que Montfort ait subi les mêmes critiques que les camisards.
Aux yeux du siècle, c'est un illuminé. Pour ses défenseurs, il reçoit sa
lumière de Dieu. Mais, pour ses détracteurs contemporains : c'est un sorcier,
un possédé. Les mondains estiment sa vie extravagante. Voilà pourquoi des
évêques non jansénistes lui ont interdit la prédication dans leur diocèse.
Lorsque Louise Trichet
apprend à sa sœur, Elisabeth, en 1700, qu'elle va se confesser à lui, celle-ci
lui répond :
- Tu deviendras folle
comme lui.
Les camisards passent
également pour des illuminés. On dit qu'ils « prophétisent ». Un simple paysan
peut être frappé par une crise de prophétisme : « illuminé » par la présence
divine, il devient prophète. Jean Cavalier en a décrit les symptômes : «
Aussitôt après que la prédication fut finie, je sentis comme un coup de marteau
qui frappa fortement ma poitrine et il me sembla que ce coup excitait un feu
qui se saisit de moi et qui coula dans toutes mes veines. Cela me mit dans une
espèce de défaillance qui me fit tomber. »
Un autre camisard,
Durand Fage, décrit ainsi l'arrivée de l'inspiration : « En même temps, ma
langue et mes lèvres furent subitement forcées de prononcer avec véhémence des
paroles que je fus étonné d'entendre, n'ayant pensé à rien et ne m'étant pas
proposé de parler. »
L'historien Philippe
Joutard[20]
rapporte qu'un « inspiré », pour prouver la vérité de ses affirmations, serait
passé au milieu des flammes sans être brûlé.
Autant de faits qui
amènent à souligner l'analogie entre ces camisards et Grignon de Montfort, qui
avoue lui-même recevoir son inspiration de Dieu.
Les camisards, tout
comme Montfort, se sentent investis d'une mission divine : ils doivent sauver
le monde de ses péchés. La main de Dieu les rend invincibles. Plus tard, les
Vendéens ne craindront pas les balles des Bleus, comme les camisards s'étaient
sentis forts face aux dragons du roi. Les camisards marchent au combat en
chantant des psaumes, comme Montfort anime ses processions de mission avec ses
cantiques.
« Que Dieu se montre seulement
et l'on verra en un instant abandonner la place » dit le psaume 68 que chantent
toujours les camisards, en allant affronter les soldats.
Les phénomènes
surnaturels abondent dans le merveilleux montfortain comme dans la légende
camisarde. Grignion de Montfort « jette des sorts », tout au moins lui
attribue-t-on ce pouvoir, d'autant que le peuple et le bas clergé croient
encore facilement à la sorcellerie.
Le père Maunoir
racontait avoir découvert à Saint-Guen, en Bretagne, l'existence d'une secte satanique.
Les adeptes se réunissaient dans des assemblées nocturnes dans une lande
immense et déserte et s'adonnaient à la lueur des torches de poix et de résine
aux pires abominations, dansant autour d'un trône où siégeait un monstre
horrible, l'adorant, lui donnant de honteux baisers, se livrant à lui corps et
âme, reniant Dieu, Jésus-Christ, la Vierge Marie et abjurant la foi de leur
baptême. Pour sceller le pacte infernal, ils étaient marqués sur le cou d'un
signe indélébile et avaient leur nom inscrit sur un livre noir avec le sang
tiré d'un de leurs doigts. Or, lorsqu'une mission était donnée dans une
paroisse, des hommes armés couraient, la nuit, de maison en maison, arrachant
aux irrésolus la promesse de ne pas y prendre part.
Aux dires des gens, Montfort
a des pouvoirs occultes. Il voit à travers les murs, entend à distance ce qui
se murmure à l'oreille, il guérit, il multiplie les pains, il lit dans les
consciences, fait des prédictions. Il fascine les foules, retourne en sa faveur
les récalcitrants.
Son comportement secret
cache une énigme : y a-t-il quelque chose d'inavouable? A-t-il fait un pacte
avec le diable? A l'époque, le peuple attribue au diable les pouvoirs qu'ont
les devins. Montfort fascine parce qu'il fait peur. Toutes ses prédictions se
réalisent... La haine qui s'accumule contre lui s'alimente de la peur de ses
pouvoirs. Lorsqu'il interdit une fête dans un village, on respecte
immédiatement ses ordres, car on craint une malédiction si on les enfreint.
Montfort lui-même croit
au démon et a une conception très manichéenne du monde. Toutes les fêtes, fêtes
du monde ou fêtes populaires des villages, sont des occasions de péché. Aussi
choisit-il systématiquement les lieux ou jours de fêtes païens pour les
transformer en leur contraire.
Lors d'une mission, il
choisit exprès le jour de carnaval pour planter des croix, exaspérant ainsi les
gens du monde qui veulent donner un bal masqué. Et le peuple qui lui aussi fête
carnaval est privé de ces réjouissances habituelles, mais c'est le prix à payer
pour gagner le paradis!
Les fêtes votives on
perdu leur signification ancienne; elles avaient lieu pendant les périodes de
foires. Il était donc normal qu'il y eût des assemblées ce jour-là. Certes,
elles étaient devenues partout l'occasion de festivités populaires donnant lieu
à des débordements. Mais Montfort veut leur redonner le sens qu'elles ont
perdu.
Les cabaretiers
faisaient de grosses recettes ces jours-là : Montfort, en leur interdisant
d'ouvrir et de servir à boire bouleverse des coutumes bien établies et irrite
la profession des cabaretiers. Le repas frugal recommandé aux pèlerins
contraste avec les ripailles qu'on pouvait faire dans les auberges. En attirant
les malédictions sur ceux qui contreviennent à ses règles de morale, il se fait
craindre et cela accentue l'animosité contre lui. Il ne cesse de mener des
actions exemplaires contre le vice. A La Rochelle, il pénètre dans une maison
de débauche pour en arracher les malheureuses victimes; il confie ensuite les «
nouvelles converties » à de pieuses personnes qui leur serviront d'anges
gardiens.
A Esnandes, près de La
Rochelle, la croix doit être placée, la veille de Noël, jour de jeûne et
d'abstinence, à proximité d'une auberge. Dans celle-ci, c'est un vrai carnaval
: danses au son des violons et des hautbois, repas plantureux, on sert des
poulets à la broche. Montfort en est navré : il se rend sur place : ses paroles
ne font qu'exciter les rires et les quolibets. Contenant sa sainte colère, il
se met à genoux pour implorer la miséricorde divine. En se relevant, il dit
d'un ton prophétique à l'aubergiste :
- Va, malheureux! Tu
périras misérablement, toi et toute ta famille!
Quelque temps après la
mission, l'aubergiste deviendra perclus de rhumatismes et se mettra à trembler
de tous ses membres : il mourra méprisé et sa femme s'adonnera à la boisson.
L'auberge sera « l'auberge de la malédiction ».
Montfort prêche une
morale très exigeante et cherche à l'imposer à tous quelle que soit leur
condition sociale.
Les honnêtes gens qui
pratiquent la religion par habitude sans avoir nécessairement des sentiments
chrétiens très poussés s'offusquent des rappels à l'ordre constants du
prédicateur. Celui-ci juge les toilettes des dames indécentes et les admoneste
en public. Il affirme sans ambages que les chrétiens mondains ne sont pas de
vrais chrétiens : il énonce dans un cantique, le Vrai Chrétien, des vérités qui
ne sont pas bonnes à entendre :
Comme un païen, vous n'aimez que le monde
Et vous aimez comme une bête immonde.
Comme un renard, vous pillez par finesse,
Et comme un chien, vous aboyez sans cesse.
Paon orgueilleux, vous n'aimez que la gloire;
Pourceau gourmand, vous ne cherchez qu'à boire.
Comme un aspic, vous piquez votre frère
Et vous fermez l'oreille à sa misère.
Ses sermons sont de la même
veine que ce cantique et il se répand en invectives sanglantes dont personne
n'est à l'abri. Son absence de retenue choque les gens du monde.
Aussi ceux-ci
s'empressent-ils de se plaindre partout contre ce pourfendeur du vice qui se
mêle de tout, qui s'immisce dans le secret des familles, qui dépeint les
honnêtes gens sous les traits les plus affreux, promet une mort prochaine à
ceux qui ne lui plaisent pas...
Comment supporter un
homme qui recherche la souffrance, qui méprise l'argent, qui veut vivre pauvre
parmi les pauvres, vêtu de haillons et mendiant? Nouveau Jean-Baptiste
ressuscitant les temps évangéliques, il dresse l'absolu face aux accommodements
bourgeois. Il exhorte à fuir le monde et ses divertissements. Il ne se contente
pas de fustiger les gens du monde. Il a aussi la dent dure contre les gens de
condition plus modeste qui cherchent à gagner de l'argent. Dans le Cantique de
saint Pompain, il critique le « gagne-petit qui vient vendre sa bête à la foire
le dimanche ».
Grande perte et peu de profit :
Il vend son âme avec sa bête;
Il perd son Dieu : quelle conquête!
Enfin, fidèle à la
tradition de l'Église, il pourfend les usuriers qui exploitent les pauvres
gens; il a prophétisé sa ruine à l'usurier de Saint-Christophe-du-Ligneron.
Pourtant, malgré toutes
ces critiques, Grignion de Montfort a des admirateurs chez les gens du monde.
Son comportement exemplaire suscite même des conversions.
A La Rochelle, la femme
du gouverneur, Mme de Mailly, devient une dévote de la Vierge et s'étant
retirée à Paris, fréquente assidûment l'église Saint-Sulpice. Cette
métamorphose a fait grand bruit dans les salons rochelais où l'on ne parle plus
que de l'étrange prédicateur qui prêche au couvent des dominicains.
Une demoiselle de la société,
Bénigne Pagé, fille d'un fonctionnaire des finances, fait alors le pari de se
rendre à un sermon de Montfort pour en rire ostensiblement. Elle s'est juré de
désarçonner l'orateur en lui coupant le fil de son discours.
Elle se rend un soir à
la chapelle des dominicains, parée de ses plus beaux atours, espérant bien une
de ces interruptions de sermon que Montfort ne sait éviter face aux mondains.
Elle se régale à l'avance d'une apostrophe publique, pensant le tourner en
ridicule aux yeux du monde. Mais Montfort ne tombe pas dans le piège de la
séductrice et se contente d'un regard de compassion pour la «jeune pécheresse
».
Comme il a le don de
faire pleurer son auditoire par des récits imagés des malheurs du monde,
l'assistance fond bientôt en larmes et la jeune fille est elle-même tout émue.
Dans la nuit, elle rassemble quelques affaires et va sonner à la porte du
couvent des clarisses, se jurant de ne plus voir personne. Les parents se
résignent à la perte de leur fille, non sans avoir menacé auparavant de brûler
le monastère des clarisses. Leur fille prendra le nom de sœur Saint-Louis, en
souvenir de Montfort. Son exemple est contagieux : plusieurs jeunes filles
entrent à sa suite dans les couvents de La Rochelle.
A Villiers-en-Plaine,
entre Niort et La Rochelle, c'est le tour de Mme d'Orion. Celle-ci a laissé le
récit de sa propre conversion :
« J'engageai donc M.
d'Orion à aller passer le temps de la mission à Villiers, avec dessein formé
intérieurement de ne point faire ma mission, et aussi de bien examiner tout ce
que ferait ou dirait M. de Montfort pour m'en divertir après la mission.
« Après avoir réfléchi
pendant plusieurs jours sur ce que je ferais ou sur ce que je ne ferais pas, je
pensai que je ferais mieux, pour le bon exemple, d'y aller, attendu que mon
mari était le seigneur de cet endroit et que les habitants, voyant que le
seigneur et la dame n'y étaient pas, penseraient que, ne demeurant qu'à une
lieue de là et ayant un ménage, ils regardaient avec mépris cette mission et
que cela empêcherait le fruit, ce que je regardais comme un grand mal. »
Le prédicateur logeait
chez elle dans un logis aménagé pour lui, qu'il appelait toujours sa
Providence. Mme d'Orion ne put contenir sa curiosité et se rendit secrètement
voir le local qu'il s'était aménagé :
«Je dérobai un moment
qu'il avait laissé; il y avait longtemps que je veillais pour visiter son lit,
et je le trouvai tel que je le dis.
« Il couchait dans une
chambre où il avait tout ôté du châlit et il y avait mis des fagots de
sarments, deux draps de lit et une couverture. »
Mme d'Orion, intriguée
par ce prêtre dont on lui avait dit le plus grand mal et le plus grand bien à
la fois, commençait à être séduite par le personnage.
Certes, elle supportait
mal la présence encombrante des mendiants à sa table. « A tous les repas,
dit-elle, il avait un pauvre ou deux à ses côtés qui, quelquefois, étaient bien
dégoûtants. Il partageait avec eux tout ce qu'on lui servait sur son assiette
et toujours leur donnait ce qu'il croyait être le meilleur morceau, ne buvait
jamais sans leur en donner; et lorsque les grâces étaient dites, il les
embrassait et les conduisait jusqu'à la rue, son chapeau sous le bras. »
Mais, au bout de quinze
jours, la châtelaine était conquise :
« Lorsque j'eus ouï tous
ses sermons qui avaient été faits, et vu sa façon de vivre et sa régularité
dans tous ses moments d'oraison, de prière et toutes ses conversations qui
étaient toutes très gaies, très édifiantes et très amusantes, et même où
souvent, je badinais exprès avec lui pour voir s'il ne se fâcherait point ou ne
se scandaliserait point de bien des propos et chansons étourdies que je lui
disais, il prenait tout en badinant et me faisait en riant des morales très
douces; au bout de quinze jours, dis-je, j'eus le cœur pénétré du désir de
faire ma mission.
« Il ne trouvait jamais,
dans le tribunal, personne de si criminel que lui. Il était comme un ange
envoyé de Dieu au confessionnal. »
Mais les nouveaux
convertis comme Mme d'Orion restaient une minorité. Elle a rapporté le souvenir
d'un incident survenu lors de cette même mission de Villiers.
« Le jour du carnaval,
il fit planter les croix au village de Champ-Bertrand. Une dame de La
Porte-Bouton donna à dîner ce jour-là pour cinq cents personnes et tout ce beau
monde alla assister à la plantation.
« Or, parmi les invités
il y avait un chevalier et sa dame qui, au milieu de son discours, lui firent
toutes les invectives que l'on peut dire en pareille occasion, l'appelant
l'Antéchrist, lui disant qu'il séduisait le peuple pour avoir de l'argent et ne
débitant que des faussetés et mille autres choses qui durèrent bien un quart
d'heure et demi. Il alla se jeter à genoux à leurs pieds et leur demanda pardon
de ce qu'il avait dit qui les eût scandalisés et de les avoir obligés d'avoir
tant offensé Dieu. Ils eurent tant de honte qu'ils s'enfuirent sans dire mot. »
Cette réprobation des
gens du monde comme dans une partie de l'Église contraste avec sa popularité
chez les pauvres gens. On peut dire que le peuple l'a canonisé de son vivant,
alors même que l'Église, partageant l'opinion des milieux éclairés, reste sur
sa réserve. Il est devenu un saint que le peuple s'approprie totalement,
s'annexe pour son propre compte.
Or, au même moment, les
gens du monde, suivant les premiers philosophes, commencent à prendre leurs
distances avec la religiosité populaire. Ils critiquent ouvertement le modèle
du « saint prêtre » offert par Grignion de Montfort. Et l'Église elle-même est
écartelée. Une partie de ses membres épouse les reproches des philosophes, mais
une autre prend la défense de la religion populaire.
Grignion de Montfort
devient un point de mire, adulé par les uns, méprisé par les autres. On fait le
vide autour de lui. Il ne pourra pas réaliser son souhait le plus cher : fonder
un ordre religieux qui lui survive. Heureusement, un évêque va le soutenir dans
sa tâche : Mgr de Champflour, évêque de La Rochelle, préoccupé comme lui par
l'évangélisation des pauvres.
CHAPITRE
X - LES DERNIÈRES MISSIONS ET LA FONDATION D'ORDRES RELIGIEUX
En mai 1711 Grignion de
Montfort arrive à La Rochelle; il n'a encore jamais rencontré Mgr de
Champflour, en poste depuis 1702. Face à ses persécuteurs réels et imaginaires,
le prélat lui est acquis à l'avance. C'est un ancien élève de M. Tronson à
Saint-Sulpice ; il partage les mêmes préoccupations missionnaires que Grignion
de Montfort et il ne lui reprochera pas sa dévotion excessive à la Vierge Marie
et son prosélytisme fougueux. Bien au contraire, il le soutiendra dans son
œuvre d'apostolat, d'autant que son diocèse en a grand besoin. La Rochelle est
l'ancienne capitale du protestantisme; les campagnes alentour ne sont guère
pratiquantes. Montfort a donc l'entière confiance de l'évêque pour prêcher dans
tout le diocèse.
A La Rochelle, il
choisit l'église des dominicains; il est en effet tertiaire de saint Dominique
depuis novembre 1710. Il commence par une grande mission dans la ville
protestante en août 1711. Comme à l'accoutumée, il va prêcher trois missions
séparées, l'une pour les femmes, l'autre pour les hommes, la troisième pour les
soldats, très nombreux dans la garnison de la ville.
Il n'a aucun goût pour
la conversion forcée des protestants, telle que l'a pratiquée l'intendant
Marillac de sinistre mémoire en 1681. Au contraire, il compte s'appuyer
uniquement sur le caractère grandiose des cérémonies et la ferveur exemplaire
des participants.
Les huguenots avaient un
grand respect à l'égard de la Bible et accusaient les catholiques romains
d'oublier les textes sacrés. Aussi, dans chaque paroisse anciennement huguenote,
il organise une procession au cours de laquelle le livre de la Bible est
solennellement porté sous un dais brillant de tous ses ors jusqu'à l'église.
Mais il est un brin
provocateur en mettant son point d'honneur à créer partout des confréries du rosaire.
Il n'est pas sans ignorer que les réformés n'apprécient pas le culte de la
Vierge. Cependant, il se méfie des critiques et il demande respectueusement la
permission de créer des confréries au maître général des dominicains à Rome. Il
lui fait parvenir une lettre par le provincial des dominicains de France que
celui-ci accompagne de ses propres recommandations.
C'est un véritable défi
que Montfort lance en terre protestante à tous ceux qui lui reprochent sa
dévotion excessive à la Vierge Marie; néanmoins, dans toutes les paroisses où
il se rend, il accomplit à merveille son œuvre de création des confréries du
rosaire, avec la bénédiction de Mgr de Champflour.
La mission de La
Rochelle est la plus haute en couleur des missions de Montfort; elle bénéficie
du soutien officiel de l'ensemble des autorités civiles, militaires et
religieuses. D'ailleurs, les soldats de la garnison assurent la sécurité des
processions, car on craint encore des manifestations d'humeur des réformés.
Le gouverneur militaire,
M. de Mailly, regarde défiler les processions dans les rues de la vieille cité,
du haut de son balcon.
L'évêque de La Rochelle
est le seul de tous les prélats qu'il a connus à présider en personne les
cérémonies. Il tient à témoigner de son soutien en donnant lui-même une
bénédiction du saint sacrement.
Ainsi, dans la ville
calviniste, Montfort est le bienvenu : la monarchie et l'Église font cause
commune face aux réformés. Ici, personne n'oserait se plaindre des libertés
qu'il prend parfois avec les dogmes : il officie pour la seule religion
reconnue du royaume!
Il devient populaire
auprès des soldats en tranchant leurs litiges et en leur donnant des conseils.
Il élabore pour eux un règlement de vie, simple et précis, sous forme d'un
cantique facile à graver dans la mémoire.
J'abhorre la femme et le vin,
Tous deux sont un mortel venin
Et tous deux me désarment.
J'évite toute oisiveté,
Je travaille avec sainteté,
J'évite les danses, les jeux,
Les cabarets et mauvais lieux
Dont les démons me charment.
Le gouverneur militaire
apprécie le bon ordre qui règne dans le régiment et il le récompense en
l'invitant à sa table. Montfort, une fois n'est pas coutume, accepte ce
déjeuner. Mme de Mailly, la femme du gouverneur, essaye de lui faire plaisir en
envoyant chanter des cantiques une de ses domestiques maures, qui a une très
belle voix!
La mission des soldats
est une grande réussite : « Tous les soldats y marchèrent nu-pieds, tenant un
crucifix dans une main et un chapelet dans l'autre. Un officier, à leur tête,
aussi nu-pieds, portait un étendard de la croix. Tous chantaient les litanies
de la Sainte Vierge. Les chantres disaient : " Sainte Vierge, demandez
pour nous "... et le chœur répondait : "... l'amour de Dieu! " »
A la fin de cette
mission très suivie, deux immenses croix sont plantées, l'une à la porte
Dauphine et l'autre à la porte Saint-Nicolas.
Alors que la croix de la
porte Saint-Nicolas est lentement dressée, Montfort exalte le mystère de la
Rédemption devant une foule énorme qui sanglote. Soudain, des cris montent de
la foule. M. des Bastières, qui relatera ces faits, croit immédiatement à une
attaque huguenote quand il parvient à distinguer dans le brouhaha général ce
que crie en fait la foule :
- Miracle! Miracle! Nous
voyons des croix en l'air! crient les gens.
M. des Bastières ne voit
rien, pas plus que Montfort qu'il interrogera ensuite. D'après la tradition,
certains ont vu les croix, d'autres non.
L'abbé Pauvert, un des
biographes de Montfort, commentera ainsi cette apparition étrange de croix dans
le ciel : « Il ne faut pas s'étonner si Dieu les a fait paraître à plusieurs
personnes et les a cachées aux autres : ça a été peut-être pour fortifier la
foi de ceux qui étaient chancelants sur le mystère de Jésus crucifié, les
autres n'ayant pas besoin de ce signe extérieur. »
Montfort prêche souvent
dans les communautés religieuses féminines, très nombreuses à La Rochelle. En
effet, celles-ci accueillent des jeunes filles protestantes converties, parfois
enlevées à leurs parents en échange d'une bonne éducation. Ces institutions
charitables bénéficient du soutien de la famille royale. Montfort enflamme le
cœur de ses admiratrices; celles-ci désirent qu'il leur laisse un souvenir de
son passage, une relique en quelque sorte. Comme il a gardé son habitude de
sculpter de petites statues en bois de la Vierge tout en méditant, il leur
laisse ces précieux souvenirs qu'elles pourront ensuite vénérer.
Sa préférence va au
couvent de la Visitation, dont l'ordre a été fondé par François de Sales, car
on y voue un culte au Sacré-Cœur, depuis les apparitions de Paray-le-Monial. Ce
sera l'occasion pour lui de composer quelques cantiques au Sacré-Cœur pour les
moniales.
Les succès rochelais de
Montfort indisposent encore une fois les libertins à son égard et les propos
malveillants vont bon train.
- Il est pire que tous
les démons d'enfer; c'est un hypocrite qui séduit le menu peuple. On rendrait
un grand service à l'État si on faisait disparaître ce malheureux; si je le
rencontrais dans un lieu écarté, je le percerais d'un coup d'épée.
Quelqu'un a rapporté
cette anecdote savoureuse : «J'étais à La Rochelle lorsque cet Antéchrist fit
une mission à Saint-Louis. Deux de mes amis et moi, nous y allons une fois à
dessein de l'entendre. Sitôt entrés, nous voilà de rire ; il nous apostropha,
en s'écriant de toutes ses forces : « Qui sont ces trois gens qui viennent
d'entrer avec des perruques poudrées? Le démon les a suscités pour empêcher le
fruit de la mission; qu'ils sortent au plus tôt, ou je vais descendre de la chaire.
»
« Puis il s'arrêta un
instant. Nous sortîmes, et il recommença à prêcher. Si nous avions tenu ce
charlatan à l'heure même, nous l'aurions exterminé. Nous avons depuis cent fois
cherché l'occasion de le rencontrer seul, à l'écart; sûrement, nous lui aurions
donné son compte. »
Les compères essayent
bien de tendre un guet-apens au prédicateur inopportun. Ils l'attendent au coin
d'une rue, mais celui-ci emprunte un autre chemin : la main de Dieu l'a encore
une fois sauvé!
A La Rochelle, on tente
aussi de l'empoisonner: on répand du poison dans un bouillon. Il s'en aperçoit
vite et prend des remèdes qui le guérissent. Mais sa santé en restera fort
altérée.
Cette aventure a donné
prise à la croyance au complot, qui hantait les catholiques rochelais, fervents
sujets de Sa Majesté. On croit voir des bateaux anglais croiser dans les
parages, d'autant que le royaume est toujours en guerre contre les princes
étrangers; en 1711, c'est la guerre de Succession d'Espagne. On craint aussi
beaucoup les corsaires de Guernesey, qui profitent des troubles pour infester
les parages des côtes.
Or Montfort - est-ce une
bravade ou une provocation de sa part? - choisit ce moment pour aller prêcher
une mission à l'île d'Yeu où Mgr de Lescure, évêque de Luçon, lui a demandé
d'aller. On l'informe qu'un complot calviniste se fomente : un marché a été
conclu pour livrer les missionnaires à un corsaire anglais!
Il n'accorde pas foi à
ces balivernes; il décide de partir. C'est une petite expédition à l'époque :
seules des chaloupes font la traversée, et encore faut-il trouver un maître de
chaloupe. On assure alors à Montfort que les corsaires de Guernesey rôdent dans
les parages! Néanmoins, il embarque : mais à trois lieues de la côte, alors que
le vent ne gonfle plus la voile latine, des corsaires apparaissent au loin.
Tous les matelots s'écrient :
- Nous sommes pris! nous
sommes pris!
Montfort, toujours
imperturbable, le pied marin, chante ses cantiques. Il exhorte ses compagnons
d'infortune à l'imiter devant ce péril imminent mais ceux-ci, atterrés, ne
peuvent sortir une seule strophe. Aussi, récitent-ils tous le chapelet d'un
seul chœur. L'un des bateaux corsaires progresse dangereusement et les vents ne
sont guère favorables à la chaloupe. Montfort implore la Vierge. Les vents tournent
aussitôt, les mettant hors de portée du canon ennemi; et tous entonnent le
Magnificat en action de grâces.
Grignion de Montfort
rencontre à l'île d'Yeu une population de marins durement éprouvés par leur
périlleux métier. La Vierge Marie n'a-t-elle pas son étoile dans le ciel,
Stella Maris, qui guide dans la tempête et aide par sa lueur, à rentrer au
port. Combien de marins ont eu la vie sauve grâce à cette Vierge qu'ils ont
implorée lorsque le bateau était la proie des flots déchaînés!
Montfort pénètre donc
sur une terre déjà conquise à l'avance à la dévotion à la Vierge. Sa statue
trône dans toutes les chapelles de l'île et les femmes viennent y prier dès que
le moutonnement des vagues annonce une tempête en mer.
Il n'y a qu'un seul
esclandre pendant sa mission, prêchée à Saint-Sauveur : le gouverneur militaire
de l'île refuse de participer aux cérémonies, faisant montre de la même
hostilité que ses semblables du continent. Il le laisse cependant édifier un
calvaire sur un promontoire.
En juillet 1712, au
retour de ses prédications de Vendée, il est à nouveau en Aunis. Il sillonne la
bande littorale, de La Rochelle à l'île d'Oléron, en passant par Fouras et
l'île d'Aix. Ces paroisses de bord de mer sont très difficiles : les gens y
vivent de la pêche ou de la culture des moules. Pêcheurs et boucholeurs sont
peu religieux. Les prédications de Montfort les laissent indifférents. Il a
beau sévir contre les marchands, les revendeurs des produits de la mer et leur
prédire maintes catastrophes, il se heurte à un mur. Autant de mauvaises
paroisses à marquer d'une croix noire!
Il prêche ainsi en vain
à Thairé, Saint-Vivien, Esnandes, Courson.
Miné par la maladie, il
sent sa fin proche : or il garde toujours l'espoir de voir se joindre à lui
quelques prêtres pour ses missions et veut donner naissance, avant de mourir, à
un ordre exclusivement missionnaire. En juillet 1713, il fait un voyage à Paris
pour rencontrer les sulpiciens. Il tente de convaincre les supérieurs de
Saint-Sulpice de lui envoyer quelques prêtres pour le suivre dans ses missions.
Son ami Poullart des
Places est mort à trente et un ans en 1709; un prêtre, originaire aussi du
diocèse de Saint-Malo, M. Bouic, l'a remplacé à la tête de la communauté du
Saint-Esprit. Celui-ci l'invite à donner des conférences aux jeunes
séminaristes, dans l'espoir de susciter des vocations. Mais la vie future que
Montfort leur propose n'est pas nécessairement faite pour les séduire; il ne
leur offre que le renoncement total au monde et il faut être bien téméraire pour
le suivre.
- Imitez la pauvreté des
Apôtres, leur dit-il, dépouillez-vous de tout comme eux, ne tenez en rien à la
terre. Alors tout vous sera possible, parce que Jésus-Christ sera en vous comme
il était en eux.
La sagesse de
l'Évangile, c'est de « s'appauvrir, se mortifier, se cacher, s'apetisser,
s'humilier pour plaire à Dieu ».
Ses prédications sont
très suivies. Mais il ne peut convaincre un seul séminariste de le rejoindre en
dépit de l'accueil courtois qu'il a reçu. Il leur laissera une statue de la Vierge
revêtue d'un ample manteau ouvert en éventail, à l'ombre duquel il y a douze
petites figures de prêtres, les mains jointes et les yeux fixés sur la Vierge.
Il est de retour à La
Rochelle fin août 1713. Il tombe alors gravement malade et se fait soigner dans
l'hôpital des frères de la Charité. Le séjour infructueux de Paris l'a
particulièrement aigri. Il se compare, dans l'une de ses lettres, à « une balle
dans un jeu de paume », que tout le monde se renvoie : « Je suis comme une
balle dans un jeu de paume; on ne l'a pas sitôt poussée d'un côté qu'on la
pousse de l'autre en la frappant rudement; c'est la destinée d'un pauvre
pécheur; c'est ainsi que je suis sans relâche et sans repos depuis treize ans
que je suis sorti de Saint-Sulpice. »
Au printemps de 1714, il
descend vers le diocèse de Saintes pour prêcher une mission au Vanneau.
L'évêque en est Mgr Le Pileur depuis le 14 avril 1711. Or, la Bulle Unigenitus a été publiée le 8 septembre
1711. Bien que l'évêque de Saintes ne soit pas janséniste, son entourage
accueille très mal cette nouvelle immixtion papale dans les affaires
religieuses qui touchent le royaume de France.
La mission du Vanneau
subit les contrecoups de la bulle. L'évêque de Saintes retire leurs pouvoirs
aux missionnaires; il leur permet cependant d'achever leur mission.
Montfort revient dans la
citadelle rochelaise qui est devenue son havre de paix. Là, il est à l'abri des
intrigues jansénistes et gallicanes.
Il prêche dans le
courant de l'année 1714 dans l'île d'Oléron, à Saint-Christophe, Vérines,
Saint-Médard, Le Gué d'Alleré, Saint-Sauveur, Nuaillé, La Jarrie,
Croix-Chapeau, Marennes.
L'été 1714, Grignion de
Montfort, de plus en plus hanté par son désir de fonder un ordre missionnaire,
part en Normandie consulter son ami d'enfance et d'adolescence, Jean-Baptiste
Blain, devenu chanoine à Rouen.
Il arrive à Avranches le
14 août 1714. Le 15 août, jour de la fête de l'Assomption, il reçoit une
nouvelle « croix » : l'évêque d'Avranches Mgr Desmaretz, lui interdit non
seulement de prêcher mais même de dire la messe dans son diocèse. Il s'était
déclaré contre la bulle Unigenitus.
Montfort loue aussitôt
un cheval pour aller dans le diocèse voisin de Coutances. Il peut célébrer une
messe en ce jour saint à Villedieu-les-Poêles.
Le 17 août, il est à
Saint-Lô. Il y prêche d'abord dans un hôpital, son lieu de prédilection quand
il arrive dans une ville nouvelle. Il est autorisé à commencer une prédication
dans la cathédrale Notre-Dame. Mais elle est interrompue par les cabales
provoquées par sa venue. Le vieil évêque de Saint-Lô, Mgr Loménie de Brienne,
cède aux pressions des jansénistes, mais son collègue de Coutances le fait
revenir sur sa décision.
Finalement, la mission
est un succès. Il excelle dans l'art de mettre fin aux litiges qui opposent les
habitants d'une ville vouée au gros commerce et siège d'un bailliage et d'une
élection. Il reprend ses conférences dialoguées, répondant tour à tour aux
libertins et aux jansénistes.
Montfort arrive enfin à
Rouen. Jean-Baptiste Blain, qui ne l'avait pas revu depuis dix ans, retrouve un
homme vieilli, maigre, les cheveux blanchis; son organisme usé laisse présager
une mort prochaine.
