David 1
Life
LES SAINTS DE FRANCE
SAINT LOUIS - MARIE DE MONTFORT
par
l'Abbé ALPHONSE DAVID
BONNE PRESSE - PARIS
OUVRAGES DU MÊME
AUTEUR
Nos belles prières
à Notre-Dame. (Bonne Presse.)
La gerbe de
mistral a l'autel de Marie. (Bloud et Gay.)
« dilexit...
diliges ». (Beauchesne.)
Cantiques au
Sacré Cœur du bienheureux de Montfort. (Beauchesne.)
Stations aux Notre-Dame
de Paris. Prix Berger 1937. (Desclée de Brouwer.)
Litanies des Notre-Dame
de la banlieue. Ouvrage couronné par l'Académie française. (Alsatia.)
Le jubile du vœu
de Louis xiii. (Alsatia.)
Le rosaire de
sainte Thérèse de Lisieux. (Gallimard.)
Les douze
promesses de Paray. (Téqui.)
Le Père de Montfort
par ses meilleurs historiens. (Librairie Mariale.)
nihil obstat : Lutetiae Parisiorum, die
31e martii 1947. E. Gabel. —
Imprimatur : lutetiae Parisiorum,
die 1e aprilis 1947. A. Leclerc, v. g.
PREFACE.. 4
I Années de présage. 6
Montfort : l'enfant. 6
Rennes : le collégien. 7
Paris : le séminariste. 9
II Aumônier d'hôpital 14
Nantes : dans l'attente de l'heure de Dieu…... 14
Poitiers : à l'hôpital général. 15
Paris : la Salpêtrière. 18
III Missionnaire apostolique. 20
Le missionnaire. 20
Poitiers : premières armes. 24
Rome : l'obédience papale. 26
Haute-Bretagne : sous les ordres de M. Leuduger. 28
Au pays nantais : le calvaire de Pontchâteau. 33
Diocèses de Luçon et de La Rochelle : le « parrain » de la Vendée
militaire. 39
IV Maître spirituel 47
Dans l'ermitage de Saint-Eloi : 47
Par la Sagesse éternelle et incarnée. 51
A Dieu seul. 53
V Fondateur. 56
Au diocèse de La Rochelle : Campagnes missionnaires. 56
La Compagnie de Marie. 57
Les Filles de la Sagesse. 62
VI Année suprême. 67
Au diocèse de La Rochelle : 67
Dernière campagne missionnaire. 67
Saint-Laurent-sur-Sèvre : la mort du juste. 69
De la Vendée à la Bretagne : renom de sainteté. 71
EPILOGUE.. 73
TABLE DES MATIERES. 75
PREFACE
Cette vie de
saint Louis-Marie de Montfort n'a pas la prétention d'apporter du nouveau dans
le domaine biographique. Elle n'a pas utilisé des découvertes d'archives, mais
seulement les meilleurs parmi ses historiens — que d'aucuns estiment déjà trop
nombreux — et particulièrement le R. P. Le Crom, S. M. M., dont la chronologie
est davantage au point. Non qu'on puisse transposer ici un mot célèbre : «
Depuis qu'il y a des biographes du P. de Montfort et qui écrivent, tout a été
dit. » On peut penser au contraire que des filons inexploités devraient
tenter des érudits et des spécialistes. Mais enfin, tel n'est pas le propos de
la collection « Les Saints de France », qui s'est assigné pour tâche « de
saisir la mission du héros dans l'histoire d'une institution qui le dépasse —
l'Eglise et la patrie ».
Ce but bien
défini justifie, si besoin est, une vie qui s'ajoute à tant d'autres, et excuse
son auteur d'avoir répondu à l'invitation du si actif directeur de cette collection.
A travers la
multiplicité de cette vie, si riche dans sa brièveté — seize années seulement
de vie publique contre vingt-sept de vie cachée, — il fallait extraire et faire
saillir l'unité d'un destin.
Cette mission
historique d'un Montfort fut et reste l'instauration du règne de la Très Sainte
Vierge pour l'instauration du règne du Christ : mission à court terme en France
par ses prédications, qui ont fait de lui, selon le mot de René Bazin, « le
parrain de l'héroïque Vendée » ; mission à longue échéance en France et dans
l'Eglise universelle, par son Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge et
par ses deux familles religieuses, qui le placent à la tête des apôtres des
derniers temps.
Il y a en
Montfort, aumônier d'hôpital, un Camille de Lellis ; ses Missions le rattachent
à la lignée des Vincent Ferrier, des Michel Le Nobletz, des Maunoir ; il
rappelle invinciblement et continûment un François d'Assise par sa pauvreté et
son dépouillement ; ses singularités et son humour lui donnent un faux air d'un
Philippe de Néri ; comme le bienheureux Suzo il a épousé la divine Sagesse...
On pourrait prolonger ces rapprochements. Ils ne sont que profils, instantanés,
prises de vue.
Son trait
distinctif, ce qui constitue sa physionomie, ce qui fait que c'est bien lui :
enfant, collégien, séminariste, aumônier, missionnaire, anachorète, fondateur, chansonnier
spirituel, mystique, c'est la transparence, à travers sa vie et son œuvre, de
cette présence de la Très Sainte Vierge, sa chère Mère et sa divine Maîtresse,
qui est son amour, sa vie, son tout. Chez lui, cette dévotion à Marie, au sens
élevé de don, de consécration, d'appartenance totale, est fonction vitale, son
oxygène spirituel, sa respiration. La comparaison est de lui. Et quand il
décrit dans son Traité l'intimité mystique avec Marie, il parle en connaisseur.
Il faut avoir expérimenté cet état pour trouver les mots et les images qui le
peignent. Marie est son milieu ; il la respire comme les corps respirent l'air
; il est perdu en elle, comme une pierre qu'on jette dans la mer. D'elle il
pourrait écrire ce que saint Paul emprunte au poète païen pour parler de Dieu :
C'est en elle que je vis, que je me meus et que je suis.
Avec le recul du
temps, il apparaît mieux que le message de sa vie et de son œuvre, pour la
France et pour l'Eglise, tient dans la proclamation et la mise en valeur de la
Méditation universelle de la Très Sainte Vierge en vue de l'avènement du règne
de Dieu. La phrase liminaire de son Traité le formule au mieux : C'est par la
Très Sainte Vierge que Jésus-Christ est venu au monde et c'est aussi par elle
qu'il doit régner dans le monde.
C'est ce Montfort
authentique que cette Vie s'essaie à détacher et à camper sur le fond changeant
de son histoire.
ALPHONSE DAVID
I Années
de présage
(1673-1700)
Montfort : l'enfant.
Les communes de
Montfort pointillent la carte de France d'une sorte de constellation.
Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine) en est l'étoile la plus brillante. C'est là
que naquit saint Louis-Marie Grignion, le 31 janvier 1673.
La petite
sous-préfecture d'aujourd'hui portait, à l'époque, un nom plein de fantaisie.
Chaque année, raconte la tradition, une cane, suivie de sa famille de canetons,
s'en venait en pèlerinage à l'église devant la statue du grand saint Nicolas.
Elle y laissait en offrande un de ses petits. Pèlerinage et offrande en marque
de gratitude au bon saint « marieur » : il avait arraché une jolie et pure
jeune fille du pays aux convoitises d'un seigneur et de ses hommes.
Procès-verbaux, vitrail de l'église, dessins ornementaux certifiaient et
perpétuaient la belle légende. Et Montfort de Bretagne s'appelait
Montfort-la-Cane. Depuis le dépeçage de nos vieilles provinces en départements,
Montfort-la-Cane, passé par le moule standard, est devenu administrativement et
prosaïquement Montfort-sur-Meu.
On connaît la
plaisanterie de Rochefort : « Quand on est mort, c'est pour longtemps ; quand
on est d'Amiens, c'est pour toujours. » L'ironiste aurait pu amplifier : quand
on est d'Amiens, d'Auvergne, de Marseille... on sent toujours sa province... et
notre Breton n'y manquera pas. Mais pour lui le bon mot prend un autre sens.
Non par vanité de particule, mais en signe d'affranchissement évangélique des
liens du sang, Louis Grignion signera plus tard : de Montfort. Le nom de sa
cité natale deviendra son nom propre. Ses dévots chantent aujourd'hui :
Vive Montfort, l'apôtre du rosaire !
Vive Montfort, l'apôtre de la croix !
Louis était le
deuxième-né d'une famille nombreuse qui compta dix-huit enfants : huit garçons
et dix filles. Plusieurs moururent en bas âge. Parmi les survivants, il y eut
trois prêtres, dont notre Saint, et deux religieuses, dont Sœur Catherine de
Saint-Bernard, morte en odeur de sainteté.
Donc, foyer
profondément chrétien, celui de ses parents, Jean-Baptiste Grignion, sieur de
la Bachelleraie, avocat au bailliage de Montfort, et Jeanne Robert, demoiselle
des Chesnais.
Mais les soucis
du budget domestique et son naturel ne faisaient pas toujours le père d'humeur
commode. Et sans doute son Louis était-il bien, comme l'on dit, le fils de son
père. Il déclarera plus tard « que si Dieu l'eût destiné pour le monde, il
aurait été le plus terrible homme de son siècle ». Ce fut l'effort de son
enfance et de sa vie de se maîtriser. Son père pourra dire un jour : « Il ne
m'a jamais fait de peine », et les bonnes gens l'appelleront « le bon Père
Montfort ».
Il fut baptisé
dès le lendemain de sa naissance, le 1er février, à Saint-Jean, l'église
principale de la ville, sous le nom de Louis. Plus tard, à sa Confirmation, son
amour précoce de la Très Sainte Vierge, cet amour qui sera l'âme de sa vie et
de son apostolat, lui dicta d'ajouter le nom de Marie. Par choix, voilà son identité
: il est Montfort de Marie.
La grâce de Dieu
était en lui. Enfance modèle de piété, d'obéissance, de travail. On craint, à
l'écrire, de se voir classer parmi les hagiographes de la vieille école dont
les héros furent des saints dès le berceau. Mais c'est ainsi. Son enfance même
présage le saint à venir et le missionnaire de plein vent. Elle n'eut pas pour
cadre le demi-confort ni le renfermé, avec ses dossiers et ses chicanes, du
bureau paternel. Elle s'épanouit au grand air, dans le milieu rustique de la
campagne bretonne, école d'endurance et de poésie. A cause de sa famille, qui
augmentait chaque année, M. Jean-Baptiste Grignion avait acquis la
gentilhommière du Bois-Marquer, en Iffendic, où Louis-Marie vécut sa période d'écolier
et, plus tard, ses vacances de collégien.
Un souvenir de
ces années annonce, ébauche l'avenir : l'homme d'oraison, le missionnaire,
l'apôtre de Marie. Tous ses historiens le soulignent et Claudius Lavergne l'a
introduit dans la série des scènes biographiques de ses célèbres verrières de
la chapelle de la Sagesse à Saint-Laurent-sur-Sèvre. Le jeune Louis-Marie a un faible
pour sa sœur, la petite Guyonne-Jeanne, qu'on n'appelle que Louise, de sept ans
moins âgée que lui. Il a résolu de lui communiquer son goût du chapelet, déjà
sa grande dévotion. Il l'entreprend avec des arguments d'une psychologie
féminine qui ne manque pas de saveur chez un enfant de cet âge : « Vous serez
toute belle et tout le monde vous aimera, si vous aimez bien le bon Dieu. » Il
lui écrira plus tard sur un mode majeur : elle sera digne de la direction
fraternelle, si tôt inaugurée, sa sœur de sainteté : Sœur Catherine de
Saint-Bernard des Bénédictines du Saint-Sacrement.
Rennes : le collégien.
Avocat, M.
Jean-Baptiste Grignion ne pouvait envisager pour ses fils que l'étude.
Rennes possédait
le collège Saint-Thomas-Becket, florissante maison des Jésuites, que
fréquentaient quelque trois mille externes. Montfort est à 20 kilomètres de
Rennes. Un frère de Mme Grignion, l'abbé Alain Robert, exerçait à la paroisse
Saint-Sauveur. Tout était pour le mieux. Louis, qui venait d'avoir douze ans,
irait au collège et prendrait pension chez son oncle.
Quelques années
plus tard, quand se posa la question de l'éducation des frères et sœurs plus
jeunes, la famille Grignion s'établit à Rennes pendant l'hiver. Ils étaient
trois maintenant à fréquenter Saint-Thomas. Au retour du collège, le foyer se
métamorphosait en classe. Louis s'instituait répétiteur de ses deux cadets. Ils
lui durent sans doute, avec la science, leur vocation : Joseph-Pierre, futur
Dominicain, et Gabriel, qui serait prêtre séculier et, à l'occasion,
l'auxiliaire de Louis dans les missions paroissiales. Le rôle ne fut pas sans
profit pour le répétiteur, s'il est vrai qu'enseigner c'est apprendre sept
fois.
Au demeurant,
tout le cycle de ses études il se classa premier de cours : en grammaire, avec
le P. Le Camus ; en lettres, avec le P. Gilbert ; en philosophie, avec le P.
Prévost, trois maîtres remarquables, dont le deuxième surtout, le P. Gilbert,
professeur apôtre, qui finirait missionnaire à la Martinique, exerça sur son
élève une influence profonde. Et il contracta là de solides amitiés, en
particulier celle de Poullard des Places, le futur fondateur des Spiritains ;
celle de M. Blain, son premier biographe ; celle d'abord des Jésuites, qui
resteront son refuge et sa défense toute sa vie si contredite.
Les vacances le
ramènent au Bois-Marquer. Le collégien y prélude à ses exploits de
missionnaire, comme l'enfant y a donné le présage du prédicateur de Marie. Tel
jour, d'autorité de frère aîné, il brûle un livre aux illustrations « obscènes
» qu'il découvre dans la bibliothèque de son père et qui pourrait troubler ses
frères et sœurs.
Les collèges des
Jésuites étaient, au xviie
siècle, ce qu'ils demeurent aujourd'hui, nos meilleures écoles. Tout y est
prévu pour répondre aux besoins de la jeunesse. Cours, séances récréatives,
Congrégation de la Sainte Vierge favorisent au mieux les aspirations de cet
âge.
On pourra
reconnaître aux multiples talents de Montfort missionnaire et à leur qualité :
éloquence, poésie, organisation, que le collégien ne négligea rien de ce que
lui offrait cette culture complète.
Il y ajouta même
selon ses dons. Il se sentait la vocation de la palette. II frappa à l'atelier
d'un peintre. Soit impécuniosité d'artiste, soit ombrage d'un concurrent,
celui-ci exigea la forte somme. Heureusement, un conseiller au Parlement, de
visite à la famille Grignion, remarqua un essai de Louis : Jean-Baptiste jouant
avec l'Enfant Jésus. Intéressé, il lui mit dans la main un louis d'or. Et
l'artiste en herbe put forcer la porte du maître aux beaux honoraires. Première
annonce du missionnaire peintre, sculpteur, architecte qu'il se révélera plus
tard.
Mais,
manifestement, l'élève de Saint-Thomas se fit surtout remarquer par sa vertu,
sous la conduite de son directeur spirituel, le P. Descartes, le neveu de
l'auteur du Discours de la méthode, qui confiait quelque vingt ans plus tard
avoir toujours regardé son dirigé comme un saint.
