Fonteneau Histoire FdlS
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HISTOIRE
DE LA
CONGRÉGATION DE LA SAGESSE
FONDEE PAR
LE VÉNÉRABLE
SERVITEUR DE DIEU
LOUIS-MARIE
GRIGNON DE MONTFORT
PAR LE R. P.
FONTENEAU,
MISSIONNAIRE
DE LA COMPAGNIE DE MARIE.
Ouvrage
approuvé par S. G. Mgr l'Evêque de Poitiers.
Se vend chez
l'auteur.
A
SAINT-LAURENT-SUR-SÈVRE (Vendée).
PRIX : 5 FR.
— PAR LA POSTE : 5 FR. 50 C.
IMPRIMERIE
DE H. UUDIN FRÈRES
Paris
18, Rue Bonaparte,
68.
Poitiers
4, Rue de
L'éperon, 4.
1878
Permis
d'imprimer :
R. P. Guyot,
Sup. Gèn.
DÉDICACE ET PRIÈRE A JÉSUS. 4
HISTOIRE de la CONGRÉGATION DE LA SAGESSE. 5
LIVRE PREMIER. 7
CHAPITRE Ier. 7
CHAPITRE II 13
CHAPITRE III. 16
CHAPITRE IV. 18
CHAPITRE V. 22
LIYRE II 29
CHAPITRE Ier. 29
CHAPITRE II 34
CHAPITRE III. 41
CHAPITRE IV. 45
CHAPITRE V. 51
LIVRE III. 55
CHAPITRE Ier 55
CHAPITRE II. 64
CHAPITRE III. 69
CHAPITRE IV. 73
LIVRE IV. 76
CHAPITRE Ier 76
CHAPITRE II. 90
CHAPITRE III. 104
ANGOULÊME. 104
CARENTAN. 105
CHATEAU-LARCHER. 106
CHAPITRE IV. 111
COGNAC. 111
DINAN. 113
JOSSELIN. 115
LALEU. 116
CHAPITRE V. 117
CHAPITRE VI. 125
LE LONGERON. 125
LES IFS. 125
LOUVIGNÉ. 126
MACHECOUL. 128
MONTFORT. 128
NANTES. 129
ORLÉANS. 131
CHAPITRE VII. 133
CHAPITRE VIII. 138
QUIMPERLE. 138
RENNES. 138
ROCHEFORT-EN-TERRE. 139
LIVRE V. 142
CHAPITRE 1er. 142
CHAPITRE II. 148
CHAPITRE III 156
LA CHARTREUSE D'AURAY. 156
CHAPITRE IV. 162
LIVRE VI. 169
CHAPITRE 1er 169
CHAPITRE II. 177
CHAPITRE III. 181
CHAPITRE IV. 187
CHAPITRE V. 191
CHAPITRE VI. 197
LIVRE VII. 206
CHAPITRE Ier. 206
CHAPITRE II. 214
CHAPITRE III. 218
CHAPITRE IV. 225
DÉDICACE ET PRIÈRE A JÉSUS
la sagesse
incarnée.
Verbe éternel fait homme
pour le salut des hommes, Sagesse divine qui vous êtes incarnée dans le chaste
sein de l'auguste Vierge Marie, ô doux et aimable Jésus, je viens déposer à vos
pieds sacrés ce livre que j'ai composé uniquement pour votre gloire et pour le
bien des âmes. Je vous l'offre comme un faible gage de mon amour et de ma
reconnaissance pour tous les bienfaits dont vous n'avez cessé de me combler,
malgré mon indignité, et pour toutes les miséricordes dont vous avez usé à mon
égard.
Bénissez ce livre, ô
Jésus, afin qu'il porte au bien tous ceux qui le liront avec un cœur simple et
droit. Bénissez son auteur, afin que, détaché entièrement de la terre et des
choses de la terre, il ne soupire qu’après le bonheur de vous posséder dans
votre royaume éternel.
Abaissez vos regards, ô
divine et aimable Sagesse, sur cette pieuse Congrégation dont j'ai entrepris
d'écrire l'histoire si édifiante. Elle porte votre nom ; elle vous est
consacrée ; elle s'efforce de marcher dans la voie que vous lui avez tracée, et
que lui a montrée son Vénérable Fondateur. Vous êtes sa lumière, sa force et
son espérance, bénissez-la du haut du ciel ; protégez-la contre tous ses
ennemis visibles et invisibles. Qu'elle croisse et se multiplie de plus en plus,
afin de porter secours à un plus grand nombre d'enfants, de vieillards, de
pauvres, de malades et de prisonniers. Qu'elle soit la joie et l'honneur de la
sainte Eglise, si profondément affligée et humiliée de nos jours. Que chaque
Fille de la Sagesse croisse en vertu et en sainteté. Qu'elle se rende de plus
en plus digne de sa glorieuse et sublime vocation, en marchant, avec plus de
courage et de fidélité que jamais, sur les traces de son Père, le Vénérable de
Montfort, et de sa Mère, Marie-Louise de Jésus.
Dieu seul.
HISTOIRE de la CONGRÉGATION DE LA SAGESSE
C’est pour la plus
grande gloire de Dieu et le bien des âmes que nous entreprenons d'écrire
l'histoire de l'une des plus florissantes Congrégations religieuses qui aient
pris naissance sur le sol de notre patrie. Nous verrons comment, sous le
souille de Dieu, un petit grain de sénevé a produit un arbre magnifique, dans
les branches duquel îles milliers d'oiseaux du ciel sont venus se reposer,
selon la parole même de Jésus-Christ.
Le Vénérable de
Montfort, auquel Dieu révélait l'avenir, avait contemplé de loin toute une pépinière de Filles de la Sagesse,
comme il le disait à ses premières Religieuses. Cette vue le remplissait d'une
sainte allégresse. Il est permis de croire que, du haut du ciel, il se réjouit
encore, en voyant le développement continuel de sa famille chérie; mais ce qui
doit être pour lui, comme pour le cœur du divin Epoux des âmes chastes, un plus
grand sujet de joie, c'est de voir toutes les vertus religieuses briller du
plus vif éclat parmi les Filles de la Sagesse. Car nous ne craignons pas de
nous tromper, en l'affirmant: cette admirable Congrégation a conservé jusqu'à
ce jour sa ferveur primitive.
Il faudrait sans doute
plusieurs volumes pour développer convenablement l'histoire de la Congrégation
de la Sagesse. Quels détails intéressants nous offrirait chacune de ses époques
! Aucun de ses établissements qui ne fournît le tableau des plus hautes vertus
et des œuvres les plus excellentes. Combien de beaux noms restent gravés dans
le souvenir reconnaissant des peuples! Combien d'actes d'un dévouement sublime
! Combien de saintes industries pour exercer la charité en toutes manières et
envers toutes sortes de personnes ! Malgré le soin que les Filles de la Sagesse
ont toujours mis à se cacher, en faisant le bien, que de choses édifiantes n'aurions-nous
pas à dévoiler, si nous voulions consulter les enfants qu'elles ont élevées,
lés sourdes-muettes et les aveugles qu'elles ont instruites, les orphelines
dont elles sont devenues les mères, les pauvres qu'elles ont visités et
soulagés, les malades qu'elles ont soignés, les administrations civiles,
militaires et ecclésiastiques qui ont reconnu si noblement leurs services et
proclamé si haut leur intelligence et leur dévouement ! Mais notre intention
est de ne pas trop nous étendre. Cependant nous espérons en dire assez pour
donner de la Congrégation de la Sagesse une connaissance suffisante et pour procurer
au lecteur un ample sujet d'édification.
L'histoire de la
Congrégation de la Sagesse, depuis son origine jusqu'en 1759, n'est pas autre
chose que l'histoire de la Sœur Marie-Louise de Jésus, Fondatrice et Supérieure
générale de cette Congrégation. Aussi, nous proposons-nous de donner ici le
précis de sa vie si remplie de jours et de bonnes œuvres, en y rattachant tous
les événements et faits principaux qui sont du domaine de cette histoire. Il
sera aisé de voir, par ce que nous allons dire, que la vie de la première Supérieure
générale des Filles de la Sagesse est digne d'être comparée à la vie si sainte
et si bien employée de Montfort lui-même.
LIVRE PREMIER.
DEPUIS LA NAISSANCE DE MARIE-LOUISE DE JÉSUS JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DES
FILLES DE LA SAGESSE A SAINT— LAURENT-SUR-SÈVRE.
(1684-1720)
CHAPITRE
Ier.
PREMIÈRES ANNÉES DE
MARIE-LOUISE DE JÉSUS. — ELLE SE MET SOUS LA DIRECTION DU VÉNÉRARLE DE MONTFORT.
— ELLE EST ADMISE EN QUALITÉ DE SOEUR CONVERSE CHEZ LES RELIGIEUSES DE
NOTRE-DAME DE CHATELLERAULT. — LETTRES QUE LUI ADRESSE SON PIEUX DIRECTEUR. —
ELLE RENTRE DANS SA FAMILLE.
La Sœur Marie-Louise de
Jésus, connue dans le inonde sous le nom de Mlle Trichet, naquit à Poitiers,
sur la paroisse de Saint-Etienne, le 7 mai 1684. Elle reçut au baptême le nom
de Marie-Louise, auquel elle ajouta, plus tard, celui de Jésus, quand elle le
prit pour son chaste Epoux. Sou père, Julien Trichet, était procureur au siège
présidial de Poitiers ; sa mère était Françoise Lecoq. L'un et l'autre se distinguaient
par une grande piété. Ils eurent huit enfants, trois garçons et cinq filles ;
tous se donnèrent à la pratique de la vertu. Plusieurs d'entre eux moururent
assez jeunes. L'un des frères de Marie-Louise, du nom d'Alexis, devint prêtre,
et termina saintement sa vie, en soignant 400 soldats malades, placés dans un
hôpital bâti hors de la ville, sur le bord du Clain, et connu sous le nom de
l'hôpital des pestiférés, ou de l'hôpital des Champs. Etant encore bien jeune,
il disait à sa sœur, qu'il aimait d'une affection particulière : « Il faut, ma
chère sœur, que vous soyez une Scholastique et moi un Benoît. »
La jeunesse de
Marie-Louise se passa dans l'exercice de la piété et dans la pratique de toutes
les vertus de son âge. De bonne heure on remarqua en elle un cœur droit,
généreux et compatissant, un esprit juste et solide, un naturel doux et bénin.
Elle avait une complexion forte, propre au travail, dont elle faisait son
plaisir. Son air était si réservé et si modeste, que sa mère, prenant pour un
défaut ce qui était en elle une qualité, s'en plaignit plusieurs fois à son
époux, avec cette vivacité de caractère qui perçait de temps en temps, malgré
sa vertu : « Que ferons-nous de cette fille ? disait-elle ; elle est stupide. —
Non, non, lui répliquait le père, vous vous trompez, et Dieu fera par elle de
grandes choses. » L'événement a prouvé qu'il disait vrai.
Cette pieuse enfant,
n'étant âgée encore que de six ou sept ans, porta la délicatesse de sa modestie
jusqu'à prier son père de vouloir bien ne lui point donner un maître pour lui
apprendre à lire, surtout à écrire ; elle aimait mieux aller à l'école chez les
Religieuses de Notre-Dame. Le père se rendit à ses désirs, et les Religieuses
chargées de son instruction eurent la joie de lui voir faire dé grands progrès
dans la science, mais de plus grands encore dans la vertu. A neuf ou dix ans,
elle s'adonnait déjà à l'oraison, et exerçait sur elle-même mille innocentes
cruautés. Sa dévotion était pourtant, à l'extérieur, simple et unie ;
l'obéissance en réglait toutes les démarches, et eu faisait le principal
exercice : aussi son père assurait-il qu'elle ne lui avait jamais donné, non
plus qu'à sa mère, la plus légère occasion de se plaindre avec raison.
A mesure que cette douce
enfant croissait en âge, elle croissait aussi en sagesse, et sentait augmenter
en elle le désir d'être toute à Dieu. Fuyant le monde et ses plaisirs, ne
faisant sa compagnie que des personnes dans lesquelles elle remarquait une
piété plus sincère et plus solide, sortant rarement de sa maison, où elle était
assez heureuse pour trouver des sujets d'édification, partageant son temps
entre l'oraison et le travail, elle se préparait ainsi à accomplir les desseins
de Dieu sur elle.
Elle avait dix-sept ans,
lorsque Montfort fut admis comme aumônier à l'hôpital de Poitiers. La
réputation de sainteté du serviteur de Dieu l'avait devancé dans la ville; mais
l'éclat de ses vertus, qui brillèrent à tous les yeux, augmenta encore l'estime
que l'on avait pour lui. Mlle Trichet, qui cherchait tous les moyens de
s'avancer dans la perfection, ne tarda pas à se mettre sous sa conduite.
Sa sœur Elisabeth, ayant
entendit prêcher Montfort dans l'église de Saint-Austrégisile, fut tellement
touchée qu'elle vint épancher sa joie dans le cœur de Marie-Louise, dont elle
partageait la piété. « Ma sœur, lui dit-elle, si vous saviez le beau sermon
(pie je viens d'entendre ! Non, de ma vie je n'ai rien entendu de si louchant ;
le prédicateur est un saint. » Ces paroles achevèrent de persuader Marie-Louise,
qui déjà avait songé à choisir ce saint prêtre pour le directeur de sa
conscience. Aussi, dès le lendemain, elle alla le trouver à l'hôpital. C'est
ainsi que la divine Providence, la menant comme par la main, l'introduisait
dans cette voie heureuse qu'elle devait parcourir pour son propre bien et pour
le bien de tant d'âmes choisies, destinées à devenir comme elle les dignes
épouses de Jésus-Christ.
Montfort n'eut pas de
peine à s'apercevoir que le ciel lui avait confié un diamant précieux, dont il
pourrait se servir, comme pierre fondamentale de l'édifice religieux qu'il se
proposait de construire. Avant d'entendre cette nouvelle pénitente, il lui
demanda quelle était la personne qui l'avait adressée à lui. « C'est ma sœur,
dit-elle. — Non, ma fille, répliqua le Missionnaire ; ce n'est pas votre sœur,
c'est la Sainte Vierge qui vous adresse à moi. » Dieu sans doute lit connaître
à son serviteur à quoi il destinait la pieuse jeune fille qu'il lui envoyait.
Elle lui accorda toute sa confiance ; mais elle y mit tant de discrétion que
ses parents eux-mêmes ignorèrent, pendant six mois, qu'elle avait choisi
Montfort pour son directeur. Quand sa mère en fut informée, elle lui en
témoigna son mécontentement en termes amers. « J'ai appris, lui dit-elle, que
tu vas te confesser à ce prêtre de l'hôpital ; tu deviendras folle comme lui. »
On voit que Madame Trichet ne ménageait pas ses termes, quand elle était de
mauvaise humeur. Mais elle disait plus vrai qu'elle ne .pensait, car Montfort
lit partager à sa pénitente la sainte folie de la croix, dont il était animé.
Le sage directeur ne
négligea rien pour faire avancer rapidement dans la vertu cette âme d'élite,
dans laquelle il découvrait les plus admirables dispositions.
Il voulut la conduire
tout d'abord dans la voie de l'abnégation et du renoncement, afin de la faire
mourir entièrement à elle-même, et de la faire vivre de la vie de la grâce et
de la foi. De temps en temps, il donnait, dans l'hôpital, de petites retraites,
auxquelles il admettait quelques personnes du dehors. Mlle Trichet ne pouvait
manquer de s'y trouver. Tous les jours, la lecture se faisait, pendant le repas,
et le saint Missionnaire avait coutume de nommer successivement quelques
personnes pour la faire. Un jour, il se contenta de dire en général : « Que
quelqu'une de vous fasse la lecture.» La jeune Trichet se présenta avec une
certaine confiance et une sainte hardiesse. L'homme de Dieu en fut
intérieurement satisfait ; mais l'occasion d'humilier sa pénitente était trop
favorable pour la laisser échapper ; il la reprit donc publiquement, et lui
reprocha un prétendu orgueil qui lui inspirait de vouloir se produire au milieu
de tant de personnes devant lesquelles il lui convenait de garder le silence. Mlle
Trichet retourna à sa place, sans rien perdre de la tranquillité de son âme et
de la joie modeste de son cœur qui brillait sur son visage. Un autre jour
qu'elle arriva un peu tarda l'oraison, l'exercice étant commencé, elle se hâta
d'entrer dans l'appartement. « Non, non, ma fille, lui dit Montfort, vous
n'entrerez pas, et pour punir votre faute, vous demeurerez à la porte. » On la
vit donc, pour celte fois, exclue de la salle de l'Epoux, cette vierge sage qui
devait, dans la suite, y en introduire un si grand nombre d'autres.
A une pareille école
elle ne pouvait manquer de faire les plus rapides progrès dans la piété. Aussi,
de jour en jour, son cœur se détachait du monde et de toutes les choses du
monde, et se remplissait uniquement du pur amour de Dieu. Elle aurait bien
voulu, en entrant en religion, se donner entièrement et sans partage à Celui
qu'elle aimait par-dessus tout. Elle faisait simplement connaître ses
intentions à son directeur, en attendant avec docilité sa décision ; mais
celui-ci, qui avait aussi ses desseins, sur lesquels il ne s'expliquait pas, se
contentait de lui dire : « Vous serez Religieuse, ma fille, consolez-vous ;
vous serez Religieuse. » Cette réponse adoucissait un peu les inquiétudes de la
fervente jeune fille, mais elle ne la tranquillisait pas entièrement.
Sur ces entrefaites, le
Vénérable de Montfort fut appelé à Paris, où il resta quelque temps, tout
occupé de placer en Communauté une de ses sœurs, du nom de Louise, sans
négliger sa propre sanctification et le bien des âmes. Pendant son absence, Mlle
Trichet, se sentant de plus en plus pressée d'entrer en religion, se décida,
avec le consentement de ses parents, à se présenter, en qualité de Sœur
converse, chez les Filles de Notre-Dame de Châtellerault. Elle avait dans cette
ville une partie de sa famille. Elle fut reçue dans cette Communauté ; mais ce
n'était point là que Dieu la voulait, comme nous le verrons tout à l'heure.
La Communauté des Filles
de Notre-Dame de Châtellerault a été dispersée par la Révolution ; mais le Monastère
demeure encore debout. En 1820, il a été change en prison. En 1852, dans les
jardins du Couvent de Notre-Dame, on a bâti un bel hospice dont la direction
est confiée aux Sœurs de la Sagesse. Quelle consolation pour elles de penser
que leur Mère a prié et obéi dans ces lieux, où elles se consacrent aux soins des
pauvres malades, qu'elle a peut-être cueilli des fruits et des fleurs là où
elles en cueillent à leur tour !
Pendant le séjour de Mlle
Trichet au Couvent de Notre Dame, le Vénérable serviteur de Dieu lui écrivit
les deux lettres suivantes, dans lesquelles il peint si bien l'état de son âme
:
« Ma chère fille
en Notre-Seigneur Jésus-Christ,
« Le pur amour de Dieu
règne dans nos cœurs avec la divine Sagesse.
« Je sais, plus par mon
expérience que par votre lettre, que vous priez instamment votre Epoux pour ce
chétif pécheur. Je ne puis reconnaître ce bienfait que par un retour de
prières, lorsque je tiens, au saint autel, entre mes mains criminelles, le
Saint des saints : ce que je fais tous les jours. Continuez, redoublez même à
demander pour moi : si c'est une pauvreté extrême, une croix très-pesante, des
abjections et des humiliations, j'y consens, pourvu que vous le priiez en même
temps de se trouver avec moi et de ne m'abandonner pas d'un instant, à cause de
ma faiblesse infinie. Oh! quelle richesse ! Oh! quelle gloire! Oh ! quel
plaisir, si tout cela m'obtient la divine Sagesse, après laquelle je soupire
nuit et jour ! Non, je ne cesserai jamais de demander ce trésor infini, et je
crois fermement que je l'aurai, quand tous les anges, les hommes et les démons
me diraient le contraire. Je crois vos prières trop efficaces, la bonté de
notre Dieu trop tendre, la protection de la Sainte Vierge, notre bonne Mère,
trop grande, les besoins des pauvres trop pressants, la parole et la promesse de
Dieu trop expresses ; car encore que la possession de celle divine Sagesse
serait impossible par les moyens ordinaires de la grâce, ce qui n'est pas, elle
deviendrait possible par le moyen de la force avec laquelle nous la demandons,
puisque tout est possible à celui qui croit, vérité immuable. Ce qui me fait encore dire que je l'aurai, ce sont
les persécutions que j'ai eues et que j'ai tous les jours, jours et nuits. Je
vous prie donc, ma chère fille, de faire entrer dans ce parti de prières
quelques bonnes âmes, vos amies, particulièrement jusqu'à la Pentecôte, et de
prier avec elles, depuis une heure, tous les lundis, jusqu'à deux. Je le ferai
à la même heure. Envoyez-moi leurs noms par écrit. Je suis à l'hôpital général
avec cinq mille pauvres, pour les faire vivre à Dieu, et pour mourir à
moi-même. Ne m'accusez pas de changement ou de refroidissement à l'égard de
ceux de Poitiers ; car mon Maître m'y a conduit comme malgré moi ; il a en cela
ses desseins que j'adore sans les connaître; et ne croyez pas non plus que des
desseins temporels ou quelque créature me retienne ici, cela n'est pas ; je ne
connais plus d'amis ici que Dieu seul. Ceux que j'avais faits autrefois à Paris
m'ont abandonné. Je n'ai point fondé ni ne fonde sur les biens à venir de
Madame de Saint-André ; je ne sais seulement pas si elle est à Paris, ni où
elle demeure. Si je suis heureux de mourir ici, je le suis encore autant de
mourir à Poitiers dans l'esprit de plusieurs, afin que Dieu seul y soit, Dieu
seul. Vous serez Religieuse, je le crois fermement. Croyez et priez.
Ce 24 octobre 1702. »
AUTRE A LA
MÊME.
« Ma très-chère fille,
« Le pur amour de Dieu
règne dans nos cœurs. Ne croyez pas que l'éloignement des lieux et mon Silence
extérieur nié fassent oublier votre charité pour moi, et celle que je dois
avoir pour vous. Vous me marquez dans votre lettre que vos désirs sont toujours
aussi forts, aussi ardents el continuels; c'est une marque infaillible qu'ils
sont de Dieu. Il faut donc mettre votre confiance en Dieu ; assurez-vous que
vous obtiendrez même plus que vous ne croyez. Le ciel, la terre passeraient
plutôt que Dieu manquât de parole, en permettant qu'une personne qui espérait
en lui avec persévérance fût frustrée dans son attente.
« Je sens que vous
continuez à demander à Dieu pour ce chétif pécheur la divine Sagesse, par le
moyen des croix, des humiliations et de la pauvreté. Courage, ma chère fille,
courage ! Je vous ai des obligations infinies, je ressens l'effet de vos
prières, car je suis plus que jamais appauvri, crucifié, humilié. Les hommes et
les diables me font, dans cette grande ville de Paris, une guerre bien aimable
et bien douce. Qu'on me calomnie, qu'on me raille, qu'on déchire ma réputation,
qu'on me mette en prison. Que ces dons sont précieux ! que ces mets sont
délicats ! que ces grandeurs sont charmantes ! Ce sont les équipages et les
suites nécessaires de la divine Sagesse, qu'elle fait venir dans la maison de
ceux où elle veut habiter. Oh ! quand posséderai-je cette aimable et inconnue
Sagesse ? Quand viendra-elle loger chez moi ? Quand serai-je bien orné pour lui
servir de retraite, dans un lieu où elle est sur le pavé et méprisée ?
« Oh ! qui me donnera à
manger de ce pain d'entendement dont elle nourrit ses grandes âmes ? Qui me
donnera à boire de ce calice dont elle désaltère ses serviteurs ? Ah! quand
serai-je crucifié et perdu au monde? Ne manquez pas, ma chère enfant en Jésus,
de répondre à mes demandes, pour satisfaire mes désirs. Vous le pouvez, oui,
vous le pouvez, de concert avec quelques favorables amies. Rien ne peut
résister à vos prières ; Dieu même, tout grand qu'il est, ne peut pas y
résister.
Il a été heureusement
surmonté par une foi vive et 'une espérance ferme ; priez donc, soupirez,
demandez la divine Sagesse pour moi : vous l'obtiendrez tout entière pour moi,
je le crois. »
Dans ces deux admirables
lettres, Montfort dévoile tout le fond de son âme. Quelle piété ! quel amour
des croix ! quel désir de la divine Sagesse ! quel abandon à la sainte volonté
de Dieu ! Disons-le aussi, quelle vénération profonde pour cette jeune fille de
18 ans ! quelle confiance illimitée dans ses prières ! Ah ! il fallait que le
serviteur de Dieu la sût bien avancée dans la science de la croix, pour lui
tenir un pareil langage. Dans ses lettres à son directeur, Marie-Louise lui
dévoilait aussi sans doute tous les secrets de son âme si pure et tous les
soupirs de son cœur si plein d'amour de Dieu. Il est bien regrettable que ces
lettres ne soient pas parvenues jusqu'à nous.
Il paraît que la jeune
novice né trouva pas dans le Couvent de Châtellerault l'esprit de soumission
qu'elle cherchait ; ce motif seul pouvait déjà l'empêcher de s'y plaire. Mais
un motif plus puissant l'obligea de quitter cette Communauté : elle tomba
malade, et sa mère se hâta d'aller la chercher pour la ramener dans sa maison.
De retour dans sa famille, elle continua à vivre, au milieu du inonde, comme si
elle en eût été complètement séparée : c'était le même goût de la retraite, le
même éloignement de tout entretien inutile, le même attrait pour la prière, la
méditation et la fréquentation des sacrements.
CHAPITRE
II
MARIE-LOUISE EST REÇUE A
L'HOPITAL GÉNÉRAL DE POITIERS, EN QUALITÉ DE GOUVERNANTE. — ELLE PREND L'HABIT DES
FILLES DE LA SAGESSE. — ÉPREUVE QUE LUI FAIT SUBIR SON DIRECTEUR. —
MÉCONTENTEMENT DE MADAME TRICHET, ET APPROBATION DE MGR L'ÉVÈQUE DE POITIERS.
Après avoir terminé ses
affaires à Paris, Montfort rentra à l'hôpital de Poitiers, où il songea à jeter
les fondements de la Congrégation de la Sagesse. Il commença par en faire une
simple ébauche, en établissant une association composée des jeunes filles les
plus pieuses de l'hôpital, mais aussi les plus disgraciées du côté de la
nature. C'était comme une terre qu'il préparait à recevoir le précieux grain de
froment que Dieu avait mis en sa main.
Marie-Louise était
heureuse de retrouver son saint et habile directeur, dont elle avait été
séparée pendant quelque temps : il lui semblait qu'en suivant en tout ses avis,
elle ne manquerait pas de faire la volonté de Dieu. Elle lui parla encore du
grand désir qu'elle éprouvait d'entrer en religion, et le pria, un jour, avec
instance, de vouloir bien lui indiquer l'endroit où elle pourrait vivre dans
l'état auquel elle se sentait appelée. « Eh bien ! lui dit Montfort, allez
demeurer à L'hôpital. » Cette parole dite comme au hasard fit faire à la jeune
postulante de sérieuses réflexions. Persuadée que Dieu lui manifestait ainsi sa
volonté, elle se prépara à obéir sans délai. Elle ne tarda pas à revenir
trouver le Missionnaire. « J’ai réfléchi, dit-elle, sur ce que vous m'avez dit,
il y a peu de jours, et je veux venir demeurer avec les pauvres. » Le ministre
du Seigneur ne crut pas cependant devoir rien précipiter, prévoyant de grandes
difficultés à l'accomplissement de ses desseins. Mais rien n'était capable de
déconcerter la pieuse jeune fille ; elle va trouver l'évêque pour obtenir son
agrément et le prier d'intercéder pour elle auprès des administrateurs de
l'hôpital. Ceux-ci lui firent dire par le prélat que, dans le moment, on
n'avait pas besoin d'une nouvelle gouvernante. Mlle Trichet ne fut point
abattue par cette réponse. « Eh bien ! dit-elle à l'évêque avec une
respectueuse assurance, ces Messieurs ne veulent pas me recevoir comme
gouvernante ; peut-être ne refuseront-ils pas de m'admettre en qualité de
pauvre ; et si vous voulez bien, par bonté pour moi, me charger d'une lettre de
votre part, j'espère réussir. » Le vénérable prélat, accoutumé à ne rien
refuser à la piété, accorde la lettre qu'on lui demande. Marie-Louise la porte
elle-même à l'hôpital et la fait présenter aux membres du bureau. Leur surprise
fut extrême, lorsqu'ils virent une fille d'une famille honorable demander,
comme une faveur singulière, ce que les pauvres regardent ordinairement comme
le dernier remède à leurs maux, et ce que plusieurs redoutent plus que la
mendicité. Ils jugèrent bien qu'une pareille démarche ne pouvait être que
l'effet de la plus haute vertu. Leur embarras était de lui trouver un emploi
pour colorer son entrée. Ils crurent qu'il convenait de la donner pour seconde
à la Supérieure, et c'est le parti qu'ils prirent, en la comblant d'éloges.
L'humilité de
Marie-Louise triomphait ; mais elle n'était pas encore satisfaite. Cette
incomparable fille eût bien préféré la dernière place parmi les pauvres que la
seconde parmi les gouvernantes de l'hôpital. Montfort se chargea de lui
procurer le moyen de satisfaire sa soif des humiliations et son grand amour de
la pauvreté. Il l'appela à faire partie de la petite société qu'il avait
établie, non point pour la diriger, mais afin qu'elle y apprît les leçons de
l'humilité et de la mortification. Heureuse d'être reçue parmi des filles bien
pauvres, mais bien vertueuses, M"8 Trichet, suivant en cela son attrait
autant que les sages avis de son directeur, ne voulut en être distinguée en
rien : pour elle comme pour les autres c'étaient les mêmes prières, le môme
travail, la même nourriture. La petite Communauté se réunissait dans un
appartement séparé. Le serviteur de Dieu avait voulu que ce lieu fût appelé la
Sagesse. Sous un maître si habile dans la conduite des âmes, celle que le
Seigneur destinait à devenir l'institutrice d'une Communauté autrement
importante surpassa bientôt en humilité, en obéissance, en ferveur, toutes
celles auxquelles il l'avait associée. Ce qui la soutenait, c'était le fréquent
usage de la sainte communion qu'elle recevait tous les jours.
Montfort, découvrant en
elle les vertus et l'esprit d'une vraie Fille de la Sagesse, crut que le moment
était arrivé de lui faire connaître ses intentions. « Ma fille, lui dit-il un
jour, il m'est venu dans la pensée de vous faire changer d'habit. J'ai reçu dix
écus d'aumône d'une personne de piété; je veux les employer à cet usage. » Cette
proposition dut un peu surprendre Mlle Trichet ; elle comprit sans peine, par
la dépense que l'on voulait faire pour le nouvel habit, que l'étoffe n'en
devait pas être bien précieuse, ni la forme bien élégante ; du reste, ce
n'était pas là ce qu'elle cherchait. Accoutumée à obéir, elle répondit avec
humilité : « Je le veux bien ; mais il faut que ma mère y consente. — Eh bien !
lui dit l'homme de Dieu, allez lui demander son consentement. » Elle alla le
demander et l'obtint.
Le saint Missionnaire ne
perd pas de temps; il fait faire un habit en tout semblable à celui que portent
encore aujourd'hui les Filles de la Sagesse; il le bénit, assisté d'un autre
prêtre, le donne à la fervente novice, qui dans ce moment même devient
professe, et lui dit, en le lui présentant : « Tenez, ma fille, prenez cet
habit ; il vous gardera et vous sera d'un grand secours contre toutes sortes de
tentations. » Cette cérémonie touchante et mémorable eut lieu le 2 février
1703, fête de la Purification de la Sainte Vierge. A cette occasion le saint
Fondateur de la Congrégation de la Sagesse voulut que Marie-Louise ajoutât à
son nom celui de Jésus, qu'elle prenait pour son partage. « C'est ainsi, lui
dit-il, que vous vous appellerez désormais. » On sait qu'elle l'a toujours
porté avec honneur, et chéri de toute son âme ce beau nom de Marie-Louise de
Jésus. Elle avait alors 19 ans moins trois mois ; mais, malgré sa jeunesse,
elle était déjà une femme forte selon Dieu. Elle ne tarda pas à le prouver
d'une manière éclatante. Montfort lui ordonna d'aller, avec son nouvel habit,
parcourir les rues de la ville. C'était sans doute mettre à une rude épreuve
son courage, son humilité, son obéissance et son mépris du respect humain; mais
la première Fille de la Sagesse était capable des plus héroïques vertus. Il
fallait bien d'ailleurs qu'elle fit connaître ouvertement qu'elle avait rompu
avec le monde. Il fallait bien aussi accoutumer les regards à contempler ce
saint habit qui n'était point fait pour demeurer caché, mais pour être porté
ostensiblement dans les hôpitaux, dans les écoles charitables, dans les asiles
de l'enfance, dans les maisons des
pauvres, dans les rues des villes et dans les chemins étroits des campagnes,
partout où il y a des malades à soigner, des pauvres à soulager, des enfants à
instruire, des œuvres de charité à exercer.
On comprendra sans peine
que la première apparition de cet étrange vêtement au milieu de la ville de
Poitiers dut attirer à celle qui en était revêtue plus d'une raillerie, plus
d'une parole blessante. Quelques personnes en vinrent même jusqu'à croire que
la fille du procureur avait éprouvé un dérangement d'esprit. Oui, elle était
atteinte de folie, niais de la folie de la croix, de cette folie qui fait les
saints. La mère de Marie-Louise, informée des railleries dont sa fille était
l'objet, se bâta de courir à l'hôpital, pour la supplier de quitter un habit si
bizarre et si peu conforme à son rang. Mais tout fut inutile, l'épouse de
Jésus-Christ ne voulut rien changer au vêtement qu'elle avait adopté, en
renonçant au monde et en se donnant à Dieu. De nouvelles tentatives de sa mère
ne réussirent pas davantage. Un jour que Madame Trichet, s'étant rendue à
l'hôpital, s'efforçait encore de convaincre sa fille qu'elle devait quitter son
étrange costume, Montfort arriva et dit à la Sœur Marie-Louise de Jésus : « Que
faites-vous là, ma Sœur ? allez-vous-en à vos malades. — Ma fille est avec moi,
répondit la mère, et je veux lui parler. — Votre fille? repartit le saint homme
avec cette véhémence de zèle qui l'entraînait quelquefois, votre fille, Madame?
Non, non, elle n'est pas à vous ; elle est à Dieu. »
Madame Trichet, ayant
cru devoir recourir à l'autorité de l'évêque, ne fut pas plus heureuse de ce
côté-là. Elle avait obtenu de sa fille de vouloir bien l'accompagner à l'évêché.
« Eh bien ! Madame, lui dit Mgr de la Poype en l'abordant, vous avez donc voulu
ôter la vocation à votre fille, » Adressant ensuite la parole à Marie-Louise de
Jésus : « Ma fille, lui dit-il avec bonté, ma chère fille, ne quittez pas cet
habit. » Elle le lui promit, et jamais promesse n'a été mieux gardée. Après une
parole si formelle, elle ne pouvait plus douter de la volonté de Dieu. Elle se
mit à travailler avec une ardeur nouvelle à se rendre de plus en plus digne du
céleste Epoux qu'elle avait choisi, et dont elle portait les glorieuses
livrées.
CHAPITRE
III.
MONTFORT QUITTE
L'HOPITAL DE POITIERS DONT IL ÉTAIT AUMONIER. — LONG SÉJOUR DE MARIE-LOUISE DE
JÉSUS DANS CET HOPITAL. OU ELLE FAIT ÉCLATER TOUTES SORTES DE VERTUS. — UNE
PREMIÈRE COMPAGNE SE JOINT A ELLE ET SE REVET A SON TOUR DU SAINT HABIT DE LA
SAGESSE.
Le guide éclairé que la
divine Providence avait donné à Marie-Louise de Jésus ne se contentait pas de
lui faire porter un habit qui annonçait l'humilité et la mortification ; il
saisissait toutes les occasions de l'affermir dans la pratique de ces deux
vertus si essentielles à la vie religieuse. Il n'est aucun genre d'épreuves
qu'il ne lui ait fait subir, parce qu'il voulait qu'elle pût servir de modèle à
toutes les Filles de la Sagesse, dont elle allait devenir la Mère. Elle
acceptait avec une docilité et un courage véritablement héroïques tout ce qui
pouvait l'humilier et la mortifier davantage.
Une si sage direction,
continuée depuis quatre ans, devait avoir fait avancer dans la perfection cette
humble servante de Dieu. La Providence semblait avoir attendu ce moment pour la
priver d'un secours devenu moins nécessaire, et faire disparaître à ses yeux
l'ange qui jusque-là l'avait si bien conduite. Elle devait apprendre à marcher
seule, celle qui était destinée à en diriger tant d'autres vers le sommet de la
perfection religieuse.
Montfort, ayant essuyé
dans l'hôpital de Poitiers toutes sortes de contradictions, crut qu'il ne pouvait
plus y faire du bien, et songea à se retirer. Son goût du reste le portait vers
l'œuvre des missions, à laquelle sa charge d'aumônier l'empêchait de se livrer.
Cependant il ne voulut point prendre un parti, avant d'avoir consulté son
confesseur et un autre ecclésiastique qui avait toute sa confiance. L'un et
l'autre lui conseillèrent de mettre son dessein à exécution. Ce saint homme,
qui avait si souvent exposé ses peines à la Sœur Marie-Louise de Jésus, voulut
encore avoir son avis, avant de se déterminer. Qu'il est beau de voir ce grand
serviteur de Dieu, qui guidait si bien les autres dans les voies les plus
difficiles, demander conseil à une jeune fille de 21 ans, dans une affaire
importante qui le regarde personnellement ! Mais voilà quelque chose de plus
beau encore peut-être : cette jeune fille, qui va perdre pour longtemps son
guide et son appui, dans le moment où elle en a le plus grand besoin, n'hésite
pas à lui conseiller de s'éloigner. Non, non, ce ne sont point là des âmes ordinaires.
La décision de Marie-Louise fit sur le cœur du saint Missionnaire une
impression de joie qu'il ne voulut pas lui faire apercevoir ; il se contenta de
répondre : « Ma fille, vous avez raison, et je suivrai votre conseil. » Avant
de se retirer, il lui donna à son tour un dernier conseil et lui laissa une
dernière espérance, « Ma fille, lui dit-il, ne sortez point de cet hôpital de
dix ans. Quand l'établissement des Filles de la Sagesse ne se ferait qu'au bout
de ce terme, Dieu serait satisfait, et ses desseins sur vous seraient accomplis.
» Après ces dernières paroles il partit, emporté par le souffle de Dieu comme
une nuée féconde qui allait répandre en beaucoup de contrées la rosée de la
grâce céleste.
Marie-Louise de Jésus
demeura à l'hôpital, partageant avec les gouvernantes le détail de leurs
fonctions, et prenant toujours pour elle ce qu'il y avait de plus pénible et de
plus dégoûtant. Rien ne lui paraissait au-dessus de ses forces; son zèle lui
rendait tout facile; le soin des malades faisait sa plus chère occupation. Elle
avait surmonté toutes les répugnances, et elle en était venue jusqu'à baiser
les plaies des pauvres. Dans une maladie contagieuse dont ils furent attaqués,
elle fut presque la seule à leur porter secours. Ses talents répondaient à sa
charité ; personne n'était aussi capable de remplir un emploi de confiance :
aussi lui donna-t-on celui d'économe de la maison, et c'est alors surtout
qu'elle eut occasion de faire admirer son esprit d'ordre, d'intelligence et de
sagesse.
Cependant elle
conservait toujours dans son cœur le désir ardent d'entrer dans une Communauté
religieuse, dont il lui était facile d'entrevoir les précieux avantages. Aidée
du confesseur qui la dirigeait alors, elle s'adressa successivement aux Sœurs
de la Charité, aux Religieuses du Calvaire, et enfin aux Carmélites ; toujours
elle fu' arrêtée par quelques difficultés. Sur ces entrefaites Montfort vint
passer quelques jours à Poitiers, après sept ans d'absence. La Sœur
Marie-Louise de Jésus profita de cette heureuse circonstance pour exposer à son
père en Jésus-Christ toutes les peines de conscience qu'elle avait éprouvées
depuis son départ. Il répondit à ses difficultés, la tranquillisa et lui dit
tout ce qu'il jugea nécessaire pour l'attacher de plus en plus à son état et
l'animer à la persévérance. Il fut surtout charmé de voir que, malgré les plus
grandes contrariétés, elle avait toujours conservé le saint habit qu'il lui
avait donné, sans y rien changer.
Jusque-là elle l'avait
porté seule ; mais elle touchait au temps que Dieu avait marqué pour lui
associer d'autres compagnes dont elle devait être la mère et le modèle. La
première qui, à son exemple, se revêtit du saint habit de la Sagesse fut encore
une demoiselle de Poitiers, nommée Catherine Brunet. Elle faisait partie de l’association
de jeunes filles que Montfort avait établie dans l'hôpital, et elle était
chargée de guider partout la Supérieure qui était aveugle. Le Vénérable
serviteur de Dieu lui avait donné cet emploi, afin de la maintenir dans l'humilité
et de la faire mourir à elle-même. Elle le remplissait avec joie et exactitude.
« Mon Père, disait-elle à son pieux directeur, vous nous avez donné une
Supérieure aveugle. — Ma fille, répondait Montfort, c'est pour que vous ne
considériez pas quelle Supérieure Dieu vous donne, et que vous ne lui obéissiez
que par amour, sans avoir égard à ses talents et à ses défauts. »
Mademoiselle Brunet prit
le nom de Sœur de la Conception. Elle était d'un caractère gai, vif, courageux,
entreprenant, qui ne se laissait pas ordinairement arrêter par les obstacles.
Aussi fut-elle d'un grand secours pour la Sœur Marie-Louise de Jésus dans bien
des circonstances difficiles.
CHAPITRE
IV.
DÉPART DE MARIE-LOUISE
ET DE SA COMPAGNE POUR LA ROCHELLE. — LEUR ENTREVUE AVEC LE V. DE MONTFORT. —
ELLES FONT LA CLASSE AUX PETITES FILLES.
Poitiers, qui avait
donné naissance aux deux premières Filles de la Sagesse et à la Congrégation
elle-même, allait en être privé pour quelque temps, et La Rochelle devait
recevoir dans ses murs ces deux anges de la terre. L'évêque de cette dernière
ville, Monseigneur de Champflour, avait accueilli Montfort dans son diocèse
avec le plus grand empressement et la plus grande bonté, et se réjouissait de
tout le bien qui s'opérait par son ministère. Le serviteur de Dieu crut devoir
profiter des dispositions favorables du vénérable prélat pour lui proposer une
bonne œuvre qui devait être grandement utile à sa ville épiscopale : il
s'agissait d'y fonder des écoles charitables pour les enfants des deux sexes.
Le pieux évêque ne pouvait manquer d'approuver ce projet et de le seconder de
toutes manières. Montfort lui parla alors de mettre à la tête de l'école des
petites filles deux Religieuses qu'il avait laissées à l'hôpital de Poitiers,
et dont il fit le plus bel éloge. Ce plan fut adopté avec reconnaissance.
Une lettre fut adressée
par le zélé Missionnaire aux deux Filles de la Sagesse pour leur dire qu'il les
attendait à La Rochelle. Elles reçurent en même temps une autre lettre de
Monseigneur de Champflour qui leur déclarait qu'il prenait sous sa protection
et sous sa responsabilité d'évêque leur établissement et leurs personnes. Ce
n'est pas sans de grandes difficultés qu'elles purent quitter l'hôpital de
Poitiers. Les administrateurs, l'aumônier, les pauvres, la mère de Marie-Louise
surtout, et toutes les autres personnes qui s'intéressaient à l'hôpital, firent
leurs efforts pour les empêcher d'exécuter leur projet. Ce fut en vain ; elles
partirent et arrivèrent à La Rochelle au mois de mars 1715. Montfort était en
mission ; elles se présentèrent à Monseigneur l'évêque qui les accueillit avec
la plus grande bonté. Mais rien n'était prêt pour les recevoir. Elles restèrent
un mois chez une personne charitable qui leur avait donné l'hospitalité à leur
arrivée ; puis on loua pour elles une petite et misérable maison, où elles se
mirent à faire l'école aux filles pauvres. Plusieurs fois elles avaient donné
de leurs nouvelles à leur saint Fondateur qui leur envoya un Frère pour leur
porter les avis suivants:
« Vive Jésus ! Vive sa
croix !
« 1° Mes chères filles,
je crois qu'en la place du pauvre pécheur qui vous écrit, vous pouvez prendre
pour votre directeur et confesseur M. le doyen des chanoines, pourvu que vous
ne fassiez rien et qu'il ne vous fasse rien faire contre vos règles et celles
que je vous donnerai.
« 2° Suivez dès à
présent les petites règles que je vous ai envoyées, et communiez tous les jours,
parce que toutes deux vous en avez un grand besoin, pourvu que vous ne tombiez
en aucun péché véniel de propos délibéré.
« 3° On m'a dit que vous
couriez voir la ville ; je n'ai pu croire cette vaine curiosité dans les Filles
de la Sagesse, qui doivent être à tout le monde un exemple de la modestie, du
recueillement et de l'humilité.
« 4° Nommez-vous la
Communauté de la Sagesse pour l'instruction des enfants et pour le soin des
pauvres.
« 5° Je voudrais bien
vous allez voir ; mais je doute si je pourrai aller à La Rochelle aussitôt
après la mission, parce que j'en ai une autre pour laquelle Monseigneur me
presse.
« 6° Faites en union de
la petite Geoffroy, si elle le veut, toutes vos règles de la journée, pour le
lever, le coucher, l'oraison et la récitation du saint Rosaire.
« 7° Apprenez à bien
écrire et ce qui peut vous manquer ; achetez pour cela quelques livres
d'écriture moulée.
« 8° Envoyez-moi de vos
nouvelles par le Frère Jean, si vous ne pouvez venir ici.
« 9° Dieu tout bon veut
que Marie Trichet soit la Mère Supérieure pendant trois ans au moins, mais
qu'elle soit tout à fait ferme et charitable.
« 10° Il ne faut pas que
Marie Roy aille dans la maison tout d'abord avec ses filles qui ne sont point
stylées au silence qu'il faut garder.
« 11°Dans le
commencement, vous ne pouvez être trop fermes à garder le silence et à le faire
garder à la Communauté et à l'école, car si vous laissez causer sans
permission, tout est perdu. »
Montfort donnait la
mission de Taugon-la-Ronde, quand il écrivit à ses chères filles en Jésus-Christ.
Cette mission terminée, il voulut leur faire une visite qui ne pouvait manquer
de leur être grandement utile et agréable.
Avant dé se rendre à La
Rochelle, il leur fit dire de venir le trouver à une maison de campagne appelée
le Petit-Plessis, à peu de distance de la ville, où elles pourraient entendre
la Messe, le lendemain. Avec quelle joie elles reçurent cette invitation
paternelle ! Elles se rendirent, le matin, au Petit-Plessis, mais elles ne se
présentèrent devant leur père spirituel qu'après avoir assisté à la sainte
Messe, fait une fervente communion et passé un temps considérable en action de
grâces. L'entrevue fut telle qu'elle devait être entre des âmes tout embrasées
de la divine charité, et qui ne songeaient qu'à procurer la gloire de Dieu et
le salut du prochain. Après quelques paroles qui témoignaient de la consolation
qu'il éprouvait, en voyant ces deux premières Filles de la Sagesse revêtues de
leur habit religieux, et en particulier de leur long manteau noir, qu'il leur
avait donné pour leur rappeler
continuellement qu'elles étaient mortes au monde, Montfort s'adressant à la
Sœur Marie-Louise de Jésus : « C'est vous, ma fille, lui dit-il, que Dieu a
choisie pour être à la tête de cette petite Communauté qui ne fait encore que
de naître. Dans la lettre que je vous ai écrite en commun, je n'ai fait que
vous signifier, en vous nommant la Mère Supérieure, que c'est la volonté de
Dieu qui l'a voulu ainsi. Il vous faut avoir beaucoup de fermeté ; mais la
douceur doit l'emporter sur tout le reste. Voyez, ma fille, voyez cette poule
qui a sous ses ailes ses petits poussins : avec quelle attention elle en prend
soin ! avec quelle bonté elle les affectionne ! Eh bien ! c'est ainsi que vous
devez faire et vous comporter avec toutes les filles dont vous allez désormais
être la Mère. » Quel doux enseignement et quelle touchante comparaison ! C'est
bien un père qui parle, et il parle à une mère qui devait toujours se montrer
remplie de la plus tendre affection envers tous les membres de sa chère famille.
Tel a toujours été le
langage, telle a toujours été la conduite des saints, auxquels Dieu a confié la
direction de ces âmes privilégiées qui ont tout quitté pour lui. Ainsi ont
parlé, ainsi ont agi sain l François de Sales, saint Vincent de Paul, sainte
Chantai, et Marie-Louise de Jésus, elle-même. Il faut de la fermeté sans doute
pour empêcher certains abus de se glisser dans les maisons religieuses, pour
maintenir les prescriptions de la Règle, pour faire sortir de leur
engourdissement quelques âmes lâches et paresseuses ; mais la douceur est bien
plus nécessaire encore. Ceux et celles qui quittent dans le monde un père, une
mère, des frères, des sœurs, doivent trouver tout cela en religion :
Jésus-Christ le leur a promis. La vie religieuse a aussi ses épreuves, ses tentations,
ses défaillances ; mais rien ne contribue autant ii changer les amertumes en
douceur et les épines en roses, rien ne donne au cœur affligé et souffrant plus
de consolation et de force, que les douces paroles et les encouragements
charitables de ceux que la divine Providence a mis à la tête des Communautés.
Sans doute qu'il faut avant tout compter sur la grâce de Dieu ; mais la nature
a besoin aussi d'être aidée par la nature saintement compatissante. Le glaive
peut et doit être employé dans les sociétés civiles qui ne sont qu'un mélange
de méchants et de bons, de scélérats et d'hommes honnêtes et soumis aux lois ;
mais dans les associations pieuses, qui ne sont composées que de personnes qui
s adonnent à la pratique de la vertu et tendent avec plus ou moins de zèle à la
perfection, c'est avec la verge d'or de la douceur et de la charité que l'on
doit diriger les âmes.
Du Petit-Plessis, Montfort
conduisit les deux Religieuses dans la solitude de Saint-Eloi qui n'était pas éloignée,
et, chemin faisant, il leur parlait de Dieu d'une manière si touchante que leur
âme semblait être toute en feu, comme il arriva aux disciples d'Emmaüs. Il
rappela à la Sœur Marie-Louise ce qu'il lui avait annoncé autrefois : « Vous
souvenez-vous, ma fille, lui dit-il, qu'étant à Poitiers, lorsque je quittai
l'hôpital, vous laissant entre les bras de la divine Providence, dans
l'embarras du gouvernement de cette maison, seule, sans secours, sans appui,
vous me témoignâtes votre peine, croyant voir écrouler par là tout
l'établissement des Filles de la Sagesse? Je vous dis à cette occasion que,
quand il n'y aurait des Filles de la Sagesse que dans dix années, la volonté de
Dieu serait accomplie et ses desseins effectués. Eh bien ! comptez : vous voyez
qu'il y a actuellement précisément dix ans que j'avançai cette parole. »
La Sœur Marie-Louise
n'avait point oublié cette prophétie. Dans cette circonstance, Montfort lui en
fit une autre qui se vérifia également dans la suite. La Sœur lui parlait de
tout ce qu'elle avait souffert, depuis dix ans, dans cet hôpital, et elle ne
lui cacha point le regret qu'elle avait eu d'en sortir. « Consolez-vous, ma
fille, lui dit le saint Missionnaire, consolez-vous : tout n'est pas perdu,
comme vous le croyez, pour l'hôpital de Poitiers. On vous y demandera; vous y
retournerez, et vous y demeurerez. » L'événement vint justifier encore ces
paroles du serviteur de Dieu.
Après avoir entendu les
sages conseils et les tendres exhortations de leur père, les deux Filles de la
Sagesse, remplies d'une nouvelle ardeur pour leur sanctification et d'un
nouveau zèle pour l'accomplissement de leurs emplois, rentrèrent dans la ville
et retournèrent à leurs classes. Leur saint directeur les visitait de temps en
temps, pour leur donner les avis dont elles pouvaient avoir besoin, et pour
s'assurer aussi par lui-même qu'elles n'omettaient rien de ce qu'il leur avait
prescrit, soit pour leur conduite particulière, soit pour la direction de leur
école charitable. Il leur avait expressément recommandé, entre autres choses,
de ne rien recevoir pour l'instruction des jeunes filles qui venaient à elles.
Un jour, il usa d'un aimable stratagème pour savoir si elles étaient fidèles à
cet article. Il leur envoya une jeune fille pour demander à être admise dans leurs
classes, disant qu'elle ne voulait pas que leur peine fût infructueuse, qu'elle
avait moyen de leur donner un honoraire convenable, qu'elle s'offrait bien
volontiers à leur fournir au moins ce que l'on donnait aux autres maîtresses de
la ville. La Sœur Marie-Louise rejeta cette proposition ; la jeune fille
insista, protestant qu'elle ne voulait venir à l'école qu'à cette condition, et
qu'elle aimait mieux se priver de l'instruction que d'être enseignée pour rien.
La Fille de la Sagesse persiste dans son refus, et finit par dire à la jeune
fille que, si elle ne veut pas être au rang des autres, elle peut rester chez
elle et garder son argent.
Quelques heures après,
l'industrieux directeur alla faire visite à ses filles qui lui racontèrent
ingénument ce qui leur était arrivé. « Dieu soit béni de votre fidélité! leur
dit-il. C'est moi, mes chères filles, continua-t-il en souriant, qui vous ai
envoyé cette nouvelle écolière. Elle a fort bien rempli sa commission. Oh! que
je suis satisfait de voir que vous êtes fidèles à observer les petits
règlements que je vous ai donnés! Je vous dirai encore que, ce matin, ma joie a
été sensible, lorsqu'en entrant en ville, j'ai entendu de petites filles qui,
interrogées par leurs compagnes où elles allaient, ont répondu : te Nous allons
à l'école chez les Filles de la Sagesse. » De quelle consolation mon cœur a été
pénétré, en entendant prononcer le beau nom que vous portez! Mais quelle gloire
pour vous, si vous avez soin d'en remplir toute la signification ! »
CHAPITRE
V.
DE NOUVELLES COMPAGNES
SE JOIGNENT A LA SOEUR MARIE-LOUISE DE JÉSUS. — MONTFORT LUI DONNE LA RÈGLE DES
FILLES DE LA SAGESSE. — LA SOEUR DE LA CONCEPTION A L'HOPITAL SAINT-LOUIS. —
DERNIÈRE LETTRE DE MONTFORT A SES PREMIÈRES RELIGIEUSES. — SA MORT LES JETTE
DANS LA CONSTERNATION. — RETOUR DE LA SOEUR MARIE-LOUISE DE JÉSUS ET DE LA
SOEUR DE LA CONCEPTION A L'HOPITAL DE POITIERS. — LEUR DÉPART POUR S Al
NT-LAURENT-SUR-SEVRE.
Les deux humbles filles
de Montfort s'attiraient L'estime de tous ceux qui se mettaient en rapport avec
elles. Leur vie pauvre et laborieuse donnait tant d'édification que plusieurs
jeunes filles témoignèrent le désir de se ranger sous leur conduite et
d'embrasser le nouvel Institut. Cependant les deux premières qui se présentèrent
ne furent point acceptées, mais elles furent bientôt remplacées par deux autres
qui devinrent de ferventes Filles de la Sagesse. L'une s'appelait Marie
Valleau, de la paroisse de Saint-Sauveur de La Rochelle ; elle n'avait que
quatorze ans et demi ; c'est dans sa maison que Marie-Louise avait trouvé un
asile à son arrivée. Elle reçut le nom de Sœur de l'Incarnation. L'autre, qui
fut appelée Sœur de la Croix, était de la paroisse de Saint-Sauveur de Nuaillé.
Elle avait plus de trente ans ; mais ce qui paraissait lui manquer du côté de
la jeunesse était suppléé par la docilité, la ferveur et beaucoup d'autres
vertus solides. Après une retraite de sept ou huit jours, Montfort lit la
cérémonie de leur profession et bénit leur saint habit dans l'église des Religieuses
de la Providence, le 22 août 1715.
C'est dans ce temps que
le pieux Instituteur de la Congrégation de la Sagesse mit la dernière main à sa
Règle. Après en avoir donné lecture à la Sœur Marie-Louise de Jésus et avoir
profité de ses observations, il la transcrivit de nouveau et la lui présenta,
en disant : « Recevez, ma fille, cette Règle, observez-la et la faites observer
à celles qui seront sous votre conduite. » La Sieur se jeta à genoux et reçut
cette Règle comme le présent le plus précieux qu'on eût pu lui faire. Elle est
en effet un chef-d'œuvre de piété et de sagesse. Monseigneur de Champflour lui
donna aussitôt son approbation comme l'ont fait depuis plusieurs grands évêques.
Un homme très-versé dans la science du gouvernement religieux, qui était alors
recteur du collège de La Rochelle, ne put s'empêcher de dire, en la lisant : «
Quiconque gardera cette Règle sera un ange. »
Les Filles de la Sagesse
avaient l'avantage de posséder quelquefois leur saint Fondateur, dans
l'intervalle de ses missions. Il les édifiait par sa présence et les
encourageait par ses paroles. Un jour qu'il leur parlait de Dieu, comme de
coutume, il s'arrêta tout à coup et demeura immobile, les yeux fixés au ciel.
Son visage leur parut tout brillant. Il continua à leur parler dans cette sorte
d'extase, non plus comme un directeur ordinaire, mais comme un homme inspiré :
« O mes filles, leur dit-il, que Dieu me fait connaître, a cet instant, de
grande:; choses! Je vois, mes chères tilles, dans les décrets de Dieu, une pépinière
de Filles de la Sagesse. »
Dans ce temps, on eut
besoin de gouvernantes à l'hôpital Saint-Louis de La Rochelle, et on demanda à
Montfort quelqu'une de ses Religieuses pour remplacer la
Supérieure qui était
séculière. Il consentit à donner la Sœur de la Conception qui avait tout ce
qu'il fallait pour réussir dans un emploi très-difficile ; car il y avait là de
grands abus à faire disparaître. Mais celle-ci, trouvant partout des obstacles
au bien, crut que sa présence dans l'hôpital était inutile. Elle écrivit au
Vénérable de Montfort pour lui faire connaître ses peines et lui demander la
permission de renoncer à sa triste charge. Le saint Fondateur, qui voulait
apprendre à ses filles à ne pas quitter la croix aussitôt qu'on la trouve trop
pesante, lui lit cette réponse pleine de douceur et de fermeté :
« Vive Jésus ! Vive sa
croix !
« Prenez garde, ma
fille, au nom de Jésus, à votre vocation, et de quitter l'hôpital par l'effort
de la tentation ; si vous le faites, je ne veux jamais vous voir. Si vous ne
voulez pas aller à confesse au Révérend Père Le Tellier, je vous permets,
pendant trois mois, d'aller à Monsieur l'aumônier de l'hôpital. Soyez fidèle à
la règle générale et particulière que Jésus, votre cher Epoux, vous a donnée
par mon organe. Prenez garde à vous, encore un coup, et ne suivez point votre
sentiment propre. Je prie à genoux le bon Jésus de vous soutenir contre tout
l'enfer qui craint la réforme de l'hôpital. Je suis, ma chère fille, tout à
vous, tandis que vous serez obéissante. »
Malgré ces sages avis,
la Sieur de la Conception ne put vaincre des difficultés toujours renaissantes,
et le vénérable serviteur de Dieu lui permit de retourner à sa Communauté.
Après avoir passé quelques jours à La Rochelle, Montfort quitta ses Religieuses
pour ne les plus revoir. Il continua cependant à les diriger par ses lettres.
Voici ce qu'il leur écrivait le 31 décembre :
« Ce dernier de l'an
1715.
« Mes très-chères filles
en Jésus-Christ, voilà un livre j fait pour vous que je vous envoie. Lisez-le
en public et j en particulier; je vous dis ce qu'il vous dit. Ne vous
impatientez pas de mon absence; ma présence et ma volonté toute diabolique,
quelque bonne qu'elle paraisse, gâtent tout; moins j'aurai dé part à cet
établissement, plus il réussira, j'en suis certain. Cependant que chacune m'écrive
tous les mois pour me marquer : 1° ses principales tentations éprouvées dans le
mois ; 2° ses principales croix bien portées ; 3° ses principales victoires sur
soi-même ; et qu'on m'instruise des principaux changements qui arriveront; je
vous porte partout dans mon sein. Ouvrez, mes chères filles, ouvrez votre cœur
à la Mère Supérieure, comme aussi à votre confesseur, si Dieu vous y donne
attrait. Tout à toutes en Dieu seul. Je vous souhaite une année pleine de
combats et de victoires, de croix, de pauvreté et de mépris. »
Quel souhait étrange !
Le monde en sera scandalisé j peut-être ; mais le monde était scandalisé aussi,
quand : Jésus-Christ disait : « Bienheureux les pauvres ; bienheureux ceux qui
pleurent ; bienheureux ceux qui souffrent persécution; bienheureux ceux qui
sont maudits du siècle ! »
Les croix ne devaient
pas manquer en effet aux Filles de la Sagesse, dans l'année qui allait
commencer. Elles eurent toutes sortes d'épreuves à subir de la part de ceux-là
même qui les avaient d'abord accueillies avec le plus de faveur. On ne voulait
plus les souffrir dans il maison qu'elles occupaient. Il fallut en chercher une
autre et il ne s'en trouvait point qui convînt à leur état et leurs emplois. La
Sœur Marie-Louise en écrivit à Montfort qui lui fit une réponse admirable.
Cette lettre est comme une dernière expression et un dernier souffle sorti du
cœur de cet amant passionné des souffrances et des croix; elle est aussi comme
une annonce obscure de sa mort prochaine.
« Ma très-chère fille en
Jésus-Christ, « Vive Jésus ! Vive sa croix !
« J'adore la conduite
juste et amoureuse de la divine Sagesse sur son petit troupeau qui est logé à
l'étroit chez les hommes, pour être logé et caché bien au large dans son divin
Cœur, qui vient d'être percé pour cet effet. Oh ! que ce sacré cabinet est
salutaire et agréable à une âme n'aiment sage ! Elle en est sortie avec le sang
et l'eau, quand la lance le perça ; elle y trouve son rendez-vous assuré, quand
elle est persécutée de ses ennemis. Elle y demeure cachée avec Jésus-Christ en
Dieu, mais plus conquérante que les héros, plus couronnée que les rois, plus
brillante que le soleil et plus élevée que les cieux. Si vous êtes l'élève de
la Sagesse et l'élue entre mi Ile, que vos abandons, vos mépris, votre pauvreté
et votre prétendue captivité vous paraîtront douces, puisqu'avec toutes ces
choses de prix, vous achetez la Sagesse, la richesse, la liberté, la divinité
du Cœur de Jésus crucifié!
« Si Dieu ne m'avait pas
donné des yeux autres que ceux que m'ont donnés mes parents, je me plaindrais,
je m'inquiéterais avec les fous et les folles de ce monde corrompu ; mais je
n'ai garde de le faire. Sachez que j'attends d'autres renversements plus considérables
et plus sensibles, pour mettre notre foi et notre confiance à l'épreuve, pour
fonder la Communauté de la Sagesse, non pas sur le sable mouvant de l'or et de
l'argent, dont le monde se sert tous les jours pour fonder et enrichir ses
appartements, non pas aussi sur le bras de chair d'un mortel qui n'est tout au
plus, quelque puissant qu'il soit, qu'une poignée de foin, mais pour la fonder
sur la sagesse même de la croix du Calvaire. Elle a été teinte, cette divine et
adorable croix, elle a été teinte et empourprée du sang d'un Dieu ; choisie
pour être de toutes les créatures la seule épouse de son Cœur, le seul objet de
ses désirs, le seul centre de toutes ses prétentions, la seule fin de ses
travaux, la seule arme de son bras, le seul sceptre de son empire, la seule
couronne de sa gloire et la seule compagne de son jugement; et cependant, ô
incompréhensible jugement ! cette croix a été abattue avec mépris et horreur,
cachée et oubliée dans la terre pendant quatre cents ans, etc.
Mes chères filles,
appliquez ceci à l'état où vous vous trouvez actuellement. Je vous porte
partout jusqu'au saint autel. Je ne vous oublierai jamais, pourvu que vous
aimiez ma chère croix en laquelle je vous suis allié, tandis que vous ne ferez
point votre propre volonté, mais la sainte volonté de Dieu, dans laquelle je
suis tout à vous. »
Tous ces grands
renversements que Montfort prédit à ses filles, dans cette lettre, ne tardèrent
pas longtemps à arriver, puisque, quelques jours après, elles apprirent sa mort
qui eut lieu h Saint-Laurent-sur-Sèvre, le 28 avril 1716. Un si triste
événement jeta la Sœur Marie-Louise et ses compagnes dans la plus profonde
consternation. Elles perdaient leur Supérieur, leur père, leur guide et leur
soutien ; elles le perdaient au moment où elles avaient un plus grand besoin
d'être conduites par ses avis et encouragées par son zèle. Dans leur immense
douleur elles eurent cependant la consolation de voir que Mgr l'évêque de La
Rochelle était disposé à leur donner tous les conseils et tous les secours qui
pouvaient leur être nécessaires, et à garder sous sa haute protection leur
pieux établissement.
En effet, le digne
prélat acheta pour les Sœurs une maison très-convenable qui pouvait loger un
grand nombre d'enfants ; elle était située vis-à-vis de l'hôpital. Les petites
filles accoururent à celle école avec tant d'empressement qu'en peu de jours
elles s'y trouvèrent au nombre de près de 400. Les classes fonctionnaient
admirablement et au gré de toute la ville. Les pères et les mères ne cessaient
de témoigner aux Sœurs leur joie et leur reconnaissance, à cause des progrès de
leurs enfants, de leur bonne tenue, de leur piété, de leur modestie, de leur
obéissance. La Sœur Marie-Louise avait dans sa classe trente-trois jeunes
filles de quatorze à quinze ans, auxquelles elle donnait des soins particuliers
pour les porter à la piété. Elles étaient si ferventes qu'on ne faisait aucune
difficulté de leur permettre la sainte communion deux ou trois fois la semaine.
Quel sujet d'édification pour tout le monde, et quel sujet de joie pour la
bonne maîtresse !
Les Filles de la Sagesse
n'étaient encore que I rois sous la conduite de leur digue Mère : la Sœur de la
Conception, la Sœur de l'Incarnation et la Sœur de la Croix. La divine
Providence leur en associa une quatrième : c était une fille d'une vertu peu
commune, nommée Jeanne Bourdin ; elle prit le nom de Sœur Saint-Joseph. Réunies
ainsi au nombre de cinq, elles ne pensaient guère à autre chose qu'à passer
ensemble leur vie, occupées à instruire la jeunesse, à enseigner le catéchisme
et à former à la piété les jeunes filles de La Rochelle qui viendraient à leur
école. Dieu fit échouer leurs pieux projets par un événement auquel elles ne
s'attendaient pas, mais qui préparait de loin l'établissement qui devait
rassembler les filles de Montfort autour de son tombeau.
Ce n'était pas sans
peine que les administrateurs de l'hôpital de Poitiers avaient vu partir la
Sœur Marie-Louise. De jour en jour, ils comprirent mieux la grandeur de la
perle qu'ils avaient faite. Ils résolurent donc de mettre tout en œuvre pour la
rappeler. Mgr l'évêque de Poitiers entra aisément dans leurs vues ; mais
personne ne se montra plus disposé à seconder leurs desseins que Madame Trichet
elle-même. Elle se chargea de faire le voyage de La Rochelle, où elle arriva
pendant l'hiver de 1719. Elle sut employer toutes les raisons les plus fortes
pour déterminer sa fille à revenir à l'hôpital de Poitiers ; elle réussit même
à obtenir de l'évêque un consentement qu'il lui était pourtant bien pénible de
donner. La Sœur de la Conception et la Sœur Saint Joseph, qui étaient de
Poitiers, voulurent suivre leur Supérieure dans leur ville natale ; mais la
Sœur de l'Incarnation et la Sœur de la Croix ne purent se résoudre à partir.
Celles-ci se retirèrent dans leurs familles. Nous les verrons plus tard rentrer
dans leur Congrégation qu'elles ont honorée, jusqu'à la fin de leur vie, par
les plus touchantes vertus.
Le retour de
Marie-Louise à l'hôpital de Poitiers fut un grand sujet de joie pour les
administrateurs, pour les pauvres et les malades, pour l'évêque lui-même ; mais
cette joie ne devait pas être de longue durée. Marie-Louise ne devait faire que
passer dans cette maison, pour aller jeter ailleurs les fondements d'un édifice
merveilleux que les années n'ont fait que rendre plus beau et plus solide. Elle
se sentait inspirée d'établir quelque part une maison qui fût comme le centre
de sa Congrégation. Un instant, elle fut sur le point d'accepter pour cet
établissement l'hôpital lui-même, que lui offraient les administrateurs ; car
ils désiraient ardemment conserver au milieu de leurs pauvres les Filles de la
Sagesse ; mais, après un mûr examen, elle ne crut pas pouvoir s'arrêter à celle
pensée.
Sur ces entrefaites, on
lui parla de Saint-Laurent-sur-Sèvre, qui possédait le tombeau de celui qui
l'avait engendrée à la vie religieuse ; on lui parla encore d'une pieuse Dame
des environs, toute remplie de vénération pour Montfort, et pouvant l'aider
elle-même dans l'accomplissement de ses desseins. La Sœur Marie-Louise de Jésus
se mit en rapport avec cette Dame, qui était la marquise le Bouillé. Cette
sainte femme se trouva heureuse de pouvoir concourir à la bonne œuvre qu'on lui
proposait. Personne, du reste, n'était plus capable de lever tous les obstacles
qui ne manqueraient pas de s'opposer à l'établissement du nouvel Institut. Elle
joignait aux plus rares vertus un courage et une activité que rien ne pouvait
ni chuter, ni ralentir. Elle combina ses plans avec la Sœur Marie-Louise ; elle
en parla à l'évêque de Poitiers, qu'elle amena à donner son consentement ; elle
fit entrer dans ses vues le respectable et vertueux marquis de Magnane, qui
voulut bien l'aider dans l'achat d'une maison pour les Sœurs que l'on allait
établir à Saint-Laurent-sur-Sèvre. Mgr l'évêque de Poitiers exigea cependant
qu'une assemblée générale des habitants de la paroisse fût convoquée, en
présence de M. le doyen, afin de passer un acte qui attestât qu'ils
consentaient volontiers à recevoir chez eux cet établissement religieux.
Ce ne fut qu'après, bien
des difficultés et des contradictions qu'on réussit à obtenir cet acte dans
lequel il est dit que les Filles de la Sagesse seront reçues dans la paroisse
pour enseigner gratuitement les petites filles, visiter et soigner les malades.
Cet acte est daté du dimanche, 24 septembre 1719, et signé de M. Rougeon de la
Jarrîe, doyen de ladite paroisse, et de tous les principaux habitants. On voit
figurer parmi les signatures, de cet acte plusieurs noms que l'on retrouve
encore à Saint-Laurent. La charge imposée aux Sœurs pouvait devenir trop
onéreuse pour la Communauté, qui n'avait d'ailleurs aucune ressource. Aussi une
seconde assemblée eut lieu pour modifier une si lourde obligation. Par une
nouvelle délibération, en date du 26 novembre de là même année, il fut arrêté
que les Sœurs rempliraient les susdites œuvres autant que la chose leur serait
possible, mais de leur plein gré, sans contracter aucun engagement envers la
commune. Nous ajouterons ici que, dans ces derniers temps, en 1835, les Filles
de la Sagesse on' accepté encore la charge de visiter les indigents et d'instruire
les enfants pauvres.
Avant de fonder un
établissement religieux à Saint-Laurent-sur-Sèvre, qui, appartenait alors au
diocèse de La Rochelle, il fallait bien avoir le consentement de l'évêque
diocésain ; on n'eut pas de peine à l'obtenir. Tout étant ainsi réglé, Mme de Bouillé
s'occupa de procurer une demeure aux Filles de la Sagesse.
La maison achetée tout
d'abord pour elles, et que la Sœur Marie-Louise de Jésus a habitée dès le
commencement, fait partie du groupe de maisons appelé actuellement le Petit
Saint-Esprit. Elle s'appelait alors la Maison-Longue. Elle est située le long
de la rue qui conduit de l'église paroissiale à l'établissement de
Saint-Gabriel. On n'a point les titres de cette propriété ; mais, d'après les
renseignements laissés par l'un des Missionnaires, le Père Le Cornée, nous
savons que l'acte de vente a été passé, le 7 avril 1721, devant Mtres
Soullard et Mercier, notaires, au profit de Mme de Bouillé qui l'acquérait de
Mathurin Poirier, pour la somme de 500 livres et deux setiers de seigle de
rente. Si cette date est exacte, Marie-Louise de Jésus occupait la maison
presque une année avant, que l'acte de vente ne fût passé, puisqu'elle vint
l'habiter au mois de juin 1720. L'acte d'achat de la maison des Missionnaires
aurait été passé en même temps que celui-ci.
Madame de Bouillé et les
Sœurs se trouvant lésées dans cet achat, parce que certaines conditions de
vente n'avaient pas été remplies, menacèrent Poirier, vendeur, d'obtenir de la
chancellerie des lettres de résiliation, comme il est dit dans la transaction
passée, le 26octobre 1725, entre Mme de Bouillé, les Sœurs et ledit Poirier.
Celui-ci céda aux Dames acquéreuses, en forme de dédommagement, deux morceaux
de prés, maintenant n'en formant qu'un, dit le Pré des Gats, en outre un petit morceau de terre, dit l’Ouche
de la Collarderie. De plus ledit Poirier renonçait pour toujours à la rente
des deux setiers de seigle.
Le moment était venu où la
Sœur Marie-Louise de Jésus allait quitter une seconde fois l'hôpital de
Poitiers ; elle venait d'y passer une année seulement. On mit tout 'n œuvre
pour l'empêcher de partir ; mais toutes les démarches, toutes les
supplications, toutes les menaces même furent inutiles. Elle s'éloigna donc de
Poitiers et arriva à Saint-Laurent-sur-Sèvre, comme nous l'avons dit tout à
l'heure, au mois de juin 1720, dans l'octave du Saint-Sacrement. Elle y fut
suivie, au bout de huit jours, de la Sœur de la Conception, et au bout de
quinze jours, de la Sœur Saint-Joseph. Celle-ci était accompagnée de l'une des
sœurs de la Supérieure, laquelle n'avait pas encore pris l'habit, mais qui le
prit peu après, avec le nom de Sœur Séraphique.
Ainsi vinrent s'établir
les filles de Montfort à côté du tombeau de leur saint Fondateur. C'est là que
Dieu les voulait ; c'est là qu'il voulait répandre sur elles ses plus
abondantes bénédictions ; c'est là qu'il voulait les faire croître et
multiplier ; c'est là, auprès des cendres de leur père, qu'elles devaient
puiser ce zèle, ce dévouement, cet esprit religieux, toutes ces belles vertus
dont elles étaient appelées à donner partout l'exemple ; c'est de là qu'elles
devaient s'élancer, pour aller, au loin et au près, secourir les pauvres,
soigner les malades et les infirmes, instruire la jeunesse et exercer toutes
les œuvres de la charité chrétienne. Lorsqu'on ouvrit le tombeau de Montfort,
en 1717, on fut surpris de trouver dans le cercueil du serviteur de Dieu une
infinité de petites mouches qui avaient les ailes vertes et qui murmuraient à
peu près comme des abeilles autour de leur ruche, tandis qu'une odeur
très-suave remplissait le tombeau. N'était-ce point là l'annonce et le symbole
de ces essaims de vierges, enfants de Montfort, qui devaient porter de toutes
parts le miel des consolations et des joies de la terre et du ciel, et répandre
partout la bonne odeur de leurs vertus?
LIYRE II
DEPUIS L'ARRIVÉE DES FILLES DE LA SAGESSE A SAINT-LAURENT-SUR-SÈVRE JUSQU'A
LA MORT DU R. P. MULOT, LEUR PREMIER SUPÉRIEUR GÉNÉRAL APRÈS LEUR SAINT FONDATEUR.
(1720-1749.)
CHAPITRE
Ier.
EPREUVES DIVERSES QUE
LES FILLES DE LA SAGESSE ONT A ENDURER A LEUR ARRIVEE SAINT-LAURENT. — LE P.
MULOT LEUR EST DONNE POUR SUPERIEUR. — IL FAIT UNE PROFESSION DANS L'EGLISE PAROISSIALE.
— LES MISSIONNAIRES DE LA COMPAGNIE DE MARIE S'ETABLISSENT A LEUR TOUR A
SAINT-LAURENT. — ILS ECHANGENT LEUR MAISON POUR CELLE DES FILLES DE LA SAGESSE.
DEUX ORATOIRES SONT CONSTRUITS CHEZ LES MISSIONNAIRES ET CHEZ LES SŒURS. — MGR
DE CHAMPFLOUR A SAINT-LAURENT. — ARRIVEE DE QUELQUES NOVICES A LA COMMUNAUTE.
A son arrivée à
Saint-Laurent-sur-Sèvre, Marie-Louise de Jésus ne trouva pour tout logement
qu'un assemblage de plusieurs galetas et masures, où se retiraient auparavant
quelques pauvres tisserands et différents ménages. Un appentis et une vieille
écurie faisaient partie de ces appartements si bizarrement assortis. Telle
était la maison préparée pour la nouvelle Communauté. On pouvait aisément en
apercevoir les dégradations et les irrégularités dans l'intérieur ; les meubles
ne l'empêchaient nullement. Elle était presque entièrement dégarnie de tout :
point de linge ; point de provisions; aucun de ces petits ustensiles dont les
personnes même les plus pauvres ne sont pas ordinairement dépourvues. On y
voyait seulement quelques lits qui annonçaient plutôt un misérable hôpital
qu'une Communauté religieuse ; ils n'avaient ni ciel ni rideaux. C'étaient des
pliants attachés avec des sangles, sur lesquels on jetait un chétif matelas, un
drap et une couverture faite de plusieurs morceaux d'étoile rapportés et cousus
au hasard. Sur plusieurs pliants il n'y avait qu'une simple paillasse. Les
sièges étaient de petits bancs faits en forme de tréteaux avec de mauvaises
planches, ou des triques de fagots fendues en deux. La batterie de cuisine
répondait au reste, et la nourriture était aussi pauvre que la demeure.
Un des premiers soins de
Marie-Louise fut de former un petit oratoire ; elle choisit pour cela un coin
de chambre dans lequel elle rangea quelques images de papier. C'est là que les
Sœurs faisaient ensemble tous leurs exercices de piété prescrits par la Règle.
Quelle différence entre ce premier oratoire des Filles de la Sagesse, à
Saint-Laurent, et la magnifique chapelle qu'elles possèdent aujourd'hui ! Mais
si tout était pauvre autour des premières Filles de Montfort, comme leurs cœurs
étaient riches devant Dieu ! Comme de ce réduit si triste, orné seulement de
quelques images grossières, s'élevaient au ciel de ferventes prières ! Quel parfum
de piété embaumait ces murs si misérables ! Quels trésors de vertus étaient
renfermés dans cette autre étable de Bethléem ! N'étaient-ce point là des anges
du ciel, ô mon Dieu, que vous aviez revêtus d'un corps humain, pour les faire
descendre et habiter dans cette heureuse vallée de Saint-Laurent ?
Les Filles de la Sagesse
se réjouissaient d'être réunies autour du tombeau de leur Père, qu'elles
visitaient souvent, pour y puiser son esprit. Elles se réjouissaient aussi
d'être pauvres, car elles ressemblaient davantage à leur céleste Epoux, et leur
saint Fondateur leur avait tant recommandé la pauvreté ! Elles savaient
d'ailleurs que la pauvreté est un fondement solide pour un établissement
religieux. Elles se réjouissaient donc, en couchant sur la dure ; elles se
réjouissaient, en mangeant un morceau de pain bien noir et bien sec ; mais, au
milieu de leur joie si sainte, elles devaient rencontrer un grand sujet de
tristesse, auquel elles n'avaient pas dû s'attendre.
M. Rougeon de la Jarrie,
doyen de Saint-Laurent, qui s'était d'abord montré très-favorable à
l'établissement des Sœurs, changea bientôt de pensées et de conduite à leur
égard. Excité par quelques personnes laïques et même ecclésiastiques des
environs, auxquelles cette nouvelle Communauté faisait ombrage, on ne sait
pourquoi, il finit par concevoir contre les Filles de la Sagesse des sentiments
tout opposés à ceux qu'il avait manifestés dès le commencement. Aussi
refusa-t-il de se charger de leur direction spirituelle, malgré toutes les
instances qu'elles firent pour obtenir son consentement sur ce point.
Elles se virent donc
obligées de s'adresser à M. Triault, vicaire de la paroisse, qui devint plus
tard curé de Saint-Aubin-des-Ormeaux. Ce digne prêtre consentit à être leur
confesseur, et il leur rendit les plus grands services, dans les circonstances
critiques où elles étaient alors, et où elles se trouvèrent dans la suite. Il
les encouragea tout d'abord à faire un saint usage de leurs croix, et les engagea
fortement à ne pas quitter Saint-Laurent, lorsqu'elles délibéraient entre
elles si elles ne retourneraient pas à l'hôpital de Poitiers, où on les
désirait ardemment.
Madame de Bouillé
contribuait elle-même, sans le vouloir, à augmenter l'ennui qu'éprouvaient par
ailleurs le Filles de la Sagesse. Elle demeurait dans leur maison et sa
présence devenait pour elles une gène, d'autant plus que son zèle la portait à
s'occuper de tout. Elle entrait dans les sentiments de M. le doyen qui n'aurait
voulu que deux ou trois Sœurs dans sa paroisse, pour faire la classe aux
petites filles et visiter les pauvres malades tandis que la Sœur Marie-Louise
de Jésus songeait à développer et à perpétuer sa Congrégation. Mme de Bouillé
comprit à la fin qu'elle devait se retirer. Remplie d'esprit et d'intelligence,
d'une imagination vive, d'une foi ardente, d'un amour de Dieu qui la portait à
tout entreprendre pour sa gloire, parlant d'une affaire de religion avec le
zèle d'un apôtre et la facilité d'un ange, Mme de Bouillé était propre à
soutenir une maison religieuse sur le penchant de sa ruine, comme elle
travailla et réussit prévenir celle des Filles de Notre-Dame de Poitiers chez
lesquelles elle est morte professe. Cependant, par une trop grande envie de
bien faire, et aussi en épousant les idées du doyen, elle pensa étouffer, dès
son berceau la Communauté des Filles de la Sagesse, à laquelle elle avait
contribué à donner naissance.
Au milieu de leur peine,
les Filles de Montfort ne demeurèrent pourtant pas sans consolation et sans
appui. Elles furent soutenues, en toutes circonstances, par Monseigneur de
Champflour, évêque de La Rochelle ; et les curés les plus respectables du
voisinage leur donnaient les encouragements dont elles avaient besoin, et les
aidaient de leurs bons conseils. Il faut mettre au premier rang de leurs amis
dévoués, avec M. Triault, dont il a été question, M. Mérand, curé de Mortagne,
qui était, dans cette contrée, comme l'œil de l'évêque, et qui avait la confiance
de ses confrères et de tout le public, et M. Rigaudeau, vénérable curé de
Saint- Malo, auquel Marie-Louise allait souvent exposer ses embarras et ses
craintes. Il faut dire aussi que Mlle de Laurière, sœur de M. le doyen, se
montra toujours sincèrement et tendrement attachée aux Sœurs et prit leur
défense en toutes rencontres.
Un plus grand sujet de
consolation leur était réservé : le P. Mulot leur fut donné pour Supérieur par
l'évêque de La Rochelle, et les Pères de la Compagnie de Marie, enfants de
Montfort comme les Filles de la Sagesse, vinrent à leur tour habiter
Saint-Laurent. Le P. Mulot, qui devint aussi le Supérieur des Missionnaires,
était né à Fontenay-le-Comte. On voit dans la Vie du Vénérable de Montfort
comment le serviteur de Dieu se l'était attaché et l'avait chargé, en mourant,
de continuer à sa place l'œuvre des Missions. Depuis ce temps, c'est-à-dire depuis
le commencement de la Congrégation, le Supérieur des Missionnaires a toujours
été en même temps le Supérieur des Sœurs de la Sagesse. C'était l'intention
bien connue du Vénérable Fondateur, comme le déclare formellement dans son
testament la Mère Marie-Louise de Jésus.
Les Missionnaires installés
à Saint-Laurent se chargèrent de la direction spirituelle des Sœurs, comme ils
l'ont toujours fait depuis. Ce fut au P. Le Valois que fut confié d'abord ce ministère,
qu'il remplit avec dévouement, intelligence, et piété jusqu'à sa mort, en 1747.
Malgré la pauvreté bien
connue des Sœurs et les oppositions fâcheuses qui se manifestaient au dehors,
quelques novices leur étaient venues ; elles étaient au nombre de quatre. Quand
elles furent suffisamment éprouvées, on voulut leur donner le saint habit de la
religion et les admettre aux vœux. Mais on n'avait ni chapelle, ni oratoire convenable
pour une pareille cérémonie. On proposa à M. le doyen de la faire ; il s'y
refusa. On le pria de permettre au moins que la cérémonie se fit dans l'une des
chapelles de son église ; il s'y refusa de nouveau. Il fallut l'intervention de
l'évêque, et encore ce ne fut qu'après de longues explications avec M. le doyen
que le P. Mulot put faire la cérémonie dans l'église. Il la fit au grand autel
: il chanta une messe solennelle avec diacre et sous-diacre, bénit les habits
des nouvelles professes, et, après qu'elles en eurent été revêtues, les
conduisit au tombeau de leur saint Fondateur, dont les restes vénérés durent
tressaillir en ce moment. C'était le 16 décembre 1722. Ces quatre Religieuses
sont les premières qui aient pris publiquement et avec solennité l'habit des Filles
de la Sagesse. Le Supérieur leur donna leur nom de religion. Elles furent
appelées Sœur du Calvaire, Sœur de la Nativité, Sœur des Anges et Sœur
Séraphique. Cette dernière, comme on l'a dit ailleurs, était la propre sœur de
Marie-Louise de Jésus.
Deux ans après leur
arrivée à Saint-Laurent, c'est-à-dire en 1723, les Missionnaires, qui
habitaient la maison du Chêne-Vert,
où se trouve maintenant l'entrée de la Communauté de la Sagesse, et qui avaient
plus de logement et de terrain que les Sœurs, firent avec elles un échange. Ils
allèrent habiter la Maison-Longue, et
les Religieuses vinrent occuper la maison du Chêne-Vert, qu'elles ont toujours
conservée depuis. C'est celle même année que Monseigneur l'évêque de La
Rochelle autorisa les Missionnaires et les Sœurs à établir dans chacune de
leurs maisons un petit oratoire, où ils pourraient se réunir pour la Messe et
pour tous leurs exercices de piété. Le P. Mulot bénit l'oratoire des Sœurs, et
celui des Missionnaires fut béni par M. Thomas, prêtre de la maison du
Saint-Esprit, à Paris, qui était venu à Saint-Laurent pour s'y consacrer aux
missions, mais que l'obéissance força bientôt à rentrer dans son ancienne
Communauté. Ce digne prêtre entreprit, aussitôt après la bénédiction des deux
oratoires, de faire une retraite d'hommes chez les Pères et une retraite de
femmes chez les Religieuses. Il commença par donner celle des femmes dans la
chapelle des Filles de la Sagesse ; on y vit un bon nombre de personnes des
paroisses voisines, particulièrement de Mortagne.
Dans ce même temps,
l'évêque de La Rochelle voulut venir visiter les Communautés de Saint-Laurent,
dont on lui disait beaucoup de bien, et donner la Confirmation à la paroisse.
Il descendit chez M. le doyen. Son intention était d'aller, le lendemain matin,
dire la sainte Messe dans la chapelle des Sœurs nouvellement bénite ; mais on
l'en détourna. Il officia dans l'église de la paroisse et y donna le sacrement
de Confirmation. Cependant, comme il arriva que quelques personnes n'avaient pu
être présentes, entre autres une des filles de Mme de Bouillé, le vénérable
prélat alla les confirmer dans la chapelle des Sœurs, accompagné de ses
vicaires généraux, de M. le doyen et de tous les prêtres qui se trouvaient à
Saint-Laurent. Cette visite de l'évêque diocésain causa une grande joie aux
Filles de la Sagesse qui n'ignoraient pas qu'elles avaient en lui un protecteur
et père.