Il vient demander
conseil à son meilleur ami parce qu'il s'interroge sur la haine qui le poursuit
et s'étonne de ne pas trouver de prêtres pour l'accompagner dans ses missions.
Blain va essayer de lui
fournir la réponse. Lui-même a refusé de le suivre et n'admet pas le spectacle
rebutant que son ami donne du prêtre idéal; il comprend fort bien que ses
humiliations publiques, son non-respect de la bienséance dissuadent les
postulants qui se présentent.
« S'il voulait
s'associer dans ses desseins et dans ses travaux d'autres ecclésiastiques,
disait J.-B. Blain, il devrait rabattre de la rigueur de sa vie ou de la
sublimité de ses pratiques de perfection. »
Grignion de Montfort est
un entêté qui dédaigne tous les conseils de prudence. Finalement, se demande
J.-B. Blain, ne mérite-t-il pas tous ses déboires? Ne faut-il pas mieux
accomplir moins de bien et rester dans l'obéissance? Ses excentricités
n'apportent-elles pas de l'eau au moulin des libertins, qui se moquent du
spectacle qu'il donne de la religion? N'a-t-il pas eu les mêmes supérieurs que
lui à Saint-Sulpice? Et ces saints hommes ne font-ils pas le bien en silence,
tout en étant respectés? Montfort est-il plus efficace dans son apostolat?
Voilà les questions que
se pose Jean-Baptiste Blain. Il égrène devant Louis-Marie Grignion de Montfort
la litanie des reproches qui lui sont faits, mêlant son opinion personnelle à
l'ensemble des critiques du siècle. Montfort n'est pas à court d'arguments pour
lui répondre; mais ceux-ci dénotent la singularité du personnage.
Lors de son séjour à
Rouen, il prêche dans deux communautés de religieuses, notamment chez les sœurs
du Sacré-Cœur d'Ernemont dont s'occupe Jean-Baptiste Blain. Pendant son sermon,
il adopte un comportement étrange dont il a coutume, selon son ami Blain, mais
dont il feint de ne pas s'apercevoir. Une jeune moniale le fixe intensément.
Est-ce pour le désarçonner? Les femmes semblaient s'être fait une spécialité de
donner des distractions au saint homme pendant ses sermons. Toujours est-il que
Grignion de Montfort l'apostrophe violemment :
Vous me regardez, lui
dit-il : convient-il qu'une jeune fille fixe ses yeux sur un prêtre?
J.-B. Blain donnera
l'interprétation de ce comportement étrange dans ses Mémoires : « Cela me fit
juger qu'il n'était pas maître de certaines singularités qui lui échappaient
sans qu'il y fît attention, et qui servaient de matière à l'humilier. »
Interrogé sur cet
incident, il lui répond qu'il ne vit pas par lui-même, mais que c'est Dieu qui
se manifeste en lui; aussi se laisse-t-il guider par la Providence, acceptant
tout ce qui lui arrive comme un don du ciel. En conséquence, il reconnaît qu'il
n'a pas conscience de ses mœurs singulières.
Mais où trouvez-vous
dans l'Évangile des preuves et des exemples de vos manières singulières et
extraordinaires? Pourquoi n'y renoncez-vous pas ou ne demandez-vous pas à Dieu
la grâce de vous en défaire? Les rebuts, les contradictions, les persécutions
vous suivent parce que vos singularités les attirent, lui répond J.-B. Blain.
Mais Grignion de
Montfort estime qu'il applique l'Evangile à la lettre, jusqu'à l'avoir
parfaitement intériorisé. Il découvre la vie au gré des événements, comme s'il
lui arrivait les mêmes aventures qu'au Christ.
Il imite le Christ en
tout point. Il sait que cette voie le mène tout droit au Golgotha et s'en
réjouit. Plus il souffre plus il est proche du Christ. C'est la voie qu'il a
choisie, la plus courte, dit-il, pour aller à Dieu. N'était-ce pas la même
qu'avaient choisie ses prédécesseurs, les Apôtres, les saints comme François
d'Assise et Bernardin de Sienne? Pour lui, sa vie n'a donc rien de si
extraordinaire, car d'autres l'ont vécue avant lui.
La vie est un combat
incessant contre le démon, un corps à corps, dit-il, Jean-Baptiste Blain a
conscience d'avoir en face de lui un homme hors du commun. Il se console en
pensant que ses « saillies de zèle » ne sont que l'exacerbation de sa sainteté.
Il sait bien que M.
Leschassier, en qui il a une confiance sans bornes a reconnu autrefois la
perfection de Montfort. Aussi s'interroge-t-il : faut-il couper les ailes à une
puissante personnalité et la juger seulement selon les règles de la convenance
qu'on applique aux hommes ordinaires?
Il ne sortira rien de
l'entretien entre les deux hommes. Grignion repart comme il est venu. Son ami
Blain refuse toute collaboration à son œuvre missionnaire.
A son retour de
Normandie, Montfort s'arrête à Nantes. Il s'y repose dans cette maison des
incurables qu'il avait fondée. Il lui tient à cœur d'y transporter, avant de
mourir, les fameuses statues qui devaient orner le calvaire de Pontchâteau.
Puis il gagne Rennes, la
ville de son adolescence qui, selon lui, est devenue une nouvelle Babylone. On
y festoie beaucoup et les gens du monde se moquent éperdument de la religion.
La marquise de Sévigné a confirmé cette réputation de Rennes : la réunion des
États de Bretagne, a-t-elle raconté, était l'occasion d'un grand étalage de
toilettes et le gouverneur y donnait force banquets auxquels venaient le ban et
l'arrière-ban des États.
Mais, surtout, au début
du XVIIIe siècle, les milieux parlementaires s'affranchissent de toute tutelle,
celle de la monarchie comme celle de l'Église. Il n'est pas surprenant que
Grignion de Montfort ait violemment dénoncé dans un cantique les mœurs de ces
milieux, qui rejettent ostensiblement la religion qu'il prêche.
On y passe la journée
Sur la rue ou dans les jeux.
L'église est abandonnée,
Son séjour est ennuyeux,
Une heure y semble une année.
Que de femmes malheureuses
Sous un air de gaîté!
Que de filles scandaleuses
Sous un air de sainteté!
Que de têtes orgueilleuses
Sous un habit emprunté!
Que voit-on dans les églises?
Souvent des badins, des chiens,
Des causeuses, des mieux mises;
Des libertins, des païens,
Qui tiennent là leurs assises
Parmi très peu de chrétiens,
Adieu Rennes...
Une seule personne de la
haute société rennaise a été conquise par Grignion de Montfort, c'est M.
d'Orville le subdélégué de l'intendant de Bretagne. Il habite un hôtel
particulier sur une place assez écartée dans la rue Haute : c'est un lieu de
rendez-vous et des désordres s'y produisent, qui indisposent le malheureux
homme devenu dévot.
- Plaçons au-dessus de
votre portail, dans une belle niche, une statue de la Vierge Marie; j'ai
confiance que l'on verra bientôt cesser les scandales, lui conseille-t-il.
Il prend alors
l'habitude de réciter le chapelet tous les soirs devant la statue, entouré de
pieux voisins.
Les libertins tentent de
revenir mais M. d'Orville les disperse avec un fouet. Il est très gêné quand
les carrosses de ses amis passent devant son hôtel. Selon la tradition, il
tient bon, ne craignant pas d'afficher publiquement sa dévotion devant de
nobles gentilshommes.
En novembre 1715,
Grignion de Montfort retourne à La Rochelle. Dès lors, il ne quittera plus le
diocèse jusqu'à sa mort. Il se contente de rayonner autour de la ville, allant
parfois se reposer dans son ermitage de Mervent.
Mais plus l'heure de sa
mort approche, plus il souhaite laisser une compagnie de missionnaires qui lui
survive : « Mon très cher père, avait-il écrit autrefois à M. Leschassier, je
ne puis m'empêcher, vu les nécessités de l'Église, de demander continuellement,
avec gémissement, une petite et pauvre compagnie de bons prêtres qui exerce
sous l'étendard et la protection de la Sainte Vierge. »
Il n'a que trop vérifié
lors de ses pérégrinations la déchristianisation générale. Trop d'églises dans
les campagnes sont à l'abandon. Trop de prêtres vivent comme les gens du monde,
alors que les gens du peuple ont besoin de connaître Jésus-Christ.
Il veut constituer des
équipes de missionnaires qui sillonnent le pays, comme le Christ parcourait la
Palestine suivi de ses disciples. Il n'a cure des gens du monde, seules
comptent les campagnes désormais.
Dans un de ses
cantiques, il opposait les églises abandonnées aux demeures luxueuses des gens
du monde :
Tout reluit chez Monsieur, il est très bien meublé,
L'Église est dans l'oubli, l'autel est dépouillé (...)
Un crucifix rompu, des tableaux tout poudreux
Des linges tout pourris, des ornements crasseux,
Des livres déchirés, la lampe sans lumière,
Toute chose à l'envers, jetée dans la poussière.
Face à l'impiété qui
gagne le monde, il ressent ce besoin urgent de fonder une compagnie. Le temps
presse car la fin du monde va arriver, il faut s'y préparer, sauver ce qui peut
encore l'être. Il s'inquiète de l'état de l'Église, signe de la fin des temps
toute proche :
« Votre divine loi est
transgressée ; votre Évangile est abandonné ; les torrents d'iniquité inondent
toute la terre et entraînent jusqu'à vos serviteurs; toute la terre est
désolée; l'impiété est sur le trône; votre sanctuaire est profané, et l'abomination
est jusque dans le lieu saint », clame-t-il dans sa prière.
Or il est seul, il n'a
aucun appui. Les supérieurs de Saint-Sulpice sont restés très méfiants
vis-à-vis de lui. Cependant, malgré les réticences, on accepte de lui envoyer,
de temps en temps, de jeunes prêtres pour l'aider dans ses missions; mais
ceux-ci ne sont pas liés par des règles strictes et ils peuvent quitter le
missionnaire quand ils le désirent. Ainsi sera-t-il toute sa vie abandonné par
ses acolytes d'un moment. Seuls quelques-uns lui demeureront fidèles, comme M.
Vatel.
Il est tenaillé par ce
désir de créer une véritable petite armée, une compagnie de guerriers fougueux
marchant l'étendard au vent dans les campagnes, comme les croisés en Terre
sainte. Il parle d'une « armée bien rangée en bataille et bien réglée, pour
attaquer de concert les ennemis de Dieu qui ont déjà sonné l'alarme. Ils
lanceront, par leurs ardentes prières, des traits contre leurs ennemis, pour
les terrasser ou les convertir.
Peu de temps avant sa
mort, il lance un appel désespéré à Dieu pour qu'il exauce ses vœux, dans une
prière restée célèbre sous le nom de Prière embrasée. Il compare ses
missionnaires aux « animaux mystérieux d'Ezéchiel, qui auront l'humanité de
l'homme, par leur charité désintéressée et bienfaisante envers le prochain ».
Ils auront « le courage du lion, par leur sainte colère et leur zèle ardent et
prudent contre les démons, les enfants de Babylone; la force du bœuf, par leurs
travaux apostoliques et leur mortification contre leur chair; et, enfin,
l'agilité de l'aigle par leurs contemplations en Dieu ».
Aimant utiliser ces
comparaisons avec les animaux, il décrit sa compagnie comme « un troupeau
d'agneaux paisibles (...) ramassés parmi les loups; une compagnie de chastes
colombes et d'aigles royaux parmi tant de corbeaux; un essaim de mouches à miel
parmi tant de frelons; une troupe de cerfs agiles parmi tant de tortues; un
bataillon de lions courageux parmi tant de lièvres timides ».
Sa compagnie, il l'a
toujours voulu ainsi, s'appellera Compagnie de Marie, de la même façon
qu'Ignace de Loyola avait appelé la sienne Compagnie de Jésus. Le choix de
cette appellation prouve l'importance qu'il attache à la Vierge Marie, comme
rempart contre le démon, principal ennemi des hommes. Les membres de cette
compagnie seront mariés à la Vierge Marie, afin de « devenir plus blancs que la
neige par leur union à Marie », et de « s'enrichir de la rosée du ciel ».
Dans la Genèse, Yahvé
avait dit : « Je mettrai des inimitiés entre toi et la Femme, entre ta race et
la sienne, et elle t'écrasera la tête ».
Les missionnaires de
Montfort seront d'abord des serviteurs de Marie, « portés dans son sein,
attachés à ses mamelles, nourris de son lait, soutenus de son bras, enrichis de
sa grâce ». Ses missionnaires se serviront « du saint rosaire comme d'une
fronde. Ils brûleront comme des feux, aboieront comme des chiens, éclaireront
les ténèbres du monde comme de vrais soleils. Ils écraseront partout où ils
iront la tête du serpent ».
Mais cette compagnie de
missionnaires tant désirée, il ne pourra la créer de son vivant. Ses disciples
ne seront qu'éphémères car il les soumet à des astreintes très pénibles et à
des sautes d'humeur qui découragent leur bonne volonté. Au bout de plusieurs
missions, il est abandonné par la plupart d'entre eux. Néanmoins, des gens
rencontrés au hasard, des « vagabonds de Dieu » le suivent parfois, comme ce
Mathurin, rencontré dans une église de Poitiers vers 1706, qui l'accompagnera
partout. Très dévoué à Montfort, ce Mathurin n'était pas prêtre; il ne recevra
d'ailleurs la tonsure qu'après la mort de Montfort et ne deviendra jamais
prêtre. Il mourra en 1760.
Toutes les discussions
qui naissent autour de sa personne sont peu faites pour enthousiasmer les
postulants. Les interdictions d'officier édictées par les évêques ne font que
les rebuter. Les ennuis que Montfort s'attire retombent toujours sur son
entourage d'un moment.
Il en convient lui-même
: « Je ne suis jamais dans aucun pays que je ne donne un lambeau de ma croix à
porter à mes meilleurs amis, souvent malgré moi et malgré eux; aucun ne peut me
soutenir et n'ose se déclarer pour moi qu'il n'en souffre et quelquefois qu'il
ne tombe sous les pieds de l'enfer que je combats, du monde que je contredis,
de la chair que je persécute. Une fourmilière de péchés et de pécheurs que
j'attaque ne me laisse ni à aucun des miens aucun repos. »
A sa mort, en 1716, il
ne sera assisté que de deux disciples, Adrien Vatel et René Mulot.
Adrien Vatel, prêtre
originaire du diocèse de Coutances a vu Montfort à Paris, au séminaire
Saint-Sulpice, mais il répond à l'appel du large et part aux colonies, comme
beaucoup déjeunes prêtres ardents; c'est au hasard d'une escale à La Rochelle
qu'il rencontre réellement Grignion de Montfort pour la première fois en 1713.
Il reste à terre et décide de le suivre ; il l'accompagne dans ses missions jusqu'à
sa mort en 1716; il prononcera ses vœux en 1722, entre les mains du père Mulot.
René Mulot, lui,
deviendra le véritable exécuteur testamentaire de Louis-Marie Grignion de
Montfort. Né à Fontenay-le-Comte, il est devenu prêtre et va aider un cousin,
vicaire à Soullans, l'abbé Collin; c'est là qu'il rencontre Montfort qui prêche
dans la paroisse voisine de La Garnache. Une santé très chancelante l'oblige à
quitter Soullans et à se retirer chez son frère, le prieur de Saint-Pompain. Le
père Mulot est presque paralysé. Grignion de Montfort se déplace, sur sa
prière, pour faire une mission à Saint-Pompain en 1715. Le lien entre les deux
hommes est scellé. Le père Mulot devient l'héritier de Montfort.
Mulot et Vatel ne
commencent à « missionner » officiellement que pendant le carême 1718.
Grignion de Montfort
détermine les règles de la compagnie rêvée en 1713. Il ne veut pas de prêtres
sédentaires mais des hommes allant comme lui, de paroisse en paroisse, au gré
de la Providence, jusqu'à l'épuisement de leurs forces. Cela implique l'absence
de lieux fixes pour ces hommes ayant rompu toute attache avec le monde et
entièrement dévoués à la cause de Dieu. Il ne fait qu'une exception, la
maladie. Il admet alors qu'ils puissent se reposer dans un lieu déterminé. Il
redoute à ce point l'enlisement de ces prêtres dans une cure devenue
villégiature qu'il leur interdit dans son projet de règlement de « vicarier,
régir des cures, enseigner la jeunesse ou former des prêtres dans les
séminaires ». Les missionnaires doivent être gens de nulle part et de partout,
toujours prêts à partir là où on les appelle.
Ses vœux seront loin
d'être respectés dans leur intégralité. Ses disciples n'éviteront pas une
certaine sédentarisation, en s'établissant à Saint-Laurent-sur-Sèvre d'où ils
rayonneront. Et la compagnie qu'ils créeront ne s'appellera pas Compagnie de
Marie mais Communauté du Saint-Esprit, nom qu'avait donné Poullard des Places à
son institution, car la plupart des premiers missionnaires viendront de cette
maison.
Grignion de Montfort a
beaucoup plus de succès auprès des femmes. Sa ferveur, son regard illuminé
fascinent les jeunes filles et les dames de la société. Combien d'entre elles
n'hésitent pas à lui venir en aide matériellement! Il leur apparaît comme un
saint.
L'ordre des filles de la
Sagesse est fondé en 1715, avec la bénédiction de Mgr de Champflour, évêque de
La Rochelle.
Ses deux premières
disciples et admiratrices, Louise Trichet que nous avons déjà évoquée et
Catherine Brunet, s'occupaient des pauvres à l'hôpital de Poitiers. Louise
avait été consacrée, mais pas Catherine. La Sagesse était le nom de
l'association pieuse qu'à l'origine il avait créée à l'intention des malades et
des infirmes de l'hôpital.
Grignion de Montfort
n'eut pas d'ailleurs de relations très suivies avec elles, se contentant
d'envoyer des lettres de temps en temps; mais il n'avait pas oublié leur
existence.
Aussi, en 1713, il
s'entretient avec Mgr de Champflour de la possibilité de les faire venir à La
Rochelle, pour enseigner dans les écoles charitables. Il sollicite les deux
jeunes filles, une première fois, en 1713, sans obtenir de réponse; il leur
réécrit à la fin de 1714 :
« Vous faites, il est
vrai, de grands biens en votre pays; mais vous en ferez de bien plus grands
dans un pays étranger. Et nous remarquons que, depuis Abraham jusqu'à
Jésus-Christ, depuis Jésus-Christ jusqu'à nous, Dieu a retiré de leurs pays ses
plus grands serviteurs, parce que, comme dit Notre-Seigneur, personne n'est
prophète dans son pays. Je sais que vous aurez des difficultés à vaincre; mais il
faut qu'une entreprise aussi glorieuse à Dieu et aussi salutaire au prochain
soit parsemée d'épines et de croix, et si on ne hasarde pas quelque chose pour
Dieu, on ne fait rien de grand pour lui. »
Louise Trichet semble
avoir hésité avant de répondre favorablement; elle subit l'influence de
l'évêque de Poitiers, Mgr de La Poype, qui avait ordonné à Montfort de quitter
son diocèse en 1706. Ses parents eux-mêmes appartenant aux milieux
parlementaires freinent le départ de leur fille et écrivent à Mgr de Champflour.
L'évêque de La Rochelle répond lui-même à Louise Trichet :
« Comme vous lui avez
marqué que tout ce qui vous arrêtait était que Monsieur votre père et Madame
votre mère ne voulaient pas vous permettre de quitter Poitiers pour venir ici,
sans une assurance de ma part que je pourvoirai à ce qui sera nécessaire pour
votre temporel, je puis vous assurer que je ne vous laisserai manquer de rien.
»
Finalement, les deux
novices arrivent à La Rochelle en avril 1715, pendant que Montfort prêche une
mission à Taugon. Dès qu'il apprend la nouvelle de leur arrivée, il s'empresse
de leur écrire et de leur faire ses premières recommandations. Cette lettre
paternelle prouve à quel point Montfort pouvait être tatillon.
« Suivez dès à présent
les petites règles que je vous ai envoyées et communiez tous les jours, parce
que toutes deux vous en avez grand besoin, pourvu que vous ne tombiez en aucun
péché véniel de propos délibéré. On m'a dit que vous couriez voir la ville; je
n'ai pu croire cette vaine curiosité dans les filles de la Sagesse, qui doivent
être à tout le monde un exemple de modestie, de recueillement et d'humilité. »
Il se mêle de tout,
semblant avoir une prédilection pour entrer dans les menus détails; aussi ne
peut-il s'empêcher d'ajouter des recommandations, comme « Apprenez à bien
écrire et ce qui peut vous manquer; achetez pour cela quelques livres
d'écriture moulée ». Il leur rappelle enfin la règle impérative du silence à
observer rigoureusement : « Dans le commencement, vous ne pouvez être trop fermes
à garder le silence et à le faire garder à la communauté et à l'école; car si
vous laissez causer sans permission, tout est perdu. » Il ajoute à l'intention
d'une institutrice : « Il ne faut pas que Marie-Reine aille dans la maison tout
d'abord avec ses filles, qui ne sont pas stylées au silence qu'il faut garder.
»
Il accueille ces chères
novices au soir des Rameaux, le 14 avril 1715. C'est la joie des retrouvailles.
Dix ans ont passé, pendant lesquels Montfort, pris dans l'engrenage de ses
déplacements incessants, remettait toujours à plus tard la création d'un ordre
de religieuses.
Son rêve est enfin
réalisé et le dessein de Dieu accompli. Les deux novices portent l'habit de
bure grise qu'il a créé autrefois pour elles à Poitiers. Curieusement, les règles
qu'il a établies pour les femmes sont moins contraignantes que celles des
hommes. Mgr de Champflour les approuve officiellement par un acte épiscopal le
1er août 1715.
Ce qui caractérise une
fille de la Sagesse, c'est d'abord sa spiritualité. « Les heureuses filles,
dit-il, que le Saint-Esprit appellera de la funeste Babylone dans la compagnie
des filles de la Sagesse, n'y viendront pas seulement pour porter le beau titre
de filles de la Sagesse, mais pour apprendre les règles et les maximes de la
divine Sagesse et pour les pratiquer parfaitement en s'y exerçant nuit et jour.
»
L'abstinence de viande
n'a lieu que le mercredi et le jeûne le samedi, et encore quand « elles se
portent bien ». Montfort recommande surtout les petites mortifications : « Par exemple,
dit-il, se priver d'une parole inutile, arrêter ses regards, étouffer un
mouvement de colère, d'impatience... »
« Attachez-vous surtout
à la mortification de votre volonté propre, en la soumettant à toute sorte
d'obéissance pour l'amour de Dieu. »
Jusqu'à sa mort, il suit
pas à pas la vie de ses premières « filles ». Il a trouvé là un terrain
privilégié pour exercer son esprit pointilleux. Il ne cesse de leur envoyer des
lettres de recommandations, pleines de conseils, comme celle du 31 décembre 1715
: « Ne vous impatientez pas de mon absence. Ma personne et ma propre volonté
toute diabolique, quelque bonne qu'elle paraisse, gâte tout. Moins j'aurai de
part à cet établissement, plus il réussira, j'en suis certain.
« Cependant, que chacune
m'écrive tous les mois pour me marquer :
1° ses principales
tentations dans le mois;
2° ses principales croix
bien portées;
3° ses principales
victoires sur soi-même, et qu'on m'instruise des principaux événements qui
arriveront. »
« Je vous souhaite une
année pleine de combats et de victoires, de croix, de pauvreté et de mépris »,
disait il pour la nouvelle année 1716.
Marie-Louise Trichet
recevra sa dernière lettre écrite quelques jours avant sa mort. Ce testament
spirituel est un hymne à la croix, cette croix qui « a été abattue avec mépris
et horreur, cachée et oubliée dans la terre pendant plus de quatre cents ans ».
« J'adore, disait-il, la
conduite juste et amoureuse de la divine Sagesse sur son petit troupeau, qui
est logé à l'étroit chez les hommes, pour être logé et caché au large dans son
divin Cœur qui vient d'être percé pour cet effet. Oh! Que ce cabinet sacré est
salutaire et agréable à une âme vraiment sage. Elle en est sortie avec le sang
et l'eau quand la lance le perça; elle y trouve son rendez-vous assuré quand
elle est persécutée de ses ennemis. Elle y demeure cachée avec Jésus-Christ en
Dieu, mais plus conquérante que les héros, plus couronnée que les rois, plus
brillante que le soleil, plus élevée que les cieux. »
A l'automne 1715,
Grignion de Montfort se rend à Saint-Pompain qui avait la réputation d'être une
paroisse difficile. Montfort eut une première satisfaction, celle de gagner à
sa cause son prieur, M. Mulot, le frère du missionnaire. Le prieur était
surtout un homme du monde. Il suivait la mission par pure convenance, pour
donner le bon exemple à ses paroissiens ; mais son cœur restait de pierre. Un
soir, il tombe à genoux devant Montfort, saisi par l'émotion, et demande
l'absolution de ses péchés. Il s'éloignera alors des plaisirs mondains et
mènera une vie faite de piété et de dévotion.
A Saint-Pompain,
Grignion de Montfort a en face de lui une population qui lui résiste. C'est
l'hiver et les gens semblent peu ardents. Montfort compose un cantique pour
réveiller les habitants :
Malgré le feu, malgré le fer,
Malgré le froid, malgré l'hiver,
Malgré les plaintes de la chair,
Cherchons la grâce,
Et qu'il vente et qu'il glace,
Cherchons la grâce et malgré l'enfer.
Toutes les strophes sont
des appels :
Si nous souffrons pour aller là,
Le paradis vaut bien cela...
Remuez-vous, gens paresseux,
Malgré l’éloignement des lieux.
Laisse tes travaux, laboureur,
Termine tes procès, plaideur,
Renonce à tes péchés, pécheur.
Les foires de
Saint-Pompain ont lieu le dimanche, jour du Seigneur. Montfort ne peut accepter
pareille coïncidence!
A la fin de la messe,
alors que la foire bat son plein, la procession sort de l'église : en tête, le
bataillon des fillettes et des petits garçons, le chapelet à la main, puis les
vierges avec leur long voile blanc et au doigt l'anneau de leur promesse, puis
la confrérie des pénitents en longue robe et pieds nus, enfin les fidèles, tous
chantant. Ce jour-là, Montfort a choisi une démonstration de force qui en
impose aux forains, mais sans recourir à la violence : la procession s'avance à
travers les étalages et les baraques des forains, sans rien heurter, à la
stupéfaction des bateleurs et des badauds qui se rangent pour les laisser
passer et font silence. La procession ondule, se faufile à travers la foire,
puis la contourne, imposant le respect et rappelant leurs devoirs aux chrétiens
oublieux du jour du Seigneur.
Et la foire cesse faute
de « combattants », les musiques se taisent, et les forains doivent plier
bagage, de peur d'une vengeance divine.
Alors qu'il est à
Saint-Pompain, son père, Jean-Baptiste Grignion de La Bachelleraie, décède à
Couascavre, le 21 janvier 1716. Le « saint » ne manifeste aucune émotion à
cette nouvelle. Jean-Baptiste Grignion est retourné dans la maison du Père,
d'où il est venu; Montfort récite la parole de Job : Dominus dédit, Dominus abstulit, sit nomen Domini benedictum.
M. des Bastières lui
demande, le lendemain, pourquoi il a paru si insensible à la mort de son père :
- Le péché véniel,
répond-il, est un plus grand mal que la destruction de tout l'univers, il vaut
mieux pleurer le péché que la perte de tous ses parents, parce qu'il est
inutile et même très dangereux de s'opposer à la volonté de Dieu.
Le père et le fils se
rejoindront dans la tombe la même année.
CHAPITRE
XI - LA MORT DE GRIGNION DE MONTFORT, SA SAINTETÉ, SON HÉRITAGE
La mort
de Louis-Marie Grignion de Montfort
Grignion de Montfort,
accompagné du prieur de Saint-Pompain et de son frère, arrive à
Saint-Laurent-sur-Sèvre, le 1er avril 1716.
La mission commence le
dimanche 5 avril, jour des Rameaux. Montfort est déjà très affaibli et ses amis
se demandent s'il arrivera à terminer cette mission. Il n'en désire pas moins
la commencer.
Le mercredi 22 avril,
Mgr de Champflour, manifestement prévenu de son état, vient visiter la paroisse
en grande pompe. Bien qu'exténué, il tient à faire un sermon devant l'évêque
qui l'a soutenu contre vents et marées. Le sermon fini, il s'alite; il est
atteint d'une pleurésie aiguë. Il ne se relèvera pas.
Le 27, il fait son
testament, répartissant ses livres de prédication entre ses principaux
disciples. Il lègue trois de ses étendards à Notre-Dame-de-Toute-Patience de La
Séguinière, quatre autres à Notre-Dame-de-la-Victoire à La Garnache et chacune
des quinze bannières du rosaire à une paroisse de l'Aunis où le rosaire puisse
persévérer. Enfin il demande de placer son cœur sous le marchepied de l'autel
de la Vierge.
Le bruit de son agonie
s'étant vite répandu, la foule accourt. Sa chambre est envahie de fidèles qui
réclament sa bénédiction avant qu'il ne meure. Il les bénit par trois fois
avant de rendre l'âme. Son corps est toujours entouré des chaînes de fer qui ne
l'ont jamais quitté. Sa main droite tient le crucifix bénit par Clément XI; sa
main gauche se referme sur une statuette de la Vierge Marie. En mourant, il
triomphe une dernière fois du démon. Il n'a que quarante-trois ans.
Les funérailles ont été
fixées au lendemain. Dix mille personnes sont accourues de toute la région,
notamment de Nantes. Le corps doit être transporté dans l'église pour
satisfaire la pieuse curiosité des fidèles. Les gens se pressent autour du
corps pour faire toucher des objets religieux : chapelets, crucifix, médailles,
livres. On monte une garde autour pour éviter qu'on ne lui arrache des cheveux
ou des lambeaux de ses vêtements. On l'inhume dans la chapelle de la Vierge.
La deuxième vie de
Montfort ne fait que commencer. Comme tous les personnages hors du commun, sa
vie ne lui appartient plus et recommence après sa mort.
Saint-Laurent-sur-Sèvre,
cette petite paroisse vendéenne où la Providence l'a enlevé au monde des
vivants, va devenir un grand lieu de pèlerinage.
Sa mort est unanimement
saluée : même le père Le Tellier, l'ancien confesseur du roi, lui rend hommage
à La Rochelle.
L'année suivante, on
demande à Mgr de Champflour l'autorisation d'exhumer ses restes afin de leur
donner une sépulture plus conforme à sa renommée. La cérémonie a lieu dans la
nuit du 12 novembre 1717. Assistent à l'ouverture de la tombe le marquis de
Tréziguidy de Kermoisan, Mlle Dauvaise, qui dirige les Incurables de Nantes, le
vicaire de Saint-Laurent et la sœur Mathurine; tous ont pris leurs précautions
et se sont munis de liqueurs et d'herbes fortes; le vicaire de Saint-Laurent a
« de la menue sauge dans les narines ».
Le rapport de
l'exhumation, rédigé par ce vicaire, témoigne de la surprise des assistants :
lorsqu'on soulève le couvercle du cercueil, il ne s'échappe aucune odeur; mais
on voit « une infinité de petites mouches ayant des ailes vertes murmurant et
chantant à leur façon comme des abeilles sorties de leur ruche. »
L'absence d'odeur de
putréfaction lorsqu'on ouvre un cercueil est interprétée à l'époque comme un
signe de sainteté. Montfort est donc un saint et ses dépouilles comme son corps
deviennent de précieuses reliques.
Chacun des participants
souhaite repartir avec ces reliques. On met soigneusement de côté la terre de
la tombe et les esquilles du cercueil pour pouvoir répondre aux nombreuses
demandes qui ne manqueront pas d'affluer à Saint-Laurent.
Les fidèles n'attendront
pas de décision officielle de l'Église pour rendre un culte à un personnage
hors du commun et l'implorer.
Mais sa vie a été très
controversée. Le moment est même particulièrement mal choisi pour en faire un
saint, alors que fusent les critiques contre les miracles et les prophéties.