Au collège
Saint-Thomas, les cours sont gratuits. Nobles et roturiers, riches et pauvres
s'y coudoient. Il arrive que cela se voit. Un des camarades de Louis entre en
guenilles. Belle cible aux risées de cet âge sans pitié. Grignion se détache de
la foule des moqueurs, les quête pour le collégien par trop miteux, recueille
un certain appoint et il entraîne chez le marchand son protégé, qu'il présente
à la mode de l'Evangile — déjà !
— Voici mon frère
et le vôtre; j'ai quêté dans la classe ce que j'ai pu pour le vêtir ; si cela
n'est pas suffisant, c'est à vous à ajouter le reste.
Et bien que ce ne
soit pas une affaire, sinon pour le ciel, le marchand habille ce drôle de
client.
M. Bellier,
aumônier de l'hôpital général Saint-Yves, a fondé, parmi les étudiants, une
sorte de Conférence de Saint-Vincent de Paul avant la lettre. Les jours de
congé, ils s'en vont deux à deux, comme les disciples du Christ, servir les
malades de Saint-Yves ou visiter les pauvres de la ville. Louis est de la
partie. Un jour, Mme Grignion — le fils avait été à bonne école — s'étonne de
rencontrer dans une salle de l'hôpital un de ses protégés :
— C'est votre
fils, Madame, qui m'a procuré l'entrée de cette maison et qui m'y a fait
apporter.
Les dames
charitables de Rennes l'ont distingué : une demoiselle Jussé lui remet de
larges aumônes pour ses pauvres. Les pauvres, il les aime déjà avec passion :
on le surprend, un jour, qui embrasse un mendiant innocent, hébété, tout
disgracié de la nature.
Voilà qui est
garant du bon aloi de sa piété, d'une piété faite surtout d'une tendre dévotion
à la Très Sainte Vierge. Evidemment, il est successivement des deux
Congrégations de la Sainte Vierge, de celle des petits et de celle des grands.
Il organise même au dehors, avec ses meilleurs amis, des réunions en l'honneur
de sa bonne Mère. Il est le pèlerin de tous ses sanctuaires rennais : de
Notre-Dame des Miracles à Saint-Sauveur, de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle aux
Dominicains, de Notre-Dame de la Paix aux Carmes..., où il entend un jour l'appel
au sacerdoce. Il est la recrue sacerdotale de Marie ; il sera le prêtre de
Marie.
Paris : le séminariste.
Il part donc pour
Paris, pour Saint-Sulpice, le Séminaire idéal tel que vient de l'instaurer M.
Olier. Une demoiselle de Montigny, descendue à Rennes chez les Grignion, le lui
a montré comme la « terre des saints ».
Beau début de sa
vie d'infatigable piéton ! Il refuse le cheval qu'on vient mettre à sa
disposition. Il couvrira à pied les 375 kilomètres de route.
Ce n'est pas
tout. A peine le pont de Cesson entre lui et sa famille, il troque son habit
neuf contre celui d'un pauvre; s'allège, à la première occasion, des dix écus
dont l'a lesté son père ; donne à plus nécessiteux le petit trousseau que lui a
confectionné sa mère.
Et après dix
jours de route, à son arrivée à Paris, il s'en « fut loger dans un petit trou
d'écurie, où la Providence lui envoyait à manger sans qu'il demandât rien à
personne ».
Quelqu'un peu
flatté de le voir en cet équipage plutôt bohème, ce fut sa bienfaitrice, Mlle
de Montigny. Vraiment on ne peut offrir pareil étudiant qu'à M. de la
Barmondière, qui vient d'ouvrir, rue Férou, un collège pour séminaristes
pauvres.
Des étudiants
d'aujourd'hui courent le cachet ou exercent un second métier pour défrayer leur
inscription et leur pension. Le pensionnaire de M. de la Barmondière exulte de
connaître ces expédients. Trois ou quatre fois par semaine, il devient veilleur
de morts. Nuits bien remplies : quatre heures d'oraison à genoux les mains
jointes, deux heures de lecture spirituelle, le reste du temps étude des
cahiers de théologie. Mais quel enrichissement spirituel en ces méditations à
la saint François de Borgia devant le cadavre d'un prince ou d'une dame de la
cour dont l'infection ou la hideur soulève le cœur ! Le futur missionnaire
puisera dans ces souvenirs les accents pathétiques de ses jeux de la mort et de
ses cantiques sur le néant de ce qui passe.
Au décès de M. de
la Barmondière, la communauté ferme ses portes. Le jeune étudiant est sur le
pavé. Une maison similaire, celle de M. Boucher, dite collège de Montaigu, le
recueille : pension de famille de dernière catégorie, où les élèves
s'improvisaient cuisiniers par roulement et « avaient le plaisir, note M. Blain,
de s'empoisonner » à tour de rôle.
Ce régime,
aggravé du martyre volontaire de son corps, qu'il soumettait à tous les genres
de tortures imaginées par les saints : disciplines, cilices, chaînes et bracelets
de fer, conduisit ce robuste jeune homme de vingt-deux ans à l'Hôtel-Dieu, où
il échappa de justesse à la mort : « On ne le comptait plus dans le nombre des
vivants. »
Guéri, il entre à
Saint-Sulpice, côté cour, au Petit Séminaire. Petit et Grand Séminaires, cela
désigne tout autre chose qu'aujourd'hui en ces temps d'avant les principes égalitaires
de 1789. Le Grand Séminaire, c'est celui des fils de famille ; le Petit
Séminaire, celui des séminaristes sans ressources, dont la charité assure une
modique pension.
M. Leschassier
dirige le Grand Séminaire; successivement, M. Brenier, M. Baüyn, et de nouveau M. Brenier, le Petit ; M. Brenier et M.
Baüyn, deux hommes de Dieu auxquels
Grandet fera place dans : Les saints
prêtres français du xviie
siècle.
Ces Messieurs
estiment à sa valeur leur nouvelle recrue. M. Brenier n'a-t-il pas discrètement
fait dire le Te Deum le jour de son
entrée ? Et pourtant, pendant cinq ans, M. Brenier et M. Leschassier vont
mettre à l'épreuve de leurs algarades publiques et d'une inflexible sévérité la
vertu du séminariste.
Que lui
reprochent-ils donc ?
Ce jeune homme
est un studieux. Il s'assure une solide formation dogmatique. On le charge
d'une soutenance solennelle sur la grâce : thèse brûlante en pleine effervescence
janséniste. Ses confrères escomptent bien, devant leurs arguments massifs, la
piteuse déroute de ce séminariste au cou penché. Il leur faut en rabattre et se
tenir modestes, quand ils l'entendent « répondre en maître ».
Et sa science
tourne à aimer. Son penchant pour la théologie ascétique et mystique en
témoigne. Au cours de ses deux années dans les communautés de MM. de la
Barmondière et Boucher, il a fait, des Saintes
voies de la croix, de Boudon, et des Lettres
du P. Surin, sa lecture spirituelle. Maintenant, Le saint esclavage de l'admirable Mère de Dieu, de Boudon, est son
livre de chevet.
Ses supérieurs le
nomment bibliothécaire. On a découvert le catalogue écrit de sa main. Il
affirmera plus tard qu'il a « lu presque tous les livres qui traitent de la
dévotion à la Très Sainte Vierge » — Marie est le pôle de ses études comme elle
le sera de sa prédication et de ses écrits, — et la marialogie représente déjà
une abondante littérature !
C'est un
séminariste fervent. Il communie trois et quatre fois par semaine : pratique
rare à l'époque. Tous les samedis il va en pèlerinage et communier à Notre-Dame.
Ses directeurs le désignent avec M. Bardou, un autre séminariste exemplaire,
pour porter à Notre-Dame de Chartres l'hommage annuel traditionnel du
Séminaire. Aux pieds de Notre-Dame de Sous-Terre, il reste six longues heures
en oraison, « à genoux, immobile et comme ravi ».
Il est le
bourreau de son corps. Pour lui, les cellules sous les toits, étuves l'été,
glacières l'hiver, « où les punaises avaient toute permission de le mordre à
leur aise ». Il ne descend jamais de sa mansarde dans les salles communes
chauffées. Il coupe la semelle de ses bas pour mieux sentir la morsure du
froid.
Il se mortifie
jusqu'au sang. Son voisin de chambre entend, à travers la cloison, les coups
redoublés de ses disciplines.
Austérité
orgueilleuse qui s'illusionne et risque d'exaspérer la bête qui voulait jouer à
l'ange ? Cela s'était vu, il y avait peu, au Séminaire, et d'aucuns ne
manquaient pas d'y faire allusion. Son supérieur, M. Baüyn, établit la distinction:
— S'ils sont
semblables dans la pratique de la pénitence, ils ne le sont pas dans celle de
l'obéissance. Le premier était un opiniâtre et celui-ci est un obéissant.
Il cumule les
postes de confiance à la satisfaction de ses supérieurs : décoration de l'autel
de la Sainte Vierge, office de maître des cérémonies qui rédige un cérémonial à
l'usage de chaque clerc, catéchismes aux enfants du faubourg Saint-Germain et
aux laquais du quartier Saint-Sulpice. Ces derniers, qui groupent parfois des «
milliers » d'auditeurs, ont un succès « prodigieux ». Ses condisciples, venus y
assister pour en faire gorges chaudes, s'en retournent bouleversés.
Avec cela gai
confrère, jusqu'à composer des ana pour égayer les récréations, où le moins
drôle n'est pas de l'entendre débiter « d'un air dévot les choses les plus
comiques ».
Alors, que
reproche-t-on à ce séminariste travailleur, pieux, mortifié, obéissant, zélé,
enjoué, qu'on le tienne en suspicion et qu'on lui mène une guerre acharnée ?
Ce qu'on lui
reprochera toute sa vie : ses excès, ses étrangetés, ses singularités, ses
voies extraordinaires. La vertu courante établit une moyenne entre l'Evangile
et le monde. Une sainteté authentique peut garder la mesure. Le destin d'un
Montfort est hors série. Comme un François d'Assise — le saint auquel il fait
le plus souvent penser, — il a choisi, ou mieux, c'est sa vocation, de vivre
l'Evangile à la lettre. « Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père et
sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre
vie, il ne peut être mon disciple. Et quiconque ne porte pas sa croix et ne me
suit pas ne peut être mon disciple. » (Luc, xiv,
26-27.) « Il leur recommanda de ne rien prendre pour la route, qu'un bâton
seulement, ni sac, ni pain, ni argent dans la ceinture, mais d'être chaussés de
sandales et de ne pas mettre deux tuniques. » (Marc, vi, 8.) « Votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant
que vous le lui demandiez. » (Matth., v, 8.) « En vérité, je vous le dis, ce
que vous avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que
vous l'avez fait. » (Matth., xxv, 40.) « Il faut toujours prier. » (Luc, xviii, 1.) « En vérité, je vous dis de
ne pas tenir tête au méchant ; mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite,
présente-lui encore l'autre. » (Matth., v, 39.) « En vérité, je vous le dis, si
vous avez la foi comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : passe
d'ici là, et elle y passera, et rien ne vous sera impossible. » (Matth., xvii, 19.) Ainsi parle l'Evangile. On
objecte : la lettre tue, l'esprit vivifie. A quoi l'histoire répond qu'il faut périodiquement
des héros qui incarnent la lettre même, de peur que l'esprit ne se volatilise,
faute de substance sensible qui le retienne. Leur radicalisme en fait des êtres
à part, plus admirables qu'imitables, voués à la contradiction. Mais qu'ils
sortent du rang assure à la morale évangélique le relief dont elle a besoin
pour que la foule atone la remarque, en reçoive le choc, se prenne à l'admirer
et à en vivre. Montfort appartient à cette lignée des géants de la sainteté. Et
dès les premières années de sa vie consciente, il s'est engagé sur cette route
des pèlerins de l'absolu, qu'il ne quittera plus.
Après sept ans de
cette formation des forts, le 5 juin 1700, dans un Paris dont il n'aura rien
vu, « comme s'il eût été aveugle », ce séminariste de « Dieu seul » recevait
l'ordination sacerdotale, et, quelques jours plus tard, célébrait sa première
Messe à la chapelle de la Sainte-Vierge, en l'église Saint-Sulpice, « comme un
ange à l'autel ».
II Aumônier
d'hôpital
(1700-1705)
Que va faire de
son sacerdoce ce prêtre de vingt-sept ans dont la science et la vertu
atteignent déjà un sommet qui donne le vertige ?
Ses débuts
déroutent comme un chassé-croisé. En fait, Dieu l'aiguille sur les voies où il
le veut. Un double attrait sollicite son cœur : les pauvres et les âmes. Il aboutira
à l'établissement de deux Congrégations, vouées à ces chères causes. Il faut
qu'il fasse l'apprentissage de ces tâches d'avenir.
Nantes : dans l'attente de
l'heure de Dieu…
L'attrait
missionnaire domine. Sa jeunesse s'impatiente : « Que faisons-nous ici...
pendant qu'il y a tant d'âmes qui périssent dans le Japon et dans les Indes,
faute de prédicateurs et de catéchistes ? »
Il s'offre donc à
M. Leschassier, son rigide directeur, pour « aller en Canada ». Le supérieur,
qui sait les difficultés que rencontrent en Nouvelle-France ses confrères
Sulpiciens ou que rendent perplexe les excès de son dirigé, sursoit à toute
décision par une boutade : — Avec l'impétuosité de votre zèle, vous vous perdriez
dans les forêts de ce pays, en courant chercher les sauvages.
Vient faire sa
retraite à Saint-Sulpice un pieux prêtre de Nantes qui a fondé, il y a une
trentaine d'années, une communauté de missionnaires, M. Lévêque.
Puisque l'abbé
Montfort veut convertir les âmes, que les continents lointains se ferment à son
zèle, qu'une occasion se présente de l'initier aux Missions paroissiales en
France, n'est-ce pas sa voie, pense M. Leschassier, qu'ouvrent devant lui les
circonstances providentielles ?
A pied jusqu'à
Orléans, « sur la rivière de Loire jusqu'à Fontevrault » — où il porte à sa
sœur Sylvie, postulante à la célèbre abbaye, sa première bénédiction de prêtre,
— à nouveau par la grand'route, Montfort arrive, à l'automne 1700, à Nantes,
l'arène entrevue de combats apostoliques.
II déchante vite.
Depuis sa fondation, le groupe Saint-Clément de M. Lévêque, a beaucoup évolué.
La communauté de missionnaires a dégénéré en pension de famille où se
rencontrent les commensaux les plus disparates : chanoines « qui y sont pour
leur vie en paix », prêtres retraitants de passage, étudiants en habit laïque,
etc. Ces messieurs n'ont de communautaire que l'avantage de partager un même
toit et une même table.