Plusieurs novices
arrivèrent alors à la Communauté, et après une épreuve convenable, elles eurent
le bonheur de se revêtir du saint habit de la Sagesse et de se consacrer
entièrement à Dieu. L'une d'elles était connue dans le monde sous le nom de
MIIe Anne Meurier dé Viellauzé. On lui donna en religion le nom de Sœur
Marie-du-Cœur-de-Jésus. Sa vie fut des plus édifiantes. Toutes ses actions
paraissaient animées du plus pur amour de Dieu. Elle désirait ardemment
ressentir; quelque chose de la douleur que causa à Jésus-Christ il couronne
d'épines. Il paraît qu'elle obtint cette faveur ; i car les Sœurs qui ont vécu
de son temps, et avec elle, ont assuré que plusieurs fois elles avaient trouvé
ses coiffes tachées de sang dans l'intérieur. Après avoir été quelque temps
Supérieure à Niort, elle vint mourir à Saint-Laurent, en odeur de sainteté, le
2 juin 1731.
CHAPITRE
II
LES FILLES DE LA SAGESSE PRENNENT DES ÉTABLISSEMENTS A RENNES, A LA
ROCHELLE, ET A LA FLOTTE, DANS L'ILE DE RÉ. — MORT DE LA SOEUR DE LA
CONCEPTION.
Jamais on ne vit plus de
ferveur parmi les Filles de la Sagesse que dans les premiers temps de
l'Institut. Il semblait que plus elles étaient abandonnées des créatures, plus
elles étaient chéries du Créateur, et que leur céleste Epoux augmentait la
mesure des consolations intérieures dont il les inondait, en proportion des
épreuves qu'elles recevaient du dehors, et qu'elles supportaient avec une
inaltérable patience, et des privations volontaires auxquelles elles se
réduisaient pour son amour. Toutes étaient si ferventes et pratiquaient les
vertus propres de leur état avec un si grand courage et une si grande
perfection, que Marie-Louise de Jésus marque dans ses mémoires : « Que la
grande ferveur de ses filles adoucissait toutes les peines et toutes les croix
qu'on lui procurait au dehors, et qu'elles étaient plus contentes dans le sein
de leur pauvreté que ne le sont les princesses au milieu de l'or et de toutes
les autres satisfactions humaines. » Elles n'avaient d'autre ambition que
d'aimer Dieu, de le servir et de demeurer cachées aux yeux du monde. C'est tout
ce qu'elles demandaient, et en quoi elles faisaient consister leur félicité sur
la terre.
Cependant elles
n'étaient pas destinées à demeurer toutes et toujours à Saint-Laurent, occupées
uniquement de leur propre sanctification et des œuvres qui leur avaient été
confiées, à leur arrivée dans cette paroisse. Dieu voulait ouvrir un champ plus
vaste à leur zèle et à leur dévouement religieux. Il voulait les voir porter en
différents lieux et à une infinité de personnes l'édification de leurs vertus.
Elles furent appelées tout d'abord à Rennes, en 1724. Ainsi se vérifia la
parole de Montfort, qui disait, un jour, à la Sœur Marie-Louise de Jésus,
laquelle lui témoignait des inquiétudes au sujet des écoles de La Rochelle : «
Ne soyez point en peine, ma fille, si l'établissement d'ici cesse de subsister
; il y a à Rennes une maison où vous irez. »
Cette maison avait été
achetée par M. le marquis de Magnane, pour y tenir une petite école. Des
demoiselles en furent chargées pendant deux ou trois ans ; mais, comme elles ne
pouvaient s'acquitter convenablement de leurs obligations, on s'adressa à la
Congrégation de Saint-Laurent, qui accepta l'établissement. La Sœur
Marie-Louise de Jésus, accompagnée de la Sœur des Anges, se rendit elle-même à
Rennes, où elle passa six mois, après lesquels elle rentra à la Communauté.
On mit à la tête de la
maison la Sœur Saint Joseph. Elle était de Poitiers, comme nous l'avons dit
ailleurs, et s'appelait dans le monde Jeanne Bourdin. Elle était d'une piété
admirable, et elle n'a point cessé de donner l'exemple des plus rares vertus,
particulièrement d'une patience à toute épreuve. Son désintéressement avait
toute la perfection que demande l'Evangile. Extrêmement sévère pour elle-même,
elle était remplie de douceur et de compassion pour les autres. Elle poussait
la mortification si loin qu'elle évitait de manger ce qui aurait pu tant soit
peu flatter son goût, et elle, préférait toujours ce qui était le plus mal
assaisonné et ce qui était rejeté des autres. C'est dans l'exercice de ces
vertus qu’elle mourut à Rennes, le 28 janvier 1738, à l'âge de 55 ans.
La Sœur des Anges
l'avait devancée dans la tombe. Elle portait dans le monde le nom de Madeleine Renou.
On lui avait donné le nom de Sœur des Anges, parce qu'elle avait effectivement
un air tout angélique. Son extérieur du reste n'était encore qu'une bien faible
image de la candeur de son âme. Pendant son noviciat, elle se montrait si
fervente et si remplie de zèle et de bonne volonté qu'elle portait ses
compagnes à la vertu. Aussitôt qu'elle eut fait sa profession, elle fut envoyée
à Rennes, où elle se mit à faire la classe. Elle avait tout ce qu'il fallait
pour remplir convenablement cet emploi, et Dieu lui faisait la grâce de réussir
d'une manière merveilleuse. Ses élèves ne faisaient pas moins de progrès dans
la vertu que dans la science. En leur apprenant à lire et à écrire, elle les
portait au bien encore plus par ses touchants exemples que par ses leçons. Elle
mourut à Rennes, dans la paix du Seigneur, la Semaine-Sainte de l'année 1736.
Déjà le ciel avait reçu
un autre ange de la terre qui n'avait fait que passer dans l'établissement de Rennes
: c'était la Sœur Catherine. Elle était de la Châtaigneraie, et s'appelait
Péraudeau. Un saint prêtre qui l'avait connue dès son bas âge, et qui lui avait
donné le conseil d'entrer à la Sagesse, la regarda toujours comme une
prédestinée. Celles qui ont fait leur noviciat avec elle ont assuré qu'elle
avait un amour de Dieu si ardent que très-souvent elle ne pouvait en retenir
les saints transports. Tout son plaisir était de parler de Dieu. Ne pouvant
épancher son cœur dans ses paroles, autant qu'elle l'aurait désiré, parce que
le silence était presque, toujours gardé, ses yeux, qui se remplissaient de
larmes, suppléaient à ses entretiens et trahissaient la violence qu'elle était
obligée des se faire. A la fin de son noviciat, on l'envoya à Rennes, où elle
ne resta que cinq semaines. Son divin Epoux voulut la retirer de ce monde, pour
la placer au milieu des lis de pureté et d'innocence, parmi lesquels il a fixé
son séjour. Elle termina sa courte mais bien sainte carrière, au mois d'août
1731.
Son corps fut déposé
dans le cimetière de Saint-Etienne. Sept ou huit ans après sa mort, le
fossoyeur, pensant que ce corps devait être consumé, ouvrit la même fosse.
Quelle ne fut pas sa surprise, lorsque, après avoir creusé la terre à quelques
pieds de profondeur, il trouva que la châsse qui le renfermait était tout
entière, et que la cape qui l'enveloppait paraissait aussi bonne que si elle
eût été mise là tout récemment. Il remit la terre sur le cercueil. Dès lors
plusieurs personnes eurent confiance dans les mérites de cette fervente
Religieuse, et ont assuré avoir obtenu, par son intercession, les faveurs
qu'elles avaient demandées à Dieu.
Les Filles de la Sagesse
ne tardèrent pas à être appelées à La Rochelle, pour y prendre le gouvernement
de l'hôpital Saint-Louis. Nous avons vu que la Sœur Marie-Louise de Jésus, en
quittant cette ville pour retourner à Poitiers, y avait laissé les Sœurs de
l'Incarnation et de la Croix, qui étaient rentrées dans leurs familles. La Sœur
de l'Incarnation, qui avait quitté l'habit des Filles de la Sagesse, ainsi que
la Sœur de la Croix, souffrait pourtant de ne plus porter l'habit religieux.
Elle résolut de prendre un vêtement qui devait la distinguer des personnes du
monde. Conservant la coiffe des Filles de] la Sagesse, elle prit une robe
noire, et porta le chapelet à son côté et le crucifix sur sa poitrine. Avec cet
habit qui était modeste, mais qui n'était pas celui qu'avait désigné Montfort,
elle resta deux ans chez sa mère, s'occupant à faire l'école des petites
filles.
Il y avait alors dans la
chapelle de l'hôpital Saint-Louis une confrérie de Sœurs de la Croix, instituée
par Montfort ; la Sœur de l'Incarnation s'y enrôla. M. Bellon, prêtre d'une
grande piété, en était directeur. Sachant que cette fille était une de celles
qui avaient demeuré dans la Communauté de la Sœur Marie-Louise de Jésus, il lui
conseilla de former un établissement semblable, ajoutant qu'il croyait que Dieu
demandait cela d'elle. Il promit de l'aider et de lui trouver des compagnes. Il
lui indiqua aussi l'endroit de la paroisse Saint-Nicolas où elle devait
s'installer. La Sœur de l'Incarnation accepta ce projet et se mit à l'œuvre. Bientôt
la Sœur de la Croix vint se joindre à elle, ainsi que quatre autres jeunes filles
véritablement pieuses, qui prirent bientôt les noms de Sœur de la Visitation,
Sœur de l'Enfant-Jésus, Sœur Marie et Sœur Françoise. Elles se faisaient
appeler Filles de la Sagesse. On crut voir renaître à La Rochelle la Communauté
delà Sœur Marie-Louise de Jésus. Quelques paroisses demandèrent même des Sœurs
de cette maison pour faire la classe, et l'on envoya la Sœur de la Croix à Esnandes
et la Sœur Françoise à Chaillé.
M. l'abbé Bourgine,
chanoine et secrétaire de Mgr l'évêque de La Bochelle, ayant remplacé M.
Bellon, s'aperçut bientôt que ces filles, qui composaient la Communauté de
Saint-Nicolas, n'observaient qu'imparfaitement la Règle de Montfort qu'elles
n'avaient pas, mais qui se trouvait entre les mains du P. Mulot, Supérieur des
véritables Filles de la Sagesse. Il pria alors le prélat, qui allait visiter
Saint-Laurent, de vouloir bien demander cette Règle. Le sage Supérieur ne crut
pas devoir la refuser à son évêque. Dieu bénit son obéissance ; car l'évêque,
ayant été informé de tout ce qui se passait, de retour dans sa ville épiscopale,
manda la Sœur de l'Incarnation et la pressa fort de rentrer dans sa première
Congrégation. Elle le désirait, mais elle avait peine à abandonner sa mère, son
pays et sa Communauté naissante. Du reste, elle se montrait toujours pleine
d'estime et d'affection pour celle que Montfort avait choisie, de la part de
Dieu, pour être la Fondatrice de la Congrégation de la Sagesse. Elle ne faisait
point de difficulté de la reconnaître encore pour la véritable Supérieure de
cette Congrégation. Elle eût été heureuse de la voir et de s'entretenir avec
elle. Aussi saisit-elle avec empressement l'occasion de venir, une première
fois, à Saint-Laurent, pour y conduire sa jeune sœur au noviciat, et, une
seconde fois, pour l'en retirer, parce qu'on ne la croyait pas appelée à l'état
religieux. A son dernier voyage à Saint-Laurent, elle y fit une retraite de dix
jours. Il était bien difficile que le tombeau de Montfort et la compagnie de sa
première Supérieure et de ses véritables Sœurs ne fissent pas sur elle de
salutaires impressions.
De retour à La Rochelle,
elle, paraissait plus disposée que jamais à se réunir à la Communauté de
Saint-Laurent. Elle entretenait avec la Sœur Marie-Louise un certain commerce
de lettres ; elle l'appelait sa Supérieure et ne lui donnait point d’autre
titre, lorsqu'elle en parlait devant ses compagnes. Ainsi les esprits et les
cœurs se préparaient à un rapprochement qui devait être sincère et durable.
Sachant ce qui se
passait à La Rochelle, la Sœur Marie-Louise crut qu'il serait bon d'y faire un
voyage. Elle le fit en effet ; et, à son arrivée, elle alla descendre à la
maison de Saint-Nicolas. Elle y fut reçue avec respect et affection, et elle y
demeura deux mois. Elle sut si bien gagner l'esprit et le cœur des vertueuses
Sœurs par sa prudence, sa douceur, son affabilité, et par toutes les marques
d'attachement qu'elle leur donnait, qu'elle ne tarda pas à les convaincre
qu'elles ne pouvaient se flatter de porter le nom de Filles de la Sagesse, à
moins qu'elles ne fussent réunies à celles de Saint-Laurent; que c'était là le
chef-lieu de la Congrégation ; qu'elles devaient toutes porter l'habit que leur
Père leur avait donné, et ne se conduire que par son esprit. La Sœur de, l'Incarnation
fut la première à l'assurer de son obéissance ; elle lui protesta qu'elle ne
demandait pas mieux que de se ranger sous sa conduite, et qu'elle était prête à
partir pour Saint-Laurent, le jour qu'elle lui marquerait. Les autres en firent
autant, et toutes se disposèrent à se mettre en route au premier ordre de leur
Supérieure générale. Quel sujet de consolation pour Marie-Louise de Jésus !
Un autre sujet de joie
l'attendait encore à La Rochelle : on lui demanda des Sœurs pour l'hôpital
Saint-Louis. Elle en écrivit au P. Mulot qui lui répondit qu'elle ferait bien
de traiter cette affaire. Après avoir consulté l'évêque de Poitiers, qui fit le
plus bel éloge des Filles de la Sagesse ; après avoir demandé et obtenu le
consentement de Mgr de Brancas, évêque de La Rochelle, qui venait de succéder à
Mgr de Champflour, décédé le 25 novembre 1724, les administrateurs de l'hôpital
convinrent avec la Supérieure générale des conditions du traité, qui fut signé
le 13 juin 1725.
Le Père Mulot envoya à
la Sœur Marie-Louise de Jésus quatre Filles de la Sagesse, les Sœurs de la Conception,
Madeleine, de la Nativité et du Calvaire, qui furent suivies bientôt de la Sœur
du Sacré-Cœur. Peu après, arriva à l'hôpital, en qualité d'aumônier, le Père
Vatel, qui rendit aux Sœurs les plus grands services et fit cesser dans la
maison une foule d'abus. Tout changea de face dans cet hôpital, où il y avait
tant à faire. Nous croyons devoir citer ici une pièce écrite et signée, en
1730, par les administrateurs et les directeurs de l'établissement ; ils ne
pouvaient pas faire un plus bel éloge des Sœurs.
« Nous, directeurs et
administrateurs de l'hôpital général de la ville de La Rochelle, certifions et
attestons que les Dames qui, sous le nom de Filles de la Sagesse, gouvernent
l'hôpital depuis cinq ans, nous édifient continuellement par le bon ordre
qu'elles y font observer, par les exemples de vertus qu'elles y donnent, et par
leur douceur et leur charité envers les pauvres. Jamais l'intérieur de
l'hôpital n'a mieux été réglé que depuis que ces Dames en ont la direction. La
paix y règne ; les exercices de religion y sont multipliés et touchants ;
chacun s'y tient dans le devoir, sans marquer aucun dégoût ; les enfants y
vivent sans regretter l'abandon que leurs parents ont fait d'eux ; les
vieillards, par la sérénité de leur visage, annoncent la tranquillité dont ils
jouissent ; les infirmes souffrent patiemment leurs maux, en considération
du zèle qu'on apporte à les soulager ; ceux que l'état de leur santé retient au
travail témoignent, par les cantiques du Seigneur dont ils accompagnent leur
travaux, qu'ils s'y soumettent avec plaisir. Enfin, de près de 600 personnes
dont cet hôpital est composé, il n'en est aucune qui fasse paraître le moindre
mécontentement. Dans les fréquentes visites que nous faisons de cette maison,
nous trouvons toujours de nouveaux sujets d'admirer la prudence, la sage
économie et la charité de ces Dames ; et plus d'une fois nous nous sommes vus
obligés de les exhorter à modérer l'excès de leur zèle. C'est le témoignage que
nous avons cru devoir rendre de leur conduite.
« Fait et arrêté au
bureau de l'hôpital général, à La Rochelle, le 9 août 1730.
« Signé : Métayer;
Bourot ; Bourgine ; Bernard de Launay ; Bouchereau, procureur du roi ; Nectoux
; Valin ; Paquier de Beaurepaire ; Hillerin ; Vincent Bureau. »
La Sœur Marie-Louise de
Jésus, après avoir tout réglé à l'hôpital et y avoir établi la Sœur de la
Conception en qualité de Supérieure, passa dans l'île de Ré, pour s'entendre
avec M. le curé de la Flotte et les notables de cette paroisse qui demandaient
deux Filles de la Sagesse : l'une pour le soulagement des pauvres, l'autre pour
l'instruction des jeunes filles. Cette affaire étant décidée, et le traité
ayant été signé, le 25 août 1725, la Supérieure générale reprit le chemin de La
Rochelle, d'où elle partit pour Saint-Laurent avec la Sœur de l'Incarnation et
la Sœur de la Visitation.
La Sœur de l'Incarnation
fut, peu de jours après, envoyée comme Supérieure à la Flotte. On peut dire
qu'elle méritait cette marque de confiance. Depuis sa réunion avec ses Sœurs,
elle a constamment et fidèlement servi la Congrégation dans les différents
postes où elle a été placée par ses Supérieures, comme à la Flotte, à
Saint-Loup, au Château d'Oleron, à Poitiers, à Montendre et enfin à Rennes, où
elle a saintement terminé sa carrière, le 22 janvier 1767.
La Sœur de la Conception
ne demeura pas longtemps Supérieure de l'hôpital de La Rochelle ; Dieu l'appela
bientôt à lui, et sa mort dut être le sujet de l'une des plus grandes
tristesses qu'eût ressenties Marie-Louise de Jésus, qui perdait en elle sa
première compagne, choisie par Montfort lui-même.
La Sœur de la
Conception, dans le monde Mlle Brunel, était d'une honnête famille de Poitiers ;
mais son père et sa mère lui furent enlevés, lorsqu'elle était encore bien
jeune, et ils ne lui laissèrent presque rien. Sa sœur aînée en prit soin, et,
craignant que son humeur naturellement gaie ne l'entraînât dans la dissipation,
elle la recommanda à Montfort qui allait quelquefois dans leur maison, quand il
était aumônier de l'hôpital. L'homme de Dieu n'omit rien pour seconder les
intentions de cette vertueuse fille. Il parlait souvent de Dieu à sa jeune sœur
et l'exhortait à prendre sans réserve le parti de la dévotion. Elle, pour
rompre l'entretien, ou peut-être par un pur effet de son enjouement, se mettait
à chanter quelques couplets de chansons mondaines. C'était fournir au saint
homme une matière où son zèle ne manqua jamais de déployer toute sa force. Il
la reprenait donc ; mais elle ne faisait que rire de ses réprimandes, et lui répondait
qu'elle ne donnait aucune attention au sens des paroles ; qu'il n'y avait que
l'air qui lui faisait plaisir, et que, s'il voulait lui composer un cantique
sur le même air, elle le chanterait volontiers et laisserait de côté la
chanson. Le pieux aumônier, touché de cette bonne disposition, acceptait la
condition avec une amabilité charmante, et savait la remplir. Il s'appuyait un
peu la tête de la main pour réfléchir, et, un instant après, il lui donnait un
cantique sur l'air qu'elle désirait. Mlle Brunet aimait aussi les fleurs et en
portait sur elle ; ce qui fournit l'occasion à Montfort de lui donner de
fréquentes leçons sur la vertu d'humilité et sur la mortification chrétienne.
Cet habile maître sut si bien, par sa douceur et ses pieuses industries,
s'insinuer dans son esprit qu'il réussit à la détacher du monde et à lui
inspirer la résolution de se donner toute à Dieu. Elle avait beaucoup de
fermeté et de courage dans les occasions les plus difficiles, et conserva
toujours son esprit de gaîté dont elle sanctifia l'usage. Montfort, qui
connaissait son caractère et toutes ses bonnes qualités, fut heureux de
l'associer à Marie-Louise de Jésus, comme une personne qui l'aiderait à
supporter les croix qu'il prévoyait lui devoir arriver.
Elle avait un grand
fonds de vertu qu'elle cachait sous un extérieur aisé. Charitable pour ses
Sœurs, elle était dure pour elle-même, gardant toujours ce qu'il y avait de
plus mauvais pour son usage. Courageuse jusqu'à l'excès, elle ne connaissait
aucun danger, quand il s'agissait de rendre service aux malades. Elle aurait
passé les jours et les nuits à les secourir, si l'obéissance !e lui eût permis.
Elle avait un talent particulier, non-seulement pour les consoler, niais encore
pour charmer leurs maux, pendant quelques moments, jusqu'à exciter un sourire
de joie sur le visage des plus accablés et des plus mélancoliques. Dieu voulut
récompenser sa charité, en lui envoyant à elle-même une douloureuse maladie,
qui devait lui procurer une infinité de mérites ; ce fut une colique
néphrétique qu'elle supporta pendant dix ans, sans en rien dire, par amour pour
la pénitence. Jamais on n'eût pu croire, en la voyant toujours aimable et
souriante, qu'elle portait habituellement une croix aussi lourde. Il n'y avait
que six mois qu'elle était Supérieure à La Rochelle, lorsque ce mal augmenta à
un tel point que, dans peu de jours, elle fut enlevée de ce monde, pour aller
recevoir au ciel la récompense de ses vertus. C'était le 14 décembre 1725, dans
l'octave de l'Immaculée-Conception de la Sainte Vierge, dont elle portait le
nom ; elle était âgée de 60 ans. A cause de sa grande vertu et de tout le bien
qu'elle avait déjà fait à l'hôpital, on l'inhuma dans la chapelle même de cet
établissement.
Elle fut remplacée par
la Sœur Madeleine, que la Mère Marie-Louise de Jésus alla installer elle-même à
l'hôpital Saint-Louis. Cette vénérable Mère resta quelque temps dans cette
maison qu'elle aima toujours d'un amour particulier, et dans laquelle elle ne
cessa de donner l'exemple des plus admirables vertus religieuses. Dans cette
circonstance, elle voulut se soumettre elle-même à la nouvelle Supérieure
locale, comme la dernière des Sœurs. Si elle se servait de son autorité auprès
d'elle, ce n'était que pour en exiger des choses dans lesquelles on ne sait ce
que l'on doit le plus admirer, ou de l'humilité de la Mère, ou de l'obéissance
simple et aveugle de la fille. Elle lui enjoignait de la reprendre de ses
fautes.
Lorsqu'elle se préparait
à la confession, elle l'obligeait à lui dire charitablement tout ce qu'elle
avait trouvé de répréhensible en elle, et même elle en vint jusqu'à la
contraindre de la traiter comme la dernière des pécheresses et de lui dire des
paroles humiliantes, qu'elle écoutait dans une posture plus humiliante encore.
C'était, à la vérité, une contrainte bien cruelle pour la pieuse Sœur Madeleine
que de traiter ainsi sa Supérieure et une Supérieure telle que Marie-Louise de
Jésus ; mais celle-ci l'exigea d'elle à deux différentes fois, et la fille aima
mieux s'y résoudre que de désobéir, et de contrister une Mère qui lui était si
chère et dont elle admirait l'héroïque vertu.
Après avoir donné de si
beaux exemples à ses filles de la Rochelle, la Mère Marie-Louise de Jésus
retourna à Saint-Laurent, en emmenant avec elle la Sœur de l'Enfant-Jésus qui
était restée à l'établissement de Saint-Nicolas, et qui fut bientôt renvoyée
avec les Sœurs de Saint-Louis, dès qu'elle eut pris l'habit des Filles de la
Sagesse. La petite Communauté de Saint-Nicolas disparut alors pour toujours.
CHAPITRE
III.
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TENTATIVE D’UN
ÉTABLISSEMENT A FONTENAY. — LES FILLES DE LA SAGESSE A L'HOPITAL DE NIORT. - LE
ROI LOUIS XV ACCORDE SA HAUTE ET PUISSANTE PROTECTION AUX COMMUNAUTÉS DE SAINT-LAURENT.
Dans une lettre écrite
par la Sœur Marie-Louise à sou frère de Poitiers, et datée du 10 novembre 1726,
on voit que les Filles de la Sagesse étaient alors au nombre de 24, dont 5 à La
Rochelle et 3 à Rennes. Dans cette même année, elles reconnurent comme leur
établissement celui d'Esnandes, où la Sœur de la Croix avait été envoyée par la
maison de Saint-Nicolas. Elles entrèrent aussi, mais pour bien peu de temps, à
l'hôpital de Fontenay ; elles n'y restèrent que six mois. La Sœur Marie-Louise
s'y était rendue avec trois autres Sœurs, dans l'espérance que le contrat
allait être signé aussitôt, comme on le lui avait dit ; mais les
administrateurs voulurent y insérer des clauses et des conditions qu'il n'était
pas possible d'accepter. Cependant les Sœurs ne demeurèrent pas oisives ; elles
se mirent au travail avec une ardeur et un dévouement au-dessus de tout éloge.
Voyant enfin qu'on ne pouvait aboutir à aucun arrangement, et que d'ailleurs
elles ne trouvaient que des épreuves et des traverses en récompense de leur
zèle, elles prirent le parti de se retirer, suivant en cela l'avis de Mgr
l'évêque de La Rochelle lui-même.
Dieu, qui ne voulait pas
les Filles de la Sagesse à Fontenay, les fit entrer, en 1728, à l'hôpital de
Niort. La sœur Marie-Louise de Jésus y passa d'abord six mois, avec ses autres
filles qu'elle avait amenées de Saint-Laurent ; puis elle rentra à la
Communauté, en laissant la Sœur de la Visitation comme Supérieure. Elle
retourna plusieurs fois dans cet hôpital, qui devint, au commencement, comme un
tombeau pour les Filles de la Sagesse.
Cette maison était dans
le plus pitoyable état ; il n'y avait ni ordre, ni économie, ni propreté. On ne
peut entrer dans le détail de tout ce que firent les Sœurs, et particulièrement
la vénérable Supérieure générale, que les pauvres, qui la regardaient avec
raison comme leur bienfaitrice et leur mère, appelaient la Mère Jésus. Laissons
parler les administrateurs de l'hôpital, voulant eux-mêmes rendre un juste
hommage à l'intelligence, au dévouement et à la charité des Sœurs.
« Nous, administrateurs
de l'hôpital général de Niort, certifions que les Sœurs instituées sous le nom
de Sœurs de la Sagesse par feu M. de Montfort, Missionnaire apostolique, dans
les diocèses de Poitiers, La Rochelle et Luçon, sont dans notre hôpital depuis
environ dix-huit mois ; qu'elles le gouvernent avec beaucoup d'économie, de
charité pour les pauvres et d'édification ; qu'elles y travaillent de leurs
mains, sans s'épargner, et même au-delà de leurs forces ; en sorte que, depuis
deux mois, il en est décédé trois par leur travail immodéré ; et que, quelque
avertissement qu'on ait donné sur cela, on n’a pu arrêter l'effet de leur zèle.
Ainsi nous regardons leur établissement comme très-utile, et même absolument
nécessaire pour le bien de notre hôpital.
« A Niort, ce 27 octobre
1730. Bouget ; Bonneval ; Bandin, etc.. »
-
Les trois Sœurs dont il
est parlé ci-dessus sont les Sœurs du Silence, de la Visitation et Gabriel. La
Sœur du Silence fut la première qui devint la victime de si trop grande ardeur
au travail. Elle ne se ménageait point, oubliant que la charité même
l'autorisait à le faire, pour rendre de plus longs services aux pauvres. Elle
succomba le 25 juillet 1730. La Sœur de la Visitation la suivit de près. Sa
mort répandit la consternation dans tout l'hôpital, car elle y était aimée et
respectée, comme elle le méritait. Elle était de l'île de Ré, et s'appelait
dans le monde Marie Boissonnière. C'est la première personne qui se réunit à la
Sœur de l'Incarnation, quand elle commença sa petite Communauté de Saint
Nicolas, à La Rochelle. Elle était d'une douceur que prévenait tous les esprits
en sa faveur, et ramenait le caractères les plus difficiles. Tous les pauvres
la regrettèrent et la pleurèrent comme leur mère. Peu de jour-après, mourut la
Sœur Gabriel, épuisée, comme les autres, de travaux et de fatigues, mais
également mûre pour le ciel. Avant de rendre, le dernier soupir, elle eut
consolation de voir et d'entendre la Mère Marie-Louise Jésus, qui venait
d'arriver à l'hôpital, et y resta encore huit mois dans l'exercice du zèle le
plus ardent et de la charité la plus tendre.
La mort était encore sur
le point de moissonner un autre Fille de la Sagesse, appelée Sœur Thérèse. Elle
était à l'agonie et n'avait plus de connaissance. La Supérieure générale, qui
était à côté de son chevet, se retire un instant ; elle entre à la chapelle,
tombe à genoux et recommande sa fille au P. de Montfort. A peine sa prière est-elle
faite que la malade se réveille comme d'un profond sommeil. Elle reconnaît sa
Supérieure, qui est revenue auprès de son lit. « Je sais bien, ma Mère, lui-dit-elle,
que vous avez prié notre Père de Montfort pour ma guérison, car il m'a semblé
voir que vous me présentez à lui. Je n'ai plus de mal ; qu'on me donne quelque
chose à manger, car je suis guérie. » Cet événement, comme on le pense bien,
fit beaucoup d'impression sur tous les habitants de l'hôpital, et augmenta encore
l'estime que l'on avait pour la vénérable Supérieure.
A la Sœur de la
Visitation avait succédé la Sœur Marie-du-Cœur-de-Jésus qui alla mourir à
Saint-Laurent, en odeur de sainteté, le 2 juin 1731, comme nous l'avons vu
ailleurs. Elle fut remplacée à son tour par la Sœur de la Force, qui ne demeura
pas longtemps Supérieure de l'hôpital de Niort, et mourut elle-même, l'année
suivante. La Sœur de la Force s'appelait dans le monde Mlle de l'Espinay ; elle
était de Nantes. Le P. Mulot, qui la connaissait, lui avait permis de venir à
la Communauté, pour voir si elle s'y accoutumerait. Elle y arriva en effet avec
les livrées du monde qui, sous le prétexte des bienséances et de la condition,
ne servent trop souvent qu'à nourrir la vanité. Bientôt les rubans dont sa tète
était chargée ne furent plus consacrés qu'à orner la victime. Jésus-Christ
voulait faire de cette âme son épouse chérie ; il voulait la faire monter avec
lui dans le ciel, en la faisant passer par la Congrégation de la Sagesse, dont
elle devait être une des gloires. Le P. Mulot, donnant une retraite à la
Communauté, permit à Mlle de l'Espinay d'y assister. Elle en profita si bien
qu'elle n'eut point envie de retourner à Nantes. Détrompée de toutes les
fausses joies et de toutes les vanités du monde, elle en laissa, comme
Madeleine, les débris aux pieds de Jésus-Christ, qu’elle choisit pour son Epoux.
Elle changea ses brillantes parures pour l'habit simple et modeste des Filles
de la Sagesse. Ce fut en récompense de ce sacrifice si courageux que le
Supérieur voulut lui donner, à sa profession le nom de Sœur de la Force.
Il fallait réellement de
la force d'âme et de corps pou occuper la place de Supérieure à l'hôpital de
Niort, l'époque dont nous parlons. Les travaux y étaient ton jours si
multipliés et si accablants pour les Sœurs qu'elles avaient peine à y tenir.
Toute la ville était témoin d leur dévouement, que les administrateurs
eux-mêmes cherchaient à modérer. Elles ne croyaient jamais en faire trop, quand
elles pensaient à Celui pour qui elles travaillaient. Leur zèle était sans
doute bien agréable à Dieu; mais peut-être auraient-elles dû songer davantage
qu'il n'était pas obligé de multiplier les miracles pour les empêcher de
mourir. La Sœur de la Force se sentit à son tour épuisée de fatigues, et elle
comprit bientôt qu'elle ne devait pas aller bien loin. Elle demanda à se rendre
à Saint-Laurent pour y faire sa retraite et y passer quelques jours dans le
recueillement. Là elle fut attaquée d'un abcès à la tête, lequel ne se déclara
qu'après sa mort. Ceux qui en furent les témoins admirèrent sa patience au
milieu des plus grandes douleurs. Elle termina sa vie si édifiante et si pleine
de bonnes œuvres, le 15 octobre 1732.
Avant de quitter
l'hôpital de Niort, nous dirons encore que la Sœur Dorothée y mourut le 35
avril 1740, âgé seulement de 30 ans. Elle était chargée du double emploi de la lingerie
et de l'infirmerie. Comme le nombre des malades était fort grand, et que la
Sœur avait pour tous ces malheureux une charité tendre et attentive, elle était
toujours occupée à les soigner et à les médicamenter. Elle contracta une
maladie terrible qui lui causa les plus vives souffrances. Elle endurait tout
avec une patience admirable. Elle mourut saintement comme elle avait vécu.
C'est ainsi que
Marie-Louise de Jésus voyait ces vierges sages entrer avant elle dans la salle
de l'Epoux, à la suite duquel elle les avait rassemblées. Elle n'était pas
insensible assurément à la perte de ses filles bien-aimées : son cœur de mère
en souffrait cruellement ; mais ce qui mettait dans son âme une joie ineffable,
c'était la pensée que ces filles si vertueuses recevaient sans doute la
couronne du ciel, et que devant le trône de Dieu elles n'oubliaient pas leur
Mère et leur Congrégation. Le Seigneur consolait encore d'une autre manière sa
fidèle servante, en inspirant à de pieuses filles du monde la pensée de se
faire Religieuses et d'entrer dans la Congrégation de la Sagesse. Non-seulement
les vides faits par la mort se remplissaient, mais encore le nombre des
Religieuses augmentait peu à peu ; ce qui permettait de faire quelques nouveaux
établissements. On en fonda quatre, en 1732, à la Guerche, à
Rochefort-en-terre, à Doix et à Saint-Xandre.
Dans cette même année,
la Congrégation de la Sagesse obtint une faveur royale dont elle avait grand
besoin. La maison de Saint-Laurent était toujours d'une pauvreté extrême. Les
Sœurs en étaient venues au point de ne pouvoir subsister que par la charité
publique. Elles n'avaient ni blé, ni argent, ni personne qui voulût leur en
prêter. Le P. Vatel se mit à faire la quête pour elles, afin de les nourrir.
Pour comble de misère, on les tracassait de toutes façons ; on voulut même les
obliger à payer les impôts. Un gentilhomme du voisinage adressa pour cet effet
à l'Intendant du Poitou une requête calomnieuse, qu'il avait fait signer par
douze ou quinze habitants du bourg, sans nom, ni caractère. Cette affaire
heureusement n'eut point de suite.
Plus tard on vint encore
à la charge ; mais, cette fois, les persécutions qu'on faisait subir à la
Congrégation de la Sagesse tournèrent à son avantage. Quatre ou cinq ans
auparavant, elle avait eu recours à l'Intendance du Poitou, et on lui avait
fait justice. En 1732, elle crut devoir recourir à une autorité supérieure, et
ce fut celle du Roi même qu'elle réclama. Les Sœurs avaient en Cour de
puissants protecteurs, qui représentèrent l'utilité d'un pareil établissement,
et, en même temps, les persécutions cruelles et injustes qu'on ne cessait de
lui susciter. L’affaire fut portée au Conseil du Roi, et, après un mûr examen,
Sa Majesté ordonna à M. de Maurepas d'écrire aux Intendants de Poitiers et de
La Rochelle d'avoir à favoriser, dans toutes les occasions, l'établissement des
Filles de la Sagesse, si utile dans son royaume, et, en même temps, de mander à
leur Supérieure de Saint-Laurent-sur-Sèvre qu'elle eût à continuer ses ouvres
de charité sous sa royale protection. Ces lettres si favorables aux Filles de
la Sagesse, et qui leur assuraient la haute et puissante protection de Louis
XV, sont datées de Fontainebleau, du 27 octobre 1732.
CHAPITRE
IV.
ETABLISSEMEXTS DES
FILLES DE LA SAGESSE A MONTBERNAGE, AU CHATEAU D’OLERON, A CORON ET A HERMENAULT.
— LES SOEURS AGNES ET MARGUERITE.
Lorsque le Roi Louis XV
eut déclaré qu'il prenait sous sa haute protection la Congrégation de la
Sagesse, on cessa, pour le moment, d'inquiéter de saintes Religieuses qui
avaient embrassé la pauvreté volontaire et qui la pratiquaient dans toute sa
rigueur. Si quelquefois peut-être elles gémissaient d'être si pauvres, ce
n'était pas à cause d'elles-mêmes et des grandes privations qu'elles étaient
obligées d'endurer, mais parce que leur pauvreté extrême les mettait dans
l'impuissance de soulager d'autres pauvres qu'elles aimaient. Il est vrai qu'elles
ont toujours été disposées à leur donner leurs prières, leurs conseils, leurs
soins, leur santé et même leur vie. C'est ainsi qu'elles pouvaient faire
l'aumône et n'ont jamais cessé de la faire, même au milieu de leur plus grande
pauvreté. Plus tard, quand la divine Providence aura accordé aux Filles de la
Sagesse des ressources suffisantes, elles seront heureuses de partager aussi
avec les pauvres leur pain de chaque jour.
Dieu montrait à ces ferventes
Religieuses qu'elles faisaient son œuvre, non point en leur accordant les biens
de ce monde, mais en les comblant de ses grâces dont elles savaient si bien
profiter, en inspirant à de jeunes filles vertueuses la pensée d'entrer dans
leur Communauté, en leur procurant des établissements, où elles faisaient un
bien immense. En 1733, elles s'établirent à Montbernage, faubourg de Poitiers,
et acceptèrent la direction de l'hôpital militaire du Château d'Oleron.
La Mère Marie-Louise de
Jésus dut éprouver une grande joie, en voyant que ses filles étaient appelées à
Montbernage, que Montfort avait évangélisé avec tant de zèle et de succès, et
qui conservait un si précieux souvenir du saint Missionnaire. Elle y envoya
deux de ses Sœurs, qui là comme ailleurs trouvèrent tout dans un mauvais état.
La pauvre maison qui devait les recevoir était appuyée contre un rocher et pour
cela fort malsaine. Le même réduit leur servait de chambre de récréation et de
réception, de grenier, de classe et de cuisine. Elles n'avaient pas même les
ustensiles les plus nécessaires pour le ménage. Mais les voisins, qui se sont
toujours montrés pleins de bonté envers les Sœurs de la Sagesse, se faisaient
un plaisir de leur prêter ce dont elles avaient besoin. Des personnes pieuses
firent, même une quête à leur insu, afin de faire construire un bâtiment plus sain
et plus logeable ; bien plus, on fournit les ressources suffisantes pour la
construction d'une chapelle, qui fut bénite en grande solennité par M. Guillot,
grand-chantre de l'église de Sainte-Radegonde et vicaire général, le 2 mars
1734. On plaça dans une niche, au-dessus de l'autel, une statue de la Sainte Vierge
donnée autrefois par Montfort et bénite sous le nom de Reine des Cœurs. On mit
aussi sur le mur, contre lequel est appuyé l'autel, cette inscription :
« Les vœux et les
prédictions que le saint prêtre Grignon de Montfort faisait en 1705 sont
heureusement accomplis. La grange de la Bergerie est enfin changée en une
église, et consacrée au vrai Dieu sous le titre de l'Immaculée-Conception de la
divine Marie. »
La petite Communauté de
Montbernage était au comble de la joie, lorsque Dieu lui envoya une épreuve terrible.
Un incendie s'étant allumé dans la maison faillit dévorer la chapelle, qui fut
préservée heureusement des flammes, grâce aux prompts secours apportés par les
habitants du quartier, et peut-être aussi aux prières ferventes adressées par
les Sœurs et de pieuses femmes à Notre-Dame des Cœurs Plus tard, le 11 janvier
1768, cet établissement éprouva un accident non moins effroyable. Entre une et
deux heures de la nuit, un épouvantable écroulement de rochers se fit sur la
maison. Les toitures furent écrasées, les cloisons renversées, des chambres
encombrées par les pierres, qui s'élevaient à la hauteur des lits; et, par une
sorte de prodige, les Sœurs et les autres personnes enveloppées par ces masses de
rochers n'eurent pas le moindre mal.
La Mère Marie-Louise de
Jésus se rendit au Château d'Oleron dans le mois de septembre 1733, pour y
prendre le gouvernement de l'hôpital militaire. Elle y fit venir, bientôt
après, sept de ses filles. La Supérieure générale resta trois ans dans cette
maison, et y fit un bien immense, tant pour le spirituel que pour le matériel.
Les officiers lui rendaient témoignage que leurs soldats n'avaient jamais été
mieux soignés, plus proprement servis, plus tôt guéris, et même, disaient-ils,
plus dévots. Des conversions nombreuses eurent lieu parmi les malades, même
parmi ceux qui étaient protestants, conversions auxquelles les Sœurs,
particulièrement la Supérieure, eurent la plus grande part, soit par leurs
douces paroles, soit par leurs soins touchants, soit par l'exemple de toutes
leurs vertus, soit par leurs continuelles et ferventes prières.
Au commencement de 1734,
il fut grandement question de fonder un établissement au Canada. Mgr l'évêque
de Québec désirait avoir des Pères de la Compagnie de Marie et des Filles de la
Sagesse dans sa ville épiscopale. On pensait que de là ils se répandraient dans
le Nouveau-Monde ; mais des difficultés locales empêchèrent ce projet de se
réaliser. Dans cette même année, on fonda deux maisons, l'une à Coron, l'autre
à l'Hermenault. L'établissement de Coron nous fournit l'occasion de parler de
l'admirable Sœur Agnès qui a fait dans ce petit hôpital un séjour de deux ans.
Cette incomparable Fille
de la Sagesse s'appelait dans le monde Mlle Antoinette de la Coussaye. Elle
était née à Saint-Porchaire, près Bressuire, et elle appartenait à l'une des
plus nobles familles du Poitou, alliée aux seigneurs et comtes de Vihiers. Elle
fut un prodige de vertu presque dès son berceau. A l'âge de trois ans, on la
mit en pension chez les Religieuses de Notre-Dame, à Poitiers. Dieu lui fit
connaître dès lors, d'une manière si extraordinaire', l'avantage d'être du
nombre des épouses de son Fils, et elle conçut pour elles un si profond
respect, qu'en entrant dans la chambre de l'une de ces Religieuses, elle se mit
à genoux et baisa la terre que celle-ci avait foulée de ses pieds. Elle eût
souhaité ardemment de leur rendre quelques services; mais elle n'en avait ni
l'âge, ni la force. Cependant, pour satisfaire son pieux empressement, elle se
faisait monter sur un escabeau par une domestique chargée de faire les lits des
pensionnaires, et lui demandait par grâce d'en faire quelques-uns, lui donnant
même pour cela de l'argent. On peut déjà juger par là de son attrait pour le
travail et pour les pratiques d'humilité et de mortification. Elle n'avait pas
moins d'amour pour l'obéissance. Elle ne pouvait en souffrir le moindre
manquement dans les autres; et il semble que pieu ait voulu faire connaître par
un miracle combien il agréait en elle cette vertu et le zèle qu'elle avait d'en
recommander aux autres la pratique.
Un jour qu'une de ses
petites compagnes du pensionnat manquait de soumission à sa maîtresse, elle lui
dit : « Vous souffrirez en purgatoire pour votre désobéissance. » Celle-ci,
bien loin de profiter de cet avertissement, ne fit qu'en rire, et lui dit
qu'elle était bien simple de croire qu'il y eût un purgatoire. Aussi surprise
que scandalisée d'une telle réponse, elle répliqua: « Eh bien! prions Dieu
qu'il vous le fasse connaître. «Elles se mirent toutes deux à genoux et firent
leur prière. A l'instant la petite fille sentit l'un de ses doigts brûlé ; elle
jeta les hauts cris. Toute la Communauté accourut à ce bruit. On demanda à
l'enfant ce qui la faisait crier ainsi. Montrant le bout de son doigt noirci
jusqu'à la jointure : « C'est Mademoiselle de la Coussaye, dit-elle, qui est cause
que j'ai le doigt brûlé. » Il l'était de manière qu'il en demeura toujours bien
noir. Ce fait étrange a été rapporté par plusieurs personnes dont la bonne foi
ne pouvait être douteuse. La jeune fille qui, un instant, avait cruellement
souffert, fut si affermie dans la croyance au purgatoire qu'elle ne cessait
d'en parler, et de raconter un événement dont elle pouvait, dans un sens bien
réel, montrer la preuve au doigt.
Mademoiselle de la
Coussaye demeura jusqu'à l'âge de treize ans dans cette maison religieuse, où
son amour pour Dieu, sa tendre dévotion à la Sainte Vierge, sa charité pour le
prochain, sa haine pour elle-même ne firent que prendre de nouveaux
accroissements. Une âme aussi privilégiée n'était pas faite pour vivre dans le
monde. Elle ne soupirait qu'à entrer en religion. Une de ses cousines, Mlle de
Lagorre, qui était à la Communauté de Saint-Laurent, lui parla souvent des
vertus de Marie-Louise de Jésus et de ses filles. Elle crut que c'était là que
Dieu l'appelait, et elle demanda à son père la permission de se retirer chez
les Filles de la Sagesse. Après avoir cherché à la détourner de ce projet, le père
finit par y consentir, et sa vertueuse fille se rendit joyeusement à
Saint-Laurent, le 29 septembre 1731.
La Sœur Marie-Louise de
Jésus ne tarda pas à connaître le trésor qu'elle possédait dans cette fervente
novice. On s'aperçut tout d'abord qu'elle était extrêmement dure à elle-même et
d'une tendre compassion pour les autres. Modèle du noviciat par sa régularité,
elle se faisait aimer de toutes ses compagnes par sa douceur. Pendant les
quinze mois qui précédèrent sa profession, on ne l'entendit jamais prononcer
une parole inutile, non-seulement dans le temps du silence, mais même dans
toutes les heures de la journée. Toujours occupée de Dieu, elle était heureuse
d'en parler et d'en entendre parler. Les autres novices la respectaient comme
si elle eût été professe, et la regardaient comme une sainte. Sa dévotion
n'avait rien de gêné ; sa conversation était enjouée sans être puérile. Elle
savait, dans les récréations même, faire naître quelques réflexions si propres
à élever l'esprit vers Dieu, que ces petits délassements devenaient avec elle
des exercices de piété, et tout cela se faisait sans effort et sans ennui pour
personne. Son humilité était profonde. L'amour du mépris était si fort en elle
qu'elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour se rendre méprisable. Elle se
regardait comme la servante de toutes les autres novices, auxquelles elle était
toujours disposée à rendre quelque service.
Elle avait fait de tels
progrès dans la perfection, pendant ses quinze mois de noviciat, et avait
tellement mérité la confiance de ses Supérieurs, qu'on ne balança pas à lui
confier la place de Maîtresse des novices, aussitôt qu'elle eut fait sa
profession. Cette place servit encore à faire paraître sa vertu dans un plus
beau jour. Elle donna surtout des exemples d'humilité et de mortification
vraiment extraordinaires. Baiser les pieds de ses novices, comme on l'avait vu
faire à la Mère Marie-Louise de Jésus ; se nourrir de ce qu'il y avait de plus
amer et de plus dégoûtant ; prendre pour elle ce qui restait sur les tables ;
mettre une novice à sa place, la servir, et faire ensuite son repas de ce
qu'elle avait laissé ; faire bouillir ensemble les herbes les plus amères et en
exprimer le jus pour en faire sa boisson ; se retirer à l'écart dans les
promenades, pour flageller son corps avec des épines et des orties ; coucher
sur des triques de fagots mises en croix sur une simple paillasse, ou seulement
sur des branches de bois sec étendues sur des planches : c'est par ces moyens
et par mille autres industries que la Sœur Agnès faisait mourir en elle la
nature pour ne vivre que de la foi et de l'amour de Dieu.
L'usage des disciplines
les plus cruelles lui était familier. Une novice qui couchait dans sa chambre,
éveillée au bruit des coups redoublés dont elle se frappait, ne pouvait
s'empêcher de se plaindre à elle-même de ce qu'elle se traitait avec trop de
cruauté; mais la Sœur Agnès se contentait de lui répondre : « Reposez-vous, ma
fille, et me laissez faire : je suis une misérable. La terre ne devrait pas me
porter. Il n'en est pas ainsi de vous. » Ce n'était qu'avec peine qu'elle se
résignait à prendre un peu de repos sur une couche qu'elle savait rendre si
dure. « Malheureux corps, disait-elle, tu serais bien mieux à pourrir en terre
! » Elle continua, toute sa vie, à pratiquer ces effrayantes mortifications qui
égalèrent celles des plus grands saints, en ne faisant rien toutefois qui fut
contraire à l'obéissance la plus parfaite, et en se soumettant constamment à la
volonté de ses supérieurs et des directeurs de sa conscience.
Le mérite de la Sœur Agnès
était si connu de ses Supérieurs que la Mère Marie-Louise de Jésus étant
obligée d'aller passer bien du temps à l'hôpital du Château d'Oleron, on la
jugea digne d'occuper sa place à Saint Laurent. C'est alors surtout qu'elle se
livra aux plus rudes austérités. Ce n'est point sans motif qu'on a attribué au
pieux excès de sa pénitence l'état d'épuisement et de langueur où elle vécut pendant
plusieurs années. On l'envoya à l'hôpital de Coron pour tâcher de s'y rétablir.
Le comte de Vihiers, qui
a été depuis duc et pair da France, se trouvant alors à son château de Vihiers qui
n'est pas éloigné de Coron, apprit un jour que sa cousine, Sœur Agnès, était à
l'hôpital. Il l'envoya chercher, pour avoir le plaisir de la voir ; mais la
pieuse Religieuse lui fit répondre qu'elle le priait d'agréer ses excuses, et
de vouloir bien oublier une pauvre Fille de la Sagesse, qui elle même ne
reconnaissait plus que Dieu pour son père, la Sainte Vierge pour sa mère, et
tous les saints pour se parents, et qu'elle ne pouvait sortir de son hôpital
pour satisfaire le désir qu'il avait de la voir. Le domestique de ce seigneur
ayant dit à Coron que la Sœur Agnès était cousine de son maître, elle fut
pénétrée de douleur de se voir reconnue pour ce qu'elle était. On ne sait si ce
fut là le motif qui lui fit demander à ses Supérieurs I permission de retourner
à sa Communauté, ou si elle la demanda à cause de sa maladie. Il est certain du
moins que M. le comte de Vihiers l'ayant envoyé chercher une seconde fois, elle
avait déjà quitté Coron pour rentrer à Saint-Laurent. Elle y arriva tout
épuisée de ses austérités qu'elle avait recommencées dans cet établissement, où
on l'avait placée pour s'y remettre et prendre des forces.
Elle resta dans cet état
environ un mois, en se préparant à la mort. Son confesseur l'ayant obligée de
demander pardon à son corps de lui avoir fait tant de mal, on l'entendait dire
: « Misérable corps, je suis obligée par obéissance de te demander pardon. Eh
bien ! je te demande pardon. » Enfin arriva le moment qu'elle avait tant désiré
pour être délivrée de son corps misérable et être réunie à son céleste Epoux.
Elle finit saintement sa vie, le 15 janvier 1738. Elle fut enterrée, le
lendemain, dans le cimetière de Saint-Laurent, vivement regrettée de toutes les
personnes qui la connaissaient et qui la regardaient avec raison comme une
sainte.
L'établissement de
l'Hermenault, comme celui de Coron, nous donne occasion de parler d'une autre
Fille de la Sagesse qui fut également un modèle de vertu. Déjà M de Brancas,
évêque de La Rochelle, projetait d'établir des Sœurs de Saint-Laurent dans sa
terre de l'Hermenault, en 1732, quand il fut transféré à l'archevêché d'Aix.
Ce fut Mgr de Menou, son successeur, qui réalisa ce projet. La Sœur Marguerite
fut envoyée à l'Hermenauit avec une autre Sœur, pour soigner les malades de la
paroisse et instruire les jeunes filles.
La Sœur Marguerite était
d'une noble extraction, mais plus recommandable encore par toutes les vertus
chrétiennes et religieuses que par la naissance. Elle eut, dès sa jeunesse, un
ardent désir de se sanctifier. Touchée des traits de ferveur et de sainteté
qu'elle avait eu occasion d'apercevoir dans les Filles de la Sagesse de
l'hôpital de Niort, elle conçu le dessein d'entrer dans leur Congrégation. Ce
qu'elle fit en effet. Elle eut le bonheur de se revêtir du saint habit de la
religion, à Saint-Laurent, le 26 octobre 1734, à l'âge de 26 ans. Après sa
profession, elle alla commencer l'établissement de l'Hermenault ; et, plus
tard, on l'envoya comme Supérieure à Montbernage, où elle resta dix ans. Sa vie
a été une vie de pauvreté, de souffrances et de bonnes œuvres.
Dans la disette où elle
trouva réduite la maison de Montbernage, elle aurait pu obtenir facilement
quelque adoucissement d'un parent riche qu'elle avait à Poitiers, et qui eût
été très-disposé à la secourir ; mais elle ne voulut point lui faire connaître
son état, pour n'être pas privée de l'avantage de manquer de quelque chose, en
union avec la sainte pauvreté de Jésus-Christ. Elle fut atteinte d'une maladie
des plus douloureuses ; c'était un rhumatisme goutteux. Malgré les vives
douleurs qu'elle ressentait, elle ne cessa jamais de faire la classe. On la
voyait souvent, la poitrine appuyée sur ses genoux, tenant à peine un livre,
faire dire, dans cette gênante et cruelle position, la leçon aux petites
filles. On essaya, pendant deux ans, d'apporter du remède à son mal ; mais ce
fut inutilement; elle devint percluse de tous ses membres.
Quand on connut à la
Communauté sa triste situation, on lui manda de s'y faire transporter. On
n'avait point, à cette époque, la facilité des voyages que nous avons
aujourd'hui. On fit à Poitiers un brancard pour transporter la pauvre infirme
jusqu'à Saint-Laurent. Elle pria l'une de ses Sœurs qui l'accompagnait de lui
lire la vie de sainte Thérèse, afin de l'encourager à souffrir par l'exemple de
cette grande sainte qui souhaitait uniquement ou de souffrir, pour imiter
Jésus-Christ, ou de mourir, pour aller le contempler dans sa gloire.
Arrivée à Saint-Laurent,
la malade parut reprendre un peu de forces, au bout de quelques jours ; mais
bientôt je mal augmentai au point qu'il ne lui resta que le mouvement des
doigts et des mains. Elle s'en servait pour faire quelques petits ouvrages, ne
voulant pas être un moment sans travailler. Tous les matins, elle se faisait
porter dans la chambre de travail, pour avoir la consolation d'être avec ses
Sœurs, qu'elle charmait par sa patience, sa douceur et son air de gaîté. Jamais
on ne l'entendit se plaindre ; la croix sur laquelle le Seigneur la laissa
étendue pendant plusieurs années semblait être devenue pour elle un lit de
roses. Elle pratiquait presque tous les points de la Règle, jusqu'au jeûne du
samedi. Pour les jeûnes de l'Eglise, elle y fut si scrupuleusement attachée
qu'elle les observa presque jusqu'à la mort. Elle choisissait pour sa
nourriture ce qu'il y avait de plus commun dans la maison ; et, quand on lui
apportait quelque chose de particulier, elle en paraissait très-mortifiée.
Quelquefois même, pour la contenter, il fallait reporter à la cuisine ou au
réfectoire les mets qui lui paraissaient trop délicats.
Cependant ses forces
diminuaient de jour en jour. Elle ne pouvait plus sortir de son lit ; elle ne
pouvait plus même y changer de position. La mort approchait ; on l'en avertit,
et cette nouvelle la remplit d'une joie extrême ; c'était lui annoncer
l'arrivée de l'Epoux ; elle était prête à le recevoir. Cependant elle se
confessa encore et reçut le saint Viatique et l'Extrême-Onction en pleine
connaissance, et avec des transports d'amour et de joie qu'elle ne pouvait
contenir. Le matin du jour où elle rendit son âme à Dieu, elle annonça qu'elle mourrait
ce jour-là même, à trois heures de l'après-midi. A 2 heures, elle demanda qu'on
dit pour elle un Salve Regina à l'autel
de la Sainte Vierge, et à 3 heures précise elle quittait la terre pour le ciel.
C'était le 12 janvier 1755.
CHAPITRE
V.
FAVEUR SPIRITUELLE
ACCORDÉ AUX FILLES DE LA SAGESSE. — DIVERS ÉTABLISSEMENTS. —VERTUS, JOIES ET
ÉPREUVES DE LA MÈRE MARIE-LOUISE DE JÉSUS. — MORT DU R. P. MULOT.
L'année même où furent
fondés les deux établissements de Coron et de l'Hermenault, c'est-à-dire en 1734,
une grande faveur fut accordée à la Communauté de la Sagesse de Saint-Laurent.
Jusque-là les Sœurs n'avaient point eu le bonheur de conserver dans leur
chapelle le Saint-Sacrement. Elles avaient sollicité longtemps cette insigne
faveur, avant de pouvoir l'obtenir, parce que toujours on y mettait obstacle.
Monseigneur de Menou se rendit enfin à leurs pieux désirs ; il leur permit
aussi l'exposition ou la bénédiction du Très-Saint-Sacrement dans les
retraites, comme cela se pratiquait dans les autres Communautés religieuses. On
ne tarda pas à faire usage de cette permission datée du 10 juin 1734. Tous les
Missionnaires qui étaient en missions revinrent à Saint-Laurent, pour assister
à la cérémonie que l'on préparait. Plusieurs prêtres de l'Anjou s'y trouvèrent
en même temps : c'étaient M. le doyen de Jallais, et Messieurs les curés de la
Salle, de Vihiers, d'Andrezé et de Saint-Florent, tous amis des Missionnaires.
Le Père Mulot invita M. le doyen de Saint-Laurent à faire la cérémonie ; mais
celui-ci céda cet honneur à M. le doyen de Jallais : il ne voulut pas même y assister,
pour des raisons sans doute qu'il croyait légitimes! On chanta la grand'messe
avec diacre et sous-diacre et le Très-Saint-Sacrement fut placé dans le tabernacle,
pour y recevoir, avec les adorations des anges, celles des chastes vierges qui
en imitent la pureté et les saintes ardeurs. Cette cérémonie se fit le 15
juillet 1734.
Depuis cette époque
jusqu'à la mort du Père Mulot les Filles de la Sagesse fondèrent de nouveaux
établissements à Marzan, à Saint-Loup, à Saint-Jean-de-Liversais, à Airvaull ;
trois dans l'île d'Oleron, au Château, à Saint-Denis et à Saint-Georges ; deux
à Poitiers, chez les Pénitentes et à l'hôpital général. Ce dernier
établissement fut sans doute celui que les Sœurs acceptèrent avec le plus de
joie. Là se trouvait le berceau de leur Congrégation.
Le Père de Montfort
avait, promis à la première Supérieure de la Sagesse qu'elle retournerait à
l'hôpital de Poitiers qu'elle avait quitté ; aussi elle comptait si bien sur
l'accomplissement de la promesse que lui avait faite le serviteur de Dieu, que
dans une maladie qui ne laissait aucun espoir aux médecins eux-mêmes, elle
disait : «No ! je ne mourrai pas, car nous n'avons pas encore l'hôpital de
Poitiers à gouverner, et notre Père de Montfort m'a prédit qu'il me serait
confié. » Le moment fixé par la Providence arriva en 1748. Ce ne fut pas
cependant sans rencontrer quelques oppositions que les Sœurs prirent en main le
gouvernement de cette maison ; mais la volonté de Dieu était plus forte que tous
les obstacles. Des tracasseries presque continuelles, suscitées par quelques
administrateurs, obligèrent les Sœurs à quitter cet établissement, en 1777;
elles n'y rentrèrent qu'à la fin di la Révolution.
La Sœur Marie-Louise de
Jésus était heureuse de voir sa chère Congrégation se développer peu à peu ;
mais elle était plus heureuse encore de voir croître en piété et en toutes
sortes de vertus les Religieuses dont elle était devenue la Mère. Partout elle
entendait rendre de ses filles les meilleurs témoignages. Les éloges flatteurs
qu'on leur donnait alors n'ont point cessé de leur être donnés depuis, parce
qu'elles n'ont point cessé, de les mériter. Toujours elles ont fait revivre en
elles l'esprit et les vertus de leur saint Fondateur et de leur première
Supérieure générale.
A Saint-Laurent, comme
dans toutes les maisons qu'elle visitait souvent, et dans lesquelles elle
passait quelquefois plusieurs mois, Marie-Louise de Jésus donnait à ses Sœurs
les plus religieux enseignements et l'exemple des plus belles vertus. Elle
savait entretenir partout la régularité et la ferveur. Elle avait à cœur de ne
rien changer aux règlements qui lui avaient été donnés par le Vén. de Montfort.
Aussi refusa-t-elle absolument de se prêter à un projet de dévotion extraordinaire,
approuvé par quelques Sœurs et par l'aumônier de la Communauté. Il s'agissait
d'établir l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement dans la maison de
Saint-Laurent. Il y aurait toujours eu la moitié des Sœurs devant le
Saint-Sacrement, tandis que l'autre moitié aurait été occupée aux travaux et
aux emplois ordinaires. C'était une innovation importante que la Supérieure
générale ne crut pas devoir admettre, bien qu'elle eût une dévotion des plus
tendres et des plus ardentes pour l'adorable Eucharistie. Chaque Congrégation
religieuse a sa physionomie particulière et comme son caractère propre, qu'elle
doit conserver avec le plus grand soin. Surtout, quand celte Congrégation est
sortie, pour ainsi dire, de la tête et du cœur d'un saint, qui obéissait sans doute
à l'inspiration du ciel, il serait bien plus dangereux d'y introduire quelque
changement ou addition notable, même sous prétexte de dévotion. La première
fille de Montfort avait compris cela ; aussi se montra-t-elle toujours attachée
à toutes les prescriptions de sa Règle et opposée à toute innovation importante.
Elle donnait des soins
tout particuliers aux novices, qu'elle regardait avec raison comme l'espérance
de la Congrégation. Son intention était qu'on les traitât avec douceur et
patience ; qu'on les ménageât même comme des plantes délicates qui emportaient
encore dans leurs racines un peu de la terre du monde dont elles étaient
fraîchement tirées ; mais elle voulait aussi qu'on les éprouvât sérieusement et
qu'on travaillât surtout à les corriger de leurs défauts de caractère et des
habitudes qui pouvaient leur être restées d'une vie qui, sans avoir rien
contracté de la corruption du siècle, en a rapporté cependant certaines
impressions opposées à la perfection religieuse. Quand elle leur parlait,
c'était toujours avec] bonté, et on peut même dire avec respect. Lorsqu'elle
était obligée de les reprendre de leurs fautes, elle le faisait d'une manière
si douce et si prévenante qu'elle avait la consolation de les voir se
reconnaître sur-le-champ et se corriger à l'avenir. Les voies de rigueur
étaient toujours sa dernière ressource, et elle ne les employait que contre
celles qui joignaient l'orgueil à l'indocilité. Elle ne pouvait souffrir
certaines novices qui veulent faire plus que le règlement ne porte, sous
prétexte de zèle et de ferveur. Toute singularité lui déplaisait. Elle voulait
qu'on fût à Dieu dans toute la simplicité d'un cœur humble et sincère,| et
n'était pas d'avis qu'on reçût au noviciat de ces dévotes! à extases, qui sont
toujours la croix d'une Communauté.
Elle possédait au
suprême degré un esprit de discernement et de pénétration qui lui faisait
distinguer aisément [a vraie piété d'avec la fausse, et découvrir également les
peines que les Sœurs ou les novices éprouvaient dans le secret de leurs cœurs.
Elle ne craignait rien tant que les voies extraordinaires et prenait tous les
moyens pour en détourner ses filles. Elle ne voulait pas qu'elles se mêlassent
de spiritualiser, de parler de choses qu'elles n'entendaient pas, ni de lire des
livres au-dessus de leur portée. Les livres dont elle leur recommandait la
lecture étaient ceux qui instruisaient le mieux de la manière de se bien
mortifier en toutes choses, de pratiquer la pauvreté, l'obéissance, la
simplicité, le mépris du monde, le renoncement à soi-même et à son propre
esprit.
La conduite simple et
unie que gardait la Mère Marie-Louise de Jésus et qu'elle tâchait d'inspirer à
ses filles n'était pour tant pas du goût de tout le monde. Deux Sœurs, d'un
caractère difficile et d'un esprit pointilleux, lui firent opposition, et
parvinrent même à indisposer contre elle le Supérieur général, qui ne tarda pas
à revenir de son erreur. Les épreuves qu'eut à endurer dans cette occasion la pieuse
et humble servante de Dieu contribuèrent encore à fortifier sa vertu. Jamais on
ne l'entendit faire la moindre plainte, pas même sous prétexte de partager ses
peines avec ses amies qu'elle y aurait trouvées sensibles ; écueil trop
ordinaire où viennent échouer bien souvent la patience et la charité des
personnes les plus vertueuses.
Dieu lui envoya, quelque
temps après, une autre épreuve qui remplit son âme d'une douleur bien profonde.
Le R. P. Mulot mourut à Questembert, dans le diocèse de Vannes, le 12 mai 1749.
La nouvelle de cette mort fut pour elle un coup presque aussi accablant que celui
dont elle fut frappée à la mort de Montfort lui même. Ces deux grands hommes
lui avaient successivement tenu lieu d'anges conducteurs, d'oracles et d pères
; mais elle avait éprouvé plus longtemps les soins charitables et la sage
direction de celui que le ciel voua de ravir à la terre. Depuis près de 30 ans,
il gouvernait les deux Communautés de Saint-Laurent, et toujours i s'était
montré également plein de zèle pour soutenir l'œuvre des missions et pour
entretenir la régularité e la ferveur dans la maison de la Sagesse. C'était lui
q toujours avait consolé et encouragé la Supérieure dan les épreuves qu'elle
avait eues à soutenir, et il n'ava cessé de la guider, de l'aider de ses avis
dans les conjonctures les plus difficiles. Toujours il avait pris sur lui une
grande part de responsabilité dans le gouvernement de la Congrégation dont il
était le Supérieur général. Elle perdait donc en lui tout ce qu'elle pouvait
perdre.
Dans cette circonstance
si pénible pour les Filles de la Sagesse comme pour les Missionnaires, M. le
doyen Saint-Laurent voulut montrer aux Sœurs que ses sentiments n'étaient plus
les mêmes à leur égard. Dès qui eut appris la mort du R. P. Mulot, il se rendit
à la Communauté. Il entra dans la chambre où était la Mère Marie-Louise de
Jésus avec toutes ses filles éplorées, et levant les yeux et les mains vers le
ciel : « Consolez-vous, Mesdames, leur dit-il ; je suis assuré que le Seigneur
vous soutiendra. Je connais maintenant que le doigt de Dieu est sur ces deux
Communautés. Elles ne manqueront jamais, tant que vous serez fidèles a vos
engagements. Je remercie mille fois le Seigneur de vous avoir appelées dans ce
lieu, et de s'être servi de moi pour en faire le] premières démarches ;
cependant il y a des personnes qui ont fait leur possible pour me détourner de
ce dessein ; et je reconnais clairement que c'était le démon qui jouait son
rôle. Je vous avoue que je n'ai point actuellement je plus grande consolation
que d'apprendre qu'il se fait je nouveaux établissements. Il faut avouer que
mon cœur nage dans la joie, et qu'aujourd'hui c'est avec la plus grande
sincérité que je prends part également à vos peines et particulièrement à la
croix dont le Seigneur vient de vous affliger. »
Il y avait longtemps déjà
que M. le doyen était revenu de ses préjugés contre les Missionnaires, qu'il
honorait de toute sa confiance et consultait dans toutes ses affaires
spirituelles et temporelles. Mais il n'avait point fait aux Filles de la
Sagesse un aveu aussi formel de ses anciennes préventions, bien que, depuis
quelques années, il ne manquât pas, vers les premiers jours de janvier, d'aller
dire la Messe dans leur chapelle ; ce qu'il faisait aussi toutes les fois qu'il
décédait quelque Sœur dans la Communauté.
LIVRE III.
DEPUIS LA MORT
DU R. P. MULOT JUSQU'A LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
(1749-1789.)
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CHAPITRE
Ier
LE R. P. AUDUBON
SUPERIEUR GENERAL. — LA MERE MARIE-LOUISE DE JESUS VISITE UN GRAND NOMBRE
D'ETABLISSEMENTS. — NOUVELLES FONDATIONS. — MORT DU R. P. AUDUBON. — LES SŒURS
AGATHE, DU CALVAIRE ET DE LA CROIX. — MALADIE ET MORT DE LA MERE MARIE-LOUISE
DE JESUS.
Le R. P. Mulot eut pour
successeur le P. Audubon, qui depuis sept ans faisait partie de la Compagnie de
Marie. Ce choix ne pouvait manquer d'être très-agréable à la Supérieure
générale des Filles de la Sagesse, qui n'avait pas peu contribué à le décider à
entrer parmi les Missionnaires. Dans une visite que ce jeune prêtre avait faite
à la Communauté, après y avoir dit la Messe, la Mère Marie-Louise de Jésus, qui
ne l'avait jamais vu auparavant et qui n'en avait jamais entendu parler, ne
balança pas à lui déclarer, avec un ton de conviction dont il fut
singulièrement frappé, que Dieu l'appelait à s'unir aux Pères de la Compagnie
de Marie. Il était né aux Sables-d'Olonne. Il avait une mère qu'il aimait tendrement
et dont il était tendrement aimé ; il se décida à en faire le sacrifice pour se
livrer aux travaux des missions.
La mort du R. P. Mulot
fut bientôt suivie de celle du marquis de Magnane, qui avait eu tant de part à
l'établissement des Communautés de Saint-Laurent. Il mourut le 15 mars 1750, à
l'Age de 86 ans, après avoir jeûné le carême jusqu'au jour où il tomba malade,
et presque jusqu'au jour de sa mort qui arriva le dimanche de la Passion. Nous en
parlons plus longuement, dans l'histoire de la Compagnie de Marie.
Cette même année, la
vénérable Marie-Louise de Jésus désira aller visiter les établissements de la
Congrégation. Elle partit au mois d'avril avec l'approbation du nouveau
Supérieur général. Elle avait alors 66 ans, et elle se sentait un peu
indisposée, avant son départ, sans pourtant en rien dire. Un voyage de plus de
cent ieues, fait à cheval par des chemins difficiles, ne pouvait manquer de
l'accabler de fatigue. Elle visita les maisons de l'Hermenault, Doix,
Saint-Jean-de-Liversais, Saint-Xandre, Esnandes, La Rochelle, la Flotte,
Saint-Denis, Saint-Georges. Le Château, Niort, Poitiers, Airvault et
Saint-Loup. Elle aurait voulu pousser ses visites jusque dans l'Anjou et la
Bretagne ; mais ses forces étaient à bout.
La ferveur de toutes ses
filles fut pour elle un grand sujet de consolation, comme elle fut pour ses
filles, à son tour, un grand sujet d'édification. Arrivée dans leurs maisons,
elle leur témoignait une grande bonté et leur donnait les marques les plus
expressives de sa tendresse maternelle. Les Sueurs, de leur côté, s'ouvraient à
cette bonne Mère avec une confiance toute filiale. Elle rentra à Saint-Laurent,
après deux mois d'absence, et son retour fit éclater la joie la plus vive dans
la Communauté. Toutes les Sœurs voulurent témoigner à Dieu leur reconnaissance
pour la protection qu'il avait accordée à leur Mère, pendant son voyage, et
allèrent ensemble chanter le Te Deum à
la chapelle.
Dans les cinq années qui
suivirent, on fonda successivement les établissements de Dinan, Angoulème,
Louvigné, La Cueille, Vars, Montendre, Cognac, Aigrefeuille, La Jarrie,
Trégavou et Saint-Lô. Ce dernier établissement était à peine fondé quand le
Père Audubon mourut, en donnant une mission au Poiré-sous-Velluire, le 16
décembre 1755. Il fut remplacé, le 24 du même mois, par le P. Besnard, qui a
rendu les plus grands services à toute la famille de Montfort.
Ainsi, Marie-Louise de
Jésus voyait les premiers successeurs du grand serviteur de Dieu arriver avant
elle à la fin de leur course ; elle voyait aussi un grand nombre de ses filles
la devancer dans la céleste patrie. Ces pertes sensibles contribuaient à la
détacher de plus en plus de la terre et à la faire soupirer après le repos et
les délices du ciel. Son grand Age et l'épuisement de ses forces lui
annonçaient d'ailleurs qu'elle arriverait bientôt elle-même au dernier jour de
son pèlerinage sur la terre,
En 1757, 1758 et 1759,
elle eut la douleur de perdre trois de ses Sœurs les plus édifiantes ; ce qui
fut pour elle comme une annonce que son départ n'était pas éloigné. Ces trois
vertueuses Religieuses étaient les Sœurs Agathe, du Calvaire et, de la Croix.
La Sœur Agathe, appelée
dans le monde Mademoiselle de Linax, était née à la Chaise, au diocèse de
Poitiers. Son père, qui était un gentilhomme anglais, avait des parents dans ce
pays ; c'est ce qui le détermina à venir s'y établir, afin de pouvoir vivre en
bon catholique avec plus de liberté. Quand il mourut, sa demoiselle était
encore en bas âge. On la mit en pension chez les Sieurs de la Providence de
Saumur, où elle ne fit pas moins de progrès dans la vertu que dans la science.
Portée à la piété, dès son enfance, elle avait, toute jeune encore, le désir
d'être Religieuse. Aussi, dès qu'elle eut entendu parler de la Congrégation de
la Sagesse, elle déclara que c'était là qu'elle voulait aller. Elle avait tout
ce qu'il fallait pour plaire au monde. A tous les avantages extérieurs elle
unissait une grande intelligence, beaucoup d'esprit, des connaissances
très-étendues pour son sexa et pour son âge. On craignit un instant que ces
avantages naturels ne lui inspirassent le goût du siècle; mais non, Dieu
l'avait dotée d'une piété solide, et particulièrement d'une humilité profonde.
Elle savait que plus Dieu lui avait donné, plus elle devait lui donner à son
tour. Elle n'avait qu'une crainte, c'était de ne pas l'aimer avec assez
d'ardeur et de ne pas le servir avec assez de perfection, pour proportionner
autant que possible sa reconnaissance à tous les bienfaits naturels et
surnaturels qu'elle en avait reçus. Admise à la profession religieuse, elle
comprit qu'elle devait encore plus à Dieu que jamais. Elle regardait avec rail
son la grâce de la vocation religieuse comme la plus grande que le ciel lui eût
accordée après le baptême.
Jésus-Christ devenu son
Epoux se chargea de la faire marcher à grands pas dans la voie de la
perfection, en lui faisant partager sa croix, qu'elle accepta joyeusement comme
une faveur du ciel, et qu'elle porta avec foi et courage jusqu'à son dernier
soupir. Sa santé fut constamment languissante, et elle avait presque toujours
des maux de tête véritablement affreux. Après l'avoir fait passer dans
plusieurs établissements, ses Supérieurs la rappelèrent à la Communauté. Elle
fut chargée de visiter les malades du bourg de Saint-Laurent et des villages
voisins. Elle était si remplie de zèle et de charité qu'elle ne refusait jamais
un service qu'on venait lui demander. Ne consultant point ses forces, mais son
courage et le désir qu'elle avait d'obliger tout le monde et de faire le plus
de bien possible, elle finit par tomber dans un épuisement complet. Elle
s'était tellement échauffé le sang qu'elle contracta une maladie terrible qui
la fit cruellement souffrir pendant trois ans ; son corps n'était qu'une plaie.
Avec cela, elle était tourmentée par de grandes peines d'esprit qui la
réduisaient à un état pitoyable.
C'était un spectacle
véritablement affligeant pour ses Sœurs, qui étaient pour elles remplies
d'estime et d'affection, et qui ne pouvaient lui apporter aucun soulagement.
Elle éprouvait une grande crainte des jugements de Dieu ; elle se figurait
qu'elle ne l'aimait pas, et cependant elle n'avait cessé de donner, en toutes
circonstances, les preuves les plus admirables de la plus ardente charité. « Ah
! que vous êtes heureuses, disait-elle à ses Sœurs, d'aimer le bon Dieu, de le
prier, de jouir des douceurs de sa présence ! Il n'y a que moi qui ne le puis
faire ! »
Quand Dieu eut achevé de
purifier cette belle âme, et bu eut fait recueillir tous les mérites d'une
longue et cruelle souffrance, il lui rendit le calme et l'inonda même des plus
suaves consolations. Elle reçut les derniers sacrements avec de grands sentiments
de foi, d'amour et de confiance ; puis elle expira doucement entre lés bras de
Jésus, son divin Epoux, en lui disant qu'elle l'aimait. C'était le 16 octobre
1757.
La Sœur du Calvaire, qui
ne survécut que quelques mois à la Sœur Agathe, s'appelait dans le monde Louise
le Bel. Elle était fille de M. le Bel, seigneur des Fosses, d'une famille
très-ancienne et très-noble. Sa mère s'appelait de Fleury. Le père et la mère
de Louise prirent un grand-soin de son éducation, et lui inspirèrent de bonne
heure la crainte de Dieu et son amour. Le ciel l'avait douée d'une humilité
profonde et d'une douceur angélique. Pendant que le P. Mulot et ses confrères
prêchaient une mission à Niort, Mademoiselle le Bel alla les entendre et leur
découvrit le dessein qu'elle avait dei se retirer du monde. Les Missionnaires
lui firent connaître la nouvelle Communauté de Saint-Laurent, et c'est; là
qu'elle entra quelque temps après. Elle fut des premières qui prirent l'habit
des Filles de la Sagesse, des mains du Père Mulot, en 1722.
La Sœur Marie-Louise de
Jésus connut bientôt tout le mérite de cette nouvelle Professe, et elle ne
tarda pas à lui donner toute sa confiance. Elle l'envoyait commença les
nouveaux établissements, ou bien elle l'emmenait avec elle, afin de la produire
sous les yeux de ses Sœur comme un modèle de toutes les vertus. Elle demeura
successivement à La Flotte, à Esnandes, à Saint-Xandre, à l'Hermenault et à
Niort. Partout elle a laissé une étonnante réputation de sainteté. Dieu
bénissait d'une manière si visible les soins qu'elle donnait aux malades!
qu'avec les remèdes les plus simples elle opérait des guérisons qu'on regardait
comme miraculeuses. Elle ne fut pas sans rencontrer des croix sur son chemin ;
mail elle les porta toujours avec patience et courage.
Etant tombée malade à
Niort, elle revint à Saint-Laurent, où elle fut exercée d'une manière terrible,
l'espace de neuf ans, par différentes maladies. Quelques instants avant de
mourir, elle parlait du ciel avec de si grands transports d'amour, et exprimait
si vivement le désir ardent qu'elle avait d'être unie à son souverain bien que
les Sœurs qui l'entendaient en étaient ravies d'admiration. Sa mort
bienheureuse arriva le 22 mars 1758. La Sœur Marie-Louise de Jésus, qui avait
coutume de la proposer pour modèle à toute la Communauté, versa sur elle des
larmes abondantes.
Le 12 janvier 1759, mourut,
en odeur de sainteté, à Esnandes, la Sœur de la Croix que nous avons vue
recevoir le saint habit de la Sagesse de la main de Montfort, à La Rochelle, le
22 août 1715, et dont il a été question plusieurs fois. Elle s'appelait, dans
le monde, Marie Régnier. Montfort, qui avait une parfaite intelligence des
voies de la sainteté, dit, un jour, en parlant d'elle à la Sœur Marie-Louise :
« Ma fille, Marie Régnier que je vous envoie est une sainte. » Le serviteur de
Dieu, par une lettre du 12 août 1715, la presse vivement d'entrer parmi les
Filles de le Sagesse, en suppliant en même temps sou père de ne pas s'opposer à
la volonté de Dieu. Cette lettre mérite de trouver ici sa place.
« Ma chère fille, vive
Jésus! vive sa croix !
« La grâce du
Saint-Esprit ne souffre point de retardement. Dieu, qui demande quelque chose à
sa créature, lui parle doucement, et ne veut pas forcer sa liberté ; mais plus
on retarde à faire ce qu'il demande si délicatement, plus il diminue son appel
; plus sa voix devient sourde, plus sa justice s'irrite. Prenez garde à vous.
Monseigneur, à qui j'ai parlé depuis quelques jours, veut que vous veniez ici,
chez les Filles de la Sagesse ; et moi je le désire et je vous en prie.
Pour que vous ne puissiez pas résister à l'appel du Très-Haut, voilà un exprès
et une commodité que je vous envoie. Apportez vos hardes nécessaires, et de
quoi avoir un pauvre habit de sainte Claire, ou plutôt de la pauvreté de
Jésus-Christ. Les Filles delà Sagesse vous aiment et vous demandent. Mille
raisons de nature et de grâce, que je ne vous dis point, vous appellent demain
ici. Après l'Assomption, je pars incessamment pour une grande et longue mission ;
mais je veux vous voir ici, avant de partir. Monseigneur qui veut vous voir,
part aussi. Dépêchez-vous donc. Plu vous retardez, moins votre sacrifice et
votre victoire sont agréables à Dieu, et je vous déclare que, si vous ne
profitez pas d'un témoignage d'estime et d'amitié que je ne donne à aucun
autre, je ne vous verrai jamais. Votre trouble s'augmentera de jour en jour; et
peut-être que voilà le commencement de votre perte. Ne dites point : «
Après les vendanges j'obéirai à Dieu » ; car vous feriez une cruelle injure à
ce grand Seigneur. Vous feriez comme le jeune homme de l'Evangile qui perdit sa
vocation pour avoir voulu ensevelir son père avant de suivre Jésus-Christ. Tout
à vous.
« Ces mots suivants
sont à votre père.
« Maître Régnier, je
vous salue en Jésus-Christ, et je vous prie de ne pas vous opposer à la volonté
de Dieu sur la fille qu'il a mise en dépôt entre vos mains. Elle n'a été à vous
que pour la lui garder jusqu'à aujourd'hui dans l'innocence de son baptême,
comme vous avez bien fait. Mais vous ne pouvez pas vous l'attacher. C'est un
bien de Dieu ; c'est un bien d'autrui que vous ne pouvez pas voler impunément.
Si vous la lui sacrifiez avec ces pères et mères qui, comme l'histoire nous
l'apprend, ont généreusement sacrifié leurs fils et filles uniques à Dieu, avec
Abraham, quelles bénédictions je vois prêtes à tomber sur votre personne et ce
qui vous appartient ! Quelle gloire et quelle couronne je vois préparées pour
vous dans l'éternité ! Mais, etc. »
On n'a pas le reste de
cette lettre qui nous fait si bien connaître l'estime que Montfort avait de la
vertu de cette jeune fille.
Pendant toute sa vie, la
Sœur de la Croix ne cessa de marcher à grands pas dans la voie de la
perfection. Il se trouva à Esnandes, au moment de ses funérailles, un grand
nombre de prêtres et une foule de laïques accourus de toutes parts. Tous
avouaient qu'ils étaient venus à son enterrement, moins afin de prier Dieu pour
elle que dans l'espérance qu'elle prierait pour eux dans le ciel.
Les derniers
établissements fondés par la Mère Marie-Louise de Jésus furent, de 1756 à 1759,
ceux de Villedieu, Valognes, Carentan, Dolus et les Incurables de Poitiers.
Elle eut même encore la consolation de voir ses filles appelées par Mgr
l'évêque de Vannes à gouverner l'hôpital de Lorient ; mais les Sœurs
n'entrèrent en possession de cet important établissement que quelques mois après
qu'elle eut quitté cette vie.
Le moment approchait où
cette fidèle servante de Dieu allait recevoir, à son tour, la récompense du
ciel qu'elle avait si bien méritée. Dieu, qui voulait la purifier de plus en
plus et préparer ses filles à la perte douloureuse qu'elles allaient faire, la
leur annonça par un événement qui, ans être un danger prochain, ne laissa pas
de jeter toute la Communauté dans de vives alarmes. Un jour, comme elle sortait
de sa chambre, pour aller dire adieu e donner ses derniers avis à une Sœur qui
partait pour un établissement, elle heurta du pied un morceau de bois qui se
trouvait sur son passage, et, en tombant contre un mur, elle se déboîta
l'épaule droite. On ne peut dire; tout ce que cet accident lui occasionna de
souffrance! pendant plusieurs mois; mais rien n'était capable d'altérer sa
patience et de lui faire perdre sa tranquillité d'âme.
Quelque triste que fût
son état, il ne l'était pas encore assez pour l'ardeur qu'elle avait de
souffrir. Elle voulu appesantir sa croix, en prenant, pour la garder et la
soigner, la novice la moins propre à lui porter secours. Ella connaissait son
peu d'habileté et sa lenteur : c'est pour cela qu'elle la choisit de préférence
à d'autres novices plus habiles et plus délicates, et même à des Sœurs qui sel
seraient fait un plaisir de passer les jours et les nuits auprès d'elle, afin
de pourvoir à tous ses besoins.
Comme Montfort dont elle
avait toujours suivi si bien les leçons et les exemples, elle aimait
passionnément la croix ; elle était heureuse quand Dieu la favorisait de
quelques humiliations el de quelques souffrances. Dans sa dernière maladie,
elle se plaisait à parler de la croix et du divin Crucifié qui, par amour pour
les hommes avait versé tout son sang sur le Calvaire. Ses entretiens ne
pouvaient manquer de Faire sur toutes ses Sœurs la plus salutaire impression. Aussi,
malgré la tristesse que leur causait son état, elles éprouvaient un indicible
bonheur à se ranger autour d'elle, pour l'entendre parler de Dieu et des choses
de Dieu. Un jour, comme elle gardait longtemps le silence, l'une des Sœurs lui
en fit l'observation : « A quoi pensez-vous, ma chère Mère? Vous ne dites
plus rien. — J'étais avec mon Jésus », répondit-elle. On avait remarqué que,
depuis sa chute, elle semblait n'être plus de ce monde. Elle désirait ne plus
s'occuper de rien dans la maison, afin de ne penser qu'à elle-même à Dieu et au
ciel.
Son mal avait presque
disparu, lorsqu'une fièvre violente vint s'emparer d'elle : c'était l'annonce
de sa fin prochaine. Elle se confessa, en versant des larmes abondantes sur les
fautes de sa vie, comme si elle eût été la plus grande pécheresse de la terre.
« Que de péchés depuis soixante-quinze ans ! disait-elle. Ah ! que j'ai de regret,
mon Jésus, de voir mon âme si tachée ! Je vous en demande pardon. » On lui
donna le saint Viatique, qu'elle reçut avec la foi la plus vive et la charité
la plus tendre et la plus ardente. Elle pria ensuite ses Sœurs qui l'entouraient
de se retirer, et elle fit fermer les rideaux de son lit, afin de ne plus
s'entretenir qu'avec Celui qui allait bientôt faire sa félicité dans le ciel.
Elle eût voulu mourir sur une simple paillasse pour avoir la consolation de
terminer sa vie dans un état semblable à celui de Jésus naissant sur la paille,
puisqu'elle ne pouvait pas, comme lui, expirer sur la croix. Mais, quand on lui
eut représenté que sa faiblesse et son accablement ne permettaient pas de se
rendre à ses désirs, elle ne persista pas. Elle demanda encore qu'on lui
chantât quelques couplets d'un cantique du P. Surin sur la soumission à la
volonté de Dieu.
Deux jours avant sa
mort, le Supérieur général lui demanda laquelle de ses filles elle jugerait
propre à lui succéder, si Dieu l'enlevait à sa Congrégation. « Je ne veux
point, dit-elle, m'en mêler, car il faut tant de vertus pour une Supérieure que
je ne méritais pas de l'être. Il faut qu'une Supérieure ait beaucoup de
prudence, beaucoup d'humilité, beaucoup de douceur, beaucoup de condescendance
pour ses Sœurs ; car combien de fois n’ai-je pas été les chercher, quand je
savais qu'elles avaient quoique sujet de peine, afin de leur faire sentir leurs
petites misères, et aussitôt elles se jetaient à genoux, m'avouaient leurs
faiblesses, et cela était fait. Voilà comment doit agir une Supérieure. Elle
doit rechercher les Sœurs.»
Ces paroles sont admirables
; elles devraient être gravées sur toutes les murailles, dans les chambres des
Supérieures de Communautés religieuses. Elles ne conviennent pas seulement aux
Supérieures générales, mais encore aux Supérieures locales, qui ont besoin
aussi de beaucoup de prévenance, de beaucoup d'humilité, de beaucoup de
douceur, de beaucoup de condescendance pour les Sœurs, qu'elles doivent
rechercher et non pas éloigner d'elles.