Mme de Bouillé
s'inquiète du peu d'empressement de l'Église à reconnaître sa sainteté et
sollicite une intervention de Mgr de Champflour. Mais l'évêque de La Rochelle
lui explique que l'Église doit toujours être circonspecte en la matière :
- Je suis très édifié,
madame, lui répond-il, des bons sentiments que vous avez pour la mémoire de M.
de Montfort. J'en ai aussi de très avantageux et, je le crois, très agréables
aux yeux de Dieu : ayant vécu aussi saintement qu'il a fait, il y a tout lieu
de croire que Dieu lui a fait miséricorde et qu'il l'a mis au rang des
bienheureux dans le ciel. Il est vrai, madame, que j'ai défendu qu'on lui
rendît un culte public de religion, comme de faire des vœux... parce que
l'Église, ne l'ayant pas reconnu, ni déclaré saint, on ne peut sans abus lui
rendre un culte public; mais on peut bien avoir pour lui une dévotion
particulière, aller à son tombeau, sans y faire de vœux, se recommander à ses
prières; je ne blâme pas cela, au contraire... Enfin, madame, j'approuve la
dévotion particulière qu'on peut avoir à cet illustre défunt et la confiance
qu'on a dans ses prières et dans son intercession, mais je condamne le culte
public et les pratiques religieuses de piété qu'on ne peut et qu'on ne doit
rendre qu'aux saints reconnus et déclarés comme tels par l'Église.
Mgr de Champflour
exprime ainsi la position officielle de l'Église; mais sa mise en garde est
inutile.
Le rappel de la doctrine
ne peut suffire à empêcher le culte du saint de se développer, même si c'est
peu orthodoxe. Le peuple le considérait déjà comme un saint de son vivant. Sa
mort achève de le faire entrer dans la légende chrétienne.
L'Église du XVIIIe
siècle est en porte à faux entre le peuple et les élites : alors qu'elle doute
des miracles « contemporains », le peuple ne demande qu'à y croire; à trop
douter de l'authenticité de ces faits extraordinaires, l'Église prend même le
risque de se couper du peuple.
Louis-Marie Grignion de
Montfort garde dans la tombe ses détracteurs mais il compte aussi de nombreux
partisans, et non des moindres : ce sont des gens du monde qu'il a convertis ou
des prêtres qui l'ont suivi au cours de ses missions. Ces prêtres ne sont pas
de grands théologiens et ils partagent un peu la même foi que le peuple. C'est
le cas de l'ami de Montfort, Jean-Baptiste Blain, dont la biographie est un
long panégyrique du saint. Jean-Baptiste Blain est convaincu de la sainteté de
Montfort. Atteint d'un catarrhe chronique, il va lui-même sur son tombeau
l'implorer pour en être délivré : il sera, dit-il, exaucé.
M. Le Normand, procureur
du roi au présidial de Poitiers, avait été membre de la petite congrégation
créée par Montfort à Poitiers, alors qu'il était collégien. A la mort de
Montfort, il s'empresse lui aussi d'aller à Saint-Laurent-sur-Sèvre chercher un
morceau du bois du cercueil pour se guérir d'une congestion. Il a bu, selon la
coutume du temps, sur cette relique et s'est trouvé beaucoup mieux.
Les années qui suivent
la mort de Montfort, il n'est ainsi question que des miracles qu'il opère.
L'Église a là une question très épineuse à résoudre. La plupart des hommes
d'Église demeurent très prudents. Les réticences devant le personnage de
Montfort se poursuivent, bien entendu, après sa mort. Tel ce jésuite de
Poitiers, le père de La Tour, qui reconnaît ses vertus héroïques mais refuse de
se prononcer sur l'authenticité des miracles. Le père Martinet, jésuite de
Nantes, s'engage un peu plus en disant : « Il m'est bien doux d'apprendre que
Dieu veuille bien manifester par des miracles la gloire d'un ami qui m'a été si
cher pendant sa vie. »
Il n'y a qu'un pas entre
considérer quelqu'un comme un saint et le reconnaître officiellement saint,
mais l'Église n'ose le franchir. Les témoignages sur sa vie exemplaire
abondent. Cela ne suffit pas à authentifier la sainteté.
Mais ni le peuple, ni
certains sulpiciens, ni certains jésuites, ni les curés de campagne, ni
certaines personnes de qualité n'attendent les décisions officielles de
l'Église catholique, apostolique et romaine, pour en faire un grand saint et le
vénérer. L'engouement populaire pour le vagabond de Dieu à la suite duquel
couraient des nuées de misérables se nourrit des souvenirs qu'il a laissés :
souvenir des sermons qui faisaient éclater toute l'assistance en sanglots,
souvenir des miracles, souvenir des faits d'armes, souvenir des prophéties.
Selon les règles
traditionnelles que l'Église applique en matière de reconnaissance de la
sainteté, Montfort devrait être reconnu comme saint.
Cette reconnaissance se
heurte cependant à tous les esclandres qui ont jalonné sa vie et aux
interdictions de dire la messe ou de prêcher qui lui ont été notifiées par huit
prélats. Montfort n'a été soutenu que par les seuls évêques de Luçon et de La
Rochelle, sur l'ensemble des cent trente-huit évêques français à avoir pris
position publiquement contre les jansénistes. Et ceux-ci ne s'étaient pas gênés
pour les vilipender. « Des évêques sans lumières et sans science », disait
d'eux Quesnel, « de vrais animaux mitres », écrira M. Le Roy et le même disait
de Mgr de Champflour : « C'était l'ignorance et la grossièreté même, sans
esprit, sans savoir et sans aucune sorte de lumière, sans monde encore moins,
un homme de rien et un véritable excrément de séminaire. »
L'opposition à Grignion
de Montfort dépasse très largement les milieux jansénistes. Nous avons vu que
les décisions épiscopales avaient pu être prises sous la pression des milieux
qui entouraient les évêques, des vicaires généraux, des chanoines notamment. Il
ne faut pas omettre non plus l'influence du pouvoir politique sur l'épiscopat,
lors de l'affaire de Pontchâteau.
Louis-Marie Grignion de
Montfort apparaît comme un homme d'un autre âge, d'un âge « gothique », diront
les philosophes. Montfort s'est trompé de siècle. Il a vécu comme les moines
mendiants du Moyen Age alors que commence le siècle des Lumières.
Si la crédulité du
peuple, ses superstitions n'ont guère varié depuis le Moyen Age, si le peuple a
toujours besoin du merveilleux chrétien du temps des cathédrales, les gens du
monde ont changé, eux, depuis la Renaissance. On reste compatissant envers la
crédulité populaire, on estime que la religion sous cette forme surannée est
utile au peuple mais on n'y croit plus.
Montfort mort, la
polémique continue donc de plus belle. Ses ennemis, dit Jean-Baptiste Blain, «
se choquent et s'offensent quand on leur parle » de ses miracles, et, « on voit
leur bile s'aigrir et s'échauffer pour peu qu'on y paraît ajouter foi ». Ceux
qui l'ont dénigré de son vivant n'ont pas désarmé et refusent qu'on le traite
de saint après sa mort. « Pour leur faire plaisir, ajoute J.-B. Blain, il faut
garder le silence en leur présence sur ses vertus; encore moins faut-il parler
de ses miracles qu'ils regardent comme des chimères et des visions de femmelettes.
»
Naissance
de la légende
Or, nonobstant ces
critiques, la légende montfortaine se constitue et s'enracine dans tous les
lieux où il a prêché et au-delà.
En effet, il est
impossible de comprendre le rayonnement du saint si l'on oublie les croyances
des populations qu'il a évangélisées. Sa vie exemplaire a réactivé les
croyances au surnaturel qui préexistaient à son arrivée.
Sa vie extraordinaire a
fait entrer les populations dans un monde merveilleux et mystérieux. Les traces
que Louis-Marie Grignion de Montfort a laissées restent inscrites dans des
lieux, des objets, des édifices. On ne se contente pas d'honorer ses reliques
mais on accourt aussi dans tous les lieux où il est passé, de Mervent à
Saint-Laurent-sur-Sèvre, de Nantes à La Rochelle.
On vénère les Vierges
sculptées de ses mains qu'il a laissées dans de nombreux oratoires. On vient
toucher les grosses pierres qui lui servaient d'oreillers dans ses différents
gîtes, ses Providences. La grotte de Mervent où il s'est retiré en ermite est
devenue un lieu de pèlerinage.
Les miracles qui lui ont
été attribués de son vivant entrent désormais dans la légende. Les apparitions
de la Vierge, dans les régions qu'il a sillonnées, se multiplient. Et le peuple
attend, angoissé, la réalisation de ses prophéties.
L'Église demeure très
circonspecte devant la crédulité populaire. Elle exerce d'autant plus sa
vigilance que les « prétendus miracles » de Montfort n'ont eu le plus souvent
pour témoins que des gens simples.
Cependant le saint trouve
aussi des défenseurs parmi les prêtres formés par Saint-Sulpice, des hommes
très pieux comme lui, très attachés à la ferveur populaire, attentifs aux soins
du peuple. Leur bonté naïve les fait partager avec ce bon peuple, devant lequel
ils s'attendrissent, ses croyances aux miracles de Montfort. Les récits qui se
multiplient après sa mort amplifient le retentissement que ses prodiges ont
déjà eu de son vivant.
Colportés par des hommes
d'Église, ces faits extraordinaires acquièrent une force d'authenticité qui
interdit désormais de les mettre en doute. Ils deviennent presque parole
d'Évangile. Seuls des libertins, des impies, ou des hérétiques peuvent les
contester.
Tout un merveilleux
chrétien naît ainsi dans la région où il a prêché. L'événement le plus anodin
est promu au rang de miracle par ses braves prêtres entichés de la légende
qu'ils contribuent à édifier. L'absence providentielle de victimes parmi les
pèlerins lors de la chute de la croix mal étayée d'un calvaire, par suite d'une
fausse manœuvre, s'avère être désormais un miracle digne de foi.
On lui attribue partout
de nombreuses multiplications des pains. La plupart des miracles reproduisent
ceux du Christ, comme si la vie extraordinaire de Montfort se nourrissait de
celle du Christ, la sainteté de l'un étant le gage de celle de l'autre.
Un récit se constitue
ainsi, par adjonction d'un miracle à un autre, créant une chaîne ininterrompue
de phénomènes surnaturels, dont l'ensemble atteste la sainteté de leur auteur.
Il n'y a guère de
paroisses qui ne puisse se prévaloir de l'accomplissement d'un miracle lors
d'une mission sur son territoire. Ainsi, lorsque s'étaient déroulés les travaux
de construction du calvaire de Pontchâteau et que la fermière avait pu sans
encombre fournir de nombreuses miches; elle avait raconté que la Vierge lui
était apparue. Ainsi naissent les légendes.
Les dons du saint
prennent une dimension qu'ils n'avaient pas de son vivant. Louis-Marie Grignion
de Montfort devient un thaumaturge. Les témoignages affluent et s'accumulent.
Et si chacun n'a pas été le témoin réel d'un miracle, il a toujours entendu
quelqu'un qui le tenait lui-même d'une personne autorisée lui en rapporter un
récit.
Mme de Mailly, la femme
du gouverneur de La Rochelle, assure à qui veut l'entendre qu'à Paris il a,
devant elle, guéri de la teigne un jeune enfant par l'imposition des mains. La
veuve d'un médecin de la faculté de Poitiers affirme tenir d'une des suivantes
de Mme de Montespan qu'il a guéri de sa cécité un aveugle en lui frottant les
yeux de sa salive.
On réaffirme avec force
témoignages qu'il a vu apparaître la Vierge à plusieurs reprises.
Mme d'Orion écrivit un
récit de faits qu'elle tenait d'un de ses domestiques : « Il me dit qu'il avait
grand-peur, et qu'il avait vu M. de Montfort dans l'allée des charmilles qui
faisait face à la porte du jardin, les bras en croix, et qu'il fallait que cet
homme fût un saint, qu'il s'en fallait plus de deux pieds qu'il ne touchât la
terre; et qu'il ne pouvait pas comprendre qu'il fût à genoux et ne pas toucher
terre, et qu'il croyait s'être trompé la première fois, mais qu'il avait
regardé à deux fois, et qu'il était bien sûr que cela était, puisqu'il l'avait
vu la seconde fois comme la première. Je ne lui répondis rien, sinon que M. de
Montfort était un bon prêtre. »
Néanmoins, Mme d'Orion a
noté elle-même l'extrême prudence de l'Église, vis-à-vis de ce récit : « Je dis
cela à M. Mulot, prieur de Saint-Pompain et à M. Vatel, qui me dirent de n'en
point parler du tout. »
A
Saint-Laurent-Sur-Sèvre, un brave homme entrant dans la sacristie pour lui
demander de le confesser le trouva très concentré : Montfort était en oraison,
mais il ne semblait pas être là, tellement il avait l'air absent. Finissant par
l'apercevoir, il dit à cet homme pour s'excuser : « Mon ami, je m'entretenais
avec Marie, ma bonne Mère. » Et, selon la tradition, le brave homme raconta
qu'il avait trouvé le missionnaire en conversation avec la dame blanche. Il ne
pouvait être surpris. On racontait effectivement partout que la Sainte Vierge venait
s'entretenir avec lui.
Ainsi, la tradition
populaire transformant l'événement en apparition de la Vierge, les successeurs
de Montfort se trouvent ensuite fondés, en toute bonne foi, à accréditer
l'existence d'un miracle.
Ce phénomène a lieu à
peu près dans toutes les paroisses où Montfort a prêché. Un enfant de chœur de
La Garnache dit l'avoir trouvé s'entretenant « avec une belle dame blanche qui
était en l'air». (1711).
A Fontenay-le-Comte, «
un enfant de chœur était allé chercher le missionnaire pour la messe, et comme
personne ne lui répondait dans la chambre, il se baissa pour regarder à travers
la chatière. Il vit le père en conversation avec une dame blanche suspendue en
l'air. Ayant raconté la chose à M. de Montfort, celui-ci dit : " Vous êtes
pur, vous irez en paradis. " L'année même, l'enfant mourut. »
Il apparaît clairement
dans ce récit que l'apparition repose sur le seul témoignage de l'enfant de
chœur : c'est bien l'enfant qui raconta avoir vu la Vierge apparaître, et non
Montfort lui-même.
Néanmoins, au travers
des récits et des témoignages, se constitue un panégyrique dont il sort de plus
en plus auréolé. La réputation qu'il a acquise d'attirer la foudre divine sur
les pécheurs inspire de la crainte.
A Bressuire, Grignion de
Montfort avait prédit un jour qu'une guerre aurait lieu : « Mes frères, retenez
bien mes paroles. Un jour, Dieu, pour punir les méchants, enverra dans ces
quartiers une terrible guerre : le sang sera versé sur terre et les hommes se
tueront les uns les autres. Tout le pays sera renversé. Cela arrivera quand ma
croix sera pleine de mousse. Retenez-le donc bien... Mais alors mon tombeau
sera élevé de terre. Cependant cette guerre ne passera pas ma croix : elle
finira là. Tout le pays sur ma droite sera le lieu de cette terrible guerre;
mais sur ma gauche, il n'y aura pas de guerre. »
Ce témoignage fut
retrouvé par le vicaire général Brumauld de Beauregard après les guerres de
Vendée. La prophétie fit alors fortune et renforça sa légende.
L'héritage
de Grignion de Montfort
Grignion de Montfort
laisse non seulement à ses successeurs des méthodes d'évangélisation éprouvées,
mais un ensemble de croyances religieuses propres à séduire un peuple
superstitieux.
Il laisse une morale à
l'usage du peuple, faite du respect de principes simples et rigoureux, destinés
à faire régner l'ordre moral, dans la crainte de Dieu. Il laisse un volumineux
recueil de cantiques dans lequel les missionnaires vont puiser abondamment pour
stimuler la ferveur populaire. Toute une région va vivre ainsi à l'heure de
Montfort. Ses cantiques sont diffusés essentiellement en Poitou et en Anjou.
Les nombreuses
rééditions du XVIIIe siècle, à Niort en 1725, Angers, 1737, à nouveau à Niort
en 1749 (en dépôt chez le curé de Cerizay), à Poitiers, en 1756, 1772, 1779,
attestent de la très grande popularité qu'a eue Grignion de Montfort jusqu'à la
Révolution française.
Son renom déborde
largement de la seule sphère d'influence de ses successeurs, les mulotins. Son
œuvre est relayée par l'ensemble des prêtres qui partagent la même vision du
monde, apprise à Saint-Sulpice généralement. Montfort a de nombreux zélateurs
qui propagent son exemple par souci d'évangélisation.
Le recteur de Paramé,
Picot de La Clorivière, écrira un livre sur Montfort en 1785; il deviendra plus
tard le provincial de la Compagnie de Jésus.
M. Grandet, chanoine et
curé de Sainte-Croix d'Angers, puis directeur du séminaire d'Angers, écrit la
première biographie de Montfort : elle paraît seulement huit ans après sa mort,
en 1724.
M. Grandet, ancien élève
de Saint-Sulpice, va exercer son influence sur l'ensemble des séminaristes
angevins qui passent entre ses mains. C'est lui qui, après la mort de Montfort,
a collecté tous les témoignages sur ses miracles pour prouver sa sainteté. Une
partie de ces prêtres formés par lui dans le même esprit que Grignion de
Montfort seront curés de paroisses dans les Mauges au moment où éclatera la
Révolution.
Les souvenirs de
missions prêchées dans la future Vendée militaire - qui ont été conservés -
prouvent que la tradition inaugurée par Montfort a été gardée intacte jusqu'à
la veille de la Révolution.
La communauté
Saint-Clément à Nantes comme les responsables du séminaire de Nantes sont aussi
demeurés fidèles aux mêmes méthodes d'évangélisation. Sa renommée bénéficiera
amplement de ce relais sulpicien dans les diocèses de Nantes et d'Angers, où
ceux-ci dirigent les séminaires et exercent une grande influence spirituelle.
Les successeurs de
Grignion de Montfort vont appliquer à la lettre l'ensemble des règles laissées
par leur maître, avec autant, sinon plus de scrupules que lui et vont imposer
leur conception du monde aux populations évangélisées.
Mais la dévotion, au
lieu de demeurer l'attitude privilégiée d'un personnage hors du commun,
devient, avec ses disciples, une règle formelle à observer. Or, les attitudes
de Montfort étaient déjà tournées en dérision de son vivant. Reproduites par
ses successeurs qui n'ont pas hérité son charisme, elles tournent vite au
ridicule. Lorsqu'elles sont reprises par des gens simples qui n'en comprennent
pas toujours la signification, les successeurs des jansénistes y voient des
farces pieuses, tout juste bonnes pour attirer la populace.
Les missionnaires
habillaient, par exemple, les enfants de la première communion en anges, leur frisaient
les cheveux et les chargeaient de rubans. Cet accoutrement choquait les
jansénistes pour qui ces vanités ne pouvaient que distraire les enfants alors
qu'il fallait les inciter au recueillement. Ces « puérilités » montfortaines,
si elles étaient choquantes pour des jansénistes sévères, devenaient grotesques
pour les gens du monde que ce spectacle éloignait de plus en plus de la
religion populaire.
La pastorale
montfortaine prêtait d'autant plus le flanc aux critiques que Grignion de
Montfort avait privilégié les humbles dans sa pastorale. Il s'adressait souvent
de la même façon aux grands comme aux petits, selon une habitude du clergé de
l'époque, qui s'accentuera à la fin du XVIIIe siècle.
Plus les gens du monde
se flattent de lire les livres les plus savants, plus l'Église se félicite de
la simplicité des gens du peuple, assimilés à des enfants, dont on vante la
docilité et la soumission. Leur foi naïve, leur candeur émeuvent les bons
mulotins.
Mais les mulotins
dénaturent le mysticisme de Grignion de Montfort en voulant le rendre
accessible au peuple. Grignion de Montfort avait consigné des notes, pour
apprendre à réciter le rosaire. L'ouvrage qui en sortit appelé le Secret
admirable du Saint Rosaire devient l'un des manuels d'évangélisation des mulotins.
On y trouve cette méditation poétique, écrite initialement à l'intention des
enfants : « Je vous offre, mes petits enfants, un beau bouton de rose; c'est un
des petits grains de votre chapelet qui vous paraît si peu de chose! Que ce
grain est précieux! Oh! Que ce bouton de rose est admirable, oh! qu'il
s'épanouira large si vous dites dévotement votre Ave Maria ! »
Louise-Marie Grignion de
Montfort racontait ensuite une « belle histoire » pour frapper leur imagination
: « Deux petites filles, toutes deux sœurs, étant à la porte de leur logis à
dire leur chapelet dévotement, une belle dame apparut à elles, s'approcha de la
plus jeune qui n'avait que six à sept ans, la prit par la main et l'emmena. Sa
sœur aînée, tout étonnée, la chercha et ne l'ayant pu trouver s'en vint tout
éplorée à la maison et dit qu'on avait emporté sa sœur. Le père et [la mère]
cherchèrent inutilement pendant trois jours. Au bout du troisième jour, ils la
trouvèrent à la porte avec un visage gai et joyeux; ils lui demandèrent d'où
elle venait; elle dit que la dame à laquelle elle disait son chapelet l'avait
amenée dans un beau lieu et lui avait donné à manger de bonnes choses et lui
avait mis dans les bras un joli petit enfant qu'elle avait tant baisé. Le père
et la mère, qui étaient nouvellement convertis à la foi, firent venir le
révérend père jésuite qui les avait instruits dans la foi et la dévotion du
rosaire, ils lui racontèrent ce qui s'était passé. C'est de lui que nous
l'avons su. Ceci est arrivé au Paraguay. »
« Imitez, mes petits
enfants, concluait Grignion de Montfort, et dites comme elles tous les jours
votre chapelet, et vous mériterez par là d'aller en paradis et de voir Jésus et
Marie, sinon pendant la vie, du moins après la mort pendant l'éternité. »
De telles histoires
fortifient la foi des humbles mais ne peuvent que faire sourire les gens du
monde. Les jansénistes y trouvent prétexte à multiplier leurs railleries et se
font forts d'attiser la haine contre les mulotins et leurs amis jésuites et
sulpiciens. Ce conflit ne cessera de s'envenimer tout au long du XVIIIe
siècle.
CHAPITRE
XII - L'ÉVANGÉLISATION DE LA FUTURE VENDÉE MILITAIRE PAR LES MULOTINS
Après la mort de
Montfort deux disciples, Adrien Vatel et René Mulot, sont restés à Saint-Pompain;
ils se contentent de prêcher de-ci, de-là, aidés de quelques prêtres, mais sans
grand prosélytisme. Sa disparition brutale les a désemparés. Ils ont perdu leur
guide et semblent hésiter à reprendre son flambeau.
Les filles de la Sagesse
décident en revanche de s'établir à Saint-Laurent-sur-Sèvre en 1720. Elles ont
erré par monts et par vaux avant de se fixer dans le lieu saint, au milieu
d'une certaine indifférence de la population. Après la mort de leur fondateur,
les critiques ont redoublé contre leur ordre; aussi leur installation à
Saint-Laurent est malvenue. Le premier à protester n'est autre que le curé de
Saint-Laurent, M. Rougeou de La Jarrie. Ces pauvres filles sont sans un sou :
leur détresse lui soulève le cœur mais il craint surtout, dit-il, d'être obligé
de leur venir en aide. Celles-ci, effectivement, ont peu de donateurs. Seuls
quelques admirateurs du saint sont restés fidèles à ses chères disciples : Mme
de Bouillé, le marquis de Magnanne qui n'est autre que le gendre de celle-ci.
La fortune de Mme de Bouillé est grande mais subviendra-t-elle toujours à leurs
besoins?
Les filles de la Sagesse
apparaissent comme des oisives. Pour le curé de Saint-Laurent, elles sont un
fardeau pour la société. Leur présence encombrante irrite les habitants du
petit bourg. Une agaçante petite cloche, prêtée par un malavisé, irrite le pasteur
et dérange les voisins, sonnaillant dès potron-minet et ce jusqu'à sept ou huit
fois par jour! On s'interroge sur l'utilité de leur institut. On doute de leurs
intentions. Leur dévotion en fait des fanatiques.
Le curé de Saint-Laurent
a poliment décliné leur demande d'être leur guide spirituel. Mgr de Champflour,
qui les soutient, nomme alors le 27 septembre 1720 le père Mulot comme
directeur et confesseur attitré des filles de la Sagesse.
Le clergé des paroisses
alentour demeure très divisé sur leur présence. Le curé de Saint-Malo-du-Bois
leur est favorable. En revanche, le curé de Mortagne est plus circonspect : «
Si cette œuvre vient de Dieu, dit-il, vous aurez beau faire, vous ne pouvez la
détruire. Si c'est une entreprise humaine, elle s'anéantira comme d'elle-même.
Laissez-les donc faire, de peur de vous exposer à combattre contre Dieu. »
La survie de l'ordre
repose sur les épaules de Mme de Bouillé. En avril 1721, elle leur achète un
bâtiment en son nom propre mais en grande partie avec les deniers de M. de
Magnanne. Un autre bâtiment abritera les frères du Saint-Esprit qui
s'installent en 1722.
Les successeurs de
Montfort se sont grossis de quelques éléments venus de Paris et prennent le nom
qu'avait donné Poullart des Places à son établissement : la communauté du
Saint-Esprit. Le bâtiment leur a été attribué pour faire l'école aux petits
garçons. Mais, là encore, le curé de Saint-Laurent voit arriver des hommes dont
il juge la présence indésirable.
L'existence de l'ordre
de la Sagesse demeure tout aussi fragile. Les filles de la Sagesse subissent
momentanément la concurrence de deux des leurs restées enseigner à La Rochelle,
dans la paroisse Saint-Nicolas. A l'époque, la création d'une communauté
religieuse est très facile et n'obéit pas à des règles strictes; le
regroupement de quelques religieux suffit à constituer une congrégation. Mgr de
Champflour dissipe leur inquiétude en les assurant qu'elles sont bien les
seules héritières de Montfort et donc seules habilitées à se nommer filles de
la Sagesse.
Mais leur situation
matérielle est toujours aussi précaire. En 1722, le curé de Saint-Laurent
dénonce à nouveau leur oisiveté : « Ces dames, dit-il, ne donnent point dans
l'esprit de M. de Montfort qui est de se sacrifier pour le bien du prochain;
elles vivent dans une inaction que l'on ne peut souffrir. Elles ne savent ni ne
veulent rendre le moindre service aux malades. Ces dames, " qui n'ont rien
" ont deux habits, un pour l'hiver, un pour l'été; elles donnent un tour
coquet à leur coiffure; elles ne portent point de linge qui n'ait été savonné
trois fois. »
Ces critiques sont
parvenues aux oreilles de Mme de Bouillé. Celle-ci suggère à ces filles qui
semblent laisser la seule Providence guider leurs pas d'élever « au moins une
vache, un cochon, comme on fait à la campagne ».
Mgr de Champflour
soutient toujours l'existence de cette petite communauté. Le 11 décembre 1722,
il donne l'autorisation à M. Mulot de leur donner l'habit; la cérémonie aura
lieu dans l'église paroissiale de Saint-Laurent. Le curé de Saint-Laurent en
est bouleversé. Mais, l'évêque de La Rochelle le rassure dans une lettre, pour
désarmer son opposition : « Il n'en coûte rien, dit-il, à votre paroisse ni à
vous pour leur entretien. Par conséquent elles ne vous sont point à charge. »
Les premières prises
d'habit ont lieu à la fin de l'année 1722. Le curé Rougeou n'a point désarmé
et, ayant essuyé un échec auprès de l'autorité religieuse, il se tourne cette
fois-ci vers l'autorité temporelle. Le seigneur du lieu est M. de Villeroi, baron
de Mortagne. La lettre n'arrivera jamais, ayant été, paraît-il, interceptée.
Le curé a un motif de
satisfaction, mais celui-ci sera de courte durée. En réparant leur bâtiment,
les missionnaires ont empiété sur un terrain appartenant à la paroisse. C'est l'occasion
rêvée pour leur faire un procès! L'affaire est portée à la juridiction de
Mortagne-sur-Sèvre. Le procureur fiscal se rend sur les lieux avec une chaîne
d'arpenteur. Mais l'affaire sera classée sans suite.
En 1723, Mgr de
Champflour rend visite aux communautés montfortaines pour les encourager à
persévérer dans leur existence.
Les missionnaires ne
sont que trois ou quatre, à cette époque. Ils seront treize en 1743; mais leur
nombre ne sera jamais très supérieur jusqu'à la Révolution. Sous la direction
de Nicolas Audubon (1749-1755) et de Charles Besnard (1755-1788), leur activité
s'élargit et surtout leur existence se consolide.
Un édit d'août 1749 a
interdit toutes les communautés religieuses non autorisées. Une autorisation
royale est donc nécessaire, encore faut-il qu'elle puisse être confirmée par
l'enregistrement du parlement de Paris. Dès 1750, Audubon se rend à Paris, sans
succès; il y retourne en 1755. Ce n'est qu'en 1773 que l'existence légale de la
communauté est reconnue par le roi et acceptée par le parlement de Paris.
Les mulotins
construisent un immeuble à partir de 1777; les lettres patentes de 1773 les ont
autorisés à recevoir des dons et legs jusqu'à concurrence de 1 000 livres
annuelles de revenus. Confinés au départ à leur diocèse de La Rochelle, les
mulotins étendent leurs missions aux diocèses de Luçon, Nantes, Angers et
Vannes.
Seuls deux prélats
gallicans leur interdiront de prêcher dans leurs diocèses pendant leur
épiscopat : Samuel-Guillaume de Verthamon, évêque de Luçon, de 1737 à 1758 et
Jacques de Grasse, évêque d'Angers de 1759 à 1782. Mais, en dehors de ces
périodes, ils bénéficient au contraire de l'active collaboration des évêques.
Le nouvel évêque de Luçon, Claude-Jacquement Gaultier d'Ancize, les autorise,
dès son arrivée en 1759.
Les mulotins ne sont pas
les seuls à prêcher dans ces diocèses; il y a aussi des jésuites, des
oratoriens, des lazaristes, des capucins. Mais les montfortains ne collaborent
avec aucun de ces ordres. En revanche, ils travaillent de concert avec les
sulpiciens de la communauté Saint-Clément. Celle-ci bénéficie toujours de
fondations de missions et demande souvent l'aide des montfortains pour l'aider
à prêcher. Inversement, les sulpiciens prêtent leur concours aux montfortains
selon leurs besoins. Les convergences doctrinales entre les disciples de
Montfort et les fils de M. Olier se sont accentuées avec le temps : jansénistes
et libertins sont devenus leurs ennemis communs.
Les missions se
succèdent sans interruption jusqu'à la Révolution : on n'en compte pas moins de
soixante-dix à quatre-vingts par décennie sur l'ensemble de la région qui va de
La Rochelle à Vannes. Alors que Grignion de Montfort avait prêché dans des
villes, à Nantes, Poitiers, La Rochelle, Avranches, ses successeurs vont prêcher
surtout dans les campagnes, conformément aux vœux du fondateur. Les missions
urbaines ont été très exceptionnelles : une seule fois entre 1740 et 1750,
trois fois au cours de chaque décennie suivante.
Les montfortains sont
ainsi devenus des spécialistes des missions rurales. Leur style est adapté aux
petites gens des campagnes; le cérémonial pompeux des missions correspond aux
goûts populaires. Le peuple des campagnes peut calquer facilement sa piété sur
les modèles de dévotion que Grignion de Montfort a illustrés par ses
comportements.
Ses croyances
superstitieuses lui permettent de se glisser dans ce moule de la dévotion
montfortaine. L'extériorisation de leurs dévotions par des suppliques
bruyantes, des pleurs et des sanglots fait des gens du peuple les véritables
enfants de Montfort et les missionnaires s'émeuvent de l'affection qu'ils
portent à la Vierge Marie, comme leur fondateur. Le bon peuple donne le
spectacle touchant pour des prêtres à l'âme sensible d'une piété conforme aux
souhaits de leur saint patron.
Ce petit peuple
continue, comme avec Grignion de Montfort, à financer les frais de la mission
par ses oboles. Les Montfortains sont très attachés au maintien de cette
pratique charitable ; ils ne reçoivent que peu de dons des familles aisées, hormis
en de rares lieux où des dames ou des demoiselles dévotes financent entièrement
une mission.
Pendant l'été 1740,
arrive Pierre-François Hacquet, né près d'Angers vers 1714. Le jeune prêtre a
été formé par le séminaire d'Angers, puis par Saint-Sulpice. Comme Louis-Marie
Grignion de Montfort lorsqu'il prêcha sa première mission, il est arrivé avec
l'enthousiasme du néophyte; il trouve dans les missions l'occasion de mettre en
pratique tout ce qu'on lui a enseigné à Angers et Saint-Sulpice.
Plein de zèle, il est
conquis par le spectacle qu'offrent ces missions dont le cérémonial est
désormais bien rodé et dont l'efficacité ne se dément plus. Hacquet va prêcher dans
deux cent soixante-quatorze missions de 1740 à 1780; il meurt en décembre 1781.
On sait, par le mémoire qu'il a laissé de ces missions, qu'il a fait partie de
toutes les missions montfortaines, et qu'il y a prêché dans toutes, sauf à la
fin de sa vie où il était trop fatigué.
Pierre-François Hacquet
ne deviendra pas le supérieur de la petite compagnie; mais cela ne doit pas
nous tromper sur la place qu'il a occupée. C'est lui qui prononce l'éloge
funèbre du père Mulot en 1749. C'est lui qui est désigné, avec deux autres
missionnaires, pour aller à Rome, en 1748.