Toujours dans les
mains de son directeur, comme un séminariste, Montfort expose à M. Leschassier
sa déconvenue et son cas de conscience, dans une lettre fort révélatrice des
entretiens déjà échangés avec lui :
Je n'ai pas
trouvé ici ce que je pensais et ce pourquoi j'ai quitté, comme malgré moi, une
aussi sainte maison que le Séminaire de Saint-Sulpice. J'avais en vue, aussi
bien que vous, d'aller me former aux Missions et particulièrement à faire le
catéchisme aux pauvres gens, qui est mon grand attrait. Mais je ne sais même
pas si je le ferai ici... Je sens de grands désirs de faire aimer
Notre-Seigneur et sa sainte Mère, d'aller d'une manière pauvre et simple faire
le catéchisme aux pauvres de la campagne et exciter les pécheurs à la dévotion
à la Sainte Vierge.
Ses désirs
vont-ils se réaliser ? On l'envoie enfin donner une Mission à Grandchamps, et,
devant son succès, au Pellerin et en quelques autres paroisses du pays nantais.
Il utilise ses retours à la ville pour grouper les étudiants et diriger
quelques âmes d'élite, dans le monde et dans le cloître, telle Sœur Marguerite
de Nantilly, du monastère de la Visitation. Malgré son jeune âge, il a déjà une
telle expérience des voies de Dieu ! Le voilà, semble-t-il, en bon chemin.
Poitiers : à l'hôpital général.
Entre temps, à
l'occasion de la profession religieuse de sa sœur Sylvie à Fontevrault, il
avait été mis en relation, par Mme de Montespan convertie, avec Mgr Girard,
ancien précepteur des enfants de la marquise, et depuis évêque de Poitiers.
Lors de sa visite
à l'évêque, il avait prié quatre longues heures dans la chapelle de l'hôpital.
Admiration et émotion des pauvres qui se mettent « à boursiller pour lui faire
l'aumône ». Il a l'air si minable ! Bien plus, l'un d'eux, sans doute leur
écrivain public, l'avait demandé au nom de tous à Monseigneur pour aumônier.
Renseignements
pris près de M. Leschassier et sur les instances des pauvres, Mgr Girard presse
Montfort d'accepter l'aumônerie de l'hôpital général et finit par le décider.
Pourquoi le
missionnaire débutant revient-il ainsi sur ses pas, alors qu'il semble engagé
dans sa vraie vocation ? Non ! il ne fait pas machine arrière.
C'est à leur
corps défendant et avec l'arrière-pensée de se l'attacher que M. Lévêque et M.
des Jonchères, nouveau supérieur de Saint-Clément, au courant des projets de
Poitiers, l'ont autorisé à missionner. Sa situation reste instable.
Peut-être
Poitiers ouvre-t-il d'autres perspectives. Ce n'est qu'une lueur : Monseigneur
l'appelle à l'hôpital, non aux Missions paroissiales. Mais il a le
pressentiment d'un débouché :
L'espérance que
je pourrais avoir de m'étendre avec le temps dans la ville et à la campagne...
peut seule me donner quelque inclination d'aller à l'hôpital.
La balance penche
donc en faveur de Poitiers. Et il y a l'appel d'un évêque, l'avis favorable de
M. Leschassier, heureux peut-être de se décharger sur un évêque bénévole d'un
dirigé encombrant : toutes indications de la Providence qui emportent la
décision de cet homme de « Dieu seul ». D'obéir lui vaudra de rencontrer celle
dont il fera un jour la pierre angulaire de sa Congrégation de la Sagesse, de
mieux connaître le milieu de leur vocation hospitalière, de pouvoir apparaître
à ses religieuses comme un maître autorisé, qui a payé d'exemple,
magnifiquement, et, l'heure sonnée, de gagner le large à la pèche des hommes.
L'hôpital est une
« pauvre Babylone ». Il n'a pas un demi-siècle d'existence que déjà tout
périclite. Plus de ressources de l'extérieur, plus de règlement à l'intérieur.
L'aumônier s'attelle au relèvement matériel et spirituel.
Il est de
l'escorte de quelques hospitalisés qui conduisent à travers la ville un âne
chargé de paniers pour recevoir les aumônes ; il pare au gaspillage en réformant
la distribution du pain ; il fait servir un potage chaud.
Il groupe les
plus déshéritées : estropiées, boiteuses, contrefaites, avec une aveugle à leur
tête, en association pieuse. Prières, méditations, rosaire, lecture, travaux
manuels, récréations : tout a lieu en commun, dans une salle où il a intronisé
un grand Crucifix, et qu'il dédie à la Sagesse. Esquisse d'une grande œuvre où
bientôt va venir se former celle qui deviendra la première supérieure des
Filles de la Sagesse.
Surtout, il donne
l'exemple et se fait pauvre parmi les pauvres. Sa chambre ? la plus misérable ;
son menu ? celui de l'hôpital, quand il ne se contente pas des fonds d'écuelles
dont les autres ne veulent plus.
Et, là encore, il
passe les bornes. Pour dompter sa répugnance et s'aguerrir au chevet de toutes
les maladies, un jour il extraira le pus d'une plaie, le boira d'un trait et
dira n'avoir « jamais rien avalé de si bon goût ni de plus délicieux ». Ce fut
son baiser au lépreux.
Un réformateur se
suscite immanquablement des ennemis, tous ceux que ces réformes dénichent
installés dans leurs habitudes, leurs profits, leurs ambitions. L'économe-intendant,
l'infirmier en chef, quelques mauvaises têtes, intriguent contre ce
trouble-fête. Une courte absence de l'aumônier, afin de pourvoir à Paris à l'admission
de sa chère Louise chez les Bénédictines du Saint-Sacrement, fournit une
diversion. A son retour, la guerre reprend de plus belle, si bien qu'il décide
de regagner Paris.
Poitiers, qu'on
pourrait croire un arrêt dans la vie du missionnaire, marque en réalité un
progrès. Avant son installation à l'hôpital et entre ses fonctions, il a tant
prêché à travers la ville, tant fait le catéchisme aux enfants à Saint-Nicolas
et sous les halles, tant confesse à Saint-Porchaire, qu'il parle de sa période
d'aumônier comme d'une « Mission perpétuelle ». C'est ainsi entre autres qu'il
a donné des conférences hebdomadaires à l'élite des étudiants qu'il a groupés
comme à Nantes. Ce missionnaire populaire a toutes les cordes à son arc. « Il
est plus de deux cents personnes qu'il a sanctifiées dans cette ville », écrit
Grandet, son premier historien.
En tête de ces
dirigées vient Mlle Marie-Louise Trichet, dix-sept ans, fille du procureur au
siège présidial de la ville.
Elisabeth, son
aînée, lui a dit un jour, après un sermon de Montfort :
Ce prédicateur
est un saint. Marie-Louise est allée se confesser au saint.
- Ma fille, qui
vous a adressée à moi ? demande le confesseur.
- Mon Père, c'est
ma sœur.
- Vous vous
trompez, ma fille, ce n'est pas votre sœur ; c'est la Très Sainte Vierge.
L'aumônier
l'embrigade dans son hôpital au service des pauvres.
Et de fil en
aiguille, après deux ans de direction, d'une direction assez rude, le 2 février
1703, il la revêt de ce qui sera l'habit des Filles de la Sagesse et lui donne
le nom de Marie-Louise de Jésus.
Beau scandale
dans la ville au passage de la fille du procureur ainsi attifée et beau tapage
de Mme Trichet :
- J'ai appris que
tu vas à confesse à ce prêtre de l'hôpital. Tu deviendras folle comme lui !
avait-elle dit à sa fille dès le début.
Elle n'avait pas
cru que la contagion la gagnerait si vite ni jusque-là. Elle veut disputer sa
fille à l'aumônier. Il répond calmement :
- Votre fille,
Madame, n'est plus à vous, elle est à Dieu.
Forcé de quitter
Poitiers, Montfort laissa à sa novice cette consigne :
- Ne sortez pas
de cette maison de dix ans. Quand l'établissement de la Sagesse ne se ferait
qu'au bout de ce temps, Dieu serait satisfait et ses desseins sur vous
accomplis.
Héroïquement,
malgré ses aspirations à une communauté régulière et malgré les pressions du
dehors, soutenue seulement par une correspondance espacée et surveillée de son
directeur spirituel, bientôt interdit de séjour à Poitiers, Marie-Louise de
Jésus attendra qu'il lui fasse signe.
Et avec elle une
autre postulante, Catherine Brunet, gaie et chantante comme un pinson. Ses
chansons étaient parfois quelque peu frivoles et Montfort faisait les gros yeux
:
— Je ne fais
aucune attention aux paroles ; l'air seul m'intéresse ; composez un cantique
sur le même air et je le chanterai.
Et l'aumônier se
mettait à rimer. Il aurait appris de Catherine, s'il ne l'avait tenue déjà du
P. Maunoir, cette homéopathie musicale : guérir des mauvaises chansons en
écrivant des cantiques sur les airs à la mode.
Quelques années
plus tard, le pinson chantant devenait Sœur de la Conception.
Paris : la Salpêtrière.
Paris ne change
pas son ministère : il vient s'adjoindre aux vingt-trois aumôniers qui
desservent la Salpêtrière.
La Salpêtrière
n'avait plus déjà de militaire que le nom. Créée par Louis XIII pour remplacer
l'Arsenal, devenu un danger public dans un Paris qui s'étalait, elle n'avait
servi qu'une vingtaine d'années à la fabrication de la poudre. Dès 1656, le
même roi en avait fait une annexe de l'hôpital général pour abriter
quelques-uns des quarante mille mendiants qui traînaient leurs guenilles dans
les faubourgs. Depuis 1670, c'était à la fois une maison de pauvres, une maison
de fous, une maison de force pour femmes et filles incorrigibles : une ville de
cinq mille habitants, la cité grise dans la capitale, le Paris-des-douleurs.
On ne laissa pas
le temps au nouveau venu de renouveler ses exploits de Poitiers. Quatre ou cinq
mois après son arrivée, un soir, comme il allait se mettre à table, il trouva
son congé sous son couvert.
Le voici de
nouveau sans situation. A quelle porte frapper ? Ses anciens maîtres de
Saint-Sulpice le renient : M. Leschassier, maintenant Supérieur général de la
Compagnie, reconduit après une entrevue glaciale ; M. de la Chétardye, curé de
la paroisse, qui l'avait vénéré comme un saint, refuse de le recevoir ; M.
Brenier, réticent, se retranche dans un mystère de sphinx. Ses meilleurs amis,
même M. Blain, s'écartent. Il trouve logis, rue du Pot-de-Fer, sous un
escalier, et couvert rue Cassette, chez les Filles du Saint-Sacrement, où il
vient chaque jour, flanqué d'un clochard avec qui il partage sa ration.
Lui savoure les
âpres délices de se sentir la balayure et le rebut de tous. C'est ''époque
qu'il écrit à Marie-Louise de Jésus ces lignes passionnées de l'amant de la
divine Sagesse :
Je suis plus que
jamais appauvri, crucifié, humilié Les hommes et les diables me font, dans
cette grande ville de Paris, une guerre bien aimable et bien douce. Qu'on me
calomnie, qu'on me raille, qu'on déchire ma réputation, qu'on me mette en
prison ! Que ces dons sont précieux, que ces mets sont délicieux, que ces
grandeurs sont charmantes ! Ce sont les équipages et les suites nécessaires de
la divine Sagesse qu'elle fait venir dans la maison de ceux où elle veut
habiter.
Tandis qu'il est
ainsi disponible dans sa soupente de la rue du Pot-de-Fer, une mission
inattendue lui est confiée. Sur les pentes du Mont-Valérien, un des hauts lieux
de la capitale, une communauté d'ermites mène une existence de Trappistes à
deux pas de la grande ville. Depuis quelque temps, discipline et ferveur
laissent beaucoup à désirer. Pour les restaurer, le supérieur, M. Madot, fait
appel à ce prêtre singulier dont personne ne veut.
Le ton de la
lettre de Montfort à sa fille spirituelle, Sœur Marie-Louise de Jésus, montre
assez que cette tâche délicate n'était pas au-dessus de la vertu de ce prêtre
de trente ans. Il abandonne sa soutanelle de séculier pour la robe blanche des
ermites. Avec eux il travaille et prie. Son exemple et sa parole les
entraînent. Au bout de quelques mois il a réformé la communauté.
C'est alors que
les pauvres de l'hôpital de Poitiers écrivent une lettre suppliante à celui
qu'ils appellent « leur vénérable pasteur », leur « ange ». Comment résister à
leur pathétique supplique ? Cette fois, on lui donne pleins pouvoirs : les
administrateurs le nomment directeur de l'hôpital. Ce beau feu durera un peu
plus de temps que le feu de joie qui l'accueille, le temps d'améliorer
l'ordinaire, d'introduire un peu d'hygiène, d'établir et d'appliquer un
règlement qui restaurera l'ordre. Bientôt, les anciennes cabales renaissent et
redoublent de plus belle et contraignent le directeur à se retirer
définitivement.
III Missionnaire
apostolique
(1705-1712)
Le missionnaire.
Sans le savoir,
les adversaires du directeur de l'hôpital viennent de faire le jeu de la
Providence.
Il y a, dans ce
prêtre hospitalier, en attente et impatient, un missionnaire-né qui ronge son
frein. En le mettant à la porte, on l'a lâché en liberté. Sa fougue, jusqu'ici
contenue, l'emporte, bride abattue, dans sa vraie carrière.
Maintenant et
jusqu'à son dernier souffle, pendant onze années et qui compteront double,
Montfort va réaliser son destin de courir les villes et les campagnes, pour les
refaire, par Marie, profondément chrétiennes.
S'il ne l'a pas
encore composé, du moins, dès cette date, chante en lui son fameux cantique
dont la musique intérieure le soulève :
C'en est fait, je cours par le monde ;
J'ai pris une humeur vagabonde
Pour sauver mon pauvre prochain...
Cette course météorique
s'inscrira dans son existence par plus de deux cents Missions.
Mandé par le curé
ou envoyé d'office par l'évêque, il loge à l'enseigne de la Providence. C'est le nom qu'il donne à
la maison qui l'accueille ou au pied-à-terre qu'il choisit. Cette Providence ne
lui fait jamais défaut : il tient table ouverte à un ou plusieurs invités de
marque, « ses princes », les pauvres, qu'en parfait maître de maison il sert
les premiers et reconduit chapeau bas.
Quoique je ne plante ni sème,
Je suis plus riche que vous-même.
Croyez-moi, Messieurs, s'il vous plaît ;
Car il est vrai que ma prudence est fine,
J'ai pris les riches pour fermiers,
J'ai ce qu'il faut de leurs deniers,
Et j'ai chez eux cave et cuisine.
Il faut dire
qu'il n'est pas exigeant, et Fr. Mathurin, son fidèle compagnon, qu'il va
recruter bientôt, aura tout loisir de vaquer au ménage et au chant des
cantiques.
Ah ! ses
cantiques ! Ce sont ses alliés de chaque jour, mais d'abord de la première
heure.
Alerte ! alerte ! alerte !
La Mission est ouverte.
Venez-y tous, mes bons amis ;
Venez gagner le paradis !
Ou bien, suivant
le pays et la saison, cette variante de sa muse qui lui souffle toujours de
nouveaux couplets :
Chers habitants de Saint-Pompain,
Levons-nous tous de grand matin.
Dieu nous appelle à son festin :
Cherchons la grâce.
Et qu'il neige et qu'il glace,
Cherchons la grâce et l'amour divin.