La maladie faisant de rapides
progrès, on jugea à propos de donner l'Extrême-Onction à la pieuse malade. Elle
reçut ce dernier sacrement avec les sentiments les plus parfaits, répondant
elle-même au prêtre qui l'administrait. Quand celui-ci lui présenta son
crucifix à baiser, elle fit fondre en larmes toutes les personnes présentes,
par les paroles enflammées qu'elle adressait à son Dieu mort sur la croix pour
le salut du monde. « Ah ! mon Jésus ! disait-elle ; ah ! mon cher Epoux, mon
cher Sauveur ! vous êtes mort pour moi sur la croix; n'est-il pas bien juste
que je meure pour vous et avec vous ! » Elle parut, un instant, comme inquiétée
par le démon ; car une Sœur qui la veillait la nuit l'entendait dire : «
Retire-toi dans les enfers ; c'est là ta demeure. Pour moi, il y a longtemps
que mes pensées et tous mes désirs sont à Jésus. »
Comme elle s'apercevait
que ses forces diminuaient de moment en moment, elle songea à transmettre à sa
Congrégation ses dernières volontés. Ne pouvant les mettre elle-même par écrit,
elle les dicta à la Sœur Honorée, Maîtresse des novices. C'était son testament
qu'elle laissait à ses chères filles ; le voici : « Au nom de Notre-Seigneur
Jésus-Christ.
« Etant sur le point de
rendre compte à mon Créateur je la manière dont je me suis conduite à l'égard
des Filles je la Sagesse, dont j'ai eu le bonheur de porter la première
l'habit, et voyant clairement se vérifier tout ce que M. de Montfort m'avait
dit : que je serais un jour à la tête d'une nombreuse Communauté, et qu'on
verrait dans la suite des temps une pépinière de Filles de la Sagesse, je me
crois obligée de leur recommander à toutes, présentes et à venir, de ne s'écarter
jamais de l'esprit primitif de notre saint Fondateur, qui est un esprit d'humilité,
de pauvreté, de détachement, de charité, d'union les unes avec les autres.
« Je leur recommande
en outre, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, d'avoir toujours une
dépendance sans réserve de la Communauté établie à Saint-Laurent-sur-Sèvre ; de
la regarder comme le chef-lieu de toute la Congrégation, d'en regarder la
Supérieure et toutes celles qui lui succéderont en cette charge comme leur
Supérieure générale ;
« D'avoir du respect et
de la soumission pour le Supérieur des Missionnaires du Saint-Esprit, aussi
fondés par M. de Montfort, et à ses successeurs dans la même place, comme celui
qui leur a été donné par lui pour gouverner généralement toute la Congrégation
et y maintenir la vigueur de la Règle ; d'avoir du respect et de la reconnaissance
pour celui des Missionnaires qui aura la chanté de tenir la place de confesseur
des Filles de la Sagesse. Ce faisant, elles seconderont mes désirs ; elles
feront ce que Dieu m'a fait la grâce de pratiquer, pendant que j'ai été sur la
terre, et elles accompliront la dernière volonté d'une Mère qui les a toujours
aimées, qui les aime encore, et les aimera, et ne les oubliera point après sa
mort.
« Ne pouvant écrire
moi-même tout au long mes susdites présentes volontés, à raison de ma grande
faiblesse je les ai fait mettre sur le papier par la Sœur Honoré, Maîtresse des
novices, et les ai signées de ma main.
« A Saint-Laurent, le
23e jour d'avril 1759.
«
Marie-Louise de Jésus, Supérieure générale. »
Les Sœurs présentes
attestèrent, par un acte en forme qu'elles avaient été témoins et dépositaires
des dernière dispositions et volontés de leur vénérable Mère et première
Supérieure générale, et promirent, au nom de toute la Congrégation, de s'y
conformer. Cet acte était signé par les Sœurs Florence, Assistante, Honorée,
Maîtresse des novices, Julie, Armelle, Emérentienne, Radegonde et Victoire.
Après cet acte que Marie-Louise
de Jésus avait raison de regarder comme très-important, elle ne songea plus à
la terre. Elle répétait continuellement des antiennes en l'honneur de la Sainte
Vierge, comme le Magnificat, la Salve Regina, le Regina cœli. Quelques heures seulement avant sa mort, elle redisait
sans cesse : Alleluia, alleluia La
Sœur Julie, voulant savoir si elle était bien à elle même et si elle avait
encore toute sa présence d'esprit, lui demanda ce que voulait dire en français
le mot Alleluia elle lui répondit qu'alleluia voulait dire réjouissons-nous !
Un moment après, tenant en main son crucifix, elle proféra ces paroles : « Mon
Seigneur et mon Dieu ! » Ce furent les dernières ; et elle remit sa belle âme
entre les mains de son Créateur, vers les huit heures du soir, un samedi, 28
avril 1759, au même mois, au même quantième, à la même heure, dans le même lieu
qu'était décédé le Vénérable de Montfort. Nous ajouterons encore, pour
compléter la ressemblance, qu'elle portait le même nom, puisqu'elle s'appelait
Marie-Louise et Montfort Louis-Marie, qu'elle mourut dans les mêmes sentiments,
que ses obsèques furent célébrées par le même prêtre, à 43 ans de distance ;
qu'elle fut inhumée dans la même chapelle de la Sainte Vierge. Elle mourut âgée
de 75 ans, après une vie consacrée tout entière au service de Dieu et du
prochain.
La nouvelle de sa mort
jeta la consternation, non seulement dans toute la Congrégation de la Sagesse
et chez les Missionnaires de la Compagnie de Marie, mais encore dans tous les
lieux où elle était connue. Elle était vénérée comme une sainte et aimée comme
une mère par tous ceux qui avaient été en relations avec elle. Chacun
s'empressa d'avoir quelque objet qui eût été à son usage ; on coupa de ses
cheveux et l'on partagea des morceaux de ses vêtements. Le lendemain de sa
mort, il se trouva à Saint-Laurent une foule prodigieuse de peuple ; mais ses
funérailles n'eurent lieu que le lundi, dans la soirée, afin de donner le temps
de prendre son portrait, ce qu'elle n'avait jamais voulu permettre pendant sa
vie.
Ses éclatantes vertus,
son titre de fondatrice de la Congrégation de la Sagesse et tous les rapports
qu'elle avait eus avec Montfort, engagèrent à placer sa tombe dans la chapelle
de la Sainte Vierge de l'église paroissiale de Saint-Laurent, à côté de celle
du serviteur de Dieu. Il nous est permis d'espérer que cette tombe, un jour,
sera glorieuse comme celle de Montfort, et que les vertus de la fille seront
célébrées dans l'Eglise comme celles du père.
C'est M. Rougeon de la
Jarrie, ancien doyen de Saint-Laurent, lequel avait donné sa démission, qui fit
ses obsèques, comme il avait présidé celles de Montfort. On voit aussi la tombe
de ce respectable doyen devant le même autel de la Sainte Vierge, à quelques
pas de la balustrade.
Marie-Louise de Jésus
était d'une taille au-dessus de la moyenne. Elle avait la tète petite et ronde,
le teint d'un brun clair, les yeux bleus, les sourcils noirs, les cheveux
blonds, le nez et la bouche un peu gros. Son regard était gracieux et modeste,
son abord était prévenant; mais, lorsque le cas l'exigeait, elle prenait un air
de gravité et même de sévérité qui la faisait craindre et respecter. Enfin,
l'on voyait sur toute sa personne un air de décence et de piété, auquel le
monde lui-même ne pouvait s'empêcher de reconnaître une fille de mérite et une
grande servante de Dieu ; mais Dieu tout seul connaissait toute la beauté de
son âme et toutes les richesses de son cœur.
CHAPITRE
II.
LA SŒUR SAINTE-ANASTASIE
SUCCEDE A LA MERE MARIE-LOUISE DE JESUS. — LE CHAPELET NOIR QUE PORTAIENT LES
NOVICES EST REMPLACE PAR LE CHAPELET BLANC. — BENEDICTION D'UNE CLOCHE. — DES
SŒURS CONVERSES.
Après le décès de la
première Supérieure générale des Filles de la Sagesse, il fallut bien lui
nommer une remplaçante. Les Sœurs se préparèrent, par la prière et la
communion, à cette première élection qui était sans doute d'une très-grande
importance. Les suffrages se réunirent en faveur de la Sœur Sainte-Anastasie,
connue dans le monde sous le nom de Jeanne Rarret. Elle était née à Niort en
1707. Entrée au noviciat en 1730, elle fit profession le 30 août 1731. Elle
avait 52 ans, lorsqu'elle fut nommée Supérieure générale. Elle possédait toutes
les qualités propres à lui faciliter le moyen de faire beaucoup de bien dans la
charge qui lui était imposée. Aussi en a-t-elle fait beaucoup, mais non sans
trouver des contradictions.
La Supérieure générale
de la Sagesse est élue pour trois ans, et elle peut être élue plusieurs fois de
suite ; mais, d'après l'usage que nous verrons s'établir et se maintenir dans
la Congrégation, elle se retire après avoir porté pendant neuf ans la lourde
charge qu'on lui a mise trois fois sur les épaules. En 1765, toutes les Sœurs
se, proposaient d'élire pour la troisième fois la Mère Sainte-Anastasie, quand
le P. Besnard, Supérieur général, se montra d'un avis contraire. Il trouvait
des inconvénients à laisser trop longtemps la même Supérieure à la tête de la
Congrégation. Mais bientôt il revint sur sa résolution et les Sœurs eurent la
liberté de voter selon qu'elles le jugeaient convenable. Tous les suffrages ne
pouvaient manquer de se réunir en faveur d'une Mère qui gouvernait avec sagesse
la Congrégation depuis six ans, et qui était aimée et respectée de toute sa
Communauté autant' qu'elle pouvait l'être.
En sortant de charge, la
Mère Sainte-Anastasie ne resta point à Saint-Laurent. On pense qu'elle se
retira aussitôt à l'hôpital de Niort ; c'est là en effet qu'elle mourut le 31
mars 1773, à l'âge de 66 ans. Pendant les années de son généralat, de 1759 à 1768,
on fonda les établissements de Lorient, Quimperlé, Port-Louis, Miniac, Dol,
Luçon, Locminé, Sarzeau, le Croisic, Vannes et Saint-Paterne d'Orléans.
Au mois de mai 1760, le
R. P. Besnard, de concert avec les Sœurs, jugea à propos de donner aux novices
le chapelet blanc à la place du chapelet noir qu'elles portaient auparavant
suspendu à leur côté. Il les réunit au noviciat, et leur fit voir, dans une
exhortation touchante, combien elles devaient aimer et honorer la Sainte
Vierge, puisqu'elles avaient le bonheur d'être revêtues de ses livrées. Il leur
dit aussi que la blancheur de leur chapelet leur marquait l'amour qu'elles
devaient avoir pour la pureté de corps, d'esprit et de cœur, et qu'elles
devaient sans cesse demander cette précieuse vertu à Notre-Seigneur par
l'intercession de sa très-sainte Mère. Il ajouta que ce chapelet était une
imitation de la couleur du voile que l'on donne aux novices dans les autres
Communautés religieuses. Il établit à cette occasion une petite cérémonie pour
l'admission au noviciat et pour la réception du chapelet.
Souvent les plus minces
objets sont pour nous pleins de charmes, parce qu'ils nous rappellent de
délicieux souvenirs. C'est ainsi que l'on aime et que l'on conserve avec
bonheur à la maison de la Sagesse la petite cloche que l'on aperçoit maintenant
au-dessus de la porte d'entrée. C'était le gros bourdon de la Communauté, il y
a un siècle et davantage ; il faut avouer qu'il n'était pas besoin de puissants
appareils pour le hisser à son beffroi. Cette petite cloche cependant dut faire
éprouver de douces émotions aux Filles de la Sagesse, quand elle fit entendre
ses premiers sons, en 1762. Elle était alors la voix de l'Epoux, appelant ses
chastes épouses au pied des autels, pour la prière, la méditation, l'audition
de la parole sainte et l'assistance à l'auguste sacrifice de la Messe.
Aujourd'hui elle appelle encore, de temps en temps, quelques Filles de la
Sagesse qui se hâtent de se rendre à sa voix ; elle sonne le plus souvent pour
appeler celles qui sont en charge, et c'est pour elle un honneur ; elle sonne
aussi pour saluer, la première, les Sœurs qui viennent de loin se reposer un
peu dans leur chère Communauté. Elle porte cette inscription : « Je m'appelle
Louis-Marie Grignon de Montfort ; je pèse 33 livres, en l'honneur des 33 années
que Notre-Seigneur Jésus-Christ a passées sur la terre. J'ai été faite par J.
Bazin, à Nantes, en 1762. »
Les quatre années suivantes
n'offrent rien de remarquable; mais la date de 1767 n'est pas sans importance
pour la Communauté de la Sagesse, puisque c'est à cette époque que l'on a commencé
à accepter dans la Congrégation des Sœurs converses. Cette innovation assurément
très-considérable s'est faite après un long et mûr examen, et, depuis ce temps,
on n'a point à regretter d’avoir interprété de cette manière la pensée du
Vénérable de Montfort, et d'avoir ainsi complété son œuvre. On peut affirmer que c'est la divine
Providence qui a inspiré de faire ce changement auquel on n'avait point pensé
jusque-là.
Nous allons dire ce qui
a donné lieu à cette innovation, en ajoutant quelques mots, pour faire
connaître la position de ces modestes Religieuses qui ne sont point étrangères
à la famille de Montfort, puisqu'elles vivent sous le même toit que les autres
et sous la même autorité, avec les mêmes engagements et les mêmes avantages. La
différence d'habits et d'emplois ne les empêche point de faire partie de la
Congrégation delà Sagesse, bien qu'à un degré inférieur!
Avant 1767, les Vierges,
instituées à Saint-Laurent par le Père de Montfort, se faisaient un bonheur
d'aller faire à la Communauté les plus gros ouvrages. Quelques, unes étaient
gagées et demeuraient dans la maison ; les autres y allaient seulement en
journée, quand on en avait besoin. À l'époque dont nous parlons, trois d'entre
elles étaient en demeure à la Communauté. L'une des trois s'appelait Marianne
Châtain ; elle était née à Rorthais alors du diocèse de La Rochelle, le 28 mai
1729. C'était une fille très-laborieuse et d'une grande vertu. Elle avait tant
d'ouvrage dans la maison qu'il lui était impossible de faire tous les exercices
de piété que les autres Vierges ses compagnes, faisaient dans le monde. Un
jour, elle témoigna ses inquiétudes à la Mère Supérieure de la Sagesse en des
termes qu'on nous saura gré de reproduire : « Ma chère Mère, dit-elle, mon
emploi ne me laisse que fort peu de temps pour vaquer à mes exercices de piété;
j'en aurais davantage, en travaillant dans les monde pour gagner ma vie. Ne
croyez pas, ma chère Mère, que l'ouvrage me fasse peur, ni que ce soit par une
dévotion mal entendue que je vous dis ceci ; non. Voici ce qui me détermine :
ma conscience me reproche de manquer à mes exercices de piété pour gagner de
l'argent!
Si vous vouliez me
permettre de faire des vœux, je travaillerais tout autant, mais ce serait avec
une grande paix et tranquillité d'âme, parce qu'alors ce ne serait pas pour
gagner de l'argent, ce serait uniquement pour le bon Dieu, et le mérite de l'obéissance
me tiendrait lieu de tout. »
Ces sentiments étaient
véritablement admirables, et Dieu qui les inspirait devait encore les
récompenser, en portant les Supérieurs à se rendre aux désirs de cette pieuse
fille, si digne de servir de modèle à toutes les Sœurs converses de la Sagesse,
qui doivent comprendre aussi que le mérite de l'obéissance tient lieu de tout,
et qu'il est infiniment avantageux de travailler, non pas pour de l'argent,
mais pour Dieu. Après y avoir réfléchi, on jugea à propos de l'admettre à faire
des vœux, en l'avertissant toutefois qu'on ne pouvait la recevoir qu'en qualité
de Sœur converse. « Cela m'est égal, répondit-elle, pourvu que je sois
Religieuse et que je n'aie plus qu'à obéir. »
Etre Religieuse et
obéir, voilà donc ce que désirait avec ardeur cette vertueuse fille. Ses pieux
désirs furent accomplis. Après plusieurs essais, on lui donna à peu près le
même costume que portent aujourd'hui les Sœurs converses ; seulement son habit
était brun, comme l'était alors celui des Vierges. Ce n'est que depuis la
Révolution que l'habit noir a remplacé l'habit brun. Le nom de Marianne fut
changé, à la profession, pour celui de Jeanne.
Ses deux autres
compagnes ne partagèrent point le même bonheur ; mais, pour les consoler et les
récompenser de leur dévouement, on leur promit de les inscrire sur le catalogue
des Sœurs, et de leur donner part aux prières de la Communauté, après leur
décès. Toutes deux sont mortes dans la maison. Là Sœur Jeanne a montré jusqu'à
la fin qu'elle aimait à travailler pour Dieu et à obéir. Elle n'a cessé
d'édifier la Communauté qu'elle quittée pour le ciel, le 5 juin 1816, à l'âge
de 87 ans.
Avant 1793, on n'avait
encore reçu que huit Converses, en comprenant dans ce nombre la Sœur Jeanne. En
1800 elles étaient au nombre de six à la Communauté. Pendant la Révolution,
elles se signalèrent par un dévouement admirable pour la religion et ses
ministres. Plusieurs d'entre elles ont plus d'une fois exposé courageusement
leur vie. Elles étaient, à l'exception d'une seule, des environs de
Saint-Laurent. Elles ne s'éloignèrent point de la Maison-Mère, et elles ne la
quittèrent tout à fait que dans les plus mauvais jours, c'est-à-dire, en 1793,
1794 et 1795, et encore, pendant ce temps-là, rendirent-elle les plus grands
services aux autres Sœurs cachées dan le voisinage, et au Père Supiot qui ne
s'éloigna pas non plus. Ce vénérable Père, voulant reconnaître les services
rendus par ces courageuses filles, proposa à quatre d'entre elles de prendre
l'habit gris des Sœurs de chœur. Deux acceptèrent cette faveur, les Sœurs
Geneviève et Hélène ; les deux autres, Sœur Louise et Sœur François la
refusèrent par humilité.
Les Sœurs Geneviève et
Hélène eurent l'honneur prendre l'habit gris, le 6 janvier 1800. La Sœur Geneviève
n'a point quitté la Communauté ; elle y a continué son emploi, qui était celui
de la boulangerie, jusqu'à sa mort arrivée le 22 janvier 1812 ; elle était
alors âgée de 50 ans. La Sœur Hélène fut envoyée à Brest, où elle est restée
plusieurs années. Elle est revenue terminer sa religieuse carrière à Saint-Laurent,
le 24 janvier 1837, à l'âge 75 ans.
Dans les premières
années qui suivirent la Révolution on n'admettait à la profession qu'un
très-petit nombre de sœurs converses, une ou deux par an seulement, puis trois
ou quatre. Ce ne fut qu'à l'arrivée du P. Deshayes que l'on commença à en
recevoir davantage. Dès l'année 1823, on en reçut jusqu'à 28. A la fin de cette
même année, on établit un noviciat en règle pour les Sœurs converses. En peu de
temps ce noviciat se trouva considérable, et, en 1833, les Converses étaient
déjà arrivées au nombre de 350 environ.
Comme elles n'étaient
point destinées à occuper les mêmes emplois que les Sœurs de chœur, et que leur
travail les mettait dans l'impossibilité de suivre exactement les mêmes
exercices, on crut devoir leur donner un règlement particulier, qui fut dressé
au mois de janvier 1829. Cependant leur nombre croissait toujours, et pouvait
égaler bientôt celui des Religieuses de chœur. On finit par comprendre que cela
pouvait donner lieu à de graves inconvénients, que l'on commençait à découvrir.
C'est pourquoi, on résolut, en 1845, de fermer, pour un temps, le noviciat ouvert
en 1823. Cette mesure ne pouvait manquer d'affliger les Sœurs converses ; cependant
elles en comprirent la nécessité, et d'ailleurs elles appartenaient à la
Congrégation et n'avaient rien à craindre pour elles-mêmes.
Le nombre des Sœurs
converses ayant diminué, à mesure que celui des Sœurs de chœur augmentait plus
que jamais ; de plus, le besoin de ces modestes et laborieuses Sœurs se faisant
sentir à la Maison-Mère et dans les établissements qui se multipliaient
toujours, on songea à ouvrir de nouveau leur noviciat, en 1856. Le 24 décembre
de cette année, arrivèrent à la Communauté les deux premières novices
converses, et, à la fin de 1858, leur nombre s'élevait à 60. La première
profession eut lieu pour elles le 2 février 1859. A la fin de 1866, le nombre
des Sœurs converses était de 410 ; il était de 468 en 1877.
Le travail des mains est
l'occupation des Sœurs converses. Cependant ce travail n'absorbe pas tellement
tout leurs instants qu'elles ne puissent, de temps en temps dans la journée, se
livrer à quelques exercices de piété! Avant tout, elles sont Religieuses pour
travailler à leur propre sanctification. N'étant point chargées du gouvernement
des maisons et de la direction des Sœurs, n'ayant point à traiter avec les
administrations, ne prenant qu'une faible part de responsabilité dans les
emplois qui sont toujours dirigés par une Sœur de chœur, elles ont une grande
facilité à s'occuper d'elles-mêmes. Leurs journées se passent tranquillement
dans l'obéissance, le travail et les exercices de piété, comme l'avait désiré
la Sœur Jeanne qui leur a ouvert à toutes le chemin de la Sagesse. Sans se
préoccuper du lendemain, elles peuvent se reposer délicieusement sur le Cœur de
Jésus, leur Epoux et leur modèle.
On peut recevoir pour
Sœurs converses des personnes qui ont été domestiques, ce qui ne se fait pas
pour le Sœurs de chœur. Il est bon qu'elles sachent lire ; mais elles n'ont pas
besoin d'avoir une grande instruction. 0n exige d'elles surtout de la piété, de
la docilité, une santé ordinaire et l'amour du travail. On peut affirmer qu’il
est peu de Sœurs converses, dans la Congrégation de la Sagesse, qui ne
réunissent en elles ces qualités.
CHAPITRE
III.
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PREMIÈRE ASSEMBLÉE
CAPITULAIRE. — ELECTION D'UNE NOUVELLE SUPÉRIEURE GÉNÉRALE. — LETTRES-PATENTES
OBTENUES DU ROI LOUIS XV EN FAVEUR DE LA CONGRÉGATION. — CONSTRUCTIONS
IMPORTANTES. — MGR DE CRUSSOL, ÉVÈQUE DE LA ROCHELLE, A SAINT- LAUREXT. —
NOUVEAUX ÉTABLISSEMENTS. — LA SOEUR HONORÉE.
En 1768, eut lieu la
première assemblée capitulaire dont il soit question dans les annales de la
Congrégation. Il s'agissait d'examiner des Constitutions que l'on observait
déjà depuis longtemps, et de nommer une nouvelle Supérieure générale. Ces
Constitutions avaient été écrites, en grande partie, sous les yeux de la Mère
Marie-Louise de Jésus ; ce qui les rendait encore plus chères. On avait jugé à
propos d'en essayer la pratique pendant plusieurs années, afin de s'assurer
qu'elles ne renfermaient rien qui ne pût s'accorder parfaitement avec l'exacte
observance de la Règle. Après un mûr examen, elles furent acceptées par le
Chapitre qui procéda aussi à l'élection d'une nouvelle Supérieure, à la place
de la Mère Sainte-Anastasie qui gouvernait la Congrégation depuis neuf ans.
La Sœur Sainte-Claire fut
élue. Elle avait fait profession le 20 avril 1748 et avait commencé, en 1755,
l'établissement de Saint-Lô, qu'elle dirigea jusqu'à son élection. Lorsqu'elle
sortit de charge, elle retourna encore comme Supérieure à Saint-Lô, où elle
mourut, en 1800. Pendant son généralat, on fonda les établissements de Mortagne,
Château-Larcher, Pirmil, à Nantes, Redon, Pluvigner, Montfort, Brouage, le
Dorât, Loix et Guérande.
La Mère Sainte-Claire
fut remplacée, en 1777, par la Mère Marie de Saint-Bernard, qui était première
Assistante de la Congrégation, depuis plusieurs années. Elle était née dans la
paroisse de Notre-Dame de La Rochelle, et s'appelait Marie-Anne Cerisier.
Entrée au noviciat le 17 juillet 1739, à l'âge de 22 ans, elle fit profession
le 28 décembre de la même année. Elle avait 50 ans, au moment de son élection.
Dieu l'appela à lui au bout de trois ans ; elle quitta la terre pour le ciel,
le 3 août 1780, emportant avec elle les regrets de ses chères filles qui
l'aimaient et la respectaient comme elle le méritait. Elle avait rempli avec
piété, sagesse et dévouement les différents emplois qui lui avaient été
confiés.
Dans les trois années de
son généralat, elle vit se fonder six établissements : à Tesson, Brest,
Fougères (Providence), Châtillon (hôpital), Orléans (N.-D. du Chemin)) et
Paimbœuf. L'année même de son élection, en 1777, elle eut la consolation de voir
commencer les nouvelles constructions de la maison de la Sagesse, qui ne
devaient pas être terminées de son vivant.
Après bien des oppositions
injustes et violentes suscitées par les Jansénistes, le P. Besnard avait obtenu,
en 1773, du roi Louis XV des lettres-patentes qui confirmaient les deux
Communautés de Saint-Laurent. La Congrégation de la Sagesse fut autorisée à
recueillir les aumônes, dons et legs qui pourraient lui être faits, et à
acquérir des immeubles jusqu'à concurrence d'un revenu annuel de 4000 livres.
Appuyée sur des bases plus solides que par le passé, la Congrégation songea dès
lors à commencer des constructions qui étaient devenues indispensables. Les
travaux s'ouvrirent en 1777, et furent entièrement terminés en 1782.
Le plan de la maison,
qui est celle que l'on aperçoit en entrant dans la Communauté, avec la chapelle
qui a reçu une autre destination, représentait le chiffre de Notre-Seigneur.
Nous voyons, d'après un écrit du P. Besnard, que la chapelle avait 54 pieds de
longueur sur 22 de largeur. Le plan en avait été donné par M. Besnard,
architecte de Brest; le sculpteur était M. Bertrand, et le plafonneur, M.
Bousseau, italien.
La chapelle étant
complètement terminée, les Pères Micquignon et Urien furent envoyés à l'Hermenault,
où se trouvait Mgr de Crussol, évêque de La Rochelle, pour l'inviter à en faire
la bénédiction. Il y consentit très-volontiers. Au jour fixé, c'est-à-dire un
vendredi, 4 octobre 1782, le vénérable prélat arriva à Saint-Laurent, et
descendit chez les Missionnaires, qui le reçurent avec un grand bonheur. Le
lendemain, il visita la Communauté de la Sagesse, examina la chapelle, les
ornements et tout ce qui pouvait être employé au service divin ; il trouva que
tout dépassait ses espérances.
Le dimanche, à 8 heures,
il bénit solennellement la chapelle et officia pontificalement. Le soir, il
chanta les vêpres et donna la bénédiction du Saint-Sacrement dans l'église
paroissiale, puis il revint à la Communauté de la Sagesse, afin d'y bénir une
cloche qui eut pour parrain M. Sapinaud de Bois-Huguet et pour marraine Mme
Duvau de Chavagnes. Lorsque le prélat eut demandé au parrain et à la marraine
quel nom ils voulaient donner à cette cloche, ils répondirent qu'ils la
nommaient Emmanuel : cela parut faire plaisir à Sa Grandeur qui avait aussi
reçu le nom d'Emmanuel à son baptême. L'évêque répéta plusieurs fois aux Sœurs
que désormais elles ne seraient pas obligées d'aller aux offices de la
paroisse, puisqu'elles avaient une chapelle convenable, et qu'elles pouvaient
avoir les offices chez elles. Il engagea aussi fortement le P. Besnard à bâtir
une maison et une chapelle pour les Missionnaires, ce qui eut lieu en effet.
La Congrégation de la
Sagesse avait alors pour Supérieure générale la Mère Saint-François-Régis qui
avait succédé à la Mère Marie de Saint-Bernard, en 1780, après avoir été
seconde Assistante. Elle gouverna sa Communauté avec la plus grande sagesse
jusqu'en 1789, au moment où l'orage révolutionnaire commençait déjà à gronder.
Elle fut envoyée alors comme Supérieure à l'hôpital Saint-Louis, à La Rochelle,
d'où elle fut chassée par la Révolution, après avoir essuyé toutes sortes de
persécutions. En 1800, elle alla remplacer, à Saint-Lô, la Mère Sainte-Claire
qui venait de mourir ; puis, en 1804, elle revint à La Rochelle, où on la
redemandait avec instances ; enfin, au bout de quelques années, elle rentra à
Saint-Laurent et termina saintement sa carrière, le 22 janvier 1820. Pendant
qu'elle était à la tète de la Congrégation, on fonda 11 établissements : à
Guémenée, à Châteauneuf, à Saint-Pierre-le-Puellier et à Saint-Marceau
d'Orléans, à Paramé, à Laleu, à l'Hôtel-Dieu de Poitiers, aux Sables-d'Olonne,
aux Ifs, à Machecoul et à Josselin.
Nous ne pouvons nous
empêcher de dire quelques mots d'une digne Fille de la Sagesse que la Mère
Saint-François-Régis eut la douleur de perdre dès le commencement de son
généralat ; nous voulons parler de la Sœur Honorée qui mourut à Saint-Laurent,
le 29 mars 1781. C'est à elle que la Mère Marie-Louise de Jésus dicta ses
dernières volontés, avant de rendre son âme à Dieu. Le p. Besnard a voulu
lui-même, pour l'édification de ses filles, donner une notice sur cette
fervente Religieuse qui, pendant 43 ans, a fait l'ornement de sa Communauté, comme
simple Sœur, Supérieure locale , Maîtresse des novices, Conseillère ou
Assistante.
Elle était née à
Charron, diocèse de La Rochelle, en 1719, et s'appelait Agnès Berteau de
Clausy. Son père était commis dans les fermes du Boi, et vivait noblement selon
son état. Il eut six enfants, deux garçons et quatre filles. L'aîné des garçons
prit un parti dans le monde ; le cadet embrassa l'état ecclésiastique, et
devint, dans la suite, curé de Villedoux, près Esnandes. Une des filles mourut
jeune ; la seconde devint Religieuse chez les Dames de Sainte-Claire, à La Rochelle.
Agnès, qui était la troisième, resta dans la maison paternelle à Esnandes. Il y
avait dans ce bourg un établissement de Filles de la Sagesse, dont l'admirable
Sœur de la Croix était la Supérieure. Cette digne Religieuse aimait à réunir
autour d'elle, le dimanche et les fêtes, les jeunes personnes du bourg et des
environs, pour leur faire de bonnes lectures, réciter avec elles le chapelet et
leur donner des avis charitables. Mademoiselle Agnès n'était pas la dernière à
se rendre à ces pieuses réunions, et personne ne profita mieux qu'elle des
leçons et des exemples de la Sœur de la Croix. C'est là qu'elle puisa ce goût
de la piété qui ne fit que s'accroître avec les années, en même temps qu'un
souverain mépris pour le monde et pour lies vanités du siècle. Elle se sentit
même inspirée à tout quitter pour entrer en religion. Elle découvrit son dessein
à la Sœur de la Croix qui l'encouragea et l'entretint dans ces sentiments,
jusqu'au moment où Dieu retira son père de cette vie.
A cette époque, son
frère, curé de Villedoux, la prit dans sa maison, pour veiller à son ménage.
Elle y resta peu de temps, parce que, voyant sa sœur entrer chez les
Religieuses de Sainte-Claire, elle songea à entrer aussi chez les Filles de la
Sagesse qu'elle avait toujours aimées. Elle pria le P. Mulot, Supérieur général
de cette Communauté, qui descendait souvent chez son frère, quand il allait
visiter les Sœurs d'Esnandes, à vouloir bien la recevoir parmi ses filles.
Celui-ci l'accepta d'autant plus volontiers qu'il connaissait sa grande piété
et ses rares talents. Son frère, loin de s'opposer à ses desseins, l'engagea à
se donner toute à Dieu. Elle partit donc pour Saint-Laurent, où elle arriva, le
10 février 1738, à l'âge de 19 ans.
Elle était toute formée
à la dévotion, à l'oraison et tous les exercices de la vie spirituelle. Elle
n'avait aucun défaut essentiel ; le Seigneur l'avait dotée d'u caractère doux,
bienfaisant, affable et prévenant, qui la faisait aimer de ses maîtresses et
rechercher de ses compagnes du noviciat. Elle fit profession le 4 octobre 1738,
et reçut le nom de Sœur Honorée.
On l'envoya d'abord à
Loix, dans l'île de Ré, où elle passa 7 ou 8 ans ; puis à Saint-Denis, dans l'île
d'Oleron, où elle devint bientôt Supérieure. Comme elle l'avait vu pratiquer à
Esnandes par la Sœur de la Croix, elle réunit aussi les jeunes personnes pour
de pieux exercices, les dimanches et fêtes, et leur fit un bien immense. Elle
leur inspira un tel goût pour la piété et un tel mépris pour le monde, que
beaucoup d'entre elles songèrent à se faire Religieuses, et le devinrent en effet.
Plus de 20 jeunes filles de Saint-Denis et un grand nombre des autres paroisses
de l'île entrèrent chez les Filles de la Sagesse. Toutes auraient voulu ressembler
à la Sœur Honorée, tant elle était bonne, douce, humble, modeste, tant sa vertu
était aimable. Son humilité et son amour du recueillement ne la rendaient point
d'un abord difficile et d'une humeur sévère. Elle allait droit è Dieu, avec un
cœur gai et un visage qui réfléchissait la pureté et le calme de son âme. Elle
était la joie et l'édification de Saint-Denis : aussi, quand on l'en retira,
pour lui donner, à Saint-Laurent, l'emploi de Maîtresse des novices, grands et
petits, riches et pauvres, prêtres et laïques, tous les habitants de la
paroisse et des environs, la pleurèrent, tous furent consternés de son départ.
Arrivée à Saint-Laurent,
elle trouva Une ample matière à son zèle dans son nouvel emploi ; mais Dieu lui
avait donné abondamment tout ce qu'il fallait pour le bien remplir : un grand
fonds d'humilité, un jugement solide, un juste discernement des esprits, une
connaissance parfaite des différents caractères, une patience à toute épreuve,
une sagacité subtile pour découvrir certaines petites misères des novices , une
grande prudence pour v appliquer le remède, sans faire de peine à qui que ce
fût, une douceur charmante pour excuser leurs fautes, lorsqu'elles venaient les
lui avouer, un talent rare pour les faire rentrer en elles-mêmes, beaucoup de
facilité à leur parler de Dieu, à leur inspirer l'amour de la vertu et le zèle
de leur perfection.
Ses soins pour ses
chères novices étaient si grands qu'ils s'étendaient sur tout ce qui les
regardait pour le temporel comme pour le spirituel. Ainsi, elle portait l’attention
jusqu'à prolonger son repas et ne finir que la dernière, afin de donner à
celles qui avaient bon appétit le moyen de prendre leur réfection sans trop se
presser. Elle disait que la jeunesse avait besoin de bien manger, afin de se
fortifier et se mettre en état de rendre service au prochain.
Dans tous ses entretiens,
elle ne parlait que de Dieu, du ciel, de la vertu, des moyens de perfection, de
l'amour des humiliations, de la mortification, etc. Pour exprimer les
sentiments de ferveur dont elle était animée, elle composa un pieux cantique
que l'on aime à chanter encore dans la Communauté. Après une vie toute remplie
di bonnes œuvres et de mérites, elle s'endormit doucement dans le Seigneur, à
l'âge de 62 ans. Quand la nouvelle de sa mort parvint dans les établissements,
il n'y eut qu'une voix partout pour rendre hommage à ses vertus et célébrer sa
sainteté.
CHAPITRE
IV.
ELECTION DE LA MÈRE SAINTE-FLAVIE.
— LETTRE DU R. P. MICQUIGNON AUX FILLES DE LA SAGESSE, A L'APPROCHE DE L'ORAGE
RÉVOLUTIONNAIRE.
En 1789, la Sœur Sainte-Flavie
fut élue Supérieure générale à la place de la Mère Saint-François-Régis. Née le
11 juin 1730, elle avait fait profession le 22 septembre 1750. On voit qu'elle
eut le bonheur de vivre, pendant neuf ans, sous l'autorité et sous les yeux de
la vénérable Fondatrice de la Congrégation. On ne pouvait faire un meilleur
choix. Les jours allaient devenir bien mauvais. Il fallait une femme forte pour
tenir tête à la plus affreuse de toutes les tempêtes qui aient ébranlé l'Eglise
et la France, et pour relever de ses ruines un édifice religieux, dont presque
toutes les murailles allaient être abattues par un torrent dévastateur. Nous
verrons que la Mère Sainte-Flavie n'est point restée au-dessous de sa difficile
et douloureuse mission, et qu'elle s'est montrée toujours aussi grande que son
malheur. La crainte de l'orage ne l'empêcha pas d'accepter l'établissement du
Longeron en 1790, et, en 1791, ceux de Fougères (l'hôpital), Landernau,
Auffrédy et Lesneven.
Le R. P. Micquignon,
Supérieur général des Missionnaires de la Compagnie de Marie et des Filles de
la Sagesse, qui avait succédé au R. P. Besnard, en 1788, ne tarda pas à
entrevoir tout le danger que pouvaient courir ses Communautés. Durant le cours
de l'année 1789, il voulut faire la visite des établissements de la Sagesse qui
se trouvaient en Bretagne. Partout il fut reçu avec joie et reconnaissance. Les
brebis qui entendaient déjà gronder l'orage avaient besoin d'être rassurées par
la présence de leur pasteur. Après avoir parcouru la Bretagne, il alla jusqu'à
Orléans, et laissa par écrit à l'établissement de Notre-Dame-du-Chemin,
aujourd'hui Sainte-Croix, des avis pleins de sagesse.
Dès le commencement de
1790, le pieu Supérieur, apercevant le danger qui menaçait l'Eglise de France,
fit entendre le cri d'alarme au milieu du troupeau chéri qui lui était confié.
Il adressa à toutes les Filles de la Sagesse une lettre circulaire, dans
laquelle il leur donnait, avec l'affection d'un père et la fermeté d'un
confesseur de la foi, tous les conseils dont elles pouvaient av besoin. Cette
lettre est du 6 janvier. Nous ne pouvons résister à la pensée d'en citer
quelques fragments.
« Il n'est sans doute
aucun temps, mes chères filles, leur disait-il, où je ne lève les mains au
ciel, pour attirer sur vous ses faveurs ; car, Dieu en est témoin, je vous
porte sans cesse dans mon cœur, et vous faites l'objet continuel de toutes mes
sollicitudes. Mais de nouveaux dangers que la nouvelle année semble vouloir
faire éclore, les maux qu'elle nous présage par les circonstances d
l'accompagnent, en ajoutant à mes craintes et à mes alarmes, fournissent aussi
un nouvel aliment à mon zèle, et fixent l'objet des vieux que je dois faire
pour vous au Seigneur dans les tristes commencements de cette année.
« C'est surtout, mes
chères filles, sur le dépôt précieux de la foi que j'en dirige tout l'essor;
c'est pour la conservation de ce trésor, qui fait le principe de toutes vos
bonnes œuvres pour le présent, comme le fondement de vos espérances pour
l'avenir, de cette foi qui est la vie de vos âmes et sans laquelle vous ne
pouvez plaire à Dieu, de ce trésor, de toutes ces richesses des vraies Filles
de la Sagesse, c'est, dis-je, pour sa conservation que je prie, que je gémis, que
je porte sur l'autel de Jésus-Christ des vœux brûlants de l'amour dont je suis
animé pour les intérêts de votre salut.
« A Dieu ne plaise, mes
chères filles, que je suspecte votre fidélité et la fermeté de votre foi ! Je
vous rends de bon cœur le témoignage que, jusqu'à ce jour, vous l'avez
conservée pure et intacte, et que vos dispositions pour l'avenir répondent à
celles du passé. Ce témoignage, gravé dans mon cœur par la connaissance que
j'ai de votre fermeté dans la foi, fait aujourd'hui ma plus douce consolation.
« Mais après que Notre-Seigneur
lui-même nous avertit de prendre garde de déchoir, quelque fermes que nous
soyons, ne dois-je pas craindre, dans un temps où les jours sont si mauvais, où
tout est tentation, où tout est écueils et scandales ? Oui, sans doute, mes
chères filles, le premier choc vous trouvera inébranlables, et ce n'est pas non
plus celui que je crains ; vous direz généreusement dans les beaux jours de la
ferveur de votre loi : « Allons et mourons avec lui ! » Mais ce que j'ai lieu
de redouter, ce sont les atteintes que pourront lui donner, à la longue, le
commerce et les rapports indispensables avec un monde aujourd'hui si perverti
dans la foi ; ce sont ces discours empoisonnés du libertinage de l'esprit, ces
maximes erronées en matière de religion, que l'assemblage de quelques vertus
sociales, ou l'ostentation de quelques bonnes œuvres rendent encore plus
insidieuses ; c'est surtout la défection... Que dis-je? mes chères filles, oui,
je le dirai, mais avec un déchirement de cœur que je ne puis vous exprimer,
oui, surtout la défection de ceux qui devraient être vos maîtres dans la foi ;
c'est, en un mot, l'exemple des faux frères qui vous mettra le plus en
danger.
« Tout en eux est contagieux
et pernicieux ; le poison qu'ils exhalent se glisse sous l'enveloppe d'une piété
apparente et s'avale sous l'apprêt de quelques paroles d'édification, et ainsi
il opère insensiblement ce que le choc d'une persécution violente, le fer, le
feu, toutes les tortures des bourreaux les plus cruels n'auraient pu faire.
L'on se fait peu à peu au langage et à la manière de penser des personnes dont
on approche, surtout quand elles se couvrent de la peau de brebis ; leur foi
devient moins suspecte ; l'on perd bientôt l'intégrité de la siennes et l'on
cesse d'être l'enfant de Dieu et de l'Eglise.
« Ah ! plutôt, mes
chères filles, tout perdre aujourd’hui, et tout à la fois, biens, santé,
réputation, état même, que de perdre jamais cette auguste qualité que nous
donne la foi ! Plutôt vous voir périr et ensevelies dans une commune ruine avec
tant d'Ordres illustres, peut-être hélas ! mais heureusement victimes de leur
foi !
« Mais non, mes chères
filles, je conçois de vous des, espérances plus consolantes. Le Seigneur
conservera votre Congrégation; et vous, vous conserverez aussi, à l'aide de sa
grâce, l'intégrité de votre foi, si vous êtes attentives, comme je n'eu doute
point, aux avis que je, vais vous donner. Recueillez-les, mes chères filles, de
mon zèle, de mes sollicitudes et de mon affection pour vous. »
Ne dirait-on pas que le
Seigneur dévoilait l'avenir, avec toutes ses horreurs, aux yeux de son
serviteur fidèle ? Ne dirait-on pas que ce digne enfant et successeur de
Montfort, chargé du soin de toute sa famille religieuse, découvrait à la fois
tous les malheurs qui allaient fondre sur la société et sur la religion?
C'était plus que de la
prévision, c'était de la certitude. Après les graves avertissements que nous
venons d'entendre, et qu'il donnait à ses Religieuses, il leur recommandait,
comme moyens de conserver leur foi, un attachement inviolable à l'Eglise et à
son Chef, le recueillement et le silence, l'assiduité à la prière et à
l'oraison , l'union, la paix et la charité entre elles, une pratique des
sacrements plus fréquente et plus fervente, une grande fidélité à leurs
engagements, surtout à leur vœu d'obéissance, l'exactitude à leur sainte Règle,
la simplicité des enfants de Dieu et la droiture de cœur dans toute leur
conduite, la bienveillance envers toutes sortes de personnes, même envers leurs
plus grands ennemis, pardessus tout, la douceur et la charité la plus tendre
envers les pauvres, les malades et les malheureux.
« Ces vertus,
ajoutait-il en finissant, donneront, de l'éclat à votre foi et la feront
triompher de la déprava-lion commune. Par elle vous jetterez, comme dit
l'apôtre, une si belle lumière que vous brillerez commodes flambeaux parmi les
gens du monde, que vous forcerez, en agissant ainsi, de rendre hommage à votre
foi, à la religion et à votre saint état. »
Les craintes exprimées
si vivement par le vénérable Supérieur général de la Congrégation de la
Sagesse, ne tardèrent point à se réaliser, pour le malheur de la France et de
l'Eglise entière. La religion fut cruellement persécutée ; les autels furent
renversés, les chaires brisées, les temples profanés, les prêtres proscrits,
les Congrégations religieuses supprimées. De grands scandales furent donnés par
quelques membres du clergé qui eurent le malheur de prêter serment à une
constitution schismatique, et qui, ayant cessé d'être les vrais pasteurs des
âmes, s'arrogeaient encore le droit de paître le troupeau de Jésus-Christ.
La ferme espérance que
le digne Supérieur avait conçue touchant la conduite des Filles de la Sagesse,
dans ces temps malheureux, se réalisa aussi bien que ses craintes. En effet ces
ferventes Religieuses demeurèrent inébranlables dans leur foi, et donnèrent
partout et toujours l'exemple des plus admirables vertus. Leur courage héroïque
ne se démentit pas un seul instant, au milieu de toutes leurs épreuves
cruelles, sous le fer homicide, dans les prisons et jusque sur l'échafaud,
comme nous allons le voir dans le Livre suivant, qui renferme assurément les
plus glorieuses pages de leur histoire.
LIVRE IV.
Les filles de la sagesse pendant la révolution.
(1789-1800)
CHAPITRE
Ier
COMMUNAUTÉ DE LA
SAGESSE, A SAINT-LAURENT-SUR-SEVRE, PENDANT LA RÉVOLUTION.
La Communauté de la
Sagesse de Saint-Laurent-sur-Sèvre ne pouvait manquer d'avoir à subir les plus
terribles épreuves, pendant les jours sanglants de la Révolution française, qui
n'en voulait pas moins à la religion qu'à la royauté. A cette époque
désastreuse l'autel n'était pas attaqué avec moins d'acharnement que le trône.
La Maison-Mère recevait chaque jour des différents établissements de la
Congrégation les nouvelles les plus affligeantes, et, avant d'être frappée
elle-même directement, elle ressentait déjà le contre-coup de toutes les
douleurs que les Filles de la Sagesse éprouvaient de la part de leurs
oppresseurs. Beaucoup d'entre elles, après avoir courageusement refusé le
serment antireligieux qu'on leur demandait, et s'être vues chassées de leurs
maisons de classes ou des hôpitaux, vinrent se réfugier à Saint-Laurent, auprès
de leurs Supérieurs; mais elles ne devaient pas trouver là plus de sécurité
qu'ailleurs.
Le 18 août 1792,
l'Assemblée nationale ayant décrété la suppression de toutes les Congrégations
religieuses, on comprit aisément qu'il serait impossible d'échapper à cette loi
inique et brutale. On résolut donc de renvoyer les novices qui se trouvaient à
la Communauté, et de prendre vis-à-vis des Sœurs une mesure nécessaire, qui ne
pouvait manquer de leur causer la plus profonde douleur. Les novices se
retirèrent dans leurs familles, la tristesse dans l'âme ; mais six d'entre
elles montrèrent un étonnant courage, en suppliant les Supérieurs de ne pas les
laisser partir avant de les avoir admises à la Profession. Le désir ardent de
ces généreuses filles fut exaucé ; elles prononcèrent leurs vœux et furent
revêtues du saint habit de la religion, le 15 septembre 1792. C'était une
courageuse protestation contre le décret d'une assemblée impie qui venait, peu
de jours auparavant, d'abolir les Congrégations vouées au service de Dieu et du
prochain, et de proscrire, en même temps, le costume religieux. Cette
profession est la dernière qui ait eu lieu jusqu'en 1796. Les noms de ces
intrépides vierges, qui nous rappellent les beaux temps du christianisme,
méritent d'être conservés dans ces pages : ce sont les Sœurs Saint-Athénodore,
Saint-Auxence, Sainte-Victoire, Sainte-Félicité, Saint-Maxime et
Sainte-Domitille.
Après la cérémonie de
leur profession, les Supérieurs réunirent toutes les Sœurs, au nombre de cent
environ, et leur annoncèrent que toutes celles qui désiraient rentrer dans
leurs familles étaient libres de lé faire, ajoutant même que cette mesure était
tout à fait nécessaire, attendu qu'il était impossible de rester en grand
nombre à la Communauté, et qu'il fallait conserver à l'Institut des sujets qui
pourraient lui rendre service dans des temps meilleurs. Cette déclaration fut
comme un coup de foudre pour toutes ces ferventes Religieuses, si attachées à
leur Congrégation et à leur saint état. Ces généreuses Filles de la Sagesse
avaient bien pu verser des larmes, en quittant leur pays et leurs familles,
pour venir habiter Saint-Laurent ; mais leur cœur n'avait point été déchiré
comme il le fut au moment où il fallut s'éloigner de leur chère Communauté.
C'était là le lieu qu'elles avaient choisi, à la voix du céleste Epoux. Elles
en étaient cruellement chassées par la tempête révolutionnaire, sans savoir si
jamais -elles pourraient y revenir.
Les Sœurs qui n'avaient
pas cinq ans de profession, et qui n'avaient fait par conséquent que des vœux
annuels, remportèrent leur trousseau du monde. Les autres furent réunies à la
lingerie, et se partagèrent tristement le linge qui s'y trouvait ; chacune
emporta sa part. Plus de soixante Religieuses se retirèrent ainsi, en
s'abandonnant à la Providence de Dieu. Celles qui restèrent à la Communauté
quittèrent leur saint habit pour se revêtir d'un vêtement séculier. Les plus
jeunes furent envoyées à Mortagne ou ailleurs ; les autres couchaient pour la
plupart chez quelques personnes charitables du bourg de Saint-Laurent, qui
voulurent bien aussi cacher quelques objets, pour les soustraire à la dévastation
qu'il était aisé de prévoir. Nous aimons à citer particulièrement les familles
Cailleton, Charrier, Bécaud, Biton, Cachet et Gincheleau, qui ont rendu de
grands services aux Filles de la Sagesse, à cette lugubre époque. Les Sœurs qui
restèrent à la Communauté ne demeurèrent pas inactives ; elles eurent bientôt
occasion de faire éclater leur zèle et leur charité de la manière la plus
touchante, en soignant indifféremment tous les malades qui réclamèrent leur
secours, quand Saint-Laurent fut devenu comme le quartier général des malades
et blessés royalistes et républicains. Elles se livrèrent aux soins de ces
malheureux avec un dévouement au-dessus de tout éloge. Plus d'une fois même
elles furent assez heureuses pour arrêter le bras des Vendéens justement
irrités, et sauver la vie des prisonniers républicains ; mais rien n'était
capable de calmer la rage des révolutionnaires.
Déjà les Sœurs avaient été
saisies d'épouvante, lorsqu’u commencement de juin 1791, les gardes nationaux
de Cholet et des environs étaient venus faire une visite domiciliaire à la
maison des Missionnaires, et s'étaient emparé des Pères Dauche et Duguet qu'ils
avaient conduits jusqu'à Angers ; mais elles ne furent pas directement inquiétées
avant 1793. Il paraît que la première invasion des Bleus eut lieu au mois de février de cette année.
Un jour, le bruit se
répand qu'une colonne républicaine approche de Saint-Laurent. Les habitants du
bourg sont dans l'effroi. Les Missionnaires croient prudent de quitter leur
maison ; mais les Sœurs ne songent point à s'éloigner, dans l'espoir qu'elles
seront épargnées. Enfin, les soldats de la Révolution ont envahi le bourg, et
tout annonce qu'ils vont laisser des ruines sur leur passage. Citons ici un
trait de courage de la Sœur Saint-Victorin, âgée de 24 ans, mais qui semblait
en avoir 18 à peine. Voyant toutes ses Sœurs saisies d'épouvante, elle demande
à sa Supérieure et obtient la permission de se trouver sur le seuil de la
porte, à l'arrivée des républicains, pour leur offrir tout ce dont ils
pouvaient avoir besoin. Elle prépare eu conséquence du linge et de la charpie
pour panser les blessés, et des vivres pour subvenir aux besoins de tous.
Il était environ trois heures
du soir, lorsque les républicains entrèrent dans la Communauté. Ils s'y comportèrent
d'une manière indigne. Quelques-uns d'entre eux, épuisés par la fatigue et par
la perte de leur sang qui coulait avec abondance de leurs plaies larges et
profondes, acceptèrent d'assez bonne grâce les services qu'on leur rendait et
la nourriture dont ils avaient besoin ; les autres n'avaient que des blasphèmes,
des paroles ignobles et des menaces à jeter à la face des charitables
Religieuses. Plusieurs soldats se rendirent à la chapelle et à la sacristie
pour tout dévaster. L'un de ces misérables va droit à une statue de la Sainte
Vierge, tire son sabre et se met en devoir de lui abattre la tète. La Sœur
Saint-Jean-Chrysostome, qui l'avait suivi, lui crie alors d'une voix forte et
courageuse : « Malheureux ! que fais-tu? Veux-tu laisser ma Mère ? » A ces mots
le soldat demeure immobile ; il avait donné un premier coupa la statue, il
n'eut pas le courage de lui en donner un second. Ces impies et cruels profanateurs,
ayant trouvé des ornements sacerdotaux, s'en revêtirent et se promenèrent ainsi
dans toute la maison, jusque dans la cuisine, où ils allèrent insulter et
menacer de mort les Sœurs qui leur préparaient un repas.
Quand les soldats eurent
quitté la chapelle, la Sœur Dosithée, qui avait alors 45 ans d'âge et 23 de
profession, s'y rendit pour adorer Dieu et lui faire amende honorable des
outrages qu'il venait de recevoir. Elle s'était placée dans un coin, où il
n'était pas facile de l'apercevoir. Elle priait avec ferveur, lorsqu'elle vit
entrer un soldat plus impie encore que les autres. Celui-ci va droit au
tabernacle, l'enfonce avec son sabre s'empare du ciboire qui contenait tes
saintes Hosties, et s'enfuit du côté du jardin, sans doute dans la crainte que
ses camarades ne vinssent lui demander leur part de ce pillage sacrilège. La
Sœur Dosithée se lève et se met à sa poursuite, en criant : « Citoyen,
rendez-moi mon Maître ; rendez-moi mon Maître ! » Ce qu'elle répétait sans
cesse, en continuant à courir. Le profanateur, intimidé par les cris de cette
Sœur, cache le ciboire dans un fossé qui fermait le jardin, dans l'intention,
sans doute, de revenir le prendre. La Religieuse, animée par la foi la plus
vive, se met en adoration dans le fossé. Une petite fille du bourg étant venue
à passer parla, la Sœur la charge d'aller annoncer à la Communauté ce qui vient
d'avoir lieu. Le Père Supiot, caché dans une ferme voisine, est averti ; il
arrive, et, plus occupé de l'outrage que Notre-Seigneur Jésus-Christ vient de
recevoir qu'effrayé des maux qui le menacent, il se revêt d'un surplis et d'une
étole, va prendre le ciboire et l'emporte avec lui.
Ces soldats, lassés de
crimes et de sacrilèges, se retirèrent, le soir, dans les maisons du bourg. La
Supérieure générale propose alors à ses Sœurs de sortir de la maison pour aller
chercher ailleurs un asile. Dix s'éloignèrent avec elle, à la faveur de la
nuit, et se rendirent chez des personnes charitables et dévouées qui les
cachèrent le mieux qu'elles purent.
Le lendemain, à 6 h. du
matin, le général républicain fit donner l'ordre aux Sœurs de se réunir. Elles
obéirent promptement, croyant peut-être qu'on allait les remercier des soins
qu'elles avaient donnés aux blessés, et des prier de les continuer avec le même
dévouement. Ces Sœurs étaient alors au nombre de 26 dans la maison. Le général
arrive avec son état-major, et, au lieu de remercier ces charitables
Religieuses, on les accable d'injures. On leur demande pourquoi elles sont
restées assemblées contre les lois ; elles répondent qu'elles sont restées pour
soigner les malades. Là-dessus, nouvelles injures, puis on discute devant elles
si on les fusillera sur-le-champ. Enfin, on prend le parti de les conduire à
Cholet, et on se met a les lier deux ensemble. Pendant cette opération, la
Sieur Saint-Eustache, âgée de 41 ans, crut pouvoir s'esquiver, sans être aperçue;
mais au moment où elle franchissait le seuil de la porte, elle fut arrêtée et
lâchement massacrée. Après avoir été dépouillée, elle fut coupée par morceaux,
et ses membres épais restèrent sur la rue tout le long du jour ; ce n'est que
le soir que les habitants du bourg purent les recueillir et les confier à la
terre.
Avant de suivre à Cholet
les malheureuses Filles de la Sagesse livrées à la brutalité des soldats,
disons ce qui se passa encore dans leur Communauté de Saint-Laurent. On mit le
feu à la maison; mais, par une sorte de prodige, le feu s'arrêta de lui-même.
Trois militaires découvrirent la Supérieure générale dans un petit réduit, et lui
demandèrent ce qu'elle faisait là. « Je regarde brûler ma maison »,
répondit-elle avec calme. Un des soldais eut pitié d'elle et obtint de ses
camarades de la faire évader. Tous ne partageaient pas ces sentiments
d'humanité. La Sœur Gorgonie, âgée de 40 ans, une des Religieuses qui leur
avaient préparé le souper de la veille, et s'était ensuite échappée avec la Supérieure
fut trouvée malade dans un lit, chez des particuliers. Elle y fut massacrée,
puis traînée dans les rues. Quel temps, grand Dieu! que celui où des soldats
français se montrent assez lâches et assez cruels pour tremper leurs mains dans
le sang de pareilles victimes!
Les émissaires de la
Révolution, après avoir tout saccagé à Saint-Laurent, se dirigèrent vers
Cholet, emmenant avec eux les 25 Religieuses qu'ils avaient, faites prisonnières.
Celles qui étaient infirmes et malades furent mises sur des charrettes, et
toutes entendirent donner l'ordre de fusiller, au sortir du bourg, celles qui
ne pourraient pas suivre, et de continuer la fusillade, le long du chemin, à
mesure qu'elles déclareraient ne pouvoir aller plus loin. Dieu ne permit pas
que cet ordre barbare fui exécuté ; toutes arrivèrent à Cholet, après avoir été
rassasiées d'opprobres durant la route.
La Sœur Saint-Victorin,
qui s'était présentée avec tant de courage a la porte de la Communauté, à
l'arrivée du détachement républicain, ne fut point liée avec les autres, soit
qu'elle se trouvât seule, le nombre des prisonnières étant impair, soit qu'on
eût envie de la sauver. Elle partit avec l'avant-garde. Elle éprouva une douleur
extrême en se voyant ainsi séparée de ses Sœurs ; cependant elle ne fut nullement
maltraitée, et on la laissa même tranquillement faire ses dévotions. Arrivés à
Mortagne, les soldats entrèrent dans un cabaret, et voulurent bien laisser à la
porte leur prisonnière, qui faisait des difficultés pour entrer avec eux dans
cette maison. Il y avait déjà longtemps qu'elle se tenait à la porte, lorsque,
levant les yeux, elle aperçut ses Sœurs qui venaient. Elles étaient encore
loin; n'importe ! « Voilà mes Sœurs, s'écria-t-elle, je veux partager leur sort
! » Et aussitôt, se mettant à courir de toutes ses forces, elle arrive auprès
d'elles hors d'haleine. Tirant un lien de sa poche, elle s'attache avec deux de
ses chères compagnes. « Bon ! leur dit-elle, me voilà à ma place ; j'ai assez
souffert pour y arriver ; que je suis heureuse d'être ici ! » Les soldats,
surpris d'un si grand courage, n'osèrent rien lui dire.
Enfin on arriva à
Cholet. Les Sœurs étaient épuisées de faim, de souffrances et de fatigues ;
mais, au lieu de leur accorder le repos et la nourriture dont elles avaient si
grand besoin, on les conduisit devant le comité révolutionnaire qui
probablement les attendait. Elles eurent à subir un long et pénible interrogatoire,
qui leur donna occasion de faire éclater leur courage et leur foi. A toutes les
questions qui leur furent adressées elles répondirent unanimement, avec
simplicité et prudence, avec force et dignité. Le glaive était sur leurs têtes,
et nulle d'entre elles ne chercha à l'éloigner par le plus léger mensonge. «
Que faisiez-vous à Saint-Laurent ? leur demanda-t-on entre autres choses. —
Nous soignions les malades. — Aviez-vous des prêtres ? — Vous savez bien que
vous les avez chassés. — Ne faisiez-vous pas administrer les sacrements? —
C'est notre devoir, quand nous le pouvons. — N'avez-vous pas fait répandre le
sang ? — Bien loin de là ; nous nous y sommes opposées autant que nous l'avons
pu. — Ne regrettez-vous pas la mort du roi ? — Nous ne nous mêlons point des
affaires politiques. — Ne faisiez-vous pas des images de dévotion? — Notre état
est de soigner les malades. »
Après beaucoup d'autres
questions accompagnées d'injures de tout genre, on finit par cette demande
dérisoire : « Voulez-vous vivre et mourir dans la religion catholique,
apostolique et romaine ?» Ici toutes se lèvent et répondent avec respect : « Oui,
moyennant la grâce de Dieu. » Cette parole sublime de courage chrétien n'excite
que des blasphèmes, et les héroïnes de la foi et de la charité sont conduites
dans une espèce de corps-de-garde, où pour tout lit elles ne trouvent qu'un peu
de paille. On les y laissa encore 24 heures sans nourriture.
Au bout de ce temps, on
emprisonna toutes celles qui avaient plus de 40 ans, avec l'intention de les
fusiller plus lard. Les plus jeunes furent placées à l'hôpital pour y soigner
les malades républicains qui étaient très nombreux. Peu de temps après, les
royalistes, s'était emparé de Cholet, ouvrirent la prison aux Sœurs ; mais
l'une d'elles était déjà morte de faim, son grand âge ne lui ayant pas permis
de soutenir longtemps la disette cruelle à laquelle elles avaient été
condamnées : c'était la Sœur Eléonore, âgée de 75 ans.
Les Sieurs placées à
l'hôpital, oubliant tous les outrages qu'elles avaient reçus, soignaient les
soldats de la Révolution avec toute leur charité ordinaire. Quand les Vendéens
s'emparèrent de Cholet, les rues étaient jonchées de soldats républicains morts
ou blessés. Les blessés furent apportés en grand nombre à l'hôpital et confiés
aux soins des Religieuses. Celles-ci reconnurent plusieurs des militaires qui
avaient mis le feu à leur Communauté, qui les avaient traitées elles-mêmes de
la manière la plus brutale, et qui les avaient emmenées prisonnières.
Vont-elles se venger, en les dénonçant aux vainqueurs, au moins en refusant de
panser leurs blessures, ou en leur adressant des reproches qu'ils méritaient si
bien ? Oh ! non ; elles n'écoutent point d'autre voix que celle de la religion
et de la charité. Elles sont les épouses de Celui qui a pardonné à ses
bourreaux. Elles prodiguent indistinctement à ces malheureux blessés tous les
secours qui dépendent d'elles, et soignent leurs persécuteurs comme s'ils
étaient leurs meilleurs amis. Craignant même que les vainqueurs ne viennent à
l'hôpital pour les massacrer, elles songent à les soustraire à leur vengeance ;
elles les travestissent et cachent leurs uniformes pour les sauver.
Les républicains
reprennent Cholet, à leur tour, et forcent les Vendéens à évacuer la ville.
Persuadés que les Sœurs ont livré leurs blessés au fer de l'ennemi, ils se
disposent à les massacrer de même. Mais les blessés réclament tous d'une voix
en faveur de leurs bienfaitrices, et se mettent à crier de toutes leurs forces
que c'est à elles seules qu'ils doivent la vie.
On laissa les Sœurs
environ un mois avec leurs malades ; puis, pour les récompenser de leur charité
et de leur généreux dévouement, on les fit conduire à Nantes, sous escorte,
afin d'y subir les ordres de l'infâme Carrier. Mais, comme la plupart d'entre
elles étaient épuisées autant par la peine que par la fatigue, on les mit sur
des charrettes, et, pendant toute la route, on ne leur parlait que de fusillade
ou de choses qu'il leur était encore plus pénible d'entendre. Arrivées à
Nantes, elles furent déposées dans un hôpital, où elles restèrent environ
quinze jours, travaillant sous la direction de femmes républicaines infiniment
plus méchantes que les soldats ; ensuite on les mit en prison. Elles y étaient
dans l'ordure et dans le dénuement le plus complet, attendant à chaque heure
leur tour d'aller périr dans les eaux de la Loire ou sur la guillotine. Huit
d'entre elles succombèrent à tant de souffrances et moururent dans la prison ;
ce furent les Sœurs l'Ange-Gardien, Saint-Alexis, Saint-Martin,
Sainte-Perpétue, Saint-Clair, Saint-Samson, Sainte-Marthe de Jésus et
Saint-Arsène. Nous aurons occasion de parler encore plus tard des Filles de la
Sagesse qui furent emprisonnées à Nantes.
Lorsque les républicains
eurent quitté Saint-Laurent, et emmené à Cholet les Sœurs qu'ils avaient
trouvées à la Communauté, la Mère Sainte-Flavie rentra dans la maison qui
n'était plus qu'une masure. Elle était accompagnée des Sœurs Sainte-Praxède,
Sainte-Béatrix, l'Espérance et du Calvaire. On ne trouva absolument rien que
quelques choux glacés cachés sous la neige. Les Sœurs ne pouvant habiter leur
maison, sans s'exposer, chaque jour, à de nouveaux outrages, se résignèrent à
vivre errantes dans les environs de Saint-Laurent. Les républicains revinrent
encore, cette même année, dans le bourg, où ils renouvelèrent le meurtre, le
pillage et l'incendie.
Pendant l'année 1794, la
Supérieure générale de la Sagesse et quelques-unes de ses Sœurs reparurent
encore sur les ruines fumantes de leur Communauté. Elles trouvèrent à peine un
coin pour s'abriter. La chapelle seule avait échappé, comme par miracle, aux
ravages d'un triple incendie. Au milieu de tant de douleurs et de tant de
privations, les pieuses filles de Montfort se montrèrent toujours remplies de
charité envers les malades, les blessés et tous les malheureux, auxquels elles
donnaient des soins et des consolations, ne pouvant pas leur donner le morceau
de pain qui leur manquait à elles-mêmes. Leurs plus cruels ennemis ressentirent
plus d'une fois les heureux effets de leur généreux dévouement.
Un jour, entre autres,
il y eut à Cholet un combat acharné ; les Vendéens forcèrent une division
ennemie à se replier. Les Bleus en désordre, prirent, sans le savoir, la route
de Saint-Laurent, où se trouvaient des royalistes en grand nombre qui s'en
emparèrent. Ceux-ci voulaient exterminer les républicains tombés entre leurs
mains, pour se venger de toutes les atrocités qu'ils ne cessaient de commettre.
Les Sœurs en sont averties ; elles sortent ensemble de leur maison, passent an
travers des sabres levés et des baïonnettes destinées à cribler les ennemis de
la religion et de la patrie. Elles prient, elles conjurent d'épargner les
malheureux prisonniers. Leur voix est entendue ; les royalistes mettent bas les
armes et laissent les soldats de la Révolution retourner sur leurs pas. Arrivés
auprès du Puy-Saint-Bonnet, les républicains rencontrent quelques Vendéens
isolés qui se rendaient paisiblement chez eux, après le combat de Cholet, et
ils les égorgent. Voilà comment les révolutionnaires se montraient
reconnaissants.
L'armée royaliste ayant
demandé des Sœurs pour soigner les malades et les blessés qu'on était obligé de
laisser en divers lieux, après des combats de tous les jours, on envoya celles
dont on pouvait disposer à Vezins, à Coron, à Saint-Florent, aux Essarts et en
d'autres endroits. Dieu seul a pu connaître et récompenser le dévouement et les
souffrances de ces vertueuses et intrépides Filles de la Sagesse. Deux d'entre
elles furent massacrées à Coron, les Sœurs Symphorose et Saint-Eloi. Cette
dernière, frappée d'un coup de sabre, respirait encore, bien qu'on la crût
morte ; mais elle ne survécut pas longtemps à sa blessure. Deux autres Sœurs
qui donnaient également leurs soins aux malades, non loin de Nantes, furent
saisies et guillotinées dans cette ville, comme nous le dirons ailleurs.
Plusieurs Filles de la
Sagesse, occupées à soigner les malades et les blessés, se mirent, comme
beaucoup d'autres Religieuses, à la suite de l'armée vendéenne, quand elle
passa la Loire. Elles n'avaient pas le courage d'abandonner leurs pauvres
malades ; et d'ailleurs il fallait fuir ou périr de la main des soldats de la
Révolution qui n'épargnaient plus personne.
La Sœur Véronique se trouvait
sur le bateau qui transportait le général de Bonchamps, au passage de la Loire.
Ce général vendéen, aussi religieux que brave, était blessé mortellement. On Je
déposa au village de la Meilleraie, dans la maison d'un pécheur. La Sœur qui le
soignait, s'apercevant qu'il n'avait plus que quelques instants à vivre, en
avertit sa noble et chrétienne épouse. Deux vénérables ecclésiastiques, MM.
Gourgeon et Martin, furent bientôt à côté de lui, et le mourant eut le bonheur
de recevoir une nouvelle et dernière absolution, avant de rendre son âme à
Dieu. Peu de temps après, la Sœur Véronique termina elle-même sa vie d'une
manière bien tragique, comme nous allons le voir.
Après l'affreuse
bataille du Mans et la déroute de l'armée vendéenne, elle se trouvait non loin
de son pays natal, avec la Sœur Saint-Jouin. « Je connais cette contrée,
dit-elle à sa compagne ; je retrouverais facilement la maison de ma mère.
L'armée est dispersée, chacun se sauve où il peut ; venez avec moi ; nous
allons, à travers les champs, gagner un lieu de retraite. »
La Sœur Saint-Jouin fait
quelque difficulté, préférant prendre une autre route, mais pensant d'ailleurs
que la Sœur Véronique ferait bien de se rendre chez sa mère. Celle-ci insiste,
ajoutant que sa mère est à l'aise, et qu'elle sera certainement heureuse de les
recevoir toutes les deux dans sa maison, en attendant la fin de la tempête. La
Sœur Saint-Jouin se laisse persuader.
Les deux Religieuses
avaient une route assez longue à faire, au milieu d'un pays où elles couraient
les plus grands dangers. Il n'y avait pas de sûreté pour elles à suivre la voie
ordinaire ; avec des fatigues inouïes, elles se frayent un sentier à travers
les bois, les champs et les prairies. Enfin elles aperçoivent l'habitation où
sans doute elles vont trouver le calme et le repos. Elles y arrivent, la joie
au cœur, bien qu'épuisées par la peine, par la fatigue et par la faim.,
La Sœur Véronique est
reconnue aisément par sa mère, Madame Ferréal, qui, sans autre préambule, lui
demande de quel parti elle est. « Je suis, ma mère, répond respectueusement
Sœur Véronique, comme vous m'avez élevée, du parti de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, dont vous avez bien voulu me permettre de devenir l'épouse. — Il
ne s'agit pas de cela, reprit la mère : voulez-vous être républicaine et prêter
serment de fidélité à la Constitution ; car autrement je ne puis vous garder
ici, sans risquer moi-même de me rendre suspecte. — Jamais, ma mère, je ne
ferai ce serment ; je mourrai Religieuse, fille de l'Eglise catholique,
apostolique et romaine.— Est-ce votre dernier mot ? » Toutes les deux répondent
courageusement : « Oui. » Alors, qui le croirait ? cette mère sans cœur fait
placer sous bonne garde sa fille et sa compagne, elle se rend à Rennes et les dénonce
au représentant du peuple.
Les deux saintes
Religieuses ne doutent pas que leur dernier moment ne soit venu. Elles
s'encouragent mutuellement à supporter pour Dieu tous les outrages qu'elles
auront à essuyer. Elles sont heureuses de souffrir, de mourir en même temps, et
d'aller ensemble se reposer dans le ciel. La pensée du ciel les remplit de joie
et même d'enthousiasme. La généreuse Sœur Saint-Jouin ne sait comment exprimer
sa reconnaissance à sa chère compagne, qui l'a conduite avec elle à la porte du
bienheureux séjour. Toutes deux passèrent la nuit à se préparer, par la prière
et de pieux entretiens, à leur passage du temps à l'éternité. Le lendemain, de
grand matin, la maison fut cernée par une troupe de républicains armés. Il n'en
fallait pas tant pour s'emparer de ces deux pieuses Filles de la Sagesse, qui
n'avaient ni le moyen ni la volonté de se défendre. On les conduisit à Rennes,
où bientôt leurs têtes tombèrent sous le couteau de la guillotine. C'était le 5
janvier 1794.
Plusieurs Filles de la
Sagesse, comme nous venons de le dire, suivaient l'armée vendéenne pour soigner
ses malades et ses blessés ; il en était d'autres, bien plus malheureuses
encore, qui suivaient l'armée républicaine, mais en qualité de prisonnières. On
les avait entassées dans une charrette. Après les avoir accablées d'injures
atroces, les farouches soldats républicains en firent descendre deux sur la
route du Mans, et, pour donner aux autres, comme ils le disaient eux-mêmes, une
idée de leur savoir-faire, ils les hachèrent à coups de sabre, sous les yeux de
leurs compagnes, et laissèrent leurs cadavres sur le chemin. Les autres furent
conduites dans les prisons du Mans, où moururent de misère les Sœurs
Saint-André, Saint-Pierre et Sœur Saintes. Celles qui furent massacrées sur le
chemin étaient les Sœurs Saint-Maur et Sainte-Paule.
La Sœur Dosithée, que
nous avons vue à la poursuite du soldat qui emportait le ciboire de la chapelle
de Saint-Laurent, se trouvant sur la charrette dont il vient d'être parlé, ou
peut-être sur une autre qui traînait également des Filles de la Sagesse
prisonnières, fut sur le point d'être égorgée à son tour ; mais elle échappa à
la mort d'une manière bien singulière. Un des hommes qui escortaient le chariot
fit descendre cette Sœur, afin d'avoir le plaisir brutal de lui trancher la
tête, tandis que ses compagnons continuèrent leur marche avec leurs autres
proies, sans s'inquiéter d'en perdre une. La Sœur, voyant le sabre nu levé sur
elle, se jette à genoux et demande en grâce le temps défaire un acte de
contrition. Dans ce moment, Dieu lui suggère une pensée salutaire. « Attendez
un peu, dit-elle à son assassin ; j'ai ici quelque chose qui fera bien plaisir
à votre femme : c'est un étui rempli de belles et bonnes aiguilles ; et puis,
tenez, voici mon dé à coudre, et aussi mon couteau. Tout cela ne me servira
plus, puisque vous allez me tuer. » Ce malheureux, qui était sur le point de
commettre un crime, voyant tant de calme et de sang-froid dans cette Sœur, qui
paraissait beaucoup plus jeune qu'elle ne l'était, changea tout à coup de
sentiment, et résolut de la sauver. Mais, comme il était encore à portée d'être
vu par ses camarades, qui poursuivaient cependant leur route, il fit semblant
de la tuer d'un coup de sabre, et la jeta dans le fossé.
La Sœur, plus morte que
vive, resta un instant sans mouvement. Son bourreau, qui allait devenir son sauveur,
revient peu après sur ses pas ; il retire la Religieuse du fossé, en lui disant
d'une voix rauque : « Suivez-moi. » Elle était incapable de marcher, tant elle
était épuisée de fatigue et bouleversée par l'émotion. Le républicain lui
propose un peu d'eau-de-vie, pour ranimer ses forces ; elle n'en avait jamais
bu ; elle se résigna, non sans peine, à en prendre quelques gouttes. Elle put
se rendre avec cet homme jusqu'à un village voisin. En y arrivant, il la fit
entrer précipitamment dans une petite maison bien noire et d'une triste
apparence, en lui disant : « Voilà tout ce que je puis faire pour vous » ; et,
avant qu'elle eût pu lui répondre, il était déjà loin.
La Sœur s'aperçut
bientôt que la maîtresse de cette pauvre habitation était une bonne servante de
Dieu qui, tout en filant sa quenouille, vendait de la chandelle de résine,
qu'elle fabriquait elle-même. Cette pauvre femme, qui n'avait qu'un peu de pain,
le partagea de bon cœur avec la nouvelle arrivée, et lui donna aussi la moitié
de son lit. Elle lui apprit à faire la chandelle de résine, et la Sœur, pleine
de reconnaissance envers sa charitable hôtesse, l'aida dans son commerce
jusqu'à ce qu'il lui fût possible de rejoindre quelques-unes de ses Sœurs.
Ayant appris qu'il y en avait à Poitiers, qui faisaient l'école aux petites
filles sur la paroisse de Saint-Hilaire, elle prit congé de sa bienfaitrice et
s'y rendit. C'est de cette manière toute providentielle que fut sauvée la Sœur
Dosithée, qui a eu le temps de raconter bien souvent son histoire, puisqu'elle
n'est morte à Saint-Laurent que le 20 avril 1838 dans une heureuse et sainte
vieillesse. Elle avait 90 ans d'âge et 68 de religion.
Au commencement de 1795,
la persécution s'apaisa un peu. Alors quelques Filles de la Sagesse rentrèrent
encore à la maison de Saint-Laurent avec la Supérieure générale. Les Sœurs
Praxède, Radegonde et Agathange se mirent à faire la classe aux petites filles
dans l'ancien réfectoire, qui est devenu depuis la chambre de Communauté. L'une
d'elles faisait la classe au milieu de l'appartement, et les autres aux deux
extrémités. Dans cette année, Mademoiselle Jeanne-Louise Binet, fille d'un
honnête bourgeois de Noëllet, en Anjou, eut l'insigne courage de venir à
Saint-Laurent, pour y faire son noviciat. Elle le commença le 10 juillet 1795.
La guerre civile et la persécution se rallumant avec une nouvelle fureur, au
commencement de 1796, on se hâta de terminer le noviciat de Mlle Binet, qui,
malgré toutes les observations qu'on lui fit, n'en persévéra pas moins dans la
généreuse résolution de se consacrer au Seigneur. Elle fit profession le 2
février 1796, sous le nom de Sœur Saint-Paul.
A cette époque, les
Sœurs qui faisaient la classe furent obligées de cesser. Le Gouvernement plaça
dans le bourg de Saint-Laurent une institutrice ; mais les parents refusèrent
d'envoyer leurs enfants à son école ; ils donnaient pour raison que c'était une
intruse. Ils préféraient les placer au Puy-Saint-Bonnet, sous la direction de
la Sœur Marie-Joseph, Fille de la Sagesse, qui s'était retirée dans ce lieu, et
faisait la classe à une douzaine de petites filles. La modique rétribution
qu'elle en recevait l'aidait à vivre. Sans porter l'habit religieux, elle avait
cependant un costume particulier qui lui rappelait son état et ses engagements.
Lorsque les républicains venaient dans le bourg, on l'avertissait promptement ;
aussitôt elle s'affublait de quelques haillons et prenait une coiffe à la mode
du pays ; c'est ainsi qu'elle échappait à leur fureur.
L'année 1797 procura
quelques consolations à la Congrégation de la Sagesse, qui fut appelée à
prendre la direction de l'hôpital de Cholet. Cet hôpital était desservi, avant la
Révolution, par les Filles de la Charité qui furent chassées, comme toutes les
autres Religieuses. On ne comprend pas comment les Filles de la Sagesse aient
pu se charger de la direction de cette maison, pendant que tout était encore à
feu et à sang dans la Vendée. Mais la divine Providence conduit les événements.
Nous ignorons les noms des Sœurs qui furent envoyées dans cet établissement.
Cette même année, les Filles de la Sagesse furent appelées à reprendre le
gouvernement de l'hôpital de Valognes, où elles étaient entrées en 1758, et
d'où elles étaient sorties en 1761, par suite des mauvais procédés dont on
usait à leur égard. Les Filles de Saint Vincent de Paul les y remplacèrent en
1767, et elles furent obligées de quitter cet hôpital, au moment de la
Révolution. C'est le 14 septembre 1797 que les Sœurs Martine, Supérieure,
Saint-Jean, Saint-Claude et Sainte-Sophie arrivèrent à Valognes.
Ce jour-là même, trois
novices firent profession à Saint-Laurent, malgré l'orage qui grondait encore.
Après la cérémonie, qui ne se fit point en public, mais secrètement dans une
chambre de la Communauté, le P. Supiot engagea les nouvelles professes à
rentrer dans leur famille, pour revenir quand les temps seraient meilleurs : ce
qu'elles firent. On n'était pas encore en sûreté à Saint-Laurent, à la fin de
cette année, puisque le Supérieur général des Missionnaires et des Sœurs fut de
nouveau obligé de se cacher.
Une nouvelle Profession
eut encore lieu au commencement de 1798. Trois novices eurent le bonheur de
faire leurs vœux. Ou ne peut s'empêcher d'admirer la foi et le courage de ces
jeunes filles, qui venaient sur les ruines d'une Communauté se déclarer les
épouses de Jésus-Christ, et qui n'avaient en perspective que la misère et la
persécution. Ces trois nouvelles professes, appelées Sœurs Bonne, l'Ange
Gardien et Saint-Yves, accompagnèrent à Brest la Mère Sainte-Flavie, que nous y
retrouverons bientôt. Cette vénérable Supérieure générale, qui avait été
abreuvée de tant de douleurs, terminait les années de son généralat.
Elle fut remplacée dans
sa charge si importante par la chère Sœur Sainte-Praxède, qui fut élue
Supérieure générale, le 15 octobre 1798, à la grande satisfaction de toutes les
Sœurs. Elle était née à Pouzauges, du diocèse de Luçon, le 10 avril 1731, et
s'appelait Coursin. Entrée au noviciat le 7 juin 1756, elle avait fait
Profession le 20 juillet 1757. Elle avait eu par conséquent le bonheur de vivre
sous la Mère Marie-Louise de Jésus, dont elle retraçait en elle toutes les
vertus religieuses.
Le 6 juin 1799, les
Sœurs Sainte-Anastasie et Saint-Paul allèrent fonder la maison de Champtocé,
diocèse d'Angers, sur l'invitation de M. Caillot, digne curé de cette paroisse,
qui leur fournissait une maison, 24 boisseaux de froment et un petit mobilier
qui ne pouvait être plus pauvre. Deux mois s'étaient écoulés, depuis leur
arrivée sans qu'on se doutât qu'elles étaient Religieuses. Elles se mirent
d'abord à visiter les malades et les pauvres ; puis, pressées par les habitants
de faire l'école aux petites filles, elles feignirent de se rendre
difficilement à leurs instances, quoiqu'au fond elles en eussent le plus grand
désir. Elles craignaient qu'on ne vint leur demander le serment ; mais on n'en
fit rien.
Cette même année, on
éleva à Saint-Laurent un pensionnat de jeunes filles, dans une maison qu'avait
achetée le P. Supiot. Les meilleures familles de la Vendée y envoyèrent leurs
enfants. De ce pensionnat sont sorties d'excellentes Religieuses, qui ont rendu
de grands services à la Congrégation de la Sagesse. Quand les temps furent devenus
meilleurs, d'autres maisons d'éducation s'élevèrent çà et là ; alors les Sœurs de
Saint-Laurent se bornèrent, comme avant la Révolution, à ne faire la classe
qu'aux petites filles de la paroisse. La tempête se calmait d'une manière
sensible, et tout semblait annoncer une paix prochaine.
La tranquillité n'était
cependant pas encore rétablie en France, et déjà sur les ruines de la maison de
la Sagesse accouraient de toutes parts celles qui avaient eu le bonheur d'y
prendre une nouvelle naissance par l'émission des vœux religieux, et qui
n'avaient pas été englouties par la tempête. Que de soupirs dans les cœurs, que
de larmes dans les yeux, quand ces saintes filles arrivaient au seuil de cette
maison chérie, qui portait de tous côtés les traces de l'incendie et de la
dévastation ! Quelle joie aussi de se revoir, après une si longue et si cruelle
absence! Qu'elles devaient être intéressantes pour toute la famille de
Montfort, ces conversations pieuses, dans lesquelles chacune racontait tout ce
qu'elle avait souffert pour Dieu ! Ne semble-t-il pas que les murailles
délabrées de la maison de la Sagesse devaient elles-mêmes tressaillir, en ces
jours de bonheur ?
A peine trouvait-on un
misérable abri, en rentrant à Saint-Laurent ; la maison était complètement dépourvue
des objets de première nécessité. Tout le mobilier avait disparu. On prépara à
la hâte quelques pauvres couchettes, sans rideaux et presque sans couverture.
Plusieurs Sœurs couchaient dans un sombre galetas, au-dessus de la classe des
pauvres qui était hors de la maison ; d'autres se retiraient en différents
endroits, où elles n'étaient pas mieux selon la nature, caria neige et la pluie
venaient partager leur triste logement. N'importe ! les vertueuses Filles de la
Sagesse acceptaient avec allégresse toutes ces incommodités, parce qu'elles
avaient le bonheur de se voir réunies à un Père, à une Mère, à des Sœurs bien
tendrement et bien religieusement chéris. Tel a toujours été le caractère
distinctif des Filles de la Sagesse : un attachement sincère pour leurs
Supérieurs et leur chère Communauté.
Quelle joie aussi pour
le R. P. Supiot et pour la Mère Sainte-Praxède de voir leurs enfants accourir
de tous côtés, et apporter au chef-lieu de la Congrégation le trésor des
richesses spirituelles qu'elles avaient amassées durant ces jours de calamités,
de souffrances et de persécution ! Oh ! alors on pouvait dire avec vérité
qu'elle était riche cette Congrégation ! Oui, elle était riche des biens
célestes, cette Congrégation de la Sagesse qui pouvait compter au nombre des
confesseurs de la foi presque tous les membres qui la composaient, et se
glorifier d'avoir donné au ciel plusieurs martyrs qui avaient versé leur sang
pour Jésus-Christ !
Au commencement de 1800,
la Supérieure générale écrivit au Gouvernement pour demander l'autorisation
d'habiter définitivement la maison de Saint-Laurent, et d'y admettre des
sujets. La réponse à cette lettre se fit longtemps attendre, comme nous le
verrons plus tard. Ce fut le dernier acte important de la Mère Sainte-Praxède, qui
mourut le 12 août de cette année. C'était la septième Supérieure générale de la
Congrégation. Elle ne s'éloigna point des environs de Saint-Laurent, durant la
Révolution, et elle se sacrifia pour le bien-être de sa Communauté. Au moment
de son élection, elle était mûre pour le ciel ; le ciel l'enleva bientôt à la
terre. Sa mort si prompte plongea les Sœurs dans une bien vive affliction. Le
P. Supiot, qui connaissait mieux que personne la grandeur de cette perte,
écrivit aux Sœurs absentes une lettre touchante dont nous citerons les
premières lignes.
« Mes chères filles, toute
l'âme plongée dans la douleur, et ma plume trempée dans mes larmes, je vais,
oui, je le sens, plonger et noyer les vôtres dans une profonde mer de tristesse,
en vous apprenant le deuil universel de cette maison et l'affliction générale
de votre chère famille, toute consternée et abattue par la perte irréparable
qu'elle vient de faire. Dieu nous a visités et a appelé à lui votre bonne et
tendre Mère. Elle n'est plus, celle qui faisait votre consolation, qui était
votre appui, votre modèle, et qui pour moi était un sûr, un sage et un bon
conseil, dont la privation m'est bien amère. »
La Mère Sainte-Praxède
fut remplacée, le 15 octobre de cette même année, par la chère Sœur Avé,
Supérieure de l'hôpital des Incurables, à Poitiers, qui refusa toutefois la
charge de Supérieure générale. Malgré son refus, toutes les affaires de la
Congrégation se traitèrent sous son nom, jusqu'à l'élection de la Mère
Saint-Méen, qui eut lieu le 23 mai 1801. Le R. P. Supiot, qui avait fait venir
à Saint-Laurent la Sœur Avé, ne put changer sa détermination. Ce fut avec une
grande joie qu'elle retourna près de ses chers malades. Nous aurons occasion de
parler plusieurs fois de cette admirable Fille de la Sagesse.
Dans l'année 1800, les Sœurs
rentrèrent à l'hôpital de Niort, et prirent la direction de celui de
Montmorillon. Nous ne pouvons résister à la pensée de transcrire ici la
délibération du Conseil d'administration de ce dernier hôpital. Nous allons
entendre un langage auquel la Révolution ne nous avait pas accoutumés.