Hacquet a été le
véritable successeur de Montfort; il en a le caractère bouillant et emporté. Ce
prédicateur a consigné sur un livret ses observations sur chaque mission; on a
ainsi la localisation des missions et l'opinion sur l'état religieux général de
chaque paroisse.
Ces missions dirigées
par les mulotins ont couvert un vaste territoire qui dépasse en étendue celui
de la Vendée militaire elle-même et correspond davantage à celui des
soulèvements de mars 1793, qui englobe la Loire-Inférieure et le Morbihan. Les
missionnaires ont prêché dans les diocèses de Vannes, Nantes, Luçon, Angers, La
Rochelle. Toute la rive droite de la Loire a ainsi été évangélisée autant que
la rive gauche.
Les notes du père
Hacquet témoignent de la ferveur religieuse de chaque paroisse et permettent de
délimiter des régions d'inégale dévotion. Les expressions qui reviennent le
plus souvent sous sa plume pour qualifier les attitudes religieuses des
paroisses sont celles de peuple « dur » et de peuple « docile ». Par exemple, à
Saint-Maurice-des-Noues (canton de La Châtaigneraie, diocèse de La Rochelle), «
le peuple, dur, dit-il, se ressent de la plaine » (mission du 23 novembre au 21
décembre 1749).
Au contraire, à
Tiffauges (canton de Mortagne, diocèse de La Rochelle) : la mission est « très
fervente. Le peuple y est bon et docile » (1er-30 novembre 1748).
Ces annotations du père
Hacquet sur chaque mission permettent de délimiter très précisément des zones
de dévotion plus ou moins intense ou même d'indifférence religieuse, dans
l'ensemble de la région évangélisée.
Deux régions
géographiques sont nettement rebelles aux missions des mulotins : d'une part le
sud de la Vendée et des Deux-Sèvres, dont nous savons qu'elles ne prendront pas
part à l'insurrection de mars 1793 et d'autre part les rives de la Loire aux abords
immédiats de Nantes et les environs du lac de Grand-Lieu.
Le Marais poitevin,
situé entre Luçon et La Rochelle, et la plaine vendéenne, autour de
Fontenay-le-Comte, ne manifestent aucun enthousiasme ; ce sont des régions peu
chrétiennes où les missions sont peu suivies et les exercices religieux peu
pratiqués. En revanche, celles qui ont été données dans les villes de ces
régions ont obtenu un grand succès, que ce soit à Niort, Fontenay ou Luçon où
l'on note une forte présence des notables.
Les bords de Loire, de
chaque côté du fleuve, près de Nantes, boudent aussi les missions. Les
missionnaires se heurtent à l'impiété notoire du petit peuple et le même
phénomène s'observe autour d'Angers : il s'agit d'une population agglomérée
autour de ces grandes villes, qui vit des petits métiers que procure le trafic
fluvial ou d'une pêche artisanale ; il s'y mêlent des petits marchands et des
trafiquants de toutes sortes.
Dans toute la région
nantaise, l'insuccès des missions est aggravé par la présence d'un clergé
janséniste régulier ou séculier qui exerce des pressions sur les populations,
pour les dissuader de suivre les exercices. En fait, c'est donc moins
l'influence du milieu urbain en lui-même qui explique ce manque de ferveur que
la pression exercée par les milieux jansénistes. En effet, la grande majorité
des missions prêchées en ville ont été particulièrement réussies à Nantes,
Cholet, Poitiers notamment.
Une seule paroisse
nantaise fait exception : Sainte-Croix (1776), où les intrigues jansénistes ont
fait échouer la mission : « Point d'ornements, point de cierges, point de
cloches, point de processions, point de croix, ny de calvaire », note avec
amertume le père Hacquet. La situation de cette paroisse au cœur de la ville
atteste l'influence exercée par le jansénisme sur un milieu très urbanisé et
assez bourgeois, sensible aux idées nouvelles.
Dans la même ville, la
mission de Saint-Clément, un an plus tôt, a été « très nombreuse et très suivie
» ; « le peuple s'y prêta admirablement. Toutes les cérémonies magnifiques; la
croix et le calvaire superbes», note Hacquet. Or, cette paroisse Saint-Clément
comprend des faubourgs populaires. La rupture avec la religion populaire des
mulotins relève donc davantage d'un phénomène d'appartenance sociale : le peuple
des villes accourt aux grandioses cérémonies, tandis que les gens du monde les
boudent. Le jansénisme et le développement des idées des philosophes conjuguent
leurs effets, en éloignant les fidèles des sacrements et d'une pratique
religieuse très extériorisée.
La présence janséniste
n'est pas limitée à Nantes même et à sa proche banlieue (Vertou, Sainte-Luce) :
en Vendée, des curés jansénistes ou des chanoines réguliers de chapitres
donnent des consignes aux populations pour les dissuader de suivre une mission
ou empêcher les enfants de faire leur première communion avec les
missionnaires.
Le mémoire du père
Hacquet permet aussi de circonscrire précisément les zones d'intense dévotion.
Celles-ci correspondent clairement aux points chauds de l'insurrection de mars
1793, réparties selon une ligne qui va de Clisson à Châtillon, en passant par
Cholet (c'est-à-dire le cours de la Sèvre Nantaise); il faut y ajouter le
Marais breton.
Cette région a bénéficié
de la proximité immédiate de Saint-Laurent-sur-Sèvre, devenu lieu de pèlerinage
et centre des missions montfortaines. Des missions, renouvelées fréquemment,
finissent par porter leurs fruits.
Certains cantons
apparaissent réellement privilégiés, comme Montfaucon dans les Mauges,
Argenton-Château dans le Bressuirais, Mortagne-sur-Sèvre et Montaigu en Vendée.
L'ensemble des paroisses
des Marches communes où éclatera l'insurrection ont été des terrains de
missions : La Gaubretière, Tiffauges. Evrunes, La Séguinière, Le Longeron, La
Tessoualle, La Romagne, Gétigné, Roussay, Saint-Hilaire-de-Clisson.
On peut parler d'un
véritable quadrillage systématique des deux rives de la Sèvre Nantaise par les
missionnaires.
Les commentaires du père
Hacquet sont généralement très élogieux, même s'il y a quelques exceptions notables.
Toute la région autour
de Cholet est ainsi d'une ferveur très inégale. Certaines paroisses sont un peu
tièdes au goût du père Hacquet.
Le pays, habité par des
tisserands, est déjà frappé par la crise économique ; les mendiants sont très
nombreux : à la veille de 1789, le quart de ces paroisses vit d'aumônes. Le
phénomène touche d'ailleurs toutes les paroisses des Marches communes, qui
tirent leurs ressources essentiellement des manufactures de Cholet.
L'exemple de La
Gaubretière est saisissant : la mission de 1751 est bonne, le peuple assidu; or
en 1773, Hacquet trouve le peuple indifférent et regrette même qu'on y ait
planté une croix. Le père Hacquet se plaint du manque de « libéralités » de
certaines de ces paroisses, comme Le Longeron. Par ce terme, il entend les dons
faits aux missionnaires. Mais la pauvreté et la misère suffiraient à expliquer
ce comportement. Il note qu'à La Séguinière, le bourg est « dissipé » ; mais,
nous sommes là en pleine région de tissage et la fréquentation des cabarets est
une habitude ancrée que les missions seules ne suffisent certainement pas à
déraciner.
Enfin, il faut
reconnaître que les observations et les jugements du père Hacquet sont guidés
par son rigorisme. Il mesure la ferveur et la dévotion en fonction du respect
de règles strictes bien difficiles à suivre par des gens du peuple que les
tourments de la vie quotidienne poussent à l'agitation alors que le silence est
la règle d'or des montfortains pendant les exercices religieux.
Hacquet a aussi consigné
dans ses notes la propension des paroissiens à participer aux frais de la
mission nécessaires pour financer les cérémonies et la construction des
calvaires. Aussi, la pauvreté d'une paroisse peut-elle constituer un handicap,
si elle n'est pas compensée par une religiosité extrême qui pousse à se priver
pour faire des dons à la mission.
L'historien ne saurait
non plus tirer une conclusion générale sur l'attitude du peuple vis-à-vis de la
religion du seul comportement d'une paroisse pendant une mission.
Le rôle du clergé est
d'assurer la permanence de la religion; or, le père Hacquet note souvent qu'une
paroisse trop lâche a besoin d'un « bon conducteur » pour encadrer les fidèles.
Ceux-ci font parfois cruellement défaut.
A la différence de
celles de la région du tissage des toiles, les missions réalisées dans les
paroisses de la ville même de Cholet ont été réussies. Celle de Notre-Dame, du
1er mai au 12 juin 1763 « fut excellente, très suivie. Le peuple
docile au-delà de toute espérance ».
A Saint-Pierre, en 1743,
« le peuple spirituel, affable et reconnaissant en donnait de grandes marques
aux missionnaires par son attention à fournir aux frais de la mission ».
Toujours, à Saint-Pierre, en 1751, « le concours du peuple (fut) admirable pour
entendre la prédication. Il y eut adoration publique de la Vraie Croix au lieu
d'amende honorable, rénovation générale des vœux du baptême ».
Certains bourgs ont été
visités plusieurs fois par les missionnaires et ceci, ne l'oublions pas,
pendant un mois. Montfaucon reçoit une mission à cinq reprises en 1757, 1765,
1772, 1778, 1779. De plus, une mission donnée dans un bourg est souvent suivie
par les populations des paroisses avoisinantes, sauf l'hiver où il est
difficile de se déplacer par des chemins devenus impraticables. Le père Hacquet
note toujours cette participation plus ou moins étendue des « étrangers » à une
paroisse, car le succès d'une mission peut dépendre de cette participation «
étrangère ».
Ainsi, à Montfaucon « le
concours des étrangers fit merveille » tandis que « le peuple de Montfaucon est
indifférent, indolent, attaché à ses biens ».
Le renouvellement des
missions dans une même paroisse semble souvent porter ses fruits. Hacquet note,
pour la mission de 1765 à Montfaucon, que « le peuple, qui se sentait de la dernière
mission, (fut) nombreux et assidu à la parole de Dieu ». En 1772, elle est «
fervente; bien suivie, nombreuse à son ordinaire ».
Les montfortains ont des
sujets de satisfaction dans leur fief de Saint-Laurent-sur-Sèvre, en septembre
1749: « Cette retraite, entreprise par le zèle des missionnaires du lieu qui en
voyaient le bien depuis longtemps et faite à leurs frais eut le succès qu'ils
en espéroient; jamais mission ne fut plus nombreuse ni mieux suivie. Les
étrangers s'y trouvèrent en abondance; les communions y furent nombreuses. On y
donna quatre exercices par jour : au matin, à six, à dix, la conférence et le
dernier sermon à quatre; il y eut ouverture, vœux du baptême, clôture et
convocation. »
Mais, fait étrange,
celle de 1751 (29 août-8 septembre 1751), n'est pas aussi bonne: «Cette
retraite de quatre exercices par jour, entreprise par le zèle de M. le Doyen et
par les soins des missionnaires, n'eut pas le succès qu'on en espéroit, soit
que la saison fût incommode, soit que le peuple commençât à se dégoûter des
prédications; la retraite fut médiocre. Le peuple est assez mal disposé. »
En effet, même dans
cette zone privilégiée autour de Saint-Laurent-sur-Sèvre, le peuple est loin
d'être dévot et assidu aux missions. Le père Hacquet est retourné à
Saint-Amand-sur-Sèvre, cinquante ans après Louis-Marie Grignion de Montfort, du
8 novembre au 6 décembre 1761. «Cette mission fut médiocre. Le peuple assez
indifférent. Peu d'étrangers, à cause des chanoines réguliers, prieurs des
paroisses circonvoisines, qui n'aiment pas les missions. » L'opposition
janséniste ne suffit pas ici à expliquer cet insuccès dans une paroisse où le
saint a prêché. Certes, il s'est écoulé une période assez longue. Mais Montfort
s'était déjà heurté dans cette paroisse à des habitants très superstitieux et
arriérés. A l'époque, dans la région de Saint-Amand, on croyait au démon et on
avait recours à la sorcellerie et à la magie. Ces croyances ne pouvaient certes
point disparaître rapidement, pour peu que se soit relâchée l'attention des
différents pasteurs.
Dans une autre paroisse
de la même région, Moutiers-sur-Argenton, « le peuple paroissoit d'abord
sauvage », note aussi Hacquet. Quant à la paroisse de Saint-Aubin-de-Baubigné,
où habitait la famille de La Rochejacquelein, le peuple n'est « ni trop docile,
ni trop reconnaissant », note Hacquet en 1763 (11 décembre 1763 - 11 janvier
1764). A la suite de la mission qui avait eu lieu en 1749, Hacquet avait noté
le contraire : « peuple docile et reconnaissant ». Le prédicateur n'aurait-il
pas lui-même conscience des difficultés à enraciner la foi parmi ces
populations?
C'est un triomphe lors
de la mission de 1773 (du 24 octobre au 24 novembre), seize ans avant que
n'éclate la Révolution : « Cette mission fut excellente, nombreuse, bien
suivie. » Hacquet note un changement déterminant pour l'avenir : « Les dames du
château, parfaitement réconciliées avec M. le Curé, y donnèrent un exemple
édifiant; il s'y opéra, en conséquence, des conversions éclatantes et
soutenues. »
Dans ces campagnes qui
sont le terrain de prédilection des montfortains, les petites villes et les
bourgs occupent une place à part. En règle générale, les missions données dans
les petites villes ont été assez mauvaises : c'est le cas de Machecoul et
Savenay. Machecoul était habitée par des fonctionnaires et des bourgeois.
Ceux-ci paieront chèrement leur comportement lorsque la ville tombera aux mains
des insurgés en mars 1793.
En revanche, Cholet,
Montaigu, Mortagne ont donné satisfaction au missionnaire.
Les missionnaires
rencontrent des difficultés dans toute la région, autour du lac de Grand-Lieu,
là même où Grignion de Montfort avait eu maille à partir avec un curé (à La
Chevrollière). La première mission de La Chevrollière a eu lieu en 1759: «Le
peuple (est) grossier, ignorant, peu porté à la dévotion. Les pêcheurs du
village de Passé (Passay), intéressés, pauvres d'ailleurs, adonnés au vin à
cause de l'échange de leur poisson en vin qu'ils tirent des gabariers. »
Néanmoins, une nouvelle
mission, prêchée en 1776, est bonne; Hacquet semble l'attribuer au curé du
lieu.
Dans toute cette région
plus portée au paganisme et aux superstitions, le peuple est dur et peu dévot,
nous apprend Hacquet avec une grande objectivité. Mais, nous devons le
souligner, les missions s'y déroulent normalement. Si le terrain est peu
favorable à la mission au départ, chacune d'entre elles est finalement suivie,
même si le peuple y manifeste moins d'enthousiasme que dans le Bocage ou les
Mauges. C'est le cas à Saint-Aignan-de-Grand-Lieu en 1752, ou à
Sainte-Lumine-de-Coutais en 1777.
Toute la région du lac
de Grand-Lieu va massivement participer au soulèvement.
Dans le Marais breton,
les missions sont aussi très suivies. Toutes ces paroisses sont celles qui
prendront une part très active à l'insurrection de mars 93.
A Saint-Étienne-du-Bois,
« le concours du peuple (fut) nombreux et assidu. Les habitants dociles et
reconnaissants. (...) Grand zèle pour le culte de Dieu, pour la construction de
la croix et du calvaire. »
La mission de La Chapelle-Palluau
fut « très excellente, nombreuse, éclatante. Le peuple, très bien exposé... »
Hacquet note que la mission a été financée par les demoiselles Lansier. Même la
petite ville de Challans réserve un bon accueil aux missionnaires, bien qu'il y
ait fréquemment des foires et des marchés.
Toute la zone située
entre le Marais breton et le Bocage vendéen (les cantons de Legé et de Palluau)
a été aussi parcourue par les missionnaires avec beaucoup de succès : à la
mission de Vieillevigne en 1756, on compte quatre mille communiants. La mission
de Saint-Étienne-de-Corcoué, en 1770, est décrite dans les termes les plus
élogieux : Hacquet ne tarit pas sur les superlatifs : « Très fervente,
nombreuse, suivie. »
Autour de ces zones de
forte dévotion, on peut dessiner les contours de régions de moindre ferveur.
C'est notamment le cas des cantons de Chantonnay, Sainte-Hermine, Pouzauges, La
Châtaigneraie. L'influence protestante et les restes du jansénisme entraînent
la désaffection des gens.
A Cheffois, en décembre
1769, la mission est médiocre, le peuple, « ni trop dévot, ni trop flexible ».
« Les curés voisins, chanoines réguliers, empêchent les enfants de venir au
catéchisme. »
A Pouzauges, en novembre
1760, la mission est fervente et nombreuse; mais il y a une altercation entre
les missionnaires et le prieur janséniste de Réaumur, paroisse proche, au sujet
de la communion des enfants. Toutes les missions dans les cantons de La
Châtaigneraie et de Pouzauges se ressentent de la fronde des jansénistes.
Au Boupère, Hacquet
attribue au « voisinage des religionnaires », c'est-à-dire des protestants, le
manque de participation des paroisses alentour; le seigneur du lieu, le marquis
de La Plissonnière, s'est opposé à la mission, alors que sa propre sœur l'a
financée.
A Chantonnay, en
décembre 1764, la mission est médiocre. Le peuple est « dur, resserré, peu
attentif à la parole de Dieu, point dévot... » Une nouvelle mission, en 1774,
semble plus suivie, mais il y a toujours aussi peu d'étrangers à la petite
ville. Hacquet rapporte qu'on y a donné le baptême à un idolâtre de vingt ans,
avec une grande solennité et qu'on a porté en procession une statue de la
Vierge au calvaire.
La mission de
Puybelliard, à côté de Chantonnay, est « très médiocre ». Hacquet, à court
d'explications, l'attribue à la proximité de la plaine alors que l'influence
protestante s'y fait encore sentir. Mais il ne faudrait pas surestimer celle-ci
: dans le pays de Pareds, les missions sont bonnes, telles celles d'Antigny en
1751, de Saint-Maurice-des-Noues en 1749, de Bazoges-en-Pareds en 1774.
Les mulotins ne se
contentent pas de ces missions dans les paroisses. Ils prêchent aussi dans les
hôpitaux ou dans des couvents, à la demande des religieuses.
De 1751 à 1779, Hacquet
prêche tous les ans, sans interruption, au collège des garçons de Beaupréau. La
première retraite de 1751 est « édifiante ». La dernière est « très fervente ».
Mais il n'est pas rare que Hacquet se plaigne de l'encadrement défaillant des
jeunes collégiens et de leur dissipation certaines années.
Néanmoins les mulotins
ont là l'occasion d'exercer leur influence sur une partie de la jeunesse
cultivée, destinée à occuper des emplois publics dans les petites villes des
Mauges. On retrouvera plus tard nombre de notables de ces bourgs angevins aux
côtés des insurgés de mars 93.
A défaut de laisser avec
certitude leur empreinte sur les âmes, les missionnaires laissent au moins de
leur passage des symboles édifiants : les croix des calvaires. La plantation de
ces croix demeure le temps fort de la mission, comme a l'époque de Grignion de
Montfort. Chaque paroisse met son point d'honneur à les dresser en haut d'un
lieu d'où elles se voient de loin. Hacquet semble lui-même y voir un symbole de
la foi d'une paroisse, là où les paroissiens y trouvent surtout de la fierté.
Hacquet a laissé ses commentaires sur chaque calvaire :
A Treize-Vents (canton
de Mortagne, diocèse de La Rochelle), « la croix qui y fut plantée est très
belle et haute ».
A Touvois (diocèse de
Nantes) : « Le calvaire qui y fut construit est un des plus beaux et des mieux
placés. »
L'opération est toujours
aussi spectaculaire; et la coutume s'est instaurée d'attendre avec angoisse et
appréhension le moment où elles prennent leur assise définitive. Chaque fois,
cela tient du miracle et les fidèles sont très impressionnés. En revanche,
lorsqu'une croix bascule dans le vide, les gens sont atterrés, persuadés qu'un
mauvais sort s'acharne sur leur paroisse.
Car c'est ainsi que se
vit toujours la religion au XVIIIe siècle dans ces régions. Les missionnaires,
comme les curés de campagne, ont recouvert d'un voile religieux un ensemble de
croyances superstitieuses.
La vénération portée au
pasteur demeure empreinte de la crainte qu'inspire son pouvoir de faire le bien
ou le mal.
L'Église, par ses
pratiques sacramentelles, est loin d'extirper les vieilles superstitions;
mieux, elle les ravive parfois.
Devant la maladie, les
gens gardent leur habitude de faire appel aux conjureurs et aux sorciers. Or
les prêtres, du haut de leur chaire, enseignent aux fidèles que la maladie est
un signe de Dieu; seul le Très-Haut peut accorder la grâce de la guérison. Et
encore faut-il ne pas être en état de péché!
C'est l'abbé Grandet, le
directeur du séminaire d'Angers, biographe de Montfort qui, en 1692, expliquait
qu'il fallait « amener les malades à Notre-Seigneur pour les guérir ». « La
maladie du corps contribue à la santé de l'âme, en l'humiliant, en détachant
l'âme de la vie, en faisant faire pénitence au corps des péchés dont il a été
l'instrument, enfin en nous faisant penser à Dieu », écrit-il dans des notes
destinées à préparer un sermon.
Pour ces prêtres, issus
de Saint-Sulpice, les épidémies sont des fléaux envoyés par Dieu. Face au
courroux divin, « nous vous exhortons à ranimer votre ferveur, à redoubler vos
prières, à vous purifier de vos péchés que vous devez regarder comme la source
de vos malheurs » dit l'évêque d'Angers face à une épidémie de dysenterie
(1707).
Ainsi, l'Église se
contente de substituer le péché au démon comme origine du mal mais les
populations continuent à croire en la possession et à voir dans la maladie
l'effet d'un sort maléfique. Aussi se tournent-elles à la fois vers les
conjureurs et les prêtres pour faire cesser le mal et confondent parfois le
prêtre et le conjureur. Dans les deux cas, on se tourne donc vers un
intercesseur auprès de Dieu ou du diable.
La thérapeutique
utilisée par les uns et les autres n'est-elle pas identique aux yeux du simple
fidèle? Les deux ne récitent-ils pas des formules incantatoires?
Les habitants des Mauges
et du Bocage font d'autant moins la différence entre les formules récitées par
le conjureur ou le prêtre qu'une interpénétration s'est opérée entre les
pratiques païennes et les rites religieux. Les prêtres font les mêmes gestes
que les conjureurs en imposant les mains sur le mal et les conjureurs
introduisent dans leurs formules magiques des éléments du christianisme.
Pour conjurer une
colique, il faut prononcer les paroles ci-après : « Marie qui êtes Marie ou
colique ou passion qui êtes entre mon foie et mon cœur, entre ma rate et mon
poumon, arrête au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Il faut ensuite
réciter trois Pater et trois Ave, et prononcer le nom du malade en disant : «
Dieu t'a guéri ! Amen ! »
Pour conjurer une
brûlure, il faut « faire le signe de la croix sans en prononcer les paroles ni
se servir de la main, mais diriger au fur et à mesure les yeux vers chacun des
endroits où l'on porterait successivement la main pour un signe ordinaire, et
répéter mentalement les mots : « Brûlure, je te conjure au nom des principaux
mystères, le mystère de la Rédemption, le mystère de l'Incarnation, le mystère
de la Sainte-Trinité, brûlure, tu perdras ta chaleur et ton ardeur comme Judas
a perdu ses couleurs au jardin des Oliviers. »
Le signe de la croix,
apporté par l'Église est ainsi devenu indispensable à l'efficacité de la
conjuration.
De même, toutes les
pratiques dévotes inaugurées par Montfort et popularisées après sa mort
entretiennent la confusion entre magie et religion. Le rosaire devient un
talisman qui éloigne les mauvais esprits. Les sacrements permettent d'accéder à
l'état de pureté nécessaire pour éviter le courroux de Dieu.
Ceci contribue à
expliquer le succès de la communion lors des missions des mulotins, où l'on
voit des centaines d'enfants déguisés en anges approcher de la sainte table.
Enfin les mulotins
offrent des moyens d'intercession auprès des puissances du bien, en
popularisant la dévotion à la Vierge Marie, puis au Sacré-Cœur.
La dévotion au
Sacré-Cœur remontait au Moyen Age. Remise en honneur grâce au renouveau
religieux du XVIIe siècle, elle se développe très rapidement car elle
correspond, par son imagerie, à toutes les croyances populaires de l'époque :
le cœur apparaît comme le siège de la vie, du courage et de la générosité.
Après la crucifixion du
Christ, a raconté saint Jean, un soldat lui perça le côté de sa lance, et il en
sortit du sang et de l'eau. Cette scène donne naissance à toute une imagerie
transmise notamment par la peinture flamande du xiir siècle. Le cœur du Christ
devient le lieu de ses sentiments, de son amour comme de ses souffrances.
Les moniales qui
recherchent la fusion mystique avec le Christ brûlent d'envie de posséder ce
cœur, d'y pénétrer et d'y anéantir leurs mauvais penchants.
Au XVIIe
siècle, François de Sales, Pierre de Bérulle et Saint-Cyran célèbrent à nouveau
le cœur du Christ, tandis que Jean Eudes lui préfère le cœur de Marie, modèle
du cœur chrétien. En 1672, Jean Eudes célèbre à son tour le cœur du Christ : ce
cœur doit contribuer à rappeler aux fidèles l'amour que Jésus-Christ portait à
son père et à tous les hommes.
Or c'est en 1673 que la
visitandine Marguerite-Marie Alacoque reçoit sa première révélation, à
Paray-le-Monial, comme on l'a dit précédemment. La religieuse délivre le
message qu'elle a reçu : Dieu est délaissé, les hommes se détournent de la
religion et du cœur du Christ, thème que Grignion de Montfort développera
lui-même dans ses missions.
Les jésuites contribuent
à populariser cette dévotion qui ne cesse de s'amplifier, au point que le pape
Clément XIII accepte de créer une fête solennelle en 1765 et que Christophe de
Beaumont, archevêque de Paris, l'adopte dans son diocèse en 1767.
Comme la dévotion à la
Vierge Marie, la dévotion au Sacré-Cœur devient la cible privilégiée des
jansénistes, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle; les Nouvelles
ecclésiastiques se moquent des « cordicoles »[21].
Le Sacré-Cœur est dès
lors promu au rang de symbole religieux. La prière au Sacré-Cœur permet
d'intercéder auprès de Dieu, de lui demander réparation de ses fautes. Les
fautes des hommes font souffrir le cœur du Christ. On raconte que telle ou
telle religieuse a vu du sang jaillir du cœur du crucifix qu'elle contemplait.
Le Sacré-Cœur devint le
symbole des souffrances du Christ crucifié. Par cette représentation, les
mulotins essaient de faire comprendre au peuple le mystère de la Rédemption :
la vision du cœur sanglant du Christ permet de culpabiliser les fidèles.
Cette dévotion devient
d'autant plus populaire que les fidèles peuvent se représenter par des images
les souffrances du Christ devant le péché. Et la Vierge Marie apparaît comme le
meilleur intermédiaire pour s'adresser à ce cœur du Christ, à la fois lieu de
son amour pour les hommes et lieu de ses souffrances. L'habitude se prend
d'ailleurs de réunir les deux cœurs de Marie et Jésus, représentés entrelacés.
L'un et l'autre sont
invoqués pour conjurer tout événement imprévisible qui peut survenir. Les
prédictions de Marguerite-Marie Alacoque, devenues très populaires, font
craindre le pire.
L'impiété qui gagne les
gens du monde, les critiques contre la religion font redouter que le Dieu
tout-puissant n'envoie un fléau pour punir les nommes. On craint la fin des
temps toute proche et l'on implore le Sacré-Cœur de Jésus pour qu'il épargne à
la France sa malédiction.
C'est dans ce contexte
que se multiplient au XVIIIe siècle les pèlerinages auprès des
sanctuaires de la Vierge et qu'explose un véritable mysticisme populaire dont
témoignent les nombreux miracles apparus après la mort de Montfort.
M. Grandet s'est attelé
à la tâche de collecter toutes les informations sur ces miracles pour écrire la
biographie du saint et il reçoit de nombreux témoignages.
Mgr de La Poype,
l'évêque de Poitiers qui avait pourtant interdit à Montfort de prêcher dans son
diocèse, sera l'un des premiers à témoigner dès 1723: «J'ai eu la consolation,
écrit-il à M. Grandet, de voir guérir deux bonnes maléfices, par le moyen de
l'eau où a trempé du linge de ce serviteur de Dieu, laquelle j'envoyai pour la
leur faire prendre; elles ont été guéries dès qu'elles en ont pris, et
auparavant elles tombaient toujours dans leurs accidents de maléfice, où les
médecins ont avoué qu'ils ne connaissaient rien, et que cela n'était point de
leur compétence. »
Les guérisons des
maladies s'opèrent souvent au contact d'objets ayant touché le saint lui-même
: linges, fragments de cercueil. Parfois, une simple neuvaine récitée au pied
du tombeau du saint à Saint-Laurent-sur-Sèvre suffit pour provoquer la
guérison.
La femme d'un marchand
de Poitiers avait elle-même une fille aveugle : elle lui applique sur les yeux
pendant huit jours un morceau d'un des souliers de Montfort et elle en guérit;
cette dame, elle-même atteinte d'une pleurésie, guérit grâce à un mouchoir qui
a touché la tombe.
A Mortagne-sur-Sèvre, en
1752 une jeune fille de la paroisse Saint-Hilaire voit sa langue tomber en
pourriture à la suite d'une petite vérole; la langue est détruite jusqu'à la
racine. Mais elle recouvre la parole selon le témoignage d'un carme.
Une fille de la Sagesse
s'étant cassé le petit doigt de la main gauche souffrait beaucoup car il ne
s'était pas remis et elle craignait l'amputation; elle pose son doigt sur le
tombeau et, dès lors, n'éprouve plus aucune douleur.
Antoinette de Bège dépose
que sa fille, âgée de trois ans, ne buvait ni ne mangeait, qu'elle avait les
jambes et les cuisses comme mortes, ne marchait point depuis deux mois, et
qu'elle éprouvait une si grande oppression de poitrine qu'elle ne pouvait plus
respirer; elle pose sur son corps un soulier de Montfort : l'enfant est guérie
sur-le-champ de tous ses maux.
En 1761, un prêtre de la
communauté nantaise de Saint-Clément témoigne de la guérison en 1727 d'une
demoiselle Luzeau, sujette à un mal chronique. Une visite au tombeau suffit à
la guérir. « Je sentis, ajoute le prêtre, une odeur toute céleste que je ne
puis exprimer, laquelle me ravit d'émotion et de joie. »
Dans la deuxième moitié
du XVIIIe siècle, les populations semblent ainsi entrées de
plain-pied dans le merveilleux chrétien; les prédications des missionnaires, le
renouveau religieux apporté par les curés eux-mêmes ont porté leurs fruits.
Les apparitions de la
Vierge se multiplient dans les campagnes et contribuent à enraciner les
croyances religieuses.
A La Chapelle-Palluau,
près de Saint-Étienne-du-Bois, la tradition rapporte qu'une petite Feniotte
était atteinte d'une tumeur; un jour, alors qu'elle gardait les moutons, elle
ressent une douleur dans le sein gauche; de la plaie ouverte s'écoule du sang.
Elle implore Notre-Dame-de-Miséricorde. La vierge lui apparaît et la guérit.
Une chapelle dédiée à
Notre-Dame-de-Miséricorde fut édifiée en 1762. On y lit deux inscriptions,
l'une au-dessus du monogramme du Christ :
Respecte près d'ici l'instrument des bourreaux
Où pour toi Jésus-Christ a souffert tant de maux.
et l'autre au-dessus de
celui de la Vierge,
Si le nom de Marie en ton cœur est gravé
Passant, ne manque pas de lui dire un Ave
C'est dans le Marais
breton et les Mauges qu'on érige le plus de chapelles et d'oratoires dédiés à
la Vierge. Dans le Marais breton, on les trouve soit sur la côte où la Vierge
est implorée car elle sauve les marins de la tempête, soit dans les terres,
comme Notre-Dame-de-Garreau à La Chapelle-Hermier, Notre-Dame-de-la-Victoire à
La Garnache, à laquelle Montfort a légué quatre étendards.
Près de Saumur,
Notre-Dame-des-Ardilliers, dont la réputation dépasse les limites de l'Anjou,
voit accourir des pèlerins de plus en plus nombreux, d'autant que les évêques
d'Angers reconnaissent l'existence des miracles qui s'y sont opérés.