Il arrive que le
missionnaire s'annonce par un coup d'éclat : il fait irruption dans le cabaret
au beau milieu des consommateurs ou des danseurs médusés, s'agenouille,
supplie, pour l'amour de Dieu offensé, que cessent les blasphèmes et la
débauche. Si on lui résiste, il brise tout, comme son Maître chassant les
vendeurs du Temple. « Le missionnaire tempête », eût dit Bremond.
Aussi bien, sa
renommée suffit à la publicité de la Mission. Dans ces contrées sans journaux,
les transactions entre la campagne et les villes colportent les nouvelles. On
ne parle plus que de ce P. de Montfort, qui dans le bourg ou le chef-lieu
voisins a restauré l'église, arraché des cris de repentir, changé en saints des
pécheurs invétérés.
On vient à
l'église, qui par bonne volonté, qui par curiosité. Les yeux s'émerveillent.
D'où sortent ces bannières aux couleurs vives, accrochées aux murs comme de
chaudes tapisseries, et dont les images déroulent les principaux épisodes de la
vie de Jésus et de Marie, les quinze mystères du rosaire ?
Un corps
ascétique, comme spiritualisé par l'âme qui l'habite, paraît en chaire. Ce
missionnaire, nourri de jeûnes et dopé de disciplines, a l'air d'un désincarné
: « Quand le coq s'est bien battu les flancs, il chante plus clair »,
professe-t-il. Le visage émacié semble baigner dans une lumière d'auréole. Son
regard magnétique attire tous les regards.
Dans le grand
silence attentif, la voix du Père s'élève. Et tout de suite elle prend
l'auditoire. Elle a un accent qui pénètre, qui remue, qui bouleverse l'âme :
c'est sa grande grâce : le don de toucher les cœurs.
Subjugués, les
paroissiens reviennent. Ils reviennent trois fois par jour : avant l'aube,
l'après-midi, la nuit tombée. L'émotion les étreint jusqu'aux sanglots :
Mes enfants, dit
le missionnaire, ne pleurez pas, vous m'empêchez de parler.
Il prêche la
pénitence, la douceur de Jésus, la mort, l'éternité, la croix, le rosaire. Il
prêche successivement aux femmes, aux hommes, aux enfants. Il prêche, au gré
des circonstances, à l'église, sous les Halles, perché sur un arbre. Il prêche,
et surtout il multiplie les catéchismes.
Quelquefois le
sermon prend une tournure imprévue : une simple méditation silencieuse devant
le Crucifix, un dialogue impromptu avec l'auditoire, un spectacle chrétien : le
jeu de l'agonie et de la mort du juste entre l'ange gardien et le démon, que
figurent ses auxiliaires.
Car il a des
aides, rarement aussi nombreux qu'autour du P. Maunoir ou de M. Leuduger, mais
enfin quelques prêtres bénévoles, des Jésuites, des Dominicains, des Capucins,
des séculiers...
Après cela, son
confessionnal est assiégé. Exigeant pour lui et pour ceux de sa taille, il est
si miséricordieux pour les pécheurs !
J'aimerais mieux
souffrir en Purgatoire pour avoir eu trop de douceur pour mes pénitents,
déclare-t-il, que pour les avoir traités avec une sévérité désespérante.
On l'appelle le
bon P. de Montfort.
Il a les
populations dans la main. Au chant de ses cantiques — il en compose sur tous
les sujets et sur tous les airs à la mode, — il met en procession des garnisons
entières avec la même facilité que les femmes et les enfants. Le triomphe,
c'est la procession de la plantation de croix ou la procession de clôture :
chacun tient en main la rénovation des promesses de son Baptême et son contrat
d'alliance : « Je me donne tout entier à Jésus-Christ par Marie, pour porter ma
croix à sa suite tous les jours de ma vie. »
Au cours de la
Mission, il a fondé des écoles charitables et créé des groupements spécialisés
: Association de vierges, pour les jeunes filles ; Confréries des pénitents
blancs, pour les hommes, et suivant les lieux et les circonstances, l'adoration
perpétuelle du Saint Sacrement, l'Association des amis de la croix, partout son
Rosaire. Il veut faire œuvre solide et durable. Des retours de Mission
entretiennent la flamme : c'est presque toujours le même programme, celui du
feuillet qu'il a publié sur les Dispositions pour bien mourir.
Il laisse
derrière lui un sillage lumineux. Ce n'est pas un homme, c'est un ange, un ange
à l'autel, en chaire, au confessionnal. Ce même mot, qu'on retrouve dans les
relations de ceux qui l'ont vu et entendu, fixe l'image que gardent de lui ses
contemporains. Il n'a plus de corps que ce qu'il faut pour retenir son âme et
l'amour de Dieu qui le consume rayonne autour de lui en gloire de paradis.
A moins que cette
gloire ne descende du ciel même.
Il fait des
miracles, il annonce l'avenir, ses prophéties s'accomplissent. Et que de fois
on le surprend en compagnie et en conversation avec une belle Dame blanche qui
l'enveloppe dans sa lumière !
C'est qu'elle est
son inspiratrice, sa force, sa Dame.
O Marie, ô ma bonne Mère,
Servez-moi d'une armée entière,
Hâtez-vous, je suis combattu.
Que ma parole augmente et fructifie,
Que je rompe l'iniquité,
Et que je croisse en sainteté,
Et que mon Dieu s'en glorifie.
II prend les âmes
au lasso de son rosaire.
— Jamais pécheur
ne m'a résisté quand je lui ai mis la main au collet avec mon chapelet.
Et s'il s'adresse
par lettre aux chrétiens qu'il a renouvelés à la façon du saint Paul des
Epîtres, il écrit :
Souvenez-vous,
mes chers enfants, ma joie, ma gloire et ma couronne, d'aimer ardemment
Jésus-Christ, de l'aimer par Marie, de faire éclater partout et devant tous
votre dévotion véritable à la Très Sainte Vierge, notre bonne Mère.
Le prêcheur et
l'écrivain ont même âme et même visage : c'est le passionné de la Vierge, le
héraut de la dévotion totale à Marie médiatrice comme grand moyen de salut, de
pied en cap, le chevalier de Notre-Dame.
Ainsi nous
apparaît-il dès qu'il entre en campagne, en cette année 1705 ; ainsi le
retrouverons-nous pendant les onze années qu'il lui reste à vivre. Aujourd'hui,
à trente-deux ans, il est en pleine forme, taillé en Hercule, résistant comme
le granit de son pays, « capable, écrira M. des Bastières, l'auxiliaire assez
fidèle de ses Missions, de mettre très facilement une barrique remplie d'eau
sur ses genoux ». Mais il est de ceux qui brûlent la chandelle par les deux
bouts. Ses travaux, ses jeûnes, ses disciplines..., et aussi une tentative d'empoisonnement
par ses adversaires, viendront à bout très vite de sa robuste constitution. Il
faut même dire, après ce que nous savons de ses mortifications de séminariste
et d'aumônier d'hôpital, que déjà la cognée est à la racine du chêne breton.
De sa vie errante
de missionnaire et de routier, ses historiens ont dressé la carte, comme on a
fait celle des voyages de saint Paul. Elle occupe une surface, dont Poitiers —
où il débute, — Paris, Rouen, Coutances, Saint-Brieuc, l'île d'Yeu, l'île
d'Oléron, forment les points extrêmes, avec une flèche sur Rome. Autour de
quelques villes : Poitiers, Montfort-sur-Meu, Nantes, La Rochelle, se dessinent
des cercles concentriques qui indiquent ses successifs rayons d'action.
Poitiers : premières armes.
A Poitiers, au
sortir de l'hôpital, il établit son quartier général à la maison des
Pénitentes, dont Mgr de la Poype, successeur de Mgr Girard, l'a nommé
directeur. De là, avec quelques ecclésiastiques, entre autres M. de Revol,
futur évêque d'Oloron, pendant deux années consécutives (1705-1706), il mène
l'assaut de la ville.
Le faubourg de
Montbernage vit en marge de son église Sainte-Radegonde. Le Clain l'en sépare.
Cela suffit pour qu'on n'y mette jamais les pieds. Le missionnaire avise la
grange de la bergerie, transformée le dimanche en bal-musette ; il l'achète, la
convertit en chapelle, y déploie ses bannières du rosaire autour d'un Crucifix
et les exercices de la Mission commencent. A la clôture, un centre religieux
existe dans le faubourg épuré : une croix, vêtue de cœurs, comme on en voit
encore ici ou là en Vendée, et qu'on nomme pour cela, dans le quartier, la
croix des bons cœurs, se dresse en face de l'ancien bal ; la grange est devenue
la chapelle de Marie, Reine des cœurs; un ouvrier a promis d'y réciter,
dimanches et fêtes, la prière et le chapelet, et sera relayé en 1733 par les
Filles de la Sagesse, que les gens de Montbernage appelleront longtemps les
Dames des bons cœurs.
Après avoir
nettoyé les abords, le conquérant des âmes se fraye un chemin dans la ville.
Sur le Pont-Joubert, qui enjambe le Clain, il restaure un antique oratoire de
Notre-Dame des Anges. Il y fait inscrire, dans un quatrain de son cru, le salut
classique à la Madone des portes des villes et des angles des rues :
Si l'amour de Marie
Dans ton cœur est gravé,
En passant ne t'oublie
De lui dire un Ave.
Un peu plus loin
s'élève un monument gallo-romain du iv
siècle. Les contemporains, peu férus d'archéologie, le tiennent pour un temple
païen : de là son nom de temple Saint-Jean. Encore une belle restauration à
entreprendre. Les vieux chanoines plaisantent ce jeune abbé qui remue les
pierres comme les âmes :
- Monsieur
Grignion, raille le doyen du Chapitre, n'est-ce pas que vous avez été
transporté à l'île de Patmos et que Dieu vous a révélé qu'il voulait que vous
fassiez rétablir le temple de Saint-Jean ?
- Dites ce qu'il
vous plaira, Monsieur, réplique Montfort, j'en viendrai à bout avec l'aide de
Dieu.
Et il en vient à
bout.
Il est maintenant
à pied d'œuvre pour rebâtir les temples spirituels. C'est une vraie chevauchée apostolique.
Les Missions se succèdent à travers les paroisses ou les quartiers de la ville
: à Sainte-Radegonde, à la Résurrection, à Saint-Simplicien, à
Sainte-Catherine, aux Pénitentes, aux Calvairiennes, dont l'église domine
Poitiers.
De son
confessionnal des Pénitentes, il voit entrer à l'église un jeune homme qui se
met à dire pieusement son chapelet.
Comme fera plus
tard le Curé d'Ars, Montfort, les confessions achevées, l'aborde à
brûle-pourpoint :
- Jeune homme,
quels sont vos projets ?
- D'entrer chez
les Capucins. L'un d'eux vient de prêcher chez nous. Je me sens appelé à le
suivre. Je suis entré ici au hasard.
- Non, pas au
hasard, mais providentiellement. N'aimeriez-vous pas aider les missionnaires ?
Suivez-moi : c'est votre vocation assurée.
Et Mathurin Rangeard,
Poitevin de Bouillé-Saint-Paul, suivit Montfort. Il sera de presque toutes ses
Missions : catéchiste, chantre, ordonnateur de processions, maître d'écoles
charitables. Poitiers payait bien le missionnaire de ses peines : après la
première Fille de la Sagesse, il lui donnait le premier des Frères coadjuteurs
de sa future Compagnie de Marie.
Aux
Calvairiennes, il y eut une journée orageuse. Le missionnaire avait décidé les
paroissiens convertis à expurger leur bibliothèque et à brûler leurs mauvais livres.
Les ailes avaient poussé au collégien incinérant un volume peu édifiant que
lisait son père au Bois-Marquer. En signe du triomphe du Christ sur Satan, on
planterait la croix sur les cendres fumantes de l'autodafé. Pour corser la
manifestation, à l'insu de Montfort, de plus zélés imaginèrent de brûler le
diable en effigie. Ils affublèrent le mannequin d'oripeaux les plus grotesques,
voire de boudins et de saucisses en guise de boucles d'oreilles. Cela tournait
au carnaval. Bonne occasion aux mesquines jalousies de s'exercer. On alerte
l'évêché. En l'absence de Mgr de la Poype, M. de Villeroi, vicaire général,
accourt sur les lieux, impose silence au prédicateur, le tance publiquement
devant l'auditoire. Le missionnaire avait reçu la semonce à genoux. Après le
départ du grand vicaire, il dit calmement :
— Mes Frères,
nous nous disposions à planter une croix à la porte de cette église. Dieu ne
l'a pas voulu, nos supérieurs s'y opposent. Plantons-la au milieu de nos cœurs
: elle sera mieux placée en cet endroit que partout ailleurs.
Son prestige
n'était pas entamé. On le vit bien à Saint-Saturnin, limitrophe de Montbernage.
En contrebas du faubourg, aux bords de la rivière du Clain, s'étendait le
jardin public des Quatre-Figures. Le populaire l'appelait la Goretterie. Au
propre, en survivance de l'ancienne destination des lieux, ou au figuré, à
cause de sa fâcheuse renommée ? Le certain, c'est que le parc était mal
fréquenté. Montfort a résolu de l'assainir. Les premières semaines de la
Mission, il l'exorcise de ses prières nocturnes, bras en croix, et du sang de
ses flagellations. Puis il décide d'y conduire une procession de toute la
paroisse. Sa voix se fait si émouvante qu'il arrache les larmes. Et le souffle
prophétique s'empare de lui : « Un jour, annonce-t-il, ce lieu sera un lieu de
prière sanctifié par des religieuses. » Quelque cinquante ans plus tard, les
Filles de la Sagesse viendraient desservir l'hôpital des Incurables construit
sur le jardin des Quatre-Figures.
L'affaire des
Calvairiennes faisait long feu. Elle causait scandale à Saint-Sulpice, qui en
avait eu vent. M. de Villeroi s'avisait qu'il n'avait pas eu le beau rôle. Sa
famille était bien en cour. Peut-être porterait-il ses doléances à Versailles.
M. de la Poype, circonvenu, jugea de bonne politique de lui donner des gages.
Ce jour-là, au moment d'ouvrir la retraite des Dominicaines de
Sainte-Catherine, Montfort reçut un pli de l'évêché. C'était l'ordre de quitter
immédiatement le diocèse. Jusqu'à sa mort, il resterait interdit de séjour à Poitiers.
Rome : l'obédience papale.
Alors, ses désirs
du Séminaire lui reviennent plus vifs.
— Je ne mourrai
pas content, confiait-il un jour, si je n'expire au pied d'un arbre, comme
l'incomparable missionnaire du Japon, saint François Xavier.
Ne doit-il pas
voguer vers les Missions étrangères ?
Il décide d'aller
à Rome prendre le mot d'ordre du Pape.
« La parole de
Dieu n'est point enchaînée. » On lui retire la parole, il lui reste la plume.
Avant son départ, il adresse une épître à la Saint-Paul aux « chers habitants
de Montbernage, de Saint-Saturnin, de Saint-Simplicien, de la Résurrection et
autres », qui ont profité de ses Missions.