« Aujourd'hui, 9
brumaire, an 9 de la République (31 octobre 1800), nous soussignés, nommés par
un arrêté du préfet, pour remplir les fonctions d'administrateurs de l'hospice
de Montmorillon, persuadés qu'entre tous les moyens qui peuvent remplir et nos
vues et le but d'une bonne administration, le plus nécessaire, le plus à
désirer, celui qui nous promet les plus intéressants et les plus prompts
avantages en tout genre, est de confier la conduite intérieure de l'hospice à
des personnes qui joignent un caractère doux et miséricordieux à une grande
aptitude et à un attrait éprouvé pour le service des pauvres, avons, avec la
sanction du préfet, reçu Mesdames Eléonore Barbotte (Sœur Saint-Hyacinthe),
Anne-Marie Brault(Sœur Marie-des-Anges) et Madeleine Lutton (Sœur
Saint-Ephrem), de la ci-devant Congrégation des Filles de la Sagesse, comme
gouvernantes de l'hospice, dont nous leur déférons tout le service intérieur,
avec le droit d'établir tels règlements qu'il leur plaira pour la police de la
maison, de choisir les serviteurs et les servantes, de leur fixer et de leur
distribuer le salaire, de les surveiller, reprendre et congédier, lorsqu'elles
reconnaîtront en eux quelques défauts contraires aux bonnes mœurs et aux
intérêts de l'hospice, nous reposant d'ailleurs, pour le bien-être des
malheureux, pour l'économie et la bonne tenue de la maison, sur l'expérience,
le zèle et la religion de ces Dames, aux pieux travaux desquelles nous allons
unir nos efforts pour la restauration et la prospérité dudit hospice.
« Remplis d'estime pour
une religion qui est dans ces Dames le principe et comme le foyer de tant de
vertus si utiles à l'humanité, nous les autorisons à se choisir, dans la
maison, un lieu commode pour l'exercice du culte catholique dont elles font
profession, ces Dames exigeant d'ailleurs cette condition d'une parfaite
liberté de culte comme la clause principale et décisive de leur traité, et sans
laquelle elles n'accepteraient pas le gouvernement de notre maison. Nous en
rapportant à leur prudence pour les précautions et la réserve que commande la
situation actuelle des choses en France, nous acquiesçons à leur demande. »
Quel langage différent
de celui que tenaient les révolutionnaires, quand ils chassaient indignement
les Religieuses des hôpitaux, où elles n'avaient jamais cessé de faire du bien
! Désormais la religion ne sera plus persécutée comme par le passé. Avant que
le nouveau Gouvernement français eût traité la grande question du Concordat
avec le Souverain Pontife, les églises commencent à s'ouvrir, et les prêtres
fidèles se livrent à l'exercice de leur saint ministère. Les Filles de la
Sagesse, demeurées à Brest pendant la Révolution, reprennent leur costume
religieux à la fête de la Toussaint, en 1800. A cette heureuse nouvelle les
Sœurs de la Maison-Mère, pénétrées de la joie la plus vive et remplies d'une
entière confiance, se décident aussi à se revêtir de cet habit saint et vénéré
qu'elles n'avaient quitté, huit ans auparavant, qu'avec la plus profonde
douleur.
CHAPITRE
II.
ÉTABLISSEMENT DES FILLES
DE LA SAGESSE A L'HOPITAL MARITIME DE BREST, PENDANT LA RÉVOLUTION.
La Révolution a écrit
dans l'histoire de la Congrégation de la Sagesse une page sanglante et
glorieuse ; nous venons de le voir. Cependant nous n'avons pas encore lu cette
page tout entière. Elle est longue, et, pour la bien connaître, il est
nécessaire d'étudier les principaux événements qui se sont accomplis dans
plusieurs établissements de cette admirable Congrégation, pendant les jours
néfastes qui se sont levés sur notre France, à la fin du siècle dernier. Nous
commencerons par l'établissement de Brest qui a joué le rôle le plus important
et le plus glorieux. Ce que nous allons dire sera comme la continuation et le complément
de l'histoire de la Maison-Mère de Saint-Laurent.
Brest est la seule ville
importante où les Filles de la Sagesse eurent la faculté de demeurer pendant
toute la Révolution. Il est vrai qu'on ne pouvait se passer d'elles ; la guerre
et des épidémies terribles avaient rendu leurs services indispensables. On les
gardait, mais on s'était bien promis de les torturer sans cesse, afin,
disait-on, de leur faire payer chèrement leur résidence dans l'hôpital de la
marine. On peut dire avec vérité que de toutes les Religieuses qui ont
souffert, pendant la Révolution, celles de l'hôpital maritime de Brest peuvent
tenir le premier rang, si l'on considère cette suite de persécutions qu'elles
ont endurées, pendant dix années.
La maison de la Sagesse
de Saint-Laurent-sur-Sèvre ayant été pillée et incendiée, et toutes les Sœurs
ayant été obligées de fuir, Brest devint comme le chef-lieu de la Congrégation,
et empêcha que la chaîne de son histoire ne fût interrompue. Grâce à cette
circonstance heureuse, la Congrégation n'a pas cessé de former une Communauté
visible.
Nous verrons plusieurs
Filles de la Sagesse, chassées de leurs établissements, venir se réfugier dans
celui de Brest ; nous en verrons d'autres, auxquelles on est forcé d'ouvrir les
portes de leur prison pour les envoyer encore à Brest, où six mille, malades
les attendent dans l'hôpital et dans les ambulances ; nous verrons aussi la
Supérieure générale de la Sagesse venir terminer les années de son généralat au
milieu de ses Sœurs : tout cela nous montre l'importance de cet établissement
qui, pendant quelque temps, a compté environ 80 Religieuses. La Révolution, qui
se servait d'elles parce qu'on ne pouvait s'en passer, ne devait pas manquer de
les persécuter, comme elle le faisait partout. Mais la violence des
persécutions qu'elles ont eues à subir n'a contribué qu'à faire briller leurs
vertus d'un plus grand éclat et à donner à leurs œuvres un plus grand mérite.
Les premières
tracasseries qu'on leur suscita furent motivées sur ce qu'elles avaient, le 23
octobre 1789, accepté, quoique malgré elles, un marché qui les chargeait du
service général de l'hôpital. Les entrepreneurs et fournisseurs de cet
établissement leur firent une opposition constante, quand ils se virent privés
des larges bénéfices qu'ils faisaient au détriment de l'établissement lui-même,
dont ils étaient loin de rechercher les intérêts.
Un autre sujet de chagrin
pour les Sœurs ne tarda pas à se présenter. Le R. P. Micquignon, pressentant
des orages, leur avait envoyé, au commencement de 1790, le P. Duchesne, pour
les soutenir et les diriger. Elles purent en jouir assez tranquillement pendant
une année. Mais voilà que tout à coup ce digne prêtre fut dénoncé, arrêté et
mis en prison aux Carmes ; c'était le 28 juin 1791. Des amis le réclamèrent et
obtinrent sa liberté, le 1er août de la même année, sous la
condition toutefois qu'il s'éloignerait de Brest. Il fut donc obligé de se
retirer dans sa famille, où il fut atteint d'une grave maladie. Ainsi la
Communauté de Brest fut privée des secours d'un prêtre qui méritait toute sa
confiance.
Les Sœurs, ne sachant à
qui confier leurs plus intimes secrets, se décidèrent à demander leur aumônier
aux directeurs du département. Ce qui leur donnait quelque espoir, c'est qu'on
venait de rendre aux Dames de l'Union-Chrétienne leur aumônier, que l'on avait
également emprisonné. Voici leur lettre :
« Messieurs,
« Nous rendons hommage
aux mesures que vous avez prises pour ramener l'ordre dans le département qui
est confié à vos soins.
« En faisant rétablir
dans ses fonctions l'aumônier en qui les Dames de l'Union-Chrétienne, à Brest,
avaient mis leur confiance, vous leur avez rendu la paix de la conscience si
nécessaire aux maisons religieuses. Nous avions aussi un aumônier ; le malheur
des temps nous en a privées. Après l'avoir détenu dans la maison des Carmes, le
district de Brest, instruit de sa bonne conduite en tout temps, l'a mis en
liberté, mais l'obligeant à s'éloigner de la ville ; et, comme il a notre
confiance entière, nous nous trouvons privées des secours que nous
procureraient sa piété et ses lumières. Nous sommes au nombre de 36, et tout
Brest nous rend la justice de dire que nous remplissons, comme nous le devons,
les fonctions de citoyennes dans le soulagement des malades qui nous sont
confiés ; nous désirons aussi remplir celles de chrétiennes, et pour cela nous
avons besoin de la protection que vous accordez à tous. »
La réponse à cette
lettre ne fut pas favorable ; mais les Sœurs insistèrent et obtinrent enfin ce
qu'elles désiraient. Leur aumônier leur fut rendu, à condition qu'il
célébrerait la Messe, porte close, aux heures prescrites par un arrêté du
département, et que les étrangers ne pourraient y assister. On envoya chercher
le P. Duchesne à Pordic dans le diocèse de Saint-Brieuc, où il se trouvait, en
attendant que Dieu lui manifestât sa volonté. Peu de temps après son arrivée,
il fut encore obligé de se tenir caché. Les Sœurs ne parlaient de lui que sous
le nom de Sœur Lazare : c'était le nom de l'une d'entre elles. Mais il arriva
que quelques-uns des espions dont les Religieuses étaient entourées parvinrent
à découvrir que, sous ce nom, on parlait d'un personnage mystérieux ; on
changea alors son nom en celui de Sœur Saint-Méen.
Les persécutions
continuèrent toujours. Les Sœurs, se voyant en butte à toutes sortes d'injures
et de calomnies, crurent devoir en écrire, en février 1792, au ministre de la
marine et à certains personnages dont elles étaient favorablement connues, afin
d'expliquer leur conduite irréprochable sous tous les rapports. Le style de ces
lettres fait croire qu'elles ont été rédigées par le Père Duchesne. Mais que
pouvait-on attendre de bon de ceux qui avaient le pouvoir en mains, lesquels
étaient toujours remplacés par des hommes encore plus méchants que leurs
devanciers? Le flot révolutionnaire ne cessait de monter, et l'orage grondait
avec tant de violence que les réclamations les plus justes n'étaient pas
écoutées.
C'est alors que la
Supérieure de Brest fut obligée de s'éloigner de ses Sœurs, dont elle était si
tendrement aimée. Quand la Révolution éclata, la Supérieure de l'hôpital
maritime de cette ville était une demoiselle de Sapinaud de Rois-Huguet, dite
en religion Sœur Thérèse du Saint-Esprit. Elle fut contrainte de se retirer,
parce qu'elle était noble, ce qui était alors un crime. Elle quitta Brest dans
les premiers mois de 1792 ; voici ce qui détermina son départ.
M. Saint-Pern, l'un des
commissaires de ce temps-là, se rendit un jour au bureau, où plusieurs Sœurs
étaient à travailler. Il se présenta insolemment, et, s'appuyant sur un des
meubles, car on ne le priait pas de s'asseoir, il se mit à débiter une foule de
riens, puis, fixant les Sœurs les unes après les autres, il leur demanda : « Eh
bien ! où est donc la Sapinaud ? où est-elle donc, cette noble ? Je voudrais
bien la voir ; qu'on aille la chercher. » Personne ne lui répondit, et il se
retira comme il était venu.
La Supérieure jugea
alors qu'il était prudent de quitter l'établissement. Elle se rendit à
Saint-Laurent, dont elle fut obligée de s'éloigner bientôt pour se cacher. Elle
suivit plus tard la grande armée vendéenne, dont ses frères faisaient partie,
comme officiers des plus courageux. Ainsi que beaucoup d'autres Religieuses
hospitalières qui avaient été chassées de leurs maisons, elle se voua au
soulagement des malades et des blessés de cette armée royaliste et chrétienne.
Elle mourut à Dol, en fuyant, après une défaite des Vendéens, en 1793. Elle
avait été Supérieure au Dorât, avant d'être mise à la tête de l'importante
maison de Brest. Elle se nommait dans le monde Esprit-Marie-Thérèse. C'était une Religieuse d'une vertu solide et
d'un mérite vraiment supérieur. Elle avait fait profession en 1770.
A son départ de Brest,
elle fut remplacée par la chère Sœur Iphigénie, qui ne voulut cependant point
d'autre titre que celui d'aînée de ses Sœurs. La Sœur Honorine, chargée du
matériel et des rapports avec l'administration, conserva cet emploi qui
demandait une haute intelligence et une prudence consommée.
C'est le 18 août 1792
que l'Assemblée nationale décréta la suppression de toutes les Congrégations
religieuses, consentant toutefois à conserver provisoirement dans les hôpitaux
et les maisons de charité les mêmes personnes qui s'y trouvaient, et qui
voudraient continuer le service des pauvres et le soin des malades, à titre
individuel, c'est-à-dire comme simples particulières, sous la surveillance des
corps municipaux et administratifs. Les costumes religieux étaient prohibés en
même temps que les Congrégations étaient dissoutes.
Il était impossible de
se soustraire à cette loi tyrannique. Cependant les Filles de la Sagesse de Brest
continuèrent encore à porter leur costume religieux, quoiqu'elles sussent bien
qu'on l'avait quitté à la Maison-Mère de Saint-Laurent. Ainsi elles furent les
dernières à laisser leur saint habit et les premières à le reprendre, comme
nous le verrons plus tard. Elles attendirent une sommation en règle. Ce fut le
20 septembre que le district de Brest envoya à l'hôpital trois de ses membres,
pour donner officiellement aux Sœurs connaissance de la loi. Elles écoutèrent
avec calme et en silence la lecture de cette loi inique et impie, refoulant au
fond de leurs cœurs les sentiments d'indignation que devaient nécessairement
exciter en elles de pareilles mesures, lesquelles n'avaient pour but que
l'anéantissement de la religion et de ses saintes pratiques.
Que vont faire
maintenant ces ferventes Religieuses ? que vont-elles devenir ? On vient de
leur déclarer que la famille de Montfort n'existe plus ; car les noms des deux
Congrégations sont exprimés dans le premier article de la loi. On vient de leur
déclarer que les Filles de la Sagesse ne peuvent plus vivre en Communauté, que
leur nom de religion ne doit plus être prononcé, et que leur habit doit
disparaître. Ah ! elles n'ont toutes qu'un cœur et qu'une âme ; elles
voudraient souffrir et mourir ensemble ; comment peuvent-elles se séparer?
Elles aiment leurs pauvres malades pour l'amour de Dieu ; qui les soignera à
leur place ? peuvent-elles les abandonner ? Et d'ailleurs, si leur Congrégation
n'est plus reconnue par la loi, qu'importe ?pour elles, elles la reconnaissent
encore ; elles reconnaissent leurs Supérieurs et leur autorité, à laquelle
elles sont toujours soumises; elles reconnaissent leurs Sœurs qui composent la
famille spirituelle à laquelle elles sont heureuses d'appartenir. Si elles sont
forcées de se dépouiller, pour un temps, de leur saint habit religieux, elles
pourront toujours conserver les liens si doux et si glorieux qui les attachent
à la religion. Le ciel accueillera toujours les vœux qu'elles pourront
renouveler dans le secret, et rien au monde ne les empêchera d'aimer et de
pratiquer la pauvreté, la chasteté et l'obéissance. Elles seront toujours
Religieuses par le cœur, si elles ne le sont pas par l'habit. Tant qu'on ne
leur demandera rien de contraire à leur conscience, elles consentiront à passer
pour des mercenaires aux yeux de la loi, sachant bien qu'elles sont toujours
devant Dieu de véritables épouses de son Fils, de vraies Filles de la Sagesse.
Elles resteront donc dans cet hôpital avec ce digne Missionnaire que la divine Providence
leur a donné pour guide et pour consolateur, à moins qu'on ne les en chasse de
force, ou que leurs Supérieurs ne leur enjoignent d'en sortir.
Sur ces entrefaites, les
Supérieurs-généraux écrivirent à Brest pour proposer aux Sœurs, comme on
l'avait fait à la Maison-Mère, de se retirer momentanément dans leurs familles,
en attendant des jours meilleurs. Il y avait alors environ 80 Religieuses à
l'hôpital de la marine ; plusieurs y étaient venues des établissements de la
Bretagne, d'où on les avait chassées. Personne d'abord ne voulut user de la
permission accordée à toutes ; mais enfin, douze d'entre elles se décidèrent à
prendre ce parti extrême, Dieu sait avec quelle douleur! Elles ont prouvé plus
tard que ce regret était sincère, en revenant à la Maison-Mère, à la première
lueur de la pacification.
Après le départ de ces
douze Sœurs, celles qui restèrent continuèrent leur service au milieu de toutes
sortes de vexations. On voulut leur faire prêter serment à la constitution ;
mais elles s'y refusèrent courageusement. « Nous remplirons nos devoirs comme
par le passé, dirent-elles ; nous ne nous engageons à rien de plus. » Elles se
virent obligées cependant de cacher leurs insignes religieux, et de changer de
vêtement. À leur costume si modeste, à leurs manières si nobles et si simples,
à leur maintien si grave et si religieux, il était toujours aisé de voir
qu'elles n'appartenaient point au monde. Leur seule vue inspirait le respect à
tous ceux qui n'avaient pas perdu tout sentiment d'honneur. Selon quelques-uns
de leurs amis, elles auraient dû même faire dans leur costume un changement
plus notable, afin de se mettre à l'abri de bien des reproches et de bien des
injures.
Un jour que la Sœur
Honorine avait affaire à M. Redon de Beaupreau, intendant de la marine, qui
était dévoué aux Sœurs, elle se présenta chez lui avec quelques-unes de ses
compagnes. Elles étaient toutes habillées différemment, mais ayant toutes leur
mouchoir blanc qu'elles n'ont jamais quitté. La Sœur Honorine avait, ce
jour-là, une robe noire avec un tablier blanc. En la voyant entrer, M.
l'intendant lui trouva, ainsi qu'aux autres, un air tellement religieux que,
bien qu'il fût leur protecteur, il se mit dans une sorte de colère contre
elles. « C'est donc pour vous moquer de la loi, Mesdames, leur dit-il, que vous
agissez ainsi ? Eh ! vous semblez être encore plus Religieuses que vous l'étiez
avant. Hâtez-vous de quitter ce costume, si vous voulez que nous traitions
d'affaires. » La Sœur Honorine fut obligée d'entrer chez la Dame de l'intendant
qui l'affubla d'une robe bleue et lui mit sur la tête un bonnet du monde. Il en
coûtait au brave intendant de parler et d'agir ainsi ; mais il y avait dans les
pièces voisines un grand nombre de commis, employés dans les bureaux de la
marine. Il craignait de se compromettre et d'attirer en même temps de plus
grands désagréments aux Sœurs, en les autorisant ii paraître sous un costume
presque aussi religieux que celui qu'elles avaient été forcées de quitter.
L'année 1793, la plus sombre
dont il soit question dans nos annales françaises, ne pouvait manquer
d'apporter de nouvelles douleurs à la Communauté de Brest. Malgré toutes les
concessions que les Sœurs avaient faites pour se maintenir dans leurs
fonctions, malgré le désir des médecins et de plusieurs commissaires de les
garder dans l'hôpital, il s'en trouvait quelques-uns qui auraient voulu s'en
débarrasser. On chercha a les lasser, à force de persécutions. Déjà, depuis
longtemps, on faisait, le jour et la nuit, des visites dans leurs appartements.
Ces fouilles devinrent de plus en plus minutieuses et vexatoires. L'une de ces
visites des agents de la Révolution faillit amener l'arrestation du P. Duchesne
; voici dans quelle circonstance.
Il venait de dire la
sainte Messe, et il faisait son action de grâces, lorsqu'on entendit heurter à
la porte de la chambre où il se trouvait. La Sœur Saint-Lazare, qui était
elle-même dans cette chambre, occupée à mettre en place les ornements
sacerdotaux, pria les visiteurs d'attendre un instant. Le P. Duchesne profita
de ce moment pour se coucher dans un lit dont les rideaux étaient fermés. On
avait placé sous le matelas tous les objets qui avaient servi à la célébration
des saints mystères. Une coiffe de femme fut promptement attachée aux rideaux,
dans l'endroit le plus apparent. Quand tout fut prêt, la Sœur Saint-Lazare alla
ouvrir la porte qui était soigneusement fermée à l'intérieur. « Pardon,
Messieurs, dit-elle aux agents de la Révolution ; j'ai toujours quelques
pauvres malades dans la maison, et ils me donnent bien de l'occupation. — Cela
suffit », dirent les dangereux-visiteurs, et ils passèrent outre.
On ne s'en tint pas aux fouilles
fréquentes et minutieuses. Un jour, à 8 h. du matin, on vint prévenir la Sœur
qui faisait les fonctions de Supérieure, qu'à 9 h. on les conduirait toutes en
prison au château de la ville. Elle se hâta d'en avertir ses compagnes, afin
qu'elles se préparassent à ce triste départ. Mais le plus difficile était de
faire sortir de la maison le P. Duchesne et de le mettre en sûreté. La Sœur
Honorine, qui était au lit, malade et presque mourante, ramassa ce qu'elle
avait encore de force, et écrivit un petit billet à la sœur de M. le curé de
Landerneau, si bien connue à Brest sous le nom de la Grande-Marguerite. Elle la
priait de l'obliger, en recevant chez elle une personne de ses amies. On
travestit le P. Duchesne le mieux qu'on put, et, placé sur une charrette toute
remplie de linge que l'on conduisait au lavoir, il eut le bonheur de traverser
le corps de garde qui était à la porte de l'hôpital, sans éveiller aucun
soupçon. Le reste de la journée se passa tranquillement ; on ne vint point
inquiéter les Sœurs. Peut-être avait-on voulu les épouvanter ; peut-être aussi
les méchants avaient-ils été obligés de s'arrêter devant l'opposition des
médecins et des commissaires qui, dans l'intérêt des malades, ne pouvaient
consentir à éloigner des infirmières aussi intelligentes et aussi dévouées.
Le calme toutefois ne
fut pas de longue durée. On en voulait surtout à la Sœur Honorine, qui traitait
avec l'administration pour les besoins du service. On trouva plusieurs billets
anonymes qu'on supposa avoir été écrits par elle. On les porta au Comité
révolutionnaire, devant lequel il lui fallut comparaître ; mais elle montra
tant de Fermeté et tant de présence d'esprit dans ses réponses, qu'on la
renvoya. De nouveaux billets réveillèrent encore les soupçons ; on voulut une
seconde fois la forcer de comparaître, mais elle était alors dangereusement
malade. Un des membres du comité se rendit à l'hôpital et demanda à lui parler.
Malgré le triste état dans lequel on lui dit qu'elle se trouvait, il insista
tellement qu'il fallut céder à la force. Introduit chez la malade, il exige
impérieusement qu'on le laisse seul. Une Sœur se tenait cachée dans une chambre
voisine et entendait tout ce qu'on disait. Pendant une heure, la pauvre
mourante est mise à la question, et à toutes les interrogations qu'on lui fait
elle se contente de répondre : « C'est mon secret. » Cependant les Sœurs
tremblaient que, fatiguée par tant d'obsessions et épuisée par la violence de
la fièvre, elle ne laissât échapper, sans le vouloir, quelques paroles
compromettantes. Une d'entre elles, la Sœur Saint-Lazare, pharmacienne, ne
craint pas d'entrer dans la chambre de la malade et d'adresser des reproches
sévères à son bourreau, qui est contraint de se retirer, sans avoir rien appris.
La Sœur Honorine mourut
dans la soirée ; les fatigues causées par la visite cruelle qu'elle avait reçue
avaient sans doute contribué à avancer le moment de sa mort. Elle ne put
recevoir les derniers secours de la religion, car le P. Duchesne n'était plus
dans la maison ; mais elle mourut calme et tranquille, pleine de confiance en
Dieu qui la récompensait visiblement, par des consolations intérieures, de tout
ce qu'elle avait souffert pour lui avec tant de générosité. Ce qui fut pour les
Sœurs un surcroît de chagrin, c'est l'affreuse nécessité où elles se trouvaient
d'abandonner le corps de leur vénérée compagne à un prêtre schismatique qui
vint faire les cérémonies de l'enterrement, auquel elles ne pouvaient paraître.
Mais leurs prières n'en furent que plus ferventes et plus agréables au Seigneur
qui connaissait la vivacité de leur foi.
La Sœur Honorine se
nommait dans le monde Marie Seguin. Elle était née, le 27 janvier 1751, à
Saint-Georges d'Oleron. Entrée au noviciat, le 16 septembre 1773, elle lit
profession, le 13 septembre 1774, et mourut à Brest, le 2 novembre 1793.
C'était une Religieuse d'un grand talent et d'une grande vertu. Une
petite-nièce de la Sœur Honorine est morte à Saint-Laurent, en 1877 ; elle
était la doyenne de profession, et s'appelait Sœur de la Croix. Celle-ci avait
dans la même Congrégation une sœur qui a terminé sa carrière quelques années
avant elle.
Au commencement de 1794,
les Sœurs de Brest furent menacées d'être habillées de grosse bure brune, comme
les forçats, d'être enchaînées deux à deux et déportées à Cayenne. Il fallut
pourtant s'assurer auparavant qu'on pouvait s'en passer : c'est à quoi on
visait depuis longtemps. Pour mettre ce projet à exécution, on choisit trente
femmes séculières qui voulaient bien faire preuve de bonne volonté, et qui se
réjouissaient elles-mêmes de pouvoir montrer que les Sœurs n'étaient nullement
nécessaires à l'hôpital. Ces nouvelles hospitalières se rendaient, chaque
matin, à l'établissement, dans une mise qui annonçait plutôt des inspectrices
que des femmes de travail et de peine. On les mit, pendant quelques jours, avec
les Sœurs, pour se former aux emplois. Celles-ci, avec une générosité toute
chrétienne, ne refusèrent pas de leur donner des avis et des leçons, afin
qu'elles pussent rendre de plus grands services à leurs chers malades qu'elles
étaient obligées de quitter. Mais quand vint le moment d'assigner à chacune de
ces femmes son emploi dans les salles des malades, la plupart des médecins s'y
opposèrent absolument. Les malades eux-mêmes refusèrent les soins des nouvelles
venues, et menacèrent de les jeter par les fenêtres, si elles reparaissaient.
Ils savaient bien, ces pauvres malades, que personne ne pourrait remplacer
auprès d'eux leurs charitables infirmières, ou plutôt les mères si tendres que
la religion leur avait données. Aussi se révoltèrent-ils à la nouvelle de leur
expulsion, et manifestèrent-ils si énergiquement leur détermination de les
conserver à l'hôpital ou d'y mettre le feu, que l'autorité malveillante fut
obligée de céder.
Les dames républicaines
furent congédiées, et les Sœurs continuèrent à soigner leurs malades qui
venaient de leur montrer tant de reconnaissance et tant d'attachement ; mais ce
ne fut pas sans un violent dépit de la part de ceux qui avaient échoué dans
leur entreprise. Ils voulurent s'en venger, en persécutant plus que jamais
celles qu'ils ne pouvaient chasser. Injures, menaces, visites nocturnes,
escorte et surveillance continuelle, rien ne fut épargné ; mais rien ne put
ébranler leur constance ; rien ne put les empêcher de remplir avec zèle leurs
devoirs de bonnes chrétiennes, de ferventes Religieuses et de charitables
hospitalières.
L'une de leurs plus
grandes peines, ce fut de voir s'installer dans l'hôpital, et à côté d'elles,
le Comité révolutionnaire, un des tribunaux les plus horribles qu'il y ait eus
en France, durant ces jours de terreur. Le président, nommé Ragmey, avait été
membre du Comité révolutionnaire de Paris. L'accusateur public était un
Religieux apostat, appelé Donzé-Verteuil. Un élève de chirurgie et un compagnon
menuisier de Brest figuraient parmi les juges. Un marchand juif se trouvait
parmi les jurés. Le président et l'accusateur public se faisaient remarquer par
leur barbarie. Ils cherchaient à effrayer les prévenus, en prenant le ton le
plus hautain, et, si les paroles dures et l'ironie cruelle ne suffisaient pas,
ils en venaient aux menaces. L'accusé, placé entre deux gendarmes, qui tenaient
à la main le sabre nu, avait encore en face de lui un soldat de l'armée
révolutionnaire, dont le costume et l'attitude menaçante, étaient propres à le
frapper de terreur. Il lui était rigoureusement défendu de fixer la vue sur
l'assemblée. Assis dans un fauteuil, où il était violemment retenu par une
barre de fer placée à la hauteur de sa poitrine, il ne pouvait répondre que par
oui ou non aux interrogatoires qu'il subissait, quelque important qu'il fût
pour l'intérêt de sa cause de donner des explications.
Ce tribunal de sang manifestait
surtout sa haine contre les prêtres et les Religieux. Les Sœurs avaient sans
cesse sous les yeux le spectacle déchirant des victimes, qu'on entassait sur
des chariots qui traversaient la cour pour se rendre à la guillotine. On les
tenait là, dès le matin, pour ne les envoyer au supplice qu'à midi, et
quelquefois le soir, afin que le nombre en fût plus grand. Elles entendaient
leurs sanglots et voyaient couler leurs larmes. Elles entendaient aussi les
interrogatoires, les menaces, les blasphèmes atroces du président, de
l'accusateur public et des juges. Elles étaient obligées de passer bien souvent
à côté de ces hommes de sang et de leurs infortunées victimes vouées à la mort,
et à travers les rangées de fusils chargés et placés en faisceaux le long des
murailles. C'était dans la charrette destinée au service des Sœurs et conduite
par leur domestique, nommé Pouliquin,
qu'on menait au supplice ceux des condamnés qui ne pouvaient suivre la marche,
à cause de leur âge ou de leurs infirmités.
Il est arrivé souvent
qu'au moment où les Sœurs sortaient de leurs emplois pour se rendre aux
exercices de la Communauté ou ailleurs, elles se seraient trouvées en présence
d'une longue file de malheureux que l'on conduisait à la guillotine, si des
infirmiers n'étaient venus charitablement leur dire: « Attendez un peu, mes
Sœurs, vous ne pouvez sortir maintenant. » Les agents de la Révolution ne
partageaient pas ces sentiments d'humanité ; ils profitaient au contraire du
moment où ces pieuses Religieuses étaient à portée de les entendre, pour
éclater en menaces qui se dirigeaient contre elles, de sorte qu'elles étaient
sans cesse dans l'attente de quelques nouvelles tortures.
Quand elles traversaient
la cour de l'hôpital, elles voyaient souvent se tourner vers elles les regards
des bourreaux et de leurs victimes. Ceux-là semblaient leur dire : « Votre,
tour viendra. » Elles y comptaient elles-mêmes, sans chercher à fuir la mort;
elles l'attendaient avec le courage des martyrs. La mort d'ailleurs
n'était-elle pas plus douce que leurs longues et continuelles tortures ? La
mort ne pouvait que les délivrer des peines de la vie et les mettre en
possession de la couronne éternelle, pour laquelle elles ne cessaient de
soupirer nuit et jour. Les regards craintifs et humides des pauvres victimes de
la barbarie révolutionnaire semblaient implorer une prière. Ah ! elles priaient
aussi pour ces malheureux de tout âge, de tout sexe, de toute condition, que
l'on conduisait pêle-mêle à la guillotine, afin que le Seigneur les reçût
bientôt dans sa gloire. Elles priaient encore pour leurs bourreaux si cruels et
si coupables ; elles priaient pour la patrie mutilée et sanglante ; elles
priaient pour l'Eglise, dont les entrailles maternelles étaient déchirées par
les mains de ses propres enfants ; elles priaient pour leur chère Communauté,
pour leur parents, pour leurs amis et pour elles-mêmes ; et la prière était
presque leur unique consolation, l'unique remède à tous leurs maux.
Dans ce temps-là, elles eurent
encore la douleur de perdre l'une de leurs pieuses compagnes, la-Sœur
Saint-Yves, qui mourut sans recevoir les derniers secours de la religion ; car
le P. Duchesne n'était pas encore rentré dans la maison, et aucun prêtre fidèle
ne pouvait paraître sans être assuré de mourir sur l'échafaud. Dans les derniers
jours de la Sœur Saint-Yves, on ne savait comment lui annoncer le danger de sa
position. La Sœur Saint-Lazare, en sa qualité de pharmacienne, prit enfin sur
elle de lui adresser ces paroles, qui n'étaient point capables de troubler une
âme toujours prête à partir pour le ciel : « Vous êtes bien malade, ma bonne
Sœur Saint-Yves, et nous ne pouvons vous procurer les secours de la religion.
Oui, votre maladie est dangereuse ; vous allez bientôt peut-être paraître au
jugement du bon Dieu.— Oh! l'heureuse nouvelle! Sœur Saint-Lazare, reprit la
malade; oh! l'heureuse nouvelle ! ne vous affligez pas à mon sujet. Le bon Dieu
est bien bon ; il m'a toujours conduite à lui par l'amour. J'ai une grande
confiance dans ses miséricordes qui sont infinies, et dont j'ai si souvent
ressenti les effets. Je me jette entièrement entre les bras de mon divin Epoux,
bien persuadée qu'il ne les ouvrira pas pour me laisser tomber. Je me
recommande beaucoup à vos prières et à celles de toutes mes Sœurs. » Elle
expira peu de jours après, dans une paix et dans une tranquillité parfaites.
Née le 24 mai 1752, elle était entrée au noviciat le 3 avril 1770, et avait fait
sa profession le 1er mai 1771.
Dans le courant de
l'année 1794, une nouvelle épidémie envahit l'escadre qui se trouvait dans la
rade de Brest. Un des médecins, M. Pichon, représenta aux administrateurs que
les Sœurs n'étaient pas en nombre suffisant pour faire face à tous les besoins
d'un service aussi considérable. Le représentant du peuple, Jean Bon de
Saint-André, voulut dans cette circonstance faire preuve de civisme. Il
s'agissait, disait-il, de sauver la vie aux défenseurs de la patrie. Il écrivit
donc aux différents comités de lui envoyer les Filles de la Sagesse qu'ils
avaient dans leurs prisons. Il en vint six de Nantes et trois de Brouage. Les
gendarmes furent chargés de les conduire ; mais il leur était bien recommandé
d'avoir pour elles toutes sortes d'égards. Les Sœurs prises à Nantes étaient
les Sœurs Sainte-Esther, Saint-Marcellin, Saint-Eugène, Saint-Philippe de Néri,
Saint-Adrien et Saint-Victorin. Celles qui furent amenées de Brouage étaient
les Sœurs Saint-Omer, Martinien et Candide. Ces trois dernières étaient
d'Archiac.
Toutes les Sœurs étaient
heureuses de sacrifier ce qui leur restait de vie au service de cette multitude
de malades, au milieu desquels elles se trouvaient. Plusieurs furent attaquées
de la maladie ; quatre en moururent, et allèrent au Ciel recevoir la récompense
qu'elles avaient si bien méritée. Cette horrible épidémie emporta environ 50
chirurgiens.
C'est vers cette époque
qu'arrivèrent à Brest les prêtres catholiques du département de la Nièvre,
condamnés à la déportation. Ils devaient être envoyés de Brest à Cayenne. A
leur arrivée en rade, ils furent remis à des gendarmes qui les conduisirent à
la prison des matelots, où ils étaient très-mal nourris et presque entièrement
privés d'air. Ils avaient déjà grandement souffert depuis leur départ ; le long
du chemin, un grand nombre d'entre eux avaient succombé de fatigues et de
misères. Ils étaient 71 en quittant leur pays ; ils n'étaient plus que 25 en
arrivant à Brest, et encore les médecins qui les visitèrent en trouvèrent seize
assez malades pour être transportés à l'hôpital de la marine. Chose
merveilleuse ! le malheur de ces pauvres prêtres devint une source de consolations
pour les Filles de la Sagesse, qui se trouvèrent véritablement heureuses de
donner leurs soins à ces généreux confesseurs de la foi. Quelle ne fut pas
aussi la joie de ces dignes ministres de la religion, en se voyant confiés aux
soins charitables et intelligents de Religieuses fidèles, que Dieu leur
envoyait comme des anges du ciel sur le chemin de l'exil ! Malheureusement, les
Sœurs n'étaient pas libres de faire pour eux ce qu'elles auraient désiré.
Parmi ces
ecclésiastiques se trouvait un jeune prêtre de la ville de Nevers, nommé
Jacques-Jean-Baptiste Imbert. Plein d'activité et de courage, il avait plus
d'une fois rendu de grands services à ses compagnons d'infortune. Lorsqu'il
entra à l'hôpital, il fut reconnu par un forçat employé au service des malades.
Ce forçat était lui aussi de Nevers, et il avait servi dans une famille
respectable, dont le fils, prêtre fidèle, était également à l'hôpital. Ces deux
pauvres prêtres avaient à peine des vêtements nécessaires pour se couvrir. Le
forçat, chez lequel le crime n'avait pas étouffé tout sentiment de compassion
et de reconnaissance, leur procura d'abord quelques morceaux de toile, et sut
intéresser en leur faveur quelques personnes qui les secoururent.
M. Imbert avait l'air
franc et décidé. Ses manières dégagées portèrent une des Sœurs à supposer qu'il
était prêtre constitutionnel. Dans cette persuasion, elle ne le traitait pas
avec autant de bienveillance que les autres. Il ne tarda pas à s'en apercevoir,
et il crut devoir détruire cet injuste soupçon, en se faisant connaître devant
la Communauté assemblée. La Sœur le pria de vouloir bien recevoir ses excuses ;
et toutes les Sœurs, bien fixées sur son compte, lui procurèrent, à sa
sollicitation, le plus grand bonheur qu'il pût éprouver dans ses maux, celui de
célébrer la sainte Messe. Il disposa même à la première Communion la fille du
chirurgien major de l'hôpital et une autre enfant. Il prononça, en cette
occasion, un discours pathétique, que les circonstances terribles dans
lesquelles se trouvait la France rendaient encore plus touchant. Bientôt les
prêtres de la Nièvre, qui avaient été placés à l'hôpital, pour cause de
maladie, eurent ordre de rejoindre leurs confrères à la déportation. La plupart
cependant ne purent le faire, parce qu'ils étaient encore trop malades, au
moment du départ.
Au commencement de 1795,
après la mort du farouche Robespierre, la persécution contre les prêtres et les
Religieux se ralentit un peu. C'est alors que les ecclésiastiques de Nevers
recouvrèrent leur liberté. Avant de quitter Brest, ils adressèrent aux Filles
de la Sagesse une lettre dictée par la plus vive reconnaissance. Voici cette lettre
:
« Mesdames,
« Vous avez été trop
touchées de nos disgrâces pour n'être pas sensibles à une nouvelle qui semble
en annoncer la fin. On nous rappelle dans notre département. Ce rappel, en nous
inspirant l'espoir du retour de la religion, comble nos cœurs de consolation.
Il accroît aussi notre reconnaissance pour les Sœurs charitables qui nous ont
conservé les forces que nous pourrons encore consacrer à son service.
« Oui, Mesdames, si nous
pouvons, dans la suite, être encore utiles à l'Eglise, c'est à vous que
l'Eglise le devra, parce que, sans les efforts de votre zèle, aucun de nous
n'existerait. Nous n'avons donc point besoin de vous dire que vous serez
associées à tout le bien qu'il plaira à la divine bonté de faire par notre
ministère. Nous n'oublierons jamais vos bienfaits ; nous les présenterons tous
les jours à Dieu, pour qu'il les récompense, en continuant à verser sur vous
ses plus abondantes bénédictions.
« Nous sommes avec
beaucoup de respect, Mesdames, vos très-humbles et très-obéissants serviteurs.
« Ont signé : Le Jault,
Moreau, Derthault, Marille, Descolons, Jolly, Etienne Durand, Saclier, Imbert,
Pannetrat, Blandin. »
Les Sœurs crurent devoir
répondre à la lettre de ces pieux confesseurs de la foi, pour leur témoigner la
joie qu'elles éprouvaient de leur mise en liberté, les remercier des bons
exemples qu'elles en avaient reçus, et se recommander à leurs saintes prières.
Dans cette même année
1795, le R. P. Supiot écrivit deux fois aux Sœurs de Brest. Il y avait
longtemps que la voix des Supérieurs généraux ne s'était pas fait entendre aux
Filles de la Sagesse. Dans la première lettre, qui était très-étendue, le
vénérable Supérieur s'adressait à la famille absente. Cette lettre est toute
remplie des avertissements les plus charitables, des encouragements les plus
paternels et des enseignements les plus salutaires. Dans sa seconde lettre,
datée du 9 mai, il exprime toute la joie qu'il éprouve, en voyant qu'un peu de
calme commence à se faire sentir. On voit, par ces deux lettres, que le P.
Duchesne était rentré à l'hôpital, et continuait à donner ses soins aux Filles
de la Sagesse. Ces lettres furent reçues des Sœurs avec les plus grands
sentiments de joie et de reconnaissance. Cependant, quelques-unes d'entre elles
furent troublées à la lecture de la première, qui signalait des manquements et
des défauts qu'il fallait toujours éviter avec soin. Elles crurent que c'était
là un reproche qui leur était adressé, tandis que ce n'était qu'un
avertissement charitable que le bon Père donnait à sa famille religieuse, pour
la prémunir contre un mal qui n'existait pas encore.
Les Sœurs inquiètes
trouvèrent une occasion favorable pour lui faire connaître par lettre l'ennui
dans lequel ses paroles les avaient jetées, et lui témoigner les sentiments
religieux dont elles étaient pénétrées. Le vénérable Supérieur ne put leur
répondre qu'au mois d'août 1796. On voit que cette lettre était dictée par un
cœur de père. Nous ne citerons que quelques paroles qui durent faire
tressaillir de bonheur toutes les Sœurs de Brest. « Consolez-vous donc, mes
très-chères filles, leur disait-il ; je n'ai aucun reproche à vous faire, je
n'ai que des éloges à vous donner. Vos sentiments, vos œuvres, votre vie, votre
conduite, vos sueurs, vos travaux, vos épreuves, vos combats, votre fermeté,
votre foi inébranlable, vos souffrances, et je dirai presque votre martyre
continuel, méritent des éloges et recevront, je l'espère, des bontés du
Seigneur la couronne de justice. »
Dans l'année 1797, fut
guillotiné à Brest Expilly, évêque intrus de Quimper ; mais il fut remplacé par
un autre intrus nommé Audrin, qui se fit sacrer, le 22 juillet de cette même
année, par les évêques schismatiques de Rennes, de Vannes et de Saint-Brieuc.
Ce malheureux fit tous ses efforts pour gagner la Communauté des Filles de la
Sagesse ; mais il avait affaire à des âmes plus chrétiennes et plus courageuses
que la sienne. Le Seigneur veillait d'ailleurs sur ses fidèles épouses, et rien
ne put ébranler leur foi. Le R. P. Supiot ne laissa pas échapper cette occasion
de leur exprimer par lettre de combien de consolations elles remplissaient son
cœur par leur inviolable fidélité, parleur inébranlable constance à se maintenir
dans les bons principes, au milieu de tant de persécutions et de tant de pièges
qui leur étaient tendus de toutes parts. Montfort dut tressaillir, aussi lui,
dans le ciel, et se réjouir avec les anges, en voyant sur la terre des enfants
si dignes de lui.
Au commencement de 1798,
la Mère Sainte-Flavie, âgé de 68 ans, se rendit à Brest, où elle finit son
généralat, cette même année. Elle était très-infirme par suite d'une attaque de
paralysie : ce qui ne l'empêchait pas de suivre tous les exercices de la
Communauté, qui se faisaient bien régulièrement. Sa grande ferveur lui rendait
une partie des forces que lui avaient enlevées son âge et ses infirmités. Il
est inutile de dire que les Sœurs de Brest furent au comble de la joie, quand elles
virent au milieu d'elles leur vénérable Supérieure générale.
A cette occasion, le P.
Supiot régla que la maison de Brest continuerait, jusqu'à nouvel ordre, à ne
point avoir de Supérieure en titre. Il partageait l'autorité entre la Mère
Sainte-Flavie, la Sœur Iphigénie et la Sœur l'Annonciation. La Mère
Sainte-Flavie devait s'occuper de tout ce qui regardait le spirituel et la
direction particulière des Sœurs ; la Sœur Iphigénie était chargée de tout ce
qui concernait la procure et le matériel ; la Sœur l'Annonciation était mise à
la tète de tous les bureaux, et devait correspondre avec l'administration de la
marine. Ces trois Sœurs formaient un conseil qui devait se réunir deux fois par
mois, et plus souvent, s'il en était besoin.
Le P. Duchesne, caché
dans l'intérieur du logement des Sœurs, était privé de la consolation qu'il
procurait aux autres par la confession. Depuis le départ des prêtres de la
Nièvre, il n'avait trouvé personne en qui il pût mettre sa confiance. La divine
Providence vint à son secours, en lui envoyant un saint prêtre dans la personne
de M. Graverand. Dès le commencement de la Révolution, ce digne ecclésiastique
avait été emprisonné à Brouage, avec un grand nombre d'autres, qui avaient tous
été retenus sur les pontons. D'un dévouement et d'une charité sans bornes,
d'une force physique et morale qui lui faisait braver toutes les fatigues et
tous les mauvais traitements dont ces malheureux prêtres étaient accablés, il
rendit à ses confrères les plus signalés services. Quand l'ordre, fut donné de
renvoyer les prêtres dans leurs districts, M. Graverand fut conduit à Brest, et
mis, avec beaucoup d'autres, en arrestation à l'hôpital de la marine. Reconnu
par une Sœur qui elle-même avait été emprisonnée à Brouage, il fut mis en
rapport avec le P. Duchesne, qui devint son intime ami.
A la pacification, M.
Graverand fut placé à la tète d'une paroisse située entre Guipavas et
Landerneau. Il voulut bien accepter d'être le confesseur des Sœurs ; et lorsque
le P. Duchesne fut appelé à Saint-Laurent par le R. P. Supiot, il en devint
l'aumônier, à la grande satisfaction de toute la Communauté.
Le 26 octobre 1799, la
maison de Brest fit une bien grande perte dans la Sœur Iphigénie que la mort
enleva, après 41 ans de profession. Elle se nommait Jeanne Maygrier. Née à
Angoulême, le 12 août 1734, et entrée au noviciat, le 29 avril 1757, deux ans
avant la mort de la Mère Marie-Louise de Jésus, elle avait fait profession, le
25 avril 1758. C'était un modèle de toutes les vertus. Elle avait donné des
preuves nombreuses de sa prudence, de sa sagesse, de la force de son caractère,
dans la conduite qu'elle avait tenue vis-à-vis des autorités de Brest. Aussi,
toutes les Sœurs la pleurèrent, et elles ne se consolèrent que dans la pensée
qu'elle jouissait au ciel de la récompense que ses vertus lui; avaient méritée.
Les persécutions
n'étaient plus les mêmes ; l'orage ne grondait plus avec la même violence; les
jours devenaient moins sombres. La France, tout occupée de ses guerres
extérieures, avait fait cesser en partie les vexations intérieures qui ne
pouvaient tourner à son profit. On commençait à laisser à la religion sa
liberté et son repos. En 1800, les Sœurs de Brest, profitant de ces heureuses
circonstances, écrivirent au Gouvernement une lettre collective, pour demander
l'autorisation de demeurer dans leur maison principale à Saint-Laurent-sur-Sèvre,
et d'y recevoir des sujets, demande qu'avait faite déjà la Mère Sainte-Praxède,
laquelle venait de mourir, avant d'avoir reçu une réponse. La réponse
favorable, ne vint que quelques années plus tard.
Ce fut à la Toussaint de
l'année 1800, que les Sœurs de Brest se décidèrent à reprendre leur costume
religieux : ce qu'elles firent avec une joie qu'il est impossible d'exprimer.
Cette année était aussi la cinquantième année de profession de la Révérende
Mère Sainte-Flavie. Ces deux circonstances se réunissaient pour faire de ce,
jour un jour de bonheur pour la Communauté, et un jour de triomphe pour la
religion. Plusieurs administrateurs voulurent partager la joie de ces
courageuses hospitalières, et vinrent dans leur plus grand uniforme leur faire
visite, pour les féliciter et les complimenter. Tout semblait autour d'elles
prendre une nouvelle naissance, une nouvelle vie.
La Mère Sainte-Flavie ne
voulut plus quitter ses filles de Brest, qui avaient fait sa gloire et sa
consolation. Elle mourut dans leurs bras, avec les sentiments de la plus
admirable piété, le 7 mai 1706, à l'âge de 76 ans, après avoir fait pendant 56
ans l'ornement de la Congrégation. La Sœur Saint-Lazare, dont il a été souvent
parlé, termina sa glorieuse carrière à Saint-Laurent, en 1843. Une autre Fille de
la Sagesse, qui avait passé, à Brest, les terribles années de la Révolution,
travailla encore, pendant plus d'un demi-siècle, à procurer la gloire de Dieu,
le bien du prochain et le salut de son âme ; c'était la vénérable Sœur
Aldegonde, morte à Saint-Laurent, le 13 octobre 1856, âgée de 92 ans, dont 70
de profession. Elle s'est endormie dans le Seigneur, sans maladie, sans agonie.
Nous terminerons ce que
nous avions à dire ici des Sœurs de Brest, en proclamant qu'elles se sont montrées
de dignes Filles du Vénérable P. de Montfort, et qu'elles ont bien mérité de
leur Congrégation tout entière. Elles ont également bien mérité de Dieu, qui a
déposé maintenant sur tous leurs fronts la couronne immortelle, et qui n'a
point cessé, depuis, de répandre ses plus abondantes bénédictions sur les Sœurs
qui leur ont succédé jusqu'à ce jour, dans la même ville et dans les mêmes
emplois, et chez lesquelles on a toujours remarqué l'union la plus intime, le
dévouement le plus généreux, la régularité la plus exemplaire, sans parler de
toutes les autres vertus qui sont partout l'apanage des Filles de la Sagesse.
CHAPITRE
III.
ÉTABLISSEMENTS DES
FILLES DE LA SAGESSE A ANGOULÊME, CARENTAN ET CHATEAU-L ARCHER, PENDANT LA
RÉVOLUTION.
L'histoire des
établissements de la Sagesse, pendant la Révolution, est à peu près toujours la
même. Partout les Sœurs ont fait éclater les plus sublimes vertus, au milieu de
la persécution ; partout elles ont refusé le serment inique qui leur était
demandé ; partout elles ont été chassées indignement de leurs maisons, où elles
laissaient des pauvres et des malades en pleurs et des enfants inconsolables.
Nous verrons cependant que, grâce à un homme courageux, les Sœurs de Laleu, aux
portes de la Rochelle, n'ont point quitté leur établissement. Il en a été de
même à Tusson, dans la Charente-Inférieure: la Sœur Héliodore a passé toute la
Révolution dans son petit hôpital sans y être inquiétée, ce qui fait l'éloge
des habitants autant que le sien. On l'a laissée tranquillement soigner ses
malades, sans lui demander le serment. On s'est contenté de prendre tout le
bien de l'hôpital, qui appartenait à la Communauté par fondation.
Nous regrettons vivement
que beaucoup de détails intéressants sur la conduite des Filles de la Sagesse,
pendant les jours mauvais, ne soient pas parvenus jusqu'à nous ; mais nous
avons l'assurance que rien n'a échappé aux regards de Celui qui voit tout, et
qu'aucun mérite n'est demeuré sans récompense. D'ailleurs nous en savons assez
pour nous convaincre que la Congrégation de la Sagesse a été véritablement
admirable à l'époque fatale dont nous parlons. Ce que nous avons raconté pourrait
suffire pour nous donner cette conviction ; mais il nous reste encore beaucoup
de choses à dire pour là gloire de Dieu et l'édification de ceux qui liront ces
pages. Nous allons rapporter, dans ce chapitre et dans les suivants, ce qui
s'est passé de plus important en divers établissements de la Sagesse, que nous
placerons dans l'ordre alphabétique.
ANGOULÊME.
L'établissement de
charité d'Angoulême était fondé depuis 1731. On y avait placé tout d'abord les
Sœurs Sainte-Thècle, Sainte-Luce et Saint-René. Elles étaient chargées de
visiter les pauvres malades de la ville et des faubourgs, et de leur fournir
des remèdes et du bouillon. Elles furent parfaitement reçues de la population ;
mais elles eurent à souffrir de la part des médecins, qui leur intentèrent un
procès, sans pouvoir réussir dans leur projet. Au moment de la Révolution, les
Sœurs étaient au nombre de trois, Sœur Saint-Pie, Supérieure, Sœur Saint-Donatien
et Sœur Sainte-Mélitine. Par leurs vertus et tout le bien qu'elles faisaient,
elles s'étaient attiré l'estime et l'affection de toute la ville. La
persécution allumée contre l'Église, le clergé et les Congrégations
religieuses, ne devait cependant pas manquer de les atteindre. Plusieurs fois
on leur demanda le serment ; toujours elles le refusèrent avec courage.
Néanmoins elles furent obligées de quitter leur habit religieux ; mais elles ne
cessèrent point de visiter les pauvres, les malades et les prisonniers. Une
maladie épidémique qui survint dans ce temps fit vivement sentir le besoin qu'on
avait d'elles : aussi les laissa-t-on librement exercer leur zèle et leur
charité. Elles finirent cependant par être dénoncées au comité révolutionnaire,
qui les fit comparaître devant son tribunal. Elles étaient accusées de cacher
les prêtres et les nobles, et de soutenir le parti des aristocrates. Elles ne
le nièrent point, et on les mit en prison ; mais elles n'y restèrent que quelques
jours, au bout desquels elles reprirent leurs exercices de charité.
Nous voudrions n'avoir
plus rien à dire de ces trois Religieuses, qui se sont montrées si remplies de
courage, de foi et de charité dans les jours de la plus affreuse tempête ; mais
hélas ! nous aurons à constater plus tard leur chute profonde, au milieu du
calme, quand il semblait qu'elles n'avaient plus rien à craindre.
CARENTAN.
L'affection des
habitants de Carentan pour les Filles de la Sagesse n'empêcha point qu'on les
mît en état d'arrestation, sur le refus qu'elles firent de prêter serment. Les
pauvres, en les voyant partir, jetaient des cris de détresse. « Nous perdons
nos bienfaitrices, disaient-ils ; nous perdons nos mères, nous perdons tout. »
Ils ne se trompaient pas. On mit à l'hôpital, pour remplacer les Sœurs, des
personnes séculières, lesquelles eurent bientôt pillé et dévasté tout ce qu'il
y avait dans la maison. On fut obligé de renvoyer les pauvres qui y étaient à
demeure, parce qu'on ne pouvait plus les nourrir. Les malades y manquaient des
choses les plus nécessaires.
Quant aux Sœurs, elles
continuèrent à édifier, dans la prison, par leur patience et leur piété, comme
elles l'avaient fait au milieu de leurs emplois, par leur zèle, leur charité,
leur dévouement. Elles se préparaient ainsi à faire pour Dieu tous les
sacrifices que l'on pourrait exiger d'elles, même celui de la vie. On vint en
effet leur annoncer qu'elles étaient condamnées à mort ; on leur fit même
connaître le jour de l'exécution ; il était fixé. Cette terrible nouvelle ne
troubla point ces pieuses Religieuses, qui n'avaient pas de plus grand désir
que d'être unies dans le ciel à leur divin Epoux. Elles se préparèrent donc à
leur dernier moment avec une nouvelle ferveur. Mais tandis que, dans le calme
et dans la prière, elles se disposaient à consommer leur sacrifice, il arriva
en grande hâte un courrier extraordinaire, chargé de dépêches de la part du
Gouvernement, qui ordonnait de suspendre les exécutions. Un changement si subit
fut occasionné par la mort de Robespierre.
Les Sœurs ne tardèrent
pas à recouvrer leur liberté. Les administrateurs de l'hôpital les y firent
rentrer aussitôt ; on ne pouvait se passer d'elles. Les pauvres qui avaient été
obligés de s'éloigner furent rappelés. Mais comment leur donner le nécessaire ?
on manquait de tout. L'hôpital avait été tellement dévasté qu'il n'avait plus
que les murailles. Les Sœurs elles-mêmes étaient réduites à coucher sur la
paille. Une personne charitable leur donna un âne avec lequel elles allaient,
chaque jour, dans les campagnes voisines, chercher de la nourriture et des
vêtements pour les pauvres. Pour elles, elles se contentaient d'un peu de pain
noir. Quand on leur donnait par charité quelques provisions, pour les empêcher
de manger toujours du pain sec, elles se hâtaient de les distribuer à leurs pauvres
et à leurs chers malades. Au milieu de tant de privations, elles vivaient
heureuses et contentes, donnant l'exemple de toutes les vertus, et
particulièrement d'une humilité profonde et d'une charité sans bornes. Aussi la
Supérieure, Sœur Saint-Martial, morte en odeur de sainteté, en 1809,
emporta-t-elle avec elle les regrets unanimes des pauvres, de l'administration
et de toute la ville.
CHATEAU-LARCHER.
Ce fut au mois d'août
1770 que les Filles de la Sagesse prirent le gouvernement de l'hôpital de Château-Larcher
; et les trois Sœurs qui le commencèrent s'y trouvaient encore au moment de la
Révolution : c'étaient les Sœurs Saint-Michel, Supérieure, Sainte-Thérése et
Sainte-Bibiane. Il est impossible de dire tout le bien que ces trois pieuses
Religieuses ont fait aux habitants de Château-Larcher, surtout aux malades, aux
pauvres et aux petites filles, auxquelles elles faisaient la classe. Aussi,
jouissaient-elles de l'estime et de l'affection de tout le monde.
La Révolution ayant
éclaté, elles furent obligées de fuir et de se cacher. Elles se retirèrent dans
une profonde caverne, à une petite distance du bourg. Ne voulant pas
entièrement abandonner quatre malades qu'elles avaient à l'hôpital, elles les
confièrent à leur infirmier, homme fidèle et dévoué, qui les transporta, la
nuit, dans son domicile. Son épouse, non moins fidèle et dévouée que lui,
partageait les soins qu'il fallait donner à ces malheureux. Le nom de cet homme
mérite d'être conservé; il s'appelait Jacques Rachard.
Les Sœurs ne restaient
que le jour dans leur caverne ; le soir venu, elles en sortaient pour aller
adorer le Saint-Sacrement qu'elles avaient laissé à l'hôpital. Après avoir
passé la nuit auprès du tabernacle, elles rentraient, avant l'aube, dans le
lieu de refuge qu'elles avaient choisi, repaire ordinaire des renards, des
blaireaux, des belettes et des serpents. Cette caverne est d'une très-grande
profondeur. Creusée par la nature dans de monstrueux rochers, elle était
couverte de ronces et d'épines et enveloppée d'un bois touffu. Les Sœurs ne
purent demeurer longtemps cachées au fond de cet antre sauvage. Jacques Bachard
allait les chercher, le soir, et il les reconduisait, le matin, en leur portant
un peu de pain pour la journée. On s'aperçut de ces allées et venues fréquentes,
et on en conclut que les Sœurs étaient cachées dans le voisinage. Celles-ci,
ayant été informées de ce que l'on disait à leur sujet, passèrent la nuit en
prière, demandant à Dieu les lumières et la force dont elles avaient besoin, et
se décidèrent à reprendre leurs fonctions ; mais ce ne fut pas sans crainte et
sans alarmes.
Deux prêtres se
trouvaient dans ce lieu, le curé de la paroisse, qui avait eu le malheur de prêter
le serment, et le fondateur même de l'hôpital, M. Gaspard de Cressac, prieur
commendataire du prieuré de Bernay, et chanoine de l'église royale et
collégiale de Sainte-Radegonde, à Poitiers. Celui-ci habitait ordinairement le
château dit du Vieux-Marnay, dans la paroisse de ce nom, près de
Château-Larcher. On le croyait émigré, mais il se tenait caché dans le
voisinage. Quand il eut appris que les Sœurs étaient rentrées à l'hôpital, il y
vint, un soir, pour leur dire la Messe, à minuit. Il les confessa, leur donna
la communion et consomma les saintes Hosties qui restaient encore dans le tabernacle.
Il continuait à dire la Messe, pendant la nuit, tantôt dans un village, tantôt
dans un autre, et les Sœurs avaient le Bonheur d'y assister et de communier.
Le curé constitutionnel
fut fort mécontent de ne pas voir les Religieuses de l'hôpital assister à sa
Messe, et il soupçonna qu'on venait la leur dire chez elles. De concert avec la
municipalité de Château-Larcher qui
était mauvaise, il résolut d'enlever à la
chapelle les ornements et les vases sacrés, sous prétexte de les mettre
en sûreté. Après une longue et minutieuse recherche, les différents objets qui
servaient au culte furent trouvés et emportés. Heureusement que les
administrateurs de l'hôpital étaient membres de la municipalité de Vivonne, qui
était animée des meilleurs sentiments. Cette municipalité, dont faisait partie
un ami des Sœurs, M. Desbois, ancien juge de paix et maire de Vivonne, se
plaignit, auprès du Conseil général du département de la Vienne et du
Directoire de Poitiers, de la conduite des habitants de Château-Larcher. Cette
plainte fut entendue, et deux commissaires envoyés parle Directoire obligèrent
le curé et le maire, détenteurs des objets enlevés à l'hôpital, à les remettre
entre les mains de la Supérieure. Celle-ci, prévoyant de grandes persécutions,
crut qu'il était prudent de s'éloigner. L'humiliation que venaient de subir le
curé constitutionnel, le maire et tout le conseil municipal, ne pouvait manquer
de les rendre encore plus hostiles que jamais. Elle pria donc les deux
commissaires de prendre l'établissement sous leur sauvegarde. Elle leur en
remit les clefs, et elle se retira à l'hôpital des Incurables de Poitiers,
emmenant avec elle la seule malade qui se trouvait alors à la maison.
Nous verrons plus tard
comment la Sœur Saint-Michel partagea le triste sort des Sœurs des Incurables,
et les accompagna en prison et au carcan. Nous allons dire un mot maintenant de
son retour à Château-Larcher. La persécution avait commencé de bonne heure dans
cette localité, elle y cessa aussi plus tôt qu'ailleurs. Les Religieuses, qui
avaient fait tant de bien dans la paroisse, ne tardèrent pas à y être
rappelées. C'est une joie pour nous en même temps qu'un devoir de citer les
lettres écrites à la Sœur Saint-Michel par la municipalité de Vivonne et les
habitants de Château-Larcher, pour l'engager à rentrer au plus tôt dans
l'hôpital qu'elle avait quitté ; ces lettres font trop d'honneur et aux Filles
de la Sagesse et à ceux qui les ont signées pour être laissées en oubli. La
première est sous la date du 28 janvier 1797.
« Vivonne, 9 Pluviôse,
an 5 de la République.
« L'administration
municipale du canton de Vivonne à la citoyenne Sœur Saint-Michel.
« Citoyenne,
« Cette administration
vient de prendre un arrêté par lequel elle vous invite, au nom de l'humanité, à
revenir prendre les pieuses et honorables fonctions que vous exerciez avec tant
d'exactitude dans la commune de Château-Larcher. Les ordres sont donnés pour
faire dans l'hospice dudit lieu toutes les réparations qu'il exige, et les
arrangements nécessaires pour vous y recevoir. Nous désirons que la Sœur
Sainte-Thérése vous accompagne. Aussitôt votre arrivée, nous vous indiquerons
les administrateurs que nous avons nommés, et que vous verrez sans doute avec
plaisir. Nous croyons également devoir vous assurer que vous jouirez d'une
tranquillité parfaite, comme de la confiance qu'ajuste titre vous méritez. «
Salut et fraternité. Desbois et compagnie. »
Voici une autre lettre
de la même municipalité, en date du 11 février 1797 :
« Citoyenne,
« Nous nous empressons
de vous dire que nous vous verrons avec une bien douce satisfaction reprendre
l'exercice de vos anciennes et pieuses fonctions, en soulageant les pauvres ;
que vous pouvez même vous adjoindre deux autres Sœurs ; que nous vous
autorisons à prendre avec vous une fille de peine, qui sera payée sur les
revenus de l'hôpital ; que vous y serez les unes et les autres nourries et
entretenues tant en santé qu'en maladie ; que vous y jouirez de la confiance
qu'à juste titre vous méritez, et de tous les égards qui vous sont légitimement
dus. Daignez, nous vous en prions, nous fixer le jour que vous nous ferez le
plaisir de vous rendre à Château-Larcher, afin que nous fassions disposer les
choses de façon à pouvoir vous envoyer chercher d'une manière digne de vous.
« Salut et fraternité.
Desbois et compagnie »
Les habitants de
Château-Larcher se réunirent à leur tour pour écrire à la Sœur Saint-Michel la
lettre suivante qui porte un trop grand nombre de signatures pour que nous les
relations ici :
« Les habitants de Château-Lacher
à la citoyenne Sœur Saint-Michel.
« Citoyenne,
« Nous réclamons, avec
toute la confiance dont vous êtes digne, votre ancien gouvernement pour nos
pauvres et nos infirmes, et vos soins généreux pour nos enfants qui, dans ce
moment-ci, et depuis votre départ, sont sans éducation. Votre vertueuse
compagne, Sœur Sainte-Thérése réunie à vous, augmenterait notre satisfaction,
avec d'autant plus de justice qu'elle reviendrait votre coopératrice dans les
peines du gouvernement confié k vos soins.
« La déclaration que
vous avez faite en notre faveur, après les orages et les tempêtes que vous avez
éprouvés, comme tant d'autres, nous sont un garant de votre grandeur d'âme et
de votre attachement pour nous, habitants de Château-Larcher.
« Les vents apaisés, la
mer devient plus tranquille, et les vaisseaux qu'elle porte sont moins agités.
Que cela vous fasse entrevoir que, si vous daignez répondre à notre invitation,
vous serez, à n'en pas douter, sous la protection et sûreté de tous les
honnêtes gens de notre commune, qui très-certainement ne seront pas dominés par
quelques malveillants, dont la tète insolente et orgueilleuse ose s'élever.
« Venez, nous vous
attendons avec impatience ; nous vous recevrons avec un grand plaisir ; nous
vous prions de nous faire un mot de réponse.
« Nous espérons de vous
toute satisfaction, et nous sommes avec le plus profond respect,
« Vos concitoyens, les
habitants de Château-Larcher. »
La Sœur Saint-Michel, à
moins d'une impossibilité absolue, ne pouvait manquer de se rendre à de si
pressantes et de si touchantes sollicitations. Elle n'avait pas besoin
d'ailleurs de tant d'instances pour reprendre le chemin de Château-Larcher,
qu'elle n'avait quitté qu'avec un grand déchirement de cœur. Ce fut dans le
courant de 1797 qu'elle rentra dans son pauvre et cher hôpital, accompagnée de
la Sœur Saint-Fulgence, en attendant la Sœur Sainte-Thérése, qui arriva peu de
temps après.
Il est impossible de
décrire la joie qu'exprimèrent les habitants à l'arrivée de cette courageuse
Fille de la Sagesse que ses souffrances et toutes ses épreuves leur avaient
encore rendue plus chère. On alla à sa rencontre h plus d'une lieue, et on
alluma, le soir, un grand feu de joie en présence de toute la population
réunie, pour célébrer le retour de celle que tous regardaient comme leur mère.
La Sœur Saint-Michel
avait alors 60 ans, et elle vécut encore 18 ans, étant morte le 4 novembre
1815. Bien que, dans ses dernières années, son intelligence eût
considérablement baissé, et qu'elle fût atteinte de toutes sortes d'infirmités,
les habitants conservèrent toujours pour elle le même respect. Ils ne voulurent
jamais la laisser partir pour Saint-Laurent. Elle finit sa carrière dans
l'hôpital qu'elle avait dirigé pendant 48 ans. Ses funérailles se firent avec toute
la magnificence possible, en présence de sept Filles de la Sagesse, de tous les
prêtres des alentours et d'une foule immense.
La joie des habitants de
Château-Larcher avait été rendue complète par l'arrivée de la Sœur
Sainte-Thérése, qu'ils aimaient et respectaient presque à l'égal de la
Supérieure. En quittant leur hôpital, elle s'était rendue à Saint-Laurent. Elle
fut envoyée bientôt à Vezins pour y soigner les malades et les blessés, qui y
étaient restés en grand nombre, après une bataille. Elle passa la Loire avec
l'armée vendéenne, qu'elle fut obligée de quitter, lorsqu'elle fut mise en
déroute. Ne pouvant rentrer dans la Vendée, elle se décida à regagner son pays
natal. Elle s'abandonna à la Providence, et, avec des difficultés sans nombre, elle
arriva enfin à Malestroit, lieu de sa naissance. Sa famille la reçut avec
bonheur. Elle resta là près de 6 ans faisant tout le bien possible. Dans cet
intervalle, elle eut la douleur de perdre son père, une sœur qui laissait
orpheline une petite fille de 11 ans, et plusieurs autres membres de sa famille.
Dès que le calme
commença à se rétablir, le Supérieur général, sachant où elle était, lui
écrivit, pour lui dire de revenir à Saint-Laurent. Elle y amena la petite
orpheline, qui fut placée au pensionnat que l'on venait d'établir. Elle y fit
sa première Communion. A 16 ans, elle entra au noviciat, et fut admise à la
profession, le 17 juillet 1806, sous le nom de Sœur Saint-Sulpice. La Sœur
Thérèse fut renvoyée à Château-Larcher, avec son ancienne Supérieure, au milieu
d'une population qui l'appelait de tous ses vœux. Elle y est morte, en 1820, en
sorte qu'elle y est restée 50 années, en retranchant cependant de ce nombre les
années d'absence, pendant la Révolution.
CHAPITRE
IV.
ÉTABLISSEMENTS DES
FILLES DE LA SAGESSE A COGNAC, DINAN, JOSSELIN ET LALEU, PENDANT LA RÉVOLUTION.
COGNAC.
A Cognac, comme partout
ailleurs, les Filles de la Sagesse étaient aimées et respectées des habitants :
aussi firent-ils tout ce qu'ils purent pour les conserver le plus longtemps
possible. Elles y étaient quatre : Sœur Sainte-Suzanne, Supérieure, Sœur
Saint-Timothée, Sœur Saint-Fulgence et Sœur Saint-Paulin. Elles continuèrent à porter
leur costume religieux jusqu'à ce que, le 9 octobre 1792, on vint leur intimer
officiellement l'ordre de le quitter. L'administration, qui désirait les voir
se conformer promptement à cet ordre, afin de les conserver, leur fournit une somme
de 400 francs qu'elles pouvaient employer à se procurer des vêtements
convenables. A dater de ce moment, on ne les nomma plus que par leur nom de
famille. Néanmoins la Supérieure continua à signer les reçus de son nom de
religion, et entre elles conservaient également leur premier nom.
Malheureusement
l'administration de l'hospice fut changée, et confiée à des hommes aussi hostiles
aux Sœurs que les autres leur étaient favorables. On voulut exiger d'elles le
serment, qu'elles refusèrent constamment de prêter. Plusieurs fois on les fit
comparaître au district, pour leur arracher ce serment, mais toujours
inutilement.
Aussi eurent-elles à
supporter toutes sortes de persécutions, jusqu'à ce qu'on en vînt à les chasser
avec brutalité, au mois de février 1794.
Voici la délibération
prise à ce sujet par le district de Cognac :
« Société populaire.
« Extrait du
procès-verbal de la séance du 18 Pluviôse,
an 2 de la République
une et indivisible (8 février 1794).
« Sans liberté point de
bonheur.
« On fait lecture d'une
lettre de l'administration de l'hôpital qui annonce que le fanatisme, la bêtise
et l'aristocratie infectent des filles de l'hôpital ci-devant Religieuses de la
Sagesse ; que cet état de choses ne permet pas de laisser plus longtemps les
malheureux pauvres malades et les braves soldats de la République à leurs soins
; que d'ailleurs ces filles se refusant au serment de la liberté et de
'égalité, la loi les considère comme suspectes et veut qu'elles soient traitées
comme telles. C'est pourquoi ladite administration invite la Société à lui
indiquer de bonnes et braves républicaines, pour les remplacer de suite et ne
pas laisser plus longtemps souffrir nos pauvres et nos malades.
« La délibération mise
aux voix, il a été arrêté que la Société s'en occuperait comme travail d'ordre
du jour.
« A quoi procédant, les
citoyennes Imbaud, épouse et fille du citoyen Imbaud, chirurgien major du 1er
bataillon de la Charente, au service de la République, et 1 citoyenne veuve
Daniau ont été désignées, au milieu des acclamations générales tant de
l'enceinte que des tribunes. Ladite désignation faite, il a été arrêté que le
présent procès-verbal sera rédigé et adressé aux administrateurs de l'hôpital.
»
Peux agents nommés par
l'administration allèrent, le lendemain matin, à 9 heures, signifier aux Filles
de la Sagesse qu'il fallait sortir de l'hôpital dans le plus bref délai. La
Supérieure, en leur donnant les clefs, réclama certains objets qui
appartenaient aux Sœurs. On voulut bien les leur remettre, après en avoir fait
soigneusement l'inventaire. Cet inventaire est signé par Albert et Sarrazin,
commissaires de l'administration.
Les infortunées
Religieuses sont donc forcées de quitter l'hôpital, emportant avec elles
quelques paquets de vêtements. Les voilà dans la rue, sans savoir où diriger
leurs pas. Il ne faut pas oublier que c'est au moment de la plus grande tempête
révolutionnaire. Les habitants du faubourg, dans lequel se trouve l'hôpital,
gémissaient en secret sur le sort de ces innocentes victimes qu'ils aimaient ;
mais personne n'osait leur porter secours ou leur offrir un abri, de peur de se
compromettre. Ne sachant où se retirer, elles déposent leurs paquets au coin
d'une rue pour s'asseoir dessus et se reposer. Là elles passent le reste du
jour, faisant oraison, récitant leur chapelet et adressant à Dieu d'autres
prières ferventes. Cependant la nuit approchait avec ses ténèbres et son froid
d'hiver. Elles songeaient à ramasser leur petit bagage et à chercher un
misérable réduit pour s'y retirer, lorsque la divine Providence vint à leur
secours.
De charitables
demoiselles, du nom de Laroque, ayant été informées de la position cruelle des
Sœurs, profitèrent de la nuit tombante pour leur faire dire de se rendre à leur
maison de campagne appelée le Portail, qui n'était pas éloignée. Elles s'y rendirent
elles-mêmes par un chemin détourné et prodiguèrent aux infortunées Religieuses
tous les soins possibles. Elles les gardèrent pendant trois mois dans leur
maison, leur procurant de l'ouvrage et particulièrement du tricot.
La divine Providence,
qui avait ouvert cet asile à ces ferventes et courageuses Filles de la Sagesse,
vint les y chercher pour leur confier d'autres malheureux. Ces mêmes hommes qui
les avaient indignement chassées de l'hôpital ne tardèrent pas à comprendre
qu'ils ne pouvaient pas se passer d'elles, et ils regrettèrent vivement de les
avoir ainsi maltraitées.
A quelques lieues de
Cognac se trouvait le château du Bourg qui servait alors de prison. On y avait
entassé des gens de toutes sortes, surtout un grand nombre de prisonniers
espagnols.
La maladie, favorisée
par la misère et la malpropreté, y faisait d'affreux ravages. La peste qui
régnait déjà dans le château menaçait tout le pays. L'autorité sentait le
besoin d'avoir des personnes dévouées pour soigner tous ces malades. Va-t-on
recourir à de bonnes et braves républicaines, comme on l'a fait pour l'hôpital?
Oh! non ; on savait alors ce qu'elles valaient. On eût bien préféré les Sœurs ;
mais où les trouver?
Les demoiselles Laroque,
ayant eu connaissance de ce qui se passait, le firent savoir aux Sœurs, qui
n'eurent pas de peine à quitter leur paisible retraite, pour voler au secours
de cette foule de misérables, dont personne n'osait approcher. Elles furent
reçues à Bourg comme des anges du ciel ; c'était bien aussi le Dieu du ciel qui
les envoyait. Elles restèrent plusieurs mois dans cette prison, où elles
donnèrent des preuves multipliées du plus admirable dévouement.
L'hospice de Cognac
était gouverné, depuis le départ des Sœurs, par les citoyennes Imbaud et
Daniau. Un prêtre assermenté, nommé Mascureau, en était le directeur. Celui-ci,
voyant le désordre qui régnait dans la maison, et fatigué des plaintes
continuelles des malades, adressa un rapport au district pour l'informer de ce
qui se passait. Les citoyennes Imbaud et Daniau, forcées de comparaître, furent
convaincues d'insubordination et de mauvaise gestion des biens de l'hôpital. Il
fallait les remplacer ; le dénuement de la maison l'exigeait absolument.
L'occasion était favorable ; le nombre des prisonniers et des malades diminuait
tous les jours à Bourg. On proposa aux Sœurs de rentrer à l'hôpital ; elles ne
pouvaient s'y refuser.
Le jour où les Filles de
la Sagesse reparurent à Cognac, après onze mois d'absence, fut un jour de fête
pour toute la ville, en même temps qu'un jour de triomphe pour la religion qui
était encore, sur tous les points de la France, plongée dans le deuil et en
proie aux plus cruelles persécutions. Les Sœurs conduisaient avec elles le
reste des prisonniers et prisonnières malades qui étaient au château du Bourg.
Ces malheureux, les voyant partir, s'étaient mis à jeter des cris lamentables.
On ne put les apaiser qu'en leur permettant de suivre leurs bienfaitrices. On
les plaça sur une charrette, et ils entrèrent ainsi à Cognac tout rayonnants de
bonheur.
Les Sœurs étaient
toujours au nombre de quatre. La Sœur Saint-Paulin, qui était de l’ile de Ré,
consentit, à la demande de son père, à aller passer quelque temps dans sa
famille, en sortant de l'hôpital ; mais quand elle apprit que ses Sœurs
soignaient les malades dans le château du Bourg, elle s'y rendit et rentra avec
elles à Cogna», Elles reprirent à l'hôpital l'exercice de leurs emplois ; elles
étaient, entourées d'une grande quantité de malades. On continua à les appeler
par leur nom de famille, et elles conservèrent leur habit séculier jusqu'à ce
qu'il leur fût permis de revêtir leur saint habit religieux. Peu après leur
rentrée à l'hôpital, la Sœur Bruno, qui sortait des prisons de Brouage, vint
les rejoindre ; ce fut alors que la Sœur Timothée quitta Cognac, pour se rendre
à Louvigné, où nous la retrouverons plus tard.
DINAN.
Lès Filles de la Sagesse
de Dinan, ayant refusé le serment qu'on leur demandait, furent emprisonnées et
reléguées dans une maison d'arrêt, pendant deux ans. Elles y étaient souvent
visitées par une de leurs anciennes élèves, Mlle Jeanneton Fleury, qui devint
plus tard Fille de la Sagesse sous le nom de Sœur de la Résurrection, puis, en
1830, Supérieure générale de la Congrégation.
Cette jeune personne,
toute dévoué aux Sœurs, s'informait en ville de tout ce qui pouvait les
intéresser, vu les circonstances, et allait leur en rendre compte. La Sœur
Saint-Stanislas était la Supérieure ; elle avait pour compagnes les Sœurs
Saint-Fabien et Saint-Zozime. Dans la prison se trouvaient beaucoup de
Religieuses cloîtrées. L'une d'elles avait une écriture magnifique. Les Filles
de la Sagesse la prièrent de vouloir bien donner des leçons à la jeune personne
qui venait les voir ; elle y consentit, volontiers. C'est par ce moyen que
Mademoiselle Fleury forma son écriture qu'elle utilisa bientôt, à l'avantage de
la maison de Dinan, et plus tard de toute la Congrégation.
Pendant que les Sœurs
étaient en prison, on vendit leur maison et tout leur mobilier. Plusieurs
personnes charitables achetèrent leurs meubles, afin de pouvoir les leur rendre
; ce qu'elles ont fait. La maison fut vendue à M. Duval, médecin ; c'était un
républicain qui se faisait passer pour plus méchant qu'il n'était, comme nous
allons le voir.
A leur sortie de prison,
les Sœurs, voyant que l'éducation des enfants avait été entièrement négligée,
songèrent aussitôt à établir une maison d'instruction. La Supérieure était âgée
et infirme ; mais elle laissait agir la Sœur Saint-Fabien, qui avait toute sa
confiance et qui la méritait, non point par des talents extraordinaires, mais
par les vertus qui font une bonne Religieuse et les qualités qui font une
excellente maîtresse déclasse. On loua une maison appelée la Victoire, pour y
établir un pensionnat, où se trouvèrent bientôt réunies toutes les jeunes
personnes distinguées de la ville. Mlle Fleury s'était jointe aux Sœurs pour
donner des leçons d'écriture, et s'attirait l'admiration de tout le monde.
Quand elle quitta la maison, pour se rendre au noviciat de Saint-Laurent, elle
fut remplacée, dans le même emploi, par une autre élève des Sœurs, qui entra
aussi en religion sous le nom de Sœur Théodoric.
Tout marchait bien ;
mais il fallait payer le loyer de la maison qui était considérable. Un jour que
les Sieurs s'entretenaient entre elles de toutes les faveurs que Dieu leur
avait accordées : « Cela est vrai, dit la Sœur Zozime, le bon Dieu a beaucoup
fait pour nous; mais cependant où allons-nous prendre de l'argent, pour payer
ce loyer qui absorbe à lui seul tout le petit profit du pensionnat?— Le bon
Dieu y pourvoira », reprit la bonne Supérieure. Elles en étaient là,
lorsqu'elles virent entrer dans leur cour un homme redouté : c'était M. Duval,
le terrible républicain qui avait acheté leur maison. Les Sœurs sont émues ;
mais elles se promettent de faire bonne contenance et de montrer à cet homme
que la religion sait pardonner.
Il frappe à la porte ;
les Sœurs se lèvent ensemble, vont au-devant de lui et le reçoivent avec de
grandes démonstrations de politesse, comme s'il était l'un de leurs
bienfaiteurs. Il ne s'attendait pas à une pareille réception, et il ne put
s'empêcher d'en témoigner aux Sœurs sa surprise. « Mais vous vous méprenez,
citoyennes, leur dit-il ; vous ne devriez pas me recevoir comme vous faites.
Ignorez-vous que je suis un terroriste, un chaud révolutionnaire, et que je ne
vous ai fait que du mal ? — Monsieur, lui répondirent-elles avec douceur, la
religion nous fait un devoir de pardonner et d'oublier le mal qu'on aurait pu
nous faire. — Ne savez-vous point que c'est moi qui ai acheté votre maison ? —
Vous pouviez, Monsieur, avoir de bons motifs, en le faisant. »
Ces paroles mirent le
comble à son étonnement ; il ne comprenait pas comment les Sœurs pouvaient lui
parler avec tant de sang-froid, avec tant de résignation. « Eh bien ! mes
Sœurs, reprit-il en changeant de ton, vous ne vous êtes pas trompées. Je l'ai
fait par un bon motif. Si je ne l'eusse point achetée, vous n'en eussiez
probablement jamais joui ; et, en ce moment, je viens vous dire qu'elle est à
votre disposition. Vous pouvez y entrer dès aujourd'hui, si vous voulez. Il y a
des réparations à faire ; je me ferai un devoir et un bonheur de vous aider à
les exécuter. »
Les Sœurs, agréablement
surprises de ce qu'elles entendaient, ne savaient comment exprimer leur joie et
leur reconnaissance. M. Duval se retira, heureux d'avoir fait une bonne action,
et sûr de n'avoir pas obligé des ingrates. Les Filles de la Sagesse n'ont point
oublié leur bienfaiteur, et, sans parler des prières ferventes qu'elles ont
adressées pour lui au ciel, elles ont fait gratuitement au pensionnat
l'éducation de plusieurs jeunes personnes sans fortune, appartenant à sa
famille.
JOSSELIN.
Ce fut le 4 novembre
1789, que les Filles de la Sagesse prirent le gouvernement de l'hôpital de
Josselin. La Sœur Sainte-Hélène, native du Canada, qui portait dans le monde le
nom de Mayer, et qui avait fait profession, le 16 septembre 1773, y fut envoyée
comme Supérieure, avec la Sœur Saint-Clément, dont la profession avait eu lieu,
le 15 septembre 1788. Elles faisaient beaucoup de bien dans cet hôpital, et
elles étaient généralement aimées de toute la ville. Mais elles ne pouvaient
manquer d'éprouver elles-mêmes les effets de cet orage formidable qui bouleversait
la France. Elles furent emprisonnées dans l'une des tours du château de
Josselin, où elles demeurèrent renfermées pendant huit mois. M. l'intendant,
qui savait tout le bien qu'elles avaient fait dans l'hôpital, fit son possible
pour leur adoucir les rigueurs de la prison, en leur faisant porter des lits.
Une des habitantes de la ville, Mlle Nouét, allait tous les jours leur quêter
de la nourriture.
Pendant ce temps-là, les
pauvres et les malades ne cessèrent de faire éclater leurs plaintes contre les directrices
qui avaient remplacé les Religieuses, et qui les laissaient manquer de tout, ne
songeant qu'à s'enrichir elles-mêmes, en volant le bien de l'hôpital. Ils
firent tant d'instances auprès des administrateurs qu'ils obtinrent le retour
des Sœurs dans cette maison, où régnait le plus affreux désordre. Les
directrices infidèles en furent ignominieusement chassées, comme elles le
méritaient. Les pauvres étaient embarrassés pour exprimer tout le respect dont
ils étaient pénétrés envers les Sœurs, tant le titre de confesseurs de la foi,
dont elles étaient revêtues, faisait d'impression sur l'esprit de ces bonnes
gens, qui, malgré leur grossièreté et leur ignorance, savaient bien néanmoins
rendre hommage à la vertu.
On ne peut dire tout le
bien que la Sœur Sainte-Hélène fit dans cette maison, pendant les jours
mauvais. Elle eut souvent occasion de faire éclater son zèle et sa charité en
faveur des victimes de l'un ou de l'autre parti politique. A quelque opinion
qu'appartinssent les malades et les blessés qu'elle avait à soigner, tous
étaient assurés de trouver en elle une mère. Un jour qu'il y avait à l'hôpital
un grand nombre de républicains, lesquels avaient été blessés dans un combat,
aux environs de Josselin, elle vit arriver les royalistes qui venaient d'être
vainqueurs dans une nouvelle lutte. Ils étaient furieux contre leurs ennemis,
dont la conduite était véritablement indigne, et ils étaient bien décidés à
user de représailles, en mettant à mort tous les soldats de la république qui
leur tomberaient sous la main. C'est dans ce dessein qu'ils se rendaient à
l'hôpital. La Sœur Hélène, transportée d'un saint zèle, va à leur rencontre, et
leur présentant un crucifix qu'elle tient élevé dans sa main : « Messieurs,
leur dit-elle, frappez celui-ci, avant de frapper mes malades. » A ces mots les
royalistes sont désarmés et se retirent, sans faire aucun mal à leurs
adversaires.
LALEU.
Si nous parlons ici de
Laleu en particulier, c'est moins à cause des Filles de La Sagesse que pour
conserver le souvenir d'un homme dont la conduite à leur égard a mérité toute
leur reconnaissance. M. Jacques Roy, maire de la commune, homme de cœur et
d'énergie, sut tellement défendre les Sœurs contre leurs ennemis qu'il les
conserva dans leur établissement, pendant toute la Révolution. Quelques
républicains voulaient les faire conduire en prison à Brouage ; il s'y opposa
avec force, disant qu'elles ne faisaient que du bien à tout le monde et qu'il répondait
d'elles vie pour vie. Elles n'abandonnèrent donc point leur maison ; seulement
elles furent obligées, comme partout, de quitter leur habit religieux pour
prendre un vêtement séculier.
Les bonnes dispositions
du maire ne purent cependant empêcher la nation de s'emparer d'une grande
partie des biens de l'établissement, qui était fort riche alors, et qui est
pauvre maintenant. Il possédait une assez grande étendue de vignes et de terres
labourables. La maison était bien meublée. Depuis la Révolution, et jusqu'à ce
jour, on peut dire que les Sœurs de Laleu n'ont point cessé d'être entourées du
plus grand respect et de la plus grande estime par tous les habitants de la
commune, à laquelle elles n'ont point cessé non plus de faire du bien.
CHAPITRE
V.
ÉTABLISSEMENTS DES
FILLES DE LA SAGESSE A LA ROCHELLE, PENDANT LA RÉVOLUTION.
Les Filles de la Sagesse
de La Rochelle ne sont point demeurées aussi tranquilles, pendant la
Révolution, que leurs voisines de Laleu.
Les établissements de Saint-Louis et d'Auffrédy devaient avoir leur part
de la persécution qui sévissait avec violence contre la religion et tous ceux
qui la pratiquaient. Il semble que les Filles de Montfort ne soient entrées
dans l'hôpital militaire d'Auffrédy que pour y chercher des souffrances, et
pour y faire éclater des vertus qui n'ont pas encore été oubliées. En effet,
cet hôpital, desservi auparavant par les Frères de Saint-Jean de Dieu, dits
Frères de la Charité, ne fut confié aux Sœurs que dans le moment où l'orage
révolutionnaire grondait déjà avec fureur. C'est le 4 février 1791 que la Sœur
Eugénie, nommée Supérieure, arrivait à Auffrédy avec ses compagnes. Elle venait
de Saint-Laurent, où elle remplissait les fonctions de première Maîtresse des
novices. Dieu lui avait donné toutes les vertus et toutes les qualités
nécessaires pour s'acquitter dignement de la mission importante et difficile
dont elle était chargée. La Mère Saint-François-Régis, ancienne Supérieure
générale, gouvernait l'hôpital civil de Saint-Louis.