A chaque fête de la
Vierge, on se rend en pèlerinage auprès de la Vierge de Bellefontaine, près de
May-sur-Evre, dans les Mauges. Les habitants des Mauges n'ont que l'embarras du
choix pour les sanctuaires dédiés à la Vierge car l'habitude s'est prise de
l'honorer dans chaque paroisse. Si certains sanctuaires, comme
Notre-Dame-des-Gardes, situé sur une hauteur qui domine toute la région entre
Cholet et Chemillé, sont plus célèbres et attirent donc plus de pèlerins, il
existe une multitude d'oratoires modestes construits en signe de remerciements.
Parfois, une simple niche placée dans le tronc noueux d'un arbre abrite une
frêle statue de la Vierge Marie.
Le clergé et les
missionnaires ont encouragé cette pratique popularisée par Grignion de Montfort
pour rappeler constamment leurs ouailles à leurs devoirs religieux. La dévotion
à la Vierge rencontre l'assentiment des fidèles alors que les calvaires
demeurent dans leur isolement. Certes, on a appris au fidèle qu'il faut se
signer en passant devant un calvaire mais aucune indulgence particulière n'est
attachée à ce geste religieux. En revanche, on sait bien qu'en récitant
quelques Ave, en passant devant une statuette de la Vierge, on met son âme ou
son cœur en paix avec Dieu grâce à Celle qui peut tout.
Le quadrillage
systématique de la région par les mulotins et le ministère diligent des prêtres
des paroisses finissent par produire des effets bénéfiques chez les populations.
Des habitudes régulières de dévotion finissent par s'ancrer dans la vie
quotidienne.
Le rythme des sonneries
des cloches scande la vie de tous les jours et rappelle constamment chacun à
ses obligations. Certes, les coutumes païennes subsistent et les notes du père
Hacquet sont là pour nous rappeler que la tâche du clergé demeure ardue dans
certaines paroisses récalcitrantes.
CHAPITRE
XIII - LE CHRISTIANISME POPULAIRE FACE A LA CRITIQUE DES GENS DU MONDE
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Alors que les missions
finissent par porter leurs fruits dans toute la région, elles suscitent de plus
en plus l'opposition des gens du monde. Deux clans se font face : d'un côté les
mulotins, les jésuites, les sulpiciens de la communauté Saint-Clément; de
l'autre les gens du monde, les milieux parlementaires et les jansénistes.
L'influence de ceux-ci demeure notable sur les deux rives de la Loire, en
Brière comme dans le pays de Retz, autour de Clisson comme dans la Gâtine
bressuiraise. Les sujets de friction se multiplient, les polémiques se
nourrissent les unes les autres et accroissent les divisions entre les deux
clans.
Les accusations lancées
contre les jésuites rejaillissent sur leurs « alliés » de l'heure, mulotins et
sulpiciens. On leur reproche surtout d'obéir aveuglément au pape et d'être des
agents de l'étranger, des « Romains ».
Mais, jésuites, mulotins
et sulpiciens, défenseurs inconditionnels de la bulle Unigenitus, loin de ployer sous le flot des critiques de leurs
ennemis, ripostent vivement à leurs attaques. Ces polémiques rappellent
l'époque des Provinciales par les termes très durs dont usent les antagonistes.
Les missionnaires n'hésitent
pas à condamner les jansénistes lors de leurs sermons devant les fidèles
rassemblés. Et les injures pleuvent!
- Entêtés, orgueilleux,
rebelles à l'Église!
Tels sont les termes
qu'entendent les paroissiens de Saint-Jacques de Clisson, lors d'une mission
prêchée par les mulotins dans ce fief janséniste. Comme leur fondateur, les
mulotins retrouvent la verve d'un saint Dominique prêchant contre les
Albigeois. Pour éloigner les fidèles de la nouvelle « hérésie », ils reprennent
la procédure des conférences dialoguées dans laquelle deux des leurs se donnent
complaisamment la réplique.
Mulotins, jésuites et
sulpiciens se livrent à une véritable « chasse aux sorcières » contre les jansénistes
et appliquent à la lettre les interdits de l'Église contre ces nouveaux
hérétiques.
Les curés suspects de
jansénisme n'ont pas le droit de conférer les sacrements, sinon ils commettent
un acte sacrilège. Ce sont des « scélérats, des enfants de Bélial, des anges
des ténèbres ». L'évêque de La Rochelle a même ordonné à des paroissiens dont
le curé était -malheureusement pour eux - janséniste, de s'abstenir des
sacrements. Les fidèles ne doivent pas s'approcher d'eux, sous peine de
commettre un acte sacrilège. Ceux qui continuent à recevoir les sacrements de
leurs mains sont mis au ban de cette Église qui se définit de plus en plus
comme « romaine ». Les simples fidèles qui sont jansénistes commettent des
sacrilèges quand ils reçoivent des sacrements. Peu importe qu'ils soient
mourants : « Point de confesseur. Il faut les laisser mourir sans sacrement »,
telle est la consigne très stricte des mulotins. Et malheur au prêtre qui
confesserait des jansénistes ! Il deviendrait lui aussi un « hypocrite, un
scélérat, un malheureux »!
La guerre est donc
déclarée entre les jansénistes et leurs ennemis mulotins, jésuites et
sulpiciens. La lutte est d'autant plus âpre que les deux camps s'affirment l'un
et l'autre « élus de Dieu ».
Les jansénistes ou «
appelants » sont confortés dans leur certitude par les miracles survenus dans
leur communauté après la mort de M. de La Noë-Ménard. Celui-ci a été considéré
comme un saint aussitôt après sa mort; les adeptes de la nouvelle « secte » se
sont arraché ses reliques. Tous les événements mystérieux qui surviennent
apparaissent comme des signes divins et confirment ses disciples dans leur
certitude d'être dans le vrai. La lutte n'en est que plus vive.
Aussi, les jansénistes
se scandalisent dans leur publication clandestine, les Nouvelles
ecclésiastiques que « les mulotins osent blasphémer contre les miracles que
Dieu leur a envoyés » [22]1.
Tout le pays nantais est
ainsi en proie à une sévère lutte d'influence dont les fidèles sont les enjeux
et les victimes. Les mulotins et les sulpiciens semblent gagner la partie, au
grand dam des jansénistes. Ceux-ci n'en sont que plus aigris et adoptent une
attitude de persécutés.
Ils s'offusquent de ce
que leurs fidèles n'acceptent plus de recevoir la communion de leurs mains, que
les enfants de leurs paroisses aillent faire leur première communion aux
missions de leurs ennemis jurés. Ils s'indignent de ce que « le peuple demeure
persuadé par les discours de ces calomniateurs publics que ceux contre lesquels
ils déclament ne croient ni à l'eucharistie, ni à la Sainte Vierge, ni au pape,
et qu'il faut les regarder comme des huguenots ».
La querelle porte
toujours sur les sacrements. Les jansénistes n'admettent pas que les mulotins
donnent la communion à des pécheurs dont le repentir ne peut être que douteux.
C'est ce laxisme qui, selon eux, les apparente aux jésuites, leur principale
bête noire.
Les mulotins proclament
selon eux : « Venez tous recevoir le divin Agneau et ne vous laissez pas
intimider, mes frères, par les remords d'une conscience qui vous reproche
peut-être que vous étiez encore il y a un mois tout fumant de vos vices, si
vous êtes purifiés par une déclaration sincère de vos péchés. »
Cette divergence
doctrinale sur les sacrements a certainement moins de portée pratique que les
violentes critiques formulées contre les missions des mulotins, car celles-ci
trouvent leurs débouchés sur le terrain politique.
Les jansénistes brossent
un tableau peu flatteur de Grignion de Montfort. Les lecteurs de leur feuille
de correspondance peuvent ainsi apprendre de Montfort que « la prudence
n'accompagnait pas le petit nombre de ses talents » (et que) « ses pieuses
extravagances ont eu besoin quelquefois d'être arrêtées par le ministère public
».
Les mulotins se
caractérisent, pour eux, par leur ignorance et ils abusent de la crédulité du
peuple : « Ses disciples à qui il laissa pour principal héritage un zèle et une
ignorance sans bornes ont travaillé depuis sur le même plan. »
« Pour honorer son
tombeau, ils y ont attiré pendant longtemps un assez grand concours en publiant
partout de prétendus miracles. »
M. Vatel passe pour « le
théologien de la troupe » : « Ses sermons ne sont qu'un galimatias moliniste et
pélagien; il se mêle de faire des recueils de cantiques et il a réussi à en
gâter d'assez bons. » Le même Vatel est accusé d'avoir refusé la communion à
quelqu'un sur sa simple mine, de crainte que ce ne soit un « appelant »
(c'est-à-dire un janséniste).
On se moque des
comparaisons qu'utilise le missionnaire auprès du peuple pour faire comprendre
qu'on doit honorer les saints, qui sont les serviteurs de Dieu : M. Vatel
aurait pris comme exemple : « Qui m'aime aime mon chien » !
Comme du temps de
Grignion de Montfort, le principal grief est d'ordre financier : les chefs de
cette petite république, en affectant un grand désintéressement, passent avec
fondement pour avoir « la meilleure bourse de tout le pays ».
Les jésuites ne sont pas
épargnés non plus par la critique janséniste. Lors d'une mission à Saumur,
n'ont-ils pas proclamé : « Au sortir de la mission, vous serez aussi purs qu'on
l'est au sortir du baptême et que le sont les anges dans le ciel. » D'où ce
commentaire janséniste : « C'est une phrase extravagante (...) et qui fait bien
voir que, selon les jésuites, on peut être pur comme les anges à peu de frais.[23] »
Si les jansénistes ont
peu d'audience parmi un peuple facilement dévot qui préfère suivre ses
missionnaires, leurs idées vont en revanche facilement triompher chez les gens
du monde.
Les parlementaires de
Rennes dont la compétence s'étend jusqu'aux rives de la Sèvre Nantaise sont de
grands pourchasseurs des jésuites et se font une joie de défendre les
jansénistes, pourvu qu'ils aient là une occasion d'en découdre avec tous les
agents de l'étranger infiltrés dans la nation, des « traîtres » à leurs yeux.
Leurs idées rejoignent
souvent celles des philosophes, eux-mêmes enclins à critiquer les «
superstitions » et la crédulité populaires. Les uns et les autres puisent dans
l'arsenal janséniste les arguments qui leur conviennent.
Ce n'est pas le moindre
paradoxe de ce siècle de voir les philosophes emprunter des arguments à ces
jansénistes dont les disciples parisiens font preuve de la plus grande
crédulité face aux miracles du cimetière Saint-Médard et ces mêmes philosophes dénigrer
les jésuites qui accordent à l'homme une grande part de liberté !
Mais, par le jansénisme,
se constitue progressivement au XVIIIe siècle une mentalité d'opposition à
l'Église et à la monarchie, dont les milieux parlementaires sont le creuset.
L'ennemi numéro un est devenu le jésuite auquel on assimile à la légère tous
ceux qui dépendent de Rome comme eux ou qui partagent les mêmes idées. A la
limite, il suffit de parler latin pour devenir un ennemi de la nation.
Le principal conflit
entre les milieux d'opposition à l'Église et la monarchie et les jésuites porte
sur l'éducation. Celle-ci est devenue un enjeu. Les travaux de Condillac sur la
formation des idées poussent désormais à croire qu'il n'y a rien d'inné. On est
alors persuadé que le cerveau est une cire molle, donc malléable à souhait.
Les jésuites sont
d'autant plus redoutables qu'ils peuvent, dit-on, faire des enfants tout ce
qu'ils veulent. Le siècle ne peut supporter cela. Le système d'instruction
jésuite fait de plus en plus l'unanimité contre lui. Face à un siècle tourné
vers le progrès, ceux-ci paraissent regarder vers le passé. Peu importe que
leur éducation soit en réalité très libérale pour l'époque et éloignée du
rigorisme janséniste. L'enseignement du latin et du grec passe pour périmé
alors que les jésuites insistent sur la rhétorique et sont tournés vers
l'Antiquité gréco-latine.
Les jésuites exercent
une emprise sur la jeunesse dans un siècle qui veut réformer l'homme. Ceci
suffit à les remettre en cause. De plus il s'y ajoute une raison majeure dans
un siècle gallican.
On les soupçonne
d'introduire un contrôle étranger, romain, sur l'enseignement, car ils
dépendent de Rome; et on les accuse de trahison envers la nation au moment où
l'idée de nation fait son apparition.
Le jésuite devient
l'homme à abattre, l'infâme à écraser, parce qu'il détourne les consciences de
l'allégeance nationale. Leur principal pourfendeur, le parlementaire rennais La
Chalotais, écrit : « Comment a-t-on pu penser que des hommes qui ne tiennent
point à l'État, qui sont accoutumés à mettre un religieux au-dessus des chefs
d'État, leur ordre au-dessus de la patrie, seraient capables d'élever et
d'instruire la jeunesse du royaume »?
Ne craignant pas
l'amalgame, La Chalotais reprend à son compte les critiques des jansénistes : «
L'éducation publique que les jésuites donnent à la jeunesse dans les classes
tient à l'esprit ultramontain qui les domine, à l'esprit de parti qui les
agite, en conséquence aux anciens préjugés et à l'ignorance du XVIe siècle. »
Dès lors, tous les
éléments de l'accusation sont réunis : les jésuites sont des agents de
l'étranger et ils entretiennent les préjugés populaires. Les milieux
parlementaires ne perdent pas une occasion de les dénoncer.
Depuis Henri IV, les
jésuites passent pour des « séditieux » qui prêchent la révolte contre l'ordre
établi. Leurs écrits et leurs libelles sont régulièrement condamnés par les
parlements. Celui de Paris a condamné les écrits d'un théologien casuiste allemand,
Buzembaum, peu connu aujourd'hui. Buzembaum défendait le régicide, comme
l'avaient fait avant lui Grotius et Suarez, deux célèbres juristes du XVIe
siècle : selon eux, le peuple avait un droit légitime de se révolter contre
l'oppression.
Or voici qu'en décembre
1757 le supérieur des jésuites de Nantes, le père de Dessus-le-Pont, se réclame
de cette théorie, lors d'une mission à Maisdon-sur-Sèvre. Dès que la nouvelle
parvient à Rennes, c'est aussitôt le branle-bas de combat au parlement. Le père
jésuite est traduit en justice pour répondre de ses paroles. Au même moment,
Frédéric II de Prusse, l'ami des philosophes, vient d'incendier les faubourgs
de Dresde. Le jour du procès devant le tribunal de Nantes, le jésuite monte à
la barre :
Je suis surpris que depuis
le temps qu'il tyrannise le peuple, il ne se soit pas trouvé un bon Saxon qui
lui eût passé trois balles à travers le corps! proclame-t-il haut et fort.
Une telle leçon est une
véritable aubaine pour le supérieur des jésuites qui peut illustrer sa théorie
par ce fait divers.
Si le prince en faisait
autant en Bretagne, je connais plusieurs personnes qui ne le manqueraient pas,
s'empresse-t-il aussitôt d'ajouter.
Des propos aussi
séditieux tenus par un homme d'Église devant des officiers de justice qui
s'érigent en gardiens de l'ordre établi accroissent leur colère. Oser devant un
tribunal appeler à la révolte contre l'injustice et l'oppression est
intolérable. Le jésuite s'attire les foudres conjointes de l'official et des
juges de la sénéchaussée. Les témoins à charge sont tous des recteurs du
vignoble nantais et des membres de la noblesse locale, comme les seigneurs de
Monti et de La Biliais. La sanction ne se fait pas attendre : le père de
Dessus-le-Pont est condamné au bannissement perpétuel hors du ressort du
présidial et à une lourde amende.
Mais il ne s'estime pas
battu pour autant et écrit une brochure pour se défendre. Le présidial fait
saisir la brochure « subversive » et décide de la faire « lacérer et brûler »
comme « téméraire, séditieuse, diffamatoire et injurieuse à tous les magistrats
». Elle sera brûlée sur la place du Pilori à Nantes.
Dans cette affaire,
l'évêque de Nantes, Mgr de La Muzanchère, a soutenu le supérieur des jésuites
au grand dam des recteurs jansénisants.
Les mulotins et les
sulpiciens leur sont constamment assimilés et deviennent des boucs émissaires
de l'Ancien Régime, parce qu'ils entretiennent dans le peuple des croyances «
obsolètes, barbares, gothiques ». Il ne faut point s'étonner que les mulotins
subissent la même vindicte des parlementaires rennais que les jésuites. Les
jésuites seront expulsés. A terme, le même sort attend les mulotins. Si ceux-ci
ne sont pas expulsés, ils ne sont pas mieux tolérés pour autant. Leurs
difficultés à obtenir les lettres patentes en constituent la preuve. On les
accuse de fanatiser les populations et leur succès auprès du peuple attise la
haine de leurs ennemis.
En ce milieu du XVIIIe
siècle, l'affaire du calvaire de Pontchâteau a, elle aussi, rebondi. Les
mulotins ont l'outrecuidance de demander la permission d'achever le calvaire de
Pontchâteau. Ce calvaire est devenu le point d'ancrage de la légende
montfortaine : les disciples du saint ont à cœur de réaliser le vœu le plus
cher de leur fondateur. Ils font une première tentative pour reconstruire le
célèbre calvaire en 1747. Louis de Bourbon, duc de Penthièvre, commence par
leur donner son autorisation. Il vient même poser la première pierre et fait un
don. L'évêque de Nantes, Mgr Mauclère de La Muzanchère, de son côté, ne fait
pas obstacle à la bénédiction du saint lieu.
Mais ni les milieux
parlementaires ni les hauts fonctionnaires de l'État n'ont désarmé. Ils campent
toujours sur les mêmes positions qu'à l'époque de Grignion de Montfort. La
première opposition vient de M. de Menou, gouverneur militaire de Nantes.
- Le calvaire est une
citadelle dangereuse pour la sécurité du pays, dit-il.
La chapelle avec « ses
yeux de bœufs » ressemble à une galerie voûtée. La montagne est une « retraite
à brigands » !
On voit que bien avant
la Révolution, les habitants de la région sont couramment appelés « brigands »
par les gens du monde.
Comme en 1720, toute une
correspondance reprend entre les bureaux de Versailles, le parlement de Rennes,
le gouverneur militaire de Nantes et le sénéchal de Pontchâteau.
« Je ne vois pas que Sa
Majesté ait donné aucun ordre ni aucune permission pour le rebâtir. Malgré
cela, on travaille journellement à son rétablissement et tous les habitants de
la campagne viennent en foule pour y travailler, abandonnant la plupart leurs
terres dans les temps les plus précieux.
« De deux choses l'une :
ces missionnaires veulent rétablir un simple calvaire ou ils veulent faire un
établissement considérable. Dans le premier cas, le calvaire inachevé serait
une véritable retraite à brigands, à une portée de fusil du grand chemin qui
conduit de Nantes à Vannes et au bord d'une forêt. Dans le second cas, ce qui
est sûrement le véritable objet de ces missionnaires, je n'estime pas qu'ils
puissent et qu'ils n'aient jamais pu faire un pareil établissement sans la
connaissance du procureur et du seigneur du fief », dit-on dans les bureaux de
Versailles.
Une autre lettre,
retrouvée dans les papiers de l'intendance à Rennes, prouve que l'édifice est
toujours aussi suspect :
« J'arrive de Pontchâteau
où j'ay été visiter l'édifice le plus surprenant et le plus incompréhensible
que des gens sans aveu puissent entreprendre sur le terrain d'un particulier
sans sa permission : c'est une butte de terre extrêmement élevée et, par
conséquent, fort large, parce qu'il fallait de nécessité que l'empattement en
soutînt la hauteur. »
L'auteur de cette lettre
explique ensuite qu'on construit une galerie sous la butte : « C'est la partie
qui est la plus suspecte, vu qu'elle n'est propre qu'à faire une retraite à
brigands. » (...) « Il faudrait toujours faire détruire la galerie (...), quant
à la croix, l'on peut la laisser jusqu'à ce qu'on la jette à terre, car je ne
crois pas qu'elle puisse se tenir longtemps dans l'exhaussement où elle est. »
Les appuis dont
disposent cette fois-ci les mulotins en la personne du duc de Penthièvre n'y
font rien : les travaux doivent être suspendus! Cela ne doit pas nous
surprendre car les rapports de force se sont détériorés depuis la mort de
Grignion de Montfort. L'absolutisme monarchique prête main-forte aux milieux
parlementaires qui, de leur côté, ne cachent pas leur hostilité aux ordres
religieux.
Au travers des deux
conceptions de la religion qui s'affrontent, ce sont deux conceptions
différentes du monde qui se répandent et trouvent des adeptes dans la société
française d'Ancien Régime. Les critiques contre la religion populaire
redoublent d'intensité au moment même où cette conception de la religion gagne
les populations de certaines régions et une petite minorité de dévots issus de
la bourgeoisie et de la noblesse.
Dans les milieux
populaires de l'Ouest explose véritablement un mysticisme religieux populaire,
tandis que les dames de la noblesse et de la bourgeoisie sont gagnées à la
dévotion. Couvents et abbayes de femmes accueillent de plus en plus de novices,
alors même que la majorité des membres de leur milieu social d'origine prend
ostensiblement ses distances avec la religion traditionnelle.
Les attaques des
jansénistes contre la religion populaire ont préparé le terrain aux
philosophes. Alors que certains d'entre eux rompent complètement avec les
croyances religieuses traditionnelles et affichent leur athéisme, un
Jean-Jacques Rousseau élabore une synthèse parfaite entre l'idéal janséniste et
l'idéal philosophique; mais la religion du philosophe est fort éloignée du
christianisme populaire des habitants de l'ouest de la France; Rousseau est le
premier à vitupérer les superstitions du peuple. Il ne faut donc point
s'étonner si les milieux populaires évangélisés par les mulotins deviennent la
risée des salons où se côtoient philosophes et bourgeois philanthropes. Les
gens du peuple passent pour des gens ignorants et superstitieux et l'on raconte
que les prêtres abusent de leur crédulité.
« La crédulité de ces
hommes simples et bons, doux, hospitaliers, fidèles à leur parole, écrira
Savary, égale leur ignorance. Us sont le jouet de tous les charlatans; les
sorciers et devins exercent sur leur imagination un empire absolu.
« Leur religion est un
tissu de superstitions grossières; ils pardonneraient plutôt un blasphème
contre la divinité qu'une plaisanterie contre l'image attachée à l'arbre qu'ils
révèrent ou placée au-dessus de la fontaine à laquelle ils rendent un culte qui
date peut-être du temps des druides... On retrouve leur portrait exact dans les
Celtes de Tacite. »
Le terme de fanatisme
fait fortune dans les salons et les gazettes à la mode pour désigner le
comportement de ceux qui croient aux miracles et aux prophéties. Pour les
philosophes, il caractérise les milieux populaires qui pratiquent une religion
traditionnelle. Il sera désormais employé continuellement pour qualifier tout
comportement de ces milieux. Et il finit par désigner, dans le discours des
philosophes, tout ce qui est contraire à la raison, dont il devient l'envers.
« Le fanatisme n'est pas
une erreur, mais une fureur aveugle et stupide que la raison ne retient jamais.
» « Le fanatique ne peut entendre les voix de la raison », écrit Rousseau dans
la Lettre à d'Alembert.
Ce fanatisme a toujours
pour corollaire la superstition : « La superstition est l'abus, l'excès de
religion... C'est une maladie, un genre de folie », selon l'Alambic moral ou analyse raisonnée de tout ce qui a rapport à l'homme,
de 1733, dans l'article «Superstition».
Au début du XVIIIe
siècle, le terme a déjà été appliqué aux camisards et Grignion de Montfort a
été aussi régulièrement traité de fanatique.
D'après le Robert, le mot fanatisme est apparu en
1688. Le latin fanaticus vient
lui-même du latin fanum qui signifie
temple. Le fanatique est un inspiré en délire, par allusion aux prêtres qui
desservaient les temples d'Isis, de Cybèle, de Bellone. Le mot est synonyme
d'illuminé et servira aussi à qualifier les convulsionnaires du cimetière
Saint-Médard.
Pour P. Joutard, auteur
d'une Légende des camisards, le mot
fanatique serait devenu synonyme de révolté des Cévennes. Le dictionnaire de
l'Académie française, dans sa première édition de 1694, définit le fanatique
comme « fou, extravagant, aliéné d'esprit, qui croit avoir des visions, des
inspirations ». La deuxième édition du dictionnaire en 1718 illustre d'un
exemple le mot fanatisme : « On a eu bien de la peine à éteindre le fanatisme
», faisant allusion implicitement, selon Philippe Joutard, aux camisards. En
1762, une autre édition établit l'équivalence de signification entre camisard
et fanatique, en affirmant : fanatique, « nom qu'on donnoit à certains
fanatiques des Cévennes ». En fait, le terme est loin d'être réservé aux
camisards, comme le sous-entend M. Joutard; nous venons de voir qu'il est
utilisé lors de la destruction du calvaire de Pontchâteau.
En fait, dès le XVIIe
siècle, on désigne ainsi les dispositions d'esprit de ceux qui se disent
inspirés par la volonté divine et interprètent tout songe comme un message
divin. Bossuet ne parle-t-il pas du fanatique qui prend « pour inspiration
toutes les pensées qui lui montent dans le cœur » et qui « appelle Dieu tout ce
qu'il songe ».
Dans l'Encyclopédie, qui contribue à former
l'opinion publique éclairée au XVIIIe siècle, l'auteur de l'article « Fanatisme
» illustre la définition par cet exemple tiré de l'histoire des camisards :
« Un prophète bercé sur
les genoux des croyances les plus timorées seroit tombé dans une épilepsie
toute céleste, l'esprit divin l'auroit saisi par la cuisse, elle se seroit
roidie comme du fer, des frissons tels que d'un amour violent auraient couru
par tout son corps; il aurait persuadé l'assemblée qu'elle étoit une troupe
imprenable; des soldats seraient venus à main armée, et on ne leur aurait
opposé que des grimaces et des cris. Cependant ces misérables traînés dans les
prisons eussent été traités en rebelles. C'est à la médecine qu'il faut
renvoyer de pareils malades. »
A la suite de l'Encyclopédie, il est de bon ton, chez
les gens éclairés, de prendre les inspirés des Cévennes pour des simulateurs ou
des fous. Mais le terme perd peu à peu sa signification originelle d'inspiré,
pour désigner toute pratique religieuse dont l'excès permet de l'assimiler à la
folie. Voltaire écrit ainsi une tragédie intitulée Mahomet ou le fanatisme dans laquelle il s'en prend à l'excès de
religiosité qui conduit aux actes les plus insensés.
Le terme s'applique
aussi à l'excès de dévotion. Le Robert
cite ainsi : « Dévote jusqu'au fanatisme, elle passait dans les églises le plus
clair de son temps. »
Dans tous les cas, le
fanatisme est présenté comme une maladie contagieuse, et cette maladie est
répandue par les prédicateurs qui exercent un pouvoir sur la foule.
Brueys, dans son Histoire du fanatisme de notre temps,
donne même des explications « médicales », qui reflètent l'état des
connaissances de l'époque.
« Le fanatisme est
proprement une maladie de l'esprit ou une espèce de mélancolie ou de manie qui
porte ceux qui en sont atteints à se persuader qu'ils ont le pouvoir de faire
des miracles et de prophétiser.
« Qu'outre ceux qui
tombent d'eux-mêmes dans cette maladie, on peut aussi de dessein prémédité y en
faire tomber d'autres, en choisissant des esprits foibles, tels que sont ceux
des enfants.
« Ces symptômes
différents, qui surprennent et effraient ceux qui ne connaissent pas la machine
du corps humain, ont été pris tant par les anciens que par les modernes pour
des choses surnaturelles et ont fait prendre ces pauvres gens malades tantôt
pour des possédés, tantôt pour des gens inspirés du Saint-Esprit, selon les
préventions et les sentiments de ceux qui en ont été les témoins.
« Ce n'est pas que le
démon qui est toujours le démon (...) n'ait pu quelquefois avoir inspiré les
fanatiques, et mêlé ses séductions à leur folie. Mais il est certain, ainsi que
plusieurs expériences nous l'ont appris, que ce n'est ordinairement qu'une
véritable maladie que l'on guérit, comme les autres, par des remèdes
convenables et dont les symptômes, quelque surprenants qu'ils paraissent, n'ont
pourtant rien que de naturel et dont la cause ne soit parfaitement connue. »
Brueys doit faire appel
à la théorie des esprits animaux de Descartes pour expliquer cette curieuse
maladie : les esprits-animaux produiraient la folie par leur agitation dans le
cerveau!
Plus tard, les travaux
de Condillac donnent un fondement plus scientifique à cette critique du
fanatisme. Dès lors, les missionnaires sont accusés de manipulation comme les
jésuites. On leur reproche d'abuser de la crédulité des pauvres gens en leur
inculquant des idées fausses, contraires à la raison.
Les Vendéens dévots et superstitieux
appartiennent comme les camisards à la catégorie des gens trop crédules. Là où
le peuple crédule voit la main de Dieu, les gens éclairés, à la suite de
Spinoza, ne voient plus que superstition. Les gens du monde expliquent ainsi de
façon rationnelle la superstition commune aux Vendéens et aux camisards par
leur simplicité, leur ignorance. Le Bas-Poitou et les Mauges deviennent, pour
les milieux éclairés, ces lieux où les Lumières n'ont pas encore pénétré en
raison de leur éloignement.
Voltaire présente les
Cévennes, dans le Siècle de Louis XIV,
comme « un pays tout propre aux prédictions, peuplé d'ignorants et de cervelles
chaudes, échauffées par la chaleur du climat ».
Mais dans l'esprit des
Lumières, ces erreurs ne se répandent pas toutes seules : les paysans sont
manipulés dans l'ombre par des prêtres ou des prédicateurs qui abusent de leur
bonne foi de gens simples et frustes. Et on se prend de pitié pour ces braves
paysans doux, humains, généreux, mais faibles, ignorants, superstitieux à l'excès,
faciles à tromper.
L'opinion des
philosophes sera largement reprise au sein même des deux Églises, protestante
et catholique. Rabaut Saint-Étienne, qui préparera avec La Fayette et
Malesherbes l'édit de tolérance de 1787, ne diverge pas de l'opinion générale,
tout fils de pasteur qu'il est. Il écrira en 1779 :
« Ces ignorants
suppléaient à ce qu'ils n'avaient pas appris par des idées absurdes; bientôt
ils firent les prophètes; les peuples à qui il fallait du pain quel qu'il fût
donnèrent dans les mêmes visions et tous tombèrent dans un fanatisme ridicule
qui n'avait plus de religion que le nom... »
Rabaut Saint-Étienne
manifeste le même mépris que Voltaire vis-à-vis des pratiques religieuses de
ses coreligionnaires :
« Et dans cette histoire
des camisards, nous les verrons n'être jamais plus redoutables et plus
terribles aux soldats que lorsqu'ils marchaient au combat en entonnant le
psaume dont la poésie peu brillante et peu riche étoit à la portée de ces
esprits grossiers, le psaume 68. »
L'accusation de
fanatiser le peuple rejaillit sur les missions des mulotins qui vont être
décriées jusqu'à la veille de la Révolution. Ainsi, les Nouvelles
ecclésiastiques relateront dans leur parution du 20 février 1786 une nouvelle
mission des mulotins à Beauvoir-sur-Mer.
Le chroniqueur oppose
cette mission à une autre, tenue par les oratoriens dans le diocèse de
Poitiers, à Vareilles-Sommières. Les oratoriens sont loués pour leur bonne
conduite : leur mission est donnée en exemple car ils font « des instructions
fréquentes et bien dirigées, point de communions générales, ni de premières
communions; point de ces cérémonies ou pompes extérieures qui dégénèrent en
spectacles ».
La mission des mulotins,
au contraire est un amusement, et non un exercice de religion; sa longueur ne
peut que provoquer la dissipation. Les fidèles sont mis à contribution, soit en
nourrissant les missionnaires, soit en achetant les images, livrets, chapelets
vendus à la porte de l'église, soit en versant de l'argent aux quêtes.
Au contraire, les
oratoriens font les frais de leur table, donnent des livres, excitent les
riches par leurs exemples et leurs discours à faire d'abondantes aumônes; de
pieuses demoiselles qui quêtent journellement ont distribué aux pauvres, selon
le besoin de chacun, tout ce qu'elles ont recueilli, sans que les prêtres de
l'oratoire s'en soient mêlés.
Les conférences de
Beauvoir sont des « espèces de farces », souvent fort indécentes, alors que
celles de Vareilles présentent « les inquiétudes d'un pénitent auquel un directeur
charitable et éclairé prescrit de sages règles de conduite ».
La mission de Beauvoir
passe pour un « spectacle donné par une troupe de baladins », et aussi peu
capable d'instruire que d'édifier : au lieu que celle de Vareilles est
également propre à faire rentrer dans le bon chemin les brebis égarées et à
ranimer la ferveur des autres.