Ne pouvant vous
parler de vive voix, parce que la sainte obéissance me le défend, je prends la
liberté de vous écrire sur mon départ, comme un pauvre père à ses enfants...
En effet, lettre
débordante de tendresse à ses « chers enfants », ses « chers amis », ses «
chères poissonnières de Saint-Simplicien, bouchères, revendeuses et autres...
»; lettre toute brûlante de zèle ; lettre où le nom de Marie revient sous sa
plume à chaque paragraphe et révèle la passion de sa vie et de son apostolat.
Avec Marie, il
est aisé : je mets ma confiance en elle, quoique le monde et l'enfer en
grondent... C'est par Marie que je cherche et que je trouverai Jésus, que
j'écraserai la tête du serpent et que je vaincrai tous mes ennemis et moi-même
pour la plus grande gloire de Dieu...
Et il signe : «
Louis-Marie de Montfort, prêtre et esclave indigne de Jésus en Marie. »
Le voici donc en
route vers Rome, n'ayant « avec lui que la sainte Bible, son Bréviaire, un
Crucifix, une image de la Sainte Vierge et son bâton à la main », piéton
impénitent et toujours sans le sou : il a donné aux pauvres les 18 deniers qui
étaient toute sa fortune et les 30 sols d'un étudiant espagnol qui a sollicité
la faveur de l'accompagner.
De son
itinéraire, on ne connaît avec certitude qu'une étape : Lorette. Il s'y attarde
quinze jours, malgré sa hâte d'une audience du Pape qui lui fixe sa mission. Il
succombe à son amour pour Marie : Lorette, c'est la Santa Casa, la maison de
Nazareth. Il y célèbre la Messe avec tant de ferveur qu'un habitant, édifié,
l'invite à venir « prendre ses repas et son logement chez lui ».
Dès que, de la
voie Flaminienne, il aperçoit le dôme de Saint-Pierre, il fond en larmes, se
prosterne, quitte ses chaussures et achève pieds nus son pèlerinage.
Il descend à Rome
à Sant'Andrea delta Valle, couvent des Théatins, ses frères de vocation et de
spiritualité, comme lui missionnaires du peuple et apôtres du saint esclavage
de Marie. Un des religieux, celui dont Pie VII fera en 1803 le bienheureux
Tommasi, conseiller très écouté de Clément XI, lui obtient une audience pour le
6 juin 1706.
La réponse du
Pape aux angoisses sur sa vocation fut catégorique :
— Vous avez,
Monsieur, un assez grand champ en France pour exercer votre zèle ; n'allez
point ailleurs, et travaillez toujours avec une parfaite soumission aux évêques
dans les diocèses desquels vous serez appelé : Dieu, par ce moyen, en donnera bénédiction
à vos travaux. Dans vos différentes Missions, enseignez avec force la doctrine
au peuple et aux enfants, faites renouveler solennellement les promesses du
Baptême.
Le Pape lui
conférait le titre de Missionnaire apostolique et attachait une indulgence
plénière in articulo mortis à un
Crucifix d'ivoire que Montfort fixa au sommet de son bâton. C'était la
consécration officielle de sa vocation et de son programme missionnaire. Sûr
maintenant de sa voie, il prit le chemin du retour, sans se préoccuper de
s'enrichir de souvenirs touristiques. « Le P. Dutemps, Jésuite, raconte M.
Blain, m'a dit qu'on demanda à M. de Montfort, à son retour de Rome, ce qu'il
avait vu ; il avait répondu : « Rien. » Exactement comme à Paris. Il ne voyait
que Dieu et les âmes. Ce qu'il rapportait de Rome, avec le mot d'ordre du Chef,
frétait un irrévocable attachement à la doctrine et à la personne du Pape, qui
le poserait en adversaire déclaré du jansénisme et du gallicanisme.
Je crois ce que dit le Saint-Père
Malgré les fins suppôts d'enfer.
Il est mon chef et ma lumière,
Je ne vois goutte, il voit très clair.
Poitiers ne fut
qu'une halte, à son retour : le temps de voir Fr. Mathurin et les deux espoirs
de la Sagesse : Marie-Louise de Jésus et Catherine Brunei. Mgr de la Poype
renouvela l'interdiction dont il l'avait frappé avant son départ.
Haute-Bretagne : sous les ordres
de M. Leuduger.
A peine remis de
ses fatigues, Montfort reprend donc la route, mais cette fois à petites
journées, missionnant çà et là. Puisqu'on le chasse de Poitiers, il est assez
naturel qu'il songe au pays natal. Il choisit la direction de la Bretagne.
Les péripéties
les plus pittoresques et d'éclatants succès apostoliques jalonnent son voyage
en compagnie de Fr. Mathurin.
A Fontevrault, où
il désire saluer sa sœur religieuse, il se présente incognito et demande la
charité « pour l'amour de Dieu ». Même à la porte d'un couvent, ce n'est pas
nécessairement une recommandation. Malgré les insistances de la Sœur portière
et de Mme l'abbesse, mandée, il refuse de décliner son identité.
- Madame, mon nom
importe peu ; ce n'est pas pour moi, mais pour l'amour de Dieu, que je vous
demande la charité.
Evidemment, ce
doit être un toqué, et mieux vaut lui fermer la porte.
- Si Madame me
connaissait, elle ne me refuserait pas la charité.
Madame le connut
au cours de la récréation. A la description du personnage étrange, une Sœur
s'écria :
- Mais c'est mon
frère...
On se précipita à
sa recherche. Mais ce fut à son tour d'opposer un refus.
- Mme l'abbesse
n'a pas voulu me faire la charité pour l'amour de Dieu, maintenant elle me
l'offre pour l'amour de moi. Je la remercie.
Aux portes de
Saumur, comment le grand pèlerin de Notre-Dame des Ardilliers ne
s'attarderait-il pas en prière ? Il y rencontre la communauté naissante des
Sœurs de Sainte-Anne de la Providence, que vient de fonder Jeanne Delanoue, une
sainte sur le modèle de son austérité. Il y a quelque émoi à la maison.
L'héroïque fondatrice ne va-t-elle pas imposer à ses Filles une règle au-dessus
de leurs forces ? Montfort, consulté par les deux parties, arbitre le débat : à
sa manière forte avec les âmes généreuses, il affermit Jeanne Delanoue dans son
idéal de pénitence ; à sa manière douce avec les âmes plus faibles, il aide à
la rédaction d'une règle viable.
Maintenant une
bonne croix pour payer ce succès. A Angers, il estime de son devoir de saluer
en passant son ancien supérieur du Petit-Saint-Sulpice, aujourd'hui supérieur
du Séminaire de la ville. M. Brenier le congédie désobligeamment devant tous
les confrères. Il fallut même que la rebuffade passât les bornes, puisque
l'humble Montfort ne put contenir cette réflexion attristée :
— Est-il possible
qu'on traite ainsi un prêtre dans un Séminaire !...
Maintenant, il
brûle les étapes. Il veut être au Mont-Saint-Michel pour la fête de l'archange.
Ce 29 septembre 1706 fut pour lui une veillée d'armes. Les longues heures
d'oraison de ce pèlerin de nos chers sanctuaires : de Notre-Dame de Chartres,
de Notre-Dame des Ardilliers, du Mont-Saint-Michel, ce sont les relais et les
viatiques de ses courses apostoliques. Et avec l'archange, il prend le parti de
Dieu. Des voisins d'auberge n'arrêtent pas blasphémer. Le cidre breton ou
normand leur monte quelque peu à la tête. Il les expulse sans autre explication.
Satisfaite sa
dévotion à saint Michel, il descend sur Rennes, que sa famille habite toujours.
Depuis tant d'années qu'il ne l'a revue, sans doute va-t-il y prendre pension
pendant son séjour de quelques semaines ? On aurait mal compris cet homme
évangélique, tout aux affaires du Père du ciel. Sur les instances de son oncle,
l'abbé Robert, il accepte une invitation chez ses parents, où il fait très
large la part des pauvres. Le reste du temps, il a vivre et couvert dans un
garni ; le menu est un peu de lait et des galettes de blé noir. A Rennes, sa
joie et ses délices c'est de dire la Messe à Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, à
Notre-Dame de la Paix, à la chapelle de l'hôpital, à toutes ces églises qu'a si
souvent visitées son adolescence de collégien et où il a entendu l'appel de
Dieu, et d'y prêcher Jésus et sa Mère... et à sa manière quelquefois inédite.
Chez les
religieuses du Calvaire, la curiosité d'entendre un compatriote dans un morceau
de son répertoire a fait chapelle comble. Le bon tour qu'il va jouer à ses auditeurs
!
- Vous pensez
peut-être entendre un grand prédicateur, un homme extraordinaire, leur dit-il ;
je ne prêcherai point ; je vais seulement faire mon oraison, comme je pourrais
la faire si j'étais seul dans ma chambre.
Et sur le
prie-Dieu, au milieu de la nef, il fait à haute voix une oraison qui établit
bientôt dans l'assistance le circuit de sa ferveur d'amour.
Après Rennes,
Montfort-la-Cane. C'est un vrai pèlerinage aux lieux de son adolescence et de
son enfance. Comment oublierait-il mère André, sa vieille nourrice ? Il lui
fait demander l'hospitalité par Fr. Mathurin, selon sa coutume, « pour l'amour
de Dieu ». Cela n'a pas plus de succès qu'à Fontevrault. Quand on a percé dans
le pays l'incognito de ce prêtre mendiant, mère André accourt en larmes. Cette
fois, le rude cœur de Montfort a quelque raison de se laisser attendrir. Mère
André aura à sa table son nourrisson d'il y a trente-trois ans, mais au prix
d'une leçon de charité évangélique :
- Mère André,
vous avez bien soin de moi ; mais, une autre fois, soyez charitable. Oubliez M.
Grignion, il ne mérite rien : pensez à Jésus-Christ, il est tout, et c'est lui
qui est dans les pauvres.
A Dinan, où il
s'arrête ensuite pour prêter son concours à une Mission, ce secret de son
identité donne lieu à un quiproquo, qui offre une jolie scène d'humour chez les
saints. Il a frappé à la porte du couvent des Dominicains pour dire la Messe,
lui, l'apôtre du rosaire, à l'autel du bienheureux Alain de la Roche. C'est justement
son frère Joseph qui préside à la sacristie. Louis-Marie a bien reconnu Joseph,
mais Joseph n'a point reconnu Louis-Marie. Et le T. R. P. Joseph, O. P., s'est
formalisé que ce prêtre lui ait donné du « mon cher frère », comme à un Frère
lai. Sa vengeance a été de mettre à sa disposition les plus pauvres ornements
et deux bouts de cierges longs comme le doigt. Mais ce prêtre étranger récidive
:
- Voudriez-vous,
mon cher Frère, me garder les mêmes ornements pour demain ?
C'est un comble !
D'un ton de colère, le Révérend Père charge Fr. Mathurin de faire la leçon à
son maître :
- Je veux qu'il
sache que je m'appelle Père, que je suis prêtre, que je prêche et que je dis la
Messe et que je confesse.
Il l'a sur le
cœur, car, l'après-midi, comme il rencontre en ville Fr. Mathurin, il veut connaître
le nom de ce prêtre sans savoir-vivre. Fr. Mathurin, au courant, a grand'peine
à garder son sérieux et son secret. Il finit par dévoiler le nom de son maître.
- Mais alors,
c'est mon frère ?
- Oui, sans
doute.
Le lendemain, aux
reproches du P. Joseph, Louis-Marie eut un sourire de malice satisfaite :
- De quoi vous
plaignez-vous ? Je vous ai appelé mon cher frère : ne l'êtes-vous pas, en effet
? Pouvais-je vous donner marques plus tendres de mon affection ?
Ce matin-là,
Montfort revêtit pour la Messe les plus beaux ornements du couvent.
A la Mission de
Dinan, il se consacra spécialement aux enfants et aux soldats — qu'il enrôla
dans la « Conférence des soldats de saint Michel », — sans oublier ses chers
amis les pauvres. Un soir, fort tard, il frappe à la résidence des
missionnaires :
- Ouvrez la porte
à Jésus-Christ ! Ouvrez la porte à Jésus-Christ !
Il a sur ses
épaules un lépreux couvert d'ulcères, qu'il installe bien au chaud dans son
lit. Et pour l'amour des pauvres, comme il encourage le comte et la comtesse de
la Garaye qui viennent de se convertir et commencent de transformer leur
château en hôpital !
Cette Mission de
Dinan, une autre à Saint-Suliac, une retraite fermée à la maison de la
Porte-Berthault, attirèrent l'attention du grand missionnaire de la
Haute-Bretagne, Dom Leuduger, qui lui fit signe.
Avec M. Leuduger
se prolongeait cette lignée de grands missionnaires : les Le Nobletz, les
Maunoir, les Huby, qui ont façonné l'âme de la Basse et de la Haute-Bretagne.
On a peine à
imaginer ces sortes de périodes religieuses, pareilles sur place aux périodes
militaires des hommes de l'active. Elles mobilisaient, pendant plusieurs
semaines, toute la paroisse. Vingt, trente, quarante prêtres, missionnaires en
titre ou auxiliaires bénévoles, conduisaient cet entraînement.
Montfort se
trouve donc à bonne école et voit se réaliser les désirs de s'unir à M.
Leuduger, qu'il exprimait à M. Leschassier au lendemain de son sacerdoce. Bien
que le plus jeune, il s'affirma vite la personnalité la plus forte de l'équipe.
Trop forte, et qui brisa les cadres. Cela lui valut son congé. Dans les plans
de Dieu, ce licenciement le consacra chef, pour faire de la future Vendée ce
que les Maunoir et les Leuduger avaient fait de la Bretagne.
On débute à La
Chèze, petit bourg des Côtes-du-Nord. Une chapelle de Notre-Dame de Pitié gît
en ruine sous les ronces depuis des siècles. Une tradition se maintient dans le
pays que trois cents ans auparavant saint Vincent Ferrier a prophétisé sa
restauration par « un homme que le Tout-Puissant ferait naître dans les temps
reculés, homme qui viendrait en inconnu, homme qui serait beaucoup contrarié et
bafoué, homme cependant qui, avec le secours de la grâce, viendrait à bout de
cette entreprise ». S'est-il reconnu dans le portrait de cet homme contrarié et
bafoué ? A-t-il entendu, comme saint François d'Assise, le : « Va, reconstruis
ma maison » ?
- C'est moi,
déclare-t-il, qui restaurerai la chapelle de Notre-Dame de Pitié.
La population le
suit, électrisée par sa parole, subjuguée par l'ascendant de sa sainteté,
envoûtée par sa puissance de thaumaturge : il guérit les malades, multiplie les
pains, annonce l'avenir. Et, tout en prêchant et catéchisant à La Chèze et
autres paroisses voisines :
Plumieux, La
Trinité-Porhoët, il mène à bien la restauration entreprise. Une neuvaine de
feux de joie sur les hauteurs environnantes célèbre l'inauguration, à laquelle
il conduit le cortège d'une trentaine de paroisses.
Ce missionnaire
populaire s'avère aussi prédicateur de retraites et directeur de conscience
recherché. On l'a vu à Nantes, à Poitiers, au Mont-Valérien, à Saumur. Tout le
trimestre mai, juin, juillet 1707, il donne, à Saint-Brieuc, des retraites
fermées de dames et les exercices spirituels de plusieurs communautés : des
Filles de la Croix, des Ursulines, etc.