Déjà, depuis assez longtemps,
on faisait presque chaque jour comparaître les Sœurs des deux maisons devant le
comité révolutionnaire. Tantôt elles se présentaient toutes ensemble, tantôt on
les appelait l'une après l'autre, afin de les interroger en particulier. Ces
séances étaient des plus pénibles pour les pieuses Religieuses que l'on ne se pressait pas de condamner, parce qu'on
avait besoin d'elles. Quelques-unes ont subi des interrogatoires qui rappellent
ce qu'il y a de plus beau dans les actes des martyrs. On voyait de modestes
vierges lutter avec courage contre des hommes redoutés et les subjuguer à force
de vertus. C'est ainsi qu'après une discussion de plusieurs heures, la
vénérable Sœur Eugénie, que La Rochelle n'oubliera jamais, se lève et leur dit
d'un ton ferme : « C'est assez, Messieurs ; ma parole définitive la voici : la
guillotine est en permanence ; qu'on m'y conduise ; un serment contraire à ma
conscience, on ne l'obtiendra jamais ! » On fut atterré de cette réponse, car
on voulait la sauver. Elle en eut la preuve peu de temps après. « La détention
de vos Sœurs est décrétée, lui dit-on ; il faut qu'elles partent ; mais
consolez-vous, nous sommes résolus de vous conserver à La Rochelle ; vous
n'irez point en exil. » A ces paroles, la Sœur Eugénie tombe à genoux : « De
grâce, Messieurs, dit-elle, ne me séparez pas de mes compagnes ; ou qu'on les
sauve avec moi, ou qu'on m'exile avec elles. » Cela dit, on la fait retirer, se
promettant bien de la faire conduire à Brouage, dans la compagnie de ses Sœurs.
On était alors en 1793, et la Révolution n'épargnait que ceux qui étaient capables
de manquer à leurs devoirs et de trahir leur conscience.
Les Sœurs de l'hôpital
Saint-Louis furent chassées les premières de leur maison et se retirèrent en
divers lieux, où elles purent rencontrer un asile. On conserva plus longtemps
celles d'Auffrédy, parce qu'on en avait besoin pour le soin des nombreux
soldats blessés et malades. Enfin on crut pouvoir s'en passer, et, pour les
récompenser de tous leurs services, on les condamna à une horrible prison.
Lorsqu'on vint leur signifier l'ordre de partir, elles entendirent prononcer
cet arrêt avec une grande tranquillité, pour ne pas dire avec joie, tant elles
étaient fatiguées des longues séances qu'on les avait forcées de faire à ce tribunal
de sang qui épargnait le crime et ne punissait que la vertu. La guillotine ou
la déportation étaient le seul remède aux maux qu'on leur faisait souffrir.
La Sœur Eugénie, sans
rien perdre de son sang-froid, demanda à ceux qui venaient lui intimer l'ordre
du départ, qu'on voulût bien lui faire connaître la personne qui devait la
remplacer, afin qu'elle lui remit l'inventaire des objets qui appartenaient aux
Sœurs. On la lui présenta ; la Sœur la pria de vouloir prendre note des objets
qu'elle lui laissait. Celle-ci répondant que cette opération était inutile, la
Sœur insista, en disant : « Mais si nous revenions ! » Alors la citoyenne
chargée de remplacer la Sœur Eugénie reprit d'un ton insolent : « Allez, allez,
Madame, quand vous reviendrez, les mouches porteront la hotte. »
Les gendarmes de leur
côté pressaient les Sœurs de sortir. On leur avait permis d'emporter un peu de
linge ; mais quand on fut arrivé à la porte, on le leur fit laisser. Chacune
d'elles reçut, en parlant, un pain et quelques provisions, en très-petite
quantité. Arrivées au navire qui devait les conduire à leur destination, elles
trouvèrent trois Religieuses d'un autre Ordre, qui avaient eu le malheur de
faire le serment, mais qui s'étaient rétractées de suite. On les accablait
d'injures, sans rien dire pourtant de désagréable aux Filles de la Sagesse que
sans doute on connaissait. La Sœur Eugénie prit ces trois Religieuses sous sa
protection, les encouragea, leur dit qu'elle partagerait avec elles le peu qui
lui restait, et les exhorta à mettre leur confiance en Dieu. Elles avaient
besoin de trouver sur leur chemin cet ange consolateur, car elles paraissaient
plongées dans une affliction profonde.
Enfin on mit à la voile,
et le navire s'éloigna du rivage. Déjà la nuit commençait à étendre sur la mer
ses ombres épaisses ; le ciel était couvert de nuages ; les vents contraires
soufflaient avec violence ; tout concourait à rendre la navigation pénible.
Presque toutes les Sœurs furent malades. Quelquefois il leur semblait qu'on les
éloignait du lieu de leur destination, afin de les noyer. Ce ne fut qu'après
trois jours de traversée qu'on arriva à Brouage. Les Filles de la Sagesse
étaient au nombre de onze. On les introduisit dans un galetas, où il y avait
déjà un bon nombre de Religieuses de différents Ordres, et plusieurs Messieurs
et Dames, tous prisonniers pour la foi. On désigna aux Sœurs la portion du
local qu'elles devaient occuper; on leur donna de la paille pour se coucher, et
le pain de munition qui devait être toute leur nourriture.
Dès le lendemain de leur
arrivée, elles commencèrent leurs exercices de Règle, qu'elles n'ont pas
interrompus un seul jour. Comme il y avait des Religieuses de divers Ordres qui
ne faisaient pas leurs exercices en même temps, la prison était devenue comme
un sanctuaire, où Dieu était sans cesse loué et glorifié. Le silence était
religieusement gardé pendant toute la journée, excepté aux heures des
récréations, qui étaient exactement les mêmes pour toutes ces vertueuses
prisonnières. On ne pouvait rien voir de plus édifiant. Lorsque le moment de la
récréation était arrivé, on se livrait à d'aimables et pieuses conversations,
d'où la joie n'était point bannie ; et, il faut le dire, les prisonnières
parties de l'hôpital de La Rochelle se distinguaient par leur gaîté et leur
enjouement. Elles s'amusaient et riaient, comme si elles eussent été les
personnes les plus heureuses du monde. Aussi d'autres Religieuses anciennes et
graves, qui n'avaient nullement envie de rire, mais qui se trouvaient entourées
de jeunes compagnes qu'il fallait égayer, disaient à celles-ci, de temps en
temps, avec amabilité : « Allez, nos Sœurs, allez vous réjouir avec les chères
Sœurs de Saint-Laurent ; maintenant la folie est à la Sagesse. »
C'était vraiment un
spectacle digne d'admiration que celui que présentaient ces Religieuses si
gaies, au milieu des mauvais traitements qu'elles avaient à endurer. On les
condamnait à sarcler les rues de la ville, toutes remplies d'herbe qui poussait
entre les pierres. Elles ne pouvaient arracher cette herbe qu'avec leurs doigts
et leurs ongles, car on ne leur donnait aucun instrument pour faire ce travail.
Elles se livraient à cette besogne pénible sous la surveillance de la garnison.
Le froid était excessif : ce qui rendait plus affreuse la position de ces
malheureuses victimes de la rage révolutionnaire, obligées de passer une partie
du jour à genoux sur le pavé des rues, et les mains dans l'herbe glacée. On ne
leur donnait à manger que lorsque leur tâche était finie, et encore que leur
donnait-on? un petit morceau de pain bien dur, bien noir. Le fournisseur ne
leur livrait pas même la moitié de ce qui leur était accordé.
Nous aimons à constater
ici les sentiments d'humanité, de générosité et de reconnaissance de quelques
soldats de la garnison de Brouage, qui rendirent aux Sœurs tous les services
qu'ils pouvaient leur rendre, dans les circonstances pénibles dans lesquelles
elles se trouvaient. Ils se montrèrent pénétrés de douleur, en voyant traiter
d'une manière si inhumaine ces saintes filles qui les avaient soignés dans les
hôpitaux. Plusieurs d'entre eux se mettaient à arracher l'herbe des rues, pour
aider les Sœurs à faire leur tâche ; d'autres leur apportaient des lisons pour
les réchauffer. Quelques-uns leur donnaient du pain et se privaient avec
bonheur d'une partie de leur ration, pour la partager avec ces admirables
Religieuses, envers qui la nation semblait se faire une gloire de se montrer
ingrate. Ils ne pouvaient rendre service aux Sœurs qu'à la dérobée et en
secret, car lorsqu'on s'apercevait qu'ils agissaient à leur égard avec quelques
sentiments d'humanité, on les remplaçait aussitôt par de méchants hommes,
vendus à la Révolution, et disposés à la seconder dans tous ses actes de
cruauté.
La mort de Robespierre
vint cependant adoucir le sort des détenus. Les Sœurs emprisonnées à Brouage
eurent la permission de sortir, non seulement dans la ville, mais encore dans
la campagne, pourvu qu'elles fussent rentrées à l'heure de l'appel. On cessa
aussi de les obliger à faire le nettoyage des rues. Comme elles étaient
toujours très-mal nourries, elles profitèrent de la liberté de sortir qui leur
était donnée, pour aller quêter dans les maisons : ce qui leur procurait le
nécessaire. C'étaient ordinairement les deux plus jeunes Sœurs qui remplissaient
l'office de quêteuses. On leur avait prêté un petit sac, et, dès le matin, les
Sœurs Cécile et Ménodore partaient pour s'acquitter de leur emploi : quel
emploi, grand Dieu! pour ces dignes et courageuses Filles de la Sagesse ! Après
avoir sarclé l'herbe des rues, les voilà qui vont mendier de porte en porte un
morceau de pain pour elles et pour leurs malheureuses compagnes !
Un jour, la neige était
épaisse et le froid rigoureux ; la Sœur Cécile, accablée de fatigue, commençait
à perdre courage. Il fallait encore marcher longtemps pour retourner à la
prison. Enfin, épuisée, elle se jeta sur un monceau de neige durcie par la
glace, décidée à y rester, ne croyant pas pouvoir aller plus loin ; mais, sur
les instances de sa compagne, et après avoir adressé à la bonne et puissante
Vierge une fervente prière, elle réunit tout ce qui lui restait encore de
forces et continua sa route. Dieu du haut du ciel n'abandonna point ses deux
servantes fidèles, et, mieux encore, ses deux épouses chéries : il permit que
ce jour-là leur quête fût beaucoup plus abondante que précédemment.
Un autre jour, elles
venaient d'entrer dans une maison pour demander du pain ; la maîtresse du
logis, s'adressant à la Sœur Ménodore, lui dit : « Sais-tu marquer, citoyenne
?» Sur sa réponse affirmative, elle lui montra deux armoires remplies de linge
tout neuf. « Tout cela, ajouta-t-elle, est pour mes deux filles que je vais
marier ; mettez-vous toutes les deux à l'ouvrage ; vous n'aurez pas besoin d'aller
quêter ailleurs ; le soir, je vous donnerai ce que vous pourrez emporter. »
Elles continuèrent à venir dans cette maison tant qu'il y eut du linge à
marquer.
Cependant le jour de la
délivrance arriva ; ordre fut donné d'ouvrir la prison de Brouage, et tous les
détenus en sortirent. Les Filles de la Sagesse rentrèrent à La Rochelle, sans
trop savoir ce qu'elles allaient devenir. Pendant les jours de leur captivité,
elles avaient eu la douleur de perdre une de leurs compagnes, la Sœur
Saint-Léon. En sortant de
prison, elles devaient éprouver une autre douleur bien amère ; elles étaient
absolument obligées de se séparer, car il leur était impossible de demeurer
toutes ensemble. Une réunion si nombreuse n'aurait pas échappé aux regards
malveillants des agents de la Révolution, qui ne l'auraient pas tolérée ; et
d'ailleurs, comment subvenir aux besoins les plus indispensables de la vie ?
Plusieurs des Sœurs se
décidèrent donc à se retirer dans leurs familles ; de ce nombre fut la Sœur
Ménodore, dont nous avons parlé plus haut. Elle était de Guérande, et
s'appelait Olivier. Née en 1766, et entrée au noviciat en 1785, elle avait fait
profession le 18 avril 1786. On l'envoya comme pharmacienne à l'hôpital
d'Auffrédy. Au sortir de prison, la Sœur Eugénie aurait bien voulu la garder
avec elle ; mais elle ne pouvait se séparer de quelques Sœurs anciennes, qui
n'avaient de ressource que dans la bonté de cœur de leur Supérieure. La Sœur
Ménodore, appelée du reste par sa famille, se rendit auprès d'elle, au
commencement de 1795. Son zèle et sa charité ne demeurèrent point inactifs.
Elle passa les dernières années de la Révolution à visiter les pauvres et les
malades, non seulement de Guérande, mais de tous les environs, vivant, sous
l'habit séculier, de la vie d'une vraie Fille de la Sagesse, jusqu'à ce qu'il
lui fût permis de rentrer dans sa Communauté.
La plupart des Sœurs
restèrent cependant à La Rochelle sous la direction de la Sœur Eugénie. A leur
arrivée dans cette ville, elles n'eurent pas de peine à reconnaître leurs
véritables amis. MM. Ronneau, Ran-son, Tessier et Chaperon leur rendirent les
plus grands services, el usèrent à leur égard des procédés les plus délicats.
M. Tessier les reçut dans sa maison. Elles prirent des enfants à instruire, et
bientôt elles eurent un externat composé des jeunes filles les plus distinguées
de La Rochelle. On les laissa assez tranquilles pendant trois ans ; mais on
finit par les tracasser, parce qu'elles faisaient la classe sans autorisation. Elles
furent souvent obligées de quitter un quartier pour aller en habiter un autre,
parce qu'on les tourmentait, dès qu'on pouvait découvrir le lieu de leur
retraite. Elles changèrent cinq fois d'habitation, jusqu'à ce que vînt le
moment de leur rentrée à l'hôpital d'Auffrédy, en 1802. On ne reprit l'hôpital
Saint-Louis qu'en 1804.
Depuis longtemps les
plaintes des malades de l'hôpital militaire se faisaient entendre. Le
commissaire des guerres en était fatigué. Il en parla au général qui commandait
dans la ville. Le commandant de place et la plupart des officiers supérieurs
furent d'avis de demander les Sœurs qu'ils savaient être à La Rochelle. Le
maire lui-même, M. Garnier, entra complètement dans leur manière de voir, et ne
se montra pas moins favorable au retour des Filles de la Sagesse. On écrivit à
la Sœur Eugénie ; elle répondit qu'elles étaient prêtes à accepter le service
des malades qu'elles n'avaient quitté que par force, mais à la condition qu'on
leur donnerait un aumônier pour elles et pour les malades confiés à leurs
soins, et qu'il leur serait permis de reprendre leur costume religieux. Cette
double condition fut agréée, et le jour de la rentrée des Sœurs à Auffrédy fut
fixé au 1er janvier 1802.
Avant que cet heureux
jour fut arrivé, le commissaire des guerres pria la Sœur Eugénie de visiter
l'hôpital, afin de s'assurer par elle-même de l'état dans lequel se trouvait le
mobilier, dont on n'avait pris aucun soin, depuis sept ans. Une grande partie
du mobilier avait disparu, et le reste était dans un état pitoyable. Là se
trouvait encore cette même femme qui avait remplacé les Sœurs, au moment de
leur départ pour la prison, et qui avait fait à la Supérieure, qu'elle revoyait
encore devant elle, une réponse si insolente. Ce n'était plus la même fierté,
quand elle se vit obligée de lui remettre les clefs de la maison et le service
du magasin et de la lingerie. La Sœur Eugénie avait trop de grandeur d'âme et
de charité pour faire à cette femme le moindre reproche ; elle la traita même
avec la plus grande bonté.
La veille du jour où les
Filles de la Sagesse devaient être reçues dans l'hôpital, le commissaire pria
encore la Sœur Eugénie de l'accompagner dans une visite qu'il voulait faire
dans les salles des malades. Elle accepta bien volontiers. Elle n'avait pas
encore son costume religieux, qu'elle ne devait reprendre que le lendemain ;
néanmoins elle fut reconnue. En passant le long des lits, elle s'entend appeler
doucement par un malade. Elle s'approche près d'un moribond qui lui dit : «
Vous devez venir demain ; mais moi je n'y serai plus ; ah ! je vous en supplie,
procurez-moi un prêtre, ce soir.» Elle lui répondit tout bas : « L'homme qui
viendra de ma part vous offrir ses services sera un prêtre ; vous pourrez avoir
confiance en lui. » Elle regarda le numéro du malade et se hâta de se rendre
chez elle. Un prêtre était caché dans sa maison. Elle le prie de prendre encore
une fois son habit de garçon boulanger, avec une hotte sur le dos, et de s'en
aller à l'hôpital, où un pauvre mourant réclamait son ministère. Toutes les
indications nécessaires étant données, le prêtre, avec son déguisement
ordinaire, put aller porter au malade les derniers secours de la religion. Il
le laissa dans les meilleures dispositions, et, la nuit suivante, celui-ci
rendit son âme à Dieu. La Sœur Eugénie n'oublia jamais ce fait si consolant,
et, plus de trente années après, elle remerciait encore le Seigneur d'avoir
bien voulu se servir d'elle pour secourir ce mourant, qui paraissait avoir un
grand esprit de foi.
Le jour fixé pour la rentrée
des Sœurs à l'hôpital militaire d'Auffrédy était enfin arrivé. Ces modestes
Religieuses eussent certainement préféré se rendre tranquillement et sans bruit
auprès de leurs chers malades ; mais il ne devait pas en être ainsi. Dans cette
circonstance exceptionnelle, elles crurent devoir se prêter à une véritable
ovation, pour ne pas contrister de braves et généreux militaires qui voulaient
absolument leur témoigner le respect et la reconnaissance dont ils étaient
pénétrés, et faire éclater leur joie, en présence de toute la ville qui
partageait leurs sentiments.
Dès le matin, tous les
soldats de la garnison étaient sur pied et en grande tenue. Les tambours
battaient au champ. Le maire, le commissaire des guerres, le général, le
commandant de place, tout l'état-major du régiment, précédés de la musique, se
rendirent à la maison des Sœurs, qui demeuraient alors dans la rue
Grenouilleau. Elles avaient pris leur saint habit religieux, et avec quels
transports de joie ! Dieu seul le sait. A la vue de ces charitables Religieuses,
revêtues de leur costume vénérable qui sait si bien commander le respect, la
foule entière manifesta la plus vive satisfaction, et, dans leur enthousiasme
tout chevaleresque, le maire de la ville et tous les officiers supérieurs
donnèrent le bras aux Sœurs ; on eût dit des enfants qui retrouvaient leurs
mères. Le majestueux cortège traversa ainsi toute la ville, entre deux rangs de
soldats, suivi d'une multitude immense, avide de revoir les Filles de la
Sagesse. Le plus profond silence régnait au milieu de cette foule, pour ne
laisser entendre que les sons joyeux de la musique militaire qui jouait, en
tête du cortège : Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ? En arrivant
dans la cour de l'hôpital, on trouva rangés en cercle tous les pauvres malades,
à l'exception seulement de quelques-uns qui n'avaient pu quitter leur lit. M.
le maire, en leur présentant la Sœur Eugénie, se contenta de leur dire cette
belle parole : « Je vous rends votre mère. » Elle l'était en effet, et jusqu'à
la fin de sa vie elle n'a point cessé de prouver que Dieu lui avait donné un
cœur de mère pour les malades, les pauvres et tous ceux qui étaient dans la
souffrance.
Elle montra aussi
qu'elle avait un cœur de mère pour toutes ces jeunes Rochelaises d'un rang
honorable, qui conservèrent toujours un doux souvenir des leçons qu'elles en
avaient reçues, pendant les jours mauvais. Plus tard, ces jeunes filles,
devenues mères de famille, n'oublièrent point leur ancienne maîtresse qui ne
les oubliait pas non plus. Bien souvent, on les voyait se diriger vers
Auffrédy, pour passer quelques heureux instants auprès de celle qui était leur
conseil, leur oracle, et leur mère. Nous allons ajouter ici quelques mots pour
compléter la notice si intéressante de cette vénérable Fille de la Sagesse.
La Sœur Eugénie
s'appelait dans le monde Marie Hervy. Née à Saint-Nazaire, au diocèse de
Nantes, le 28 octobre 1754, elle fut élevée avec soin dans son humble famille,
et prit la résolution d'embrasser la vie religieuse, à la suite d'une retraite
prêchée, à Nantes, par les Missionnaires de Saint-Laurent. En 1776, elle entra
au noviciat des Filles de la Sagesse, et fit profession le 9 mai 1777.
Elle fut envoyée
d'abord, pour faire la classe, dans la maison de Pluvigner, où elle resta 3
ans. Mais bientôt son rare mérite se manifestant avec éclat, malgré les précautions
de sa modestie, les Supérieurs lui confièrent, en 1780, la charge importante de
seconde, puis de première Maîtresse des novices. C'est là surtout qu'il fut
aisé de prévoir ce que l'on pouvait attendre pour l'avenir de la prudence et du
zèle de la Sœur Eugénie.
Propre à tous les genres
d'emplois, elle fut appelée à Brest, en 1790, et chargée, pour quelques mois,
du magasin de pharmacie de l'hôpital de la marine, où elle se fit remarquer par
son activité intelligente et sa touchante affabilité. De retour au noviciat,
elle continua encore quelque temps à offrir à ses heureuses novices le modèle
parfait des plus aimables vertus. Mais la Providence ne tarda pas à l'élever au
poste qu'elle occupa, avec tant d'honneur, pendant 46 ans. C'est le 4 février
1791, que la Sœur Eugénie se rendit à La Rochelle, en qualité de Supérieure de
l'hôpital d'Auffrédy. Elle avait alors 37 ans. En peu de temps, elle gagna tous
les cœurs, et l'ascendant de sa vertu fut pour elle une arme puissante dans les
circonstances malheureuses qui survinrent peu après. Nous ne répéterons pas ce
que nous avons dit de son courage devant le comité révolutionnaire, de sa
détention à Brouage, de sa rentrée triomphante à l'hôpital militaire
d'Auffrédy, qu'elle a gouverné avec la plus grande sagesse jusqu'à sa mort
arrivée le 19 décembre 1836.
Pendant sa longue administration,
elle mérita toujours la considération et l'estime des autorités militaires de
La Rochelle, aussi bien que les éloges des généraux inspecteurs. Le duc
d'Abrantès félicitait hautement les blessés et les malades, alors au nombre de
900, d'être confiés à des mains si intelligentes et si charitables. Le prince
Berthier et le général Rivaud lui témoignèrent le plus vif intérêt. Personne
enfin, au témoignage d'un intendant militaire, n'était noté plus favorablement
au ministère que la Sœur Eugénie.
Au moment de sa mort, le
journal de La Rochelle faisait d'elle cet éloge qu'elle méritait assurément : «
Charité parfaite pour tous, prudence rare, goût judicieux, douceur pleine de
charmes, parole gracieuse et toujours suave, même en réprimandant ; piété angélique,
zèle infatigable, mémoire heureuse, tact fin et délié, connaissance du monde et
habitude des affaires, amour des convenances, respect profond pour l'autorité,
cœur généreux et sensible, physionomie pure et calme comme son âme, telle a été
constamment la Sœur Eugénie. »
Le même journal ajoutait
encore : « Elle est morte comme meurent les saints, canonisée par la voix
publique, sans exception. Monseigneur de La Rochelle, qui l'avait visitée
plusieurs fois, voulut lui administrer lui-même les derniers sacrements, et il
fut frappé des adieux et des exhortations énergiques qu'elle adressa à ses
compagnes éplorées, en les bénissant. Sa foi a brillé d'un éclat plus vif que
jamais à l'approche de la mort. Le nom de Jésus-Christ était sans cesse sur ses
lèvres ; elle possédait sa grâce et sa paix. Usant de l'ascendant qu'elle avait
sur les cœurs, elle a donné à tous ceux qui l'intéressaient de pieux et de
salutaires avis. Elle a fait le bien jusqu'à la fin de sa vie. »
Ses obsèques ont eu lieu
à l'église cathédrale, le mercredi, 20 décembre. Les autorités militaires
assistaient à celte touchante cérémonie, et les uniformes dorés contrastaient
avec la simple couronne blanche qui surmontait le cercueil. Un grand nombre de
personnes, qui avaient admiré ses vertus, sont venues faire cortège à ses
côtés, et joindre leurs regrets à ceux des autres Filles de la Sagesse qui
accompagnaient, en pleurant, à sa dernière demeure en ce monde, celle qui était
à la fois et leur Sœur et leur Mère.
CHAPITRE
VI.
ÉTABLISSEMENTS DES
FILLES DE LA SAGESSE AU LONGERON, AUX IFS, A LOUVIGNÉ, A MACHECOUL, A MONTFORT,
A NANTES ET A ORLÉANS, PENDANT LA RÉVOLUTION.
LE
LONGERON.
Nous allons continuer à
parler des faits les plus importants qui se sont accomplis, pendant la Révolution,
dans plusieurs des établissements des Filles de la Sagesse. Ces faits, aussi
édifiants pour le lecteur que glorieux pour la famille de Montfort, méritent de
trouver place dans cette histoire.
Le petit établissement
du Longeron a eu la gloire insigne de donner deux martyres. Deux Sœurs
seulement, les Sœurs Sainte-Geneviève et Sainte-Astérie, composaient tout le
personnel religieux de cette humble maison de charité. Elles n'en avaient point
été chassées, bien qu'elles fussent au foyer de l'insurrection. Elles
saisissaient avec empressement toutes les occasions qui se présentaient de
faire le bien, et nul doute que plus d'une fois elles eurent à donner des soins
aux blessés des deux camps opposés. Elles ne durent pas demeurer oisives à la
suite de cette sanglante bataille de Torfou, livrée à peu de distance de leur
maison, bataille terrible où une victoire éclatante resta aux Vendéens conduits
par d'Elbée, Charette, Bonchamps et Lescure, contre les meilleures troupes de
la République, ayant à leur tète Kléber, l'un des plus braves et des plus
habiles généraux de ce temps-là.
Le moment pour ces
charitables Religieuses d'obtenir la palme du martyre arriva dans l'année 1794.
Les Bleus en déroute, traversant le bourg du Longeron, voulurent signaler leur
passage par cet acte de cruauté. Soit qu'ils se rendissent d'eux-mêmes à la
maison des Sœurs, soit qu'elles fussent dénoncées par d'autres, ils les
trouvèrent chez elles, les traînèrent dans la cour et les y massacrèrent.
LES IFS.
Les Sœurs des Ifs furent
conduites en prison à Rennes, durant l'année 1792. Elles y sont restées jusqu'à
la mort de Robespierre. A cette époque, elles revinrent aux Ifs et firent tout
le bien qu'elles purent. Plusieurs familles avaient la charité de leur fournir
un logement. On s'était emparé de leur maison pour en faire une caserne : aussi
elle ne fut point vendue, mais l'établissement perdit toutes les rentes qu'il
avait sur les Etats de Bretagne, en sorte qu'il est demeuré fort pauvre.
LOUVIGNÉ.
M. Gobil de Villeray,
recteur de Louvigné, avait eu le malheur de prêter serment à la constitution ;
mais la grâce lui parla au cœur, et le porta à renoncer au schisme, pour
rentrer dans le sein de l'Eglise, dont il ne s'était éloigné que par une
incompréhensible erreur. Il fit sa rétractation et la rendit publique, dans un
moment où une pareille démarche ne pouvait que le compromettre. Nous
transcrivons ici cette rétractation pour l'édification de nos lecteurs.
« Je soussigné, Charles
Gobil, recteur de la paroisse de Louvigné, évêché de Rennes, en présence de Dieu
et du fond de mon cœur, rétracte le serment criminel exigé des prêtres
catholiques par l'Assemblée nationale, que j'ai eu la lâche faiblesse de
prêter. Je rétracte tous les actes schismatiques par lesquels j'ai adhéré à
l'évêque constitutionnel d'Ille-et-Vilaine (Le Coz). Je reconnais comme nuls
tous les actes exercés en vertu de sa prétendue juridiction. Je demande avec
larmes pardon des scandales très-nombreux que j'ai causés, et je conjure tous
ceux que j'ai entraînés dans le schisme de revenir de leurs erreurs, de rentrer
dans le sein de l'Eglise catholique, apostolique et romaine, qui seule est la
colonne de la vérité, dans laquelle je veux vivre et mourir, et d'aider ma
pénitence de leurs prières.
« Le 19 août 1796. »
Ce pauvre prêtre, dont
le repentir était sincère, et auquel sa courageuse rétractation fait
véritablement honneur, jouissait d'une grande réputation de sainteté dans sa
paroisse et dans tout le voisinage. Il avait la confiance de tous ses confrères
dans le clergé et de toutes les personnes séculières qui le connaissaient. Ce
qui donne à comprendre comment il a pu facilement occasionner un faux pas,
sinon une chute malheureuse, à la Supérieure de sa Communauté.
La Sœur Gabriel,
Supérieure de la maison de Louvigné, suivant l'exemple d'un vénérable prêtre
qui ne lui avait donné jusque-là que de bons conseils, eut la faiblesse de
condescendre, au moins en partie, à ce que lui demandaient les agents de la
Révolution. Elle prêta le serment exigé, en ajoutant cependant qu'elle
promettait d'obéir à tout ce qui ne serait pas contre sa conscience. Mieux
éclairée, elle rétracta son serment, avant même que son recteur lui en eût
donné l'exemple. Tous les prêtres qui connaissaient le caractère et la vertu de
la Sœur Gabriel n'ont pas fait difficulté de dire qu'elle avait agi dans la
plus parfaite bonne foi, et que sans doute elle était demeurée innocente devant
Dieu.
La Sœur l'Assomption,
qui se trouvait également à Louvigné, se montra plus courageuse et peut-être
plus clairvoyante que sa Supérieure. Elle refusa nettement le serment qu'on
voulait exiger d'elle, quitta l'établissement et se rendit à Nantes, chez les
Sœurs de Pirmil, où nous la retrouverons bientôt. La Sœur Gabriel paya
chèrement sa lâche condescendance. Elle continua cependant à faire aux pauvres
le plus de bien qu'elle put ; mais on n'eut plus pour elle le même respect et
la même affection que par le passé. Les conseillers municipaux affermèrent sa
maison et ne lui réservèrent qu'une petite chambre, où elle était logée assez
misérablement. Toutefois la maison et les terres ne furent point vendues.
Lorsque la plus grande
terreur fut passée, une nouvelle Sœur vint se joindre à l'ancienne Supérieure
et relever l'établissement de son humiliation ; c'était la Sœur Timothée que
nous avons vue à Cognac. Elle était native de Janzé, à peu de distance de
Louvigné, où elle arriva en 1796. Elle trouva la Sœur Gabriel accablée par
l'âge et les infirmités. Aussi tout l'ouvrage tomba sur elle seule, et il y
avait beaucoup à faire. Ce ne fut qu'en 1802 qu'on lui envoya du secours, dans
la personne de la Sœur Saint-Luc, qui venait de faire profession, le 6 juin de
cette même année. C'est à cette époque qu'on put recommencer la classe des
petites filles.
La Sœur Timothée a fait à
Louvigné un bien immense, et sa mémoire y est toujours en bénédiction. Sa
charité s'étendait sur tous ceux qui avaient besoin d'elle ; les républicains
comme les royalistes trouvèrent en elle une vraie mère. Elle se montra le
refuge de tous les malheureux. Elle avait un tel ascendant sur les esprits que,
lorsque des soldats des deux camps se trouvaient à recourir en même temps à sa
charité, ils se comportaient, en sa présence, comme s'ils eussent été des
frères d'armes et les meilleurs amis du monde. Parmi ce grand nombre de
malheureux qui l'entouraient, depuis le matin jusqu'au soir, les uns venaient
chercher des remèdes aux maladies du corps, les autres venaient demander des
conseils et des consolations dont ils avaient besoin. C'était toujours à la
chère Sœur Timothée que l'on avait recours dans toutes les circonstances
pénibles de la vie. Il faut bien dire aussi qu'on lui a toujours témoigné la
plus grande reconnaissance.
Plusieurs années après
sa mort, on entendait encore le recteur de la paroisse faire cette annonce au
prône de la Grand'Messe, le dimanche qui précédait le 24 janvier : « Mes frères,
vous savez que, tel jour, l'Eglise célèbre la fête de saint Timothée ; vous
n'oublierez pas ce que vous devez à votre bonne Supérieure. Personne d'entre
vous ne manquera d'assister à la sainte Messe, et j'aime à croire que le plus
grand nombre possible viendra se confesser, pour se mettre en état de faire, ce
jour-là, une fervente communion. II ne vous reste plus d'autres moyens de lui
témoigner votre reconnaissance pour tout le bien qu'elle a fait à vos corps et
à vos âmes. » On lui fit des funérailles magnifiques, auxquelles assistaient
environ 40 ecclésiastiques. L'année de sa mort, on disait, chaque semaine, une
Messe à son intention, par reconnaissance. Elle mourut en 1826.
Qu'il nous soit permis
de raconter ici, au sujet de la Sœur Timothée, un petit fait amusant, pour
égayer notre récit. Un jour que la maison de Louvigné était remplie de soldats
républicains venus pour faire panser leurs blessures, ils donnèrent, comme de
coutume, à la Sœur Timothée le nom de citoyenne. La Sœur avait à côté d'elle une
petite nièce, âgée de 4 ou 5 ans. Cette enfant fut blessée de voir qu'on
appelait sa tante citoyenne. S'adressant alors à l'un des militaires, et lui
montrant sa tante, elle lui dit : « Elle ne s'appelle pas citoyenne. » Le
militaire lui demanda avec bonté : « Comment s'appelle-t-elle donc, ma petite ?
— Elle s'appelle Tantine », répondit l'enfant. Or, depuis ce moment, soldats,
bourgeois, pauvres, riches, hommes, femmes, enfants, ecclésiastiques, tous lui
ont conservé ce nom jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant près de 30 ans.
MACHECOUL.
Ce fut dans le courant
de l'année 1788 que la Congrégation de la Sagesse fut appelée à prendre la
direction de l'hospice de Machecoul. On y envoya la Sœur Saint-Hilaire comme
Supérieure, avec deux autres Sœurs. La charitable Supérieure se tenait
assidûment au chevet de ses malades, qu'elle entourait des soins les plus
touchants et des plus minutieuses attentions. Ses deux compagnes faisaient la
classe aux petites filles, avec tant de zèle et d'intelligence qu'elles
s'attirèrent bientôt l'admiration de toute la ville. Ainsi marchait, à la satisfaction
de tout le monde, le nouvel établissement, quand éclata la tourmente
révolutionnaire.
Après beaucoup de
mauvais traitements, les Sœurs furent chassées de l'hôpital, de la manière la
plus cruelle. On les accabla de coups de pierres, et, en même temps. on sévit
brutalement contre les pauvres malades qui témoignaient de l'attachement et de
la compassion pour leurs bienfaitrices. L'une de ces saintes Religieuses, près
d'expirer sous une grêle de pierres, sembla s'oublier elle-même, pour ne penser
qu'aux malheureux qu'elle laissait dans l'hôpital, et que l'on maltraitait
d'une manière indigne, parce qu'ils osaient se montrer reconnaissants. « Grâce!
criait-elle aux persécuteurs, les mains jointes et les genoux dans la
poussière, grâce pour nos pauvres ! Ils n'ont point fait de mal. » Le calme, la
douceur, la sérénité, qui brillaient de tout leur éclat sur le front de cet
ange de la terre, formaient avec la férocité de ces êtres barbares le plus
saisissant contraste, rapportent quelques témoins oculaires.
Nous sommes heureux de
le dire, ces actes de cruauté n'étaient point le fait des habitants de
Machecoul, qui aimaient les Sœurs, mais de quelques farouches révolutionnaires
qui se réunissaient de divers points, pour jeter le trouble et le désordre.
L'absence des Sœurs laissa un vide étrange parmi les bons habitants de la ville,
qui n'avaient vu qu'avec une grande peine les Religieuses s'éloigner. Ils
employèrent tous les moyens imaginables pour procurer leur retour ; mais leurs
efforts furent inutiles. La tempête était alors trop violente ; il fallut
attendre le calme pour voir rentrer les Sœurs dans l'hôpital.
MONTFORT.
Quand les Filles de la
Sagesse de l'hôpital de Montfort furent obligées de se retirer, après le refus
du serment, la Supérieure, Sœur Saint-Maixent, se réfugia dans une petite
maison voisine, rue Saint-Nicolas, afin d'être à même de voir comment les
choses se passeraient. On établit dans l'hôpital, pour y faire le service, un
homme appelé Mathurin Coque. Là, comme partout ailleurs, tout fut bientôt
dévasté. On sait ce qu'étaient, à cette douloureuse époque, les personnes que
l'on choisissait pour remplacer les Religieuses dans les hôpitaux ; il fallait,
pour mériter ce choix, avoir donné des preuves de républicanisme, c'est-à-dire
d'irréligion et de mauvaise conduite. Que pouvait-on attendre de ces gens qui n'écoutaient
point la voix de leur conscience, et sur lesquels, dans ces temps de désordre
général, on n'exerçait aucune surveillance sévère ?
La Sœur Saint-Maixent
était à portée de voir la confusion qui régnait dans l'hôpital ; son cœur en
souffrait affreusement. Un jour, remplie d'un saint zèle, elle rentre ; à
l'hospice, disant avec fermeté que c'est sa place plutôt que celle de M. Coque.
Cependant elle ne put y rester; mais souvent elle allait voir comment les
choses s'y passaient. Elle était sans cesse menacée et en butte à toutes sortes
de persécutions ; mais rien ne l'effrayait. Elle continuait toujours à faire
pour la religion et ses ministres tout ce qui était en son pouvoir. Ainsi
s'écoulèrent les années les plus sombres et les plus terribles de la
Révolution.
Au commencement de 1797,
cette Religieuse, pleine de foi et d'énergie, se rend, un matin, à l'ermitage
de Saint-Lazare, où le Père de Montfort avait placé autrefois une statue de la
Sainte Vierge. Elle s'en empare et la porte courageusement à l'hôpital. Par un
trait admirable de la protection divine, elle ne rencontre personne pour
s'opposer à la réalisation de son dessein. Elle dépose cette statue sur un
autel qui se trouvait dans la sacristie de la chapelle, et que l'on y voit
encore; et, s'abandonnant entièrement à la volonté de Dieu, elle se met à
soigner ses chers malades. Son courage étonnant et son ardent amour des pauvres
la firent respecter de ceux-là même qui lui avaient montré une plus vive
opposition. Personne n'eût osé désormais l'éloigner d'une maison, où elle ne
demandait qu'à se sacrifier pour les membres souffrants de Jésus-Christ. Elle
recommença dès lors à faire le bien dans cet hôpital, d'où elle n'est plus
sortie que pour aller recevoir dans le ciel la récompense de sa foi et de son
dévouement. Elle termina sa religieuse carrière le 16 mars 1818.
NANTES.
Au moment de la
Révolution, la Congrégation de la Sagesse n'avait encore, à Nantes, qu'un seul
établissement : c'était une maison de classes située non loin du pont de Pirmil,
dans le faubourg Saint-Jacques. Cet établissement a été remplacé depuis par
celui que l'on appelle la Sagesse, dans le même faubourg. Le 9 juin 1791, on
vint demander aux Sœurs le serment, qu'elles refusèrent courageusement. Elles
étaient alors au nombre de 4 : les Sœurs Esther, Supérieure, Saint-Fidèle,
Saint-Florent et Saint-Adrien. Lorsqu'elles eurent refusé le serment, les
familles républicaines empêchèrent leurs enfants de fréquenter leur école, en
sorte qu'il ne leur resta qu’un très-petit nombre d'élèves. Néanmoins elles ne
quittèrent point leur poste, et attendirent les événements. Trois autres Sœurs,
obligées de s'éloigner de leur établissement, vinrent se réunir à elles :
c'étaient les Sœurs l'Assomption, Sainte-Marie et Saint-Marcellin.
Ces sept Filles de la
Sagesse composaient ensemble une petite Communauté qui était des plus
édifiantes. Elles faisaient tous leurs exercices de piété avec la plus grande
régularité et la plus grande ferveur. Cependant on ne les laissait pas en repos
; on venait de temps en temps faire retentir à leurs oreilles les plus
terribles menaces. Prévoyant qu'on finirait par les chasser de leur maison, la
Sœur Esther demanda à ses Supérieurs la permission de passer en Espagne avec la
Sœur Marie. Cette permission fut accordée plus tard, mais sans résultat.
Le 15 octobre 1792, des
agents du district de Nantes vinrent faire l'inventaire du mobilier de
l'établissement. Le tout appartenait à la Congrégation, en vertu de la
fondation. Cet inventaire se fit avec la dernière rigueur. Les deux mois et demi
qui suivirent cette opération furent assez tranquilles, si l'on peut regarder
comme tranquilles des jours qui s'écoulaient dans l'attente de la prison, d'où
l'on ne sortait guère que pour aller à la mort.
Dans les premiers jours
de janvier 1793, les Sœurs de Pirmil eurent la visite de 50 hommes en armes,
qui firent dans leur maison la fouille la plus minutieuse. Le P. Verger,
Missionnaire de Saint-Laurent, qui s'y trouvait alors, fut averti assez tôt
pour prendre la fuite. Cette visite domiciliaire, qui se fit la nuit, jeta dans
l'âme des Religieuses une terreur profonde. Longtemps après, la Sœur Saint-Marcellin,
qui n'avait que 19 ans, au moment de cette visite nocturne, et qui devint plus
tard Maîtresse du noviciat de la Sagesse, ne parlait de cette scène terrible
qu'en frissonnant.
Mais ce n'était pas tout
encore. Le 28 mars 1793, on décréta l'expulsion des Sœurs ; puis, comme si
cette décision eût été trop douce, on les condamna à la prison. Cette prison
était le Sanitat, sur la Fosse. Elles furent logées dans un grenier, où elles
éprouvèrent tour à tour toutes les rigueurs du froid le plus intense et de la
plus excessive chaleur. Elles eurent à endurer par ailleurs toutes sortes de
privations. Dans ce grenier étaient entassées les unes sur les autres plusieurs
personnes séculières et un grand nombre d'autres Religieuses. Là se trouvaient
quelques autres Filles de la Sagesse, que l'on avait arrachées aux malades et
aux blessés qu'elles soignaient, ou aux enfants pauvres qu'elles instruisaient,
afin de les jeter dans cette prison malsaine. Plusieurs de ces malheureuses
détenues y moururent ; plusieurs y prirent le germe de maladies longues et
incurables. La guillotine venait aussi, chaque jour, éclaircir leurs rangs.
Toutes attendaient leur tour. Il ne vint pas pour les Sœurs de Pirmil ; mais
deux autres Filles de la Sagesse eurent la gloire et le bonheur de monter à
l'échafaud : c'étaient les Sœurs Saint-Salomon et Saint-Paul. La première était
âgée de 25 ans, la seconde de 30.
Elles avaient été
arrêtées dans les environs de Nantes, où elles étaient occupées à soigner les
malades et les blessés. Elles marchèrent au supplice avec autant de foi et de
courage que les premiers martyrs du christianisme, envisageant la guillotine du
même œil que l'apôtre saint André envisageait la croix qui devait recevoir son
dernier soupir. Elles se rendirent à l'échafaud, la joie du ciel dans le cœur
et sur le front, et le chant des cantiques sur les lèvres. « Ah ! s'écriait-on
sur leur passage, épargnez ces belles petites Sœurs qui chantent si bien ! »
Mais Dieu les appelait à chanter avec ses anges.
Nous ne pouvons nous
empêcher de raconter ici un fait étrange, attesté par plusieurs témoins, et en
particulier parla Sœur Saint-Michel, vénérable Supérieure de Château-Larcher,
qui se trouvait à Nantes parmi les victimes de la rage révolutionnaire.
Pendant que les Filles
de la Sagesse étaient en prison dans cette ville, elles demeurèrent longtemps
privées des secours de la religion : c'était là ce qui causait leur plus grand
chagrin. Elles désiraient ardemment recevoir dans leurs cœurs le Dieu de
l'Eucharistie ; il leur semblait, avec raison, que sa divine présence au fond
de leurs âmes les remplirait d'un nouveau courage et leur procurerait la
consolation dont elles avaient besoin. Jésus, dans son infinie bonté, ne tarda
point à se rendre aux pieux désirs de ses chastes épouses. Un jour, elles
aperçurent tout à coup, à côté d'elles, un étranger qu'elles ne connaissaient
pas, et qui s'était introduit dans la prison, sans qu'elles sussent comment.
Cet inconnu, s'adressant aux Sœurs, leur dit, sans autre préambule : «Etes-vous
disposées à verser votre sang pour Jésus-Christ, à mourir pour la religion
catholique, apostolique et romaine? — Nous le sommes, répondirent-elles avec
dignité. — Avez-vous la contrition de vos péchés? — Oui, répondirent-elles
encore toutes ensemble. — Eh bien ! reprit l'étranger, mettez-vous à genoux,
mes Sœurs. » Ouvrant alors une boîte d'un métal précieux, il leur distribua la
divine Eucharistie et disparut, sans qu'elles pussent savoir de quelle manière
il avait quitté la prison. Ce qu'il y a de certain, c'est que les Sœurs
restèrent toutes profondément recueillies, et se sentirent animées d'un nouveau
courage.
Quant à l'inconnu, le P.
Supiot et d'autres grands personnages de ce temps, auxquels ce trait fut
raconté, ne balancèrent pas à lui donner le titre d'envoyé du ciel. En effet,
son apparition subite et sa mission auprès des Sœurs furent bien celles d'un
ange. Il leur demande si elles ont la contrition de leurs péchés, mais il ne
leur propose point l'absolution. Il ne pouvait donc pas la leur donner, il
n'était pas prêtre, et Notre-Seigneur qui l'envoyait savait qu'elles n'en
avaient pas besoin.
Nous avons dit ailleurs
que huit des Filles de la Sagesse qui étaient emprisonnées à Nantes furent
envoyées à Brest, pour y soigner les malades que décimait une affreuse
épidémie. Celles qui échappèrent à la guillotine ou à la mort dans la prison,
que semblaient devoir rendre inévitable les mauvais traitements qu'elles
avaient reçus, furent enfin mises en liberté, après que la France eut été
délivrée de ce monstre, appelé Robespierre, qui avait fait répandre autour de
lui tant de larmes et de sang.
ORLÉANS.
Quand la tempête
révolutionnaire se déchaîna sur la France, la ville d'Orléans possédait quatre
établissements des Filles de la Sagesse : celui de Saint-Paterne, fondé en 1767
; celui de Notre-Dame-du-Chemin, aujourd'hui Sainte-Croix, fondé en 1780; celui
de Saint-Pierre-le-Puellier, fondé en 1785, et enfin celui de Saint-Marceau,
fondé en 1786. Les Sœurs de ces différents établissements refusèrent
courageusement le serment, et furent obligées d'abandonner leurs maisons et
d'aller chercher ailleurs un refuge. Les établissements de Saint-Paterne et de Notre-Dame-du-Chemin
n'offrent rien de particulier ; nous dirons un mot seulement de ceux de
Saint-Pierre-le-Puellier et de Saint-Marceau.
L'établissement de
Saint-Pierre-le-Puellier avait été fondé par un certain M. Fruchon, qui fut
exilé à la Guadeloupe, pendant la Révolution. N'ayant pas de ressources, il
exerça dans le pays la profession de notaire ; on ne sait ce qu'il est devenu.
Les Sœurs, parfaitement accueillies à Saint-Pierre-le-Puellier à leur arrivée,
y eurent beaucoup à souffrir, pendant les jours mauvais. On ne peut se faire
l'idée de toutes les avanies qu'elles eurent à endurer de la part de ceux-là
même qui les avaient reçues avec tant de bonheur. Enfin elles furent chassées
de leur maison, sept ans après en avoir pris possession. Elles y rentrèrent en
1805, et elles y furent reçues, comme la première fois, avec une joie
inexprimable.
Les Sœurs de
Saint-Marceau se réfugièrent, en 1793, dans une petite maison située près de
l'église de Saint-Donatien. Là, sous les habits du monde, elles firent la
classe secrètement, mais seulement durant quelques mois. Elles furent bientôt
dénoncées, et forcées d'abandonner cette demeure et les pauvres enfants qui
allaient les y trouver. M. Désormeau de Malmusse leur offrit un asile dans sa
maison. Elles s'y tinrent cachées près de deux ans ; mais leur digne protecteur
ayant été obligé d'émigrer, il leur fallut chercher ailleurs une autre demeure.
Elles louèrent une petite chambre, et de pieuses demoiselles, sœurs de Madame
Pornin, de Blois, dont la fille a été Religieuse à la Sagesse, sous le nom de
Sœur Désirée du Saint-Esprit, leur procurèrent de l'ouvrage, pendant quelque
temps. A la fin, perdant tout espoir de rentrer dans leur maison, elles revinrent
à la Communauté et partagèrent le sort des autres Sœurs de Saint-Laurent.
CHAPITRE
VII.
ÉTABLISSEMENTS DES
FILLES DE LA SAGESSE A POITIERS, PENDANT LA RÉVOLUTION.
La Révolution n'épargna
point les Filles de la Sagesse de Poitiers. Elles eurent à subir les menaces,
les insultes, les outrages, l'expulsion de leurs demeures, la misère, la faim,
le carcan, la prison; il ne leur manqua que la guillotine. Les Sœurs de l’Hôtel-Dieu
et des Incurables furent les plus maltraitées. Les administrateurs de
l'Hôtel-Dieu firent tout ce qu'ils purent pour conserver les Sœurs, même après
qu'elles eurent refusé le serment ; mais tous leurs efforts furent inutiles. Il
fallut céder à la force, et une plus longue résistance de leur part les eût
peut-être conduits eux-mêmes à la prison. Elles furent renfermées dans la maison
de correction, ci-devant maison des Pénitentes. Cet établissement était dirigé
par les Filles de la Sagesse, au moment de la Révolution ; il est probable que
les Sœurs qui s'y trouvaient furent emprisonnées chez elles. Il y avait là
beaucoup d'autres Religieuses de différents Ordres, et même des personnes
séculières. C'est là aussi que furent renfermées les Filles de la Sagesse des
Incurables.
La Sœur Avé, Supérieure
de cet hôpital, avait préparé avec soin une cache dans une cave de sa maison.
Là, se retirait un vénérable prêtre qui n'en sortait que pour aller porter les
secours de son ministère à ceux qui les réclamaient. Un jour qu'il venait de
confesser un malade, et qu'avant de rentrer dans son misérable réduit, il
s'occupait à régler sa montre, les révolutionnaires arrivèrent à l'hôpital,
faisant grand bruit et se réjouissant à la pensée de faire une bonne capture. Le
prêtre, avait eu à peine le temps de se glisser dans sa cache. Malheureusement,
dans sa précipitation, il avait laissé par oubli sur une chaise son manteau et
sa montre, lesquels furent trouvés par les turbulents visiteurs. Heureux de
cette découverte, ils dirent à la Supérieure, en lui montrant ces objets : «
Citoyenne, tu ne peux nier qu'il y ait ici au moins un prêtre : en voilà la
preuve. — Ah ! mes bons Messieurs, « répondit-elle sans rien perdre de son
sang-froid, » que vous me feriez de plaisir, si vous vouliez avoir la charité
de m'acheter cela pour mes pauvres! » L'un d'eux dit aux autres; « Bah! bah!
elle se moque de nous. » Cependant ils se retirèrent, et les bonnes Religieuses
en furent quittes pour la peur.
Il était facile de voir
que les choses n'en resteraient pas là. A tout instant, les Sœurs s'attendaient
à être mises en état d'arrestation. Elles songèrent donc à faire évader ce
prêtre qui n'aurait pu habiter l'hôpital après leur départ. Il était temps
qu'il s'éloignât, car, peu après, les commissaires, accompagnés de soldats en
armes, vinrent signifier aux Religieuses l'ordre départir. C'était le 27 septembre
1793. On amenait des remplaçantes qui, par leur patriotisme éprouvé, avaient
mérité l'honneur d'être choisies pour diriger l'hôpital des Incurables. Les
commissaires donnèrent lecture de la sentence qui expulsait les Sœurs,
lesquelles devaient être dirigées sur Châteauroux, pour y être employées aux
travaux forcés. Celles-ci répondirent, avec calme et dignité, qu'elles étaient
prêtes à se soumettre à l'exécution des arrêtés dont on venait de leur donner
connaissance. La Supérieure remit les clefs aux citoyennes nommées directrices
de l'établissement, qui les reçurent, en promettant de remplir avec exactitude
et fidélité la mission qui leur était confiée. Les Sœurs Avé, Célinie, Placidie
et Saint-Michel furent conduites par des gardes nationaux à la maison des
Pénitentes, pour y rester jusqu'à ce qu'elles pussent être transférées à
Châteauroux, lieu de leur destination, où cependant elles n'allèrent point.
Voilà donc les Sœurs des
Incurables réunies à celles de l'Hôtel-Dieu. La condamnation aux travaux forcés
exigeait que la personne condamnée fût d'abord exposée publiquement au carcan,
pendant plusieurs heures. Trois des Filles de la Sagesse furent désignées pour
subir cette humiliation : la Sœur Avé, Supérieure des Incurables, la Sœur
Joseph-Marie, Supérieure de l'Hôtel-Dieu, et la Sœur Saint-Michel, Supérieure
de Château-Larcher, qui s'était retirée à l'hôpital des Incurables, comme nous
l'avons vu ailleurs. Ces trois saintes Religieuses étaient dignes de ce choix.
Mais quel était donc leur crime? C'était d'être vertueuses. Si elles eussent
été réellement coupables, elles n'auraient pas subi la peine du carcan. Elles
vivaient dans un temps où le crime se chargeait de punir la vertu. Il fallait
pourtant faire connaître au public le motif de leur condamnation. On mit
au-dessus de leurs têtes un écriteau ainsi conçu : Receleuses de prêtres
fanatiques. Leur noble contenance sur l'échafaud, qui avait été dressé sur la
place Notre-Dame, leur calme religieux dans la gêne du carcan, firent
l'admiration de toute la ville. La Sœur Avé ne cessa pas, tant que dura l'exposition,
de travailler tranquillement à son tricot. En descendant de l'échafaud elles
retournèrent prendre leur place dans la prison.
Elles n'y furent pas
entièrement privées de toutes consolations. M. l'abbé Soyer, devenu depuis
évêque de Luçon, allait de temps en temps les visiter, déguisé en gendarme ;
quelquefois même il parvenait à les confesser. C'est dans l'une de ses
excursions charitables qu'il se fit une blessure dont il se ressentit toute sa
vie. Cependant la surveillance devenait de plus en plus sévère ; il paraissait
impossible au prêtre de parvenir à la prison. Depuis longtemps on ne le voyait
plus, et les infortunées Filles de la Sagesse avaient le plus grand désir de
communier. Elles eurent enfin le bonheur de lui faire connaître leur désir et
de l'amener encore auprès d'elles, sans éveiller le moindre soupçon.
Des femmes remplies de
charité et de courage s'occupaient, nuit et jour, au risque de leur vie, à
chercher les moyens de rendre service aux prêtres et aux Religieuses. Elles
paraissaient souvent sous les fenêtres des prisons, et attendaient qu'on les
mît à même d'exercer leur dévouement. Un jour, la Sœur Avé jeta à l'une d'elles,
à travers les barreaux de la fenêtre, un peloton de laine, dans lequel se
trouvait un billet adressé à M. Soyer, qui se faisait nommer La Fauvette. Il
n'était pas facile de trouver le nid de cette fauvette, car elle ne restait pas
longtemps au même endroit. Enfin M. Soyer est averti ; il sait l'heure où il
faut se présenter.
Pendant ce temps, la
Sœur Célinie, connue de tout Poitiers par sa charité envers les pauvres et les
malades, songe à employer un innocent stratagème, pour faciliter au prêtre
l'entrée de la prison. Depuis quelques jours, elle s'était mise en relation
avec le geôlier, en entretenant avec lui quelques petites conversations. La
veille du jour fixé pour l'arrivée de M. Soyer, elle dit à cet homme, qui était
en réalité un peu indisposé : « O mon cher Monsieur, que vous avez l'air
souffrant ! Vous devriez vous ménager un peu. — Que voulez-vous, citoyenne !
répond le geôlier, il faut bien que le service se fasse ; mon poste ne me laisse
pas un seul instant de repos, il faut sans cesse être aux aguets. — Cela est
vrai, répond la Sœur ; mais lorsque vous serez resté tout à fait malade, les
choses en iront-elles mieux pour vous? Tenez, croyez-moi, je me connais aux
malades ; il y a bien des années que je les soigne, vous le savez bien ; c'est
tout bonnement une petite médecine qu'il vous faut ; je vais vous la préparer
moi-même ; ce sera aussi moi qui resterai auprès de vous pour vous soigner ;
votre femme fera le service de la prison. Quant aux Religieuses, elle n'aura
nullement besoin de s'en occuper. Vous savez qu'il n'y a rien à craindre de ce
côté-là. D'ailleurs j'en réponds. Or, dans ce moment, il s'agit pour vous
d'empêcher une maladie grave de se déclarer. »
La proposition est acceptée
avec reconnaissance. Le geôlier garde le lit, le lendemain matin ; M. Soyer
pénètre dans la prison, confesse les Sœurs, célèbre la sainte Messe et
distribue à toutes la divine Eucharistie, dont elles étaient privées depuis
longtemps, il est probable que la Sœur Célinie put quitter un instant son
malade, afin de partager le bonheur de ses chères compagnes.
Ce fut en 1795 que les
Sœurs sortirent de la prison, où elles avaient passé dix-huit mois, qui leur
parurent bien longs. Elles allèrent d'abord habiter la paroisse Saint-Hilaire,
où M. de Chassenon leur vint en aide, en leur facilitant le moyen d'élever une
petite école. Elles s'occupèrent de l'instruction des enfants, jusqu'au moment
où il leur fut donné de rentrer dans les hôpitaux de l'Hôtel-Dieu et des
Incurables. Cependant il y avait encore, en 1799, un petit noyau de Filles de
la Sagesse sur la paroisse Saint-Hilaire. Elles formèrent une petite
Communauté, dont la Sœur Amédée fut reconnue comme Supérieure, quand la Sœur
Avé fut rentrée aux Incurables. M. l'abbé de Beauregard, qui n'avait point
perdu de vue ces pieuses Religieuses, au plus fort de la Révolution, continuait
à leur donner tous les secours de son ministère.
En 1796, des pétitions
signées par les pauvres de l'hôpital des Incurables et par les habitants du
faubourg Saint-Saturnin demandaient avec instance le retour des Filles de la
Sagesse. Ces pétitions, adressées aux représentants du peuple, furent envoyées
ensuite au district et soumises à la municipalité de Poitiers. On n'ignorait
pas que l'hôpital était dans le plus triste état, et que les pauvres et les
malades manquaient de tout, depuis le départ des Sœurs. Leur retour à l'hôpital
fut donc décidé. Elles y rentrèrent, le 24 janvier 1796, au nombre de quatre,
non comme Religieuses, mais comme directrices de confiance ; elles portaient
encore l'habit séculier ; c'étaient les Sœurs Avé, Supérieure, qui y mourut en
1814, e t dont nous parlerons encore à cette époque, Sainte-Placidie, qui y est
morte également en 1820, Sainte-Candide et Sainte-Anatolie, qui terminèrent
leur carrière à Saint-Laurent, quelques années plus tard.
Les Sœurs de Montbernage
et de La Cueille ne furent point emprisonnées, à l'exception de la Sœur
Sainte-Emélie ; mais elles n'en eurent pas moins de grandes épreuves à
supporter. Celles de Montbernage, après leur refus de serment, ne tardèrent pas
à être chassées de leur maison, malgré les protestations et les larmes des bons
habitants de ce faubourg, qui les aimaient et respectaient comme de véritables
mères. Elles allèrent se loger dans la Grand'Rue, chez un boulanger, appelé Martin.
Cet excellent homme leur procura une chambre dans la partie la plus retirée de
sa maison. Là elles tenaient les petites écoles et instruisaient secrètement
les jeunes filles de la paroisse, surtout celles du faubourg qu'elles avaient
été forcées d'abandonner. Elles étaient vêtues en séculières et vivaient
très-pauvrement. Dociles aux avis de M. Pruel, curé de Sainte-Radegonde, elles
se conduisirent avec tant de sagesse et de prudence que personne ne songea à
les inquiéter. Cependant leur zèle n'était point inactif. M. Pruel s'en servait
pour opérer le bien. Ce vénérable prêtre regardait les Sœurs, au moment de la Révolution,
comme le rempart de la foi dans sa paroisse. Aussi ne les abandonna-t-il pas
pendant la tourmente. Elles furent heureuses, à leur tour, de pouvoir, en
rentrant dans leur établissement, lui procurer un asile. Leur chapelle devint
son église, et une petite chambre, à l'extrémité de la cour, fut son
presbytère, jusqu'au moment où il lui fut permis d'habiter sa cure.
Pendant l'absence des
Sœurs, leur maison fut occupée par les demoiselles Baillou, institutrices,
filles d'un administrateur de ce temps-là. Ces demoiselles ne purent tenir
longtemps à Montbernage ; l'esprit de la population leur était trop opposé ;
les enfants les abandonnaient ou se montraient indomptables. Les parents
enlevaient les produits du jardin, pour les porter, disaient-ils, aux
maîtresses de la maison, c'est-à-dire aux bonnes Sœurs de la Sagesse.
Les Sœurs de Montbernage
rentrèrent dans leur établissement en 1799. Elles y trouvèrent les choses à peu
près comme elles les avaient laissées. Rien de ce qui leur appartenait n'avait été
vendu. La Supérieure était la Sœur Sainte-Julithe, dont les vertus religieuses
ont brillé du plus vif éclat et lui ont acquis une; grande réputation de
sainteté. Dans son enfance, elle était protestante. Elle était élevée dans la
maison de Montbernage, avec une autre sœur, protestante comme elle. Toutes deux
firent abjuration et ne voulurent plus quitter l'établissement. La Sœur Julithe
ne s'en éloigna que pour aller au noviciat ; elle fit profession le 9 novembre
1754, et rentra aussitôt à Montbernage, qu'elle ne quitta que pour le ciel, le
29 août 1810, à l'âge de 80 ans. Sa sœur, qui resta aussi dans la maison, était
seulement agrégée à la Congrégation ; les scrupules qui la dévoraient l'empêchèrent
de faire ses vœux ; elle n'en fut pas moins, toute sa vie, un modèle de piété.
Les Sœurs de La Cueille
eurent plus à souffrir que celles de Montbernage. La Supérieure de cette maison
était la Sœur Saint-Laurent qui avait avec elle la Sœur Sainte-Emélie et une
autre Sœur dont nous ignorons le nom. Dans le but de pouvoir continuer à
remplir leurs emplois de charité, elles avaient, comme toutes les Religieuses,
quitté leur costume ordinaire, pour se revêtir de l'habit séculier ; mais il était
néanmoins facile de les reconnaître à leur air de modestie et de recueillement,
qu'elles n'abandonnaient jamais.
Un jour que la Sœur
Emélie allait en ville et passait devant un corps de garde, la sentinelle
l'arrêta, parce qu'elle n'avait pas sa cocarde, qui consistait en trois
morceaux de drap, rouge, bleu et blanc, que les femmes elles-mêmes étaient
obligées de porter à leur coiffure. Comme la Sœur insistait pour continuer sa
route, parce qu'elle avait beaucoup de chemin à faire, en retournant sur ses
pas, le soldat malhonnête la força à prendre son fusil et à faire faction. Les
autres soldats et tous ceux qui passaient accablaient de moqueries et d'injures
cette Religieuse qu'ils voyaient l'arme au bras. Quant à elle, elle se tenait
unie à son divin Epoux, et priait de tout son cœur pour ceux qui
l'outrageaient. Cependant un habitant de la ville constitué en dignité étant
venu à passer adressa de vives réprimandes à la sentinelle, et rendit à la Sœur
sa liberté.
La Sœur Emélie eut à
dévorer un autre outrage bien plus humiliant et plus cruel. Elle fut condamnée
à la prison ; et, avant d'être renfermée sous les verrous, elle devait être
promenée par les rues de la ville, assise sur un âne et la face tournée en
arrière. Ceux qui avaient la barbarie de la donner ainsi en spectacle
s'arrêtèrent devant la maison d'un pâtissier. Ils y entrèrent comme des
forcenés, sans que le maître de l'établissement eût un mot à dire. Après qu'ils
se furent rassasiés de friandises, ils apportèrent leurs restes à la pauvre
patiente ; mais (disons-le malgré toute notre répugnance) avant de les lui présenter,
ils les salissaient avec l'ordure de l'animal sur lequel elle était montée, et
les enfonçaient de force dans la bouche de cette infortunée Religieuse. Cette
scène d'horreur continua un peu de temps, au milieu d'une foule toujours
grossissante, qui jetait au visage de la Sœur les plus humiliantes invectives.
Ne se croirait-on pas transporté au sein des peuplades les plus sauvages et les
plus grossières de l'univers ? Enfin lorsque la malheureuse Fille de la Sagesse
eut été rassasiée d'opprobres, Dieu lui envoya, encore un libérateur qui
l'arracha des mains de cette populace effrénée.
Les Sœurs de La Cueille
furent obligées de quitter leur maison et de chercher ailleurs un asile. Elles
furent remplacées dans leur établissement par les femmes Valade, mère et fille,
lesquelles étaient protégées par la municipalité et continuèrent à faire la
classe. Il semble que ces deux personnes n'avaient été placées là par la divine
Providence que pour garder la maison et le mobilier. Aussi, quand les Sœurs y
rentrèrent, le 31 mars 1803, elles trouvèrent tout dans le meilleur état. Elles
ne laissaient pas que d'être fort pauvres ; mais elles furent soutenues,
pendant plusieurs années, par M. de Beauregard, curé de la cathédrale, qui
devint plus tard évêque d'Orléans. La Sœur Saint-Laurent, rentrée dans la
maison de La Cueille, continua quelque temps à y faire le bien ; mais son grand
âge et ses infirmités lui commandant le repos, elle se rendit à la Communauté
de Saint-Laurent, où elle mourut au mois de mars 1809, âgée do 75 ans.
CHAPITRE
VIII.
ÉTABLISSEMENTS DES
FILLES DE LA SAGESSE A QUIMPERLÉ, RENNES ET ROCHEFORT-EN-TERRE, PENDANT LA
RÉVOLUTION.
QUIMPERLE.
Le 21 janvier 1794, les
Sœurs de l'hôpital de Quimperlé furent obligées de quitter leur maison,
toujours pour la même cause, le refus du serment. On fit un inventaire, à leur
sortie, et, grâce à la bonne administration de la Supérieure, Sœur
Saint-François-Xavier l'hôpital était abondamment pourvu de tout. Les Sœurs
furent remplacées par deux citoyennes, l'une de Lorient, l'autre de Quimperlé.
Comme partout ailleurs, celles-ci songèrent plus à leurs propres intérêts qu'à
ceux de l'établissement qui leur était confié ; elles mirent plus de zèle à
grossir leur bourse qu'à soigner les pauvres malades. Sous le nouveau régime,
l'hôpital devint une maison de plaisir. On y dansait, chaque soir, et la maison
étai ouverte à tous ceux qui voulaient s'y divertir, femmes, filles, citoyens
de la ville, officiers et soldats. Un jour, un officier, qui avait bien dansé
et bien bu, porta l'impiété jusqu'à fendre d'un coup de sabre un Christ qui se
trouvait dans le réfectoire des Religieuses.
La Supérieure se retira
à Landerneau, d'où avaient été chassées d'autres Filles de la Sagesse. Elle
entra bravement à l'hôpital sous un costume séculier, et se mit à soigner les
malades et les pauvres. On ignorait, ou on feignait d'ignorer qu'elle fût
Religieuse ; on ne lui demanda point le serment ; on était heureux du grand
bien qu'elle faisait dans cette maison.
Les administrateurs de l'hospice
de Quimperlé, voyant que tout y était pillé et volé, songèrent à faire revenir
les Sœurs ; mais il n'était pas facile de les rencontrer. Au bout de quelque
temps, ils apprirent que la Sœur Saint-François-Xavier était à Landerneau. Ils
lui écrivirent des lettres pressantes, pour la supplier de revenir au milieu de
ses pauvres qui désiraient ardemment son retour. Elle ne put toutefois rentrer
dans cet hôpital que le 19 avril 1797. On lui donna deux compagnes, dont l'une
était la Sœur Emélie que nous avons vue si maltraitée à Poitiers. Les
administrateurs et les pauvres ne savaient comment exprimer la joie qu'ils
ressentaient dans leurs cœurs, en revoyant les Filles de la Sagesse. La maison
était dans le plus entier dénuement et dans la plus affreuse malpropreté ; mais
elle eut bientôt changé de face, sous le gouvernement de la Sœur
Saint-François-Xavier.
RENNES.
Au commencement de la
Révolution, l'établissement des Filles de la Sagesse de Rennes comptait trois
Religieuses : les Sœurs Sainte-Emilienne, Supérieure, Sainte-Chrétienne, et
Saint-Urbain. Elles n'ont point été incarcérées ; on s'est contenté de les
chasser de leur maison, qui fut vendue comme bien national. Sur la place des
Lices se trouvaient différentes petites cabanes, où les revendeuses mettaient à
couvert les friperies que le mauvais temps empêchait d'étaler. C'est là que les
Sœurs allèrent chercher un asile. Elles se logèrent dans une cabane obscure,
où, par une petite ouverture carrée, il leur venait un peu d'air et de lumière.
Leur pauvreté était extrême ; elles gagnaient leur pain comme elles pouvaient.
Mais ce qui était pour elles une plus grande cause de douleur, c'était de voir
arriver de la Guerche ou d'ailleurs plusieurs de leurs Sœurs, que l'on exposait
au carcan, sur cette même place où elles habitaient. Un spectacle aussi
déchirant leur faisait endurer une cruelle agonie, en quelque sorte pire que la
mort. Un jour, elles apprirent que deux Filles de la Sagesse venaient d'être
guillotinées à côté d'elles ; c'était la Sœur Sainte-Véronique et la Sœur
Saint-Jouin. Pendant qu'on conduisait ces deux Religieuses au supplice, on vint
l'annoncer à trois autres Sœurs qui étaient au carcan. « Voilà, leur dit-on,
deux de vos compagnes qu'on va guillotiner ; prenez garde qu'il ne vous en arrive
autant. — Que la sainte volonté de Dieu soit faite ! » répondirent les
courageuses épouses de Jésus-Christ.
La divine Providence
adressa aux Filles de la Sagesse un bienfaiteur généreux dans la personne de M.
Toussaint, jeune officier de la Garde royale, qui, après avoir couru les plus
grands dangers dans la capitale, put rentrer dans sa famille, l'une des plus
respectables de la ville de Rennes. Ce jeune homme, plein de religion et de
courage, rendit aux Sœurs les plus grands services, sous tous les rapports.
Les Filles de la Sagesse
ne se sont pas montrées ingrates. Quand leur maison fut relevée de ses ruines
par les libéralités des demoiselles Cordellières, elles reçurent gratuitement
dans leur pensionnat trois demoiselles Toussaint, qui ont été d'ailleurs, par
leurs vertus et leurs talents, une gloire de cet établissement. La famille Toussaint,
comme bien d'autres, a eu le malheur de perdre toute sa fortune pendant la
Révolution.
ROCHEFORT-EN-TERRE.
Les Filles de la Sagesse
de Rochefort-en-terre ne furent pas des moins malheureuses, dans les jours de
la tourmente révolutionnaire. Elles étaient au nombre de quatre : les Sœurs
Saint-Casimir, Supérieure, Sainte-Melchtilde, Saint-Guillaume et
Saint-Saturnin. Déjà on les avait accablées d'injures et de menaces ; mais ce
n'était que le commencement de leurs épreuves. Un jour, la populace, excitée
sans doute par quelques agents des comités révolutionnaires, vint se ruer sur
l'hôpital avec une violence extrême. Tout fut pillé, saccagé ; les Religieuses
furent grossièrement insultées ; elles pouvaient croire que c'était leur
dernier jour. Au milieu de cet horrible désordre, la Sœur Melchtilde fut
tellement saisie de terreur qu'elle en mourut sur-le-champ. Les autres Sœurs
purent heureusement prendre la fuite. Quand cette bande de sauvages se fut
retirée et que le tumulte fut apaisé, elles rentrèrent dans l'hôpital, pour
soigner leurs pauvres malades ; mais on ne les y laissa pas tranquilles.
C'était le temps où il n'était pas permis de faire le bien. On peut dire que
l'enfer triomphait.
Les pieuses Filles de la
Sagesse se disposaient à faire pour Dieu tous les sacrifices qu'il pourrait leur
demander, quand on vint s'emparer d'elles, pour les conduire dans les prisons
de Vannes. C'était le 14 avril 1794. On ne leur permit pas même d'emporter
quelques vêtements pour changer ; dans la prison on leur refusa jusqu'à un peu
de paille pour se coucher. Rien de touchant comme une lettre que la Supérieure
écrivait de sa prison à la municipalité de Rochefort.
« Citoyens de la
municipalité de Rochefort,
« Nous citoyennes
ci-devant de l'hôpital de Rochefort, nous réclamons votre compassion. Nous
sommes sorties de la maison avec deux chemises ; nous réclamons aussi de quoi
nous coucher. On nous avait prêté quelques petits objets, en arrivant ici ; on
nous les réclame maintenant, parce que chacun n'a que le nécessaire bien
strictement. Nous sommes obligées de coucher sur le plancher, depuis tant
d'années que nous sommes à faire le bien dans votre hôpital. Nous vous
demandons ce qui est à notre usage. Je n'ai absolument que ce qui est sur moi ;
nous n'avons pas une paire de bas. Nous avions défait nos hardes grises, pour
les faire teindre ; si nous les avions, nous les ferions teindre, pendant que
nous sommes ici. C'est bien triste de se voir manquer de tout ; nous sommes ici
à la charité. Serons-nous les seules qui n'aurons pas de linge pour changer?
Ainsi, citoyens, ayez égard à notre indigence, et veuillez avoir la bonté d'y
remédier. En attendant ce bienfait de votre part, nous sommes avec respect,
etc.
« La citoyenne Jeanne
Nolleau. »
Un commissaire de la
maison d'arrêt voulut bien joindre à la lettre de la Supérieure une petite
attestation qui sert à montrer dans quel dénuement se trouvaient les Sœurs.
« J'atteste que les
citoyennes suppliantes sont dans la plus profonde misère, parce que la maison
ne leur fournit que le couvert, c'est-à-dire le logement, rien de plus, même
pas une paillasse, pas même de la paille. En foi de quoi, j'ai signé, comme
étant commissaire de la maison d'arrêt de Vannes.
« Royer, notable. »
Ce n'est que le 3 mai
1795 que le conseil de la commune de Rochefort s'occupa d'envoyer quelques
meubles et effets aux Religieuses de l'hôpital, qui gémissaient et souffraient
horriblement dans les prisons de Vannes, depuis plus d'une année. La
Supérieure, qui avait signé de son nom de famille, Jeanne Nolleau, la pétition
que nous venons de lire, ne jouit pas longtemps du petit adoucissement qu'on
venait de procurer aux Sœurs. Epuisée de fatigues et accablée de misères, elle
mourut peu après dans la prison. Les Sœurs Saint-Guillaume et Saint-Saturnin
continuèrent encore quelque temps leur martyre, jusqu'à ce qu'elles fussent
enfin mises en liberté, dans cette même année 1795.
Nous ne passerons pas
sous silence un fait qui console au milieu de tant d'horreurs. Le jardinier de
l'hôpital de Rochefort, nommé Potier, ayant appris tout ce que souffraient les
Sœurs, ses anciennes et bonnes maîtresses, fit pour elles une quête et alla
lui-même à Vannes leur en porter le produit en prison, au péril de sa vie.
C'est par ce trait de
générosité chrétienne que nous terminons l'histoire des Filles de la Sagesse
pendant la Révolution. Il nous a semblé que nous ne pouvions pas laisser dans
l'oubli les détails si intéressants que nous avons racontés ; ils ne sont pas
moins édifiants pour le lecteur que glorieux pour la famille religieuse du
Vénérable de Montfort.
LIVRE V.
DEPUIS LA RÉVOLUTION JUSQU'A LA MORT DU R. P. DUCHESNE, 6ème
SUPÉRIEUR GÉNÉRAL DE LA SAGESSE.
(1800-1820)
CHAPITRE
1er.
LA CONGRÉGATION
TRAVAILLE A RELEVER SES RUINES. — LE SCHISME ET LA PETITE-ÉGLISE. — TROIS
FILLES DE LA SAGESSE DE L'ÉTABLISSEMENT D'ANGOULÊME ONT LE MALHEUR DE SE
LAISSER ENTRAINER DANS LE SCHISME.
Nous avons vu les
terribles épreuves qu'eurent à soutenir les Filles de la Sagesse pendant la
sanglante Révolution française ; nous avons admiré leur courage et leur foi. Le
calme succède enfin à l'effroyable tempête. Il est vrai que les guerres avec
l'étranger continuent encore et continueront longtemps ; mais la religion cesse
au moins d'être persécutée en France. Les Communautés de Saint-Laurent, que le
torrent révolutionnaire avait bouleversées de fond en comble, cherchent à
sortir de leurs ruines, et quelles ruines ! Le personnel avait été grandement
diminué, et le matériel était presque réduit à rien. Les Missionnaires
rentrèrent dans leur maison dépouillée de tout, et portant sur ses murailles
noircies les traces de l'incendie qu'on y avait allumé. Les Sœurs avaient vu
une grande partie de leur Communauté devenir la proie des flammes qui ne leur
avaient laissé qu'un pauvre abri. Il ne leur restait de tout leur ancien
mobilier que les objets que des familles charitables de Saint-Laurent avaient
cachés dans leurs maisons, ou qu'elles avaient emportés elles-mêmes dans les
fermes voisines. Presque toutes leurs propriétés avaient été vendues comme bien
national.
Elles étaient pauvres,
bien pauvres, et elles le furent longtemps. Elles avaient besoin de sujets. Des
novices arrivaient, mais sans apporter à la Communauté autre chose que leur
bonne volonté et des vertus solides. Ces jeunes filles, qui désiraient
s'enrôler sous la bannière de la Sagesse, appartenaient à des familles
honorables et chrétiennes qui avaient été ruinées elles-mêmes par la
Révolution. Il fallait nécessairement qu'on vînt en aide à la Congrégation, si
on voulait qu'elle eût des Religieuses à envoyer dans les hôpitaux qui en
réclamaient avec tant d'instances.
Il faut bien le dire, le
Gouvernement d'alors se montra aussi favorable que possible à la Congrégation
en détresse, et vint autant qu'il put à son secours. La Communauté de la
Sagesse trouva un zélé protecteur dans M. Merlet, qui fut, pendant plusieurs années,
préfet de la Vendée, au commencement du premier Empire. Le 13 août 1805, les
Sœurs obtinrent du Gouvernement un décret, longtemps sollicité, qui les mettait
en possession de leur maison principale. Napoléon 1er ayant su apprécier
leur dévouement à soigner les blessés et les malades, pendant les jours de
désastres, signa, le 23 février 1808, un autre décret par lequel il leur
accordait une somme de 30.000 francs, pour des constructions indispensables, et
une rente annuelle de 12.000 francs à titre de secours. Cette rente leur a été
exactement versée jusqu'au 26 décembre 1848, époque, où, par un arrêté du
président de la République, la rente a été réduite à 5.600 francs.
Là ne se bornèrent pas
les bienfaits de Napoléon envers la Congrégation de la Sagesse. Le 27 février
1811, il rendit encore un décret qui assurait aux Sœurs leur existence légale ;
et tous les biens qu'elles possédaient alors furent reconnus. A la demande même
de l'empereur, ou sous sa protection, elles rentrèrent dans la plupart de leurs
établissements anciens, et beaucoup d'autres leur furent confiés.
Les secours accordés par
le Gouvernement mirent les Sœurs à même d'entreprendre des constructions absolument
indispensables. En 1809, on éleva le premier mur de clôture, qui partage aujourd'hui
le jardin et descend vers la rivière en passant à côté du cimetière. Cette construction
coûta 15.750 fr. C'est le Père Deshayes qui, plus lard, a fait élever le vaste
mur qui, jusqu'en 1877, renfermait le jardin tout entier et la prairie qui en
est séparée par la Sèvre. La même année 1809, on reçut des autorités civile et
religieuse l'autorisation d'établir un cimetière dans l'enceinte de la
Communauté. Il fut bénit par le R.P. Duchesne, le 4 avril 1811. Jusque-là les
Missionnaires, les Frères et les Sœurs avaient été enterrés dans le cimetière
de la paroisse. La première Fille de la Sagesse, dont le corps a été déposé
dans celte terre nouvellement bénite, a été la Sœur Sophie, née à Fougères, le
17 mars 1771, et morte à Saint-Laurent, dans la nuit du 18 au 19 avril 1811. Sa
vie avait été celle d'une sainte Religieuse. A cette même époque, on songea à
bâtir un noviciat dont on avait un pressant besoin. On ne savait où loger les jeunes
personnes qui se présentaient à la Communauté. Le 15 mai 1812, 43 novices
purent occuper la maison nouvellement construite ; 37 d'entre elles eurent le
bonheur de faire profession. Les Maîtresses du noviciat étaient alors les Sœurs
Amédée, Saint-Remi et Saint-Paul ermite. Forcées de viser à l'économie, les
Sœurs firent construire pour les novices une maison sans ornement et même sans
solidité, qui s'écroula 33 ans après qu'on eut commencé à l'habiter.
De 1800 à 1830, la
Communauté de la Sagesse racheta peu à peu des maisons et des terres qui
avaient été vendues comme biens nationaux, entre autres la métairie du Bois-Chabot,
que lui céda un certain M. Ageron, en 1806, pour la somme de 22.000 francs. Des
échanges furent faits, le 3 octobre 1826, d'une partie de cette métairie entre
la Communauté et Messieurs Lhomedé et Charrier.
Nous aurons occasion de
parler encore plus tard de l'état matériel de la Communauté, et de prouver
qu'elle est loin d'être riche, comme on pourrait le supposer, bien qu'elle se
trouve aujourd'hui dans une certaine aisance qu'elle n'avait jamais connue autrefois.
Si la situation de la Congrégation est matériellement plus prospère que par le
passé, ce sont les ouvriers et les pauvres qui en bénéficient, nous en prenons
à témoin tous ceux qui connaissent Saint-Laurent. Quant aux Sœurs
personnellement, elles ont toujours conservé le même amour et la même pratique
de la pauvreté religieuse; Dieu le sait. Venons maintenant aux principaux faits
accomplis dans la Congrégation depuis le commencement de ce siècle.
Si la Révolution a
diminué le nombre des Filles de la Sagesse, en faisant tomber leurs tètes sur
l'échafaud, en les faisant mourir de misère et de faim dans les prisons en les
obligeant à se réfugier dans leurs familles que souvent elles ne pouvaient plus
quitter; si elle les a réduites à une extrême pauvreté, en vendant leurs biens,
en mettant le feu à leur maison et à leur mobilier, au moins elle ne leur a
rien enlevé de leur foi invincible et de leur généreux dévouement. Celles qui
ont survécu à la tourmente et celles qui sont entrées en religion après l'orage
étaient dignes de leurs devancières. La formidable tempête avait empêché
l'arbre de la Sagesse de multiplier ses branches ; elle avait même coupé
presque toutes celles qui existaient ; mais elle n'avait rien ôté de leur force
aux racines et au tronc de cet arbre merveilleux, qui devait, plus tard, se
couvrir de branches si vigoureuses et porter de si beaux fruits.
La foi des Filles de la
Sagesse ne tarda pas à se manifester d'une manière consolante. Un Concordat fut
signé par le Pape Pie VII et Napoléon. L'erreur, l'ignorance et l'entêtement
empêchèrent quelques évêques un certain nombre de prêtres et beaucoup de
fidèles de se soumettre à ce qui avait été réglé par l'autorité spirituelle et
temporelle : ce qui occasionna le schisme dit de la Petite-Eglise, lequel tout d'abord eut un grand nombre d'adhérents
dans les paroisses voisines de Saint-Laurent. La Communauté tout entière ne
balança pas à accepter avec une parfaite docilité la décision du Souverain
Pontife. Cependant cinq Filles de la Sagesse, éloignées de la Maison-Mère,
eurent le malheur de se laisser entraîner par des prêtres rebelles, et se
jetèrent dans le schisme : deux étaient en résidence à Fougères et trois à
Angoulême. On croit que les deux premières, qui s'étaient retirées dans leurs
familles et qui avaient cessé de faire partie de la Congrégation, furent assez
heureuses pour reconnaître leur funeste erreur. Il n'en fut pas de même des
trois Sœurs d'Angoulême, qui firent une fin misérable. Nous croyons devoir en
parler avec quelques détails, afin de montrer combien il est dangereux de ne
pas écouter la voix du Pape, ou celle de ses Supérieurs, qui demeurent unis au
Chef suprême et infaillible de l'Eglise.
Nous avons vu
précédemment que les Sœurs Saint-Pie, Saint-Donatien et Sainte-Mélitine, en
résidence à Angoulême, s'étaient montrées, pendant la Révolution, aussi
remplies de foi, de charité et de courage que toutes les autres Filles de la
Sagesse. Pourquoi faut-il qu'après un si beau commencement, elles aient fait
une tache dans l'histoire si admirable de la Congrégation, et causé à toutes
leurs Sœurs, surtout à leurs Supérieurs, une douleur bien amère ? Voici en
partie la cause de leur funeste chute.
Le siège épiscopal d’Angoulême
fut occupé, pendant la Révolution, par un curé de l'une des paroisses de la
ville, qui se fit nommer par le peuple. Quelque temps après, un autre évêque
intrus vint prendre à son tour possession de ce siège, se disant envoyé par le
Pape. Plusieurs prêtres du diocèse se rangèrent de son parti et firent beaucoup
de mal. Enfin, Mgr Lacombe, qui avait eu le malheur, aussi lui, d'être évêque
intrus, fut légitimement nommé après le Concordat. Les Sœurs, ennuyées de ces
changements et de ces différentes nominations, ne voulurent pas plus
reconnaître celui-ci que les précédents. Tout ce qu'il fit pour les éclairer
fut inutile. Des prêtres qui pensaient comme elles venaient souvent les
visiter, leur disaient la Messe, les confessaient et leur donnaient la
communion.
Le mal était grand,
lorsqu'on en fut averti à Saint-Laurent. On envoya à Angoulême la Sœur
Sainte-Sébastienne pour voir ce qui en était, et chercher à ramener à leurs
devoirs ces pauvres égarées. Cette Sœur, remplie de connaissance,
d'intelligence, de douceur et de piété eut beau employer toutes ses ressources
pour les éclairer, les toucher et les retirer du sentier de Terreur, elles lui
firent invariablement la même réponse : « Jamais nous ne changerons d'opinion;
nous sommes dans la bonne voie. On nous persécute : eh bien! cela nous assure
le ciel. » On les entendait dire : « Nous sommes bien aises, Seigneur, de
souffrir pour vous. » Elles accomplissaient d'ailleurs leur Règle avec beaucoup
d'exactitude, et ne négligeaient rien des emplois qu'on leur avait confiés.
La Sœur
Sainte-Sébastienne revint à Saint-Laurent rendre compte de sa mission aux
Supérieurs. Alors le P. Duchesne, touché de compassion, voulut faire lui-même
un dernier effort pour ramener dans le bon chemin ces trois infortunées
Religieuses, et se rendit à Angoulême, dans la première quinzaine de mai, en
1810. Il descendit chez elles, et il en fut reçu avec de grandes démonstrations
de joie et de respect. Elles le reconnurent sans peine pour leur Supérieur.
Peut-être se figurèrent-elles, à son arrivée, qu'il partageait leurs idées. La
soirée se passa bien ; mais quand le Supérieur général leur proposa de se
rendre, le lendemain, à l'église de la paroisse, où il voulait dire la Messe
pour elles, il ne put les y décider. « Cela n'est pas possible, dirent-elles,
nous n'allons point à la paroisse ; c'est chez nous qu'on nous dit la Messe. »
Toutes les explications et toutes les insistances du P. Duchesne, pendant plusieurs
jours, n'avaient que ces mots pour réponse : « Jamais nous ne changerons d'opinion.
» Il fut obligé de leur déclarer, à la fin, qu'elles ne devaient plus se
regarder comme Filles de la Sagesse.
Le Supérieur général
proposa alors aux administrateurs de l'établissement de leur donner trois
nouvelles Sœurs, à la place des trois anciennes, qui ne faisaient plus partie
de sa Congrégation. Ce ne fut pas sans peine qu'il les amena à accepter son
projet, car il leur en coûtait de mettre de côté des Sœurs que l'on aimait dans
la ville, où elles avaient fait beaucoup de bien.