Le bilan dressé par le
chroniqueur janséniste est sévère : Beauvoir et les environs se ressentent de
leurs « pieuses escroqueries ». Le curé, dit-on, ne se console point de les
avoir attirés dans cette petite ville. « Beaucoup de temps perdu et d'argent
mal employé sont les moindres maux que leur séjour y ait faits. »
Au travers cette
comparaison entre les deux missions prêchées par les oratoriens et les mulotins
s'affirme ainsi le pouvoir d'édicter des normes à respecter en matière de
religion : les mulotins apparaissent comme un exemple à ne pas suivre, tandis
qu'on porte aux nues les oratoriens. A quelques années de la Révolution
s'ébauche toute une conception normative des pratiques religieuses.
Au sein même de
l'Église, on n'hésite pas non plus à remettre ouvertement en cause les
pratiques des mulotins. Un recteur de Piriac porte ce jugement sur les missions
montfortaines : « Il faut convenir que leurs missions qui se succèdent les unes
aux autres attirent par leur nouveauté... »
Mais, « ces pieux
spectacles s'avilissent par l'accoutumance ; il en devrait être comme des jeux
séculaires des Romains. Notre digne évêque est malheureusement absent; il
aurait été dans sa ville épiscopale qu'il n'aurait pas souffert ces missions
redoublées, et ces laborieux évangélistes qui meurent de faim à
Saint-Laurent-sur-Sèvre et qui viennent, en ce moment, au nombre de huit ou
neuf, dévaster nos paroisses et, au fond, que gagnent-ils avec leur zèle? ils
tonnent, ils remuent, ils effraient par leurs machines spirituelles, ils
tournent les têtes; convertissent-ils? Nous savons sur cela à quoi nous en
tenir. »
Cette opinion montre à
quel point l'Église est divisée à la veille de la Révolution. Et les polémiques
sont d'autant plus vives dans le diocèse de Nantes que le face-à-face est
permanent. Les mêmes membres du clergé qui critiquent les missions des mulotins
se liguent contre Mgr de La Muzanchère à qui ils reprochent de laisser la direction
de la communauté Saint-Clément aux sulpiciens, leurs ennemis jurés.
A la mort du prélat en
1775, une nouvelle fronde éclate dans le bas clergé, qui annonce les événements
futurs. Le clergé local réclame toujours la direction de Saint-Clément. Des
libelles circulent, discréditant les sulpiciens. Le nouvel évêque, Mgr Frétât
de Sara parle d'outrages et de menaces de représailles à l'endroit des
opposants. Le meneur de cette fronde du bas clergé est le recteur Bodiguel de
La Chapelle-sur-Erdre. Il rédige une pétition au ton très menaçant : soixante
recteurs de l'évêché de Nantes promettent de la signer. L'évêque est prié d'en
prendre connaissance par lui-même car elle est déposée chez un libraire de la
place du Pilori, à Nantes. Ce procédé très discourtois vis-à-vis du prélat
traduit la montée de sentiments démocratiques au sein du bas clergé.
« Vous y trouverez, dit
la pétition, un précis de tous les moyens que la justice de notre prétention
permet d'employer. » Le prélat est sommé de signer lui aussi la pétition. «
Nous vous pressons et nous vous prions de nous en donner une nouvelle preuve,
en nous envoyant au plus tôt votre adhésion, que vous voudrez bien nous
adresser chez ce monsieur, après que vous l'aurez signée. » C'est comme si on
lui donnait un ordre!
En fait, la pétition ne
sera signée que par une vingtaine de recteurs sur les deux cent cinquante que
compte le diocèse. On y relève la signature de l'ensemble des recteurs du pays
de Retz et de quelques recteurs de Savenay. Ceux-ci, malgré les tentatives
d'apaisement de l'évêque, se décident alors de porter l'affaire de
Saint-Clément au parlement de Rennes. Ils sont certains de trouver là-bas les
complicités nécessaires pour enlever aux sulpiciens leur monopole de formation
des prêtres. Trois avocats rennais rédigent un mémoire rendu le 23 novembre
1776, reconnaissant la légitimité de la requête des plaignants. Le mémoire
réaffirme que la direction de Saint-Clément, créée pour le bien et l'utilité du
diocèse ne peut être confiée à des « étrangers ». Ces prêtres étrangers,
fussent-ils sulpiciens, et quoique sages et modérés, ne peuvent sympathiser
avec le clergé « indigène ». D'ailleurs, « leurs règles leur créent un régime
impérieux ». On sous-entend par là qu'ils ont des règles d'obéissance stricte envers
leur supérieur, qui rappellent trop celles des jésuites. La communauté a été
créée, rappelle-t-on, pour les paroisses rurales, mais ne remplit plus sa
mission originelle.
Le mémoire reprend tous
les thèmes que le richérisme[24]
développe à l'époque : les vicaires ruraux sont dans la misère, leurs fonctions
sont « pénibles et infructueuses ».
On réclame le retour aux
origines de la communauté, le respect de ses règles « antiques ». On y dresse
le portrait du « prêtre idéal », avec des accents qui rappellent Jean-Jacques
Rousseau : « Que l'on compose la communauté des prêtres du diocèse les plus
éclairés et les plus vertueux. Bientôt ils renouvelleront dans leurs confrères
l'esprit de leur ordination; ils leur inspireront les sentiments de leur état,
l'amour de leurs devoirs; ils feront enfin une milice abondante, une société
nombreuse d'ouvriers évangéliques. Des prêtres qui n'ont aucun bien, aucune
ressource s'empresseront d'être admis dans cet utile établissement pour y
cultiver les talents. »
Les sentiments
démocratiques de ces recteurs sont clairement exprimés : « L'évêque ne doit pas
faire le choix, mais seulement approuver ceux qui lui seront présentés par le
clergé et dans la suite par le directeur et les associés. »
Le mémoire se termine
par un vibrant appel à l'évêque qui ne saurait demeurer sourd aux doléances de
son bon clergé : « Sa pitié, disent-ils, ses lumières, sa tendre sollicitude
pour son troupeau lui feront une douce obligation de les agréer. »
Le ton lénifiant de
certaines expressions n'atténue en rien le caractère de sommation du mémoire
d'autant que celui-ci est assorti d'une menace : en cas de refus de l'évêque,
ils engageront un procès « d'appel comme d'abus » au parlement de Rennes. Les
avocats insistent sur le droit à agir de chaque curé, car « chacun est maître
de réclamer et de soutenir ». Les pétitionnaires s'adresseront effectivement au
parlement de Rennes, « protecteur de la liberté légitime et des droits des
citoyens de tous ordres ».
L'évêque de Nantes a
conscience de la gravité de l'orage qui menace dans le clergé de son diocèse.
Il attribue immédiatement la cabale aux jansénistes : « Seul le désir de venger
sur les sulpiciens les mânes de quelques jansénistes fanatiques des illuminés
les guide », écrit-il.
Dans le même temps, la
direction parisienne de Saint-Sulpice s'affole; pour elle, le but de la
manœuvre est clair : les jésuites ont été expulsés, leur tour est arrivé. En
fait, il ne s'agit que d'une première alerte. Mais, le torrent de la
Révolution, lorsqu'il sortira de son lit, emportera effectivement avec lui tous
ces prêtres obéissant à Rome.
CHAPITRE
XIV - LES PRÉMICES DE L'AFFRONTEMENT RELIGIEUX DE LA RÉVOLUTION À LA FIN DU
XVIIIe SIÈCLE
Sur la pression des
cours européennes, le pape Clément XIV vient de condamner les jésuites dans le
bref Dominus ac redemptor en 1773.
L'existence des mulotins comme des jésuites est jugée inopportune. Certes, les
mulotins ont fini, grâce à leur obstination, par obtenir leurs lettres patentes
en 1774. Mais leurs adversaires n'ont pas désarmé : leur interdiction est
demandée dans un mémoire, trois ans après. Cette demande survient fortuitement
à l'occasion du rachat de la baronnie de Mortagne-sur-Sèvre par le marquis de
La Tremblaye. Saint-Laurent-sur-Sèvre, où sont établies les deux congrégations
des mulotins et des filles de la Sagesse se trouve situé dans cette baronnie.
Le nouvel acquéreur prétend faire valoir ses droits à l'encontre des deux
ordres religieux qui perturbent l'ordre public. Leur installation à
Saint-Laurent avait en effet indisposé aussi bien certains prêtres que des
édiles locaux. On les accusait de fanatiser les populations, au moment même où
on critiquait le joug que faisait peser le clergé sur les populations rurales
d'alentour.
Partageant l'opinion
éclairée de ses pairs, le marquis de La Tremblaye prête une oreille
complaisante à tous ceux qui accusent les missionnaires et les sœurs
d'enflammer les habitants de la région. Il se fait fort d'user de ses
prérogatives pour obtenir du roi l'interdiction des deux ordres. Encore lui
faut-il trouver les arguments qui justifient sa requête.
Un magistrat poitevin
est sollicité pour rédiger ce Mémoire
contre l'établissement des missionnaires du Saint-Esprit et des filles de la
Sagesse, à Saint-Laurent-sur-Sèvre. Le texte est peu original par lui-même.
On y retrouve l'ensemble des arguments déjà utilisés contre les jésuites dans
les années qui ont précédé. Les libelles ne manquaient pas qui, avec force
détails, énuméraient une litanie de critiques de toutes sortes contre la
Compagnie de Jésus. Diderot avait écrit une Histoire
abrégée des jésuites et La Chalotais un mémoire présenté au parlement en
1762. On faisait circuler des copies des Monita
sécréta, ces fameuses instructions secrètes de la Compagnie, dans
lesquelles on voyait ces recettes pour dominer tout l'univers. Il n'y avait
alors qu'à puiser dans ces argumentaires.
« Si l'acquisition de
cette terre était consommée, et si les lois nous fournissaient des armes contre
ce funeste établissement, nous nous y opposerions de tout notre pouvoir »,
ainsi commençait le mémoire.
L'ensemble du document
brille par son byzantinisme juridique. « Les deux ordres n'ont pas d'existence
légale, y lit-on; il n'est point avantageux pour l'État de leur donner
l'existence légale qu'ils n'ont pas », en conséquence, il est « du plus grand
intérêt de l'État » de ne pas tolérer plus longtemps l'existence qu'ils ont eue
jusqu’ici.
La raison profonde de la
demande d'interdiction apparaît clairement au fil des pages : les deux
congrégations sont jugées « néfastes », au même titre que les jésuites. « Le
sage, dont l'œil attentif se fixe sur tout ce qui peut être avantageux ou
nuisible à ses semblables les hommes, a prononcé dès longtemps que si ce nouvel
institut n'était pas arrêté dans sa course, il causerait autant de maux que la
Société [de Jésus] dont il s'efforce de suivre les traces. » « Le vrai
chrétien, le vrai dévot (les) a toujours vus comme l'asile et te foyer de la
superstition. »
Nous vous porterions,
Monsieur, le cri de toutes les honnêtes gens (...); nous vous peindrions tous
les dangers du fanatisme et de la superstition dont la maison de ces prêtres
est devenue l'asile et le foyer; nous vous dévoilerions l'imbécillité du
peuple, qui de vingt lieues à la ronde (...) apporte à leurs pieds le denier de
la veuve et de l'orphelin (...) « Les missionnaires devraient-ils ignorer que
les lois de l'État défendent toute assemblée, association, société qui n'est
pas légalement reconnue? »
On voit ici poindre le
désir de soumettre toute activité religieuse à la loi de l'État français et non
aux règles édictées par le pape de Rome, souverain étranger. Selon les
légistes, la congrégation n'a pas d'existence légale car elle est contraire aux
lois fondamentales du royaume. En effet les mulotins, en héritage de Montfort,
ont reçu leur mission apostolique du pape Clément XI. Comme les jésuites, les
mulotins sont un ordre obéissant à Rome et non à l'État français. Leur
supérieur ne peut être qu'un « despote » à l'image du général des jésuites.
Le mémoire dénonce tout
ce qui semble « abus » pour les « honnêtes gens » et surtout tout ce qui est
contraire à l'intérêt de l'État.
Le reproche principal
concerne l'argent soutiré par les missionnaires à des fins religieuses. Non
seulement, ils volent la veuve et l'orphelin, mais les jeunes filles doivent
apporter leurs dots et même ensuite donner leurs héritages.
Le mémoire cite le cas
de Mlle de Sapinaud qui a apporté, outre son mobilier, plus de 100 louis d'or,
et qui de plus, a fait un héritage. Il s'alarme de ce qu'en cas de départ, la
sœur soit obligée d'y laisser sa dot, etc. On cite le cas de personnes abusées
qui se sont laissé aller à faire des donations.
Tous les propos
rapportés laissent filtrer une forte rancœur vis-à-vis de ces religieux et
religieuses, comme si ces bourgeois ou nobles « éclairés » se sentaient
amoindris dans leurs fortunes... Une autre réflexion faite à propos de la
construction d'une chapelle ne fait que confirmer cette interprétation : «
Ainsi donc nos fortunes iront à élever des bâtiments fastueux! » « La même
source de leurs richesses coulera toujours et plus abondamment encore », et
c'est l'État qui sera lésé. « Dans toutes ces missions, il est d'usage de
construire des calvaires dispendieux, d'y planter une croix d'une élévation et
d'une structure singulière pour être, est-il dit, « à tous les étrangers et à
la postérité un monument éternellement subsistant, que la mission a été faite
dans cette paroisse ». « Il est aussi d'usage de bâtir, le long des chemins les
plus fréquentés, des petites chapelles où est placée l'image de la Sainte
Vierge, sous le titre de Notre-Dame-de-Pitié. Le tout est aux frais du peuple,
à qui on fait un devoir sacré d'y contribuer (...) »
A travers ces critiques
surgit l'ébauche des nouvelles valeurs de la classe ascendante : parcimonie,
travail, gain.
Pour ces nouvelles
élites, le profit est la juste récompense de leurs efforts. Or les missionnaires
détournent l'argent de sa finalité; ils dilapident le fruit de longues années
d'accumulation. Ce sont ainsi deux conceptions du monde qui s'affrontent. Les
mulotins, dignes héritiers de Montfort, opposent Dieu et Mammon, et condamnent
la quête de richesses par ces nouvelles élites.
Celles-ci sont
généralement propriétaires de terres, dont elles cherchent à tirer le maximum.
Or, voilà que les mulotins arrachent les cultivateurs à leur travail, en
multipliant les fêtes religieuses. C'est pourquoi le mémoire vitupère les
entraves au travail des agriculteurs créées par les pratiques religieuses : «
Le cultivateur surtout a-t-il besoin de passer trois semaines à suivre une
mission, lorsqu'il est plus que démontré que la religion a tellement multiplié
les fêtes que les plus dignes prélats en ont retranché le nombre dans leurs
diocèses? »
« Les missionnaires sont
neuf mois de l'année à prêcher. Combien de personnes à 2 ou 3 lieues se
détournent de leurs travaux pour venir les entendre! Le laboureur quitte sa
charrue, l'artisan son atelier, les femmes et les filles le soin du domestique.
Que de journées perdues pour l'État! Combien d'hommes qui lui sont
continuellement enlevés! »
Ce mémoire atteste de
l'enjeu entre la bourgeoisie et le peuple : alors que la bourgeoisie souhaite
lever toute entrave à la production et aux échanges et lutte contre les fêtes
religieuses chômées, des membres de l'Église s'évertuent à apprendre au peuple
à respecter les jours fériés.
Grignion de Montfort
avait envoyé à ses ouailles de Poitiers une lettre prouvant toute la difficulté
qu'il y avait à enraciner cette pratique dans le peuple :
« Il faut, mes chers
enfants, il faut que vous serviez d'exemple à tout Poitiers et aux environs.
Qu'aucun ne travaille le jour des fêtes gardées; qu'aucun n'étale et entrouvre
même sa boutique, et cela contre la pratique des boulangers, bouchers et
revendeuses, et autres qui volent à Dieu son jour et qui se précipitent
malheureusement dans la damnation. (...)
« Ne travaillez point
les saints jours en aucune manière et Dieu, je vous le promets, vous bénira
dans le spirituel et même le temporel en sorte que vous ne manquerez pas du
nécessaire. Je prie mes chères poissonnières de Saint-Simplicien, bouchères,
revendeuses et autres, de continuer le bon exemple qu'elles donnent à toute la
ville par la pratique de ce qu'elles ont appris dans la mission. »
Ainsi, les journées
chômées sont offertes à Dieu pour les uns, prises à l'État pour les autres.
Cette controverse n'est
pas récente. Vincent de Paul avait recommandé au XVIIe siècle
d'adapter l'horaire des missions au rythme de la vie paysanne. La première
instruction quotidienne devait toujours avoir lieu de bon matin, avant le
commencement du travail, et le « grand catéchisme » après la journée terminée.
Les lazaristes prêchaient d'ailleurs de novembre à juin, période de moindre
activité aux champs. Le savetier de La Fontaine ne se lamentait-il pas déjà : «
on nous ruine en Fêtes. L'une fait tort à l'autre; et Monsieur le Curé De
quelque nouveau Saint charge toujours son prône. »
Les philosophes
reprennent une critique vieille d'un siècle, que l'Eglise a acceptée et faite
sienne. En 1700, l'évêque de Rouen, Mgr Colbert, déclarait dans un mandement
que « les pauvres se sont plaints que la multitude des festes augmentait
considérablement leur misère ». Et sous Louis XIV, les évêques préféraient
diminuer le nombre de fêtes chômées et proscrire la débauche à laquelle elles
donnaient lieu, ordonnant la fermeture des cabarets pendant la durée des
offices.
Mais Grignion de
Montfort et ses disciples n'ont eu cure de ces consignes alors qu'ils
entreprenaient leur œuvre de christianisation. Deux logiques s'opposaient,
celle de Dieu et celle de la bourgeoisie avide de gain.
Certes, le discours
philosophique prend toujours habilement la défense des pauvres. Mais, ceux-ci
ne sont-ils pas ici un alibi qui cache le propre désir d'enrichissement de la
bourgeoisie? Il s'y ajoute au cours du siècle le désir d'en finir avec la
religion et de mettre fin à l'emprise du clergé sur le peuple.
Le mémoire oppose
habilement les montfortains qui ruinent le peuple et font chômer les
laboureurs, aux lazaristes, présentés comme ordre d'État, qui ne font point la
quête et ne prennent pas tout le temps des domestiques : « Les missionnaires de
Saint-Lazare, fondés par l'État, avoués par lui (...) sont doux, humains,
pieux, charitables (...) Leurs missions sont à la plus grande gloire de la
religion et jamais au détriment de l'intérêt public et particulier. » Au
contraire, les mulotins sont des intrus, ils sont nuisibles à la religion.
Ces mêmes esprits
éclairés s'insurgent aussi contre l'aumône, forme de dilapidation de l'argent
dûment gagné et accusent les sœurs de favoriser la mendicité dans les campagnes
: « Telle personne dans un bourg n'avait jamais songé à se faire admettre au
rang des pauvres et travaillait en conséquence jusqu'à la fin de sa vie qui,
dès l'âge de cinquante ans, se regardant au nombre des infirmes, va briguer le
triste privilège de vivre aux dépens d'autrui. » Cette critique annonce
Malthus, dénonçant les lois sur les pauvres en Angleterre, qui entretiennent le
vice.
Grignion de Montfort
était déjà fréquemment accusé dans les paroisses d'entretenir la fainéantise et
de troubler l'ordre public par les secours abondants qu'il distribuait aux
pauvres gens. Lui-même était d'ailleurs suivi de cohortes de pauvres.
Le mémoire de 1777
oppose les sœurs qui soutirent l'argent des pauvres à l'homme aisé, l'homme
charitable, qui diminue les aumônes parce qu'il en ignore l'usage et l'emploi.
On conclut que les
sœurs, dont on reconnaît au passage l'utilité pour leurs tâches d'enseignement,
font plus de mal que de bien. On les accuse de dilapider l'argent des pauvres.
Et leurs soins aux malades sont critiqués en raison des médicaments « douteux »
qu'elles donnent; en fait, c'est leur prosélytisme religieux, à travers les
soins aux malades, qui est critiqué. Ne remettent-elles pas aux malades des
médailles pieuses en guise de médicaments!
Tous ces objets pieux
que les mulotins vendent abondamment lors de leurs missions n'ont pas l'heur de
plaire aux gens du monde. Ce petit commerce qui prolifère autour des lieux de
pèlerinage fait dépenser de l'argent à de pauvres gens :
« Pendant ces missions,
on voit toujours, à la suite des missionnaires cinq ou six marchands étaler
leurs boutiques : ce sont des rosaires, des médailles, des petits habits de la
Vierge, des chaînettes, des livres de cantiques, d'exercices et de confrérie;
choses qu'il faut acheter comme nécessaires dans la circonstance et payer bien
au-dessus de leur valeur. Ces marchandises de dévotion minutieuse, si elles
n'offrent pas d'autres abus, n'ont-elles pas celui d'enlever à nos campagnes un
numéraire dont la circulation leur est absolument essentielle? »
Enfin, le mémoire
dénonce durement l'emprise exercée par les mulotins sur les jeunes filles de la
société. Mme Trichet, mère de Louise Trichet, fondatrice des filles de la
Sagesse, n'avait pas réagi autrement lorsque sa fille lui avait annoncé sa
vocation; la «prise de voile» était durement ressentie dans les familles
bourgeoises où l'on estimait qu'une femme avait mieux à faire que se retirer du
monde et s'occuper des pauvres et vagabonds. Diderot dénonçait au même moment
la soumission d'une nonne dans son célèbre roman, la Religieuse.
Ainsi, non seulement les
missionnaires sont accusés de détourner tout un flux de richesse d'une activité
économique plus féconde, mais encore ils osent détourner des jeunes filles de
leur obligation de devenir des mères de famille.
Les mulotins privent les
jeunes filles de leur liberté : « On connaît l'effet du despotisme religieux
sur l'esprit des personnes du sexe. Ces prêtres dans leurs missions persuadent
à déjeunes filles de venir à Saint-Laurent; ces filles parcourent ensuite
différents endroits, s'attachent par le plaisir de la nouveauté (...) Est-ce
être libre? »
Les missionnaires sont
accusés de mettre sous coupe réglée les filles de la Sagesse, de les punir si
elles désobéissent, et de leur enlever l'habit en les laissant sans
ressources... Lors des tournées de ceux-ci dans leurs maisons, les sœurs sont
tenues d'offrir une somme d'argent appelée bouquet, aux missionnaires.
L'esprit de
subordination volontaire qui règne dans ces institutions choque les gens du
siècle.
« Les sujets sont dans
leurs mains comme un bâton dans celles du vieillard. » Cette célèbre formule
est empruntée aux nombreux libelles contre les jésuites.
On leur reproche encore
de « prêcher les femmes et les filles à huis clos, pendant leurs missions ». Le
confessionnal devient ainsi le lieu par excellence de la soumission des femmes
aux prêtres. C'est effectivement une idée fort courante à l'époque de croire
que l'homme doit entrer en contact direct avec Dieu, sans intermédiaire, sans
prêtre. Au contraire, le confessionnal est un lieu de servilité et de
soumission. Ce reproche s'élargit d'ailleurs à l'ensemble des pratiques
religieuses développées par les montfortains, assimilées à du fanatisme et à de
la superstition que le mémoire décrit avec un luxe de détails.
Pour mieux tourner en
dérision les croyances populaires, l'auteur rapporte une anecdote très connue
sur Grignion de Montfort : celui-ci, « prêchant sur l'enfer dans l'église de la
paroisse de Roussay, en Anjou, s'écria dans un fanatique enthousiasme sur la
laideur du démon : vous allez le voir paraître! A l'instant parut un bouc lâché
par ses émissaires et tout couvert de matières inflammables. Ce bouc courant çà
et là jeta l'épouvante parmi le peuple, et il serait peut-être arrivé les plus
grands accidents si M. Macé et M. de La Ferrucière, tous deux de la ville de
Montfaucon, qui se trouvaient à ce sermon, n'eussent ouvert les portes qui
avaient été fermées et n'eussent rassuré les esprits en les désabusant ».
Tout est prétexte à la
dérision. On rappelle que, dans les missions, les jeunes filles sont habillées
de blanc, un voile sur la tête et un étendard à la main, « comme un signe
visible de la victoire remportée sur le monde, le démon et la chair ».
On apprend même que des
jeunes gens se déguisent en vierges à la faveur du voile!
L'auteur du mémoire se
gausse enfin des « processions de cinq à six mille personnes, étendard au vent,
dans la campagne. C'est évidemment toute une conception de la religion qui
choque l'homme du XVIIIe siècle, fils des jansénistes qui lui ont appris à
vénérer un Dieu austère, dans le plus grand dépouillement.
« Je ne crains pas de
dire qu'il se joue dans ces missions des farces indignes de notre auguste
religion et qu'il s'y passe des scènes de bouffonnerie », commente le mémoire.
Les rationalistes du
XVIIIe mettent en doute les miracles du père de Montfort.
Saint-Laurent-sur-Sèvre est devenu un lieu de pèlerinage. Les fidèles accourent
auprès du tombeau de Grignion de Montfort à la recherche d'indulgences et les
malades viennent y chercher une guérison en emportant de la poussière du
tombeau. Tout cela irrite les honnêtes gens. On n'hésite pas à intervenir manu
militari, pour mettre fin à la trop grande crédulité du peuple dans un cas
précis de « guérison » d'une possédée. Les missionnaires auraient fait venir au
tombeau du père de Montfort une « prétendue possédée » de la Châtaigneraie. Le
bruit courut qu'au bout de sa neuvaine la prétendue démoniaque devait être
guérie. Mais le procureur fiscal de la baronnie de Mortagne se transporta avec
ses gardes à la communauté des filles de la Sagesse. Devant le refus de la
supérieure d'ouvrir la porte, il la fit enfoncer. « Il vit cette fille qui
d'abord joua son rôle assez bien. » Hélas! il menaça la supérieure de la mettre
en prison si la possédée était encore là le lendemain, car elle abusait de la
crédulité du peuple. La possédée prit la fuite dans la nuit. Ainsi la
possession n'aurait été qu'une simulation, il n'y aurait donc point eu de
miracle.
A la veille de la
Révolution, à travers les jansénistes et les mulotins, deux conceptions de la
religion continuent donc de s'affronter.
Tout un tableau de
l'Église et du clergé d'Ancien Régime commence à s'imposer dans l'opinion
éclairée : le clergé suce le sang des laboureurs en prélevant par la dîme le
fruit de son travail... Les missionnaires sont comparés à des sangsues. L'idée
devient courante que les cultivateurs sont « changés par eux en vraies bêtes de
somme ».
Mais surtout, on voit
poindre en cette fin du XVIIIe siècle le désir de définir ce que
doit être une religion conforme au bien public. Le mémoire exhorte les curés à
ne pas faire appel aux missionnaires. Ceux-ci sont des intermédiaires qui
captent la confiance des fidèles aux dépens des curés et dilapident l'argent
des paroissiens qui serait mieux utilisé au soulagement des pauvres.
La radicalité de cette
représentation contraste singulièrement avec la réalité religieuse. En effet,
plus l'opinion éclairée se moque du peuple, plus de nombreux pasteurs s'en
rapprochent et prennent la défense de la religion populaire.
L'Église préfère ceux
qui savent croire sans comprendre aux bourgeois et nobles éclairés que la mode
pousse à se détacher d'elle. Elle critique ceux-ci tandis qu'elle chante les
louanges des pauvres gens innocents comme les enfants. Elle en vante la
soumission, la docilité. Le simple est valorisé, dans la plus pure tradition
inaugurée par Grignion de Montfort. Pour les curés, la force de la religion
catholique est de pouvoir être comprise par des gens simples. « Tout ce qu'il y
a de plus simple, de plus innocent, de plus chrétien ne sait ni lire ni écrire
», écrit un curé, alors que « la plus grande partie de ce que nous avons de
moins chrétien dans nos paroisses, est comprise dans le nombre de ceux qui ont
été aux écoles (...) »
Certes, l'Église a bien
conscience des excès de superstition du peuple et des risques qu'il y a à
ânonner des formules sans les comprendre.
« J'ai trouvé un plus
grand nombre de fois que je ne puis dire, dit l'abbé Boudon, des personnes
âgées qui m'ont répondu, non par surprise, mais par défaut de lumière, qu'ils
aimaient autant la Très Sainte Vierge que Dieu... Quelques-uns m'ont dit plus que
Dieu. » D'autres répondent que « la glorieuse Vierge est Dieu... qu'elle a fait
Dieu : qu'elle a toujours été, et des choses pareilles et entièrement ridicules
».
« On apprend seulement
les vérités par mémoire, je dis seulement, ce qui est cause qu'on les dit comme
des perroquets, sans les entendre, ce qui est une grande illusion », accuse le
même prêtre, « il ne suffit pas, ajoute-t-il, de bien répéter par mémoire les
définitions des choses si elles ne sont pas entendues ». Celui-ci prend un
exemple concret, le mystère de la Sainte-Trinité : il y en a « qui disant et
redisant qu'il y a un Dieu en trois personnes, en parlent sans aucune estime et
comme s'ils avaient appris qu'il y a trois arbres dans leur jardin.
J'apprendrai à un perroquet qu'il y a un Dieu en trois personnes et ce
perroquet répétera ces paroles cent fois dans un jour. Je les apprends à un
homme ; et si je lui en donne l'intelligence, et qu'il me le répète seulement,
qui le distinguera du pauvre animal? »
« Ils ne connaissent
point Dieu », ils « le connaissent moins qu'ils ne font les animaux de leur
maison?» déplore-t-il plus loin.
Le clergé rural est
effectivement placé devant une contradiction très difficile : les attaques
conjointes des protestants et des jansénistes l'ont obligé à mettre fin à
certaines pratiques regrettables et à certaines croyances, mais il doit en même
temps tenir compte de l'enracinement des coutumes. D'un côté on excommunie
sorciers, devins et magiciens et ceux qui y ont recours; on condamne les
conjurations ou exorcismes et les bénédictions et oraisons sans approbation de
l'Église pour guérir certaines maladies.
De l'autre, on met
l'accent sur l'action médiatrice de la Vierge et des saints et on invite les
fidèles à faire passer par leur intercession les prières adressées à Dieu. On
s'émeut tellement devant la religiosité populaire qu'on semble devenir aveugle
devant les abus.
Les jansénistes, au
contraire, sont devenus les champions de la lutte contre ces abus : « L'esprit
de l'homme, a dit le janséniste Nicole, est naturellement porté au pharisaïsme
et à mettre la confiance de son salut dans quelques cérémonies extérieures. Il
y trouve une facilité qui accommode sa paresse. La cupidité ne s'y oppose
point, l'éclat qui accompagne cette piété extérieure flatte au contraire les
sens. C'est pourquoi quand on dit aux gens du monde qu'ils seront sauvés s'ils
récitent quelques prières, s'ils portent certaines images à leur cou ou s'ils
pratiquent quelque autre dévotion semblable, quoique la raison ou leur foi leur
disent le contraire, ils veulent bien néanmoins se tromper eux-mêmes. Ils
croient véritable ce qu'ils désirent qui le soit. Débarrassés par là des
remords de leur conscience..., ils s'abandonnent librement à leurs passions...
et attendent sans s'inquiéter cette conversion dont on les flatte à l'heure de
la mort. »
« La religion de la
multitude, écrira plus tard le cardinal Newman, est toujours vulgaire et
anormale; elle présentera toujours quelque teinte de superstition ou de
fanatisme, aussi longtemps que les hommes seront ce qu'ils sont. Quoique
l'Église puisse faire, la religion du peuple est toujours une religion
corrompue. Vous pouvez enlever aux hommes leur religion et, dans ce cas, leurs
outrances prendront un autre cours; mais si vous demandez à la religion de les
rendre moins imparfaits, ils ne la pratiqueront qu'en la pervertissant. »
En Anjou, c'est le
supérieur du séminaire, Grandet, qui se fait l'apologiste des dévotions
populaires et encourage les fidèles à aller nombreux aux pèlerinages dans les
différents sanctuaires angevins. Notre-Dame-des-Ardilliers, si elle commence à
être boudée par les gens du monde, reçoit toujours autant de pèlerins
populaires au XVHP siècle. Elle est connue dans toute la région.
Les marins des
Sables-d'Olonne s'y rendent fréquemment à pied pour s'assurer de leur survie
dans les tempêtes. Ils l'implorent et la remercient.
La prière la plus en
vogue est le Salve Regina. Les pèlerins font réciter sur eux cette prière par
des prêtres pour s'en retourner chez eux protégés. Ils remettent leurs
chapelets et leurs médailles à des prêtres qui les font toucher la statue
miraculeuse. Ils continuent à boire et à se laver dans la fontaine miraculeuse.