L'itinéraire
missionnaire de M. Leuduger l'amène à sa ville natale, à Montfort-la-Cane.
Personne n'est prophète en son pays, dit le proverbe avec Notre-Seigneur. Pourtant,
il y fait merveille. Il a des méthodes à lui qui sont celles des saints. Un
jour, il monte en chaire, garde le silence, reste en contemplation devant son
Crucifix..., puis, soudain, descend et, avec une émotion qui point les cœurs,
fait baiser son Crucifix en disant :
- Voilà votre
Sauveur ; n'êtes-vous pas bien fâchés de l'avoir offensé ?
A Jésus crucifié
il veut dresser un superbe monument sur la « butte de la Motte » qui domine la
ville. Tout est fin prêt, même le grand Crucifix sculpté à Saint-Brieuc.
Contre-ordre inattendu de l'autorité civile.
- On ne veut pas
que ce lieu soit sanctifié, annonce le missionnaire prophète ; eh bien ! un
jour il deviendra un lieu de prières.
Depuis 1850
s'élève sur cette hauteur l'église paroissiale dont le clocher érige au-dessus
de la ville la statue de son plus glorieux fils.
Pour l'instant,
cette gloire va sur son déclin dans l'entourage de M. Leuduger. Les succès du
nouveau missionnaire portaient ombrage ; ses singularités prêtaient le flanc à
la critique : l'extrémiste est le scandale du modéré. A la Mission de Moncontour,
une goutte d'eau fit déborder le vase. Après un sermon pathétique de M.
Leuduger sur les morts, Montfort tendit son bonnet carré en faveur des âmes du
purgatoire. Des confrères malintentionnés présentèrent le geste comme une quête
personnelle, interdite par les règlements. Sous leur pression, M. Leuduger
licencia son missionnaire. Plus tard, dans sa vieillesse, il le pressentira
pour lui succéder et mettre sur ses épaules son manteau d'Elie : signe de la
haute estime dans laquelle il tenait sa vertu et ses talents... Mais alors
Montfort sera engagé sur son théâtre prédestiné.
Mis à pied, il se
retire, avec ses deux compagnons, les FFr. Mathurin et Jean, aux lisières de
Montfort, dans la solitude de l'ermitage de Saint-Lazare, dont il restaure la
chapelle. Il y installe une statue de Notre-Dame de la Sagesse, sculptée de ses
mains, et un grand rosaire sur lequel plusieurs peuvent prier à la fois. Car sa
renommée peuple cette solitude de pèlerins. De là, il rayonne dans les
paroisses des alentours : Bréal, Breteil, Talensac, Londujan, Médréac, Romillé,
Montfort, où il donne prédications, retraites, Missions.
Mais dans les
hautes sphères, l'exclusive de M. Leuduger pesait sur lui. C'était un atout
pour ses adversaires. Mgr Desmarets, évêque de Saint-Malo, fortement teinté de
jansénisme, prit contre lui des mesures de rigueur, puis, sous couleur de
clémence, limita le ministère du missionnaire aux seules églises paroissiales.
L'impétueux
missionnaire brisa les entraves et, en cela aussi, ne suivit que l'Evangile : «
Lorsqu'on vous poursuivra dans une ville, fuyez dans une autre. »
Au pays nantais : le calvaire de
Pontchâteau.
Des diocèses de
Saint-Brieuc et de Saint-Malo, Montfort passe à cet autre diocèse breton, qui
ne consent qu'à demi de l'être, puisqu'il se dit le Nantais.
Le sud et le nord
de la Loire vont être, pendant trois ans, de 1708 à 1711, le champ de son
apostolat.
Il y vient, à la
demande de M. Barrin, vicaire général, apparenté spirituellement à la famille
Grignion, et de longue date son ami, depuis Rennes et Saint-Sulpice.
Il est en pays de
connaissance, celui de sa première année de prêtrise.
Il débute à
Saint-Similien, pour épauler le P. Joubart, S. J., qui a réputation de nouveau
Maunoir, comme il a fait précédemment pour Dom Leuduger. Aide provisoire.
Désormais, la direction des Missions lui incombera.
Les circonstances
le conduisent d'abord au sud de la Loire, à Vallet, à La Boissière-du-Doré, à
Landemont et paroisses environnantes ou annexes.
A Vallet, pays
d'élection du muscadet, c'est le temps de la vendange. Date fort
malencontreuse. Les gens du Vallet, de Monnières, du Pallet, de Fromenteau sont
en pleine saison et fêtent le vin nouveau. II faut les alerter. Aujourd'hui,
Montfort ferait parcourir la contrée par l'auto d'un viticulteur, équipée d'un
haut-parleur, — ce qui est le dernier cri de la publicité. Alors, c'est Fr.
Mathurin qui circule par les routes et par les chemins, agitant sa clochette et
chantant de sa belle voix :
Alerte ! alerte ! alerte !
La Mission est ouverte.
Succès complet.
Un seul réfractaire. Il est foudroyé chez lui quand toute la paroisse écoute et
prie à l'église. On y vit le châtiment de Dieu. Grand enthousiasme, mais sans
lendemain. Six ans plus tard, invité à repasser par Vallet, Montfort s'y
refusera.
- Non ! non ! ils
ont quitté mon chapelet.
Vallet avait
abandonné la récitation du rosaire que Montfort établissait partout comme
pratique de sa vraie dévotion à la Sainte Vierge et moyen de persévérance.
La Mission de La
Chevrolière fut hérissée de croix. Le curé y était hostile et n'y avait
consenti que sur ordre supérieur. Un matin, au beau milieu de l'instruction, le
curé s'avance et coupe la parole au prédicateur :
- Mes Frères, on
ne vous apprend que des bagatelles ; vous feriez mieux de rester dans vos maisons
et de travailler pour gagner votre vie et celle de vos enfants.
Montfort descend
de chaire et entonne le Te Deum :
- Chantons le Te
Deum... pour remercier le bon Dieu de la charmante croix qu'il lui a plu de
nous envoyer.
Ce n'était pas
fini. Le vicaire et quelques bigotes prennent fait et cause pour leur pasteur ;
le missionnaire n'est qu'un profiteur et un débauché ; la calomnie est portée
jusqu'à l'évêché. Pour comble, la dernière semaine, la maladie terrasse
l'apôtre, à ce point qu'on craint pour sa vie. Son énergie triomphe du mal. A
la clôture, pieds et tête nus sous la pluie et dans la boue, il porte la croix
avec les hommes. « Je suis sûr qu'il n'y a pas de médecins qui ordonnassent
pareil remède », note M. des Bastières, le jeune prêtre que l'évêché vient de
lui adjoindre comme auxiliaire. Contre ces traverses, Montfort avait trouvé
refuge près de sa chère Mère, la Très Sainte Vierge, honorée dans Je pays dans
un sanctuaire et sous le vocable de Notre-Dame des Ombres, dont un de ses
cantiques garde le souvenir :
C'est auprès d'elle
Qu'on se repose en ses travaux,
Qu'on est à l'abri de tous maux,
Que le fidèle
Goûte une joie immortelle.
Qu'il est doux !
qu'il est doux !
A son ombre, cachons-nous.
En partant, il
s'en fut embrasser le curé et l'assurer qu'il prierait pour lui toute sa vie.
- Je vous ai trop
d'obligation pour jamais vous oublier.
Pardon chrétien,
relevé d'une pointe de malice !
A Vertou,
changement de décor. Les missionnaires se trouvent comme coq en pâte. M. des
Bastières exulte ; Montfort s'inquiète :
- Que nous sommes
mal ici !
- Point du tout !
Où irions-nous pour être mieux ?
- C'est que nous
sommes ici trop à notre aise ; notre Mission sera sans fruit. Point de croix,
quelle croix !
La croix vint. Ce
fut la maladie de Fr. Pierre, une nouvelle recrue. Montfort le guérit
miraculeusement sur sa foi et son obéissance.
Un feu de joie
clôtura la Mission où l'on brûla mauvais livres et vaines parures. C'était la
revanche du coup manqué au Calvaire de Poitiers.
Même succès à
Saint-Fiacre, où s'acheva sa randonnée missionnaire de 1708.
Après une
retraite à Nantes aux Pénitents — c'est souvent son repos entre les Missions, —
Montfort gagne, au Carême 1709, le nord de la Loire. Il évangélisera
successivement Campbon, Crossac, Pontchâteau, Besné, La Chapelle-des-Marais,
Missillac, Herbignac, Camoël, Assérac... Chaque Mission a sa note spéciale, ou
son côté pittoresque, ou son aspect tragique. C'est un rude ouvrier que ce
Montfort !
L'abus s'est
introduit, avec l'agrément du Parlement de Bretagne, d'enterrer les morts dans
les églises. A Campbon et à Croissac, Montfort mobilise les hommes pour
transférer les tombes au cimetière. Les sermons ne sont pas toujours du goût de
certains auditeurs. Le missionnaire met le doigt sur la plaie. Un jour il
échappe de justesse à un attentat de vauriens venus de Nantes, qui, sans doute,
gardaient un cuisant souvenir de ses coups de poing de légitime défense à la
Mission de Saint-Similien. Ils étaient si sûrs de leur affaire qu'ils avaient
répandu dans la ville le bruit de sa mort. De pieuses personnes avaient fait
dire des Messes pour le repos de son âme. L'épreuve lui vient même de ses
collaborateurs immédiats. Après Crossac, M. des Bastières le quitte sans
préavis et un de ses Frères s'en va en l'injuriant. Montfort, ce fou de la
croix et de Dieu seul, chante le Te Deum
de sa reconnaissance sur son mode à lui, par un nouveau cantique :
Un ami m'est infidèle :
Dieu soit béni ! Dieu soit béni !
Un serviteur m'est rebelle :
Dieu soit béni ! Dieu soit béni !
Dieu fait tout ou le permet :
C'est pourquoi tout me satisfait !
Pourtant, le
point culminant de cette période des Missions nantaises, c'est assurément
Pontchâteau, avec son fameux calvaire.
Pas de Mission
montfortaine, de Montbernage à Saint-Laurent-sur-Sèvre, sans cérémonie
triomphale d'érection de croix. Mais, depuis son passage sur le Mont-Valérien,
Montfort porte un projet grandiose : la réalisation d'un autre Golgotha, d'une
Terre Sainte. Il a voulu l'exécuter sur « la butte de la Motte » de sa ville
natale. Le duc de la Trémoille lui a barré la route. Il a prospecté à
Pontchâteau un terrain à la dimension de ses projets : la lande de la
Madeleine. De belles légendes festonnent ce choix de leur poésie : deux
colombes auraient désigné miraculeusement ce haut lieu en y accumulant une «
ruchée » de terre ; quarante ans plus tôt, des croix et des oriflammes mêlées
apparurent comme parachutées sur la lande dans un tonnerre de Sinaï — le temps
était très clair et c'était le plein midi, — auquel avaient succédé des
cantiques dans le ciel.
Bientôt la lande
est devenue un immense chantier. Certains jours, cinq cents ouvriers sont là.
On comptera que vingt mille personnes participèrent aux travaux : paysans de la
campagne environnante, Flamands et Espagnols en route vers un pèlerinage
fameux, chômeurs ou mendiants pour leur nourriture.
Il y a de
l'embauche pour tous les corps de métier : terrassiers, maçons, pépiniéristes,
charpentiers... On n'entend que le grincement des lourds charrois, les coups de
pioche et les coups de masse pour détacher les blocs de rocher, le han ! han !
des équarrisseurs des plus beaux troncs de châtaigniers. On dirait d'une
colonie de Trappistes au défrichement. Car on travaille en silence, dans un
silence qu'entrecoupent les cantiques et les chapelets.
Travaillons tous à ce divin ouvrage !
Dieu nous bénira tous !
Grands et petits, de tout sexe et tout âge,
Faisons un calvaire ici,
Faisons un calvaire...
Pendant la
Mission de Pontchâteau, Montfort venait chaque jour sur le chantier ; au cours
des autres Missions, il y apparaissait chaque semaine au moins.
A la fin de l'été
1710, le rêve de Montfort avait pris corps : au centre, la sainte montagne que
dominaient trois hautes croix tricolores : celle, rouge, du Sauveur ; celle,
verte, du bon larron ; celle, noire, du larron impénitent. Tout autour, une
ceinture de douves, creusées par les extractions nécessaires à l'érection de la
montagne. Encerclant le tout, et d'un plus large diamètre, un rosaire de cent
cinquante sapins, piqués de quinze cyprès pour partager les dizaines. Çà et là,
quelques chapelles des mystères de Jésus et de Marie.
Toutes
autorisations religieuses et civiles obtenues, le missionnaire fixe
l'inauguration à la date heureusement choisie du 14 septembre, fête de
l'Exaltation de la Sainte Croix. Des pèlerins, venus du Nantais, de l'Anjou, du
Poitou, de la Bretagne, plus de vingt mille, campent la nuit à la belle étoile
et déferlent le jour sur la lande, au chant du cantique de circonstance,
composé par Montfort :
Chers amis, tressaillons d'allégresse,
Nous avons un calvaire chez nous ;
Courons-y, la charité nous presse
D'aller voir Jésus-Christ mort pour nous.
Il y a dans cette
foule, et qui se pousse au premier rang, la famille Grignion autour du vieux
père, sieur Jean-Baptiste de la Bachelleraie, autant attiré par le triomphe de
son fils que par celui qu'on prépare à la croix. Faute de haut-parleurs encore
à venir, quatre prédicateurs en renom parleront aux quatre versants opposés de
la colline.
Coup de théâtre :
plus exactement, coup de foudre ! La veille de l'inauguration, l'évêque
interdit la cérémonie. De nuit, le Saint se précipite à Nantes pour plaider sa
cause. Peine perdue. Mgr de Bauveau avait eu vent d'un arrêté de démolition par
« ordre du roi » en cour de Versailles, sur rapport du ministre des Affaires étrangères,
le marquis de Torcy. M. Guischard de la Chauvelière, sénéchal du duc de
Coislin, n'avait-il pas présenté le calvaire comme une forteresse d'attente
pour une descente des Anglais ? Montfort, chef d'une cinquième colonne, rien
que cela ! En son absence, la manifestation se déroula pourtant suivant le
programme prévu. Il dira un jour que chaque année, en la fête de l'Exaltation
de la Sainte Croix, Notre-Seigneur lui donnait des portions de sa croix. Ce 14
septembre 1710, elles étaient de taille !
Son âme héroïque
n'en fut pas ébranlée. Quand l'évêque de Nantes l'informa officiellement,
quelques semaines après, de l'arrêté de destruction, le visage du missionnaire
ne trahit aucune émotion. « M. Grignion est un grand saint ou le plus insigne
des hypocrites », observa l'évêque devant son vicaire général, M. Barrin. Ses
adversaires pensaient, en effet, et disaient bien haut qu'il en mourrait de
douleur. Ils le connaissaient mal.