On envoya pour les
remplacer les Sœurs Saint-Tiburce, Supérieure, Sainte-Prudentienne et
Saint-Simon. Les autres se retirèrent dans de petits appartements, auprès de la
Communauté ; on leur fit une pension de 200 fr. Elles faisaient la classe aux
petites filles ; les personnes qui partageaient leur manière de penser leur
donnaient leurs enfants à élever. Les trois Filles de la Sagesse qui gouvernaient
la maison de charité gémissaient de voir d'anciennes compagnes marcher dans une
aussi mauvaise voie. Elles cherchèrent à les ramener à d'autres sentiments;
elles crurent même, un jour, que la plus jeune d'entre elles, la Sœur Mélitine,
allait partir pour Saint-Laurent ; mais vain espoir ! on ne put ni les
convaincre de leur erreur, ni les séparer. Monseigneur l'évêque d'Angoulême les
força à quitter leur habit religieux. Dans la suite, la Sœur Saint-Pie était
toujours habillée en blanc; la Sœur Saint-Donatien, en coton à carreaux rouges
et bleus ; la Sœur Mélitine, en coton bleu rayé.
La Sœur Saint-Pie ne
tarda pas à devenir infirme. Elle était paralysée et aveugle. Elle resta
environ sept ans sur son lit, tellement percluse et difforme que le talon de
son pied gauche lui venait sous le menton. Elle mourut âgée de 75 ans. A sa
mort, on fut obligé de faire une boîte carrée pour y renfermer son corps, qu'on
ne put placer dans le corbillard. On le traîna dans une charrette jusqu'au
cimetière, sans aucune cérémonie funèbre. Elle avait été administrée par un
prêtre de la Petite-Eglise. La Sœur Saint-Donatien mourut la seconde d'une
maladie d'entrailles qui dura 18 mois. Ses souffrances furent affreuses, et
rien ne pouvait ni la consoler, ni la soulager. La Sœur Mélitine, qui est morte
la dernière, vivait encore en 1829. On ignore si elle a reçu les derniers
sacrements, car alors il n'y avait plus de prêtre de la Petite-Eglise à
Angoulême.
Dieu les a jugées.
Puissent leurs œuvres anciennes, leur courage dans les jours mauvais, leurs
travaux, leurs souffrances, leurs humiliations, et peut-être une certaine bonne
foi dans l'erreur, avoir fait incliner la terrible balance du souverain Juge du
côté de la miséricorde ! La chute terrible de ces malheureuses Filles de la
Sagesse, qui succombent dans un temps de paix, après avoir confessé la foi, au
péril de leur vie, dans les temps de persécutions, rappelle naturellement à
notre mémoire ces graves paroles du grand Apôtre : « Opérez votre salut avec crainte et tremblement. Que celui qui croit
être ferme prenne garde de tomber. »
Le Bureau de charité
d'Angoulême est devenu, depuis bien des années, un vaste établissement
renfermant une vingtaine de Religieuses, chargées de visiter les pauvres et les
malades, de leur distribuer du pain, des vêtements et des médicaments, de faire
gratuitement la classe à environ 300 petites filles, de diriger deux salles
d'asile de l'enfance et un orphelinat qui compte à peu près 80 orphelines. Deux
autres établissements, tenus encore par les Filles de la Sagesse, ont été
fondés à Angoulême par un généreux bienfaiteur qui y a employé au moins quatre
ou cinq cent mille francs.
Les filles de Montfort,
beaucoup plus nombreuses dans cette ville qu'elles n'étaient autrefois,
continuent, mais sur une plus vaste échelle, à y faire beaucoup de bien, avec
l'aide d'une administration toujours favorable, de bienfaiteurs généreux et
dévoués, et au milieu d'une population dont elles possèdent à juste titre
l'estime, L'affection el la reconnaissance.
Depuis la Révolution,
les Filles de la Sagesse n'ont point cessé de faire preuve du plus admirable
dévouement dans tous les établissements qui leur ont été confiés. Plus d'une
fois elles ont suppléé, par ce dévouement sans bornes, à leur nombre trop restreint,
pour remplir d'une manière convenable des emplois difficiles et accablants.
C'est ce qui est arrivé surtout dans les premières années qui ont suivi la
tempête révolutionnaire.
Depuis le commencement
de la Congrégation jusqu'à la fin de 1800, 662 Religieuses avaient été admises
à faire profession. A cette dernière époque, il n'en restait plus que 261 avec
14 novices. Dans une lettre de la Mère Saint-Méen à M. Jauffret, vicaire
général de la Grande-Aumônerie, écrite dans les derniers mois de 1805, on voit
que la Congrégation comptait alors 403 Sœurs et 54 novices. A la fin de 1810,
les Sœurs étaient au nombre de 559, avec 43 novices, et, à la fin de 1830,
elles étaient 731, avec 47 novices. On voit que leur nombre augmentait peu à
peu ; mais, malgré cela, il leur était impossible de satisfaire à toutes les
demandes qui leur étaient adressées.
CHAPITRE
II.
ÉTABLISSEMENTS FONDES
DANS LES PREMIÈRES ANNÉES QUI SUIVENT LA RÉVOLUTION. — VOYAGE DU P. DUCHESNE A
TOULON, OU IL ACCOMPAGNE LES SOEURS QUI VONT PRENDRE LA DIRECTION DE L'HOPITAL
DE LA MARINE. — LA SOEUR SAINT-ANTONIN ET LA SOEUR LA FORGE. — LES FILLES DE LA
SACESSE A CHERBOURG. — LA SOEUR SAINT-FIRMIN, PREMIÈRE SUPÉRIEURE DE CET
ÉTABLISSEMENT. — LES FILLES DE LA SAGESSE A BLOIS ET A VENDOME. — QUATRE
SOEURS DE TOULON ARRÊTÉES PAR DES FORÇATS. — ÉTABLISSEMENT D'ANVERS. —
ÉLECTION DE LA MÈRE SAINT-VALÈRE.
A la suite de la
Révolution, on avait partout besoin de Religieuses pour soigner les malades et
instruire les enfants. Les Filles de la Sagesse s'étaient acquis une telle
réputation, par leur foi, leur courage et leur bonne conduite, pendant les
jours mauvais qui venaient de s'écouler, qu'on en demandait de toutes parts,
soit pour rentrer dans les maisons qu'elles avaient été forcées de quitter,
soit pour en prendre de nouvelles. Le Gouvernement surtout faisait des
instances continuelles pour avoir des Sœurs dans les hôpitaux militaires et
dans ceux de la marine. Par suite des guerres terribles que la France eut à
soutenir, au commencement de ce siècle, comme à la fin du précédent, ces
établissements étaient encombrés d'une multitude de soldats et de marins
blessés et malades. Si on eût pu décréter des levées de Religieuses, comme on
décrétait alors des levées de soldats, les Communautés n'auraient pas manqué de
sujets ; mais la vocation d'en Haut ne ressemble pas à l'appel des hommes, et
les Couvents ne se remplissent pas comme les casernes. Quoi qu'il en soit, les
Filles de la Sagesse durent faire tout ce qui était en leur pouvoir, pour satisfaire
aux demandes qui leur étaient adressées par le Gouvernement. Elles continuèrent
à montrer qu'elles ne s'étaient pas faites Religieuses pour se livrer à un doux
repos, mais pour travailler, jusqu'à l'épuisement de leurs forces, à la gloire
de Dieu et au soulagement de leurs frères malheureux. Elles rentrèrent peu h
peu dans la plupart de leurs anciennes maisons, et elles en prirent de nouvelles
; mais depuis 1805 jusqu'en 1820, elles se virent forcées, avec un regret sincère,
de refuser plus de 40 établissements, dont les principaux étaient demandés pour
Dol, Auray, Mortain, Belle-Ile-en-mer, Morlaix, Sarlat, Amiens, Chinon, Avranches,
, Poitiers, Pontoise, Doulens, Nontron, Angoulême, Fontevrault, Paris...
Cependant quelques-uns de ces établissements, après avoir été refusés d'abord,
furent acceptés plus tard. Des demandes pressantes et réitérées, pendant cinq
ou six ans, pour conter aux Sœurs plusieurs maisons, dans la ville d'Amiens, ne
purent jamais aboutir.
Les établissements les
plus importants dont les Filles de la Sagesse prirent le gouvernement dans les
premières années qui suivirent la Révolution, furent les hôpitaux de la marine
de Toulon et de Boulogne-en-mer, en 1802 ; l'Hôtel-Dieu de Blois, et le Sanitat
ou l'hôpital général de Nantes, en 1803 ; l'Hôtel-Dieu de Nantes, l'hôpital de
la marine de Cherbourg, l'hospice civil et militaire de Vendôme, les hôpitaux
de la Charité et du Saint-Esprit de Toulon, l'hôpital général de Blois, en
1804. Dans ce même temps, elles s'établirent encore aux Aubiers, à Bressuire, à
Montebourg, à Loudéac, à Malestroit, à Chizé et à Menigoute.
Chaque année, les Sœurs
continuèrent à fonder de nouvelles maisons. Du commencement de 1805 à la fin de
1820, elles prirent les établissements de Saintes, Saint-Jean-d'Angély
(hôpital), Montmorency, Montargis, Oyron, Pontorson, Châtellerault (hôpital),
Napoléon-Vendée, Cadillac (hospice), Bourgneuf, Gévezé, La Châtaigneraie,
Anvers, l'Ile-Dieu, Moreuil, Coutances, la Chartreuse d'Auray, Condom (hôpital
général et hôpital militaire), Sainte-Gemmes, Saint-Servan, Plémet,
Saint-Coulomb, Morée, Angers, Versailles (Montreuil), Guingamp, Châtellerault
(classes), Nantes (Petite-Providence), Vallet, Confolens, Josselin,
Mont-Saint-Michel, Paris (Sainte-Perrine), Orléans (Saint-Paul), Saint-Briac,
Bellac, Chauvigny, Versailles (petit-séminaire). Les établissements dont nous
venons de parler sont placés ici dans l'ordre de leur fondation. Nous ne nous
arrêterons point à en faire l'histoire ; mais nous croyons cependant qu'il ne
sera pas sans intérêt de raconter certaines circonstances particulières qui ont
accompagné le commencement de deux ou trois de ces maisons.
Nous dirons tout d'abord,
à la gloire de la Communauté de Brest, qui avait fait éclater les plus sublimes
vertus pendant la Révolution, que le Gouvernement demandait toujours avec
instances des Sœurs de cet établissement, pour diriger les hôpitaux de la
marine et les hôpitaux militaires qu'il voulait confier à la Congrégation de la
Sagesse, tant il avait confiance en elles.
Le 2 février 1802, les
Sœurs partirent de Brest, au nombre de 15, pour aller à une autre extrémité de
la France, prendre la direction de l'hôpital de la marine de Toulon. La route
était bien longue ; l'on ne connaissait alors que le service des voitures
publiques, et ce service n'était pas des plus réguliers et des plus rapides.
Les Sœurs arrivèrent à leur destination au commencement de mars. La Supérieure
était la Sœur de l'Annonciation qui, en s'éloignant de Brest, y avait laissé un
grand vide. Ce qui avait achevé de jeter la désolation dans l'âme des Sœurs qui
restaient dans cet établissement, c'était de voir partir en même temps le Père
Duchesne, qui leur avait rendu de si grands services, et qui était chargé
d'accompagner leurs pieuses compagnes que la Providence appelait à Toulon.
Le voyage se fit par
Paris. Après trois ou quatre jours de repos dans cette ville, chez les Dames de
la Miséricorde, les Filles delà Sagesse continuèrent leur route dans deux
grandes voitures. Quand la première diligence qui transportait huit Religieuses
et le Missionnaire qui les accompagnait, arriva à Aix, en Provence, elle entra
dans la cour de l'hôtel de la Mule
Blanche, maison Roule.' Cet hôtel
était tenu par une famille très-chrétienne. Une nièce du maître d'hôtel s'y
trouvait ; elle fut surprise de voir huit personnes vêtues de la même manière,
et d'un costume qui lui semblait étrange. Le P. Duchesne s'aperçut de son
étonnement, et pour la tirer d'embarras, il lui dit : « Ce sont des Religieuses
envoyées à Toulon par le Gouvernement, pour y soigner les malades à l'hôpital
de la marine. » Cette demoiselle, nommée Claudine-Marie Cotte, n'avait jamais
vu de Religieuses. Celles-ci lui plurent dès le premier abord ; ce qui l'engagea
à demander à sa tante la permission d'en avoir soin, bien qu'elle ne s'occupât
pas ordinairement des voyageurs. Elle les introduisit dans un salon destiné à
recevoir les personnages distingués.
Il y avait dans cette
maison un Religieux Trinitaire, frère du maître d'hôtel. Mlle Claudine
s'empressa de dire à son oncle qu'il venait d'arriver un prêtre avec des
Religieuses qui se rendaient à Toulon, où elles étaient envoyées par le
Gouvernement, pour soigner les malades à l'hôpital de la marine. « Ce sont des
renégats, lui dit le bon Religieux, défiez-vous de ces gens-là ; le Gouvernement
ne se sert point de purs catholiques. » La jeune personne, à qui ces
Religieuses plaisaient déjà beaucoup, fut un peu attristée de ces paroles ;
elle promit de se tenir sur ses gardes, et rentra dans l'appartement où étaient
les voyageuses.
Le P. Duchesne lui adressait
la parole, et parlait avantageusement du Gouvernement qui s'occupait de
rétablir la religion en France. Ce discours paraissait un peu suspect à cette
demoiselle qui, toujours l'esprit rempli de ce que lui avait dit son oncle, se
tenait de plus en plus sur la réserve ; mais tout à coup il lui échappa de dire
: « Le Gouvernement ne se sert pas de purs catholiques. » Cette parole d'une
extrême franchise apprit au Missionnaire et aux Sœurs dans quelle maison ils
étaient, et à quelle sorte de personnes ils avaient affaire. « Mademoiselle,
lui dit le P. Duchesne, vous êtes donc pure catholique ? » Sur sa réponse
affirmative, il lui demanda s'il lui serait possible d'avoir une entrevue avec
un prêtre catholique. « Nous en avons un dans la maison, lui dit-elle ; je vais
lui dire que vous désirez lui parler. » Le Trinitaire vint et reconnut bientôt
qu'il s'était trompé sur le compte de ces voyageurs. On mit le P. Duchesne en
rapport avec un digne prêtre, qui exerçait le saint ministère dans une chambre,
en cachette ; car les choses étaient encore si peu tranquilles que, quelques
jours auparavant, un ecclésiastique avait été sur le point d'être arrêté, au
moment où il venait de dire la sainte Messe. Ce prêtre avec lequel le P.
Duchesne se mit en relations s'appelait M. Abbé ; il donna au Missionnaire une
lettre de recommandation pour les vicaires généraux de Fréjus, qui étaient alors
à Marseille.
Avant de quitter Aix, on
écrivit une lettre aux autres Filles de la Sagesse qui devaient arriver le soir
même dans cette ville, pour leur dire qu'elles pouvaient se confier à Mlle
Claudine, qui se chargerait de leur procurer une Messe pour le lendemain, jour
du dimanche. Tout se passa comme on l'avait désiré. Les Sœurs témoignèrent leur
reconnaissance à Mlle Claudine d'une manière si gracieuse qu'elle se sentit de
plus en plus éprise pour elles d'une affection singulière, bien qu'elle ne songeât
pas le moins du monde à partager leur genre de vie. Elles partirent enfin pour
Toulon, où elles furent reçues avec allégresse, surtout par les pauvres marins
malades, qui voyaient en elles des mères, lesquelles venaient les soulager dans
leurs misères physiques et morales.
Le P. Duchesne passa
quelques jours à Toulon, et fit connaissance avec un employé supérieur de la
marine, dont la fille le suivit jusqu'à Saint-Laurent, où elle entra au
noviciat des Filles de la Sagesse. Cette vocation est entourée de circonstances
extraordinaires qui méritent d'être connues.
Un prêtre de l'Anjou,
natif de Chemillé, M. Bureau, oncle d'une Fille de la Sagesse, appelée Sœur de
la Présentation, s'était retiré en Espagne, pendant la Révolution. Il lia
amitié avec un certain M. Hains, excellent chrétien, qui avait une fille d'une
grande piété. Cette demoiselle demanda à son père et obtint la permission
d'entrer dans un couvent, où elle prit le voile. M. Bureau avait occasion
d'aller souvent dans ce couvent. Un jour, il rencontra Mlle Hains et lui dit :
« Vous voilà ici, Mademoiselle ; ce n'est point là que le bon Dieu vous veut ;
quittez ce voile. Vous serez Religieuse, mais en France, dans le Bas-Poitou. »
Ces paroles du vénérable prêtre firent une vive impression sur la jeune fille,
qui ne savait trop qu'en passer, quand une circonstance particulière l'engagea
à quitter une maison dans laquelle elle n'avait encore pris aucun engagement.
M. Hains fut appelé à occuper une place importante dans le port de Toulon, et
sa fille voulut l'y suivre. C'est là que le Père Duchesne fit connaissance avec
cette famille, et, apprenant ce qui s'était passé, il n'eut pas de peine à
convaincre Mlle Hains que Dieu l'appelait à Saint-Laurent. Son père consentit à
son départ.
Le P. Duchesne partit
avec sa postulante et s'arrêta à Aix. Il désirait remercier ceux qui lui
avaient rendu service à son premier passage, entre autres M. Abbé et Mlle
Claudine Cotte. Celle-ci, occupée aux affaires du ménage, refusa par deux fois
de se rendre à l'invitation qu'on lui fit de recevoir la visite du
Missionnaire. Cependant elle reçut Mlle Hains et eut avec elle une longue
conversation, pendant que le P. Duchesne faisait d'autres visites en ville. «
Vous allez vous faire Religieuse, lui dit-elle entre autres choses ; je vous
admire, mais je ne vous imiterai pas. » Cependant, il fallut céder aux
instances qui lui furent faites de nouveau, et descendre au salon, pour recevoir
la visite et les témoignages de reconnaissance du Missionnaire qui allait
partir. Celui-ci eut occasion de lui parler du bonheur qu'il y a à servir Dieu,
non pas qu'il l'engageât à se faire Religieuse, mais il voulait seulement lui
montrer les avantages de la vertu. Il lui offrit, au moment du départ, une
médaille représentant la sainte Face de Notre-Seigneur ; elle voulut bien
l'accepter. Elle accompagna les voyageurs jusqu'à la voiture avec son oncle et
sa tante. Là, Mlle Hains la prenant par la main : « Allons, Mademoiselle, lui
dit-elle, il y a une place dans la voiture ; profitez-en. — Cela demande bien
des réflexions, » répondit Mlle Cotte. Assurément, dans ce moment, elle ne
croyait pas avoir besoin de faire là-dessus des réflexions ; elle n'avait point
la moindre idée d'entrer en religion. Enfin les voyageurs partent.
Mademoiselle Claudine,
de retour à la maison, monte à sa chambre et se jette à genoux, sans trop se
rendre compte de l'émotion qu'elle éprouve. « O mon Dieu ! dit-elle bientôt,
que demandez-vous de moi ?... Faites-le-moi connaître, je vous en prie. » Elle
récite cinq Pater et cinq Ave pour connaître la volonté de Dieu, puis elle
s'écrie : « Oui, ô mon Dieu ! je serai Religieuse, je serai Fille de la
Sagesse. » Dieu avait commencé à lui parler. Elle continua à prier, elle
consulta, et tous les obstacles étant levés, elle partit à son tour pour
Saint-Laurent, où elle arriva le 10 octobre 1802. Mlle Hains fit profession le
11 avril 1803, sous le nom de Thérèse du Saint-Esprit, et Mlle Claudine Cotte
fit profession le 29 mai de la même année, sous le nom de Marie de l'Incarnation.
L'année même où 15
Filles de la Sagesse quittaient Brest pour se rendre à Toulon, auprès des
membres souffrants de Jésus-Christ, une autre Fille de la Sagesse quittait
Brest pour se rendre au ciel, auprès de son divin Epoux, qui l'appelait à
partager son éternelle gloire et son éternelle félicité : c'était la Sœur
Saint-Antonin. Elle était née à l'île d'Ars, dans le Morbihan, le 7 janvier
1750, et se nommait Geneviève Dréano. Elle fit profession le 7 mai 1780, et fut
envoyée à Brest, où elle passa toute la Révolution. Elle a constamment édifié
ses Sœurs, par sa grande régularité, sa profonde humilité, sa charité presque
sans bornes, son esprit de mortification et toutes ses autres vertus. Son
dévouement éclata surtout dans les soins qu'elle prodigua aux soldats de
l'armée navale de Sa Majesté catholique le roi d'Espagne, durant le séjour que
cette armée fit à Brest. Plus de 500 Espagnols furent confiés aux soins
charitables des Filles de la Sagesse, et c'était la Sœur Saint-Antonin qui
était chargée particulièrement de ce service. En s'acquittant de cet emploi,
elle fit briller tant de qualités et de vertus qu'elle mérita non seulement les
éloges de Sa Majesté, mais encore une gratification de 5000 francs.
Quelque temps après la
mort de la Sœur Saint-Antonin, la Congrégation de la Sagesse fit encore une
grande perte dans la Sœur La Force, qui n'avait cessé d'être pour ses pieuses
compagnes un grand sujet d'édification. Elle se montra, toute sa vie, fervente
comme un séraphin. Elle était surtout d'une obéissance incomparable, on peut
dire héroïque. Voici un trait qui montre jusqu'à quel point elle portait
l'amour et la pratique de cette vertu. Avant la Révolution, elle était à
l'hôpital de Lorient, et avait l'emploi de la cuisine. Il arriva, un jour,
qu'elle mit dans la chaudière, qui contenait du bouillon pour 600 personnes, un
quartier de mouton que la Supérieure avait destiné à être mis en ragoût. Le
moment de faire le ragoût étant arrivé, la Supérieure demande le quartier de
mouton, et la Sœur de déclarer que par méprise elle l'a mis dans la chaudière.
« Retirez-le promptement », lui dit la Supérieure. Le mot promptement fixe
l'attention de la Sœur, qui ne connaît pas de moyen plus prompt que de
retrousser sa manche et de plonger la main dans la Chaudière qui bouillait
depuis trois heures. Au grand étonnement de tout le monde, elle retire sa main,
sans avoir ressenti la moindre chaleur.
La Sœur La Force
s'appelait dans le monde Marguerite Delouche. Elle était née à Saintes ; elle
fit profession à l’âge de 17 ans, le 29 septembre 1760, et mourut à La
Rochelle, le 8 février 1803.
Nous venons de raconter
un trait d'obéissance extraordinaire ; nous croyons devoir rapporter un trait
de détachement de la famille qui ne peut manquer d'édifier encore. La Sœur Saint-Firmin
était à Brest, quand elle fut nommée Supérieure à l'hôpital de la marine de
Cherbourg, en 1804, au moment où la Congrégation prenait le gouvernement de cet
établissement. Elle avait fait profession le 5 mars 1785, à l'âge de 19 ans, et
n'avait vu aucun des membres de sa famille, pendant toute la Révolution. En se
rendant à Cherbourg, elle passait dans son pays et sous les fenêtres de ses
chers parents. Les Supérieurs, qui le savaient, lui avaient accordé la permission
de s'arrêter un instant pour les visiter. Quelle joie elle allait leur
procurer, après une si longue absence ! Quelle joie pour elle aussi de les
revoir ! Que de choses on avait à se dire, après de si grands désastres !
Combien les parents et les amis sont heureux de se féliciter ensemble, quand
ils peuvent arriver au port, après un effroyable naufrage, où tant d'autres ont
péri ! Les circonstances étaient assurément extraordinaires comme il en fut
jamais. Eh bien ! malgré cela, cette généreuse Fille de la Sagesse se décida à
ne point user de la permission qui lui était accordée ; elle aima mieux faire à
Dieu le sacrifice de toute cette joie bien permise, espérant obtenir par là les
grâces dont elle avait besoin pour remplir dignement l'emploi important et
difficile qui lui avait été confié. Elle ne s'arrêta point sur la route, et
elle se rendit promptement auprès des pauvres malades qui allaient composer
désormais sa nouvelle famille. Une pareille conduite sera blâmée peut-être par
certaines personnes du monde qui ne connaissent pas le prix d'un acte de vertu
aussi sublime ; mais elle ne saurait manquer d'être infiniment agréable à Dieu
qui l'inspire. Nous savons que beaucoup d'autres Filles de la Sagesse ont agi
comme la Sœur Saint-Firmin, quoique dans des circonstances moins extraordinaires
et peut-être moins méritoires, et nous affirmons qu'en agissant ainsi, ce
n'était point par indifférence pour une famille qui leur était bien chère, mais
par amour de la mortification et des sacrifices les plus pénibles à la nature.
Nul doute que l'acte de
détachement accompli par la Sœur Saint-Firmin n'eût attiré sur elle une grande
abondance de grâces, dont elle sut profiter encore pour son propre bien et pour
le bien des autres. Elle gouverna l'hôpital de Cherbourg avec une grande
sagesse, et, jusqu'à sa mort, elle fit éclater les plus belles vertus.
Il faut bien le dire,
les vertus des Filles de la Sagesse brillaient partout avec le même éclat ;
partout aussi ces pieuses filles de Montfort faisaient preuve de toutes les
qualités désirables dans l'accomplissement de leurs emplois, quelque pénibles
et difficiles qu'ils fussent. Pas un établissement où l'on n'eût pu rendre des
Sœurs le même témoignage que les administrateurs de l'hôpital de Blois
rendaient de celles dont ils admiraient tous les jours la conduite. Trois Sœurs
prises dans l'hôpital de Blois avaient été envoyées à l'hôpital de Vendôme, où
elles s'acquittaient de leurs emplois d'une manière digne d'éloges. Nous en
parlons ici, parce qu'il en est question dans la lettre suivante, écrite au
Supérieur général de Saint-Laurent par les administrateurs des hospices de Blois,
le 22 septembre 1804. Il s s'exprimaient ainsi : « Nous devons ici, Monsieur,
porter sur les Dames qui nous sont restées le même témoignage que nos collègues
de Vendôme ont rendu à celles que nous leur avons cédées. On ne peut désirer
plus d'ordre, d'économie et de soins. Nous n'avons pu encore faire qu'un
reproche à Madame Saint-Agathange, et ce reproche est de pousser un peu loin
cette économie dont pourtant nous avons grand besoin. Mais ces Dames ne
soignent pas assez leur propre ordinaire. Elles se mortifient trop. Nous leur
observons souvent que leur état n'est pas un état de contemplation ni de
jeûnes. Elles ont choisi la part de la Marthe de l'Evangile ; leur pénitence
consiste bien dans leur pénible travail, et, pour le soutenir, il faut se bien
nourrir. Vous aurez plus d'influence que nous, Monsieur, et nous vous
remercierons d'appuyer nos principes : un peu plus de soin d'elles-mêmes. »
Le trait suivant va
prouver que les bandits eux-mêmes, qui avaient eu occasion de connaître les
Filles de la Sagesse, avaient pleine confiance en leur inépuisable charité,
lors même qu'ils s'en rendaient indignes. Vers la fin du mois d'avril 1806,
quatre Sœurs de Toulon, dont l'une, la Sœur Saint-Denis, était très-malade,
furent rappelées à Saint-Laurent. La Supérieure leur avait donné la somme
nécessaire pour faire leur voyage et fournir à la malade les soins que pouvait
réclamer son état. Heureusement qu'elle avait confié une partie de la somme à
chacune d'elles. La veille de leur départ, quatre forçats s'étaient échappés du
bagne et étaient allés les attendre sur la route ; ils avaient appris le départ
des Sœurs. Ils arrêtent la voiture qui les conduisait, et qui contenait encore
deux autres voyageurs, un Monsieur et une Dame. Le pistolet au poing, les
brigands demandent aux Sœurs de leur livrer le sac qui contient l'argent pour
le voyage
Celle qui était chargée
de payer les frais de route s'exécuta, et les autres furent assez heureuses
pour conserver la petite somme qu'elles avaient reçue. Le Monsieur et la Dame
furent dépouillés à leur tour. En se retirant, les malfaiteurs eurent l'audace
de dire aux Sœurs: « Priez pour nous, mes Sœurs, nous en avons besoin, car nous
ne faisons pas là un joli métier. C'est égal! si nous retournons au bagne, vous
nous soignerez encore, n'est-ce pas? » La Sœur Saint-Denis, dont la peur avait
aggravé le mal, mourut à Nîmes, à l'hôtel du Parc.
Les Filles de la Sagesse,
qui avaient pris le gouvernement des hôpitaux de Toulon et de Cherbourg, furent
appelées à Anvers, dans les premiers mois de 1810. Cette ville était occupée
alors par les Français, et Napoléon voulait faire de son port l'un des plus
beaux de son empire. Il y fit commencer d'immenses travaux qu'il ne put
achever, les alliés s'étant emparé de cette place en 1814. Les Sœurs ont été là
au nombre de trente, réparties en deux hôpitaux différents, qui ont contenu à
la fois 1500 ou 1800 malades, sans compter l'abbaye de Saint-Bernard, à deux
lieues de la ville, que l'on fut obligé de changer en hôpital, à cause du grand
nombre de malades toujours croissant. Quelques-unes des Sœurs furent envoyées à
cette abbaye. Les Filles de la Sagesse eurent beaucoup à souffrir, pendant le
siège d'Anvers, et elles furent enfin obligées de se retirer, en 1814. Depuis
longtemps, on ne leur donnait aucun honoraire, et, à leur départ, l'autorité
leur remit en paiement différents objets plus ou moins précieux qui seraient
sans doute tombés entre les mains des Prussiens, lesquels s'emparaient de tout
ce qu'ils rencontraient.
Pendant l'année 1810, le
R. P. Supiot, qui s'était déjà débarrassé d'une partie de sa charge, en 1806 et
1807, voulut s'en dépouiller entièrement. Il écrivit pour cet effet à Mgr
Paillou, évêque de La Rochelle et de Luçon, une lettre touchante. On voulut
encore qu'il gardât son titre de Supérieur ; mais on accorda les plus grands
pouvoirs au P. Duchesne, afin qu'il s'occupât de l'administration. Le 9 juin de
cette même année, la Sœur Saint-Valère, auparavant Supérieure à Brest, fut nommée
Supérieure générale, en remplacement de la Mère Saint-Méen, qui avait terminé
le temps de son généralat. Les années que la Mère Saint-Méen a passées à la
tête de la Congrégation ont été sans doute des années de travail, de peines et
d'inquiétudes ; mais elles ont été aussi une époque de résurrection. Cette
digne Supérieure générale employa toutes les ressources imaginables pour
relever la Congrégation de ses ruines, et elle réussit au-delà de toute
espérance. Dieu l'avait douée d'une grande intelligence et d'une grande
activité, et elle sut s'en servir pour le bien de sa Communauté, qu'elle aimait
tendrement, et à laquelle elle eût sacrifié mille fois sa vie. C'est sous son
administration que furent fondés plusieurs des plus importants établissements
que possède encore aujourd'hui la Congrégation de la Sagesse. Elle termina
saintement sa carrière, en 1814, à l'âge de 70 ans.
CHAPITRE
III
LA CHARTREUSE D'AURAY.
L'établissement de la
Chartreuse d'Auray, qui est devenu comme une succursale de la Maison-Mère de
Saint-Laurent, a été fondé en 1812. Nous allons mettre ici tout ce que nous
avons à dire de la Chartreuse, afin de ne pas y revenir, et nous croyons devoir
entrer dans quelques détails que demande l'importance de cet établissement, et
qui d'ailleurs sont pleins d'intérêt.
Deux champions
opiniâtres se disputaient encore la couronne ducale de Bretagne, en 1364 :
c'était, d'un côté, Jean de Montfort, soutenu par l'Angleterre et Olivier de
Clisson ; de l'autre, Charles de Blois, avec qui combattaient la noblesse
française et le brave Bertrand Duguesclin. Les deux prétendants se livrèrent
bataille, à peu de distance d'Auray, dans la vallée marécageuse de Kerso, le dimanche,
29 septembre, jour de la fête de saint Michel. La mêlée fut terrible. Clisson
venait de perdre un œil, et continuait néanmoins à faire des prodiges de
valeur. La victoire semblait pencher du côté de Charles de Blois, lorsque
Montfort fit un vœu en l'honneur de la Sainte Vierge, s'il sortait vainqueur du
combat. Peu d'instants après, Charles fut fait prisonnier et tué ensuite lâchement
par un soldat anglais. En apprenant la mort du comte de Blois, Duguesclin, qui
déjà avait failli être victime de son intrépidité, se jette de nouveau dans la
mêlée, et, couvert, de blessures, il est forcé de se rendre. Dès lors la
victoire fut décisive en faveur de Jean de Montfort, qui devint Duc de
Bretagne, sous le nom de Jean IV. Dans ce combat avait péri la fleur de la
noblesse bretonne.
Le corps de Charles de Blois
fut transporté à Guingamp, et inhumé dans l'église des Cordeliers de cette
ville. Plus tard, pendant la guerre de la Ligue, le Couvent des Franciscains
ayant été détruit, ainsi que celui des Dominicains, les pieux enfants de saint
François emportèrent avec eux les restes vénérés de Charles dans le Couvent de
Notre-Dame de Grâces, à peu de distance! de Guingamp. On voit encore, dans
l'église paroissiale de Grâces, une châsse renfermant ces précieuses reliques,
qui n'ont pas cessé d'être un objet de vénération pour tous les habitants du
pays.
Par suite de sou vœu,
Jean de Montfort fonda à Rennes une église et un monastère sous le nom de
Notre-Dame de Bonne-Nouvelle. Il fit aussi construire, au lieu même où fut
livré le combat, dont l'issue lui avait été favorable, une église collégiale
sous le vocable de Saint-Michel-du-Champ, qui devait être desservie par un
doyen et huit chapelains ou chanoines. Indépendamment du service quotidien qui
devait être célébré pour le duc, ses prédécesseurs et successeurs, un certain
nombre de Messes y étaient dites pour les âmes de ceux qui avaient péri dans la
bataille.
Pendant quelques années,
les chapelains vécurent de dons irréguliers du duc et du produit des quêtes
faites par eux aux environs. Afin de rendre sa fondation moins précaire, Jean
IV leur assigna, eu 1383, une rente annuelle de 600 livres, à prendre, savoir :
200 livres sur les revenus de la châtellenie et forêt de Lanvaux, 200 livres
sur la châtellenie d'Auray, et 200 livres sur celle de Vannes. Au lieu de ces
rentes en argent, le duc assigna, un peu plus tard, aux chapelains la
châtellenie et la forêt de Lanvaux avec tous les droits de la châtellenie,
excepté le parc, qu'il se réserva. Quelques difficultés survenues dans la suite
nécessitèrent encore de nouveaux arrangements.
La chapelle de
Saint-Michel fut désignée pour y tenir les assemblées de l'Ordre de l'Hermine,
que le duc Jean IV avait fondé en 1383; et les héritiers des chevaliers de cet
Ordre devaient y envoyer les colliers des chevaliers décédés, pour être
employés par les chapelains à acheter des ornements et des vases sacrés.
Afin qu'il ne manquât lien à la
solidité de sa fondation, le duc la fit approuver par les Etats tenus à
Ploërmel, le 23 février 1396. Le pape Jean XXIII, à la prière de ce duc,
confirma cette fondation, en 1410, aussi bien que le concile de Constance, en
1416.
Depuis ce temps, le duc
François II pria le pape Sixte IV de changer la collégiale en un monastère de
Chartreux : ce qu'il fit par une Bulle du 21 octobre 1480, dont il commit la fondation
à Thomas, évêque de Léon, qui était alors à Borne. Celui-ci, agissant au nom du
Pape, fit sortir les chapelains de la maison qu'ils occupaient et y introduisit
les Chartreux, qui y sont restés jusqu'en 1791. Le nombre de ces derniers, fixé
d'abord à douze, sous la conduite d'un prieur, s'accrut peu à peu. Au xviiie siècle, on comptait
une trentaine de Religieux, avec une quinzaine de domestiques.
Les modestes dépendances
du couvent de la Chartreuse, exploitées avec intelligence, finirent par doubler
les revenus de ses pieux habitants. L'Eglise et les malheureux seuls y
gagnèrent ; car les Religieux conservèrent toujours le même amour de la
simplicité et de la pauvreté, avec une grande austérité de mœurs. Leur charité
pour le prochain était connue dans tout le pays. Outre les secours particuliers
réclamés sans cesse et sans cesse accordés, il se faisait dans la maison, tous
les mardis, en l'honneur de saint Michel, une aumône générale de deux livres de
pain à quiconque se présentait. Cette distribution montait ordinairement à 200
livres par semaine. Mais ces titres à la reconnaissance publique ne pouvaient
trouver grâce aux yeux des ennemis de tout bien. Quand la tempête souffla sur
les Communautés religieuses, les Chartreux d'Auray partirent aussi pour l'exil.
Un seul d'entre eux, le Père Emmanuel, rentra plus tard dans son couvent, mais
comme aumônier des Filles de la Sagesse, qui vinrent y remplacer les disciples
de saint Bruno. Plus heureux que ses frères, il repose dans la terre de
bénédiction qu'il avait choisie.
Après avoir été pillée,
la Chartreuse fut vendue comme bien national à M. Leconte, de Lorient, pour la
somme de 90,000 livres. Celui-ci revendit cette propriété à M. Barré, excellent
chrétien d'Auray, qui acheta également le couvent de Sainte-Anne, d'où les
Carmes avaient été chassés, et établit dans sa ville natale les Frères des
Ecoles chrétiennes. Cet homme généreux employa toute sa fortune en bonnes
œuvres. Il ne se réserva rien, au point qu'on fut obligé de lui accorder une
pension nécessaire a sa subsistance. Dans le dessein de rendre à la religion
les établissements qu'il venait d'acquérir, il en fit don à Messieurs les
vicaires généraux de Vannes et à M. Deshayes, curé d'Auray, afin qu'ils pussent
les employer à la gloire de Dieu et au salut du prochain.
En 1807, les Dames du Refuge
du petit couvent de Vannes allèrent s'établir à la Chartreuse. Outre les jeunes
personnes repentantes qu'elles étaient chargées de diriger, on commença dès
lors à recevoir les enfants sourds—muets que l'on voulait instruire. On fit
venir de Paris, pour être institutrice, une élève de M. l'abbé Sicard. Cette
demoiselle, du nom de Duler, répondit parfaitement à ce qu'on attendait d'elle
pour l'instruction des sourdes-muettes. M. Humphry, d'Auray, s'établit aussi à
la Chartreuse avec sa famille, et se dévoua à l'instruction des sourds-muets,
après avoir pris des leçons de Mlle Duler.
Les Dames du Refuge,
convaincues que la ville d'Auray n'était pas assez considérable pour donner de
l'ouvrage à leurs jeunes filles, ne tardèrent pas à se retirer. C'est alors que
M. Deshayes engagea Mgr l'évêque de Vannes à s'adresser à la Congrégation de la
Sagesse, pour la prier d'accepter cet établissement. Le seigneur évêque parla
de cette affaire au B. P. Duchesne qui lui avait fait visite ; puis il écrivit
sur ce même sujet une longue lettre à la Mère Saint-Valère, en date du 18
décembre 1811. Après quelques difficultés, l'établissement fut accepté,
On y envoya la Sœur
Saint-Médard, comme Supérieure, avec la Sœur Saint-Mélaine. Elles arrivèrent à
la Chartreuse, le 12 mai 1812. Quelques jours après, on y reçut aussi la Sœur
Thérèse de Jésus. Ces deux dernières prirent des leçons de Mlle Duler, et
firent de grands et rapides progrès dans l'art d'instruire les sourds-muets.
Quelques autres Sœurs furent adjointes aux premières, ou allèrent remplacer celles
qui étaient appelées à d'autres emplois. Les Sœurs Thérèse de Jésus et Léocadie
furent envoyées à Paris, pour se perfectionner, en prenant des leçons de M. l'abbé
Sicard ; ce que firent également M. Humphry et M. l'abbé de la Bigne-Villeneuve.
Ce dernier appartenait à
l'une des familles les plus recommandables de Rennes. Il sortait du séminaire
de Saint-Sulpice. Etant allé visiter une de ses parentes à Auray, M. Deshayes
le pria de vouloir bien faire les fonctions d'aumônier à la Chartreuse : ce
qu'il accepta avec un grand dévouement et un grand désintéressement.
Un peu plus tard, les
Sœurs de la Sagesse demeurèrent seules chargées de renseignement des
sourds-muets et sourdes-muettes ; puis, à leur tour, les Frères du Saint-Esprit
s'appliquèrent à l'instruction des garçons, tandis que les Sœurs continuèrent à
donner leurs soins aux jeunes filles.
Outre la double institution
des sourds-muets et des sourdes-muettes, on établit à la Chartreuse un
pensionnat de jeunes filles qui devint très-prospère. Il a été abandonné, il y
a quelques années, pour laisser plus de place aux Filles de la Sagesse qui vont
en grand nombre habiter une maison devenue pour elles un lieu de repos, après
leurs longues fatigues. On y voit aujourd'hui de 130 à 140 Sœurs, dont la
plupart sont infirmes, souffrantes, épuisées par le travail ou accablées par
les années. Il est impossible de leur procurer une plus douce et plus agréable
solitude. Là, elles peuvent vivre dans la paix, s'occupant tranquillement de
leur propre sanctification, en attendant que l'Epoux céleste les appelle à son
banquet éternel. L'établissement, situé à 2 kilomètres d'Auray et à quatre kil.
de Sainte-Anne, est entouré de bois, de vastes allées d'arbres, de prairies, de
champs bien cultivés et de jardins magnifiques. Il est à côté de la station du
chemin de fer d'Auray.
Une quinzaine de Frères
coadjuteurs de la Compagnie de Marie sont chargés de la culture des terres et
des jardins et du soin de tout le matériel de la maison. Ils sont aidés dans
leurs emplois par quelques anciens sourds-muets qui sont restés attachés à la
Communauté, depuis que l'Institution des sourds-muets a été transférée à
Nantes. Outre l'Institution des sourdes-muettes, qui est toujours demeurée à la
Chartreuse, sous la direction des Sœurs, on garde encore dans la maison
plusieurs anciennes sourdes-muettes que l'on occupe à différents emplois.
Pendant plusieurs
années, un seul Missionnaire de la Compagnie de Marie faisait les fonctions
d'aumônier. Maintenant, il y en a toujours deux, depuis que le personnel des
Religieuses a augmenté. Quatre Missionnaires, remplissant l'emploi d'aumônier,
ont terminé leur vie à la Chartreuse : le P. Buret, en 1864 ; le P. Sablé, en.
1865; le P. Brouard, en 1871, et le P. Lécuyer, en 1874.
Une grande partie des
bâtiments occupés autrefois par les Chartreux restent encore debout ; mais le
cloître principal a presque entièrement disparu. Il entourait un pré au milieu
duquel avait été creusé un puits, et il était bordé extérieurement des cellules
des Religieux. Quatre de ces cellules existent encore aujourd'hui, ainsi qu'une
portion de cloître ; mais tout cela est en mauvais état. Un petit cloître
attenant à la chapelle est beaucoup mieux conservé. Il mérite une visite.
On y voit 17 grands
tableaux, où sont représentés les principaux traits de la vie de saint Bruno,
fondateur de l'Ordre des Chartreux. Ce sont de remarquables copies des
magnifiques tableaux du célèbre Eustache Le Sueur, dont la galerie, composée de
22 sujets, est conservée au Louvre. Ce peintre, surnommé le Raphaël français,
avait fait ce beau travail pour le cloître des Chartreux de Paris, au
Luxembourg.
Les cinq tableaux qui
manquent à la Chartreuse d'Auray sont les 1er, 2, 4, 5 et 18 de la
galerie de l'éminent artiste. Ils représentent : 1° saint Bruno, un livre sous
le bras, assistant au sermon du docteur Raymond Diocrès, chanoine de Notre-Dame
de Paris ; 2° saint Bruno en prières auprès du lit où Raymond vient de mourir
dans le péché ; 3° saint Bruno en prières, méditant sur le prodige dont il
vient d'être témoin, et prenant le parti de renoncer au monde ; 4° saint Bruno
enseignant la théologie dans les écoles de Reims; 5° saint Bruno venant de fonder
un Monastère en Calabre, où il s'était caché, et priant dans une cellule
grossièrement construite, tandis que des Religieux autour de lui commencent à
défricher la terre.
Si l'on veut visiter
avec ordre les tableaux que l'on voit à la Chartreuse d'Auray, il faut
commencer par celui qui se trouve à gauche de la porte latérale de la chapelle
la plus rapprochée du sanctuaire, quand on sort de cette chapelle pour entrer
dans le cloître, en suivant de ce même côté et en allant de gauche à droite.
Voici les sujets de ces 17 tableaux :
1° Saint Bruno assiste
au miracle du réveil de Raymond, qui, pendant l'office célébré à l'église,
prononce lui-même les paroles de sa condamnation.
2° Saint Bruno engage
ses disciples et amis à quitter le monde ; six d'entre eux veulent le suivre.
3° Songe de saint Bruno
; trois anges lui apparaissent et l'instruisent de ce qu'il doit faire.
4° Saint Bruno et ses
compagnons, avant de partir pour Grenoble, distribuent tout leur bien aux
pauvres.
5° Arrivée de saint
Bruno et de ses compagnons à Grenoble, chez l'évêque saint Hugues. Ils
s'agenouillent devant lui, sur le seuil de la maison ; celui-ci comprend alors
le sens d'un songe dans lequel il a vu sept étoiles brillantes qui le guidaient
en un lieu désert de son diocèse près d'un village nommé Chartreuse, où le
Seigneur lui ordonnait d'élever un temple.
6° Saint Bruno et ses
compagnons, sous la conduite de saint Hugues, se rendent à cheval à la
Chartreuse, au milieu des montagnes escarpées.
7° Saint Bruno fait
construire son Monastère et sept petites cellules pour lui et ses compagnons ;
il en examine le plan avec l'architecte.
8° Saint Bruno et ses
compagnons reçoivent de saint Hugues l'habit blanc de l'Ordre des Chartreux.
9° Le Pape Victor III confirme
l'Institution des Chartreux, dont un cardinal lit les statuts.
10° Saint Bruno revêt
des novices de l'habit blanc de l'Ordre.,
11° Saint Bruno reçoit
un message du Pape Urbain II, ancien disciple du saint, à l'école de Reims, qui
l'invite à venir le trouver à Rome.
12° Saint Bruno, arrivé
à Rome, s'agenouille devant le Pape qui lui tend les bras.
13° Saint Bruno refuse
la mitre d'archevêque de Reggio (de Reims d'après la légende) que lui offre le
Pape.
14° Roger, comte de
Sicile et de Calabre, étant à la chasse, est conduit par hasard vers la
solitude de saint Bruno qu'il trouve en prières ; descendant de cheval, il
s'agenouille devant lui, tandis que ses chiens vont le caresser.
15° Saint Bruno apparaît
en songe au comte Roger, et lui révèle une trahison méditée par un de ses
lieutenants.
16° Mort de saint Bruno,
dans sa cellule, au milieu de ses disciples, le 6 octobre 1101.
17° Saint Bruno enlevé
au ciel par les Anges.
Chaque tableau, à l'exception
du dernier, est accompagné d'une légende en vers latins, œuvre sans doute de
quelqu'un des anciens habitants de la Chartreuse. Au milieu d'expressions
faibles, de passages obscurs, de contradictions fâcheuses et de termes
mythologiques qui ne paraissent pas à leur place dans un sujet tout chrétien,
on trouve des vers faciles, un style coulant, quelquefois énergique, et de
belles descriptions.
On croit généralement
que les toiles qui tapissent le cloître sont l'œuvre de quelqu'un des Religieux
; il en est qui les attribuent, non sans raison, au peintre breton Lhermitais,
dont le nom figure au bas de l'un des tableaux. C'est ce peintre qui a fait le
portrait du P. Mulot, que l'on voit dans la chapelle de Saint-Michel, à
Questembert.,
La chapelle de la
Chartreuse, construite sous le règne de Louis XV, n'est point un monument
remarquable par son architecture ; mais elle renferme de belles boiseries et un
magnifique autel. Rien que la plus riche portion des boiseries qui ornaient
cette église des Chartreux, avant la Révolution, ait été transportée à Auray, ce
qui reste mérite encore d'être vu. Le grand autel, qui est tout en marbre, est
surmonté d'un vaste baldaquin reposant sur quatre majestueuses colonnes,
également en marbre. Deux anges soutiennent une gloire dorée au-dessus du
tabernacle. Cet autel et le baldaquin, dont la croix qui le domine s'élève
jusqu'à la voûte, ne seraient pas déplacés dans une riche cathédrale.
Entre les vastes fenêtres,
ouvertes à une grande bailleur, sont douze tableaux qui auraient besoin de
réparations. Ils retracent les principaux traits de la vie de Notre-Seigneur.
La chapelle est séparée
en deux parties par une riche boiserie à laquelle sont adossés deux autels en
bois lesquels se trouvent dans la partie inférieure destinée aux Frères, aux
domestiques et au public. Une large et haute grille en fer, placée entre les
deux petits autels, ferme l'entrée de la partie supérieure réservée aux
Religieuses et aux sourdes-muettes qu'elles instruisent. Cette chapelle inspire
véritablement la piété. A côté de la chapelle se trouve le magnifique monument
funèbre, élevé à la gloire des victimes de Quiberon. Ce monument reçoit tous
les jours un grand nombre de visiteurs.
CHAPITRE
IV.
MORT DE LA SOEUR AVÉ, A
POITIERS, ET DE LA SOEUR [CÉLESTINE, A SAINT-LAURENT. — LE R. P. DUCHESNE ET LA
SOEUR SAINT-JEAN DE DIEU AUX PIEDS DE PIE VII, A FONTAINEBLEAU. — LES CENT-JOURS.
— LA RENTRÉE DES BOURBONS. — MORT DES RR. PP. SUPIOT ET DUCHESNE. — LA MÈRE
SAINT-VALÈRE ET LA MÈRE SAINT— CALIXTE.
Partout la Révolution
avait fait de nombreuses victimes. Nous avons vu combien la famille de Montfort
avait eu à souffrir pendant ces temps d'orage. Parmi les Filles de la Sagesse
dont les noms ont brillé avec le plus d'éclat dans ces jours de désastres, il
en est une qui termina sa glorieuse carrière vers l'époque à laquelle nous
sommes arrivés : c'est la vénérable Sœur Avé, Supérieure aux Incurables de
Poitiers. Elle mourut le 8 mars 1814, la même année où mourut aussi la Mère
Saint-Méen, qui avait été élue Supérieure générale à sa place.
Nous rapporterons ici ce
que disait le journal de Poitiers, au mois de mars 1814, à l'occasion de la
mort de la Sœur Avé :
« La mort vient
d'enlever la Supérieure de l'hôpital des Incurables ; un cri de douleur a
retenti dans tout Poitiers : « Quelle perte ! quel malheur ! La Sœur Avé est
morte !... » Il n'est pas une maison de cette cité où ces paroles déchirantes
ne se soient fait entendre.
« C'est le 8 de ce mois
que la chère Sœur Avé a terminé sa carrière, trop courte pour les pauvres et
les infirmes, à qui depuis longtemps elle avait consacré tous ses moments.
« Née à Sainte-Hermine,
le 8 février 1750, de parents humbles et honnêtes, elle sentit, dès sa
jeunesse, naître en elle ce penchant si noble et si respectable qui l'a portée,
toute sa vie, à secourir et à soigner les malheureux. Non contente d'être leur
intercession auprès de ses parents et de tous les cœurs sensibles, elle
ajoutait secrètement aux aumônes qu'obtenaient ses pressantes sollicitations
tout ce qu'elle-même possédait. C'est ainsi que cette belle âme se disposait à
entrer dans la Congrégation des Filles de la Sagesse, Congrégation admirable,
où les plus rares vertus, jointes au dévouement le plus absolu, se trouvent
dans de simples filles, et leur font faire le sacrifice de leur jeunesse, de
leur famille, des affections les plus chères de la vie, pour se livrer
entièrement au soulagement de toutes les misères humaines, et devenir ainsi
martyres de la charité.
« Admise, à l'âge de 24
ans, à faire des vœux dans cette vénérable Congrégation, elle les prononça avec
une ferveur inexprimable, le 25 octobre 1774. Dès ce moment, la Sœur Avé se
consacra tout entière au service des pauvres et des infirmes, moins pour
remplir les devoirs que lui imposait son nouvel état, que pour satisfaire le
besoin le plus cher à son cœur. Sa charité aussi ingénieuse qu'active savait prendre
toutes les formes pour secourir les malheureux, et, véritable ange de bonté et
de bienveillance, il n'était point d'affliction qu'elle n'adoucît, point de douleur
qu'elle ne calmât.
« Appelée d'abord à
l'île d'Oleron, puis, en 1776, à l'hôpital des Incurables de cette ville, elle
fut constamment animée d'un zèle infatigable et d'une charité ardente qui la
firent également chérir, estimer et respecter des pauvres, à qui elle
prodiguait les soins les plus touchants, et de ses compagnes qu'elle
encourageait par ses exemples.
« En 1789, désignée par
ses Supérieurs pour gouverner l'hôpital des Incurables, elle succéda à la Sœur
Saint-Joseph, dont l'habileté, la bonté, les vertus, ne seront jamais oubliées.
Elle y fut bientôt en butte aux plus cruelles et aux plus injustes
persécutions. Mais ce fut alors que, se montrant supérieure à tous les
événements, elle déploya cette fermeté d'âme que la religion seule peut donner.
Jetée dans les fers avec ses Sœurs, conduite sur un échafaud sous le règne de
la Terreur, partout elle porta le calme d'une conscience pure et irréprochable
et une édifiante résignation.
« Elle soutint ses
chères compagnes par sa piété et son courage, et triompha des persécuteurs qui
lui faisaient un crime de l'exercice des vertus chrétiennes et l'accusaient de
soustraire aux horreurs de la misère et de la mort des victimes de toutes les
classes. Rendue au pieux asile d'où elle avait été si injustement arrachée, la
Providence, qui la protégeait visiblement, permit qu'elle trouvât les moyens de
réparer les maux que cet utile établissement avait soufferts.
« Une épreuve était
cependant encore réservée à sa modestie et à son humilité. Nommée, en 1800,
Supérieure générale de sa Congrégation, son obéissance ne lui permit pas de
refuser une dignité que son cœur repoussait ; mais les larmes abondantes
qu'elle répandit, seul langage qu'elle osât employer, lui obtinrent la
permission de revenir au milieu de ses chers enfants, les pauvres et les
infirmes.
« Depuis ce temps, aidée
dans ses peines et dans ses travaux par des Sœurs qu'elle rendit toujours
heureuses, secourue par des âmes bienfaisantes que son grand caractère, son
désintéressement et son inaltérable charité attiraient à elle, secondée dans
ses vues par des administrateurs aussi respectables qu'éclairés, et qui
appréciaient son mérite, elle a relevé, soutenu et considérablement augmenté
l'hôpital des Incurables.
« Douée d'une
imagination riche et féconde en idées justes et grandes, cette fille
incomparable a su allier l'économie avec la générosité, la douceur avec la fermeté,
les égards dus au monde avec les devoirs de la religion, pourvoir à tous les
besoins par son zèle persévérant, et faire régner un ordre admirable et une
honnête aisance dans l'asile du malheur.
« Telle fut celle que
nos seigneurs les archevêques de Bordeaux et de Malines, les évêques de
Poitiers et de Bayeux honorèrent de leur estime particulière, et que les riches
et les pauvres, tous ceux en un mot qui connurent seulement son nom, pleurent
aujourd'hui,
«'Ah! longtemps sans
doute le nom de la Sœur Avé vivra dans le cœur des habitants de Poitiers.
Longtemps Je souvenir de ses vertus se conservera dans leur mémoire. Nous avons
la confiance que Dieu, qui seul a pu lui inspirer ces sublimes vertus, l'en
aura récompensée par une gloire et un bonheur éternels. »
Les administrateurs des
hospices de Poitiers voulurent que la Sœur Avé fût enterrée dans le cimetière
de l'hôpital, avec cette inscription qu'ils firent placer sur sa tombe:
« Ici repose le
corps de la très-honorée Sœur Avé, ancienne Supérieure générale de la
Congrégation des Filles de la Sagesse et première directrice de cet hôpital,
connue dans le monde sous les noms de Marie-Marthe-Julie Vexiau. Elle gouverna
cette maison pendant 25 ans, avec une prudence admirable ; son immense charité
la fit appeler la mère des pauvres. Elle fut chérie et respectée de ses
compagnes qu'elle aimait tendrement et dans le Seigneur. Elle donna au monde
l'exemple d'une piété solide, d'une foi inébranlable et d'un courage au-dessus
des persécutions. Elle avait reçu du ciel le don précieux d'inspirer la
confiance à ceux qui la connaissaient ; elle ne s'en servit que pour la gloire
de Dieu et l'avantage des pauvres. Sa mort fut regardée comme une calamité publique.
Elle mourut le 8 mars 1814. »
Elle fut enterrée auprès
de la chère Sœur Saint-Joseph, décédée en 1789. Les deux tombes sont un peu
élevées de terre, toutes les deux recouvertes d'une grande pierre tombale ; sur
chacune d'elles est gravée une épitaphe. Nous venons de lire celle de la Sœur
Avé ; voyons celle de la Sœur Saint-Joseph, première Supérieure de l'hôpital
des Incurables :
« Sous cette tombe
repose le corps de la vénérable Sœur Saint-Joseph, Fille de la Sagesse, nommée
dans le monde Marie-Madeleine Meynier, qui fut, pendant 31 ans, Supérieure de
cette maison. Elevée à l'école de la Mère Trichet, première Supérieure générale
des Filles de la Sagesse, remplie de l'esprit primitif de cette sainte Société,
elle fut pieuse, humble, charitable, confiante dans la Providence. Fidèle à la
mémoire de M. de Montfort, elle accomplit la prédiction de cet homme
apostolique, en agrandissant de moitié cet hôpital. Sa simplicité fut plus
puissante en œuvres que la sagesse du monde. Les pauvres la pleurèrent comme
leur mère, tous les ordres de Poitiers comme la femme forte. Elle décéda le 8
octobre 1789.
« Ce monument a été
érigé en 1804, par les soins de Messieurs les administrateurs des hôpitaux de
Poitiers. »
Peu de semaines après la
mort de la Sœur Avé, la Sœur Célestine termina ses jours à Saint-Laurent, en
véritable prédestinée : c'était le 4 avril. Le P. Duchesne et le P. Coupperie
découvraient en cette Fille de la Sagesse des trésors de grâces ; ils allaient
souvent la visiter dans sa longue et cruelle maladie, afin de s'édifier.
Etendue sur son pauvre grabat, théâtre des miséricordes divines, comme elle le
disait elle-même, elle écrivit quelques pages admirables que l'on ne peut lire
sans une pieuse émotion.
Elle était connue dans
le monde sous le nom de Marie-Madeleine-Françoise de la Baume de Belleville.
Née à Saint-Etienne de Marans, le 16 février 1776, elle entra au noviciat de la
Sagesse le 7 janvier 1808, et fit profession le 25 août de la même année.
Les persécutions que
l'empereur Napoléon fit endurer au Souverain Pontife Pie VII, dans les
dernières années de son règne, ne pouvaient manquer de causer la plus profonde
douleur aux Communautés de Saint-Laurent, qui se sont toujours distinguées par
leur attachement inviolable au successeur de Pierre. En 1814, le P. Duchesne
alla visiter le Pape, que Bonaparte tenait captif à Fontainebleau. Il se fit
accompagner par la Sœur Saint-Jean de Dieu, Supérieure de l'hôpital de
Montargis, et une autre Sœur de la même maison. Ils eurent le bonheur de se
prosterner ensemble aux pieds du Saint-Père qui les reçut avec une
bienveillance toute paternelle, et leur donna avec effusion sa bénédiction
apostolique.
Pendant les Cent-Jours,
plusieurs établissements des Filles de la Sagesse eurent à souffrir des maux de
la guerre, sans que les Sœurs aient été personnellement inquiétées. Il se passa
cependant à Lorient un fait assez singulier que nous allons raconter. Une
troupe de malveillants, après avoir parcouru la ville en tumulte, se porta à
l'hôpital et demanda la Supérieure, qui était alors la Sœur Dorothée. Les
perturbateurs voulurent la forcer à crier : « Vive l'Empereur ! » et ils
tenaient le sabre levé, menaçant de la tuer, si elle ne faisait pas ce qu'on
lui demandait. La Sœur n'était pas facile à déconcerter, et on le savait bien.
Elle ne refusa point de se laisser aller aux démonstrations qu'on exigeait
d'elle. « Puisque cela vous fait plaisir, dit-elle à la troupe d'émeutiers, je
me prêterai volontiers à vous procurer cette satisfaction. » On la fit monter
sur une élévation, afin qu'elle pût être vue et entendue de la populace
attroupée. « Eh bien ! leur dit-elle, que voulez-vous que je fasse maintenant ?
— Criez: « Vive l'Empereur! » Alors, élevant la voix de toutes ses forces, elle
s'écria : « Qu'il vive, le cher homme, de la vie des saints, et qu'il meure de
la mort des justes ! » On ne s'attendait pas à une pareille exclamation ; mais
on n'en demanda pas davantage. Toute la troupe se retira et laissa la bonne
Sœur Dorothée maîtresse du champ de bataille.
Les Sœurs n'avaient
point à s'occuper des événements politiques. Comme toujours, elles priaient
pour la France, en se soumettant à la sainte volonté de Dieu. Elles ne
cessaient de donner tous les soins possibles aux malades et aux blessés qui
encombraient les hôpitaux, sans faire de distinction d'opinions politiques et
même de nationalités. En 1813, un grand nombre de soldats prussiens restèrent
malades à l'Hôtel-Dieu de Nantes. Ils y furent soignés par les Sœurs avec la
plus tendre charité. Aussi, dans sa reconnaissance, le Gouvernement prussien
crut-il devoir gratifier d'une décoration la Sœur Théodose, Supérieure de cet
établissement. Il lui fit remettre, en présence d'une nombreuse et imposante
assemblée, une médaille d'or, portant d'un côté l'effigie du roi de Prusse, et
de l'autre l'emblème de la paix répandant ses bienfaits dans le royaume.
A cette époque, l'Europe
entière avait besoin de la paix : il y avait si longtemps que le sang coulait à
flots sur les champs de bataille ! La France surtout, déchirée depuis 25 ans
par des guerres civiles et étrangères, la France, épuisée d'hommes et d'argent,
avait besoin de repos. Aussi, toutes les populations accueillirent-elles le
retour de la Monarchie légitime avec une ivresse et un enthousiasme dont nous
n'avons pas l'idée aujourd'hui. On comprend que les Communautés de
Saint-Laurent ne devaient pas rester indifférentes, et qu'elles ne pouvaient
manquer de partager l'élan général. Elles avaient tant souffert, et à cause
d'elles-mêmes, et à cause de la religion persécutée ! et il leur semblait
qu'une ère de prospérité pour l'Eglise et pour la France allait enfin
commencer.
Les Pères Supiot et
Duchesne, qui avaient été exposés à de si grands dangers et avaient éprouvé de
si accablantes douleurs, pendant la Révolution, devaient tressaillir de bonheur
en présence du changement providentiel qui s'opérait sous leurs yeux. Mais ils
ne devaient fias partager bien longtemps la joie de leurs Communautés et de la
France entière ; une plus grande joie les attendait au ciel. Le Père Supiot
termina sa longue et sainte carrière, à Saint-Laurent, le 12 décembre 1818, à l'âge
de 87 ans, et le P. Duchesne mourut le 22 décembre 1820, âgé de 59 ans et 9
mois. Ces deux vénérables Supérieurs ont rendu de grands services à la
Congrégation de la Sagesse qui n'en perdra jamais le souvenir.
Avant de clore ce
chapitre, nous dirons quelques mots de la Mère Saint-Valère qui termina, en
1819 les années de son généralat, et de la Mère Saint-Calixte sa propre sœur,
qui lui succéda dans la charge de Supérieure générale de la Congrégation. Il
nous semble que nous ne pouvons séparer, dans cette histoire, ces deux
admirables Filles de la Sagesse si étroitement unies par tous les liens de la
nature et de la religion.
Aucune famille
chrétienne n'a fait plus d'honneur à la Congrégation de la Sagesse et n'en a
reçu également plus d'honneur que la famille Marchand, de Lorient, qui envoya
quatre Sœurs au noviciat de Saint-Laurent, avant la Révolution. Toutes quatre
étaient également distinguées par leurs vertus et par leurs talents. La plus
jeune donna l'exemple à ses sœurs ; la première, elle se rendit à la Communauté
de la Sagesse ; la première elle alla prendre sa place dans le ciel. Entrée au
noviciat, à 18 ans, en 1786, elle mourut en 1793, à l'âge de 25 ans : c'est la
Sœur Salomon, dont nous avons parlé ailleurs et qui périt sur l'échafaud, dans
la ville de Nantes, avec la Sœur Saint-Paul. Toutes deux allèrent à la
guillotine en chantant des cantiques. Ces deux anges de la terre commencèrent
ici-bas les chants d'amour qu'elles devaient continuer dans le ciel. La seconde
des demoiselles Marchand fut la Sœur Sainte-Euphrasie, qui mourut Supérieure à
Loudéac, le 4 décembre 1803, en odeur de sainteté. Les deux autres furent les
Sœurs Saint-Valère et Saint-Calixte, qui devinrent Supérieures générales.
Celles-ci entrèrent
ensemble au noviciat de la Sagesse, le 5 janvier 1789, et firent profession le
22 octobre de la même année. La Sœur Saint-Valère avait alors 25 ans, et la
Sœur Saint-Calixte, 23.
Lorsque la Sœur
Saint-Valère fut appelée à gouverner la Congrégation de la Sagesse, elle était
Supérieure à Brest, où elle avait donné les plus touchants exemples de vertus.
Son élection eut lieu dans des circonstances bien difficiles. Le gouvernement
était venu au secours de la Mère Saint-Méen ; mais alors ses propres ressources
étaient épuisées. Bonaparte était en guerre avec presque toutes les puissances
de l'Europe ; il lui était bien impossible de faire des largesses, n'ayant pas
assez pour lui-même. Cependant les besoins de la Congrégation augmentaient
chaque jour. Aussi de toutes les Supérieures générales, aucune, si on en
excepte la Mère Marie-Louise de Jésus, n'a eu autant à souffrir du manque de
ressources pécuniaires. On sera étonné peut-être, quand nous dirons, ce qui est
pourtant la vérité, qu'en 1817, la Communauté de la Sagesse était tellement
pauvre qu'elle ne pouvait pas se procurer à l'avance une quantité convenable de
vin pour la Messe. Chaque matin, avant les Messes qui devaient se dire à la
chapelle de la Sagesse, les Sœurs envoyaient chercher pour un ou deux sous de
vin chez un M. Grasset, aubergiste du bourg de Saint-Laurent, qui leur donnait,
par charité, beaucoup plus qu'elles ne demandaient. Par plusieurs lettres de la
Mère Saint-Valère, on peut juger de la grande détresse dans laquelle se
trouvait alors sa Congrégation. Mais si cette vénérable Mère songeait, non à
enrichir ses Sœurs, mais à leur procurer le nécessaire, elle s'occupait, avec
bien plus d'ardeur encore, à les faire avancer dans les vertus de leur état, en
leur donnant de bons exemples et de salutaires conseils. On voit, par ses
lettres, qu'elle avait l'œil à tout. Sa lettre circulaire du 1er janvier 1816
est vraiment admirable, vu les nombreux et sages avis qu'elle donne à ses
chères filles. Il en est de même de sa circulaire de janvier 1817. Les détails
d'une administration tellement compliquée, qu'elle ne lui laissait pas un
moment de repos, venant se joindre à tous les ennuis causés par la position
pénible de sa Communauté, presque sans ressources, finirent par briser ses
forces et ruiner entièrement sa santé.
D'une grande fermeté de
caractère et d'une patience admirable, elle ne laissait rien paraître des
chagrins qu'elle éprouvait dans son cœur. On n'eût point dit, à la voir et à
l'entendre, qu'elle fût accablée de tant de travaux et de soucis. Toujours
aimable et gracieuse, elle savait glisser dans ses lettres, comme dans ses
conversations, les paroles les plus consolantes et les plus encourageantes.
Dans ses dernières années, elle écrivait à l'une de ses filles qui avait grand
besoin de consolations : « J'ai reçu avec bien du plaisir, bonne Sœur
Saint-Benoit, le petit mot que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire. Je
n'oublierai jamais le petit Saint-Benoît, que le Seigneur visite d'une manière
particulière. Vous êtes l'enfant gâté de la divine Providence, car vous faites
tout doucement votre purgatoire ici-bas, de sorte que, quand la camarade
viendra, avec sa faux tranchante, couper le petit filet de vie qui vous retient
en ce bas monde, vous irez de suite dans le sein de Dieu jouir du bonheur qu'il
réserve à ses élus. Courage donc, pauvre enfant! regardez votre Père qui vous
tend les bras, et affermissez vos pas, en suivant à la trace votre bon Jésus
portant sa croix. La nature ne se plaît pas dans ce sentier-là. C'est une criarde
à qui il faut imposer silence, en se moquant d'elle. »
Quel charme dans cette
petite lettre ! Ne dirait-on pas qu'elle est sortie de la plume de saint François
de Sales? La. Mère Saint-Valère avait dans son extérieur quelque chose
d'angélique ; tout en elle annonçait une âme privilégiée, une âme d'élite ; on
se sentait porté à la vénérer. Il s'est trouvé des novices qui se jetaient
spontanément à genoux sur son passage, a Mes enfants, leur disait-elle en les
relevant avec bonté, je ne suis pas le bon Dieu ; on ne se met pas à genoux
quand je passe. »
Cette bonne et pieuse
Mère, qui engageait la Sœur Saint-Benoît à se moquer de la nature toujours si
criarde, n'en avait point elle-même écouté la voix, pendant sa vie. Elle avait
bien préféré prêter l'oreille à la voix de son céleste Epoux qui l'avait
toujours conduite dans les sentiers de la vertu. Oh ! avec quel bonheur elle
entendit, cette voix si aimée, quand elle l'appela au ciel, pour y recevoir son
éternelle couronne ! C'était le 31 octobre 1832 ; elle avait alors 58 ans d'âge
et 33 ans de profession. Elle emporta avec elle les regrets de toute la
Congrégation ; mais personne ne fut aussi sensible à cette perte cruelle que la
Mère Saint-Calixte, sa sœur par la nature, devenue, depuis trois ans, sa
Supérieure générale.
La Sœur Saint-Calixte
était née le 16 novembre 1765. Nous avons vu qu'elle était entrée au noviciat
et avait fait profession en même temps que sa sœur Saint-Valère. Lorsque la
chère Sœur Eugénie fut envoyée à La Rochelle, en 1791, pour y gouverner
l'hôpital d'Auffrédy, la Sœur Saint-Calixte lui fut confiée comme une jeune
plante qui méritait d'être cultivée avec un soin particulier. Elle fut mise en
emploi au bureau ; mais deux ans après, elle fut emprisonnée avec ses Sœurs à Brouage.
Elle ne quitta point la chère Sœur Eugénie, à la sortie de prison, et, en 1802,
elle rentra avec elle à Auffrédy, où elle resta jusqu'en 1813.
A cette époque, elle fut
envoyée à Anvers, où cil arriva dans des circonstances pénibles ; mais l'exemple
de son courage et l'amabilité de son caractère soutinrent puissamment les Sœurs
dans leur admirable conduite, au milieu des horreurs, des privations et des
dangers de la guerre.
Rentrée à Saint-Laurent,
elle devint première Maîtresse au noviciat, où elle a laissé le souvenir des
plu brillantes qualités et des plus aimables vertus. Enfin, a bout de 5 ans, le
29 mai 1819, elle fut élue Supérieur générale. Elle avait alors 54 ans. Elle
était à la hauteur de sa place, par ses vertus et ses talents ; elle était la
seul à l'ignorer. Elle fut toujours d'une humilité profonde, d'une simplicité
angélique, d'une amabilité propre à lui gagner tous les cœurs.
A la fin de son généralat,
elle fut chargée de la direction du second noviciat, puis fut élue deux fois
première Assistante ; mais, en 1836, elle ne voulut conserver que sa place de
première Maîtresse du second noviciat, qu'elle finit par quitter en 1839, pour
ne s'occuper que d'elle-même. Elle s'endormit, dans le Seigneur, le samedi, 3
février 1844, à 11 heures du soir, âgée de 72 ans, dont 55 de profession.
LIVRE VI.
DEPUIS L'ÉLECTION DU M. P. DESHAYES JUSQU'A SA MORT.
(1821-1841.)
CHAPITRE
1er
LE R. P. DKSHAYES,
SUPÉRIEUR GÉNÉRAL. — TRAVAUX DE CONSTRUCTIONS OU DE RÉPARATIONS A LA
COMMUNAUTÉ DE LA SAGESSE. — DÉMÊLÉS ENTRE LES SUPÉRIEURS DE LA SAGESSE ET MGR
SOYER, ÉVÊQUE DE LUÇON. — SECOND NOVICIAT. — LA MÈRE SAINT-LIN.
Le R. P. Duchesne ayant
cessé de vivre, il fallut procéder à l'élection d'un successeur. Le choix n'en
paraissait pas douteux. Le P. Deshayes, entré dans la Compagnie de Marie depuis
quelques mois seulement, et nommé Assistant de l'ancien Supérieur général
depuis quelques semaines, était évidemment l'homme que la divine Providence
destinait à remplir le poste vacant. Il fut élu par ses confrères le 17 janvier
1821, et son élection fut approuvée aussitôt par Monseigneur l'évêque de La
Rochelle, qui administrait encore le diocèse de Luçon.
Santé robuste que rien
ne semblait pouvoir altérer ; physionomie qui respirait à la fois une imposante dignité et une douce paternité
; caractère loyal et ferme, avec une grande bonté de cœur ; longue habitude de
l'administration et des affaires ; connaissance parfaite des hommes et de son
temps ; jugement solide ; foi ardente ; confiance entière dans la divine
Providence, avec une sorte de passion pour les bonnes œuvres, dont, à cette
époque de renouvellement, il sentait le besoin, le P. Deshayes avait reçu du
ciel tout ce qu'il fallait pour remplir une tâche glorieuse et faire un bien
immense. Il n'a pas enfoui dans un sol stérile les talents que Dieu lui avait
confiés, et tout fait espérer qu'à la fin de sa course, il a entendu résonner à
son oreille cette parole du divin Maître : « Courage, bon et fidèle serviteur ;
parce que vous avez été fidèle, entrez dans la joie de votre Seigneur. »
Pendant la grande
Révolution, il s'était montré d'un courage à toute épreuve et d'un dévouement sans
bornes à l'Eglise et au Saint-Siège. Soit comme diacre, soit comme prêtre, il
avait rendu les plus grands services à la religion, dans sa chère Bretagne qui
l'avait vu naître. Après les jours mauvais, il fut chargé d'exercer le saint
ministère successivement dans plusieurs paroisses. En dernier lieu, il fut
nommé curé d'Auray, en 1805. On n'y a point oublié et on n'y oubliera pas de
longtemps ses vertus et ses œuvres. Nous n'avons point à raconter ici tout le
bien qu'il a fait avant ou après son arrivée ai Saint-Laurent ; nous n'avons à
parler que de ce qui regarde particulièrement l'histoire de la Congrégation de
la Sagesse. Nous ajouterons pourtant, avant d'aller plus loin, que
non-seulement il était dévoré de zèle pour la religion et pour toutes les œuvres
qui pouvaient contribuer au bien-être de ses semblables et au soulagement des
misères humaines, mais qu'il savait encore faire partager ses sentiments à ceux
qu'il jugeait capables de l'aider dans ses généreux desseins. Il était
difficile de résister à ses demandes, qui avaient toutes pour but des
entreprises évidemment utiles. Nous n'en donnerons ici qu'une preuve, sans
sortir de notre sujet.
Les Sœurs de la Sagesse
tenaient un pensionnat de rentiers dans le faubourg de Chaillot, à Paris. Non
loin de cette maison se trouvait l'hôtel du général Frère. Le P. Deshayes
désirait l'acheter, pour y placer des classes de petites filles. Il se décida,
un jour, à se présenter chez l'homme de guerre pour lui parler de cette alfaire.
"Voici comment M. Laveau raconte cette entrevue dans la Vie du P. Deshayes
:
« Qu'y a-t-il pour votre
service, M. l'abbé? dit le général étonné de la visite. — Vous avez là un bel
hôtel, M. le général. — Eh bien ! — Il est un peu grand pour vous. — Quoi !
vous le vendre ? qu'en voulez-vous faire?
Général, le remplir de
Religieuses. — Oh! M. l'abbé ; et ma fille au milieu d'elles? — Leur adjoindre
les petites pauvrettes de Chaillot. —Vous êtes plaisant, M. l'abbé.
Puis, après quelques
moments de silence : Et si ma fille allait se faire bonne Sœur! — Rien
d'impossible, général. — Mais ma maison vaut beaucoup ! — Combien, général ? —
Plus de soixante mille francs. — Je n'en ai que trente mille à vous offrir. —
Pas possible ! » L'on cause, l'on rit, et, à la fin, le général est emporté comme
d'assaut : « Je vous la donne, allez chez mon notaire. » Ce dernier, surpris
d'une quasi-donation, avertit ses connaissances, et retarde l'acte de vente. Dès
le soir, on venait offrir au propriétaire cinquante-six mille francs pour son
hôtel. « Non, répondit le général, un honnête homme n'a qu'une parole » ; et à
l'instant il écrit à son notaire, et lui intime l'ordre de passer l'acte avec
le P. Deshayes pour la somme de trente mille francs. Nous aurons occasion de
parler plus tard de cette maison achetée à si bas prix, en 1823, et vendue à la
ville de Paris, en 1864, avec un bénéfice de plus de trois cent mille francs,
qui ont été employés dans la construction de la magnifique chapelle de la
Communauté de Saint-Laurent.
Le R. P. Deshayes était
appelé à donner un essor extraordinaire aux Congrégations que le ciel lui avait
confiées. Les Frères, aussi bien que les Pères et les Sœurs, devaient
recueillir avec abondance les fruits de son heureux passage à Saint-Laurent.
Les Filles de la Sagesse virent leur nombre s'accroître d'une manière
considérable, pendant les années de son généralat. Le 1er janvier
1821, la Congrégation comptait 731 Religieuses et 47 novices; au moment de la
mort du P. Deshayes, à la fin de 1841, elle comptait 1593 Religieuses et 75 novices.
C'est le 27 mai 1841 que, pour la première fois, on vit en même temps 100
novices à la Communauté ; quelques jours après, on en comptait 108 ; de 1821 à
1841, on fonda 32 nouveaux établissements, et on en refusa 114.
La Communauté, voyant
augmenter peu à peu ses ressources, pouvait faire des dépenses plus
considérables. Aussi s'occupa-t-on d'élever des constructions plus ou moins
nécessaires. On peut dire que l'enclos de la Sagesse changea presque
entièrement de face. Du jardin et de la prairie que longe la Sèvre on retira
des masses énormes de pierres, qui servirent à construire les bâtiments projetés,
et à élever un vaste mur d'enceinte autour de ce jardin et de cette prairie.
Le Vendredi-Saint de
l'année 1826, on érigea un Chemin de Croix dans l'enclos ; mais on se borna
alors ii placer 14 croix de bois, hautes d'environ 1 m. 50 c. Ce bois ne
pouvait durer longtemps ; c'est pourquoi on songea plus tard à faire quelque
chose de plus solide, et l'on désira surtout que ce Chemin de Croix ne fût pas
placé dans un lieu de passage. Pour atteindre ce but, le Père Dalin, alors
Supérieur général, fit commencer, en 1847, des travaux de préparation qui se
terminèrent en 1849, et, en vertu d'un rescrit de Pie IX, en date du 4 mai
1849, l'érection du Chemin de Croix en pierre que l'on voit aujourd'hui eut
lieu solennellement. On ne changea rien au tombeau que le P. Deshayes avait
fait construire.
La maison de la Sagesse
et la chapelle qui fut bénite en 1782 étaient bâties sur un plan représentant
le chiffre de Notre-Seigneur. Ce plan occupait presque tout le terrain
appartenant alors à la Communauté. La chapelle étant devenue insuffisante pour
contenir le personnel, qui avait beaucoup augmenté, la Congrégation eut recours
à la munificence du Gouvernement, à l'effet d'obtenir les fonds nécessaires
pour son agrandissement. La demande fut favorablement accueillie, et l'on se
mit à construire les deux bras de la croix et le sanctuaire. Les travaux
commencés au mois de mars 1827 furent terminés l'année suivante, et, le 10 août
1828, la chapelle fut consacrée par Mgr Bernet, évoque de La Rochelle. Mais,
comme on le voit aujourd'hui, cette chapelle n'existe plus ; elle est remplacée
par un monument magnifique, dont nous aurons à parler à la fin de cette
histoire.
Afin d'éviter les mille
difficultés qu'on avait à faire moudre le grain par des personnes étrangères,
le R. P. Deshayes, que rien n'arrêtait quand il s'agissait d'entreprises utiles,
songea à faire construire un pont et un moulin dans l'enclos de la Sagesse. Son
projet rencontra de nombreux obstacles ; mais son habileté et sa patience
surent les surmonter.
Par une transaction
passée entre la commune de Saint-Laurent et la Congrégation, le 12 décembre
1834, il fut permis de construire un moulin de la manière prescrite par
l'ordonnance royale reçue à cet effet le 18 février de la même année. Le pont
et le moulin étaient terminés au mois de juin 1835.
A cette occasion, la
Congrégation a contracté envers la commune de Saint-Laurent plusieurs obligations,
dont nous allons parler ici, afin de n'avoir plus à y revenir. Elle s'obligeait
d'abord à fournir un local pour faire l'école aux garçons. Mais ce local étant
devenu, par la suite, insuffisant pour le nombre des enfants, la commune fit
ses observations, et par un traité sous la date du 9 octobre 1850, passé entre
les parties intéressées, il a été arrêté que la Communauté serait entièrement
déchargée de l'obligation de fournir un local pour l'école des garçons,
moyennant une indemnité de 2000 francs, pour aider à la construction d'une
nouvelle maison.
La Communauté
s'obligeait en outre à exécuter les promesses contenues dans un acte du 24
septembre 1719, lequel porte que le principal emploi des Filles de la Sagesse,
en s'établissant dans la commune de Saint-Laurent, serait de s'appliquer à
l'instruction des jeunes filles de cette paroisse, à secourir et à médicamenter
les pauvres qui s'y trouvent, particulièrement ceux qui en seraient
originaires, et à exercer plusieurs œuvres de charité spirituelle et
corporelle, sans pour cela rien prétendre ni exiger des paroissiens.
Par une délibération du
21 avril 1853, le Conseil municipal de Saint-Laurent a confirmé ledit traité,
et, par un reçu du 12 janvier 1856, M. le maire a reconnu que la Congrégation s'était
entièrement libérée de ses obligations envers la commune, au sujet du bâtiment
de l'école des garçons.
En 1822, c'est-à-dire
peu de temps après l'arrivée du P. Deshayes à Saint-Laurent et celle de Mgr
Soyer à Luçon, quelques démêlés survinrent entre le nouvel évêque diocésain et
les Supérieurs généraux de la Sagesse. L'évêque fit trop voir peut-être qu'il
ne regardait le Supérieur général que comme son délégué, et qu'il songeait à
s'occuper plus directement que ses prédécesseurs de l'administration de la
Communauté. Les évêques précédents avaient laissé une pleine liberté d'action
aux Supérieurs généraux qui, depuis un siècle, en avaient toujours usé pour le
plus grand bien.
Un changement notable
opéré dans le costume des Religieuses de Chavagnes fit craindre que l'évêque ne
voulût déroger aux usages de la Congrégation de la Sagesse, et même à ce qui
avait été déterminé par le Fondateur. On songea à se soustraire à ce danger, en
transférant le noviciat à la Chartreuse d'Auray, dont on eût fait la Maison-Mère,
ou une seconde maison principale. Monseigneur l'évêque de Vannes accueillait ce
plan avec une entière faveur. Mais une visite faite à Mgr Soyer par le P.
Deshayes, au mois d'octobre 1822, arrangea toute cette affaire. Pour preuve
d'une union complète, l'évêque promit de donner de suite à la Compagnie de
Marie quatre jeunes Missionnaires, qui étaient les Pères Marchand, Hilléreau,
Gouraud et Duret. Depuis ce temps-là, Mgr Soyer n'a pas cessé, un instant, de
porter le plus vif intérêt aux Congrégations de Saint-Laurent, et de vivre dans
une parfaite intelligence avec les Supérieurs.
Avant la Révolution,
comme depuis, les retraites annuelles des Sœurs se faisaient à Saint-Laurent
aussi régulièrement que possible. Elles étaient prêchées tantôt par des Pères
de la Compagnie de Marie, tantôt par des prêtres étrangers. Dans les
établissements, les Sœurs faisaient leur retraite comme elles l'entendaient, et
à l'époque qui leur convenait le mieux. Dès le commencement de son généralat,
le P. Deshayes songea à procurer à plusieurs établissements le bienfait de la
retraite. Dans une lettre écrite à la fin de 1822, il se réjouissait de voir
que sur 747 Religieuses, que comptait alors la Congrégation, 221 avaient eu le
bonheur d'assister à la retraite annuelle. Ce n'est pourtant que sous le
gouvernement du P. Dalin, en 1842, que les retraites ont été complètement et
parfaitement organisées. Depuis cette époque, les Pères de la Compagnie de
Marie ont toujours donné toutes les retraites des Filles de la Sagesse. Trois
ou quatre retraites ont lieu, tous les ans, dans chaque province, où sont
envoyés ensemble deux ou trois Missionnaires. Toutes les Sœurs de chaque
province se réunissent successivement dans la maison où se font les pieux
exercices. Les trois retraites annuelles de la province de Saint-Laurent ont
lieu dans le magnifique établissement de Saint-Michel ; 600 Religieuses environ
assistent à ces trois retraites, et à une quatrième qui se fait dans la
Maison-Mère pour les malades, les infirmes et les Sœurs d'un âge avancé.
Comme tous les
Missionnaires de la Compagnie de Marie, le P. Deshayes tenait à l'Eglise et au
Souverain Pontife du fond de ses entrailles. Pendant la Révolution, il avait
été chargé ou il s'était chargé lui-même avec bonheur de transmettre aux prêtres
fidèles de la Bretagne les instructions du Pape. Durant la captivité de Pie VII
à Fontainebleau, il était allé le visiter au nom de toute la province
religieuse à laquelle il appartenait, et par reconnaissance le Saint-Père lui
avait donné tous les pouvoirs que peut obtenir un simple prêtre. Il voulut
encore se prosterner aux pieds de Léon XII, afin de lui offrir ses hommages et
ses vœux, et d'en recevoir de sages conseils et des bénédictions abondantes
pour lui et pour la famille religieuse dont il était devenu le Père. Il
songeait aussi à solliciter l'approbation de ses Congrégations, et même il
désirait voir s'il serait possible de s'occuper efficacement de la
Béatification du P. de Montfort. Il fit pour cela le voyage de Rome, en 1825.
Parti de Saint-Laurent
au commencement de janvier, et arrivé à Rome au milieu de février, il en
repartit à la fin d'avril et rentra à la Communauté dans la première quinzaine
de juillet. Il avait fait tout ce voyage avec la même voiture et les mêmes
chevaux ; il était conduit par le Frère Bernard. Son séjour à Rome eut tout le
succès désirable. Il fut reçu du Pape avec une bonté toute paternelle, et
obtint pour ses deux Congrégations un Bref
laudatif, daté du 20 mai 1825. C'était un acheminement à ce qui devait
avoir lieu sous son successeur. Il fit faire également un pas important à l'affaire
de la Béatification du P. de Montfort, dont on commença dès lors à s'occuper
d'une manière très-sérieuse et très-efficace.
Nous croyons que le Bref
laudatif, accordé simultanément à la Compagnie de Marie et à la Congrégation de
la Sagesse par le Pape Léon XII, doit trouver ici sa place. Nous le donnons
dans son entier.
« Notre très-cher fils,
salut et bénédiction apostolique.
« Les paroles qu'un de
nos prédécesseurs, Adrien II, d'heureuse mémoire, instruit de l'affection de
Charles le Chauve, roi de France, pour les Eglises de ce royaume, adressait à
ce prince : « Croyez que nous chérissons autant que vous-même les vertus qui
brillent en vous », ces paroles, nous croyons devoir les employer aujourd'hui,
et les adresser avec vérité à vous et aux pieuses Sociétés que votre vigilance
rend florissantes. En effet, nous n'ignorons pas que les deux Congrégations des
Missionnaires et des Filles que vous conduisez, instituées, vers le
commencement du siècle passé, par le zèle du P. de Montfort, ont excité
l'admiration des gens de bien.
« L'on a vu, en effet,
d'un côté les Missionnaires entreprendre dans la Bretagne et le Poitou, pour
instruire les peuples, de saintes excursions dont le nombre et les fatigues
croissaient de jour en jour, et retirer une infinité d'âmes des dangers du vice
et de l'erreur ; d'un autre côté, les Filles de la Sagesse donner tous leurs
soins aux malades, non-seulement pour les soulager dans leurs infirmités
corporelles, mais encore pour procurer le salut de leurs âmes, en leur
rappelant à propos le souvenir des récompenses et des peines de l'autre vie ;
et, de plus, faire tous leurs efforts pour réunir auprès d'elles de jeunes
personnes des villes et de la campagne, afin de leur donner une éducation
chrétienne et utile au public.