Ils vont faire brûler
des cierges dorés et azurés devant la statue de la Vierge. Ils achètent des «
petits vœux de cire » : ce sont des « bonshommes, têtes, bras, jambes en cire,
ex-voto des différentes parties du corps guéries par Notre-Dame ».
A la boutique, on vend
aussi des chapelets d'émail et de jais, des « rozaires » fais de « petit esmail
noir », des croix de bois, des crucifix de « leston », des médailles « fasson
de cuivre ». Chaque famille des Mauges a ainsi chez elle des souvenirs
rapportés des Ardilliers et des autres lieux de pèlerinage.
En dépit des doctes
conseils de prudence de la hiérarchie ou des beaux esprits comme Nicole, toutes
les coutumes religieuses se sont perpétuées au XVIIIe siècle. L'usage de piquer
des aiguilles dans les statues des saints protecteurs de la paroisse ne s'est
pas perdue. Au contraire, il semble bien que le renouveau religieux suscité par
la fréquence des missions ait plutôt contribué à enraciner davantage les
pratiques populaires qui paraissent les plus ridicules aux yeux des esprits
éclairés.
Les curés de paroisse,
comme les missionnaires, ne condamnent pas ces pratiques. Mieux, ripostant aux
critiques portées contre le fanatisme de leurs ouailles, ils prennent leur
défense. Ces « bons curés » admonestent ceux qui traitent avec mépris les
pratiques autorisées par l'Église « comme n'étant faites que pour le peuple ».
L'abbé Réguis vante les exemples édifiants de la piété populaire : « cette
bonne femme qui dit son chapelet », « ce laboureur qui plante des croix dans
ses champs », l'humble fidèle « qui attribue au son des cloches la vertu
d'écarter les orages », qui « porte sur soi, ou garde respectueusement dans sa
maison des reliques, des croix, des images ou d'autres choses consacrées par
les prières et la bénédiction de l'Église ».
Parallèlement à ce
discours qui valorise les simples, au sommet de la hiérarchie épiscopale, on
condamne de plus en plus la montée de l'incrédulité chez les esprits éclairés.
Massillon, prédicateur de la cour puis évêque de Clermont-Ferrand, se fait le
champion de la lutte contre les incrédules : « Tout est plein aujourd'hui de
chrétiens philosophes et de fidèles juges de la foi, dit Massillon. On adoucit
tout; on donne un air de raison à tout: en retenant le fond de la doctrine
chrétienne et de l'espérance en Jésus-Christ, on croit se faire une religion
plus saine, en se la faisant plus claire et intelligible : tout ce qui tient
tant soit peu du prodige et du surprenant, on s'en défie. »
Les curés de paroisse,
en même temps qu'ils prennent la défense des simples, réaffirment l'existence
des miracles, « miracles secrets, dit l'un d'eux, miracles ignorés par ceux
qu'on appelle gens d'une certaine façon, qui ne les croient pas, qui s'en
moquent et tournent en ridicule la pieuse simplicité du fidèle, qui les demande
et les obtient ».
Les miracles
appartiennent désormais à un âge révolu de l'histoire de l'humanité. Ils n'ont
plus leur place dans le nouveau monde des philosophes. Aussi certains membres
du clergé s'inquiètent de plus en plus de cette remise en cause des prodiges et
des mystères auxquels ils croient.
« Tout ce qui tient du
prodige devient suspect », se plaint le père Elisée. « Il n'y a pas seulement
les mystères auxquels les gens éclairés ne croient plus, il y a le mystère,
tout ce monde du merveilleux, le monde du Dieu des chrétiens et de ses saints,
qui ne leur apparaît plus que dans le lointain. »
« De dessein arrêté, par
principe, par système, il ne faut rien croire de surnaturel; il faut que le
seul nom de miracle excite la risée dans les gens du monde, et que nous leur
fassions pitié, nous qui croyons les miracles lorsqu'ils sont évidents », dit
l'abbé Molinier.
Ce monde n'existe plus
que chez les simples fidèles qui continuent à y croire. La foi est devenue
l'apanage du vulgaire crédule, l'apanage des hommes simples et superstitieux.
Les sermons de l'abbé
Réguis, curé de Gap, dans les Alpes, montrent l'existence dans l'Église d'un
large courant religieux tourné vers le peuple et de plus en plus méfiant des «
gens du monde ». Or, plus les élites se détachent de la religion
traditionnelle, plus ce clergé de paroisse cherche à implanter la religion dans
les milieux populaires, comme pour compenser la désaffection de leurs offices
par les élites.
Le discours clérical
tenu dans les Mauges comme en Bas-Poitou ne se contente pas de valoriser les
simples, il condamne aussi ouvertement la richesse.
« Les pauvres sont la
figure de Jésus-Christ, pauvre et humilié pour nous, disait Nicole. Ils sont
tous couverts des livrées de Jésus-Christ, et ils nous le représentent dans
l'état qui nous doit être le plus aimable. » La pauvreté est un véritable titre
de noblesse accordé par la divinité. La bourgeoisie, elle, n'a aucun titre de
gloire dont elle puisse se vanter. Au contraire, sa soif de richesses est
ouvertement condamnée dans les sermons dominicaux.
La fortune est d'autant
plus critiquée qu'elle a été acquise en peu de temps. Du haut de leur chaire,
les curés dénoncent les attitudes de ces bourgeois qui prennent leurs distances
avec la religion au fur et à mesure qu'ils sont plus instruits et plus aisés.
Les curés ont appris à
leurs ouailles que les pauvres iront au paradis tandis que les riches iront en
enfer. Il plaît à Dieu d'être pauvre, c'est le meilleur moyen de gagner le
paradis. « Les larmes et les souffrances », dit l'abbé Marchais, curé de la
Chapelle-du-Genêt au cœur des Mauges, « sont des traits de miséricorde et des
gages certains du salut ». « Partout, ajoute-t-il, malheur et anathème à ceux
qui rient, qui sont rassasiés et ont leur consolation dans ce monde; de même,
partout, bonheur et bénédiction à ceux qui pleurent ici-bas, qui souffrent et
gémissent dans les tribulations. »
La peur du feu éternel
constitue même le point d'ancrage de la religion dans le peuple alors qu'au
même moment la bourgeoisie devient de plus en plus incrédule devant les
châtiments prédits par l'Église. Alors que Grignion de Montfort faisait frémir
les foules en évoquant les flammes de l'enfer, les bourgeois philosophes
bravent la mort et ne croient ni à l'enfer ni au paradis. Au cours du XVIIIe
siècle, l'idée a progressé qu'on peut mourir en « philosophe », sans
sacrements, sans prêtre. Les prêtres insistent, au contraire, sur l'éternité du
supplice de l'enfer, qui s'oppose à la brièveté de la vie :
« Quelle peine sera-ce
de brûler toujours avec un égal sentiment de douleur, sans que jamais ce feu ne
s'éteigne ou ne se ralentisse? Hélas! Vingt-quatre heures d'un mal de tête, une
journée de travail un peu fort nous paraît si longue et si ennuyeuse; que
sera-ce de brûler éternellement ? »
« Qui dit éternité, dit
une durée sans fin, au-delà de tous les temps, une continuité de douleurs sans
espérance de soulagement : le ciel, la terre passeront, et le damné ne fera que
commencer son affreuse carrière. »
Or, le bourgeois éclairé
a rompu avec toutes ces croyances pour lui ridicules : « Mourir est un mot dont
la signification paraît vous être inconnue. Vous dites " il faut mourir
" à peu près comme certains oiseaux articulent machinalement certaines
paroles. Vous dites " il faut mourir ", et vous ne pensez à rien
moins qu'à mourir; vous dites " il faut mourir ", et vous ne songez
qu'à vivre, et vous vivez comme s'il ne fallait pas mourir. » Certes, les
prédicateurs se font forts de rappeler aux bourgeois qu'à l'heure de la mort
ils se mettent à avoir peur et que leur bravoure n'est qu'apparence. Mais sont-ils
écoutés?
L'égalité devant la mort
est la revanche des pauvres gens sur cette bourgeoisie arrogante. Dans
l'au-delà, ils deviennent les égaux des riches que l'Église condamne. Cette
égalité dans l'au-delà souligne la vanité bourgeoise dans le monde d'ici-bas.
Rappelons-nous Montaigne : « C'est par la vanité de cette même imagination
qu'il égale à Dieu. » La mort supprime toutes les différences et fait
comparaître devant Dieu auquel il faudra rendre compte de son existence.
Esclaves de la vanité,
Que deviendra votre beauté?
L'infection, la puanteur
Vous rendront un objet d'horreur
écrivait Grignion de
Montfort.
Et dans la future
Vendée, les paysans sont hostiles envers leurs nouveaux « maîtres », ces
bourgeois des villes et des bourgs comme Mortagne ou Montaigu, dont l'ascension
sociale a été consacrée par de récentes acquisitions domaniales.
« Les relations entre la
paysannerie et la bourgeoisie manquent fréquemment de cordialité, note l'abbé
Billaud. Les bourgeois tiennent trop à garder leurs distances. Les paysans
n'oublient point que ces personnages aujourd'hui si fiers ne sont pas "
descendus d'un si haut prunier " (expression qui équivaut à " sortir
de la cuisse de Jupiter "). Tel grand-père se souvient du temps où l'aïeul
du " maître " vendait de la camelote traînée jusqu'aux foires par un
chétif bourricot. Cette fortune acquise en trois générations semble suspecte.
Il arrive que le maître bourgeois, habitué aux comptes minutieux, se montre
tatillon à l'excès dans le règlement
des fermages; ce qui n'arrange rien. »
Les curés de paroisse
partagent avec les paysans leur répulsion pour ces nouveaux riches : « Il
n'arrive presque jamais, dit Mésenguy, qu'on acquière de grands biens en peu de
temps sans commettre beaucoup d'injustices. Des biens ainsi acquis seront
bientôt dissipés ou deviendront pour celui qui les a acquis la cause de son
malheur éternel. »
« Malheur à l'homme qui
veut sans cesse multiplier ses revenus, parce qu'en multipliant le sien, il y
mêle infailliblement celui du prochain », s'écriait Bourdaloue, dans le Sermon
sur les richesses. « Pour être riche en peu de temps, on abandonne l'innocence,
on renonce à la probité, on se dépouille même de l'humanité, on dévore la
substance du pauvre, on ruine la veuve et l'orphelin », dit encore Bourdaloue.
« Il faut sucer le sang
de la veuve dit un autre prédicateur, envahir l'héritage de l'orphelin,
opprimer, étouffer, dévorer le pauvre qui n'a pas la force de vous résister :
il faut élever votre maison sur la ruine de vingt familles et vous engraisser
de la plus pure substance du pays où vous êtes établi pour le malheur de ceux
qui l'habitent. »
L'abbé Réguis dénonce
l'arrivisme de ces hommes qui tombent dans le péché de l'ambition. Or celle-ci
« attaque directement le principe de toutes les vertus chrétiennes, je veux
dire l'humilité, l'abnégation de nous-mêmes ».
Le salut s'obtient par
une vie droite, humble et pieuse; il vaut mieux être pauvre que riche pour
gagner le paradis. C'est pourquoi l'abbé Réguis ne craint pas de rappeler aux
bourgeois leur humble origine :
« Le fils d'un misérable
artisan dont le père avait amassé quelque bien après avoir vendu ses outils et
muré sa boutique, change tout à coup d'habits, de ton, de langage, j'ai presque
dit de figure; il se fait donner dans les actes publics la qualité de Sieur, il
trouverait mauvais que nous ne le qualifiions pas ainsi sur nos registres; sur
nos registres, où il est nommé fils d'un maçon, fils d'un maréchal-ferrant,
d'un cordonnier, ou quelque chose de semblable... Votre père cultivait lui-même
son champ et vous voulez avoir des fermiers; votre mère était vêtue de laine,
et vous voulez de la soie pour votre femme et vos filles, ainsi et à proportion
de tout le reste. »
Pour ces curés de
paroisse traditionnels, il faut rester à la place que Dieu a assignée à chacun
dans la société, et non chercher à s'élever au-dessus de sa condition. Leur
conception du christianisme les conduit à une doctrine de l'immobilisme social.
En vertu de cette vision de la société, les seuls admis à avoir de la fortune
sont les nobles.
« Nos pères plus
religieux et, sans le savoir, plus habiles, réservaient l'estime pour le sang.
La puissance des États fondés sur la noblesse se soutient mieux. Accoutumé à
tirer sa gloire de l'antiquité de sa race et de la vertu de ses ancêtres, le
noble voit moins sa grandeur dans ce qu'il est que dans ce qu'il a été et dans
ce qu'il sera jusqu'à la postérité la plus reculée. »
« S'il est dans le monde
quelque état où la possession des richesses paraisse légitime, c'est sans doute
dans les grands; ils naissent riches et la Providence qui les fait grands
semble en même temps les faire riches pour soutenir leur grandeur. Éloignés du
commerce, ils en ignorent les fraudes et gains sordides, ils ne doivent leurs
biens qu'à leur naissance », ajoute l'abbé Réguis. Ainsi, la noblesse est
absoute de sa fortune, tandis que le bourgeois est condamné.
Tout cela peut
contribuer à expliquer pourquoi, en mars 1793, les paysans des Mauges se
tourneront plus facilement vers les nobles de leurs paroisses, alors qu'ils
multiplieront les actes d'hostilité envers les bourgeois patriotes dont les
curés dénonçaient souvent l'inconduite notoire.
En effet, les gens du
monde ont pris leurs distances vis-à-vis de la morale, de la religion et du
clergé. Le comportement libertin de beaucoup de ces parvenus scandalise une
population qui s'efforce de mener une vie droite et pieuse, selon les conseils
de ses pasteurs. Le clergé vendéen s'évertue en effet à moraliser la conduite
de ses ouailles, non sans difficultés.
« Les gens, écrit l'abbé
Billaud, se pressent nombreux à la messe et aux vêpres. Ils se signent devant
une croix. Ils ne blasphèment pas (au point que, lors des combats nocturnes
contre les Bleus, ils déchargeront leurs fusils en entendant un juron).
Pendant les veillées
d'hiver, on récite le chapelet en famille. « Chez ce peuple fervent, dit-il,
les mœurs sont pures. Les parents ne badinent pas avec la tenue; les jeunes
filles attendent paisiblement aux côtés de leur mère le soupirant qui, avant
d'arriver à elles, aura dû se concilier la faveur paternelle. Les scandales si
fréquents alors dans la haute société sont, chez ces populations réservées,
chose rarissime. Quand d'aventure la chose arrive, les prêtres tonnent en
chaire. »
Ces normes de conduite
sont récentes ; les populations rurales au XVIIIe siècle n'avaient pas toutes
adopté ce comportement pudibond décrit par l'historien. Dans le Marais breton
voisin, qui deviendra le pays de Charette, les études du folkloriste Van Gennep
tendent à prouver la survivance de mœurs légères.
L'abbé Marchais
confirme, par ses sermons, la liberté de mœurs qui règne encore dans les
Mauges, à la veille de la Révolution : « On vit sans loi, sans pudeur et sans
religion; on ne suit que ses penchants, on ne consulte que ses plaisirs et on
ne pense qu'à se satisfaire », s'écrie-t-il dans un sermon.
Cela prouverait que la
reprise en main de ces populations par le clergé appuyé par les missions des
mulotins, a fini par porter ses fruits, à la veille de la Révolution.
Le fossé s'accroît
d'autant plus entre le peuple et la bourgeoisie que les prêtres stigmatisent le
comportement bourgeois, prenant le risque de dresser les populations contre
eux. Le bourgeois devient l'impie. C'est la cible préférée des mulotins, car il
cumule tous les signes condamnables de l'irréligion.
Comme leur fondateur,
ceux-ci continuent à accabler le « monde » qui tend ces pièges : jeux de
hasard, danse et bal, comédie et spectacles, luxe tombent sous le coup des
interdits religieux montfortains. Rappelons-nous les attaques virulentes de
Grignion de Montfort contre la danse qui ensorcelle et toutes les occasions de
péché qu'elle offre. Le clergé d'alors a exactement la même conception de la
morale. Les curés s'offusquent pareillement de la tenue des bourgeois éclairés
dans les églises et fustigent tous les signes extérieurs de richesse, notamment
les équipages et les habits.
L'abbé Marchais flétrit
ceux qui commettent le péché d'impureté : « Comment pourriez-vous de sang froid
vous abandonner à un crime aussi honteux et aussi indigne du nom dont vous êtes
honoré? Comment avec de pareilles connaissances peut-on se livrer entièrement à
tant d'infamies, en faire non seulement un usage personnel et une habitude
journalière, mais encore prétendre pouvoir s'en glorifier et en faire parade,
en chercher tous les moyens, en donner des leçons? »
Le monde semble ainsi
devenu une nouvelle Babylone. Mais les gens du monde n'écoutent plus les
rappels à l'ordre du clergé. Le regard que la bourgeoisie porte avec
condescendance sur la classe inférieure la persuade de sa supériorité. C'est sa
certitude d'être éclairé par les lumières qui conforte le bourgeois dans sa
certitude que le peuple vit dans les ténèbres.
Le bourgeois prend ses
distances d'avec ce monde obscur et par là d'avec la religion. Alors que les
paysans ont besoin de vivre dans leur merveilleux et de croire aux miracles, le
bourgeois n'y croit plus. Dès lors, il commence à discuter de la religion
elle-même.
Et il ne croit plus au
mystère lui-même.
« De dessein arrêté, par
principe, par système, il ne faut rien croire de surnaturel; il faut que le
seul nom de miracle excite la risée dans les gens du monde et que nous leur
fassions pitié, nous qui croyons les miracles lorsqu'ils sont évidents », leur
reproche l'abbé Molinier dans son Sermon sur la vérité de la religion
chrétienne.
L'homme du siècle ne
conserve de la religion qu'une épure, ne retenant, selon son propre tri, que ce
qu'il juge raisonnable. Les gens du peuple, auxquels il témoigne toute sa
commisération, sont de faibles esprits, de bonnes gens dupes de leur
imagination effrayée. Dès lors, la question se pose : « Pour détruire la
superstition des anciens temps, fallait-il, par un remède dévorant, attaquer la
religion elle-même? »
Le bourgeois bascule
dans l'incrédulité. Celle-ci devient signe d'appartenance à un milieu social
cultivé : l'incrédulité devient distinction.
Selon Groethuysen, se
fondant sur le témoignage de l'abbé Réguis, à la veille de la Révolution,
l'impiété a même déjà gagné les milieux populaires. Réguis s'en prend aux
colporteurs qui « répandent de misérables brochures » et surtout aux maîtres
qui font la leçon à leurs domestiques au retour de la messe. Le prestige de la
bourgeoisie pousserait déjà les gens du peuple à imiter ses comportements.
« Aussi, il arrive,
écrit Groethuysen, que ceux qui autrefois étaient de simples croyants adoptent
le langage des gens éclairés, est-ce bien pour se prouver à eux-mêmes et aux
autres qu'ils sont d'une classe plus élevée, qu'ils sont devenus à leur tour
des " gens d'une certaine façon ". C'est là une preuve de plus que la
religion est devenue l'affaire du peuple. Pour être bourgeois, il faut ne pas
croire. »
Cette montée de
l'impiété fortifie la conviction du clergé qu'un grand malheur va arriver, que
Dieu, courroucé, va sévir bientôt.
Tel Jérémie, les curés
de paroisse prophétisent. Auxiliaires du Très-Haut, ils brandissent la menace
d'une vengeance de Dieu. Ils préparent leurs ouailles à accepter en silence les
grands maux qui se préparent.
« Pleurer, souffrir,
gémir dans les afflictions et les tribulations de toutes espèces, dit l'abbé
Marchais, voilà le sort des prédestinés dans ce monde, le partage de tous ceux
qui aspirent au ciel et le seul chemin qui y conduise. »
Ces prêtres exhortent
leurs fidèles à prier Dieu plus instamment pour préserver la France des
malheurs qui s'abattront sur elle inéluctablement. Or les responsables des
malheurs qui vont s'abattre, ce sont toujours ces mêmes bourgeois vaniteux qui
veulent s'élever aussi haut que Dieu, par leur science et leur fortune.
« Seigneur, dit-on dans
une prière de l'époque, Vous qui, dans le jour des vengeances, accablerez
d'une confusion terrible
les impies qui ne croient point
en l'immortalité de leur
âme, Ayez pitié de nous!
Afin que toute hauteur
qui s'élève contre votre science soit détruite et tout raisonnement humain
confondu... Ayez pitié de nous!
Vous qui submergeâtes
Pharaon au milieu des eaux pour avoir osé dire : Je ne connais pas le Seigneur,
Ayez pitié de nous!
Afin que ceux qui nient
votre existence et votre Providence vous connaissent, vous obéissent et
redoutent vos jugements.
Afin que, quelque chers
et quelque agréables que puissent être les mauvais livres ou tout autre
instrument de péché, ceux qui veulent retourner à vous aient le courage de les
sacrifier. »
Les dévotions se
développent dans ce climat d'effroi créé par la fin proche, annoncée par les
prophètes. Les fidèles sont d'autant plus enclins à y croire que l'Église les
fait vivre dans le monde de l'Ancien Testament. Le retour à la primitive Église
s'est accompagné d'un regain de la mode biblique et on ne compte plus les
saynètes édifiantes composées à partir de la Bible, qui sont représentées
devant les fidèles.
Dans le même temps, la
dévotion au Sacré-Cœur atteint son point culminant. On l'implore de plus en
plus pour sauver la France, et, chacun a dans l'esprit les prédictions que
Marguerite-Marie Alacocque a transmises. Celles-ci sont d'autant plus prises au
sérieux que la montée de l'impiété apparaît comme la réalisation d'une
prophétie. On attend que justice soit faite et on pense qu'un ange
exterminateur viendra punir les libertins.
Ces croyances prennent
corps lors de mains événements extraordinaires qui surgissent à la veille de la
Révolution. Nous savons que les moniales contemplatives ont souvent des visions
: combien d'entre elles n'ont pas vu le cœur du Christ saigner?
En dehors des couvents,
des faits mystérieux se produisent aussi : des christs se mettent à parler ou
encore une main anonyme a déposé sur le maître-autel d'une Église une lettre,
un message, après l'apparition du Christ ou de la Vierge :
« Je vous avertis que si
vous continuez à vivre dans le péché, et que je ne voie en vous ni remords, ni
contrition, ni une sincère et véritable confession et satisfaction, je vous
ferai sentir la pesanteur de mon bras divin » dit l'une de ces lettres qui
dénonce les « débauches excessives », les blasphèmes et les jurons, la
transgression des commandements et les offenses quotidiennes à celui qui est
mort sur la croix et a souffert pour les hommes.
« Si ce n'étaient les
prières de ma chère mère, j'aurais déjà détruit la terre, pour les péchés que
vous commettez les uns contre les autres.
Suit le tableau du
siècle : « On ne voit que blasphèmes et ivrogneries; et le monde est tellement
débordé qu'on n'y voit que vanités et mensonges. Les chrétiens, au lieu d'avoir
compassion des pauvres qu'ils voient à leurs portes et qui sont mes membres
(...) aiment mieux mignarder des chiens et autres animaux et laisser mourir de
faim et de soif ces objets, en s'abandonnant entièrement à Satan par leur
avarice, gourmandise, et autres vices : au lieu d'assister les pauvres, ils
aiment mieux sacrifier tout à leurs plaisirs et débauches. »
« Si vous ne vous
amendez, je vous enverrai des maladies extraordinaires par qui périra tout;
vous ressentirez la juste colère de Dieu mon père; vous serez réduits à un tel
état que vous n'aurez connaissance les uns des autres.
« Ouvrez les yeux et
contemplez ma croix que je vous ai laissée comme arme contre l'ennemi du genre
humain (...) »
Gare aux récalcitrants!
« Ceux qui ne
profiteront pas des avertissements que je leur donne, qui ne croiront pas mes
paroles, attireront par leur obstination mon bras vengeur sur leurs têtes; ils
seront accablés de malheurs, qui seront les signes avant-coureurs de leur fin
dernière et malheureuse, après laquelle ils seront précipités dans les flammes
éternelles (...) »
A une époque où les
intempéries sont encore interprétées comme des fléaux de Dieu, de telles
menaces sont prises au sérieux. Les curés ne se lassent pas de dénoncer la
nouvelle Babylone et désignent du doigt les impies qui risquent d'attirer les
foudres divines.
Il y a les bons d'un
côté, ce sont les humbles, et de l'autre les méchants, ce sont les puissants,
les gens du monde. Ainsi, les curés fourbissent les armes de la révolte contre
les « impies », en désignant un adversaire.
L'accusation de
fanatisme portée par les philosophes n'est pas gratuite.
Voltaire rapporte un
fait divers significatif, qui nous éclaire. L'histoire se passe en Pologne.
« Ils avaient communié à
l'autel de la Sainte Vierge, ils avaient juré à la Sainte Vierge de massacrer
leur roi, ces trente conjurés qui se jetèrent sur le roi de Pologne, la nuit du
3 novembre de la présente année 1771. (...) Les fusils et les pistolets tirés
contre Sa Majesté le manquèrent, il ne reçut qu'un léger coup de feu au visage
et plusieurs coups de sabre qui ne furent pas mortels.
- Vous êtes pourtant mon
roi! dit l'un des conjurés nommé Kosinski.
- Oui, lui répondit
Stanislas-Auguste, et votre bon roi qui ne vous a jamais fait de mal.
- Cela est vrai, dit
l'autre, mais j'ai fait serment de vous tuer ». |
Les conjurés avaient
juré la perte de leur roi devant la Vierge de Custochowa :
« Nous qui excités par
un zèle saint et religieux, avons résolu de venger la divinité, la religion et
la patrie outragée par Stanislas-Auguste, contempteur des lois divines et
humaines (...) fauteur des athées et des hérétiques (...) jurons et promettons
devant l'image sacrée et miraculeuse de la mère de Dieu (...) d'extirper de la
terre celui qui la déshonore en foulant au pied la religion (...) Dieu soit en
aide! »
Que dit la Lettre de Varsovie qui relate ce fait
divers?
« Les religieux qui
emploient leur pieuse ardeur à faire ruisseler le sang et ravager la patrie ont
réussi en Pologne comme ailleurs à inculquer à leurs affiliés qu'il est permis
de tuer les rois. »
Rappelons-nous qu'une
brochure fut brûlée sur la place du Pilori à Nantes parce que son auteur y
justifiait aussi le droit de se révolter contre tout acte despotique contraire
au droit naturel.
Les conjurés de Pologne
sont passés à l'action. Les paysans des Mauges ou du Bocage ne l'ont pas encore
fait, mais ont déjà suffisamment de raisons pour se soulever. Ils sont
enflammés par les prêches dominicaux qui les poussent à franchir le pas. La
moindre étincelle suffira à mettre le feu.
Leur sang bouillant et
impatient, comme celui de Grignion de Montfort, n'attend que la première
occasion d'en découdre avec des bourgeois qui prélèvent de lourds fermages et
des procureurs fiscaux qui font rentrer un impôt qui les appauvrit toujours
plus. L'impiété de ces gens, à elle toute seule, justifierait une punition de
Dieu.
Les insurgés de mars 93
prendront à la lettre ces paroles d'un cantique de Grignion de Montfort.
Amis de Dieu, braves soldats
Unissons-nous, prenons les armes,
Ne nous laissons pas mettre à bas,
Combattons le monde et ses charmes.
Puisque Dieu même est avec nous,
Nous le vaincrons, combattons tous.
Toute l'œuvre
d'évangélisation des mulotins et l'apostolat régulier des curés de paroisse ont
fini par faire pénétrer le dogme dans cette région. Les vieilles superstitions
n'ont pas été déracinées mais tous vivent dans un univers très religieux.
La Révolution surviendra
ainsi dans une région reconvertie en fait depuis peu au catholicisme. On peut
considérer que l'œuvre de réforme lancée par le concile de Trente n'est
réellement achevée dans ces régions d'Anjou et du Bas-Poitou qu'à la fin du
XVIIIe siècle.
La proportion de prêtres
d'origine étrangère au département prouve cette implantation récente des
croyances religieuses en Vendée : 59,9 % seulement des prêtres sont nés en
Vendée. Mais, à la veille de 89, les populations sont désormais encadrées par
des prêtres résidant qui ont une haute idée de leurs fonctions et non par des
bénéficiers ne pensant qu'à leurs revenus. L'encadrement des fidèles est
complété par le réseau des « petites écoles » créées à l'initiative de Mgr de
Champflour.
En Vendée, l'œuvre
d'éducation de l'Église s'est même fortement développée juste à la veille de la
Révolution. On y compte plusieurs établissements d'enseignement secondaire :
quatre collèges (Fontenay, Montaigu, La Roche et Mortagne), un séminaire
(Luçon), une école d'hydrographie aux Sables; plusieurs pensionnats de jeunes
filles tenus par les filles de l'Union chrétienne à Fontenay et à Luçon, les
ursulines à Luçon, les filles de la Sagesse et les bénédictines aux Sables, les
fontevristes à Montaigu.
En 1780, Brumauld de
Beauregard crée à Luçon le Petit-Saint-Cyr (qui succédera au pensionnat de
l'Union chrétienne), pour l'éducation des jeunes filles nobles. Brumauld ne
fait pas mystère des mœurs légères qui règnent dans la petite noblesse
vendéenne. Aussi la nouvelle institution doit-elle enseigner aux jeunes filles
les bonnes mœurs, relever leur niveau intellectuel, les façonner aux soins du
ménage. De jeunes ouvrières de la campagne doivent en outre être attachées à la
maison pour y apprendre la coupe et le ravaudage des habits. L'écart de presque
un siècle entre la création de cette institution et la fondation de Saint-Cyr
par Mme de Maintenon prouve le décalage de cette région par rapport au reste de
la France.
Mais, localement, le
clergé n'a pas attendu la Révolution pour propager l'instruction en dehors des
milieux privilégiés par le sang ou la fortune. Il y a des écoles dans de
nombreuses paroisses, confiées à des régents laïcs ou aux congrégations.
Le Bas-Poitou compte
plus de deux cents écoles dont le financement repose sur le clergé et la
charité privée. Ces écoles complètent l'action religieuse des prêtres dans les
paroisses.
Pour minimiser
l'existence de cette œuvre scolaire, d'aucuns objecteront que de nombreux
insurgés de 93 ne sauront pas encore signer de leur nom. C'est la stricte
réalité historique. La situation est très inégale d'une paroisse à l'autre et
on est encore loin de pouvoir apprendre à lire et à écrire à tous les enfants.
Souvent, on se contente de leur apprendre des rudiments du catéchisme avec des
tableaux peints, comme le faisait Grignion de Montfort. L'objectif premier de
l'instruction dans les campagnes est alors beaucoup plus de donner des
rudiments de culture religieuse que d'apprendre à écrire. Et si les insurgés de
mars 93 ne savent pas tous signer, du moins adoptent-ils des comportements
religieux qui laissent peu de doute sur l'efficacité de l'évangélisation de la
région.
CONCLUSION
- GRIGNION DE MONTFORT ET LES SOULÈVEMENTS VENDÉENS
La Révolution est bien
accueillie par les populations des Mauges et du Bas-Poitou. Le clergé salue
avec enthousiasme l'annonce d'un changement. L'abbé Bernier, curé de Saint-Laud
d'Angers, future éminence grise de l'insurrection, suit le mouvement général.
Cependant, les
populations ont peur devant les incertitudes de l'avenir. L'hiver terrible de
1788-1789, les bourrasques du printemps, un commencement d'été très pluvieux
apparaissent comme des calamités naturelles envoyées par Dieu et des signes
annonciateurs de l'orage menaçant...
La crise économique qui
sème la désolation et la misère renforce la conviction qu'un grand événement se
prépare.
Nous savons que l'Église
traditionnelle est eschatologique par essence : elle a répandu chez les fidèles
non seulement la crainte du Jugement dernier, mais la croyance en la
réalisation de prédications défavorables si les hommes n'ont pas un
comportement digne face à Dieu.
Le bras de Yahvé est une
véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de ces pauvres
croyants. Aussi, dès que la Révolution survient, elle est immédiatement
interprétée comme le prélude à un bouleversement total, à une fin des temps.
Les curés de paroisse ont longuement préparé leurs ouailles à ce brusque
avènement qui leur apparaît comme la réalisation d'une vengeance divine.
On croit beaucoup à
l'époque à une très vieille prédiction de Joachim de Flore, répandue par les
jésuites sur la venue de l'Antéchrist et la corruption de l'Église. L'arrivée
de cet Antéchrist, dit la légende, sera aussitôt vengée par la victoire des
forces du bien sur le mal et un nouvel ordre religieux sera installé.