Un an plus tard —
les lenteurs administratives ne datent pas d'aujourd'hui, — M. d'Espinose,
commandant de la milice de Pontchâteau, réquisitionnait quatre à cinq cents
hommes pour le nivellement de la lande. Deux jours, ces chrétiens firent la
grève des bras croisés. Ils ne cédèrent que devant la menace d'une profanation
: M. d'Espinose avait décidé de scier la grande croix rouge qui portait le
Christ. Les hommes déposèrent alors eux-mêmes ce Christ, et avec une piété qui
donna à penser au commandant qu'il assistait à la descente de croix par Joseph
d'Arimathie et Nicodème. La démolition traîna en longueur et le mont ne fut
jamais complètement rasé. Depuis, l'œuvre de Montfort a été restaurée à
plusieurs reprises par ses missionnaires, en particulier par le P. Barré, qui
renouvela, sur la lande de la Madeleine, le miracle de nuées d'ouvriers
bénévoles. Le calvaire de Pontchâteau est aujourd'hui le plus grandiose et le
plus fréquenté de France, plus vaste que ceux de Lourdes, de Bétharram, de
Sainte-Anne-d'Auray, la terre sainte de Bretagne.
Tout le cours de
cette année 1710, tandis que s'exécutaient les plans de son gigantesque
calvaire, le missionnaire n'avait pas chômé. En juin il était à Saint-Donatien
de Nantes, où il fit encore des siennes. Ici, comme presque partout, il se bute
aux mêmes vices : l'ivrognerie et la débauche. Ce n'est pas un timide. Il prend
le taureau par les cornes. A l'ahurissement général, on le voit qui fait
irruption dans les guinguettes, brandit son Crucifix et son chapelet, renverse
les cho-pines, culbute les tables et dénoue les rondes, sermonne les tenanciers
et les joueurs de fifre et de biniou, et par l'ascendant de sa sainteté et la
vigueur de ses muscles s'impose jusqu'à rallier ces fêtards autour de lui dans
une même prière. Et comme partout aussi, il instaure la dévotion à la Très
Sainte Vierge, la pratique de son rosaire, le culte de ses chapelles. Il la
veut Reine des cœurs, pour que règne son Fils, Notre-Seigneur. Et c'est sous ce
vocable de Notre-Dame des Cœurs, que nous lui savons cher depuis ses débuts à
Montbernage, qu'il intronise sa statue dans la chapelle du cimetière de
Saint-Donatien et groupe autour de son image l'élite de la paroisse.
A Bourguenais,
toujours sous le signe de la Vierge, c'est un triomphe. La ville s'est mise en
branle vers le bourg, sur la rive gauche de la Loire. La musique de la
cathédrale, les violons, les fifres, les tambours, les trompettes sont de la
procession de clôture. Il y a bien dix mille personnes. Il est vrai que son âne
lui a fait de la réclame. Une parenthèse d'un sermon du missionnaire a attesté
chez lui le don de double vue. Il s'est écrié soudain :
- Deux hommes
pour aller sauver mon âne qui se noie au bas du bourg !
Et les hommes
partis au secours sont arrivés de justesse pour dégager la pauvre bête, qui
s'enlisait dans les sables de la Loire.
Les événements de
Pontchâteau ne refroidirent pas son zèle. Dès le dimanche qui suivit la
bénédiction du calvaire, il ouvrait la Mission de Saint-Molf.
Il ne devait pas
l'achever. Au bout de quelques jours, une lettre de l'évêque de Nantes lui
interdisait dans le diocèse la chaire et le confessionnal. Le porteur du message,
chargé par surcroît de continuer la Mission à sa place, n'était autre que
l'abbé Olivier, le collaborateur d'hier, qu'il venait de remercier de ses
services pour son attitude équivoque dans l'affaire de Pontchâteau. Ce rude
homme, qui en avait déjà tant vu, pleura.
Il essaya de
faire revenir l'évêque sur sa décision. Celui-ci demeura inflexible et
conseilla au missionnaire, comme à un coupable qui aurait besoin de faire
réflexion, de se mettre en retraite. Mgr de Bauveau était de la même pâte que
Mgr de la Poype. Il fallait rester bien en cour et ne pas paraître bénir celui
que Versailles venait de frapper. Et ce Montfort, avec ses singularités,
finissait par donner sur les nerfs !
Pendant ce congé
forcé, que va faire à Nantes le missionnaire ? Un homme de son tempérament
n'accepte pas de chômer. Il jette les fondements d'un hôpital d'incurables,
avec le concours de deux femmes de piété et de cœur, les demoiselles Elisabeth
et Marie Dauvaise. Jusqu'à sa mort, il continuera de s'en occuper activement.
Les pauvres et les âmes se partagent sa vie depuis toujours. Il y a en lui
autant du saint Vincent de Paul que du saint Vincent Ferrier. Des misères
saisonnières s'ajoutent aux souffrances courantes. L'hiver 1710-1711, comme
fréquemment à l'époque du dégel, la Loire nonchalante, bousculée dans sa
paresse par ses affluents, envahit tumultueusement la vallée et les bas
quartiers de Nantes. Les bateliers se tâtent. Les barques risquent de chavirer
sous la violence de la crue. Montfort organise le secours et le ravitaillement
des sinistrés et son allant décide les hésitations :
- Mettez votre
confiance en Dieu et vous ne périrez pas.
En dehors de la
chaire et du confessionnal, restent d'autres armes contre les abus et les
vices. Et on sait le missionnaire expert à leur maniement. Un jour, en pleine
rue, il fend le cercle des badauds, pour apaiser une rixe entre ouvriers et
soldats. D'un coup de pied, il fait voler en éclats la table de jeu, cause de
la querelle. Mais les soldats, qui exigent une indemnité pour bris et dommages,
conduisent au poste cet agent de l'ordre improvisé. Il marche ainsi sous bonne
escorte à travers la ville en récitant à haute voix son chapelet. Sans
l'intervention d'un ami à la porte du château, on le jetait en prison. Il était
radieux de l'aventure.
- Hé, que
dites-vous, mon cher ami, de la journée d'hier ? demanda-t-il à M. des
Bastières ? témoin de l'équipée et venu lui présenter ses condoléances.
- Fort humiliante
pour vous et très triste pour moi. Et Montfort, qui en riait encore, de lui
répliquer :
- Pour moi, je ne
me souviens pas d'avoir eu tant de joie dans toute ma vie ; mon contentement
aurait été parfait si j'avais eu le bonheur d'être emprisonné.
Mais enfin,
malgré cette activité charitable et cet apostolat dans le vif, à Nantes, depuis
les interdictions épiscopales, le missionnaire doit ronger son frein : malheur
à moi si je ne prêche pas l'Evangile !
Après Poitiers,
la Bretagne, du Nord au Sud, lui fermait ses portes. Où trouver un débouché à
l'exubérance de son zèle ?
Cet indésirable
gardait en haut lieu des amitiés fidèles. M. Barrin, vicaire général de Nantes,
le recommanda aux évêques de Luçon et de La Rochelle, Mgr de Lescure et Mgr de
Champflour. Les deux prélats, hommes de doctrine et de caractère, avaient pris
nettement position contre le jansénisme et le gallicanisme, sans crainte de
s'aliéner Paris et Versailles. Ils appelèrent le missionnaire, contre lequel,
ils ne l'ignoraient pas, jansénisme et gallicanisme avaient souvent intrigué
dans la coulisse, sous le masque de la morale chrétienne et de la dignité
ecclésiastique. Contre vent et marée, ils le couvriront de leur 'autorité et
seconderont ses entreprises. Dans leurs diocèses, il va pouvoir donner sa
pleine mesure et travailler, là, avec ses successeurs, cette terre de chrétienté
héroïque qui prendra, dans l'histoire, le nom de Vendée militaire.
Diocèses de Luçon et de La
Rochelle : le « parrain » de la Vendée militaire.
Il arrive dans le
diocèse de Luçon au Carême 1711. Première Mission à La Garnache, qu'il portera
jusqu'à la fin dans son cœur. Par testament, à la veille de sa mort, il donnera
quatre de ses étendards à Notre-Dame de la Victoire à La Garnache. Car, comme à
Poitiers, comme à La Chèze, comme à Saint-Donatien de Nantes, comme en tant
d'autres lieux, il a lancé les travaux de restauration d'une chapelle de
Saint-Léonard qu'il a découronné au bénéfice de la Reine de son cœur, sous le
titre de Notre-Dame de la Victoire. Sa Dame est venue l'en remercier. Un enfant
de chœur, à sa recherche pour le déjeuner, le trouve dans le jardin du
presbytère en conversation avec « une belle Dame blanche qui était en l'air ».
Restaurations de
sanctuaires et apparitions de la Sainte Vierge : faits classiques de sa vie
missionnaire. L'innovation à La Garnache c'est une manifestation originale et
plus ample de son amour du Christ dans les pauvres. Elle a cette supériorité
sur sa méthode habituelle d'initier les chrétiens à ses propres pratiques de
charité. A la Providence, il reçoit à sa table les plus disgraciés, mais à son
exemple et à son appel chaque foyer a son indigent tout le temps de la Mission.
Au sortir de La
Garnache, l'aventure de Saint-Hilaire-de-Loulay nous présente, à nous, le
revers de la médaille. Pour Montfort, ce fut, sans doute, un sujet d'enchantement
et on l'imagine racontant à Fr. Mathurin le dialogue de la joie parfaite entre
François d'Assise et Fr. Léon. Le curé qui l'a invité a changé d'idée et le met
à la porte en lui disant son fait. Il pleut que c'est un déluge. On frappe à l'auberge.
L'auberge n'est pas pour les vagabonds, mais pour les gens qui payent.
Heureusement qu'une pauvre femme, apitoyée, finit par les héberger.
En descendant sur
La Rochelle, Montfort passe par Luçon. Il va présenter ses hommages à Mgr de
Lescure. L'évêque l'invite à parler, le lendemain, dans sa cathédrale. Le
prédicateur s'inspire de l'Evangile du jour sur la prière. La pente habituelle
de sa piété l'amène au rosaire, la prière par excellence et sa chère dévotion,
la méthode populaire de cet esclavage d'amour qu'il prêche dans toutes ses
Missions. Au passage, au rappel de la croisade de saint Dominique contre les
hérétiques, le prédicateur n'est pas tendre pour les Albigeois. Cela provoque
des mouvements divers dans les stalles des chanoines, qui se renvoient des
sourires et des coups d'œil entendus. A sa descente de chaire, Montfort est mis
au courant : Monseigneur est d'Albi. Au missionnaire qui se confondait en
excuses, le prélat eut le bon esprit de répondre d'un mot plaisant:
- Monsieur de
Montfort, d'une mauvaise souche il sort quelquefois de bons rejetons.
Même accueil très
cordial à l'évêché de La Rochelle, sur présentation du P. Collusson, un Jésuite
qui, comme tous ses confrères, tenait le P. de Montfort en haute estime. Le
succès des Missions de l'hôpital Saint-Louis et de Lhoumeau, aux environs de la
ville, prouva à Mgr de Champflour qu'il avait bien placé sa confiance en
accordant au missionnaire tous les pouvoirs désirables. Pouvait-il lui donner
marque plus significative de sa bienveillance et de ses encouragements que de
lui demander d'évangéliser maintenant sa ville épiscopale ?
Ce fut une
Mission de grand style, à la Leuduger, avec une forte équipe d'auxiliaires:
Dominicains, Jésuites, séculiers, dont son propre frère, Gabriel-François Grignion,
recteur de Saint-Léger près Combourg, et son ancien compagnon d'armes, M. des
Bastières. Et, Mission spécialisée, successivement pour les hommes, les femmes,
les soldats.
La ville comptait
encore une importante minorité de calvinistes. En missionnaire avisé et à la
page, Montfort entreprit des travaux d'approche. On a dit que si saint Paul
revenait sur la terre il se ferait journaliste. Lui aussi fait donner l'imprimé
et diffuse un tract apologétique, La
démonstration de la foi.
La Mission
commencée, sa prédication garde son cachet d'exposition mariale populaire du
livre de la foi qu'est le rosaire, avec un essai hardi au cours des exercices
pour dames et jeunes filles. La prédication tourne « au carrefour », comme on
dirait aujourd'hui. Les auditrices furent autorisées à faire connaître leurs
objections et suggestions. Il dut prendre figure, dans le clergé rochelais, de
féministe avancé. Y eut-il abus ou le missionnaire se réserva-t-il un
dédommagement à cette liberté de parole ? «Les trois derniers jours de leur
Mission, les retraitantes se virent condamnées au grand silence : elles ne
devaient parler même « à leurs maris et domestiques que par signe ». Et le
méchant chroniqueur de finir par cette moralité : « Dieu veuille que ces
pénitentes soient converties pour longtemps, pour le repos de leurs maris et
famille et du public ! »
Le succès ne fut
pas moindre près des officiers et des soldats de la garnison. L'apôtre des
soldats s'était, fait la main à Dinan. Le gouverneur, M. de Chamilly, invita le
missionnaire à sa table. Mme la maréchale « envoya une jeune fille maure
demeurant chez elle, qui avait une très belle voix, pour y chanter des
cantiques ». Montfort en composa un à l'usage des soldats, qui est une sorte de
règlement de vie, et dans lequel le chansonnier spirituel n'hésite pas à mettre
les points sur les i :
J'abhorre la femme et le vin.
Tous deux sont un mortel venin
Et tous deux me désarment.
J'évite toute oisiveté,
Je travaille avec sainteté,
J'évite les danses, les jeux,
Les cabarets et mauvais lieux
Dont les démons nous charment.
Et pour aider les
résolutions de ses convertis, le missionnaire éloigna l'occasion. Flanqué de M.
des Bastières, fort intimidé sans doute d'une pareille odyssée, il
perquisitionna dans les maisons publiques pour en chasser les prostituées et y
recruter quelques Madeleine.
Il y eut nombre
d'abjurations, de conversions, de restitutions. Si nombreux qu'ils fussent, les
missionnaires ne suffisaient pas au confessionnal.
De grandioses
manifestations relièrent entre elles ces différentes catégories de Missions ;
érection d'un calvaire à la porte Dauphine, plantation de croix à la porte
Saint-Nicolas, processions à travers la ville. Le chroniqueur a illustré son
compte rendu de la procession des femmes d'un dessin fort pittoresque qui
rappelle ceux connus des processions parisiennes de sainte Geneviève. Rien n'y
manque et nos cortèges modernes ne font pas mieux : étendards et bannières de
ralliement en tête des différents groupes, rangés par classe sociale, état,
confréries ; de distance en distance, musiciens dont les hautbois et les fifres
alternent avec les cantiques ; Fr. Mathurin et des clercs en serre-file pour
diriger la marche et les chants ; service d'ordre des soldats de la marine et
de la garnison...
L'impressionnant,
pour les spectateurs, c'est qu'ils n'ignoraient pas que ces musiciens et ces
soldats n'étaient pas là en service commandé. Ils pouvaient reconnaître, dans
ces artistes, les maîtres de danse contre qui avait vitupéré la parole hardie
des missionnaires, et, dans quelques jours, tous ces soldats défileraient à
leur tour par les rues de La Rochelle, pieds nus comme ces femmes, et comme
elles un crucifix d'une main et de l'autre le chapelet et la formule des promesses
du Baptême, reprenant, en refrain, toujours la même invocation : Sainte Marie, demandez pour nous le saint
amour de Dieu. Ce n'était pas uniquement manifestations spectaculaires que
ces cortèges, mais affirmation publique d'un changement de vie. « ... Toute la
ville de La Rochelle fut touchée, émue, presque entièrement changée »,
note le P. Besnard, dans sa vie manuscrite du Saint.