« Tant de bonnes œuvres
étaient sans doute bien dignes d'admiration et de louanges; mais comme
d'ordinaire les Communautés sont, dans les commencements de leur institution,
très-ferventes, pleines d'ardeur el de zèle, et que quelquefois cependant,
l'ennemi venant à semer l'ivraie, la suite ne répond pas au commencement, il
était nécessaire d'avoir attentivement les yeux ouverts sur ces deux Sociétés,
pour examiner leurs progrès, la marche qu'elles prendraient, et pour voir si la
persévérance couronnerait de si beaux commencements. Et en effet, à peine
soixante-dix ans s'étaient-ils écoulés depuis la mort de votre Fondateur, que
la France a vu, dans un temps de calamité, le fanatisme changer sa constitution
civile et religieuse, cribler le froment et en séparer jusqu'au dernier grain,
de sorte qu'on distinguait et ceux qui conservaient encore en eux-mêmes
quelques sentiments de religion, et ceux qui, corrompus au dedans, se paraient encore
au dehors d'un certain masque de vertu. Au milieu de ces troubles, où l'audace
triomphait hélas ! de l'autorité des lois, où l'impiété déchaînée contre la
religion de nos pères destinait et livrait à la mort tous les gens de bien, vos
deux Sociétés, nous le savons, après avoir embrassé la sainte cause, l'ont
soutenue jusqu'au dernier soupir, et ont regardé comme un bonheur et une gloire
de mourir pour sa défense, ayant à leur tète celui qui les gouvernail dans ces
temps orageux.
« Et aujourd'hui, après
qu'une protection spéciale du ciel vous a arrachés des mains des impies, nous
n'ignorons pas avec quel succès, sous votre autorité et par votre zèle, ces
hommes choisis et ces filles courageuses procurent le bien de la religion dans
votre patrie : c'est ce qu'ont attesté à notre Siège apostolique nos Vénérables
Frères les Archevêques de Bordeaux et d'Aix, ainsi que nos Vénérables Frères
les Evêques de Luçon, de La Rochelle, de Poitiers, de Bennes, d'Angers, de
Coutances, de Quimper, d'Orléans, de Nantes et de Vannes. D'après un témoignage
si digne de foi, et après avoir consulté les Evoques et les autres Prélats
Réguliers, nous sommes restés convaincus, nous et nos Vénérables Frères leurs
Révérendissimes Eminences les Cardinaux que chacun de vos instants était
consacré à des œuvres saintes. Nous avons appris que les Missionnaires de la
Société dite du Saint-Esprit (Compagnie de Marie) vont prêcher dans différents
diocèses du royaume ; qu'ils éloignent, de temps en temps, du tumulte des
affaires, des fidèles, et particulièrement les Filles de la Sagesse, pour leur
remettre sous les yeux les vérités du salut ; que ces Filles admirables
soulagent, par leurs paroles et par leurs secours, les affligés et surtout les
malades ; qu'elles tiennent presque tous les hôpitaux maritimes de France et un
grand nombre d'autres ; qu'elles y assistent les infirmes et les servent avec
la plus grande bonté ; on nous a appris qu'elles ont, dans différents lieux,
plusieurs maisons d'éducation pour les jeunes personnes du sexe, où les filles
qui ne savent point de métier, et qui n'ont pas été instruites des dogmes
catholiques, apprennent un étal, les principes de la religion et le moyen de
former leurs mœurs. Enfin, ces deux Sociétés sont si persuadées que rien de ce
qui peut être utile au prochain ne leur est étranger, qu'elles travaillent à
l'instruction de ceux même que la nature a privés de l'ouïe, et rend incapables
d'être instruits par la parole dont nous nous servons pour exprimer nos pensées,
laquelle est si avantageuse pour la propagation de la religion.
« Chantons donc un
cantique au Seigneur ; chantons un cantique nouveau à la gloire de Dieu ; car
si, au jour de sa colère et de ses jugements, il a permis que la France, la
plus belle portion de la chrétienté, ait été remplie de troubles et
d'agitations par des hommes pervers, et qu'elle se soit trouvée à deux doigts
de sa perte, il a voulu, au milieu de la dévastation des temples, de la
profanation des choses les plus saintes, et des flots de sang cruellement
répandus;, il a voulu, notre cher fils, conserver à votre patrie, en vous et
dans vos deux Sociétés, non-seulement des exemples de piété, mais encore de
puissants secours et des instruments de salut.
« Maintenant que la paix
est rendue à la France, et que la famille des Rois très-chrétiens est remontée
sur le trône de ses ancêtres, vos Congrégations, protégées par cette auguste
Maison et par la piété des Archevêques et des Evêques, qui seconderont vos
soins et travaux, produiront de jour en jour des fruits de vertu plus abondants,
ce que nous demanderons sans cesse au Dieu de toute bonté et de toute grandeur.
Il faut que votre courage continue l'œuvre sainte entreprise avec le secours de
Dieu. Ne vous laissez arrêter ni par les fatigues des voyages, ni par les
critiques et les calomnies des hommes; mais efforcez-vous d'achever ce que Dieu
vous a fait commencer, sachant que plus les travaux sont grands, plus la gloire
qui les récompensera dans l'autre vie sera grande : ce sont les paroles d'un de
nos prédécesseurs, saint Grégoire le Grand. Enfin, pour gage de notre
bienveillance, nous donnons à vous, aux zélés Missionnaires et aux courageuses
Filles que vous dirigez, notre bénédiction apostolique. »
Cette page d'histoire,
signée par le Souverain Pontife Léon XII, n'est pas la moins glorieuse pour
toute la famille de Montfort. Ce Bref si précieux était bien capable
d'enflammer le zèle des Pères de la Compagnie de Marie et des Filles de la
Sagesse. Aussi, les vit-on se livrer avec une nouvelle ardeur à toutes leurs
saintes fonctions et à toutes les œuvres de charité qui leur étaient confiées
par le ciel.
A son retour de Rome, le
R. P. Deshayes présida, à la Communauté de la Sagesse, une assemblée
capitulaire qui eut à traiter plusieurs questions plus ou moins importantes.
Entre autres choses, on établit alors le second noviciat, c'est-à-dire qu'il
fut réglé que les novices professes, qui faisaient leurs vœux annuels depuis au
moins cinq ans, viendraient passer quelques semaines, et même quelques mois,
s'il était possible, à la Maison-Mère, pour se préparer à prendre un engagement
définitif. Le Père Deshayes avait communiqué ce projet au Souverain Pontife,
qui l'avait fortement approuvé. Jusque-là les Sœurs faisaient leurs vœux
perpétuels dans les établissements où elles se trouvaient, après en avoir reçu
l'autorisation de leurs Supérieurs généraux. Le projet qui s'exécutait alors
était d'ailleurs conforme aux Constitutions qui en parlaient.
Dans une autre assemblée
capitulaire qui se tint en 1828, on élut pour Supérieure générale la Sœur
Saint-Lin, qui mourut un an et quelques mois après son élection. Elle
s'appelait dans le monde Marie-Anne-Saint-Michel Dunézat. Elle était née à
Saint-Domingue, le 13 novembre 1783, et elle avait fait profession le 1er
novembre 1804. Elle mourut le 23 novembre 1829. Ainsi le mois de novembre fut
celui de sa naissance, de sa profession religieuse et de sa mort. Pendant sa
maladie, elle avait grandement édifié toutes ses Sœurs par sa foi, sa patience
et sa résignation. Sa confiance en Dieu était sans bornes. Lorsque, dans ses
derniers instants, on lui parlait de sa mort prochaine, elle s'écriait, dans
les transports de la joie : « Ah! l'heureuse nouvelle : ah ! l'heureuse
nouvelle ! » Elle conserva jusqu'à la fin une pleine connaissance, et reçut
tous les secours de la religion avec les sentiments de la plus tendre piété.
Quelques moments avant d'expirer, elle renouvela ses vœux, en présence du
Supérieur général. Sa mort jeta la désolation dans la Communauté.
Elle ne fut remplacée
que l'année suivante par la Mère de la Résurrection, qui fut élue le 29 mai
1830. Monseigneur Soyer, évêque de Luçon, présidait cette élection. La nouvelle
Supérieure générale avait toutes les qualités nécessaires pour gouverner
sagement la Congrégation, dans les temps difficiles qui allaient bientôt
commencer.
CHAPITRE
II.
LA RÉVOLUTION DE 1830.
— VISITES DOMICILIAIRES FAITES A LA
COMMUNAUTÉ DE SAINT-LAURENT.
La Révolution de 1830,
qui renversa le trône des Bourbons, se montra tout d'abord hostile à la
religion. Dans bien des lieux, les prêtres furent inquiétés, et eurent même à
subir de véritables persécutions. Les Communautés religieuses devaient aussi
s'attendre à éprouver bien des tracasseries ; celles de Saint-Laurent surtout,
situées au milieu d'un pays qui devait regretter le gouvernement tombé, et
détester celui qui venait de sortir des barricades, ne pouvaient être
épargnées. Nous verrons tout à l'heure qu'on ne les oublia pas. Cependant on ne
s'occupait pas de politique dans ces Communautés, qui ne songeaient qu'à
remplir fidèlement leurs emplois, pour la gloire de Dieu et le bien du
prochain.
Nous citerons ici
quelques passages d'une lettre écrite, le Ie1er janvier 1835, aux
Filles de la Sagesse par leurs Supérieurs généraux ; nous verrons si on y parle
le langage de la révolte ou de la résistance :
« Un avis que nous ne
faisons que renouveler, parce que nous vous l'avions déjà donné plusieurs fois,
c'est d'user de prudence et de discrétion, dans les rapports que vous êtes
obligées d'avoir avec les personnes du monde. Ne vous occupez nullement des
affaires politiques ; n'en parlez même pas entre vous. Laissez agir la Providence,
et soumettez-vous d'avance à ses desseins. Nous avons des éloges à vous donner
à ce sujet ; nous vous engageons à les mériter toujours. »
Lisons la suite de cette
lettre, et écoutons d'autres éloges également mérités par les Filles de la
Sagesse :
« Si nous bénissons le
Seigneur de la prudence que nous remarquons dans votre conduite, nous ne pouvons
non plus nous empêcher de le louer pour le zèle et la charité dont il vous a
animées jusqu'à présent, pour voler au secours des pauvres cholériques, qui
tant de fois déjà ont réclamé les soins d'un grand nombre d'entre vous. Nous ne
vous dissimulons pas que nous sommes remplis de consolation dans le Seigneur,
en voyant un tel dévouement de votre part. Il est vrai que nos cœurs ont été
plus d'une fois pénétrés de la plus vive douleur, en apprenant la perte de
plusieurs de vos Sœurs, que cette terrible maladie nous a enlevées. Mais
l'espoir que nous avons de leur bonheur a beaucoup adouci notre peine à ce
sujet, et nous ne doutons point qu'elles ne prient d'une manière spéciale pour
celles qui s'exposent comme elles à mourir victimes de leur charité. Que votre
zèle ne se ralentisse donc point ; souvenez-vous que Celui pour l'amour duquel
vous vous sacrifiez s'est lui-même immolé pour vous, et que vos travaux,
quelque pénibles qu'ils soient, n'ont aucune proportion avec la récompense que
vous avez lieu d'espérer. »
Nous venons de voir que
les Sœurs de la Sagesse, au lieu de s'occuper de politique, volaient partout au
secours des malheureux atteints du choléra, et ne balançaient pas à exposer
leur vie pour les soulager.
Quelques-unes d'entre
elles restaient aussi à Saint-Laurent, pour soigner d'autres malades Des troupes envoyées par le Gouvernement
inondaient la Vendée, dont on craignait le soulèvement. Dans certaines localités,
les soldats malades manquaient absolument de soins. Les Filles de la Sagesse établirent
alors une ambulance pour les soldats des cantonnements de Saint-Laurent et des
environs. On choisit pour cela la maison dite du Pensionnat, qui reçut dans
cette circonstance le nom d'hôpital. D'abord, les Sœurs donnèrent gratuitement
leurs soins aux soldats, sans rien épargner de ce dont ils pouvaient avoir
besoin. Ce n'est que plus tard que, le nombre des malades augmentant, on prit
des arrangements avec les autorités civile et militaire. Depuis le 31 janvier
1831 jusqu'au mois de mai, on avait soigné gratuitement 22 malades, comme
l'atteste le capitaine commandant la 1re compagnie du 1er
bataillon du 32e régiment de ligne. « Je certifie et atteste »,
disait-il dans son rapport, « que les 22 hommes désignés d'autre part ont été
soignés gratuitement par les Sœurs de la Sagesse de la Communauté de
Saint-Laurent-sur-Sèvre. Ces hommes se trouvant malades, les Sœurs se sont offertes
de les soigner, et, en effet, elles ont formé une ambulance dans leur
établissement. On ne saurait trop faire l'éloge du zèle qu'elles ont mis pour
prodiguer leurs soins aux malades. Je certifie aussi que ces Dames ont offert à
la compagnie tout ce qui pouvait contribuer au bien-être du soldat.
« Fait à Saint-Laurent,
le 4 mai 1831 ; signé Bourrié. »
Celte ambulance dura
quatre ans. Il semble qu'elle devait être comme un paratonnerre, sinon pour
tous les habitants de Saint-Laurent, qui d'ailleurs demeuraient calmes, du
moins pour les Filles de la Sagesse qui se montraient si généreuses et si
charitables ; mais non, il n'y a point à compter sur la gratitude d'hommes
égarés par de mauvaises passions. Connaissant les hommes de la Révolution, les
Sœurs s'attendaient à tout, mais avec tranquillité et confiance en Dieu.
Un soir qu'on était venu
prévenir la Communauté de la Sagesse qu'elle serait probablement investie dans
la nuit même, on crut devoir en avertir les novices, en leur recommandant de
mettre auprès de leurs lits leurs vêtements les plus propres et les plus
convenables, afin de s'en revêtir, si on était dans l'obligation de s'enfuir.
Malgré cette triste annonce, qui devait naturellement jeter le trouble et la
crainte dans ces jeunes âmes, toutes les novices se couchèrent et s'endormirent
tranquillement, parce qu'elles savaient que leurs pieuses maîtresses veillaient
pour elles. Dans la visite qu'une des Sœurs fit dans les dortoirs, pendant la
nuit, elle trouva une novice couchée sur son lit, dormant paisiblement. Elle
était tout habillée en blanc, avec son voile, telle qu'elle était, peu de jours
auparavant, à la procession de la Fête-Dieu. On l'eût prise pour un ange. La
Religieuse respecta son sommeil ; mais la visite domiciliaire n'ayant pas eu
lieu, elle demanda, le lendemain, à la novice, pourquoi elle s'était ainsi
revêtue de ce qu'elle avait de plus beau. « Oh! ma chère Sœur, répondit-elle
avec un admirable élan d'amour et de ferveur, je pensais qu'on allait venir
nous tuer, pendant la nuit, et je voulais mourir tout en blanc, comme une
vierge. Si vous saviez combien j'étais heureuse ! Non, je ne crois pas que jamais
je puisse goûter un plus grand bonheur que celui dont j'ai joui hier soir. »
Ce qu'on avait lieu de
craindre arriva enfin. Le 21 juin 1832, entre midi et une heure, la Communauté
fut envahie par une compagnie de soldats, ayant à leur tête un officier qui se
présenta avec insolence, en faisant des menaces. La rumeur fut grande dans le
bourg, et la population fut bientôt rassemblée. Une Sœur se présente, elle est
aussitôt saisie et consignée ; mais, s'apercevant que l'officier n'a pas
d'ordre supérieur, elle force la consigne et circule où sa présence est
nécessaire. Sa fermeté en imposa aux soldats. L'officier était un lieutenant de
la 2ème compagnie du 3° bataillon du 44e de ligne, du nom
de Treille. Il n'avait point reçu ordre de faire une visite dans la Communauté
: aussi parut-il craindre de se compromettre, en allant plus loin qu'il ne
devait ; il se retira.
Au mois de septembre de
la même année, le général Rousseau, commandant le département de la Vendée, se
rendit à Saint-Laurent, à la tête de quelques centaines de soldats, pour
chercher, disait-on, la duchesse de Berry, qui devait être cachée dans la
Communauté de la Sagesse. On fit une visite minutieuse qui dura deux jours.
Toutes les Religieuses et novices furent passées en revue séparément, puis consignées.
Aucune Sœur ne pouvait circuler, sans être escortée par un soldat ou un gendarme.
Tous les coins et recoins de la maison furent explorés. La visite du bureau fut
celle qui prit le plus de temps, car on ouvrit toutes les lettres et tous les
papiers, mais on ne trouva rien de compromettant pour personne.
Le second jour de la
visite, à trois heures de l'après-midi, les Sœurs, toujours gardées, n'avaient
encore pris aucune nourriture, depuis le souper de la veille. Enfin, on leur
donna quelque liberté, et elles se rendirent au dîner. Pendant le repas, le
général entre dans le réfectoire avec son état-major ; mais sa présence ne
change rien aux habitudes de la Communauté. La lectrice, sans aucune
hésitation, poursuit sa lecture ; les Sœurs restent assises, et, sans lever les
yeux, continuent leur modeste repas : du bœuf bouilli et des pommes de terre
cuites à l'eau en faisaient tous les frais. Les officiers firent en silence le
tour des tables, et se retirèrent, pénétrés, comme plusieurs l'ont déclaré,
d'un sentiment de respect profond pour une réunion si imposante.
Une autre visite
domiciliaire autrement terrible et désastreuse eut encore lieu dans la
Communauté, du 28 au 31 janvier 1833. On peut voir, dans l'histoire de la
Compagnie de Marie, ce qui se passa chez les Missionnaires. Les Sœurs étaient à
la prière du soir, quand on vint annoncer à la Supérieure générale que la
maison était enveloppée par les soldats. La Supérieure sonne une petite
clochette qui avertit la Sœur qui faisait la prière de s'arrêter. « Mes Sœurs,
dit-elle, nos maisons sont cernées par des troupes ; que personne ne se
trouble, mettons notre confiance dans le bon Dieu ; il n'arrivera que ce que ce
bon Père voudra bien permettre. Nous allons dire les litanies de la Sainte
Vierge, les bras en croix. » Quel spectacle attendrissant présente cette
Communauté si nombreuse, priant ainsi, les bras étendus vers le ciel !
On n'entra pas dans la
maison de la Sagesse pendant la nuit ; on avait assez à faire chez les
Missionnaires. La plupart des Sœur allèrent prendre leur repos ; d'autres
passèrent la nuit auprès du feu ; quelques-unes étaient particulièrement chargées
de la surveillance. Le lendemain, les soldats se rendirent à la Communauté.
Après avoir fait l'appel nominal des Sœurs et les avoir passées en revue, on
les consigna. Dès ce moment, il ne leur fut plus permis de sortir, sans être
accompagnées d'un militaire, l'arme au bras. Pendant deux jours, tout fut examiné
dans l’établissement ; pas un coin du jardin et de l'enclos qui ne fût fouillé.
Le saint sépulcre, qui venait d'être achevé, attira surtout l'attention des
plus impies d'entre les soldats. Ils s'acharnèrent contre ce monument pieux, et
mutilèrent à coups de baïonnettes tous les personnages nouvellement peints à la
fresque.
On est heureux de
constater que tous les militaires ne montraient pas la même impiété et la même
brutalité. Quelques-uns gémissaient de torturer ainsi des Religieuses qui les
avaient soignés dans les hôpitaux, et qui étaient encore disposées à leur rendre
tous les services dont ils pourraient avoir besoin. L'un d'eux, ayant reconnu
une Sœur qui, peu de semaines auparavant, l'avait soigné dans une violente
attaque de choléra, lui dit, en l'accompagnant : « Oh ! ma Sœur, je vous dois
la vie, et je suis obligé de vous garder prisonnière ! Que vous êtes heureuse
de n'attendre votre récompense que du ciel ! » En achevant ces mots, ce bon
militaire se mit à pleurer. On en entendait d'autres dire entre eux : « Sous
Bonaparte, on faisait la guerre aux ennemis de l'Etat; maintenant nous la
faisons à nos amis, aux prêtres et aux Religieuses qui ne nous font que du bien
! » Une Sœur, ayant pitié d'un factionnaire qui paraissait fatigué, et n'avait
rien pris depuis longtemps, lui proposa un morceau de pain qu'elle avait pu se
procurer. « Je vous en remercie, ma Sœur, lui dit-il honnêtement et d'un air
touché ; ne me faites pas d'instances ; il nous est défendu de rien prendre
pendant notre faction. » Voilà comment les Sœurs cherchaient à se venger. Il
est inutile de dire qu'on ne trouva, dans la Communauté, ni la duchesse de
Berry, ni rien de compromettant.
Cette visite
domiciliaire s'était faite par ordre du général commandant la 12e
division militaire, et les soldats avaient été placés sous l'autorité et la
direction de M. Hémery, commissaire de police à Machecoul. Peut-être qu'on
n'avait trouvé personne à Nantes qui voulût se charger d'une semblable
expédition.
CHAPITRE
III.
CHAPITRE GÉNÉRAL DE LA CONGRÉGATION.
— DÉVOUEMENT DES SOEURS PENDANT LE CHOLÉRA DE 1835. — MGR L'EVÊQUE DE BARDSTOWN
A SAINT-LAURENT. — LA SOEUR SAINT-MALCH ASSASSINÉE PAR UN FORÇAT. — SALLES D'ASILE DE L'ENFANCE.
Tandis que le désordre
régnait dans la société civile, la Congrégation de la Sagesse se plaisait à
faire régner l'ordre et la discipline dans son sein. Elle cherchait à faire
comprendre de plus en plus à tous ses membres l'importance de la Règle dont
l'observance exacte fait la force et la vie d'une Communauté. C'est dans ce but
qu'un Chapitre général fut convoqué pour la fin de 1834. L'ouverture eut lieu
le 4 novembre, et la clôture le 1 décembre. On s'occupa de mettre en ordre la
Règle, le Règlement particulier et les Constitutions. Il fallait expliquer
quelques articles de la Règle qui offraient des difficultés dans la pratique,
déclarer non obligatoires quelques autres points, qui paraissaient n'avoir
jamais été observés, et faire dans les Constitutions les modifications jugées
nécessaires. Mgr Soyer, évêque de Luçon, voulut bien assister aux dernières réunions
du Chapitre, dont il présida la clôture.
Appuyées sur la Règle,
remplies de foi et de charité, confiantes en Dieu qui leur promettait son
secours et une éternelle récompense, les Sœurs ne craignaient ni les hommes ni
la mort. Dans ce temps-là elles trouvèrent encore occasion de donner des
preuves nouvelles de leur dévouement et de leur courage, que rien ne pouvait
affaiblir.
En 1835, le choléra fit
de cruels ravages à Toulon, et, dans cette circonstance encore, elles se
montrèrent de dignes hospitalières et de courageuses servantes des pauvres et
des malades. La Sœur Herman-Joseph, Supérieure de l'hôpital de la marine, se
distingua surtout par son énergie et par son zèle. Le Gouvernement voulut lui
donner un témoignage de satisfaction, en lui décernant une médaille d'or.
Plusieurs Sœurs furent atteintes de la cruelle épidémie ; une seule en mourut.
Dans cette môme année,
les Communautés de Saint-Laurent eurent le bonheur de posséder, pendant quelque
temps, Mgr Flaget, le saint évêque de Bardstown. Ce vénérable prélat désirait
avoir chez lui des Filles de la Sagesse, pour diriger un établissement de sourdes-muettes.
Son coadjuteur, Mgr David, avait écrit souvent sur ce sujet à sa cousine, la Sœur
Saint-Malo ; mais rien n'avait pu encore être décidé. En 1835, Mgr Flaget
arriva en France, amenant avec lui une nièce, Mlle Eulalie Flaget, qui, depuis
plusieurs années, était Religieuse chez les Sœurs de Nazareth ou Lorettaines,
dont la Congrégation avait été fondée par Mgr David. L'évêque de Bardstown se
rendit à Saint-Laurent, dès son arrivée en France, et il envoya sa nièce passer
quelque temps dans sa famille, en Auvergne. Pendant les quelques jours du mois
d'octobre que le vénérable évêque demeura à Saint-Laurent, il édifia les
Communautés par sa grande et aimable piété. Il fut question de son
établissement de sourdes-muettes ; mais on ne put faire autre chose que
d'assurer le digne prélat qu'on éprouverait un véritable bonheur à donner des
leçons à Mlle Eulalie, afin qu'elle pût elle-même enseigner la méthode à quelques
Religieuses de sa Congrégation. Ce qui eut lieu en effet. Cette pieuse
demoiselle vint à Saint-Laurent avec deux autres compagnes qui devaient la
suivre en Amérique. Elle se rendit avec l'une d'elles à la Chartreuse, pour
apprendre la méthode des sourds-muets ; l'autre compagne resta à Saint-Laurent
pour prendre des leçons de pharmacie.
Après leur retour en
Amérique, au mois d'août 1839, elles purent s'occuper d'une maison de sourdes-muettes,
comme le désirait si ardemment Mgr Flaget.
Rien d'intéressant, de
gracieux, de tendre et de pieux comme les lettres que Mgr Flaget écrivait à
Saint-Laurent, après son départ, et que l'on conserve soigneusement à la
Communauté. Le 16 novembre, il écrivait de Nantes à la Supérieure générale de
la Sagesse :
« Madame,
« Lorsque votre lettre
est arrivée à l'évêché de Nantes, j'étais au séminaire de cette ville, pour m'y
préparer à célébrer, le lendemain, jour de saint Charles, l'anniversaire de mon
sacre, qui eut lieu à pareil jour, en 1810, et dimanche dernier, octave des
Saints, je, célébrais le jour de ma naissance, qui eut lieu en 1763 : ce qui me
donne un total bien net de 72 ans, dont 43 ont été employés dans les missions
de l'Amérique, 18 comme prêtre et 25 comme évêque. O mon Dieu ! quelle longue
carrière ai-je parcourue ! Quelles scènes inouïes jusqu'alors n'ont pas eu lieu
sur notre globe, pendant tout ce temps-là ! Comme elles étaient marquées au coin
de l'impiété, de l'immoralité et d'une fureur infernale ! Comme elles étaient
toujours suivies de haine, de sang et de carnage ! O mon Dieu ! les cheveux me
dressent sur la tète, lors que le tableau de toutes ces horreurs se présente à
mon imagination. Oui, il s'est passé plus d'événements désastreux pendant ces
72 années, que pendant les dix siècles qui les ont précédées.
« Oh ! que ma vie a été
longue ! Mais a-t-elle été sainte? Voilà le point inquiétant; car l'on n'est
pas saint, parce que l'on a beaucoup couru et beaucoup travaillé, ou parce que
de tous côtés on vous donne le beau nom de vrai Missionnaire, d'homme
apostolique, mais seulement lorsque l'on fait des choses saintes, et qu'on les
fait uniquement pour la gloire de Dieu. »
Dans cette même lettre,
où il est question de sa nièce, qui n'était pas encore arrivée à Saint-Laurent,
où on la désirait, il ajoutait : « Si elle peut obtenir le consentement de sa
mère, j'aurai l'indicible plaisir de voir encore le petit paradis terrestre de
Saint-Laurent, non pas assurément pour me mesurer de nouveau avec les Pères
Missionnaires et les Dames de la Sagesse, en fait d'urbanité, de politesse,
d'amabilité, de générosité, etc., etc., etc.. Oh ! la partie est trop forte
pour un pauvre Auvergnat, qui a passé la plus grande partie de sa vie dans les
forêts. Ce sera bien assez pour moi de pouvoir saisir le bon esprit de ces deux
Communautés, de les admirer, et surtout de les imiter. » Ce vénérable évêque,
si humble, si reconnaissant, si délicat, si saint, terminait sa lettre en
conjurant les Pères et les Sœurs de prier pour le pauvre évêque des bois.
Au commencement de
l'hiver de 1836, Mer Flaget était aux pieds de Grégoire XVI, pour traiter des
intérêts de son diocèse. Il reçut à Rome trois ou quatre lettres de
Saint-Laurent. Il apprit que sa nièce, avant d'aller s'instruire à la
Chartreuse, avait séjourné à la. Maison-Mère des Filles de la Sagesse, et
qu'elle y avait reçu, à son tour, le plus bienveillant accueil. Il apprit aussi
que le Père Deshayes lui avait adjoint une nouvelle compagne, et qu'on avait
envoyé à la Chartreuse la Sœur la plus expérimentée dans l'éducation des
sourdes-muettes, quoique cette Sœur eût été malade et qu'elle fût encore en
convalescence.
Accablé et comme étourdi
par tant de bienfaits, le vénérable évêque écrivait de Rome à la Supérieure
générale, en date du 24 novembre 1836 : « J'ai reçu presque en même temps trois
ou quatre lettres de Saint-Laurent, qui ont fait travailler ma tète et mon cœur
de telle manière que je ne sais, en toute vérité, ni à qui écrire, ni par où
commencer, et encore moins par où finir. Dans cette difficile, mais bien douce
position, je vais, Madame, vous dire bonnement cl simplement tout ce qui me
viendra à l'esprit, et vous voudrez bien être mon interprète, avec plein
pouvoir pour paraphraser, auprès du bien bon et bien cher P. Deshayes, de
Mesdames vos Sœurs et de ma nièce Eulalie.
« Cette dernière bénit
le ciel d'avoir vu la Communauté de Saint-Laurent, et d'y avoir passé plusieurs
semaines. Jamais, dit-elle, je n'oublierai les exemples dont j'ai été témoin,
et mon cœur, jusqu'au dernier soupir, aimera et chérira les Dames de la Sagesse
qui m'ont comblée d'amitié et m'ont traitée comme leur fille unique, en me
donnant, en même temps, l'exemple de toutes les vertus. Oh ! mon cher oncle,
ajoute-t-elle, que je vous ai d'obligation de m'avoir introduite dans une
Communauté si régulière, si industrieuse et si édifiante ! Tels sont à peu près
les termes dont s'est servi ma chère Eulalie ; et, quoiqu'elle ne m'ait rien
appris de nouveau, j'ai été cependant très-content que son expérience au milieu
de vous ait eu le même résultat que la mienne.
« Le bon P. Deshayes fait tout au monde pour
me faire oublier toutes les bontés qu'il eut pour moi, tout le temps que j'ai
eu le bonheur de passer à Saint-Laurent ; car, selon lui, ce n'est pas assez
que ma nièce et Mlle Bernier soient bien instruites dans l'art d'enseigner les
sourds-muets, il en joint une troisième pour la même fin. Encore, dit-il, pour
faire un établissement de ce genre, solide et durable, il en faut au moins
quatre. Je sens parfaitement le prix de toutes ces faveurs. Votre charité et
celle du R. P. Deshayes, accompagnées de tant de délicatesse, me remplissent
d'admiration. Mais, mon Dieu ! comment voulez-vous qu'un pauvre évêques, qui a
passé la plus grande partie de sa vie dans les bois, puisse, je ne dis pas vous
rendre la pareille, mais trouver des termes pour exprimer tout ce qui se passe
dans son cœur ? Je laisse donc à Dieu le soin de faire honneur à mes énormes
dettes à. votre égard, et je le prierai et le ferai prier, avec tant de ferveur
et de persévérance, que j'espère que je ne mourrai pas insolvable. J'ai tout
lieu de croire que le bienheureux personnage, votre Fondateur et Père (le
vénérable de Montfort), est celui qui, du haut du ciel, vous apprend à tous à
dire et à faire ce qu'il a dit et fait lui-même, lorsqu'il était sur la terre.
Je l'en remercie de tout mon cœur, et, pour lui en témoigner ma reconnaissance,
je vais m'occuper, d'après les désirs du
P. Deshayes, du procès de sa Béatification.
»
Ce saint évêque s'occupa
en effet de cette grande affaire, pendant qu'il était à Rome. Il revint ensuite
en France, et se mit à parcourir plusieurs villes, afin de recueillir quelques
secours pour son diocèse. Avant son départ pour l'Amérique, il écrivit au R. P.
Deshayes une lettre encore toute pleine de sentiments d'affection et de
reconnaissance.
Cependant les Filles de
la Sagesse continuaient à faire le bien, sans attendre d'autre récompense que
celle promise parle souverain Juge à ceux auxquels il pourra dire un jour: «
J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez
donné à boire ; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli ; j'étais nu, et
vous m'avez revêtu ; j'étais malade, et vous m'avez visité ; j'étais en prison,
et vous êtes venus vers moi. » (Saint Matth. ch. 25.) Sans rechercher la
reconnaissance des hommes, il faut avouer qu'elles l'ont rencontrée le plus
souvent. Néanmoins elles se sont trouvées aussi en face d'hommes ingrats et
même cruels, qui leur ont rendu le mal pour le bien, comme il est arrivé à
l'hôpital de la marine de Brest, dans les circonstances les plus pénibles.
C'était le 4 mars 1838.
A cette époque, un bon
nombre de forçats remplissaient différents emplois sous la direction des
Religieuses. La Sœur Saint-Malch, qui, depuis 14 ans, était chargée de la
cuisine, en avait plusieurs sous sa main. L'un d'eux, nommé Joseph Raudelet,
s'était fait renvoyer plusieurs fois au bagne, pour avoir mécontenté la Sœur
dans le service ; mais, comme il était bon cuisinier, la Sœur avait obtenu sa
grâce et l'avait fait rentrer à l'hôpital. Cet homme conservait dans son cœur
un désir de vengeance, que toutes les bontés de l'excellente Fille de la
Sagesse ne purent étouffer, de sorte qu'il ne cherchait que l'occasion
d'assouvir sa rage contre elle. Cette occasion ne tarda pas à se présenter.
Un jour que la Sœur
Saint-Malch était sortie; pour acheter des pommes de terre, elle rentra à 5 h.
et demie du soir. Prenant quatre condamnés, au nombre desquels, était Baudelet,
elle fit monter les pommes de terre au grenier. En descendant, le malheureux,
se voyant seul avec la Sœur, saisit un énorme couteau de cuisine, qu'il avait
eu soin d'aiguiser dans la matinée, et d'un seul coup lui abat la tête.
L'assassin fut condamné à mort.
La Sœur Saint-Malch
était un modèle de toutes les vertus religieuses ; elle remplissait son emploi
important et difficile avec le plus grand zèle et la plus grande intelligence.
La Mère de la
Résurrection, dont nous dirons quelques mots à l'époque de sa mort, terminait,
en 1839, les années de son généralat. Elle fut remplacée dans sa charge par la
Mère Saint-Flavien, qui se montra digne à tous égards de la confiance que lui témoignaient
ses Sœurs, en l'appelant à occuper la première place de la Congrégation. A
mesure que cette admirable Congrégation prenait de plus amples développements,
que ses établissements, comme son personnel, devenaient plus nombreux, que ses
œuvres se multipliaient et acquéraient une plus grande importance, la charge de
Supérieure devenait plus lourde et plus difficile à porter ; mais Dieu était
toujours là, pour aider de ses lumières et de ses grâces celle qu'il
choisissait lui-même pour gouverner une Communauté religieuse qui sans doute
lui a toujours été bien chère.
Avant la Révolution, les
œuvres auxquelles s'adonnaient les Filles de la Sagesse étaient bien loin
d'être aussi variées qu'elles le sont devenues depuis. Elles se bornaient
uniquement aux soins des malades, dans les hôpitaux, à l'instruction des
petites filles, à la visite et au soulagement des pauvres et des malades dans
les villes et dans les campagnes. Aujourd'hui, outre les hôpitaux civils,
maritimes et militaires, les petites écoles d'autrefois et la visite des
pauvres et des malades, elles dirigent avec succès un grand nombre de
pensionnats, d’écoles normales, d'institutions de sourdes-muettes et d'aveugles,
d'asiles de l'enfance, de crèches, d'ouvroirs ou d'orphelinats, d'asiles
publics d'aliénés, de maisons centrales et d'arrêt, de maisons de retraites
spirituelles. Parmi ces œuvres, il en est trois sur lesquelles nous croyons
devoir nous arrêter un instant : nous voulons parler des asiles de l'enfance,
des institutions de sourdes-muettes et des maisons centrales. C'est pendant que
le Père Deshayes était à la tète de la Congrégation, que les Filles de la
Sagesse commencèrent à se charger de quelques asiles de l'enfance, qu'elles
donnèrent un si grand développement à l'œuvre des sourdes-muettes, et qu'elles
prirent la direction des maisons centrales de Cadillac et de Clermont-sur-Oise.
Les salles d'asile pour
l'enfance, établies en Angleterre vers l'année 1824, n'ont guère été connues en
France que vers 1834. Maintenant, elles y sont naturalisées et aussi répandues
qu'en Ecosse, en Allemagne et en Suisse.
De tous côtés on
demandait aux Filles de la Sagesse d'ouvrir des salles d'asile, pour y recevoir
les plus petits enfants qui ne pouvaient suivre les écoles ordinaires, et qui
avaient besoin de soins particuliers. Les Sœurs, pressées par des demandes
réitérées, voulurent faire un essai dans les établissements qu'elles occupaient
déjà, comme à Fougères, à Cholet, à Angoulême, aux Sables d'Olonne. L'essai
réussit admirablement, et l'on ne balança plus à prendre une détermination
favorable. La raison principale qui décida la Congrégation à accepter des
salles d'asile, c'était la crainte de voir une multitude de petits enfants
passer entre les mains de personnes séculières, qui pouvaient empoisonner de jeunes
cœurs par une doctrine pernicieuse ; on savait que c'était là le but des
méchants. Puis, en sortant de ces salles d'asile, les enfants seraient entrés
naturellement dans les écoles tenues également par les séculiers, et auraient
été arrachés de la sorte à l'influence de la religion. La religion devait tout
entreprendre pour empêcher l'éducation de l'enfance d'être empoisonnée dans sa
source.
Une méthode d'enseignement
pour les salles d'asile, composée par M. Cochin, était patronnée par le
Gouvernement ; elle ne pouvait être acceptée par les Religieuses. Les Sœurs de
la Charité refusèrent de s'en servir ; les Filles de la Sagesse firent de même.
Le P. Dalin, Supérieur du séminaire des Sables, fut prié de vouloir bien
s'occuper d'une méthode. Il se livra à ce travail avec ardeur, et il était
difficile de faire mieux pour le moment. Avec cette méthode, on parvint bientôt
à faire fonctionner une salle d'asile d'une manière utile et agréable. Il
fallait sans doute attendre encore les leçons de l'expérience. Les choses se
sont perfectionnées avec le temps, et l'on peut dire que les salles d'asile des
Filles de la Sagesse sont vraiment des modèles dans le genre. On ne peut
s'empêcher d'admirer la propreté, la bonne tenue, la politesse, le savoir-faire
et même l'instruction variée de ces milliers de petits enfants, auxquels les
Sœurs savent surtout si bien inspirer des sentiments de piété envers Dieu, la
bonne Vierge, les anges et les saints, d'affection et de docilité envers leurs
parents, de respect envers tout le monde.
Les Filles de la Sagesse,
ainsi que les autres Religieuses, ont parfaitement compris ce que c'est qu'une
salle d'asile. Ce n'est point une simple école d'épellation, de chant, de
gymnastique ; c'est l'école du bien dans la plus pure acception du mot ; c'est
une sorte de sanctuaire, où de petits anges apprennent à connaître Dieu, à
l'aimer, a le servir, à le prier, â bénir son nom, à aimer et prier l'auguste
Mère du Sauveur ; c'est comme un parterre charmant et varié, où, cultivées par
des mains habiles, épanouissent à l'envi toutes les vertus fraîches et naïves
qui font de l'enfant chrétien, non pas le chef-d'œuvre de la nature (la nature
seule ne produit pas de ces merveilles), mais le chef-d'œuvre de la grâce. Les
salles d'asile ne sont pas non plus des écoles primaires, mais des lieux où
l'on reçoit les petits enfants qui ne peuvent pas encore fréquenter les écoles,
et où on les prépare à y entrer, quand ils auront atteint un âge convenable.
CHAPITRE
IV.
OEUVRE DES
SOURDES-MUETTES ET DES JEUNES AVEUGLES.
La religion, qui a des
remèdes pour tous les maux, ne pouvait manquer de venir au secours de ses
enfants les plus malheureux, les sourds-muets et les aveugles. Les autres
misères ne sont pas ordinairement de toute la vie ; mais le sourd-muet et
l'aveugle le sont toujours, et la surdité, le mutisme et la cécité ne mettent
point à l'abri de toutes les autres misères et de toutes les autres infirmités.
L'œuvre des sourds-muets
est une œuvre éminemment religieuse. C'est un Religieux espagnol, Pierre de
Pons, bénédictin du Couvent de San-Salvador de Ona, qui, par son zèle
ingénieux, et sans doute aussi avec une grande effusion des lumières célestes,
fut le premier inventeur de la méthode d'instruction pour les sourds-muets.
Cette méthode a été perfectionnée par des prêtres, les abbés de l'Epée, Sicard,
Laveau et quelques autres. Ce sont des Religieux et des Religieuses qui se sont
livrés avec plus de zèle, et j'ose dire d'intelligence, à ce genre
d'instruction. On sait que le P. Deshayes s'occupait avec un soin tout
particulier de cette œuvre admirable. Ce n'est même que d'après ses réflexions
que l'on commença l'instruction des sourds-muets par l'enseignement de la
religion. Quoique ce bon Père n'eût jamais étudié l'art d'instruire les
sourds-muets, son cœur lui avait révélé qu'il y avait encore de grandes
améliorations à faire. Il osa lutter, un jour, contre l'abbé Sicard lui-même.
Ce célèbre instituteur prétendait qu'il fallait attendre plusieurs années,
avant d'enseigner le catéchisme aux sourds-muets. Le P. Deshayes soutenait
qu'ils étaient capables de cette étude beaucoup plus tôt. L'expérience prouve
maintenant que la vérité était du côté de celui qui puisait toutes ses lumières
dans son cœur ; car, c'est d'après ce principe que M. Laveau a perfectionné la
méthode d'enseignement.
Mgr Soyer, évêque de
Luçon, secondait de tout son pouvoir l'ardeur du P. Deshayes pour l'instruction
de ces chers enfants si déshérités de la nature, qui ont une langue et ne
parlent point, qui ont des oreilles et n'entendent point. En 1840, ce vénérable
évêque chargea le P. Dalin, Supérieur du séminaire des Sables, d'adresser au
rédacteur de l'Ami de la Religion une note qu'il put insérer dans son journal.
Nous croyons devoir placer ici cette note presque en entier, pour mieux faire
connaître où en était alors l'œuvre des sourds-muets, dont on s'occupait à
Saint-Laurent :
« Le zèle des abbés de
l'Epée et Sicard pour l'instruction des sourds-muets est depuis longtemps
apprécié. La bienfaisance philosophique n'a pu s'empêcher de joindre sa voix à
celle de la charité chrétienne, pour bénir les maîtres et les maîtresses consacrés
à cette œuvre si pénible, mais si précieuse pour tant d'enfants et de familles.
Malheureusement la plupart des efforts tentés jusqu'ici pour procurer et
perfectionner cette instruction ont été isolés, et par cela même moins
efficaces ; souvent il n'a fallu que la mort ou la retraite d'un maître habile
et dévoué pour laisser sans appui et faire tomber son école. L'esprit
d'association offrira toujours, en ce genre, comme en tous les autres, des
moyens uniques de perpétuité et de perfectionnement.
« Entre toutes les
Sociétés qui se livrent à l'enseignement des sourds-muets, nous n'en
connaissons point qui le fassent avec plus d'étendue et plus de succès que les
Congrégations des Filles de la Sagesse et des Frères de Saint-Gabriel, établies
à Saint-Laurent-sur-Sèvre, au diocèse de Luçon. Déjà, depuis longtemps, elles
dirigent deux écoles, à la Chartreuse, près Auray ; elles en ont deux autres à
Orléans, puis une de garçons à Loudun et une de filles à Pont-Achard, faubourg
de Poitiers. Depuis quelques mois, on vient de confier à leurs soins les deux
écoles de Lille, dirigées jusqu'ici par l'illustre élève de l'abbé Sicard, M.
Massieu. De nouveaux établissements sont projetés, dont un aux portes de La
Rochelle, près de l'humble maison jadis habitée par le Vénérable Père de
Montfort, fondateur de ces Congrégations. Chacune des écoles tenues par elles
offre l'avantage de ne réunir que des enfants du même sexe ; celles des filles
sont dirigées par les Sœurs, et celles des garçons par les Frères.
« Un autre avantage
précieux de ces écoles est que ces enfants, en même temps qu'ils y reçoivent
l'instruction ordinaire, s'y préparent, en apprenant des métiers, le moyen de
pouvoir plus tard gagner ou du moins occuper leur vie. Des mesures sont même
prises pour qu'avec l'agrément des parents, ceux des enfants qui en auraient le
désir puissent, leur instruction terminée, se fixer dans les maisons où ils ont
reçu comme une seconde naissance.
« On a, depuis quelque
temps, introduit, dans les écoles des Filles de la Sagesse et des Frères de
l'Instruction chrétienne, une méthode que les personnes capables de l'apprécier,
aussi bien que les maîtres et les maîtresses qui l'emploient, jugent de tous
points préférable aux méthodes précédemment employées. Les résultats de la
pratique ont jusqu'ici pleinement justifié les prévisions de la théorie. Cette
méthode nouvelle est due aux recherches et à l'expérience de M. l'abbé Laveau,
l'un des prêtres de la Compagnie de Marie de Saint-Laurent-sur-Sèvre, et
directeur particulier des écoles d'Orléans.
« Nous donnons d'autant
plus volontiers cette publicité au zèle et aux succès de Congrégations si
estimables sous tous les rapports, qu'elles-mêmes, nous le savons, se bornent à
faire le bien sans le publier sur les toits. Nous croyons d'ailleurs rendre par
là un véritable service aux parents ou autres personnes généreuses, qui
désireraient procurer à des enfants privés de la parole et de l'ouïe l'avantage
inappréciable d'une bonne et solide instruction chrétienne, en même temps que
sociale. En les confiant aux soins des Filles de la Sagesse et des Frères de
l'Instruction chrétienne, ils n'auront pas à craindre devoir ces enfants
n'acquérir là, comme en quelques autres écoles, qu'une science matérielle qui
les éloigne de Dieu, au lieu de les en rapprocher. »
Depuis la publication de
cet article, en 1840, l'école des sourds-muets, qui était à la Chartreuse
d'Auray, a été transférée à Nantes, toujours sous la direction des mêmes Frères
; celle de Loudun a été transférée à Poitiers ; celle d'Orléans, après avoir
été abandonnée par les Frères, pour passer en d'autres mains, leur a été
confiée de nouveau en ces derniers temps. Nous ferons remarquer aussi que
rétablissement projeté pour Saint-Eloi, près La Rochelle, n'a pas eu lieu.
Pour juger de
l'importance de l'œuvre dont nous parlons, il faut bien savoir ce que c'est
qu'un sourd-muet sans instruction, et ce que devient un sourd-muet qui a été
instruit convenablement. Pour faire entrevoir la différence qui existe entre
ces deux êtres, nous rapporterons ici quelques paroles de M. l'abbé Bernard,
vicaire général de Cambrai, prononcées à l'occasion de la bénédiction d'une
chapelle, à l'Institution des sourds-muets de Lille, le 19 décembre 1839, quand
il était aumônier de cet établissement.
« Pour apprécier,
disait-il, les avantages que les sourds-muets reçoivent dans une Institution
semblable, il faut bien connaître l'état dans lequel sont et demeurent tous
ceux qui ne reçoivent pas une éducation adaptée à leurs besoins. Et ici il ne
faut pas juger par les apparences. Beaucoup de personnes s'y trompent, et se
figurent, à voir l'air intelligent des plus jeunes sourds-muets, qu'ils
comprennent la valeur de tous les signes naturels ; mais l'expérience prouve
que, doués d'un grand talent d'imitation, par la perspicacité de leurs regards,
auxquels rien n'échappe, et par la souplesse de leurs membres qu'ils exercent
toujours, ils savent, il est vrai, copier parfaitement ce qu'ils voient faire,
mais qu'ils s'arrêtent à l'écorce, et ne saisissent point les choses
abstraites, tant qu'ils n'ont point le secours d'un instituteur. S'ils vous
voient vous agenouiller et prier, ils s'agenouillent et remuent les lèvres,
mais sans avoir pour cela la moindre idée de Dieu. S'ils sont témoins d'un
ouragan, si devant eux la pluie tombe par torrent, si le vent déracine les arbres
avec violence, ils pourront soupçonner qu'une force, un agent quelconque
produit ces effets désastreux ; mais ils n'auront point l'idée d'un Esprit
souverain, éternel, qu'il faut honorer et servir.
Seuls, ils ne peuvent
franchir la distance qui sépare la contemplation d'un fait sensible d'avec la
perception de sa cause. Comme l'animal fidèle qui garde l'homme, ils sentiront
bien une différence entre les caresses et la correction ; mais ils ne pourront
arriver d'eux-mêmes à la connaissance de la loi, ni apprécier la distinction du
mal et du bien moral. Les habitudes ordinaires de famille ne les aident en rien
sous ce rapport. Et ce que j'avance, je le dis d'après l'expérience des maîtres
les plus consommés, qui, interrogeant leurs élèves sur les pensées que
faisaient naître en eux le spectacle de la nature, les événements de la vie et
les cérémonies du culte, n'ont jamais cru qu'avant leur entrée à l'école ils
eussent eu une véritable connaissance de Dieu et des devoirs de l'homme.
« Dans cet état
d'enfance indéfinie, ils peuvent être chrétiens par le baptême ; mais ils sont
incapables d'augmenter leurs mérites, d'embellir leur couronne et de goûter,
dans le sacrement de nos autels, les divines consolations que le Dieu fait
homme a préparées à ceux qui le reçoivent.
« De plus, dans leur
famille, ils sont gênants et inutiles à tout, excepté à rendre quelques
services matériels, et ils demeurent dans une dépendance continuelle de ceux
qu'on appelle les parlants. En même temps, ils sont assez dangereux pour la société,
surtout dans les campagnes, où les mœurs des parents ne polissent pas toujours
assez les dehors de leur caractère. Colères et vindicatifs, comme par instinct,
leur isolement les porte au vagabondage et leur fait naître conséquemment bien
des occasions de nuire.
« C'est donc un bienfait
inappréciable pour tous que de recueillir ces enfants dans les Institutions,
afin de leur ouvrir l'intelligence et réformer leurs penchants vicieux, en leur
procurant le trésor de la foi. Après six ou sept ans passés dans l'école, ils
sont d'autres êtres ; il s'est fait en eux comme une création nouvelle. S'ils
ne perçoivent pas votre voix, au moins ils vous lisent et vous comprennent ;
s'ils n'articulent pas de sons, au moins ils savent vous parler avec la plume.
Dès lors, ils peuvent communiquer avec quiconque sait lire et écrire la langue
de leur pays. Les voilà donc en mesure de reprendre rang parmi leurs frères et
leurs sœurs. »
Depuis que M. l'abbé
Bernard prononçait les paroles que nous venons d'entendre, l'instruction des
sourds-muets s'est encore développée et perfectionnée d'une façon étonnante. On
est parvenu à produire de véritables merveilles, puisqu'on en est venu jusqu'à
faire parler les muets, sans les faire entendre, et à les faire lire non pas
seulement sur le papier, mais sur les lèvres de ceux avec lesquels ils se
mettent en communication de pensées. Au mouvement des lèvres de la personne qui
leur parle, ils savent ce que cette personne leur dit. On leur apprend à
articuler des sons variés, à prononcer des syllabes, des mots, puis des phrases
entières, dont ils connaissent parfaitement le sens. Ils peuvent ainsi
entretenir une longue conversation, de manière à exciter l'étonnement. Il en
est qui parlent assez bien pour servir la Messe et répondre parfaitement à
toutes les prières du prêtre. Ce n'est pas sans travail et sans effort que l'on
est arrivé à ce résultat ; mais enfin ce résultat merveilleux a été obtenu.
CHAPITRE
V.
ETABLISSEMENTS DE
LARNAY, ORLÉANS, LILLE, SOISSONS ET TOULOUSE.
Nous dirons ici quelques
mots des différentes Institutions de sourdes-muettes tenues par les Filles de
la Sagesse, sans cependant rien ajouter à ce qui a été dit ailleurs du
magnifique établissement de la Chartreuse d'Auray. Nous ne parlerons pas non
plus d'un nouvel établissement fondé à Besançon, au moment où nous terminons
notre travail.
L'Institution de
Pont-Achard, faubourg de Poitiers, commencée en 1833, a été transférée à Larnay
dans une vaste et belle propriété donnée pour cette œuvre par M. l'abbé de
Larnay, chanoine de Poitiers. La Congrégation de la Sagesse a accepté cette
propriété avec toutes ses charges et obligations, qu'elle remplira certainement
toujours, comme elle le fait aujourd'hui, avec zèle et générosité, tant qu'on
lui permettra de faire le bien. Le Gouvernement a approuvé le testament de M.
de Larnay en ce qui concerne la propriété destinée à l'œuvre des
sourdes-muettes, instruites par les Filles de la Sagesse.
L'installation des
sourdes-muettes à Larnay, à 4 kilomètres de Poitiers, a eu lieu le samedi, 6
novembre 1847. La Sœur Saint-Emery était Supérieure de Pont-Achard depuis 1845.
Elle accompagna ses chères sourdes-muettes dans leur nouvelle demeure, où,
depuis 30 ans, elle continue à leur faire tout le bien que lui inspire son cœur
maternel. L'établissement de Larnay était loin d'être, au commencement, ce qu'il
est aujourd'hui. L'aile gauche seulement existait à cette époque. Le bâtiment
principal, en face de la grille d'entrée, a été construit trois ans plus tard,
aux frais de la Congrégation. M. l'abbé de Larnay s'est chargé de faire bâtir
la chapelle, et d'en fournir tous les objets de décorations. Il voulait par la
beauté de ces ornements produire sur les sourdes-muettes l'impression que
produit sur les aveugles l'harmonie du plain-chant et de la musique religieuse.
Tous ces travaux durèrent plus de quatre ans. Ce n'est que plus tard qu'on a
construit l'aile droite faisant face au bâtiment primitif.
Il y a quelques années,
on a réuni à l'Institution des sourdes-muettes une Institution de jeunes filles
aveugles, comme on l'a fait à Lille et à Saint-Médard de Soissons. Qui ne
serait pas rempli d'amour et de reconnaissance pour une religion si bonne, qui
vient au secours de toutes les infirmités, avec le plus admirable dévouement,
accompagné du plus grand esprit de sacrifice ! Plus de 160 sourdes-muettes et
aveugles sont élevées à Larnay, avec un soin qui ne laisse rien à désirer. Les
Sœurs sont pour elles de véritables mères. Aussi, comme ces chères enfants,
privées d'organes si précieux, mais douées d'un cœur tout plein d'affection,
sont attachées à leurs bonnes maîtresses et à leur délicieuse demeure ! Comme
elles se livrent avec ardeur au travail, à l'étude et à la pratique de la vertu
! Comme elles croissent en science et en piété ! Du reste, ce que nous disons
de Larnay, nous pouvons le dire également des autres établissements semblables
tenus par les Filles de la Sagesse.
Ce qui distingue de tous
les autres le magnifique établissement de Larnay, c'est un important atelier de
broderie, où l'on confectionne des ornements d'église qui peuvent entrer en
comparaison avec ceux qui sortent des ateliers de Paris, de Lyon ou de
Toulouse. Le produit de ce travail aide à conserver dans la maison des enfants
qui ne pourraient payer leur pension, ou déjeunes filles qui ont terminé leur
éducation et n'ont pas le désir de retourner dans le monde. C'est donc une
bonne œuvre que l'on ne saurait trop favoriser. En 1877, les sourdes-muettes de
cet établissement ont confectionné une chape qui a été offerte au Souverain
Pontife, et qui a fait l'admiration de tous les connaisseurs auxquels il a été
donné de l'examiner.
Larnay mérite
véritablement d'être visité. On aime à voir ces troupes de jeunes filles,
toujours gaies et riantes, se livrant à leurs ébats au milieu d'un bois
magnifique qui les couvre de ses immenses voûtes de verdure, ou dans de vastes
allées plantées de plusieurs rangées d'arbres. Dieu, dont les desseins sont
impénétrables et la bonté infinie, a refusé la lumière à leurs yeux, l'ouïe à
leurs oreilles, la parole à leurs langues ; mais il n'a point refusé la grâce à
leurs âmes et la joie à leurs cœurs. On aime à voir les sourdes-muettes, dans
leurs salles de travail, répondre par des signes rapides ou par l'écriture à
toutes les questions qui leur sont adressées sur une infinité de sujets. Ou est
souvent étonné de la promptitude et de la netteté de leurs réponses. On aime à
entendre les chants pieux des jeunes aveugles ou les sons harmonieux de leurs
instruments. On aime à contempler toutes ces pieuses enfants réunies dans le
lieu saint pour la prière et pour tous les offices de la religion. On aime
aussi à visiter la gracieuse chapelle toute parfumée des prières et des saintes
aspirations qui s'élèvent, chaque jour, du cœur de ces ferventes jeunes filles,
de leurs religieuses maîtresses, et des 15 ou 18 Frères coadjuteurs de la
Compagnie de Marie, chargés de cultiver les jardins, les champs, les prairies
et les vignes de l'établissement,
La chapelle de Larnay
est l'œuvre de M. l'abbé Tournesac, architecte du Mans, entré dans la Compagnie
de Jésus. Les autels et toutes les sculptures sont l'ouvrage de M. l'abbé
Besny, de Poitiers. Les vitraux sont sortis des ateliers de M. Lobin, de Tours.
Les grandes fenêtres de l'abside sont remarquables.
Dans la première baie de
la première fenêtre du sanctuaire, du côté de l'Evangile, on voit M. de Larnay
père, en costume de gendarme de la Garde, sous le roi Louis XVI. Un genou
enterre devant l'ange Gabriel, son patron, il abaisse son épée de la main
droite, et sa main gauche est appuyée sur sa poitrine. A ses pieds, sur un
carreau, est déposée sa croix de Saint-Louis. — Placé dans la seconde baie,
l'Archange Gabriel lui montre le ciel de la main droite, et tient de la main
gauche sa baguette, emblème spécial des Archanges.
Madame, de Larnay, à
genoux sur un prie-Dieu gothique, devant sa patronne, sainte Catherine, est représentée
dans la première baie de la seconde fenêtre. — Sainte Catherine d'Alexandrie
est placée dans la seconde baie. Sa figure est belle, noble et d'un grand
style.
La fenêtre du milieu,
dans sa baie de droite, représente M. l'abbé Charles de Larnay, chanoine de
Poitiers, à genoux sur un carreau, présentant à saint Charles Borromée, son
patron, le modèle de sa chapelle. La ressemblance est frappante. — Dans l'autre
baie, son patron lui tend une main, tandis que de l'autre il lui montre le
ciel.
Dans la seconde baie de
la quatrième fenêtre, on voit Mme Louise de Larnay, qui, bien jeune encore, fut
enlevée à l'affection de sa famille. Elle est à genoux sur un prie-Dieu, devant
saint Louis, son patron. — Dans l'autre baie est placé saint Louis, roi de
France, montrant le ciel de la main gauche, et tenant son sceptre de la main
droite.
M. l'abbé Victor de
Larnay, chanoine de Poitiers, frère de M. Charles de Larnay, est représenté
dans la seconde baie de la cinquième fenêtre, à genoux devant son saint patron.
— Saint Victor de Marseille est placé dans l'autre baie, élevant une main vers
le ciel, et appuyant l'autre sur son épée.
Au-dessus de chacune de
ces grandes verrières, on a placé dans un quatre-feuilles un médaillon qui
reproduit une petite légende.
Dans la première fenêtre,
c'est l'Annonciation ; dans la seconde, sainte Catherine parlant dans
l'assemblée des philosophes païens, en présence de l'empereur Maximien. Dans la
fenêtre du milieu, c'est saint Charles Borromée donnant la Communion aux
pestiférés de Milan. Dans la quatrième fenêtre, on voit saint Louis, prisonnier
des Sarrasins, repoussant avec horreur l'assassin qui lui apporte la tête du
Sultan. Dans la cinquième, saint Victor renverse l'autel des faux dieux.
Il y a encore douze
autres grandes fenêtres, dont les verrières sont en belles et riches mosaïques
composées sur le modèle de celles de la cathédrale de Bourges.
L'ensemble de cette
décoration est d'une grande richesse et d'un effet imposant, et son exécution
ne laisse rien à désirer.
Après deux essais
infructueux, on parvint à fonder l'Institution des sourdes-muettes à Orléans,
en 1835. Les enfants furent reçues d'abord dans la maison de Saint-Paul, dont
la Sœur Pélagie était Supérieure. Les premières Sœurs qui furent employées à
l'instruction des sourdes-muettes de Saint-Paul furent les Sœurs Théonas et
Anne-Marie. Les Sœurs Marie-Esther et Othilde furent appelées au même emploi,
en 1839.
Le 1er octobre 1846, les
sourdes-muettes furent transférées de Saint-Paul à Saint-Marceau, avec tout
leur mobilier et leurs maîtresses de classe, qui étaient alors les Sœurs
Othilde, Joathas et Hilarion. A cette époque, la Supérieure de Saint-Paul était
la chère Sœur Simplifie, qui, bientôt après, fut mise à la tête de
l'Institution des sourdes-muettes de Lille, où, pendant de longues années, elle
a fait preuve de sagesse et d'intelligence, et donné l'exemple de toutes les
vertus religieuses. La Supérieure de Saint-Marceau était la vénérable Sœur
Saint-Charles, qui mourut le 10 août 1848, à l'âge de 76 ans. Elle eut pour
remplaçante la Sœur Marie-Victoire, qui resta 12 ans à la tête de l'établissement,
c'est-à-dire jusqu'au mois de juin 1860. Celle-ci fut remplacée, à son tour,
par la Sœur Othilde, qui dirigea la maison jusqu'en 1874. On donne à cette
maison le nom de Sainte-Marie.
L'établissement de
Sainte-Marie, sur la paroisse de Saint-Marceau, a presque entièrement changé de
face, depuis quelques années, à cause des importantes constructions qu'on y a
faites. Il contient, en 1877, une centaine de sourdes-muettes, et il a pour
Supérieure la Sœur Sainte-Germaine.
Plusieurs fois cette
maison a eu à souffrir des débordements de la Loire, particulièrement en 1846,
presque aussitôt l'arrivée des sourdes-muettes à Saint-Marceau, et en 1856.
Comme les autres habitants des vallées, que l'inondation avait chassés de leurs
demeures, les Sœurs furent obligées d'aller, pour quelques jours, chercher un asile
dans les quartiers les plus élevés de la ville d'Orléans. En 1856, elles se
retirèrent, avec leurs sourdes-muettes, dans l'établissement des Pères de la
Compagnie de Marie, qui allaient passer la nuit dans la maison qu'elles avaient
abandonnée; ils s'y rendaient en bateau, et non sans danger.
Trois cents inondés,
hommes, femmes et enfants, s'étaient réfugiés, en même temps que les
Religieuses, dans l'établissement des Missionnaires, on ils restèrent près de
quinze jours. C'était au mois de juin. Les femmes et les enfants couchaient
dans la maison qu'habitaient les Sœurs. Les hommes trouvaient un gîte dans la
chapelle qui n'était pas encore achevée et dans une galerie attenante. La chapelle servait aussi de réfectoire ; on
y avait dressé des tables, et tout le monde venait y prendre deux repas par
jour. Les Sœurs faisaient la cuisine à tous ces malheureux inondés. Plusieurs
familles généreuses de la ville envoyèrent du pain, du vin, de la viande, des
légumes, et la mairie elle-même accorda quelques secours. Les Missionnaires,
les Frères et plusieurs personnes honorables d'Orléans étaient heureux de servir
à table ces hommes, ces femmes, ces petits enfants, qui tous se montrèrent
honnêtes, dociles, respectueux et reconnaissants. On n'eut qu'à se, Jouer de
leur bonne conduite.
Deux établissements de
sourdes-muettes ont été fondés par les Sœurs de la Sagesse, en 1839 et en 1840
; l'un à Lille, l'autre à Saint-Médard de Soissons.
M. Massieu, sourd-muet,
élève de M. l'abbé Sicard, attiré à Lille par l'amitié d'un habitant de cette
ville, fut l'instrument dont la divine Providence se servit pour établir dans
cette grande cité les fondements d'une Institution qui devait, un jour, se
placer au rang des premières écoles consacrées aux sourds-muets. Les élèves de
M. Massieu parurent, pour la première fois, dans une séance publique, en 1835.
C'était pour les habitants de Lille un spectacle nouveau et attendrissant.
Quelques exercices, où se révélait la docile facilité des élèves, quelques
réponses surprenantes, où éclatait le génie encore vivace du maître, excitèrent
l'intérêt au plus haut degré. Mais cinq ans étaient à peine écoulés, et l'on
remarquait avec douleur que la belle intelligence de Massieu commençait à se
fatiguer ; elle s'affaissait sous le poids d'un travail de 60 ans; il en avait
alors 80. L’heure du repos était près de sonner. Messieurs les membres de la
commission de surveillance nommée par M. le préfet s'en aperçurent ; ils
pensèrent qu'il était temps de lui substituer des maîtres et des maîtresses qui
pussent remédier aux désordres qui ne s'étaient, hélas ! que trop facilement
introduits parmi de pauvres êtres dont aucun alors n'avait la connaissance de
Dieu, ni de la religion.
C'est au mois d'octobre
1839 que les Filles de la Sagesse et les Frères de Saint-Gabriel arrivèrent à
Lille, pour prendre la direction de l'Institution des sourdes-muettes et des
sourds-muets. Les peines et les tribulations ne leur ont pas manqué, dans le
commencement; mais la divine Providence est venue à leur secours. Les
sourds-muets et sourdes-muettes forment deux établissements séparés et
prospères, qui fonctionnent admirablement au gré de tout le monde.
L'école des sourds-muets
de Soissons est établie dans l'abbaye de Saint-Médard, sous les murs de la
ville. Nous intéresserons nos lecteurs, en disant un mot de cette abbaye, si
fameuse dans l'histoire.
Elle fut bâtie sur les
ruines du château de Croicy, l’ancien palais de plaisance des gouverneurs
romains dans les Gaules, et où Syagrius, dernier défenseur de la puissance
romaine, avait fait son séjour. Depuis cette époque, Clovis en fit le berceau
de la monarchie franque ; il a été par conséquent habité par les premiers rois
de France. On y voit encore la crypte, ou église souterraine, qui a renfermé
les tombeaux du saint évêque de Noyon, saint Médard, et des rois Clotaire et
Sigebert; on y voit aussi la prison où des enfants dénaturés renfermèrent le
trop bon et trop faible Louis le Débonnaire. Enfin, cette abbaye, sanctifiée
par les reliques de saint Médard, dont elle porte le nom, fameuse par un grand
nombre de conciles, où se traitaient les plus grands intérêts de l'Eglise et de
l'Etat, enrichie, pendant 300 ans, par les largesses de nos rois, donnée aux
Religieux de saint Benoit, comptait plus de 200 villages ou manoirs qui
dépendaient d'elle ; sept prieurés et sept prévôtés lui avaient été incorporés,
ainsi que six abbayes et le couvent royal de Choisy, avec les 700 familles de
colons qui appartenaient à cette ville. Cette abbaye jouissait encore du droit
de battre monnaie, et aucune charge publique ne pesait sur elle.
Outre le pouvoir de
porter les ornements pontificaux, l'abbé avait une juridiction épiscopale sur
sept prieurés, auxquels il avait droit de nomination, aussi bien qu'aux douze
canonicats de Sainte-Sophie et aux bénéfices établis dans le château de
Saint-Médard et dans quatre villes. De temps immémorial, dans les jours de
réjouissances, et dans les calamités publiques, c'était Saint-Médard qui était
en possession d'occuper la première place partout, en déployant la pompe de ses
cérémonies religieuses. Aux grandes solennités, on voyait les hommes les plus
éminents en dignité, les abbés crosses et mitres de tout le diocèse, les
vassaux fieffés, porter, au milieu d'un immense cortège, les trente-trois
châsses du monastère, tout étincelantes de pierreries.
Dieu semble n'avoir
élevé si haut la puissance temporelle de cette abbaye que pour donner au monde
un exemple de plus de l'instabilité des grandeurs humaines, pour montrer que
les ouvrages des princes ne sont pas plus solides que leurs trônes. Depuis le
commencement du xve siècle, l'abbaye de Saint-Médard a été plusieurs
fois en proie à de cruelles dévastations, jusqu'à ce qu'enfin, après 1200 ans
d'existence, elle reçut le dernier coup des Vandales de 1793.
Le marteau des
démolisseurs allait faire tomber les derniers restes de cette illustre maison,
lorsqu'elle passa entre les mains d'un Soissonnais jaloux de conserver au pays
ces précieux débris de la grandeur monastique. On y voit encore les vestiges de
sa triple enceinte, une porte défigurée par des additions postérieures,
montrant dans son frontispice les traces des armoiries brisées, une sombre
crypte, des cellules pénitentiaires, des conduits souterrains, des débris de
cloître, quelques pans d'anciens remparts, et un immense corps de logis avec
des ateliers.
Cette vaste solitude
devait encore refleurir en partie et se consoler un peu de ses malheurs, en
abritant des malheureux. Des sourds-muets et des aveugles ont été conduits dans
cet asile par la main de la Providence, pour y être dirigés par la main de la
religion. Là ils apprennent à connaître, à aimer, à servir Dieu, à l'école des
Frères et des Sieurs, qui sont encore pour eux des pères et des mères. Les enfants
de Montfort étaient destinés à remplacer les enfants de saint Benoit, à Soissons,
comme ils avaient remplacé les enfants de saint Bruno, à la Chartreuse d'Auray.
En 1862, les Sœurs de la
Sagesse et les Frères de Saint-Gabriel ont pris encore les établissements de
sourdes-muettes et de sourds-muets de Toulouse. Ces deux établissements, qui
n'en font pour ainsi dire qu'un seul, sont situés dans la rue des
Trente-Six-Ponts.
Ce n'était d'abord qu'un
amas de maisons bien misérables et à peine logeables ; mais, dans ces dernières
années, on a élevé des bâtiments magnifiques, qui se prolongent sur la rue que
nous venons de nommer. Les sourds-muets et sourdes-muettes, quoique voisins,
n'ont entre eux aucune communication. Ils ne peuvent nullement se voir, même à
la chapelle qui est commune, mais divisée par une haute cloison. Les
sourds-muets et sourdes-muettes de Toulouse ont été exercés plus qu'ailleurs à
faire usage de leur langue : aussi quelques-uns d'entre eux se servent-ils
admirablement de la parole pour exprimer leurs pensées.
CHAPITRE
VI.
MAISONS CENTRALES DU MONT-SAINT-MICHEL,
DE CADILLAC ET DE CLERMONT-SUR-OISE.
On peut dire qu'aucune
bonne œuvre n'est complètement étrangère aux Filles de la Sagesse. Après celles
dont il a été question dans les chapitres précédents, il eu est une autre qui
mérite de fixer un instant nos regards: nous voulons parler des prisons
centrales de femmes. Ici, ce n'est plus à l'enfance faible et ignorante, à
l'orpheline délaissée, à l'aveugle et à la sourde-muette privées de l'usage des
plus précieux organes, au malheureux qui a perdu sa raison, au pauvre manquant
de pain et de vêtements, au malade couvert de plaies et brisé par la douleur,
que les saintes filles de Montfort sont appelées ; donner des soins, mais à des
êtres coupables, tombés sous le coup de la justice humaine. Toi, elles sont
chargées de panser les plaies les plus redoutables, celles de l'âme et de la
conscience. Ici, c'est la perversité, c'est le crime lui-même qui implore leur
inépuisable charité.
La première maison
centrale dirigée par les Sœurs de la Sagesse fut celle du Mont-Saint-Michel,
situé au milieu de la mer, sur les confins de la Normandie et de la Bretagne.
Elles y entrèrent le 27 novembre 1818. Le P. Duchesne avait visité cet
établissement avant d'y placer ses Religieuses, et il avait eu soin de leur
préparer un local convenable. A cette époque, l'autorité supérieure avait pris
des mesures pour organiser les maisons centrales, qui se trouvaient dans l'état
le plus pitoyable sous tous les rapports, particulièrement sous le rapport de
la moralité. Malgré toutes les améliorations apportées à la maison du
Mont-Saint-Michel, la disposition du local donnait toujours lieu à de graves
inconvénients.
Cet établissement
renfermait des prisonniers des deux sexes, et il était bien difficile
d'empêcher absolument toute communication entre eux. Le P. Deshayes se rendit
au Mont-Saint-Michel, peu après qu'il eut été mis à la tête de la Congrégation.
La Supérieure de la prison lui exposa les difficultés du service, et le Supérieur
général, après avoir jugé des choses par lui-même, donna connaissance de tout à
M. le comte Siméon, ministre de l'Intérieur. Dans une entrevue qu'il eut avec
lui, à Paris, il rengagea à retirer les femmes du Mont-Saint-Michel, pour les
diriger sur d'autres maisons centrales, en laissant les hommes seulement dans
cette prison, réputée la plus forte du royaume. Le ministre goûta cette
proposition. Peu de temps après, les femmes furent dirigées, une partie sur
Caen, une autre sur Rennes, et le plus grand nombre sur Fontevrault. A partir
de ce moment, la séparation s'opéra peu à peu dans les autres prisons de
l'Etat. L'éloignement des prisonnières du Mont-Saint-Michel entraîna
nécessairement le départ des Religieuses.
Les Filles de la Sagesse
demandées, pendant douze années, avec les plus vives instances, pour la maison
centrale de Fontevrault, n'ont point cru devoir accepter cet établissement,
parce qu'elles savaient que le service y était encore plus mal organisé qu'au
Mont-Saint-Michel. L'administration supérieure, voyant que les Sœurs de la
Sagesse persévéraient dans leur refus, s'est adressée successivement à deux
autres Communautés religieuses qui, se trouvant dans l'impossibilité d'y faire
le bien, se sont retirées. Cette maison est desservie maintenant par les Sœurs
de Marie-Joseph. Il est à croire qu'on y a enfin organisé les choses de manière
à ce que ces Religieuses puissent obtenir le succès que l'on aie droit
d'attendre de pareilles directrices. Les Congrégations religieuses, consacrées
au service de Dieu, vouées à la pauvreté et au soulagement de toutes les
misères humaines, n'acceptent point des établissements, quels qu'ils soient, pour
gagner de l'argent, mais pour faire du bien aux âmes qui leur sont confiées.
Les Sœurs de la Sagesse
ont refusé plusieurs autres maisons de détention, entre autres la prison
centrale de Clairvaux. Elles dirigent maintenant les deux maisons de Cadillac
et de Clermont-sur-Oise.
On demande si les
Religieuses peuvent faire du bien aux détenues renfermées dans les prisons
centrales. Oui, elles peuvent leur faire du bien, et beaucoup de bien. Nous le
disons avec d'autant plus de conviction que nous avons pu en juger par nous-mêmes,
non-seulement en visitant plusieurs fois ces maisons, mais en y prêchant des
retraites à ces malheureuses femmes, subissant toutes les rigueurs de la
justice humaine. Là, nous avons été édifié autant qu'ailleurs ; là, nous avons
vu couler, plus que partout ailleurs, des larmes abondantes, qui prenaient
assurément leur source dans des cœurs contrits et humiliés. Le contact habituel
des Sœurs, qu'elles ont sans cesse sous les yeux ; le spectacle de leur dévouement,
de leur bonté, de leur piété ; des prières fréquentes ; le chant des cantiques
; de bonnes lectures ; l'assistance aux saints offices ; l'audition de la
parole de Dieu ; un silence continuel, qui favorise si bien les réflexions
sérieuses ; les sacrements qu'elles peuvent recevoir, sans y être contraintes,
tout porte au bien des personnes qui souvent n'ont entendu dans le monde que de
mauvais discours ou n'ont eu sous les yeux que des scandales. Le changement
opéré rapidement dans ces maisons par l'arrivée des Sœurs nous dit tout le bien
que doit y produire leur présence continuelle.
C'est en 1835 que les
Filles de la Sagesse ont commencé le service de la prison centrale de Cadillac,
dans lé département de la Gironde. C'est le château de cette ville qui sert de
prison.
Le premier château de
Cadillac existait dès le ixe
siècle, sous le nom de château de Benauge ; celui qui porte aujourd'hui le nom
de château de Benauge n'a été bâti qu'en 1490. Le château de Cadillac, dont
nous parlons, appartenait autrefois, ainsi que tout le pays qu'il commande, à
l'illustre maison des Paulin, famille consulaire de Bordeaux, dont était saint
Paulin, évêque de Noie ; et, par succession, le château et la Benauge, dont Cadillac
était le chef-lieu, appartinrent plus tard à la célèbre famille des Bourdëu ou
Boudëau, jusque vers Tan 1253. Il fut confisqué alors, ainsi que la vicomte de
Benauge, par le roi d'Angleterre, Henri II, duc d'Aquitaine, lequel prince le
donna, avec la seigneurie, à son sénéchal, Jean de Grailly, par une charte de
l'année 1266.
Ce château, déjà
très-fort, dut être encore fortifié, pendant le temps que les Anglais furent
maîtres du pays. Il fut souvent pris et repris parles Anglais et les Français
La famille de Grailly, qui posséda ce château pendant plusieurs siècles, le
transmit par alliance à la famille de Foix, dans le xive siècle. Cette famille le transmit aussi par
alliance, en 1588, à Jean-Louis de la Valette, Ier duc d'Epernon, qui épousa
Marguerite de Foix de Candale, unique héritière de la branche aînée de
l'illustre famille de Foix.
Après la mort de Mgr
François de Foix, évêque d'Aire, oncle et tuteur de la duchesse d'Epernon, le
château de Cadillac, qui avait été habité par plusieurs personnages célèbres,
ses propriétaires, tels que Jean de Grailly, Captal de Buch, Gaston, comte de
Foix, Jean, comte de Candale, le cardinal de Foix, etc., etc., parut être
abandonné de ses maîtres pendant quelques années, pour rester l'habitation des
domestiques et des agents du seigneur. Mais bientôt le duc d'Epernon le fit démolir
pierre à pierre, et sur son emplacement s'éleva un des plus beaux monuments de
la France moderne.
Le château actuel de
Cadillac fut commencé en 1598 et ne fut terminé que vers l'an 1620, sous la
direction de l'architecte Langlois. Plusieurs artistes italiens, venus en
France avec les Médicis, travaillèrent à ce bel édifice, qui fut visité par
Henri IV, Louis XIV, Richelieu, Mazarin, et plusieurs autres grands
personnages. Après, la mort du duc d'Epernon, la propriété de ce château passa,
en 1662, à la branche cadette de Foix, qui le garda jusqu'en 1714. Alors les
familles de Moncassin el de Preissac le possédèrent, comme héritières de la
famille des Foix par les femmes.
Le dernier seigneur, le
comte Louis de Preissac, ayant émigré en 1792, la nation s'empara de toutes ses
propriétés, et le château devint le centre de toutes les administrations
révolutionnaires. Mis souvent en vente par le domaine, il ne trouva pas
d'acquéreur, quoiqu'il lût offert à très-bon marché ; on l'eût aisément cédé
pour douze mille francs. En 1807, le dernier des Preissac étant rentré en
France, l'empereur Napoléon lui rendit son château, l'unique immeuble qui
n'avait pas été vendu. M. de Preissac, ne sachant à quoi l'utiliser, le vendit
trente mille francs à l'Etat, pour en faire une maison centrale de détention.
Pour l'approprier à sa
nouvelle destination, on fit construire, en 1819 et 1820, les deux ailes
latérales qui masquent les deux élégants pavillons du château. Le portail
d'entrée de la grande cour fut démoli et remplacé par une porte à double
guichet et par un mur d'enceinte qui donne à ce monument, jadis magnifique,
l'aspect sombre et triste d'une prison. Quelques autres constructions ont été
faites depuis cette époque.
Le 4 avril 1822, les
femmes de la maison centrale d'Eysses, située à Villeneuve-d'Agen, furent
dirigées sur le château de Cadillac, au nombre de 180, avec deux surveillantes
libres, auxquelles on en joignit bientôt une troisième. Elles étaient sous la
dépendance de cinq gardiens dont il fallut augmenter le nombre, en proportion
de celui des détenues qui, dès le mois d'octobre de la môme année, étaient déjà
258.
Le Gouvernement ayant
décidé que désormais les prisonnières ne seraient plus surveillées par des
hommes, on demanda des Sœurs à Saint-Laurent. Il n'en partit d'abord que trois
pour Cadillac, le 4 janvier 1835 ; elles ne devaient s'occuper que de
l'infirmerie. Mais bientôt on désira confier aux Sœurs la surveillance générale
et particulière de toute la maison et de tous les emplois ; ce qui obligea
d'augmenter le nombre des Religieuses, qui fut porté à 18 ou 20. Le nombre des
détenues augmentait en même temps, et, depuis plusieurs années, elles sont
environ 400.
A leur arrivée à
Cadillac, les Sœurs trouvèrent la maison dans le plus triste état. Tout
annonçait la pauvreté, la malpropreté et le désordre. Les surveillants et les
détenues les voyaient de mauvais œil : les premiers, parce qu'ils pensaient
qu'elles allaient les remplacer dans leurs emplois ; les détenues, parce
qu'elles craignaient de ne pas avoir autant de liberté que parle passé : ce qui
arriva en effet.
On n'entendait que
disputes continuelles et tapage sans fin, et souvent on assistait à de vraies
batailles. On permettait aux femmes qui avaient de l'argent, d'acheter du vin à
la cantine, et il n'était pas rare de voir étendues sur le préau et dans les
escaliers des malheureuses qui avaient bu trop copieusement. On ne faisait
aucune prière, ni le matin, ni le soir, pas même à l'infirmerie. La misère
morale que les Filles de la Sagesse rencontrèrent dans la maison leur causait
infiniment plus de peine que le dénuement matériel dans lequel elles se
trouvèrent elles-mêmes ; c'était pourtant un dénuement complet. On leur donna
pour tout logement une grande chambre, où l'on déposait ordinairement de la
farine ; aussi les insectes de toute espèce y abondaient. Cet appartement leur
servait tout à la fois de cuisine, de réfectoire, de salle de récréation, de
dortoir et d'oratoire. A la première visite de Mgr de Cheverus, archevêque de Bordeaux,
ce vénérable prélat fut obligé de déposer sa crosse et ses habits pontificaux
sur un lit, parce qu'il n'y avait ni table, ni meuble d'aucune sorte dans ce
misérable appartement. Sa Grandeur voulut bien néanmoins accepter quelques
rafraîchissements, que les Sœurs lui présentèrent dans leur pauvre demeure.
Le 4 juin 1839, on
commença à mettre à exécution l'ordonnance royale qui supprimait de la cantine
le vin et tout autre aliment que le beurre, le lait, le fromage et les pommes
de terre bouillies. Il était aussi défendu de laisser aucun argent à la
disposition des prisonnières, pas même le produit de leur travail. A la lecture
de cette ordonnance, toutes les détenues firent entendre une tempête de
protestations furieuses et de vociférations terribles. Elles se révoltèrent,
refusèrent le travail, et se mirent à crier : « A bas les Sœurs ! » Elles
complotèrent même de jeter la Supérieure dans le puits.
On remarqua celles qui
étaient les plus exaltées et qui paraissaient être les chefs de cabale, et on
les signala au directeur. Celui-ci les fit sortir du dortoir, l'une après
l'autre, le lendemain matin, dès la pointe du jour, sans leur dire où elles
allaient, et il les fit conduire au cachot. La Supérieure, accompagnée d'un
gardien, se rendit ensuite dans les dortoirs, et dit, de la part du directeur,
que personne ne sortirait avant qu'on en eût donné l'ordre. Elle leur distribua
le pain pour la journée, et ferma la porte à clef, laissant ces femmes mutinées
livrées à elles-mêmes ; toutes demeurèrent tranquilles.
Vers midi, arrivèrent un
grand nombre de gendarmes avec leur commandant ; ils étaient envoyés par M. le
préfet de la Gironde, qui avait été informé du désordre par M. le directeur.
Les détenues, excepté celles qui étaient au cachot, eurent ordre de descendre
sur la cour, où était le commandant de la gendarmerie avec sa troupe. Celui-ci
leur dit d'un ton ferme qu'il était envoyé par M. le préfet, instruit de leur
rébellion, pour leur proposer de reprendre leurs travaux, en exécutant
l'ordonnance royale dans tous ses points ; il leur promit que tout serait
oublié, si elles se soumettaient promptement ; mais que, si elles refusaient
d'obéir, on se verrait forcé de les traiter avec rigueur. Toutes se dirigèrent
vers les ateliers, dans le plus profond silence, et reprirent leur travail.
Ce fut le 1er
mai 1840 que les Filles de la Sagesse furent seules chargées de tout le service
intérieur. Six nouvelles Sœurs arrivèrent à la prison, pour aider les quatre
qui s'y trouvaient depuis cinq ans. Cette même année, M. Laroque, aumônier des
Invalides, à Paris, donna aux détenues une retraite qui dura onze jours, et fut
aussi fervente que possible. A l'exception d'une vingtaine, toutes en
profitèrent. Le vénérable archevêque de Bordeaux voulut faire la clôture de
cette retraite ; il célébra la grand'messe, donna la Communion à 304 détenues
et la Confirmation à 40. Il adressa à ces pauvres condamnées un discours plein
d'onction, dans lequel il les félicitait de leurs bonnes dispositions et les
encourageait à y persévérer. Depuis ce temps-là, les retraites spirituelles
prêchées à la maison centrale de Cadillac n'ont jamais manqué de produire les
fruits les plus abondants.
Depuis plusieurs années,
la retraite se termine ordinairement par l'Adoration solennelle du
Saint-Sacrement. Avec quelle attention, quel respect, quel attendrissement, les
retraitantes écoutent la parole de Dieu ! Quel torrent de larmes elles répandent
au tribunal de la pénitence ! Avec quelle dévotion elles récitent leur chapelet
et leurs autres prières ! Avec quel entrain elles chantent les louanges de Dieu
et de l'auguste Vierge Marie ! Avec quels transports de foi et d'amour elles
reçoivent la sainte Communion !
Le Saint-Sacrement est
exposé, la veille de la clôture de la retraite, à la fin de la journée. Pendant
toute la nuit et le jour suivant, cinquante détenues demeurent constamment en
adoration devant l'autel, au-dessus duquel apparaît la divine Hostie, au milieu
des fleurs brillantes et des cierges étincelants. Cela n'a rien d'étonnant pour
une Communauté religieuse ou pour une paroisse chrétienne ; mais, quand on voit
cela dans une prison centrale, parmi des centaines de femmes, qui toutes ont
été condamnées par la justice humaine, comme gravement coupables, on ne peut
s'empêcher de s'écrier : « O mon Dieu, que vous êtes bon ! que votre grâce est
puissante ! »
Les Filles de la Sagesse
avaient opéré un si prompt et si heureux changement dans la prison de Cadillac,
que le Gouvernement les demanda pour diriger celle de Clermont-sur-Oise. Elles
acceptèrent cet établissement, et s'y rendirent au commencement de 1840.
Jusque-là, les prisonnières étaient sous la surveillance de gardiens, dont la
plupart étaient sans religion, et peu scrupuleux sous le rapport de la moralité
et de la bonne tenue ; aussi le désordre était à son comble. Il fallait
remplacer des hommes immoraux par des Religieuses; ce n'était pas chose facile,
mais c'était chose urgente. Le Gouvernement le comprit, et c'est ce qui lui fit
demander des Filles de la Sagesse. Les Sœurs arrivèrent à Clermont au nombre de
douze. Les gardiens, les agents subalternes, tous ceux qui allaient perdre
leurs places, ne pouvaient manquer de voir d'un mauvais œil ce nouvel ordre de
choses. Les détenues, excitées par les discours de ceux qui les entouraient et
par toutes les calomnies dont on avait noirci les Sœurs, n'ignoraient pas
d'ailleurs qu'une guerre ouverte allait être faite à leurs mauvais penchants.
Aussi avait-on lieu de craindre qu'elles ne se portassent à des excès déplorables.
M. l'aumônier lui-même redoutait l'entrée des Sœurs dans la prison, bien qu'il
la désirât vivement. Il les supplia de redoubler de prières, de ferveur et de
courage.
Les Sœurs logèrent en
ville jusqu'au moment de leur installation. Elles passèrent presque toute une
journée en prières. Un Frère qui les avait accompagnées, depuis Saint-Laurent
jusqu'à Clermont, obtint du directeur de la prison la permission d'entrer dans
la maison, pour y déposer les bagages qu'elles avaient apportés avec elles. Les
détenues étaient sur le préau ; elles reconnurent cet homme pour être le
conducteur des Sœurs ; on leur avait donné son signalement. Elles s'ameutent,
se mettent à crier, à vociférer, puis, se jetant sur lui avec fureur, elles le
frappent et menacent de le tuer. Il parvint cependant à se débarrasser d'elles
et à regagner la geôle ; mais ce ne fut pas sans peine. Cette scène n'était pas
de nature à tranquilliser les Religieuses. Cependant, après avoir prié et
s'être confessées dans la chapelle de l'hospice, elles se sentirent pleinement
résignées à tout. On vint leur annoncer que les administrateurs se réuniraient
à midi, et attendraient les Sœurs à la porte de la prison, pour les y
introduire. C'était un samedi, veille de la Purification de la Sainte Vierge.