Grignion de Montfort, en
prophétisant lui-même, a préparé le terrain à la croyance en l'établissement
d'une véritable théocratie. Or, ce moment semble arrivé : l'Antéchrist, c'est
la Révolution impie qui renverse les autels et les tabernacles, profane les
vases sacrés, remplace Dieu par des idoles païennes.
Montfort lui-même
prophétisait et, de son vivant, on pouvait constater leur réalisation.
La Révolution,
bouleversant les habitudes traditionnelles, va rendre les habitants des
campagnes inquiets, et ceux-ci attendent des oracles du ciel. La « folle » de
Somloire, dans les Mauges, prédit de grands malheurs.
L'anxiété qui s'est
emparée de ces populations les rend très réceptives à toutes les rumeurs, aux
bruits qui circulent plus vite qu'à aucune autre époque.
Quelle ne sera pas la
surprise des habitants de voir dans chaque paroisse les bourgeois aux perruques
poudrées qui, hier, n'allaient pas à la messe, se rendre en grande pompe aux
offices religieux, célébrant l'avènement de la nouvelle ère! Certains prêtres,
intrigués aussi par ce retournement subit des « impies » de la veille, ne
cachent pas leur scepticisme face à ce phénomène. Les loups se seraient-ils
transformés en brebis pour pénétrer dans la bergerie?
L'abbé Marchais, curé de
La Chapelle-du-Genêt, dans les Mauges, fustigeait, dès 1772, dans ses sermons,
« certains faux savants et prétendus esprits forts qui sous le nom de
philosophes croyant tout connaître et savoir, prétendent devoir tout attribuer
au cours ordinaire de la nature et ne voient aucune Providence divine dans le
gouvernement de l'univers. »
Ceux qui s'élèvent
contre le dogme traditionnel sont des orgueilleux car ils tiennent tête à Dieu,
comme Lucifer, le chef des démons, dans la religion chrétienne.
Dès juillet 1789, il se
lamente devant ses paroissiens comme le prophète Jérémie :
- O temps! ô mœurs! ô
jours de désolation!
Et il prépare ses
ouailles à accepter en silence les maux qui s'annoncent.
Dieu offre par tous ces
maux l'occasion unique de gagner le ciel ; « les souffrances sont des traits de
miséricorde à notre égard et des moyens efficaces de sanctification », ajoute
l'abbé Marchais.
La force de cette
religion est ainsi de préparer les gens à faire contre mauvaise fortune bon
cœur.
Le curé des Mauges met
aussi sévèrement ses fidèles en garde contre les idées de la Révolution :
- La liberté et
l'égalité sont les plus dangereux de tous les maux, dit-il dans son sermon du
27 septembre 1789. Sous le nom imposant de liberté naturelle à l'homme et
d'égalité pour la manière de naître, ils vous inspireraient bien promptement le
plus dangereux de tous les maux qui est l'indépendance et le prétendu plaisir
de ne vivre qu'à sa volonté. Bientôt, ils vous persuaderaient qu'en qualité
d'hommes étant tous égaux, chacun est maître dans sa condition et que les
droits, privilèges et exemptions particuliers attribués jusqu'à présent à
certaines familles ou dignités ne sont que des abus. »
L'abbé Marchais rejette
ainsi clairement le bouleversement par la Révolution d'un ordre social régi par
la Providence divine. La Révolution a fait de l'individu lui-même le souverain
maître de son destin, alors que, selon le dogme traditionnel, seule la
Providence de Dieu réglait l'ordonnancement du monde et le destin de l'homme,
pauvre pécheur devant l'Éternel.
La Révolution défie le
peuple en en faisant le dépositaire de la souveraineté nationale alors que,
pour les chrétiens, il n'y a qu'un seul souverain, Dieu. Le transfert de
souveraineté de Dieu au peuple rend donc le conflit de doctrine inévitable.
Les curés de paroisse
traditionnels ne pouvaient donc pas accepter une remise en cause aussi
fondamentale. Pour de nombreux prêtres traditionnels, la Révolution ouvrait la
porte à tous les excès en prônant la liberté et l'égalité et risquait d'anéantir
un siècle d'évangélisation patiente.
Certes, tout le clergé
ne pense pas comme l'abbé Marchais. Et nombre de prêtres ont accepté des
fonctions électives dans leur département. Mais la Révolution a semé
l'inquiétude, et le peuple, ébahi, écoute les promesses mirifiques qui lui sont
faites.
Comme l'a dit
Tocqueville, « on plaint alors souvent les paysans, on parle d'eux sans cesse;
on recherche par quels procédés on pourrait les soulager; on met en lumière les
principaux abus dont ils souffrent et l'on censure les lois fiscales qui leur
nuisent particulièrement. » Il ajoute : « On est d'ordinaire aussi imprévoyant
dans l'expression de cette sympathie nouvelle qu'on l'avait été longtemps dans
l'insensibilité. »
Les promesses sont très
audacieuses : il y aura moins d'impôts, ce sera la fin des privilèges, la
milice tant haïe sera abolie.
Mais les premières
mesures de la Révolution ne touchent pas directement les paysans. Les biens du
clergé sont massivement vendus à des bourgeois, souvent membres de la Garde
nationale. Leur rapacité n'a d'égale que leur mépris pour la religion du
peuple. La vente des objets du culte suscite aussitôt la méfiance vis-à-vis de
la Révolution et la descente des cloches est une véritable provocation.
Les curés sont dessaisis
des biens qui assuraient leur subsistance et leur permettaient de pourvoir aux
soins des indigents et des pauvres de la paroisse. La vente des borderies aux
enchères publiques suscite les premiers rassemblements hostiles au nouveau
régime.
La Constitution civile
du clergé met ainsi fin au charme enchanteur des premiers jours. L'obligation
de prêter serment à cette Constitution éloigne d'elle des prêtres acquis
pourtant à l'idée de la nécessité de réformes sociales et politiques.
Jusqu'à la Révolution,
les habitants de l'Ouest pouvaient pratiquer leur religion sans encombre. Ils
étaient libres d'aller aux pèlerinages, libres de vénérer les saints et la
Vierge, libres de réciter leur chapelet. La religion déployait ses fastes
grandioses, les enfants, vêtus de parures d'anges, se pressaient nombreux à la
communion, et tous continuaient à croire à leur façon. Mais la liberté du
culte, proclamée en 1789, n'est plus respectée dès le printemps 1791.
Les premières émeutes
éclatent dans le Marais breton, à Saint-Étienne-du-Bois,
Saint-Christophe-du-Ligneron dès 1791; et dans les Mauges, les tensions
montent, de par les exactions commises par La Révellière-Lépeaux.
Ces réactions n'eussent
point surpris un Voltaire qui maugréait devant la tentative d'assassinat du roi
de Pologne. La politique religieuse de la Révolution n'avait rien d'original.
Joseph II venait d'en essuyer les conséquences dans son Empire. Cette
expérience austro-hongroise mérite d'être méditée par les historiens. Que
venait de faire Joseph II? Le souverain catholique, disciple des philosophes
français, voulut instaurer un culte très dépouillé, comme le pratiquaient les
jansénistes. Guidé par son souci de rationalisation, il réorganisa complètement
l'administration de l'Église, procédant à de nouveaux découpages des paroisses
et des évêchés. Jugeant les moines inutiles, il fit fermer brutalement les
monastères et disperser leurs biens; ces mesures furent appliquées par des
fonctionnaires hostiles à la religion du peuple qui se conduisirent parfois
avec brutalité. Appliquant de façon très tatillonne sa conception de la
religion, Joseph II allait choquer profondément les populations habituées au
faste des fêtes religieuses, au culte des saints, aux pèlerinages nombreux, aux
processions du saint sacrement. Joseph II commença par réduire le nombre des
fêtes religieuses, ne laissant subsister que les dimanches et vingt-quatre
jours fériés. Il tenta d'interdire les processions qui détournaient le peuple
d'un travail régulier. Il s'en prit aussi aux pèlerinages. Il donna des
instructions pour interdire la communion trop fréquente. Enfin, il n'hésita ni
à supprimer les fondations de messes, ni à interdire les confréries qui
s'étaient multipliées dans des provinces peuplées de protestants récemment
convertis au catholicisme.
La résistance populaire
fut très vive. En Carinthie, en 1788, les villageois empêchèrent l'enlèvement
des statues des petits oratoires qui jalonnaient les chemins, comme en Vendée.
Les membres du clergé qui, parfois, étaient partisans des mesures de leur
souverain et les appliquaient furent violemment pris à partie. Nombre d'entre
eux furent molestés et blessés lors d'échauffourées. Certains durent signer des
déclarations par lesquelles ils s'engageaient à revenir au culte traditionnel.
Le souverain se résigna à l'apaisement en Carinthie car il était en guerre avec
l'Empire ottoman. Mais d'autres troubles éclatèrent dans le Vorarlberg, au
cours de l'été 1789; les Tyroliens exigèrent les mêmes concessions qu'en Carinthie
et les obtinrent au début de 1790.
Comment s'étonner, dès
lors, que des troubles éclatent aussi en Vendée dès 1791, c'est-à-dire dès
l'application de la Constitution civile du clergé?
Les révolutionnaires
sont les héritiers à la fois des libertins du XVIIIe siècle et des jansénistes.
La Révolution française, suivant en cela la même politique que Joseph II, a
systématisé les actions contre la religion traditionnelle en cherchant à
imposer par la violence ses propres normes religieuses.
Elle rend illégitime la
religion traditionnelle et légitimes toutes les actions d'inspiration
janséniste. De plus, les révolutionnaires mènent des actions dans la tradition
des libertins du XVIIIe siècle. En brisant les statues de la Vierge,
en s'emparant des objets sacerdotaux, ils deviennent des impies aux yeux des
catholiques. Ces actions, inspirées par les clubs des Jacobins, sont menées par
les Gardes nationales contre des lieux de culte, dans les Mauges, notamment.
Pour les clubs des Jacobins, à l'avant-garde de la Révolution, l'idée prévaut
qu'un complot se trame dans l'ombre et que les prêtres en sont les agents.
Ainsi, les actions contre le clergé sont-elles justifiées par les accusations
portées contre eux.
Dès 1791, Dumouriez a
montré du doigt le foyer de la rébellion : Saint-Laurent-sur-Sèvre :
« Les missionnaires de
Saint-Laurent, écrit-il dans le Journal de sa tournée d'août, sont dangereux.
Les sœurs de la Sagesse, tout utiles qu'elles soient pour les hôpitaux, sont
dangereuses, et il serait bon de détruire leur chef-lieu de Saint-Laurent (...)
Les missionnaires, qui sont les mâles de ces établissements, sont très
dangereux : il faut les séculariser et les disperser. Leurs petites croix,
leurs miracles ne devaient même pas être conservés sous l'Ancien Régime; leur
fanatisme ne porte qu'à rétrécir et incendier les esprits de faux scrupules. Il
faut détruire également les deux établissements dont l'origine est trop
mystique et l'institut trop politique. »
Dès lors, rien
d'étonnant à ce que les gardes nationaux d'Angers mènent une expédition punitive
contre les missionnaires!
Et La
Révellière-Lépeaux, dans les Mauges, ne craint pas d'abattre une statue de la
Vierge que les fidèles allaient implorer lors de leurs pèlerinages.
Toutes ces actions sont
immédiatement interprétées comme un retour de l'Antéchrist. Et ceux qui les
mènent sont les mêmes bourgeois impies qui viennent d'arrondir leur fortune
domaniale en achetant les biens du clergé.
Grignion de Montfort
avait vitupéré, dans ses cantiques, l'attitude des gens du monde au début du
XVIIIe siècle.
Dans les Outrages au Cœur de Jésus, il regrettait
déjà que « tous les idolâtres l'oublient », que « Jésus soit blasphémé chez eux
», que le sacrement soit profané. Il dénonçait leurs comportements dans l'un de
ses cantiques.
Les uns vont jeter les hosties
A des animaux furieux,
D'autres le jettent par parties,
Et dans la boue et dans les lieux.
L'un d'un canif, chose étonnante,
Perce ce cœur tout amoureux,
L'autre le jette en eau bouillante,
L'autre le jette dans le feu.
Il s'inquiétait de la
montée presque irrésistible de ce courant de contestation de la religion au
sein des gens du monde.
La Révolution, portant
au pouvoir ces mêmes « gens du monde », libère une soif effrénée d'abolir tous
les signes de l'ancienne religion. Ce mouvement qui va crescendo apparaît aux
catholiques comme emporté par une dynamique que plus rien ne peut arrêter. Pour
les catholiques, la coupe est pleine. Dès 1791, une prière au Sacré-Cœur de
Jésus devient le signe de ralliement de toutes les populations de la future
région insurgée :
« Il est donc vrai que
la malice des hommes est montée à son comble. Hélas! L'impiété vous insulte
jusque sur votre trône, et voudrait vous ravir vos adorations », dit cette
prière.
« L'Église, votre
épouse, est l'objet de ses persécutions, et, si vous ne venez à notre secours,
presque tous les temples deviendront des cavernes de voleurs; vos autels seront
souillés, vos tabernacles renversés, et les chaires de vérité seront bientôt
des chaires de pestilence. »
Les prières du peuple
deviennent autant d'appels à Dieu pour qu'il exauce leurs vœux.
Le Sacré-Cœur est le
symbole de l'intercession des fidèles auprès de Dieu. Ce Sacré-Cœur représente
le cœur meurtri du Christ, le symbole des souffrances de celui qui a donné sa
vie pour racheter les fautes des hommes.
Cette image qui mobilise
les foules sera le signe de l'insurrection et lui donnera sa signification : la
Révolution appelle le châtiment de Dieu pour mettre fin aux nouvelles
souffrances du Christ devant les attaques contre la religion.
« O Cœur de Jésus! Ma
confiance en vous ne connaît pas de bornes! Que ne puis-je, en m'offrant
victime, satisfaire à votre justice irritée et d'attirer sur la France entière
vos divines miséricordes! O cœur de Jésus, veillez sur votre héritage; dissipez
les ennemis de votre sainte Église; qu'elle triomphe de tous leurs efforts!...
Les populations et le
clergé excédés par tant d'abus verront arriver, grâce à l'insurrection, le
moment tant attendu pour mettre fin à ce mouvement irrésistible.
L'insurrection de mars
1793 est le point culminant d'une lutte larvée, émaillée de troubles
sporadiques qui éclatent ici ou là. Jusqu'à cette date, il n'y a eu que de
brèves échauffourées ne pouvant déboucher sur un embrasement généralisé, car elles
étaient vite réprimées. Les Gardes nationales des environs, promptement
accourues, y mettent fin sans difficultés majeures. Seule l'insurrection de
Châtillon, en août 1792, par son ampleur, sa violence et sa durée annonce
réellement mars 93.
Le rétablissement de la
milice, qui suit la mort du roi, est l'étincelle qui met le feu aux poudres.
L'accumulation des tensions avait créé un climat propice.
Lorsque éclate
l'insurrection de mars 93, et passé le premier mouvement de stupeur causé par
la déroute des troupes républicaines du général Marcé à Chantonnay le 19 mars,
les révolutionnaires en imputent la responsabilité aux prêtres. Ne pouvant
admettre que des gens si rustres aient pu se soulever tous seuls, ils ont, bien
sûr, recours aux explications qui prévalaient auparavant.
En mars 1793, le point
de départ de l'insurrection se situe dans les Marches communes, la région la
plus évangélisée par les mulotins.
Les insurgés ont
ressorti les insignes qu'ils arboraient lors des pèlerinages. Certains portent
les bannières de leurs paroisses. Ils proclament eux-mêmes qu'ils ne souhaitent
que le retour de leurs « bons » prêtres. Savary, juge du district de Cholet,
rapporte ces propos d'un paysan à son maître :
- Je ne nous soucions
point de nobles; je ne demandons point de roi ; mais je voulons nos bons
prêtres, vous ne les aimez point.
Cette opinion reflète
les motivations de l'ensemble des insurgés.
Savary a aussi insisté
sur le comportement très religieux de ces premiers insurgés portant un chapelet
et se signant avant de combattre. Il ne signale d'ailleurs pas l'existence d'un
insigne particulier, comme le Sacré-Cœur rouge cousu à la veste. Celui-ci
n'apparaîtra que plus tard.
Ailleurs, d'autres
insignes religieux sont apparus, comme un insigne ou médaillon consacré à la
Vierge Marie, où elle est entourée de chérubins sortant d'un nuage.
Beaucoup ont un
chapelet. C'est un indice supplémentaire, qui confirme le caractère religieux
de leur démarche mais, force est de connaître aussi le caractère protecteur de
ces objets, véritables talismans, qui rassurent les combattants dans le feu de
leur action guerrière. Certains ont sur eux des petits papiers, d'autres des
reliquaires, contenant des symboles religieux.
Plusieurs jeunes
vicaires des Mauges, dont Ferré, de Beaulieu, et Barbotin de
Saint-Georges-du-Puits-de-la-Garde mettent leur fougue au service du
soulèvement. De toutes les populations de la région insurgée, celle des Mauges
était incontestablement la plus religieuse : rien d'étonnant à ce que les mots
d'ordre y soient les plus religieux. On crie : «Vive nos bons prêtres! » plus
facilement que dans le pays de Retz, autour de Machecoul.
Le moment du soulèvement
est un moment religieux, essentiel, dans le rythme annuel de la pastorale
catholique. Pâques était fixé cette année-là au 31 mars. La fête de Pâques
achève la période du carême pendant laquelle les prêtres prêchent des sermons.
Le carême est le temps
fort de la pastorale montfortaine. C'est commémoration du jeûne de Jésus-Christ
dans le désert. Celui-ci a fui le monde et se prépare aux dures épreuves de la
Passion. L'insurrection éclate donc à un moment propice à l'expiation de ses
fautes devant Dieu. L'exemple de la mort du Christ venu racheter les fautes du
monde inspire la geste des Vendéens prêts à donner leur vie à l'instar du «
sauveur suprême ». La liturgie du carême, scandée par des célébrations
corn-mémoratives symboliques, concentre en elle l'opposition entre le péché et
la grâce, l'enfer et le ciel, le monde des pécheurs et le salut divin.
Or, la Révolution
incarne tous les péchés du monde; tous les sermons de carême sont des
condamnations de cette Révolution impie qui a fait succomber la France aux
tentations du démon. La Vendée s'offre en bouc émissaire des péchés de la
France.
Les sermons de carême
sont en même temps des exhortations à Dieu pour qu'il vienne sauver la France.
Les insurgés puisent ainsi la justification de leurs actes dans la parole
religieuse.
Encore faut-il faire la
distinction entre les violences spontanées du début mars, à Machecoul, Cholet,
dans les petites villes du Nord-Vendée et le mouvement qui s'ébauche dans les
Mauges après ces journées de fureur meurtrière.
C'est a posteriori que
le clergé des Mauges donne une finalité religieuse au soulèvement. Dès lors,
les insurgés vivent au rythme de la succession symbolique des cérémonies du
carême et de Pâques. Pâques, commémoration de la Résurrection du Christ, marque
l'apothéose du mouvement : les combattants puisent leur énergie dans le
crescendo de la liturgie chrétienne.
Les premières victoires,
marquées par la débandade des Bleus, s'inscrivent sous le signe de Dieu. Elles
apportent la preuve que leurs appels ont été exaucés. Le discours religieux
acquiert encore plus de crédibilité. Dieu devient le guide suprême de ces combattants
à travers les prêtres.
Les insurgés sont comme
mus par une force qui les transcende et que rien ne peut arrêter. C'est
pourquoi le clergé y voit la main du Très-Haut. Cette croyance en la
transcendance divine permet d'interpréter les premières victoires comme
l'expression de la volonté divine.
L'abbé Marchais invoque
Dieu pour qu'il inspire au mieux les combattants :
- Daigne-t-il donc ce
Dieu de bonté comme de justice mieux inspirer nos combattants et, si j'ose me
servir de ces expressions, leur faire changer de batterie, c'est-à-dire de plan
et de méthode pour mieux former et diriger leurs attaques ou leurs défenses, ne
faisant rien qu'en son nom, dans l'ordre du plus grand bien et uniquement pour
lui plaire ! Ils seront alors ou sûrement vainqueurs et triomphants de toute la
malice de leurs ennemis, ou s'ils succombent pour le temps et meurent comme les
Maccabées et tant d'autres héros de la foi, ils seront martyrs comme eux et
victorieux pour l'éternité que je vous souhaite à tous. »
Le peuple insurgé
devient lui-même le peuple élu de Dieu pour sauver la France, nouvelle tribu de
Lévi en marche vers une nouvelle Terre promise. Pour les prêtres, Dieu a confié
à la Vendée une nouvelle mission rédemptrice : comme Jésus-Christ mort sur la
croix pour racheter les fautes des pauvres pécheurs, les Vendéens ont reçu
l'appel de Dieu pour sauver la France impie. Ils sont prêts à donner leur vie
pour cette cause. Ainsi le clergé substitue à la notion de peuple de la
Révolution celle de peuple élu de Dieu.
Le propre de
l'insurrection vendéenne est de mêler indistinctement dans le feu de l'action
des hommes et des femmes que leur rang social séparait auparavant; la guerre
efface les distinctions entre les classes, a-t-on dit souvent, oubliant un peu
vite que tous les hommes ne sont pas au front. Mais en Vendée il s'agit d'une
guerre d'une nature particulière : guerre civile, guérilla qui transforme toute
personne en ennemi potentiel et le rend passible de mort immédiatement. D'autre
part, le risque de mort qui efface les distinctions entre riches et pauvres
unifie dans l'immédiat les insurgés.
La résistance à la
Révolution a ainsi soudé toute une population.
Les émeutiers rendent la
justice à la fois au nom du peuple qu'ils sont devenus et au nom de Dieu. Leur
action de vengeance est revêtue d'une double légitimité divine et populaire.
Les insurgés deviennent le bras armé de Dieu. Pour les curés de paroisse
traditionnels, ils exécutent la sentence divine contre les impies. La
Révolution finissait par payer son tribut à Dieu, les prédictions se
réalisaient!
Les impies avaient
traduit le discours libertin du XVIIIe siècle en actes contre la
religion traditionnelle. L'abbé Chevalier « ne peut s'empêcher d'apercevoir la
vengeance de Dieu sur la France, en général et sur toutes ses parties ». Sa
thèse est simple : les bourgeois ont fini par abandonner toute religion. Ce
sont des scélérats que les paysans, bras armé de Dieu, vont châtier comme ils
le méritent. Aussi, l'abbé Chevalier excuse-t-il ces violences inspirées par
Dieu. Durant toute l'insurrection, certains prêtres bénirent ainsi certaines
violences, au nom de la vengeance divine.
Passés les premiers
jours de mars, le clergé joue son rôle de pasteur au sein de l'insurrection,
célébrant les offices, bénissant les combattants, les menant parfois à l'assaut
en chantant des cantiques.
Selon la légende, l'abbé
Barbotin saisissait des boulets de canon au vol pendant les combats et les
brandissant, s'écriait :
- Voilà, mes amis, les
œuvres de la charité. Si vous avez de la foi, il n'est rien dont vous ne soyez
capables.
Nous triompherons des
embûches des patriotes. Leurs foudres sont impuissantes contre celui qui défend
avec courage la religion de ses pères[25].
En s'en prenant à la
religion, la Révolution a bouleversé un élément essentiel dans la vie des
populations. Toute la vie quotidienne était régie par des principes
d'ordonnancement religieux.
La Révolution voulait
abolir les fondements mêmes de l'existence de ces populations. Aussi, face au
chaos qui les menaçait, elles se sont raccrochées à leurs croyances religieuses
pour conjurer le mal. Elles ont utilisé tous les instruments auxquels les
prêtres les avaient habitués : la prière, le chapelet, la confession.
Le bouleversement est si
profond que les insurgés croient la mort proche. Le risque de perdre sa vie par
la guillotine ou en se mêlant aux combattants rend obsédants les problèmes de
l'au-delà et du rachat de ses fautes devant Dieu. L'insurrection offre à une
multitude de gens simples comme aux femmes dévotes de la noblesse l'occasion
inespérée d'avoir une mort semblable à celle du Christ.
La vie d'un pauvre
pécheur n'est rien en proportion de l'énormité du crime contre la religion. La
malédiction de Dieu risque de s'abattre sur la France, devenue fille impie de
l'Église. La crainte du feu éternel suffisait à l'époque pour entraîner des
réactions très dévotes.
En récitant leur
chapelet au combat, les insurgés préparent leur mort. L'idée de sacrifice est
présente dans tous les sermons. Les Vendéens sont prêts à mourir en martyrs
comme les premiers chrétiens. Leur sacrifice qui rachète leurs propres fautes
et celles de la Révolution est expiatoire.
La mort courageuse de
Louis XVI a valeur d'exemple. Les prêtres soulignent la mort très chrétienne et
la dévotion de ce martyr de la Révolution et il entre dans la légende
religieuse de la Contre-Révolution.
La violence des combats
atteste de la foi des insurgés. « Jamais on ne vit un combat, un acharnement
plus terribles! écrit Kléber, après la bataille de Torfou, le 19 septembre
1793. Les rebelles se battaient comme des tigres et mes soldats comme des
lions! »
Ces combats ne cesseront
qu'au retour à la liberté des cultes, après la paix de La Jaunaye, en février
1795.
Le rétablissement de la
monarchie n'a été qu'un objectif secondaire pour les insurgés. La Vendée
demeure globalement à l'écart des mouvements qui reprennent en Bretagne en
1799. Si quelques-uns des chefs survivants peuvent encore entraîner avec eux
certains anciens combattants, la majorité des populations aspire au calme et
reste insensible aux appels à reprendre les armes pour soutenir une dynastie
largement déconsidérée par les atermoiements du comte d'Artois.
Le Concordat de 1801
consacre définitivement cette paix retrouvée. Le Premier consul a su tirer la
leçon des événements. Bonaparte, fin stratège et politique avisé, a compris
qu'il valait mieux avoir cette région avec lui que contre lui. Ce n'est pas un
hasard s'il a confié les négociations avec le pape à celui qui a été l'un des
principaux dirigeants politiques de l'insurrection, l'abbé Bernier.
BIBLIOGRAPHIE
1. Les
œuvres de Louis-Marie Grignion de Montfort.
Le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge.
Le Secret de Marie.
L'Amour de la Sagesse éternelle.
Le secret admirable du très saint rosaire de saint Louis-Marie Grignion de
Montfort. Lettre aux amis de la Croix. Cantiques.
La Prière embrasée,
pour demander à Dieu des missionnaires pour
la Compagnie de Marie.
Œuvres complètes,
Paris, Le Seuil, 1966.
2. Les
ouvrages consacrés à Louis-Marie Grignion de Montfort.
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siège de la Congrégation des filles de la Sagesse à Saint-Laurent-sur-Sèvre.
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3.
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siècle, Enquêtes et documents,
université de Nantes, 1980, p. 79-92.
TABLE
DES MATIÈRES
Introduction 11
I. Les Grignion, de Montfort 19
II. Au collège des jésuites de Rennes 40
III. Saint-Sulpice 50
IV. A la recherche d'un
apostolat 74
V. Premières missions 94
A Poitiers
94
Les griefs
contre Montfort à Poitiers
100
A travers la
Bretagne
109
VI. Une mission de Louis-Marie Grignion de Montfort 116
VII. Le calvaire de Pontchâteau 131
VIII. Les missions de Montfort en Vendée 150
Les croyances
populaires en Vendée
153
Dans le
Marais breton
156
Dans les
Mauges
161
La grotte de
Mervent
167
IX. Le nouveau Savonarole 169
X. Les dernières missions et la fondation d'ordres religieux 187
XI. La mort de Grignion de Montfort, sa sainteté, son héritage 209
La mort de
Louis-Marie Grignion de Montfort
209
Naissance de
la légende
214
L'héritage
de Grignion de Montfort
218
XII. L'évangélisation de la future Vendée militaire
par les mulotins 222
XIII. Le christianisme populaire face à la critique
des gens du monde 245
XIV. Les prémices de l'affrontement religieux
de la Révolution à la fin du XVIIIe siècle 264
Conclusion : Grignion de Montfort
et les soulèvements vendéens 291
Bibliographie 305
Cet ouvrage a été réalisé sur
Système Cameron
par la SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT
Mesnil-sur-l 'Estrée
pour le compte des Editions Perrin
le 20 mai 1988
Imprimé en
France
Dépôt légal : mai 1988
N° d'édition : 821 - N°
d'impression : 8884
1
Ordonnance, du 3 novembre 1785, datée de Mercuès, homologuée ensuite par
le parlement de Toulouse.
[2]
Cité par Jean Delumeau, le Catholicisme entre
Luther et Voltaire, pp. 247-248.
[3]
Grandet, Vie
de messire Louis-Marie Grignion de Montfort, p. 450.
[4]
La ville de Montfort possédait elle-même trois paroisses: Saint-Nicolas,
Saint-Jean et Coulon, dont les églises étaient fort délabrées.
[5]
Henry de La Trémoille (1598-1649), né à Thouars, recueillit le comté de
Montfort de Guy de Laval. Il épousa en 1619 Marie de La Tour, fille du duc de
Bouillon. En 1628, il abjura entre les mains du cardinal de Richelieu, pendant
le siège de La Rochelle. Comme baron de Vitré, il présida la plupart des états
de Bretagne. A sa mort en 1649, son fils Henri-Charles de La Trémoille
(1621-1672), élevé également dans la religion réformée, lui succéda comme comte
de Montfort.
[6]
Son aïeule Jeanne de Laval, l'épouse du célèbre roi
René d'Anjou, avait été enterrée à Montfort dans la salle capitulaire de
l'abbaye Saint-Jacques dont la première pierre avait été posée le 1er
mars 1152 par Guillaume de Montfort.
[7]
Lecture sera faite des
lettres patentes suivantes:
« Louis de La Trémoille,
comte de Laval, seigneur du prieuré de Saint-Lazare de Montfort, à tous ceux
que les présentes verront, salut.
Scavoir faisons que
nous, bien dûment informé des bonnes vie, mœurs, affection, fidélité,
suffisance et expérience au fait de la practice de Me Eustache Grignion, sieur
de Couascavre.
Pour ces causes et
aultres bonnes considérations, à ce nous recommandée, luy avons donné et
octroyé, donnons et octroyons par les présentes signées de notre main et
contresigné par un de nos secrétaires, l'office de sénéchal et seul juge du
prieuré de Saint-Lazare de Montfort, vaquant entre nos mains, pour jouir ledit
Grignion aux honneurs, droits, fruits, profits et revenus, le temps qu'il nous
plaira et non autrement, nous réservant la disposition dudit office.
Et y donnons pouvoir au
séneschal du comté de Montfort de recevoir, mettre et installer ledit Grignion
en la possession et jouissance réelle et actuelle dudit office.
Car telle est nostre
intention.
Donné à Montfort, le 16e
du jour du moys d'aoust 1667.
Louis de La Trémoille. »
[8]
Picot de Clorivière, « La Vie de M. L.-M.
Grignion de Montfort », p. 4, voir Bibliographie.
[9]
Galates, chapitre II, verset 20.
[10]
Saint Matthieu, chapitre
XIX,
verset 21.
[11]
Saint Luc, chapitre IX, verset 3.
[12]
François Bonal, « Le Chrétien du temps »,
1655, II, p. 94.
[13]
« Vie du P. de Condren » pp. 390-391.
[14]
Ibidem.
[15]
François Bonal, op. cit., III, p. 100 ; IV, p. 105..
[16]
Osée, XI, 4. Dans l'une de ses
versions actuelles qui fait autorité, établie par le chanoine Ostie, la
traduction est quelque peu différente : « Je les tirais avec des cordes
humaines, avec des liens d'amour. »
[17]
Saint Luc, chapitre XVIII, verset 41.
[18]
Saint
Augustin.
[19]
«Théorie de l'Éducation », 1783, tome III, p.
136.
[20]
Voir
bibliographie.
[21]
L'abbé Grégoire écrira même un opuscule pour
les critiquer (1807).
[22]
Numéro du 17 juillet 1746.
[23]
23 octobre 1747.
[24]
Edmond Richer
(1559-1631) théologien de la Sorbonne, avait développé dans un libelle en 1611
les idées qui donnèrent naissance à un courant « démocratique » au sein du
clergé du XVIIIe siècle.
[25]
C'est cette même
anecdote, reprise et déformée par le récit républicain, qui fera dire que les
Vendéens ne craignaient pas les boulets de canon, car ils ressuscitaient comme
le Christ au bout de trois jours.
Le texte exact de Mercier permet de redonner sa véritable signification au
fait historique : leur foi les rendait invincibles, mais nulle part il n'est
dit qu'ils étaient immortels! On retrouve, de nombreuses fois, ce discours mis
dans la bouche des curés qui ont participé à l'insurrection; dans le récit
jacobin, l'anecdote est rapportée à titre de preuve du ridicule des croyances
religieuses des Vendéens.