A l'heure dite, les
Sœurs se rendent au lieu indiqué. Là les attendent les directeur, inspecteur,
aumônier, médecin, pharmacien, greffier et gardien en chef. Le premier coup de
clef dans la porte de fer fit battre violemment le cœur des douze Filles de la
Sagesse ; mais il n'y paraissait rien à l'extérieur. Le moment du sacrifice
était arrivé, il n'y avait pas à reculer. Du reste, Notre-Seigneur était là, et
sa présence se faisait vivement sentir au fond du cœur de ses épouses
bien-aimées. Enfin la porte s'ouvre ; on entre.
Chose étonnante, qui
prouve que Dieu est partout le maître ! Cet imposant cortège traverse les
cours, visite les ateliers, et partout, sur son passage, la population, si
agitée la veille, se montre calme et respectueuse. Un silence profond prend la
place des cris et des vociférations préméditées ; quelques paroles de louanges
et de bénédictions furent seules prononcées par de pauvres détenues, que la
religion semblait avoir subjuguées dès ce moment.
Le lendemain, dimanche,
2 février, les Sœurs se rendirent à la première Messe de la paroisse, puis
elles rentrèrent à la prison pour l'office. Les femmes étaient sur le préau, se
livrant à leur récréation ordinaire, laquelle était bien bruyante et bien
scandaleuse ; mais au moment où parurent les Religieuses, traversant la cour,
et se rendant à la chapelle, revêtues de leur longue cape noire, toutes les
détenues gardent le silence, et, comme entraînées par une force irrésistible,
elles se lèvent et se rangent spontanément sur deux lignes, pour honorer leur
passage. Ces infortunées furent saisies d'une émotion dont elles ne pouvaient
se rendre compte ; souvent on les a entendues avouer qu'elles ne se
reconnaissaient plus elles-mêmes, tant leurs sentiments s'étaient tout à coup
changés. « Mais qui a pu nous subjuguer ainsi, disaient-elles? Qui a pu
désarmer notre colère, et faire échouer nos projets de tapage et de violence ?
» Les plus ardentes surtout se demandaient : « Pourquoi n'avons-nous pas
exécuté ce que nous avions si bien projeté ? — Mais c'est singulier ! je ne
veux plus ce que je voulais, disait celle-ci ; il me serait impossible de faire
ce que je désirais. — Oh ! qu'il est puissant sur les cœurs l'empire de la
vertu ! disaient les autres ! Que ne l'avons-nous connu plus tôt ? »
Ces femmes, qui
manifestaient des sentiments si beaux vis-à-vis des Sœurs, étaient loin encore
de se supporter patiemment entre elles. Les Religieuses entendaient souvent
leurs disputes et leurs vociférations ; elles étaient souvent témoins de leurs
batailles sur le préau. Ce spectacle les faisait frémir, et les eût
découragées, si Dieu ne les avait pas soutenues. Peu à peu cependant, le bien
commença à se faire. Quatre nouvelles Sœurs furent adjointes aux premières. A
la fin de l'année, il semblait que la maison était complètement métamorphosée. Les
exemples et les instructions des Sœurs ouvraient les yeux de ces malheureuses
femmes ; beaucoup demandaient à s'approcher des sacrements.
Ce qui frappait le plus
cette population dépravée, c'étaient les soins que les Religieuses donnaient
aux malades ; et ce qui contribua le plus à exciter en elles quelques
sentiments de piété, c'était l'appareil imposant que l'on tâchait de déployer,
lorsqu'on leur portait la sainte Communion. Toutes les Sœurs qui le pouvaient
accompagnaient le Saint-Sacrement. La longue cape noire dont elles étaient
revêtues, le cierge qu'elles tenaient à la main, leur air de recueillement et
de modestie, la foi et la charité qui se manifestaient dans les traits de leur
visage, dans leurs regards et dans leur posture, tout contribuait à faire sur
les détenues l'impression la plus vive. Plusieurs ont avoué que c'était ce spectacle
si touchant qui les avait converties. Quels traits nombreux de conversions
sincères ne pourrions-nous pas rapporter ici ? Nous nous bornerons à
quelques-uns.
Une femme nommée Baudry,
qui, depuis trente ans, ne s'était pas confessée, demanda à le faire. Surprise
de cette demande, une Sœur lui dit : « Qui vous porte donc à vous confesser
aujourd'hui? Je ne vous ai jamais parlé de cela ; vous-même vous ne parlez
jamais aux Sœurs. — Ah ! ma Sœur, répondit-elle vivement, quand je vous vois,
quand je vois mes compagnes malades recevoir le bon Dieu, tout me presse de me
convertir. Aidez-moi, je vous en prie. » Cette femme s'est convertie sincèrement
et est devenue un modèle.
Une autre femme, nommée
Ney, femme immorale et scandaleuse, qui se trouvait toujours à la tête de tous les
complots, se faisait continuellement punir. Un jour qu'elle était encore au
cachot pour un délit considérable, elle y tomba gravement malade, et elle fut
portée à l'infirmerie. Tout annonce qu'elle va mourir bientôt. La Sœur qui en
était chargée prie et fait prier pour elle, puis elle engage cette malheureuse
à mettre sa confiance en Dieu et en la Sainte Vierge. « Croyez-vous, ma Sœur,
dit-elle, qu'il en soit encore temps, après une si longue vie passée dans le
crime ? — Oui, ma pauvre fille, lui dit la Sœur ; » puis, prenant un crucifix,
elle ajoute : « Il est si bon, le bon Dieu ! voyez comme il vous tend les bras
!» A ces mots, la grâce entre à flots dans ce pauvre cœur brisé parle repentir.
On appelle l'aumônier de la prison, qui écoute la confession que fait cette
grande pécheresse, en versant d'abondantes larmes. Les sacrements viennent
purifier cette âme, et faire de cette autre Madeleine un vrai modèle de
pénitence et de ferveur. Non: contente de prier, de souffrir avec résignation,
et d'exprimer aux personnes qui sont autour d'elle les sentiments de
reconnaissance et d'amour dont elle est remplie, elle demande à voir ses
compagnes les plus dépravées, et on lui accorde ce qu'elle désire. Un crucifix
à la main, elle cherche à leur faire comprendre l'infamie de leur conduite, les
conjurant de renoncer au péché et de revenir au Seigneur dont les miséricordes
sont infinies. Elle leur demande pardon des scandales qu'elle leur a donnés. «
Ah ! disait-elle, à cette heure suprême, les yeux sont ouverts, et l'on pense
bien autrement qu'on ne l'avait fait pendant sa vie ! » Ensuite, baisant
amoureusement son crucifix, et le faisant baiser à ses compagnes, qui fondaient
en larmes : « Voilà, ajoutait-elle, la joie et le bonheur de mon cœur. Ah !
pourquoi l'ai-je tant offensé, si peu connu, si peu aimé ? » Ce trait fit une
vive et salutaire impression sur toutes les détenues, et consola grandement les
Sœurs au milieu de leurs pénibles travaux et de leurs continuels sacrifices.
Une jeune personne,
appelée Mailler, en prison depuis plusieurs années, n'avait aucune instruction.
Elle désira enfin apprendre son catéchisme, et, avec de la persévérance, une
Sœur parvint à l'instruire suffisamment pour la disposer à faire sa première
Communion. Elle avait alors 28 ans. Peu après, elle tomba malade de la
poitrine, et, pendant plusieurs mois, elle édifia grandement ses compagnes, et
consola les Sœurs de toutes leurs peines.
Dans les derniers jours
de sa vie, ce n'était chez elle que prières et élans d'amour vers Dieu. Elle
éprouvait surtout un bonheur indicible à penser que la mort allait lui montrer
Jésus-Christ, en la délivrant du danger de l'offenser. Elle reçut les derniers
sacrements avec tant de foi et de piété que tous les cœurs en étaient émus. «
Ah! que je suis heureuse ! s'écriait-elle, quelques jours avant de mourir ; que
je suis heureuse d'être venue ici ! Sans cela je n'aurais jamais aimé le bon
Dieu ; je ne le connaissais pas. » Elle rendit son dernier soupir, en bénissant
les Sœurs, et en prononçant les saints noms de Jésus, Marie, Joseph.
Il n'est pas rare encore
d'entendre de pauvres détenues dire, en pleurant : « Que je suis heureuse
d'être tombée dans la peine ! Ici j'ai appris à connaître Dieu, à l'aimer, à le
servir. Auparavant je ne savais pas s'il y en avait un. »
Tandis que les Filles de
la Sagesse étaient occupées à faire le bien à Cadillac, à Clermont-sur-Oise et
partout où la divine Providence les avait envoyées, le juste Juge déposait la
couronne de gloire sur le front de leur vénérable Supérieur général, qui l'avait
si bien méritée. Le R. P. Deshayes mourait le 28 décembre 1841. On peut dire
que Dieu l'avait choisi pour être le vrai restaurateur de la famille de
Montfort, que la Révolution avait si cruellement éprouvée.
Les Pères de la
Compagnie de Marie, les Filles de la Sagesse, les Frères du Saint-Esprit et de
Saint-Gabriel n'oublieront jamais ce qu'ils lui doivent. Leur reconnaissance
sera partagée encore par les Sœurs de Saint-Gildas, les Frères de Ploërmel,
ceux de Saint-Antoine, et par d'autres Congrégations auxquelles il a rendu les
plus grands services. Dieu sait mieux que personne tout le bien qu'il a fait
sur la terre, et il peut dignement l'en récompenser au ciel.
LIVRE VII.
DEPUIS L’ÉLECTION DU R. P. DALIN JUSQU'A CELLE DU R. P. PÈRE
DENIS.
1842-1856
CHAPITRE
Ier.
ELECTION DU R. P. DALIN.
— SOINS QU’IL DONNE A LA CONGRÉGATION DE LA SAGESSE. — LA SOEUR SAINT-GILBERT
AVEUGLE. — CHANGEMENTS OPÉRÉS DANS LE NOVICIAT. — NOUVEAUX ÉTABLISSEMENTS.
Le R. P. Dalin fut élu
Supérieur général à la place du IL P. Deshayes, le 14 janvier 1842. Il
possédait toutes les qualités propres à gouverner les Congrégations qui lui
étaient confiées, et à leur donner un nouvel essor. Plein d'intelligence, de
cœur, de santé et d'activité, il pouvait suffire à toutes les exigences de sa
charge.
Né aux Herbiers, du
diocèse de Luçon, le 3 décembre 1800, il commença ses études sous la direction
de M. l'abbé Moreau, vicaire de la paroisse, et il les continua au
petit-séminaire de Luçon, où il termina sa rhétorique, en 1818. Après une
première année de philosophie, au séminaire de La Rochelle, il fut envoyé comme
professeur à Chavagnes, puis rappelé à La Rochelle, pour y faire sa seconde
année de philosophie. Au moment où fut rétabli l’évêché de Luçon, il fut placé
comme professeur au petit-séminaire de cette ville. L'année suivante, le petit
séminaire étant transféré aux Sables, il entra en théologie au grand-séminaire de
Luçon, où il ne resta qu'une année. En 1823, il fut envoyé au séminaire de
Saint-Sulpice, à Paris, où il passa deux ans. Ordonné prêtre, en septembre
1825, il fut placé comme professeur de théologie au grand-séminaire de Luçon.
Il y demeura jusqu'on 1830. A cette époque, Mgr Soyer le nomma Supérieur du
petit séminaire des Sables.
Le nouveau Supérieur
n'eut point de peine à gagner l'estime et l'affection des maîtres el des élèves
de cet établissement. Il n'oublia rien pour faire fleurir la piété et les
études ; et pour attacher les écoliers à leur devoir et à la maison qu'ils
habitaient, il sut toujours mêler l'agréable à l'utile. Le nombre des élèves
s'accrut d'année en année, et l'on se vit obligé d'établir une pension à la
maison de campagne du petit-séminaire, située sur la paroisse d'Olonne ; là on
recevait les élèves de huitième el de septième. L'ordre le plus parfait et la
discipline la plus; exacte régnaient dans l'établissement des Sables et dans sa
succursale. Jamais on ne vit plus d'élan pour l'étude et plus de zèle pour la
vertu. Jamais on ne vit plus d'union et d'affection entre les maîtres et les
élèves ; c'était toute une famille unie par les liens de la plus pure charité.
Aussi, le petit-séminaire des Sables jouissait-il, au loin comme auprès, d'une
réputation bien méritée. Celui qui écrit ces lignes se rappellera toujours,
avec une douce émotion, les belles années de sa vie qu'il a passées, a cette
époque, commit élève et ensuite comme maître dans cet heureux asile de la
science et de la vertu.
C'est le 6 janvier 1837,
que le R. P. Dalin commença à faire partie de la Compagnie de Marie ; cependant
il continua à diriger l'établissement des Sables jusqu'à son élection. En
conservant ce poste, il ne laissait pas que de servir utilement les
Congrégations de Saint-Laurent ; car il disposait un certain nombre de sujets à
s'associer, un jour, aux Missionnaires. Il était encore à la tête du petit
séminaire, quand, à l'instigation du P. Deshayes, il composa la Vie du Vénérable de Montfort. Pondant ce
temps, il rendit encore d'autres services à la Congrégation de la Sagesse.
A son arrivée à
Saint-Laurent, il trouva les Communautés dans un état beaucoup plus prospère
que relui où elles étaient à l'arrivée de son prédécesseur. Les Missionnaires
avaient vu leur nombre s'accroître, quoique ce nombre fût encore bien
restreint. Ils avaient repris, depuis quelques années, le cours des missions
qui avait été interrompu par la Révolution de 1830, et les populations se
portaient avec un véritable enthousiasme à ces pieux exercices qu'elles avaient
toujours aimés. Les Frères de Saint-Gabriel vivaient de leur vie propre, et
s'administraient eux-mêmes : ainsi se trouvaient déchargées d'un poids bien
lourd les épaules du successeur du P. Deshayes. La Congrégation de la Sagesse
était florissante ; elle avait relevé toutes les ruines amoncelées par la
Révolution.
Beaucoup de bien avait
été fait ; mais il en restait encore beaucoup à faire. Le nouveau Supérieur
général se mit à l'œuvre. Nous n'avons à parler ici que de ce qui regarde la
Congrégation de la Sagesse. Tout d'abord le P. Dalin s'occupa d'organiser les retraites
annuelles des Sœurs. Dès l'année 1842, trois ou quatre retraites fuient données
dans chaque province : ce qui a toujours eu lieu depuis cette époque. Ces
retraites se donnent à Saint-Laurent, Nantes, Angers, la Chartreuse d'Auray, Brest,
Guipavas, Montfort-sur-Meu, Dinan, Valognes, Orléans, Saint-Médard de Soissons,
Clermont-sur-Oise, Haubourdin Bruxelles, Toulon, Toulouse, Luz-Saint-Sauveur,
Cadillac, Larnay, le Dorât, Jonzac, La Rochelle.
La Congrégation de la
Sagesse fut partagée en sept provinces, ayant chacune une Provinciale chargée
de visiter les établissements de la province qui lui était assignée, de traiter
les affaires pressantes et de correspondre avec les Supérieurs généraux. Plus
tard, on forma une huitième province, appelée province du Nord. Les huit provinces
qui partagent la Congrégation portent le nom de provinces de Saint-Laurent, de
Nantes, de la Chartreuse, de Rennes, d'Orléans, du Nord, de Poitiers et de La
Rochelle.
Le nouveau Supérieur
général s'occupa activement des classes tenues par les Sœurs. Il excita, par
tous les moyens, la bonne volonté des maîtresses, afin qu'elles pussent
acquérir elles-mêmes une plus grande instruction, et se rendre ainsi plus
capables de remplir convenablement les emplois qui leur étaient confiés, dans
les pensionnats, dans les classes payantes et gratuites, dans les écoles
communales et libres, dans les écoles normales et dans les salles d'asile de
l'enfance. On sait qu'à ortie époque le Gouvernement n'était pas favorable aux
Congrégations religieuses enseignantes ; que, l'Université prétendait avoir
partout le monopole de l'instruction, et que l'épiscopat français était obligé
de lutter, chaque jour, contre les ennemis de la vraie liberté d'enseignement.
Dans de pareilles circonstances, il était nécessaire que les Congrégations
enseignantes se montrassent à la hauteur de leur mission.
Le P. Dalin composa pour
les Filles de la Sagesse différents petits ouvrages : Grammaire française — Exercices sur la Grammaire — Livres de lecture
avec une méthode de lecture — Tableaux de lecture pour les commençants — Cartes
de France et d'Europe avec indicateur pour les maîtresses — Méthode pour
l'enseignement de la géographie, à l'usage des maîtresses, et Dialogues sur le
même sujet, à l'usage des élèves — Histoire, etc... etc... Il aimait à
visiter lui-même les classes, pour encourager les élèves, juger de leurs
progrès, et s'assurer que ses prescriptions étaient exactement observées. Il ne
cessait, dans ses entretiens et dans ses lettres, de rappeler aux Sœurs
classières l'importance de leurs emplois. Dans une de ses circulaires adressées
à toutes les Filles de la Sagesse, il disait, entre autres choses : « Quant à
celles d'entre vous qui sont employées à l'instruction, que de recommandations
n'aurions-nous pas à leur faire, et de quel dévouement n'ont-elles pas besoin ?
Elles ne doivent rien négliger pour que leurs élèves fassent, sous tous les
rapports, honneur à la religion. Qu'elles étudient elles-mêmes, pour se rendre
vraiment capables ; qu'elles agissent de concert avec celle qui, dans chaque
maison, doit avoir la direction générale des classes; qu'elles donnent à leurs
élèves les soins les plus réguliers, les plus constants ; et, tout en
enseignant de leur mieux les différentes choses dont elles sont chargées,
qu'elles ne perdent pas de vue cette règle qui convient surtout aux Filles de
la Sagesse : « Moins et bien vaut mieux
que plus et mal. »
Les enseignements du
Supérieur général furent écoutés ; ses méthodes furent mises en pratique, et
l'on put constater, dans les classes tenues parles Sœurs, une amélioration
considérable qui n'a fait que s'accroître depuis cette époque.
Le P. Dalin rédigea
encore de nouvelles Constitutions propres à entretenir chez les Sœurs l'esprit
de leur saint Fondateur, et à les diriger sûrement dans tous les points de la
Règle qu'il leur avait laissée.
Le côté matériel de la Communauté
n'était pas négligé. Le nombre des novices croissait toujours. A la fin de
1844, elles étaient 143 au noviciat ; plus tard, et pendant plusieurs années,
elles étaient près de 200, en comprenant dans ce nombre les postulantes,
c'est-à-dire les jeunes personnes arrivées récemment du monde, et qui n'avaient
pas encore pris l'habit religieux. Il fallait des bâtiments plus vastes ; on y
travailla avec une grande activité. On construisit un réfectoire uniquement
pour les novices, lequel a disparu depuis, ainsi qu'un dortoir qui était
au-dessus. Le bâtiment du noviciat fut presque entièrement refait, et on y
plaça les bureaux, les appartements des Supérieurs, le Secrétariat. On y établit
aussi un dortoir. Tout cela a subi, depuis ce temps, une complète
transformation.
Pendant qu'on travaillait
à ces constructions, les novices allèrent habiter la maison de Saint-Michel.
C'est pendant lé séjour des novices dans cette maison qu'on éleva la petite
chapelle de la Sainte Vierge qui se trouve au milieu du bois. Elle fut bénite
par Mgr Soyer, évêque de Luçon, au mois d'août 1844. Peu après, on érigea le
petit pavillon sous lequel est placée la statue de saint Joseph.
A cette époque, mourut à
Saint-Laurent une jeune Sœur qui fut vivement regrettée de tous ceux qui l'avaient
connue. Elle s'appelait dans le monde Elisa-Marguerite-Aloysia Douillard, et
reçut en religion le nom de Saint-Gilbert. Née à Saint-Paterne de Vannes, en
1817, elle fut placée, dès l'Age de 3 ans, au pensionnat des Filles de la
Sagesse, à la Chartreuse d'Auray. Elle entra au noviciat, le 9 juin 1830, et
fit profession le 25 février 1838. Placée comme maîtresse au pensionnat de
Châtellerault, elle y montra pour le dessin, la musique et la poésie, plutôt un
certain goût naturel qu'une habileté véritable. En général, sa constitution
morale et physique s'accommodait des amusements de l'esprit et des doigts mieux
que des travaux sérieux et matériels. Le cœur et l'imagination, la taille et la
figure, tout en elle tenait de l'enfant. Folâtrant, pour ainsi dire, avec la
vie, dont elle effeuillait les roses, sans se préoccuper de l'avenir, elle
était loin de s'attendre à l'accident qui la frappa dans le mois d'octobre
1810.
A peine si, depuis
quelque temps, des douleurs assez vives l'avaient un peu prévenue, lorsque, un
matin, à son lever, elle se trouva entièrement aveugle. L'art employa toutes
ses ressources, mais sans aucun résultat ; le nerf optique était paralysé
complètement, et rien ne put lui rendre la vie.
Dans son état de cécité,
cette Sœur montrait une délicatesse d'ouïe et de tact qui, sans dépasser ce que
l'on a vu en d'autres aveugles, ne laissait pas que d'être fort remarquable.
Elle brodait par exemple et confectionnait les fleurs les plus petites avec une
grande régularité : mais ce que l'on a besoin d'expliquer et d'attester, c'est
son talent pour le dessin el la peinture, si tant est que talent soit ici le
mot convenable.
Dès les premiers jours,
que avait eu l'idée, pour charmer sa ténébreuse solitude, d'essayer au crayon
des profils d'oiseaux ou de fleurs très-faciles, puis de les dessiner
entièrement au simple trait. Le succès merveilleux de ses premiers travaux
l'enhardit ; elle entreprit de nuancer les objets au moyeu des ombres ; de
progrès en progrès elle en vint jusqu'à représenter, avec une précision tout à
fait surprenante, des fleurs, des couronnes, des corbeilles entières, où rien
n'était ni oublié ni confondu. Elle faisait beaucoup mieux qu'avant d'être
aveugle.
Mais on conçoit combien
dut s'accroître l'admiration, quand on la vit, laissant la mine de plomb pour
les couleurs, faire des peintures d'une délicatesse sans pareille et d'une
perfection véritablement étonnante. L'artiste le plus habile n'aurait pas fait
mieux, en y voyant clair. On ne pouvait en croire ses yeux. Des centaines de
personnes l'ont vu travailler, et nous sommes de ce nombre. Point de moyen
qu'on n'ait pris, point de système auquel on n'ait eu recours, pour expliquer
ce phénomène qui est toujours demeuré naturellement inexplicable. Il faut dire
encore que tout moment, tout lieu, tout instrument, tout sujet lui était
indifférent. Elle n'avait point besoin de préparation intellectuelle ou morale,
et rien, durant son travail, n'indiquait en elle la moindre surexcitation. Elle
dessinait tranquillement ce qu'on lui demandait, une fleur quelconque, une rose,
un lis, une pensée, un bouquet de myosotis, une guirlande de fleurs variées, un
oiseau ou quelque autre chose, en prenant part à la conversation, autant que
pouvait le lui permettre l'attention dont elle avait besoin pour son ouvrage.
Quant à sa manière
d'opérer, le tact ne lui servait et ne pouvait lui servir de rien pour des
objets si minimes, et avec des couleurs que le moindre attouchement enlève,
même au bout de quelques heures. Elle ne faisait aucun dessin préparatoire, pas
seulement une ligne, un point, et ne corrigeait et n'effaçait jamais. Tout de
suite elle commençait sa peinture, changeant cent fois de pinceaux et de
couleurs, et arrivait, en aussi peu de temps qu'en eût mis un artiste
ordinaire, à compléter un travail qui souvent exigeait une grande régularité
dans les lignes et un fini microscopique dans les détails.
Le Pape Grégoire XVI,
recevant des peintures de la Sœur aveugle, avait peine à admettre l'assurance
réitérée du Supérieur général de la Sagesse qui les lui offrait. « Il faudrait,
disait-il en souriant, plus que la foi de saint Pierre, pour croire pareille
chose. »
Le travail le plus merveilleux
de la Sœur Saint-Gilbert est un Mois de Marie tout en fleurs peintes. Chaque
jour du mois, elle peignait une fleur avec une délicatesse inouïe, en y
ajoutant une page de texte, soit en prose, soit en vers. L'artiste et le
littérateur trouveraient là un sujet d'admiration, et la personne pieuse y
trouverait aussi un sujet d'édification; car ces pages, étincelantes
d'imagination et d'un style gracieux, sont toutes parfumées de piété et de dévotion
à Marie. Ce travail vraiment prodigieux a été fait en 1844. Un autre Mois de
Marie, dont chaque fleur était dessinée au crayon, avait été exécuté en 1842.
On ne comprend pas comment cette Sœur ait pu dessiner, avec une telle
perfection, un si grand nombre de fleurs qu'elle ne pouvait plus avoir sous les
yeux.
La Sœur Saint-Gilbert se
distinguait par une tendre dévotion à l'auguste Mère de Dieu, qu'elle avait
prise aussi pour sa Mère, dès sa plus tendre enfance. Elle parlait de la Sainte
Vierge et à la Sainte Vierge comme une enfant, mais comme une enfant instruite
et élevée, dans la compagnie des Anges. Elle soupirait ardemment après
l'instant heureux où elle verrait au ciel Jésus, son chaste Epoux, et Marie, sa
bonne Mère. C'est le 2 novembre 1844 que cette âme si pure brisa les liens qui
l'attachaient à la terre, et prit son vol vers la patrie.
La mort venait de temps
en temps ouvrir la porte du ciel à quelques-unes des Filles de la Sagesse, et
la Providence ne cessait de prendre dans le monde quelques autres fleurs
précieuses, pour les transplanter dans le jardin de l'Epoux. C’est en 1845 que
les novices commencèrent leur noviciat, en prenant le saint habit de la
Sagesse. Avant cette époque, elles n'étaient distinguées des postulantes que
par le chapelet, qu'elles portaient suspendu à leur côté. Les novices se
multipliant de plus en plus, les Supérieurs songèrent à opérer, en 1840, une
autre réforme importante. Jusque-là les postulantes avaient été réunies aux
novices : ce qui donnait lieu à plusieurs inconvénients, surtout depuis que les
postulantes devenaient beaucoup plus nombreuses. Les jeunes personnes
nouvellement sorties de leurs familles avaient besoin de soins particuliers ;
il fallait leur donner des instructions spéciales, pour les former tout à la
fois à la science et à la piété. En les dirigeant séparément, il était plus
facile de les bien connaître, et on pouvait ainsi leur faire plus de bien. Le
postulat fut donc organisé, et devint, comme il l'est encore aujourd'hui, le
vestibule du noviciat. Les postulantes, après avoir été suffisamment éprouvées
et préparées, pendant quelques semaines ou quelques mois, devaient entrer au
noviciat, pour une année au moins, en prenant le saint habit des Filles de la
Sagesse, sans la cape, et avec le chapelet blanc.
Plus les Religieuses se
multipliaient, plus on était en mesure de fonder de nouvelles maisons. Dans
l'année 1846, on prit 8 nouveaux établissements, dont un en Belgique, à
Tournay. C'est la première fois que les Filles de la Sagesse quittèrent le sol
de la France, pour aller s'établir sur une terre étrangère. Il est vrai que
déjà elles avaient été appelées à Anvers par l'empereur Napoléon Ier :
mais alors cette ville était au pouvoir des Français. Depuis 1840, elles ont
pris plusieurs établissements à Bruxelles et dans quelques autres villes de la
Belgique où elles ont réussi, aussi bien qu'en France, à s'attirer l'estime de
tout le monde.
Au moment où des Filles
de la Sagesse quittaient Saint-Laurent, pour aller s'établir vers le Nord,
au-delà des frontières françaises, il en était d'autres qui se dirigeaient vers
le Midi, pour fonder une maison à Luz-Saint-Sauveur, au centre des plus hautes
Pyrénées, non loin de la frontière d'Espagne. Depuis cette époque, elles se
sont établies à Baréges, à Belpôey et à Saint-Savin, dans le diocèse de Tarbes.
Luz, chef-lieu de
canton, peuplé d'environ 1650 habitants, se trouve situé à 739 mètres au-dessus
du niveau de la mer, dans une vallée charmante. Ses rues étroites et
cailloutées sont traversées d'eaux courantes ; ses maisons grises se serrent
pour avoir un peu d'ombre. Le petit bassin triangulaire, où se sont groupés les
maisons de Luz et les villages qui l'environnent, est plein de grâce et de fraîcheur.
On voit, dans le fond, des prairies verdoyantes toutes coupées par une foule de
petits ruisseaux limpides et gazouillants ; sur les collines, des pâturages
couverts de troupeaux ; tout autour, des crêtes et des sommets qui montent
jusque dans les nues.
A 1400 mètres de la
petite ville de Luz se trouve le délicieux hameau de Saint-Sauveur, avec son
établissement de bains. Ce n'est qu'une longue rue en pente régulière et
propre. Les maisons alignent sans monotonie leurs croisées encadrées de marbre.
A droite, elles s'endossent contre les rochers à pic, d'où l'eau suinte ; à
gauche, elles regardent sur le Cave qui bouillonne, à 50 mètres de profondeur.
Deux colonnes qui s'élèvent à quelque distance l'une de l'autre, rappellent le
séjour, à Saint-Sauveur, de la duchesse d'Angoulême et de la duchesse de Berry.
Napoléon III y a séjourné aussi avec l'impératrice Eugénie. C'est lui qui a
fait construire le pont incomparable, que l'on admire. Ce pont grandiose jeté
sur le Gave et reposant majestueusement sur des rochers énormes, qui lui
servent de culées impérissables, est une merveille des Pyrénées. Il a 67 mètres
de longueur ; l'ouverture de l'arche est de 47 mètres, et la clef est à 65
mètres au-dessus du torrent. On y a prodigué le marbre. Tout ce qui porte l'empreinte
du ciseau de l'artiste est en marbre.
Autour de Luz et de
Saint-Sauveur, on trouve des promenades délicieuses et des points de vue
superbes. Quand on passe quelques jours dans ces lieux, on ne saurait manquer
d'aller visiter le Cirque et la cascade de Gavarnie. Ce n'est pas seulement une
merveille des Pyrénées, mais certainement une des plus grandes merveilles du
monde. Mylord Butte, célèbre touriste anglais, voyant Gavarnie pour la première
fois, ne put s'empêcher de s'écrier : « Oh ! la grande et belle chose ! Si
j'étais encore au fond de l'Inde, et que je soupçonnasse l'existence de ce que
je vois en ce moment, je partirais sur-le-champ pour l'admirer et en jouir. »
La route qui conduit de
Luz à Baréges passe au pied du coteau sur lequel est situé le bourg de Betpoey,
où les Sœurs de la Sagesse font la classe aux petites filles de la paroisse. Ce
bourg, placé à 982 mètres de hauteur, au milieu des cultures et des prairies,
couronne de ses petites maisonnettes le dernier mamelon du Casaou d'Estibe. En face de Betpoey, de l'autre côté de la route et
du Gave, se trouve le triste village de Sers,
perché sur des roches croulantes, à 1130 mètres. La butte qui le domine du côté
de l'Est porte encore les ruines d'un ermitage que saint Justin, premier évêque
de Tarbes habitait au commencement du Ve siècle.
Après avoir dépassé
Hetpoey, on se trouve au milieu d'une affreuse gorge de rochers. Le flanc de la
montagne est crevassé et hérissé d'éboulements blanchâtres. La route est triste
jusqu'à Baréges. Ce village, qui dépend de la commune de Betpoey, est une
longue rue bâtie sur la rive gauche du Bastan. Il est situé à 1232 mètres d'altitude:
aussi les hivers y sont-ils extrêmement rigoureux. Le sol est souvent enseveli
sous cinq ou six mètres de neige, et les avalanches y sont terribles. A
l'approche de l'hiver, tous les habitants émigrent, excepté sept ou huit
montagnards, chargés de veiller aux maisons et aux meubles, et quelques familles
qui ne pourraient pas aisément trouver un logement ailleurs. Ou démonte les
baraques de planches, que l'on avait installées le long de la rue, au
commencement de la saison des bains. Des madriers épais sont placés devant les
portes et les fenêtres des maisons, et l'on couvre avec soin les cheminées,
pour empêcher la neige de s'y précipiter. Les Sœurs de la Sagesse, qui
desservent l'hôpital civil, ferment leur maison, à l'époque de la Toussaint,
pour se retirera Betpoey ou à Saint-Savin, et reviennent, au mois de mai,
attendre leurs nombreux malades.
Baréges a l'aspect le
plus triste qu'on puisse imaginer ; mais il possède les eaux les plus
énergiques et les plus excitantes des Pyrénées. Aussi on ne voit là que de
vrais malades. Ceux qui en ont le temps et la force peuvent cependant faire
quelques promenades assez agréables non loin de l'établissement des bains. On
peut aisément faire une ascension au pic
du Midi de Bigorre ; de Baréges il faut trois ou quatre heures pour arriver
au sommet ; on peut faire presque tout le trajet à cheval.
Le pic du Midi s'élève à
une hauteur de 2877 mètres. De là on découvre un des plus vastes et des plus
beaux panoramas de la chaîne des Pyrénées. C'est comme un observatoire immense
placé en avant de la chaîne des monts qui limitent la France et l'Espagne.
Nous avons dit que les
Filles de la Sagesse s'étaient établies à Saint-Savin, bourg peu éloigné
d'Argelès. Installées dans l'ancienne abbaye, où elles remplacent les enfants
de saint Benoit, elles font la classe aux petites filles de la paroisse. Des
hauteurs de Saint-Savin ou jouit d'une vue véritablement admirable sur toute la
vallée d'Argelès, l'une des plus belles des Pyrénées, et sur les montagnes qui
la dominent. Les regards se portent avec délices sur le Gave qui traverse sans
bruit la vallée, sur les champs, les prairies, les bois, les villages à moitié
cachés dans les arbres, ou couronnant les mamelons, dont les riches pâturages
sont tout remplis de troupeaux.
Pour arriver à leurs
établissements de Saint-Savin, de Luz, de Betpoey et de Baréges, les Filles de
la Sagesse sont obligées de passer à Lourdes. Quelle douce obligation que
celle-là ! Quel bonheur pour un enfant de Montfort d'aller prier à la grotte
que l'auguste Mère de Dieu a sanctifiée par sa présence, où elle appelle de
toutes parts des milliers de pieux pèlerins, auxquels elle manifeste sa
puissance et sa bonté par les plus nombreux et les plus éclatants miracles !
Pour nous, jamais nous n'oublierons les heures toujours trop courtes que nous
avons passées, plusieurs fois dans la grotte vénérée et dans le magnifique
sanctuaire élevé à la gloire de la Vierge Immaculée ; jamais nous n'oublierons
le pieux et touchant entretien que nous avons eu avec Bernadette elle-même,
quand elle nous racontait toutes les circonstances de l'apparition.
CHAPITRE
II.
TRAITS ÉDIFIANTS AU BAGNE
DE TOULON. — LES FILLES DE LA SAGESSE CONTINUENT A FAIRE PARTOUT LE BIEN.
Nous avons dit ailleurs
que les Sœurs de la Sagesse trouvaient des consolations jusque dans les prisons
centrales, auprès de ces malheureuses femmes qui les avaient reçues d'abord
avec des sentiments si hostiles ; elles en trouvèrent aussi jusque dans les
bagnes, auprès des hommes qui paraissent les plus redoutables et les plus
inaccessibles au sentiment religieux. Nous nous contenterons de citer deux
faits consolants qui se passèrent au bagne de Toulon, à l'époque où nous sommes
arrivés.
Il y avait, en 1846, à
l'hôpital du bagne de Toulon, un jeune homme condamné à 20 ans de travaux
forcés. Sa condamnation le plongea dans un tel désespoir qu'il prit la
résolution funeste de mettre un terme à sa vie. Dans cette intention il se
blessa, et ce fut cette blessure qui le conduisit à l'hôpital. Il était
continuellement sur son lit, et on ne pouvait chercher à l'en faire sortir,
sans essuyer quelque injure. Tous les soins qu'on lui donnait n'étaient
accueillis que par des plaintes et des murmures. Quand l'aumônier lui adressait
quelques paroles de consolation, le malade n'y répondait que par de grossières
impolitesses. Son caractère était tellement aigri qu'on n'avait de lui aucune
parole qui donnât quelque espérance de changement.
Il était dans cet état,
quand à sa faiblesse ordinaire vint se joindre un violent mal de poitrine. Dans
cette extrémité, il appela la Sœur Athénodore, qui faisait le service de la
salle où il se trouvait, et lui dit : « Que je suis malheureux de m'être fait
conduire ici ! Si j'étais chez moi, ma mère ne quitterait pas le chevet de mon
lit ; elle serait aux petits soins au près de moi. Et ici je n'ai rien qui me
console!... »— « Cela ne tient qu'à vous, lui dit la Sœur ; vous refusez toutes
les consolations que nous essayons de vous donner. M. l'aumônier et les Sœurs ne
reçoivent de vous que des injures et des rebuts, quand ils veulent apporter
quelque adoucissement à vos maux. Quelle peine pour Madame votre mère, si elle
apprenait dans quelle disposition vous avez été jusqu'ici ! Donnez-lui une
consolation, celle de mourir en bon chrétien. » Il répondit : « Ma Sœur, je
connais ma religion, bien que depuis longtemps j'en aie négligé les devoirs ;
j'ai fait toutes mes études pour être prêtre ; mais, malgré les instances de ma
mère, et le désir que j'avais de suivre ma vocation, mon père, qui était
colonel, s'y opposa formellement. Il m'enrôla dans son régiment, où j'étais
officier, avant ma condamnation. Là j'ai abandonna tous mes devoirs religieux,
et je me suis perdu, comme vous voyez. » La Sœur lui dit qu'il n'était pas
perdu, que le bon Dieu ne l'avait pas abandonné, qu'il lui donnait le temps et
les moyens de rentrer en grâce avec lui. —« Mais, reprit le malade, d'après ce
que m'a dit le médecin, je n'ai plus que quelques jours à vivre. — Vous avez,
répliqua la Sœur, le temps de vous préparer au grand passage qui doit décider
de votre bonheur éternel ; mais il ne faut plus de délai ; il faut commencer
dès ce moment » — « Oui, je le veux, reprend le malade, car si
j'entreprends cette action, je veux qu'elle soit bien faite ; je vais faire une
confession générale de toute ma vie. »
On avertit l'aumônier ;
il arrive ; le malade lui saisit la main et la presse contre son cœur, en
disant : « Je veux me confesser et me convertir sincèrement. »—« Eh bien ! lui
dit l'aumônier, préparez-vous, je reviendrai ce soir. » Mais le malade le pria de
l'entendre aussitôt. Il se confessa plusieurs fois avec les plus grands sentiments
de foi et de contrition. Quand on se disposa à lui porter le saint Viatique, il
témoigna le désir de le recevoir au moment de la visite des médecins, afin de
faire réparation des scandales qu'il avait donnés dans la salle.
Tous les médecins
entouraient le lit de douleur du pauvre mourant, dans l'attitude la plus
respectueuse, quand on lui apporta la divine Eucharistie. Le prêtre lui adressa
ces courtes paroles : « Voici votre Dieu que vous aviez abandonné ; il quitte
son tabernacle pour venir dans votre cœur ; le reconnaissez-vous ?» —« Oui,
répondit-il, je le reconnais pour mon Sauveur et mon Juge. » Puis, réunissant
tout ce qu'il avait de force et d'énergie, il demanda pardon aux médecins, aux
Sœurs et aux malades, de tous les scandales qu'il leur avait donnés. Le médecin
en chef répondit pour tous d'une voix émue, et tous les malades de la salle se
découvrirent et s'inclinèrent, en signe de pardon. Après cette scène attendrissante,
il reçut son Sauveur et son Dieu avec la foi la plus vive et l'humilité la plus
profonde. Un quart d'heure après, il avait quitté cette vie.
En 1847, se trouvait au
bagne de Toulon un homme chargé de plusieurs crimes affreux. Dès l'âge de 16 à
18 ans, il portait l'impiété et la scélératesse jusqu'à aller, la nuit, dans
les tombeaux du cimetière du Père-Lachaise, à Paris, pour dérober tous les objets
précieux qui pouvaient lui tomber sous la main. Plusieurs fois il réussit dans
ses abominables entreprises ; mais, enfin, il fut arrêté et mis entre les mains
de la justice, qui le condamna à sept ans de bagne ; on le conduisit à Brest.
Au bout de quelque temps, il trouva le moyen de s'échapper. Rendu au milieu de
la campagne, et sachant qu'on était à sa poursuite, il résolut de tuer, s'il le
pouvait, celui qui viendrait pour l'arrêter. En effet, le premier agent qui se
présenta pour le saisir fut frappé d'un coup terrible par ce malheureux, et
tomba sans vie. Ordre fut donné de faire feu sur le coupable qui fut blessé
grièvement. On l'emporta ; il subit un second jugement, et fut condamné à mort.
Cependant, sa famille ayant rappelé, il fut condamné seulement au bagne à
perpétuité ; cette fois il fut conduit à Toulon pour y subir sa peine.
Il se montra bientôt
redoutable à tout le monde, à ses compagnons d'infortune comme à ses gardiens.
Tout servait à l'irriter, et la moindre contrariété le mettait en fureur. Il ne
pensait qu'à s'ôter la vie, et il eût été heureux, avant de mourir, de détruire
aussi quelques-uns de ses semblables. Dès qu'il put se procurer un instrument
tranchant, il s'en servit pour le plonger dans le corps de l'un des chefs : ce
qui le fit condamner à mort pour la seconde fois. Il était malade, on le conduisit
à l'hôpital, et quoiqu'il fût lié d'une double et forte chaîne aux pieds et aux
mains, les gardes ne rapprochaient qu'en tremblant, tant il était furieux et
même féroce. La Sœur Athénodore, qui le soignait et était obligé de le faire
manger, l'engageait à prendre des sentiments plus humains envers ses semblables
: elle lui rappelait qu'il était chrétien, qu'il fallait penser à se réconcilier
avec Dieu, avant de paraître devant lui. « Comment voulez-vous, ma Sœur, lui
répondit-il, que le bon Dieu pardonne à un homme comme moi, qui voudrais, s'il
était possible, ôter la vie à tous ceux qui m'entourent? — A moi aussi? dit la
Sœur. — Oh! non, parce que vous me l'avez sauvée en deux circonstances. — Alors
je n'ai rien à craindre, en m'approchant de vous ? — Non-seulement vous ne
devez pas craindre de vous approcher de moi, mais encore je vous promets de
faire tout ce que vous, et les autres Sœurs qui viendront me voir, me direz de
faire. »
La Sœur prend de là
occasion de lui parler de Monsieur l'aumônier. « Non, répondit-il, je ne veux
voir que les Sœurs ; ce sont les seules personnes que je vois avec plaisir. Je
serais heureux, dans mon malheur, si, le jour de mon exécution, il mourait une
Sœur. J'aurais espoir qu'en sa considération et à sa prière la porte du ciel me
serait ouverte. — Mais pour aller au ciel, répliqua la Sœur, il faut vous
convertir ; le bon Dieu pardonne toujours au repentir. Priez-le de vous
pardonner les crimes dont vous vous êtes rendu coupable. » Il lui dit alors : «
Donnez-moi un livre. » Elle lui donna le Pensez-y-bien
et le Souvenez-vous, puis lui passa
au cou une médaille de la Sainte Vierge, l'engageant à prier avec confiance
l'auguste Mère de Dieu. Il répondit qu'il ferait ce qu'elle lui demandait.
Le lendemain matin, dès
qu'il aperçut la Sœur, il lui dit : « J'ai dormi toute la nuit, sans m'éveiller
; je n'ai plus envie de boire le sang de mes semblables ; pour preuve de la
sincérité de mes sentiments, je vous prie de faire approcher tous mes gardiens
; je veux les embrasser et leur demander pardon des injures que je leur ai
dites. » La Sœur Athénodore paraissait hésiter à lui accorder ce qu'il
demandait, doutant de ses dispositions. S'il ne pouvait se servir de ses mains
liées, il pouvait se servir de ses dents. Il rassura la Sœur, en lui disant que
la médaille et le Souvenez-vous
placés sur son cœur avaient transformé le loup en agneau. La Sœur fit approcher
les gardiens ; il leur demanda pardon, et, à partir de ce moment, on ne
l'entendit plus prononcer une parole injurieuse, et chacun des gardiens le faisait
manger à son tour.
Il n'avait plus que
quelques jours à vivre ; la Sœur lui parla de nouveau de se confesser ; il y
consentit, se confessa plusieurs fois avec les marques du plus grand repentir,
et passa ses derniers jours dans le calme et dans la plus entière résignation.
On l'entendait, à chaque instant, demander à la Sainte Vierge qu'il mourût une
Sœur le même jour que lui, espérant bien que la Sainte Vierge lui obtiendrait
cette grâce. On voit par là quelle était son étonnante confiance dans les
pieuses Religieuses qui lui donnaient de si bons conseils et l'en-louraient de
tant de soins charitables. Il désirait que l'une d'elles fût son ange
conducteur auprès de Dieu. Le Seigneur parut se rendre à sa prière, car il
arriva effectivement que la Sœur Saint-Liguori, que ce malheureux condamné
avait vue au bagne, mourut le même jour que lui.
Il voulut que ce fût la
Sœur qui le soignait qui lui annonçât le jour où il devait être exécuté ; il
désirait de plus qu'elle l'accompagnât sur l'échafaud. Il fit prier la
Supérieure de le venir voir pour lui demander cette grâce ; mais elle lui fit
comprendre que ni elle ni ses Sœurs ne pourraient soutenir un pareil spectacle,
que c'était à M. l'aumônier à remplir ce devoir. Il représenta à la Supérieure
que M. l'aumônier accompagnerait un de ses camarades, qui devait être exécuté
avec lui ; mais celle-ci l'ayant assuré que les prières de toutes les Sœurs
l'accompagneraient au moment dj l'exécution, ce qui lui serait bien plus
avantageux que leur, présence, il parut on ne peut plus reconnaissant de cette
marque d'intérêt. Avant d'aller à l'exécution, il fit ses adieux à ceux qui
l'entouraient, en leur recommandant de ne pas suivre son exemple ; puis il
monta sur l'échafaud avec calme et confiance en Dieu.
Les Filles de la Sagesse
continuaient à faire partout le bien. A l'époque dont nous parlons, la misère
était à son comble, les ouvriers étaient sans travail, et le pain avait atteint
un prix exorbitant. Les Congrégations de Saint-Laurent ne manquèrent pas de
donner, autan qu'elles le pouvaient, de nouvelles preuves de leur générosité et
de leur dévouement. Elles firent alors ce qu'elles avaient fait auparavant, et
ce qu'elles ont fait bien des fois depuis : elles surent non-seulement donner
de leur superflu, mais se priver du nécessaire, afin de soulager les
malheureux.
Voici ce qu'écrivaient,
au commencement de 1847, les Supérieurs généraux aux Filles de la Sagesse : «
Nous ne vous apprendrons rien, en vous disant que la misère est très-grande
partout. Nous ne pouvons manquer de nous associer plus ou moins aux efforts qui
se font de toutes parts pour soulager les malheureux ; mais nous le devons
surtout, quand ces efforts sont inspirés par un esprit religieux et dirigé par
l'autorité ecclésiastique. Pour cela, ajoutons à nos privations, tant que nous
le pourrons, sans compromettre les santés, et regardons de près aux plus
légères dépenses. Chaque maison pourra ainsi augmenter un peu, cette année, ses
aumônes ordinaires. »
C'est bien là le langage
de la religion. Ce langage ne pouvait manquer d'être écouté par les Filles de
la Sagesse qui, à l'exemple de leur saint Fondateur, ont toujours aimé si
tendrement les pauvres, et n'ont jamais balancé à partager avec eux leur
morceau de pain. Que l'on demande à toutes les familles secourues par ces
généreuses Filles de Montfort si leur charité n'est pas toujours la même. M.
Brunet, maire de Saint-Laurent, disait dans une lettre, écrite au préfet de la
Vendée, en 1846 : « Nous avons eu recours à la Communauté de la Sagesse, notre gloire
et notre providence ordinaire. » Ce que disait alors M. le maire de
Saint-Laurent peut se dire aujourd'hui et se dira toujours, caria Communauté de
la Sagesse est et sera toujours la gloire et la providence de Saint-Laurent et
de tout le pays d'alentour.
CHAPITRE
III.
LA RÉVOLUTION DE 1848. —
LE PAPE PIE IX A GAETE. — LETTRE DES SOURDES-MUETTES ET AVEUGLES, ÉLÈVES DES
SOEURS DE LA SAGESSE, AU SOUVERAIN PONTIFE, ET RÉPONSE DU PAPE. — DÉVOUEMENT
DES SOEURS PENDANT LE CHOLÉRA DE 1849. — LES MÈRES DE LA RÉSURRECTION,
SAINT-FLAVIEN ET SAINTE-VITALINE.
L'année 1848, au lieu de
mettre un terme à la misère publique, ne fit que l'aggraver davantage.
Louis-Philippe n'était monté sur le trône, en 1830, que par une révolution ;
une autre révolution le jeta par terre et l'envoya en exil, après 18 ans de
règne. Nulle part cependant les Filles de la Sagesse ne furent inquiétées à
l'occasion de la révolution de février 1848. Partout aussi elles se montrèrent
fidèles à suivre les avis que leur donnaient leurs Supérieurs dans une
circulaire du 4 mars de cette année. « L'homme s'agite, mais Dieu le mène, leur
disaient-ils, et les événements ont souvent une issue bien différente des
prévisions de ceux-mêmes qui croient les diriger. Ne vous laissez point
effrayer ni par le mot de république, ni par de sinistres prévisions, comme si
le sort de la religion tenait à telle ou telle forme de Gouvernement. Priez
pour votre Congrégation, pour la France, pour l'Eglise, et laissez à Dieu le
soin de mener toutes choses à bonne fin. En attendant, occupez-vous, avec un
nouveau zèle, de vous sanctifier et de remplir dignement vos différents
emplois. Il ne vous convient, sous aucun rapport, ni de vous préoccuper
vous-mêmes des questions politiques, ni d'en entretenir vos pauvres et vos
enfants. »
Le contre-coup de la révolution
française se fit vivement sentir en Italie, où tout fut bouleversé. Le Souverain
Pontife fut obligé de quitter Rome et de se retirer à Gaëte, dans le royaume de
Naples, afin de se soustraire à la fureur des révolutionnaires. Ces premières
douleurs de Pie IX, qui ont été suivies de tant d'autres, furent un grand sujet
de consternation pour tous les cœurs véritablement catholiques. La religieuse
famille de Montfort ne pouvait manquer de prendre une grande part aux
souffrances du Père commun de tous les fidèles, et de lui exprimer toute
l'étendue de sa douleur. Les sourdes-muettes et jeunes aveugles, élevées par
les Filles de la Sagesse, voulurent aussi, par une lettre collective adressée
au Saint-Père, avec une légère offrande, lui témoigner leur chagrin, leur
respect et leur amour. Le Souverain Pontife ne dédaigna pas d'envoyer à ces
chères enfants une réponse assez étendue, qu'elles ont toujours conservée comme
un précieux trésor. Nous citerons ici l'une et l'autre.
« Très-Saint-Père,
disaient les sourdes-muettes, voici les dernières de vos enfants qui viennent,
à la suite de tous les autres, vous offrir leurs très-humbles hommages. Nous ne
sommes que de pauvres petites filles, les unes sourdes-muettes, les autres
aveugles de naissance ; mais le bon Dieu nous a recueillies dans d'heureuses
maisons, où les saintes Filles du Vénérable de Montfort, nommées Filles de la
Sagesse, suppléent par mille charitables industries aux sens qui nous manquent,
et nous apprennent surtout à connaître Dieu et à Le servir. Nos bonnes
maîtresses, fières et heureuses d'avoir reçu de vous une si belle réponse à la
lettre qu'elles vous avaient écrite, nous ont tant parlé de vos vertus, de vos
bontés et de vos peines, que nous avons cru pouvoir prendre la hardiesse de
vous écrire aussi nous.
« Il nous a semblé qu'il
nous convenait bien, à nous infortunées, de faire la cour à votre infortune.
Nous avons donc fait cette lettre pour vous exprimer notre respect et notre
amour, et l’une d'entre nous, pauvre aveugle, vous l'a écrite telle que la
voici, à l'aide des moyens ingénieux qu'on nous enseigne.
« O bon Pasteur, daignez
étendre votre houlette jusque sur vos plus petits agneaux et bénir,
« Très-Saint-Père,
« De Votre Sainteté les
plus humbles servantes, au nom de leurs compagnes des diocèses de Luçon, Nantes,
Vannes, Quimper, Orléans, Mois, Poitiers, Cambrai, etc.. »
Voici la réponse de Pie
IX :
« Chères filles en
Jésus-Christ, salut et bénédiction.
« Votre bonne lettre du
9 avril ne nous est parvenue que longtemps après sa date ; mais il nous en
coûterait, chères filles en Jésus-Christ, de mettre le moindre retard à vous en
bien remercier ; car nos paroles sont insuffisantes pour vous exprimer tout ce
que nous a causé de consolation cette lettre, écrite, au moyen de procédés
ingénieux, par une de vos compagnes, aveugle de naissance, et dans laquelle
toutes, comme réunies en un seul cœur, vous avez voulu nous offrir vos
salutations et nous prouver votre respectueuse et filiale piété pour nous. Ces
sentiments, vous les avez puisés, avec les éléments de la doctrine chrétienne
et les principes d'une sainte vie, dans les leçons d'habiles et bonnes
maîtresses qui se glorifient d'être les Filles du Vénérable serviteur de Dieu
Louis-Marie Grignon de Montfort.
« Nous vous félicitons
bien vivement, vous et vos maîtresses, chères filles en Jésus-Christ, de cette
excellente éducation qui vous forme au service de Dieu et à toute œuvre utile
et noble. Nous ne doutons pas que vous ne répondiez, par une application
constante, aux soins si grands et si patients que vos maîtresses ne cessent de
donner à votre instruction. Ayez confiance dans le Seigneur, chères filles en
Jésus-Christ ; plus vous mettrez de zèle à garder ses divins commandements, et
à supporter les maux, afflictions et calamités de cette vie terrestre, plus
vous vous préparerez de gloire dans le ciel, dans ce séjour de la bienheureuse
immortalité, où, pour prix des privations et des peines bien supportées, vous
recevrez un bonheur immense et éternel.
« En attendant, nous
vous donnons, avec une affection toute particulière de notre âme, à vous,
chères filles en Jésus-Christ, et à toutes vos compagnes, ainsi qu'aux
Religieuses, vos pieuses maîtresses d'alors et d'à présent, notre bénédiction
apostolique, comme garant de toutes les grâces célestes, et comme preuve de
notre paternel le affection pour vous toutes,
« Donné à Naples, au
faubourg Portici, le 13 octobre 1849, de notre Pontificat le 4e.
« PIE IX,
Pape. »
Les calamités dont parle
le Souverain Pontife, dans la lettre touchante et instructive que nous venons
de lire, étaient alors de plus d'un genre. Le choléra sévissait en France, en
1849, avec non moins de fureur qu'en 1832. Au mois de juin de cette année, au moment
de l'apparition de ce terrible fléau, les Supérieurs de la Congrégation de la
Sagesse écrivaient aux Sœurs des établissements: « Votre courage ne faiblira
pas, nous en avons la confiance ; et de grand cœur vous soutiendrez, au prix de
votre vie, comme en 1832, comme toujours, l'honneur de la croix que vous portez
sur la poitrine. Déjà, nous le savons et nous en bénissons le Seigneur, toutes
celles d'entre vous qui sont aux prises avec le choléra se sont dignement
conduites. Nous avons lieu de croire qu'en ce moment quelques-unes ont succombé
sur le champ de bataille de la charité. Gloire à Dieu et paix à ces âmes de
bonne volonté ! Leur exemple ne sera pas perdu, et pour une Fille de la Sagesse
qui tombera dix autres se lèveront, pleines d'un nouveau courage. S'il le
fallait, les Sœurs novices demanderaient elles-mêmes à partir, pour voler au
secours de leurs Sœurs, et celles même qui ont acheté par de longs travaux une
retraite glorieuse solliciteraient la faveur de rentrer de nouveau dans la
carrière. »
Les Sœurs n'avaient pas
précisément besoin de cet encouragement ; leur foi et leur charité leur en
disaient assez. Elles furent véritablement admirables dans les soins qu'elles
donnèrent partout à des milliers de cholériques. Plusieurs d'entre elles devinrent
les victimes du terrible fléau. Les malades et les blessés, que leur envoyait
l'expédition de Rome, leur donnaient encore un surcroît de travail, en leur
fournissant une nouvelle occasion de faire éclater la sublimité de leur
dévouement.
Toulon était encombré de
malades dévorés par le typhus, qui ne faisait pas moins de victimes que le
choléra.
Les Filles de la Sagesse
de Tournay, en Belgique, soignaient les cholériques avec un zèle et une charité
dont on n'avait pas l'idée. Elles parcouraient les campagnes, à plus de 15
lieues de leur Communauté, et s'occupaient, nuit et jour, du soin des malades :
aussi, le roi Léopold voulut-il leur accorder une mention honorable. Dans le
diocèse de Cambrai, qui a compté au moins 35 mille personnes enlevées par le fléau
dévastateur, on ne pouvait s'empêcher d'admirer les Filles de la Sagesse de
Cambrai, de Lille, d'Haubourdin. Les autorités de cette dernière ville leur
décernèrent une médaille à titre de reconnaissance. Dans les diocèses d'Amiens,
de Beauvais, de Soissons, de Versailles, de Paris, d'Orléans, on voyait partout
les courageuses Filles de Montfort au chevet des cholériques, s'oubliant
elles-mêmes pour soigner leurs chers malades. A Blois, deux Sœurs furent
emportées par l'épidémie ; les autres étaient excédées de fatigue. La
population entière était consternée ; l'administration demandait des secours
aux Supérieurs généraux, lesquels ne pouvaient suffire à toutes les sollicitations
qui leur étaient adressées de plusieurs endroits à la fois. Les diocèses de
Coutances, de Saint-Brieuc, de Quimper, de Vannes, de Rennes, d'Angers, de
Luçon, de Poitiers, d'Angoulême, de Bordeaux, virent également les Filles de la
Sagesse à l'œuvre en face du fléau dévastateur. Mais c'est particulièrement
dans les diocèses de Nantes et de La Rochelle qu'elles eurent à faire éclater
leur courage et leur charité.
Plusieurs d'entre elles
furent emportées par le choléra, sans que l'énergie et le dévouement des autres
parussent se ralentir. Plus le danger était imminent, plus la foi et la charité
devenaient vives et ardentes dans des âmes qui ne demandaient qu'à se sacrifier
pour la gloire de Dieu et l'avantage du prochain. On ne craint pas la mort
quand on travaille pour le ciel.
Le fléau s'étant un peu
ralenti vers le mois de septembre, on crut pouvoir donner à toutes les Filles
de la Sagesse les retraites annuelles ; c'était un repos et une consolation
dont elles avaient besoin. Pendant les retraites de Nantes, auxquelles nous
prenions part, nous eûmes la douleur de conduire à leur dernière demeure les
corps de deux Sœurs de l'hôpital général enlevées, en quelques heures, par le
choléra. Une mort si rapide était bien capable de faire une profonde impression
sur les pieuses retraitantes.
Il faut le dire, les
populations et les administrations locales se montrèrent partout remplies de
reconnaissance envers les généreuses Filles de Montfort, qui s'étaient dévouées
pour soigner leurs chers malades. De divers côtés on informa le Gouvernement de
la conduite qu'elles avaient tenue en présence de l'épidémie, et aussitôt onze
médailles furent envoyées à 11 de leurs établissements. Elles n'avaient point
ambitionné celte honorable mais bien faible récompense. Leurs prétentions se
portaient bien au-dessus de toutes les gloires humaines et de toutes les
récompenses terrestres. Pour payer leurs travaux et leurs généreux
sacrifices, elles n'attendaient pas moins que la couronne immortelle
promise aux élus, et la possession éternelle de Celui qui les avait choisies
pour ses chastes épouses.
A l'époque dont nous
parlons, la Congrégation de la Sagesse avait pour Supérieure générale la Mère
Vitaline, qui avait succédé à la Mère Saint-Flavien. C'est en 1848 que la Mère
Saint-Flavien termina les années de son généralat. Elle s'appelait dans le
monde Jeanne-Gatienne Hélouis. Née à Tours, le 18 décembre 1795, et entrée au
noviciat, en 1817, elle avait fait profession, le 15 février 1818. Elle fut
élue Supérieure générale, en 1839. Jusque-là elle avait toujours été employée
dans les bureaux : aussi personne n'était mieux au courant des affaires de la
Congrégation ; personne ne connaissait comme elle toutes les Sœurs qui étaient
passées à Saint-Laurent, depuis qu'elle y était entrée elle-même. Remplie
d'intelligence et de cœur, possédant des connaissances variées, avec une
mémoire qui n'oubliait rien de ce qu'elle avait appris, douée de toutes les
qualités propres à une administration étendue et compliquée, elle a su gouverner,
pendant 9 ans, la Congrégation de la Sagesse, à la satisfaction de tout le monde.
Toutes les administrations ecclésiastiques, civiles et militaires, avec
lesquelles elle a été souvent en rapport, n'ont eu que des éloges à lui
décerner.
Personne n'avait plus de
tact et d'habileté pour traiter les affaires les plus difficiles et les plus
délicates. Elle n'avait rien d'étroit et de mesquin dans ses idées ; elle
n'avait rien d'exagéré dans ses paroles et dans sa conduite. Elle savait apprécier
les personnes et les choses à leur valeur, en faisant la part des misères de
l'humanité. Quoique d'une naissance obscure, elle montrait une grande
délicatesse de sentiments, de langage et de manières. Elle avait dans son
extérieur quelque chose de simple et de noble qui lui gagnait aussitôt
l'affection et le respect. Elle fut bien plutôt la Mère que la Supérieure des
Sœurs de la Sagesse qui eurent le bonheur de vivre avec elles, et qui n'ont
point cessé de lui témoigner, jusqu'à sa dernière heure, une vive
reconnaissance, un respect profond et une affection toute filiale.
C'est le 9 mars 1871
qu'elle rendit sa belle âme à Dieu, à l'âge de 75 ans et quelques mois. Sa mort
presque subite ne fut point imprévue. La veille encore, elle avait fait la
sainte Communion, et avant d'expirer, elle put recevoir l'absolution,
l'extrême-onction et les dernières indulgences de l'Eglise. Depuis longtemps,
elle se préparait, dans le recueillement, la méditation et la prière, à
l'arrivée de l'Epoux. Sa lampe était ornée et remplie de cette huile sainte,
qui rend les vierges sages dignes d'entrer dans la salle du festin éternel.
Comme nous l'avons dit
plus haut, elle avait été remplacée dans la charge de Supérieure générale par la
Mère Sainte-Vitaline qui, avant son élection, était Maîtresse du second
noviciat. Des circonstances particulières engagèrent le Souverain Pontife à
proroger pour trois ans le généralat de la Mère Vitaline. Ainsi elle gouverna
la Congrégation de la Sagesse pendant 12ans, depuis 1848 jusqu'en 1860. Elle
mourut le 5 décembre 1867. Elle avait rempli avec zèle et intelligence tous les
emplois qui lui avaient été confiés. Pendant sa longue administration, comme
Supérieure générale, elle travailla avec autant de force que de suavité au
maintien des usages de la Congrégation et de la discipline religieuse. Simple
Sœur, Supérieure locale, Supérieure générale, Maîtresse du second noviciat,
elle se montra toujours animée de l'Esprit de Dieu, et remplie d'une sainte
ardeur pour sa perfection et pour celle des autres.
La troisième année de
son généralat, en 1851, elle eut la douleur de perdre la Mère de la Résurrection,
qui avait rendu de si grands services à la Congrégation, depuis plus d'un
demi-siècle. Nous avons vu comment (die s'était montrée dévouée aux Sœurs de la
Sagesse de Dinan, pendant que la Révolution les tenait emprisonnées, et
lorsqu'elles furent sorties de leur cachot. Elle entra au noviciat le 22 mai
1802, et fit profession le 11 avril 1803, à l'âge de 22 ans. Tout d'abord, elle
fut employée au bureau, où sa belle écriture servit merveilleusement à cette
époque. On avait presque journellement besoin d'écrire au Gouvernement, qui
demandait des Sœurs, et d'entretenir des rapports continuels avec les
différents ministères et toutes les branches de l'administration civile et
militaire. La Sœur de la Résurrection fut successivement Maîtresse au premier noviciat
et au second noviciat, puis Assistante, avant de devenir Supérieure générale,
en 1830. »
Au moment de son
élection, une dame de la première noblesse de Bretagne, accoutumée à considérer
le mérite comme héréditaire, et à le faire dépendre de la fortune et surtout de
l'éclat de la naissance, apprenant le choix que l'on venait de faire à
Saint-Laurent, en témoigna sa surprise aux Sœurs de Dinan, chez lesquelles elle
se trouvait. « Comment ! dit-elle, Jeanneton Fleury, la fille d'un cloutier,
votre Supérieure générale ! Cela m'étonne... — Il n'y a rien en cela, Madame,
qui doive vous étonner, lui répondit la Sœur Saint-Optat ; cela prouve
seulement que, chez nous, les charges ne sont imposées qu'aux personnes qui
peuvent les remplir, que les emplois distingués ne s'y donnent qu'au mérite, et
que le mérite est personnel. » La dame comprit la justesse de cette observation
et avoua qu'elle avait été plusieurs fois à même de reconnaître dans la Sœur de
la Résurrection des qualités peu communes.
Nous avons cité ce petit
trait, afin de rappeler à tous les démocrates présents et à venir, qui par
hasard pourraient lire ces pages, que la religion n'est pas en arrière quand il
s'agit de prêcher et de pratiquer l'égalité comme la fraternité et la vraie liberté.
Une simple fille de village peut devenir Supérieure générale d'une grande et importante
Communauté religieuse, et parler affaires avec les plus grandes dames du monde,
avec les personnages, les plus illustres d'une contrée, avec les magistrats, les
préfets, les ministres des rois et des empereurs ; un pâtre peut devenir un
cardinal, et le fils d'un obscur ouvrier peut devenir le Chef suprême de la
sainte Eglise de Dieu.
La Mère de la
Résurrection unissait à toutes les qualités propres à une grande administration
celles qui peuvent faire aimer. Elle mettait son bonheur à procurer, autant que
possible, celui des autres. Née avec un bon cœur et une âme sensible, elle
jouissait elle-même, en voyant la joie s'épanouir sur le front de ses Sœurs qui
aimaient à se ranger autour d'elle. Toutefois, elle ne se servait de son
ascendant sur toutes ses Sœurs que pour les conduire à Notre-Seigneur, en leur
inspirant l'amour de la vertu, et en leur indiquant les moyens qui pouvaient
leur en faciliter la pratique. C'est ce qui a paru surtout dans le temps où
elle était Maîtresse au second noviciat.
Dieu, qui l'aimait et
l'appelait à une haute perfection, ne lui ménagea point les épreuves. La
révolution de 1830 et les événements des années suivantes lui causèrent les plus
vives inquiétudes. Sa santé était fragile, et demandait des soins particuliers ; mais comment pouvait-elle se
donner les soins nécessaires, quand sa charge l'obligeait à payer de sa
personne et à accepter des travaux et des fatigues qui étaient bien souvent
au-dessus de ses forces ? Les onze années qu'elle a vécu, après être sortie de
charge, ont été pour elle onze années de souffrances continuelles, qu'elle a
supportées encore avec une patience et une résignation qui furent pour I toutes
ses Sœurs un grand sujet d'édification.
CHAPITRE
IV.
CONSÉCRATION DE LA
CHAPELLE DE SAINT-MICHEL. — LE CONCILE PROVINCIAL DE BORDEAUX, TENU EN 1850,
DEMANDE AU SOUVERAIN PONTIFE LA BÉATIFICATION DU VÉN. DE MONTFORT ET L'APPROBATION
CANONIQUE DE LA CONGRÉGATION DE LA SAGESSE. — HEUREUX RÉSULTAT DE CETTE
DEMANDE. — PROMULGATION DU DOGME DE L'IMMACULÉE CONCEPTION.
Dès l'année 1842, le
Père Dalin, qui n'avait pas moins de zèle que le Père Deshayes pour l'œuvre des
retraites séculières, commença à faire élever les murs qui forment aujourd'hui
la clôture du magnifique établissement de Saint-Michel. Il fit aussi construire
les deux petits pavillons d'entrée ; les chambres et hangars qui entourent la
cour de la cuisine ; le mur qui renferme le petit jardin dit de la Sagesse, et
quelques chambres basses qui le séparent du grand jardin ; le petit oratoire de
la Sainte-Vierge et celui de Saint-Joseph que l'on trouve dans le bois. Les
jardins furent aussi l'objet de ses soins ; il y fit planter des arbres
fruitiers et ces buissons de houx que l'on admire. En 1850, il songea à faire
construire une chapelle convenable.
Le nombre des retraitants
croissant toujours, la chapelle ancienne et les dortoirs étaient tout à fait
insuffisants pour contenir les personnes qui venaient de toutes parts à la
retraite. La construction d'une chapelle plus vaste donnait la facilité de
convertir l'ancienne en dortoir, comme on le voit aujourd'hui. Les premiers
travaux furent commencés le 5 mars. Le 7 avril suivant, Dimanche de Quasimodo,
la première pierre fut solennellement bénite par le Supérieur général, assisté
de tous les Missionnaires qui se trouvaient à la Communauté, et entouré des
Frères du Saint-Esprit et d'un grand nombre de Sœurs.
Rarement construction de
quelque importance s'éleva avec autant de rapidité. Tous les genres de travaux
marchaient à la fois, et avec une telle promptitude que la chapelle,
entièrement achevée, put être consacrée le 17 septembre de la même année.
Le 16, tout se préparait
pour cette cérémonie. Mgr Baillés, évêque de Luçon, et Mgr Cousseau, évêque
nommé d'Angoulême, s'étaient rendus à Saint-Laurent, ainsi qu'un grand nombre
d'ecclésiastiques qui prirent un logement, soit chez les Missionnaires, soit à
la maison de Saint-Michel. On renferma dans une châsse sculptée, dorée et
vitrée, les reliques destinées à être placées dans le tombeau de l'autel de la
nouvelle chapelle. Ces reliques sont celles d'un saint martyr dont le corps a
été tiré des catacombes de Rome et envoyé avec la pierre dont il était couvert,
sur laquelle on lit : « Dr. Marcus »
( Drusus Marcus. ) La châsse, ayant été fermée et scellée du sceau
épiscopal, fut placée dans le sanctuaire de la chapelle des Filles de la
Sagesse, sur un brancard richement orné et entouré de flambeaux et de cierges
allumés. Plusieurs Religieuses passèrent la nuit en prières auprès de cette
châsse.
Pendant que cette
opération se faisait à Saint-Laurent, dans la soirée du 16 septembre, Mgr
Baillés, qui s'était rendu à Saint-Michel, prépara et scella la boîte renfermant
les reliques des martyrs Probus et Gaudentius, lesquelles devaient être
enchâssées dans la pierre de l'autel. L'ancienne chapelle, ayant été choisie
pour les y déposer jusqu'au lendemain, fut décorée avec la plus grande
magnificence. Les murailles étaient couvertes, de haut en bas, de draperies
rouges. Un autel dressé au milieu était environné d'une multitude de flambeaux.
Cette abondante lumière et le silence de la nuit, que rien n'interrompait, dans
ce lieu solitaire, donnaient l'aspect d'une chapelle souterraine, et
inspiraient à l'âme des sentiments de foi, de piété et de respect religieux
difficiles à décrire. Plusieurs Frères du Saint-Esprit passèrent toute la nuit
en prières devant ces saintes reliques.
Le lendemain, 17, dès
l'aube du jour, se réunirent dans la chapelle des Sœurs toutes les personnes
qui devaient assister à la cérémonie. A 7 heures, par un temps magnifique, et
au son de toutes les cloches de Saint-Laurent, la procession se mit en marche
pour se rendre à Saint-Michel. On prit la route la plus longue, mais la plus
commode. On avait eu soin d'ouvrir un passage à travers un champ de la
Communauté, pour arriver directement à la porte de l'établissement, en quittant
la grande route.
La procession se fit
avec un ordre admirable et une piété touchante, au milieu des chants et des
prières. On s'avançait sur deux rangs. Les postulantes de la Sagesse, au nombre
de plus de 60, vêtues de blanc et voilées, étaient suivies de 108 novices dans
leur costume ordinaire ; puis venaient les Sœurs converses, celles du second noviciat
et près de 250 autres Religieuses. Après elles, s'avançaient les Frères
coadjuteurs de la maison du Saint-Esprit, les Frères de Saint-Gabriel, avec
tous leurs novices et leurs pensionnaires, et plus de 300 ecclésiastiques du
diocèse de Luçon et des diocèses voisins.
Derrière ce nombreux et
religieux cortège, la belle châsse, placée sur un brancard recouvert d'une
écharpe rouge brodée d'or, était portée par quatre Missionnaires, ayant à leurs
côtés quatre Frères avec des fanaux. Mgr Bailles était accompagné de Mgr
Cousseau, de M. Martial, vicaire général de Bordeaux, devenu depuis évêque de
Saint-Brieuc, et de plusieurs autres dignitaires. Le prélat était revêtu de
somptueux ornements. Sa mitre, sa crosse et sa chape d'or étincelaient aux premiers
rayons d'un soleil splendide.
La musique instrumentale
du pensionnat de Saint-Gabriel alternait avec le chant des psaumes et des cantiques,
auquel venait se mêler le ramage des oiseaux, qui semblaient avoir recouvré
leurs voix printanières. La foule qu'avait attiré cette pompeuse cérémonie
s'avançait silencieuse et recueillie derrière les rangs du clergé.
En arrivant à
Saint-Michel, on déposa la châsse de saint Marc à côté des autres reliques
placées dans l'ancienne chapelle, puis l'évêque de Luçon procéda à la
consécration de l'autel et du nouveau sanctuaire. Cette longue et touchante
cérémonie étant terminée, on alla processionnellement chercher les saintes
reliques. Celles de saint Probus et de saint Gaudentius furent renfermées dans
la table de l'autel ; la châsse de saint Marc fut placée au-dessous, là où on
la voit encore.
Mgr Baillés dit une
Messe basse, pendant laquelle les élèves de Saint-Gabriel, aidés de quelques
Frères et de plusieurs ecclésiastiques, firent entendre les chants les plus pieux,
et exécutèrent, à la satisfaction de toute l'assistance, les plus beaux
morceaux de musique instrumentale de leur répertoire. Le prélat consécrateur
adressa plusieurs fois la parole à son auditoire d'élite, et Mgr Cousseau, à
son tour, le tint longtemps suspendu à ses lèvres dans un discours plein d'une
éloquence facile et gracieuse.
Le peuple, qui avait
suivi en foule la procession, ne pouvait trouver de place dans la chapelle qui
ne contenait qu'à peine les prêtres, les Religieux et les Religieuses. Pas un
coin qui ne fût occupé depuis le vestibule jusque dans le sanctuaire, et même
jusque dans la sacristie. Toutes les Religieuses, novices et postulantes de la
Sagesse remplissaient les tribunes et les escaliers ; le bas de l'église était
occupé par le clergé et les Frères du Saint-Esprit et de Saint-Gabriel.
A 5 heures du soir,
eurent lieu dans la chapelle, avec la plus grande solennité, les Vêpres et le
Salut du Saint-Sacrement. Ainsi se termina cette magnifique journée, si propre
h remplir un cœur chrétien de saintes émotions et de pieux souvenirs.
La chute du trône de
Louis-Philippe, en 1848, avait fait craindre d'abord que, la religion ne fût
persécutée en France ; car on sait que, dans les temps de révolution, les méchants
se croient tout permis contre le clergé, les Congrégations religieuses et tout
ce qui se rattache à l'Eglise de Dieu. Heureusement les appréhensions que l'on
pouvait avoir dans le commencement furent bientôt, calmées. La majorité de
l'Assemblée nationale était loin d'être hostile à la religion. Elle envoya même
une armée au secours du Pape pour le rétablir sui son trône.
En France, les évêques,
tout le clergé et les Ordres religieux crurent que le moment était favorable
pour prendre une part de cette liberté que l'on proclamait partout avec plus de
sincérité que jamais. Des collèges et d'autres établissements d'instruction
publique furent ouverts par les Congrégations religieuses et particulièrement
par les Jésuites qui, depuis ce temps-là, ont augmenté considérablement le
nombre de leurs maisons et élevé des milliers déjeunes gens qui sont, pour la
plupart, l'honneur de leurs maîtres, la consolation de leurs familles et la
gloire de la France.
Les évêques se réunirent
en Conciles provinciaux : ce qu'il ne leur avait pas été permis de faire depuis
de trop longues années. C'est en 1850 que se tint, à Bordeaux, le premier
Concile de cette province. Cette sainte assemblée, avant de se séparer, décida
de demander au Souverain Pontife la Béatification du Vénérable de Montfort et
l'approbation canonique de la Congrégation de la Sagesse.
Cette double demande fut
favorablement accueillie à Rome, où l'on s'occupa avec activité du procès de
Béatification du serviteur de Dieu, et où l'on traita aussi la question de l'approbation
canonique, non-seulement en faveur des Filles de la Sagesse, mais encore en
faveur des Pères de la Compagnie de Marie. Dans un voyage à Rome, en 1853, le
B. P. Dalin pressa lui-même, avec son habileté et son ardeur ordinaires, la
solution de ces deux affaires si importantes, et il eut la consolation devoir
ses démarches couronnées du plus heureux succès. Le 6 mai, pendant que le
Supérieur général était encore dans la Ville-Eternelle, l'avis favorable de la
Congrégation des Evêques et des Réguliers, touchant l'approbation canonique de
la Compagnie de Marie et de la Congrégation de la Sagesse, était approuvé par
le Souverain Pontife ; le 7, un avis également favorable, relatif aux écrits du
Vénérable serviteur de Dieu, était exprimé par la Congrégation des Dites, et
cet avis était approuvé par Pie IX, le 12 suivant.
Cependant le Décret
d'approbation, qui n'était pas encore rédigé, se fit attendre quelque temps ;
il ne fut signé que Je 14 novembre de la même année. Le voici :
« Vers le commencement
du siècle dernier, le Vénérable serviteur de Dieu, Louis-Marie Grignon de
Montfort, fonda une Congrégation de Missionnaires, sous le titre de Compagnie
de Marie, et une Congrégation de Religieuses dites Filles de la Sagesse : les
Missionnaires, pour faire des missions, dans le but de procurer la conversion et
la sanctification des âmes, et les Religieuses, non-seulement pour soigner
corporellement les malades, mais encore pour s'efforcer d'être utiles à leurs
âmes, et s'appliquer surtout à former avec soin et diligence l'esprit et le
cœur des petites filles par l'instruction chrétienne et civile.
« Comme donc, avec
l'aide du Seigneur, l'une et l'autre Sociétés se répandaient de jour en jour et
produisaient des fruits abondants, Léon XII, de sainte mémoire, par des lettres
apostoliques sous forme de Bref, du 20 mai 1825, leur accorda un témoignage
public de louanges.
« Dans la suite, ces
deux pieuses Congrégations s'étendant davantage, avec une moisson de fruits de
plus en plus abondante, ce qui apparaît par les lettres de plusieurs Evêques
qui les recommandent instamment au Saint-Siège, pour qu'il les approuve en
vertu de son autorité apostolique, en conséquence, vu les lettres d'éloges et
de recommandations des Evêques des lieux, et ouï le vœu des Cardinaux de la
sainte Eglise Romaine de cette Congrégation chargée des affaires et
consulta-lions des Evêques et des Réguliers, Notre Saint-Père le Pape Pie IX
approuve et confirme, par la teneur des présentes, l'un et l'autre Instituts
susdits comme Congrégations à vœux simples.
« Mais il statue que la
confirmation des Constitutions sera différée à un autre temps, avec déclaration
que rien ne s'oppose à ce qu'elles soient observées en attendant, réformées
toutefois d'après l'instruction qu'aura soin de tracer cette même Congrégation
des Evêques et des Réguliers.
« Donné à Rome, de la
Sacrée Congrégation des Evêques et des Réguliers, le 14 novembre 1853.
« Signé :
Cardinal Della Genga, préfet.
« R.
Bizzarri, secrétaire. »
Cette pièce pouvait suffire
sans doute, puisqu'un simple Décret a toute l'autorité nécessaire en pareil
cas. Mais on songea à solliciter un Bref qui donnerait à l'approbation sinon
plus de force, au moins plus de solennité. Cette demande fut faite au
Saint-Père, qui eut la bonté de l'accueillir favorablement. Le Bref est du 16
décembre 1853, et renferme, ainsi que le Décret, les deux Congrégations dans
les mêmes éloges, la même approbation et les mêmes faveurs, de manière à les
rendre plus que jamais inséparables.
Voici ce Bref si
précieux pour les Congrégations de Saint-Laurent :
« PIE IX,
Pape.
« Pour en
conserver la mémoire.
« Comme le devoir
principal et particulier de la charge apostolique pour ceux qui la remplissent
est de seconder tout ce qui peut favoriser l'établissement et le développement
de la foi catholique et de la vertu, tel a été aussi le but dont les Pontifes Romains,
en tout temps, ont fait l'objet de leurs pensées, qui a occupé constamment leur
esprit, et qu'ils ont eu soin d'atteindre par tous les moyens en leur pouvoir,
eu égard aux choses et aux lieux.
« A cette fin, vers le
commencement du siècle dernier, le Vénérable serviteur de Dieu, Louis-Marie
Grignon de Montfort, ayant institué deux Congrégations, l'une de Missionnaires,
sous le titre de Compagnie de Marie, pour travailler dans les missions au salut
éternel des âmes ; l'autre, de Religieuses dites Filles de la Sagesse, dont le
but est non seulement de vaquer au soin corporel des malades, mais encore de
leur fournir les secours spirituels, et aussi de donner l'instruction
chrétienne et publique aux petites filles, soit des villes, soit des campagnes
; l'un de nos prédécesseurs, d'heureuse mémoire, Léon XII, par ses lettres
apostoliques, de même forme que les présentes, en date du 20 mai 1825, sur
l'avis des Cardinaux de la sainte Eglise Romaine préposés aux consultations des
Evêques et des Réguliers, leur décerna un tribut commun d'éloges.
« Mais, comme depuis
lors, ainsi que nous l'avons appris, ces Congrégations, par la bénédiction de
Dieu, ont pris de vastes développements et produisent de nouveaux fruits de
salut éternel de jour en jour plus abondants, il nous a été adressé récemment
une supplique pour que, en vertu de notre autorité apostolique, nous les
revêtions de notre approbation.
« Nous donc qui, appelé,
malgré notre indignité, à la place de ces illustres Pontifes ci-dessus
désignés, et qui nous sentant pressé d'une sollicitude égale à la leur, vu les
lettres de recommandations de beaucoup d'Evêques qui sollicitent de nous cette
faveur, nous avons de grand cœur accueilli les dites suppliques.
« C'est pourquoi, après
avoir absous et déclaré absoutes toutes et chacune des personnes en faveur
desquelles sont les présentes, les déliant et voulant qu'on les tienne pour
déliées de n'importe quelle sentence d'excommunication et d'interdit, ou autres
censures, sentences ou peines ecclésiastiques, de quelque manière et pour
quelque raison qu'elles aient été portées, s'il se trouvait qu'elles en eussent
encouru quelques-unes ; sur l'avis de nos Vénérables Frères les Cardinaux de la
sainte Eglise Romaine préposés aux affaires des Evêques et des Réguliers, en
vertu de noire autorité apostolique, et par la teneur des présentes, nous
approuvons et confirmons l'un et l'autre Instituts susdits, comme Congrégations
à vœux simples.
« Quant à leurs
Constitutions, tout en réglant d'en ajourner la confirmation, nous déclarons
que rien ne s'oppose à ce qu'elles soient observées, après toutefois qu'elles
auront été corrigées suivant l'instruction de la susdite Congrégation des Cardinaux.
« Et nous voulons que
les présentes lettres aient leur plein effet, nonobstant tous décrets et règlements
généraux et particuliers, émanés de Conciles généraux et provinciaux et
d'assemblées synodales ; et, s'il en est besoin, nonobstant toutes constitutions,
coutumes desdits Instituts, et autres choses à ce contraires, lors même
qu'elles auraient été confirmées par serment, d'une confirmation apostolique et
de n'importe quelle autre autorité.
« Au reste, nous avons
la confiance que tous ceux ou celles qui font maintenant et feront dans la
suite partie de ces mêmes Instituts s'appliqueront avec un zèle de jour en jour
plus ardent aux œuvres si salutaires qui leur conviennent, et en cette
considération, nous leur donnons de grand cœur notre bénédiction apostolique.
« Donné à Rome, près
Saint-Pierre, sous l'anneau du Pêcheur, le 16 décembre 1853, 8° année de notre
Pontificat.
« Signé
: pour Mgr le Cardinal Lambruschini,
« J.-B. Brancaléoni
Castellani. »
Toute la famille de
Montfort fit éclater sa joie et sa reconnaissance à la nouvelle des faveurs
signalées qu'elle venait de recevoir de Rome. Partout les membres de cette
religieuse famille firent monter vers le ciel leurs chants et leurs prières
pour remercier Dieu de tant de bienfaits. Ils ne pouvaient oublier, aux pieds
des autels, le saint et vénéré Pontife qui avait usé de son autorité suprême en
faveur de Montfort et de ses enfants. Ils n'oublièrent pas non plus les
Congrégations Romaines qui avaient donné un avis favorable sur les deux
questions qui leur avaient été soumises. Ils n'oublièrent pas davantage les
vénérables évêques et les autres personnages, soit ecclésiastiques, soit
laïques, qui avaient contribué au succès de ces deux affaires importantes.
Comme souvenir de
l'approbation des deux Instituts, et comme témoignage de reconnaissance envers
l'auguste Vierge Marie, Mère de Dieu, que l'on avait priée avec une grande
ferveur, le Père Dalin, en revenant de Rome, déposa dans la chapelle de
Notre-Dame de Lorette un magnifique cœur en vermeil, renfermant les noms de
toutes les personnes qui faisaient alors partie des deux communautés.
A cette époque, la
Communauté du Saint-Esprit se composait de 28 Religieux prêtres, 20 novices et
étudiants, 81 Frères profès et 6 novices ; la Communauté de la Sagesse comptait
1939 Religieuses, dont 323 Sœurs converses, avec 120 novices et 32 postulantes.
La famille religieuse de
Montfort, de ce dévot serviteur de Marie, devait éprouver bientôt une autre
joie, à l'occasion de la promulgation du dogme de l'Immaculée Conception de la
Sainte Vierge. Ce grand événement fit tressaillir de bonheur toutes les âmes
véritablement chrétiennes. Dans toutes les contrées de la terre, mais nulle
part peut-être aussi bien qu'en France, on répondit par des fêtes splendides à
la voix infaillible du successeur de Pierre. C'était un acte de foi qui
retentissait d'un bout du monde à l'autre. Les Communautés de Saint-Laurent ne
négligèrent rien pour faire éclater à l'extérieur les transports de leur joie
et de leur amour. Ces manifestations religieuses qui eurent lieu partout, dans
les villes et dans les campagnes, prouvaient que la foi n'était pas morte dans
le monde, et que la dévotion à l'auguste Vierge Marie était enracinée bien
avant dans les cœurs des peuples chrétiens.
C'était le 8 décembre
1854, que le Souverain Pontife Pie IX, en présence de 300 évêques, d'un
très-grand nombre de prêtres et d'une multitude immense de fidèles, définissait
comme dogme de foi ce qui toujours avait été la croyance pieuse et universelle
de l'Eglise, ce qui était l'objet des désirs les plus ardents des évêques et
des fidèles confiés à leurs soins. La France, l'Angleterre, l'Allemagne,
l'Autriche, l'Espagne, la Grèce, la Bavière, la Prusse, la Belgique, la
Hollande, la Suisse, le Portugal, l'Italie entière y étaient représentés par
d'illustres et saints pontifes. L'Asie, l'Afrique, l'Amérique et l’Océanie y
avaient envoyé leurs mandataires. Plusieurs vénérables prélats étaient venus de
la Chine et des pays les plus éloignés du globe, à travers les mers profondes
et les déserts arides, pour entendre, au centre de l'unité catholique, la voix
infaillible du Vicaire de Jésus-Christ.