Aussi bien, cette
fois comme souvent, Notre-Seigneur avait accrédité le prêcheur de sa croix et
mis le sceau du miracle à son œuvre. A la cérémonie de la porte Saint-Nicolas,
des cris avaient tout à coup retenti. Un moment, M. des Bastières, alarmiste
par nature, crut à une contre-offensive calviniste. Nous allons le voir, les
missionnaires livraient de vraies batailles et exposaient leur vie. Les cris
montèrent, se firent plus distincts. Plus de cent témoins du prodige répétaient
:
- Miracle !
Miracle ! Nous voyons des croix en l'air.
Tout cela ne
faisait pas l'affaire des protestants, des exploiteurs de la débauche, ni même
d'un certain clergé bourgeois.
Ceux-ci dénoncent
à l'évêché l'enseignement du missionnaire. Trois chanoines, perdus dans
l'auditoire, reçoivent mandat de surveiller ses paroles. Ils reviennent près de
Mgr de Champflour avec rapport favorable.
Ceux-là postent à
l'affût des hommes de toute main avec ordre de ne pas le manquer. Montfort,
inspiré de Dieu, fait soudain demi-tour, juste avant de tomber dans le
guet-apens.
Les calvinistes,
malheureusement, eurent plus de succès. Ils empoisonnèrent un bouillon destiné
au missionnaire. Celui-ci s'en rendit compte et usa immédiatement d'un
contrepoison. Le mal était fait. Sa robuste santé, déjà mise à mal par le
surmenage et d'excessives macérations, restera atteinte dans ses forces vives.
L'hostilité ne
désarme pas. Montfort doit donner, entre autres, une Mission à l'île d'Yeu.
Mission urgente et d'importance, un peu comme celles du P. Maunoir dans les
îles de Sein et d'Ouessant au large des côtes de la Basse-Bretagne : la
traversée la défavorise. Ses adversaires ont vent du projet. Le complot est
vite ourdi : un de ces corsaires anglais qui écument les côtes arraisonnera le
bateau du missionnaire. Le bateau fut bien capturé. Mais Montfort, prévenu,
avait, sur les instances de M. des Bastières, remis son départ. Il n'empêche
que la traversée, opérée clandestinement plus tard de Saint-Gilles, s'avéra
périlleuse et que le groupe missionnaire et l'équipage n'échappèrent aux
corsaires de Guernesey que par un miracle de l’Ave Maria.
- Nous sommes
pris, nous sommes pris, répétaient les matelots, qui voyaient s'avancer sur eux
les vaisseaux anglais.
Pendant ce temps
Montfort chantait à pleine voix des cantiques, en tout sérénité, comme Jésus
qui dormait sur la barque secouée par la tempête.
- Puisque vous ne
pouvez chanter, récitons donc ensemble notre chapelet.
Ils prièrent.
- Ne craignez
rien, mes chers amis, notre bonne Mère, la Très Sainte Vierge, nous a exaucés ;
nous sommes hors de danger.
- Hors de danger
?... Préparons-nous plutôt à faire le voyage d'Angleterre.
Déjà, ils étaient
à portée des canons.
- Ayez de la foi,
mes chers amis, les vents vont changer.
Les vents
changèrent ; les vaisseaux firent demi-tour ; et ceux qui, tout à l'heure, ne
pouvaient chanter, clamèrent le Magnificat.
Placée sous le
signe de la croix, la Mission réussit. Il n'y eut qu'un abstentionniste, le
gouverneur. Le « calvaire du P. de Montfort » se dresse encore de nos jours
face à la mer, et longtemps, dans les chapelles mariales de l'île : à
Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, à Notre-Dame du Vœu, à Notre-Dame de Bon-Secours,
vocables aimés des gens de la mer, on fut fidèle au rosaire. La croix et le
rosaire, les deux prédications fondamentales du missionnaire, symboles et
manifestations de ses deux grandes amours, la Sagesse et la Vierge.
Après un voyage à
Nantes et une halte à La Garnache pour l'inauguration de la chapelle de
Notre-Dame de la
Victoire, Mission
à Sallertaine. Comme ont fait nos paroisses pour Notre-Dame du Grand-Retour,
les deux cortèges de La Garnache et de Sallertaine devaient opérer leur
jonction à mi-chemin pour escorter le missionnaire d'un bourg à l'autre. On
aurait pu croire à une émulation d'enthousiasme entre les deux clochers : La Garnache
avait fait un vrai triomphe à son missionnaire. Désillusion ! Il ne se trouve
qu'une poignée de paroissiens pour venir de Sallertaine à la rencontre de
l'homme de Dieu.
L'arrivée au
bourg met le comble à cette première impression fâcheuse : aux fenêtres on
ricane, dans les cabarets on hurle et on chante, sur la place tombe une grêle
de pierres. A l'église, portail clos : sous la menace, le sacristain s'est
dessaisi des clés. Faute de mieux, le cortège se groupe autour d'un calvaire,
pour les adieux à La Garnache et le salut à Sallertaine. Heureusement, voici
que l'église s'ouvre sans qu'on sache comment.
Montfort apprend
le nom du meneur de l'obstruction. Sa décision est vite prise, une décision à
faire flageoler, comme feuille de tremble, le craintif M. des Bastières. Il se
rend chez l'homme, asperge en récitant les prières du rituel la pièce où il
entre, pose son Crucifix et sa Vierge sur le manteau de la cheminée, se met à
genoux pour une prière et, debout, interpelle le mangeur de curés :
- Eh ! bien !
Monsieur, vous croyez que je viens ici de moi-même. Non : c'est Jésus et Marie
qui m'y envoient. Je suis leur ambassadeur. Ne voulez-vous pas bien me recevoir
de leur part ?
Ebaubi de cette
crânerie, le loup se fait agneau.
- Oui,
volontiers. Soyez le bienvenu !
- Eh bien, venez
donc avec moi à l'église.
- Tout à l'heure
!
Et il emboîta le
pas du missionnaire, suivi de sa bande, aussi docile à son mea culpa qu'à son toile : Montfort fit église pleine.
II eut fort à
faire avec les désordres habituels à ces campagnes : ivrognerie, brouilles à
mort entre familles, litiges d'affaires ou de terrains. Il fut un juge de paix
écouté. Les chroniqueurs enregistrent à son actif « plus de cinquante procès »
terminés à l'amiable et « plus de cent réconciliations ».
Pour couronner et
perpétuer cette rénovation chrétienne, ce missionnaire qui avait tous les
talents : orateur, chansonnier, bâtisseur..., éleva à Sallertaine ces ex-voto
auxquels il nous a déjà habitués : chapelle à la Vierge et calvaire monumental.
Hélas ! ce calvaire, réduction de celui de Pontchâteau, en subirait bientôt le
sort. Le gouverneur de La Rochelle, M. de Chamilly, avait bien favorisé la
Mission de la garnison rochelaise. « Mais, note l'acide Saint-Simon dans ses
Mémoires, l'âge et le chagrin l'avaient fort approché de l'imbécile. » Comme le
gouverneur de Bretagne, il croirait à la légende d'une forteresse en vue d'un
débarquement anglais et raserait le monument. Pour l'instant, un vent d'enthousiasme
soulevait Sallertaine et une procession de quinze mille personnes, venues de
tous les bourgs à la ronde, clôturait la Mission.
Pareils succès
tiennent du miracle. Le Saint y mettait le prix. A Sallertaine, il avait dû
rappeler à l'ordre « une personne de qualité ». Sauf grande vertu, ces
apostrophes laissent des rancœurs qui n'attendent que la première occasion pour
exploser. La mère mortifiée se dresse en mégère en furie et assène injures et
coups de canne à ce prêtre qui manque par trop de tact. Lui ne s'émeut pas :
- Madame, j'ai
fait mon devoir ; il fallait que Mademoiselle votre fille eût fait le sien.
Même avarie à la
Mission qui suit, celle de Saint-Christophe-du-Lignon. Un homme le gifle en
public. Le sang ne fait qu'un tour chez les témoins qui s'apprêtent à le
venger, comme la veille à Challans, où des maquignons, retour de foire, ont
ricané en l'entendant prêcher sous les halles : c'est le fou de Montfort.
- Laissez-le, mes
petits enfants, dit placidement le missionnaire, nous l'aurons bien.
Il l'eut et
sur-le-champ : il fut le premier converti de la Mission.
Cette prescience
surnaturelle, ce don de prophétie, s'affirma à plusieurs reprises à
Saint-Christophe. On savait dans le pays que la fortune des époux Tagaran était
quelque peu trouble. La conscience du mari oscillait entre le remords et la
cupidité de sa femme.
- Eh quoi !
bondit Montfort, la voix d'une femme est capable de vous empêcher de suivre
votre conscience?
Piquée dans son
orgueil féminin, Mme Tagaran le prend de haut.
- Vous êtes
attachés aux biens de la terre, tous les deux ; vous méprisez les biens du
ciel. Vos enfants ne réussiront pas, ils ne laisseront point de postérité ;
vous deviendrez misérables, et vous n'aurez même pas de quoi payer votre
enterrement.
- Oh ! fait la
femme, il nous restera bien 30 sous pour payer le son des cloches.
- Et moi, je vous
dis que vous ne serez même pas honorés du son des cloches à votre enterrement.
Et il en advint
comme avait prédit le missionnaire... jusqu'à l'enterrement sans glas
inclusivement. Les époux Tagaran furent inhumés, à huit ans de distance, l'un
et l'autre un Vendredi-Saint, quand les cloches voyagent à Rome.
Les exploits du
thaumaturge furent plus réjouissants que ceux du prophète. Il se trouva
qu'après avoir prié devant le pétrin du père Cantin, celui-ci eut la bonne
surprise de faire trois fournées pour une. La fille du boulanger ne dut pas
oublier la leçon du missionnaire. Il lui avait dit :
- Ma fille, avant
de boulanger, avez-vous soin d'offrir votre travail au bon Dieu ?
- Quelquefois je
le fais, mais il m'arrive de l'oublier.
- Il ne faut
jamais y manquer.
Encore un retour
de Mission, à La Garnache, où il prêche les exercices de la préparation à la
mort, selon sa coutume en pareille circonstance, et Montfort est à La Rochelle
où il va demeurer tout l'été 1712.
Cette année 1712
est à détacher dans la période vendéenne de ses Missions. Pour qui regarde au
delà de l'immédiat, du pittoresque, du spectaculaire, elle marque le plus haut
moment de son existence. En 1712, le P. de Montfort écrit, dans la retraite, ce
« petit livre », promis à un magnifique destin, comparable à celui de
l'Imitation de Jésus-Christ : Le Traité
de la vraie dévotion à la Sainte Vierge.
IV Maître spirituel
(1712)
Dans l'ermitage de Saint-Eloi :
Ce fou de la
croix doit se demander ce qui lui arrive. Il n'est plus la balle qu'on se
renvoie de raquette à raquette. Un évêque l'accueille, l'autorise à donner des
Missions, lui garde sa confiance malgré certaines levées de boucliers.
Sa vie traquée a
enfin trouvé asile. La Rochelle sera le reste de sa vie, son port d'attache, et
le diocèse comme sa patrie d'adoption. Entre ses Missions, elle lui ménagera
des oasis de solitude, sinon de repos.
Avec les pauvres
et les âmes, cette solitude fut peut-être son plus irrésistible attrait. Comme
tous les saints les plus actifs, il en subit la tentation. Hier Saint-Lazare,
aujourd'hui Saint-Eloi, demain Mervent, comme il a aimé et chanté ces thébaïdes
de silence et d'oraison !
Donc, lui, le
sans feu ni lieu, s'est réveillé un beau matin propriétaire, comme dans un
conte de fées. Une brave Rochelaise lui a fait don, sa vie durant, d'une maison
avec jardin, sise « dans le canton de Saint-Eloi », et connue dans sa vie sous
le nom d'Ermitage de Saint-Eloi.
Les historiens
s'accordent à y voir son Manrèse. L'écrivain n'en était pas à ses débuts. Déjà
avait paru la première édition de ses Cantiques
(in-18 de 120 pages, 1711); pareillement, il avait publié des tracts, des
feuillets, des brochures de Mission : sa Démonstration
de la foi, ses Contrats d'alliance,
ses Dispositions pour bien mourir ;
telle œuvre capitale de sa spiritualité datait peut-être de plusieurs années.
Pourtant, c'est dans le silence de l'Ermitage de Saint-Eloi qu'il écrit des
documents majeurs, et, l'été et l'automne 1712, ce Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, chef-d'œuvre de
marialogie dogmatique, ascétique et mystique, par quoi, plus encore que par ses
Missions, son nom s'inscrit en caractères d'un puissant relief dans l'histoire
de l'Eglise, quoiqu'il ne sera découvert et publié que plus d'un siècle après
sa mort. Son Secret de Marie traite le même sujet, sur le plan ascétique et
mystique, de façon plus réduite, mais aussi plus immédiatement accessible.
Ce livre
essentiel et quelques autres révèlent un Montfort à peine soupçonné du lecteur
superficiel. La succession ininterrompue et accélérée de ses Missions a campé
devant lui l'image d'un missionnaire de campagne qui tonne contre le vice et
ressasse les lieux communs de la mort et de l'éternité. Quelques traits voyants
composent cette image : une charpente solide, une voix de stentor, un zèle
toujours sous pression, un mélange de tribun et de boute-feu sacré dans
l'irradiation de sa vie d'oraison et de sacrifices, mais enfin dont toute la
science tient dans la maxime évangélique, tournée en marotte : que sert à
l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme. Il plante des
calvaires et prêche le chapelet. Ce ne sont que manifestations de masses et
religion à gros grain à l'usage des foules. Bref, un missionnaire du type classique,
que dévore une flamme intérieure plus brûlante.
L'œuvre écrite de
Montfort ouvre le foyer secret où s'alimente cette flammé; elle introduit dans
l'intérieur de cet homme qu'on allait croire tout action ; elle révèle un
maître spirituel, dont le missionnaire populaire n'est qu'une projection à
l'échelle de son milieu d'apostolat, mais promis à faire école dans l'Eglise
entière, plus encore après sa mort que de son vivant.
Car il y a une
spiritualité montfortaine, comme il y a une spiritualité bénédictine,
dominicaine, franciscaine, carmélitaine, ignacienne, oratorienne... On en connaît
surtout un élément, assimilable par toute école, celui qu'expose son Traité de
la vraie dévotion. Chez Montfort, il s'intègre dans un tout qui forme sa
spiritualité propre et celle des Congrégations, dont il a déjà jeté les jalons
et que nous allons voir bientôt apparaître.
Le schéma
pourrait en être cette phrase du Traité :
Nous avons trois
degrés à monter pour aller à Dieu : le premier, qui est le plus proche de nous
et plus conforme à notre capacité, est Marie ; le second est Jésus-Christ ; et
le troisième est Dieu le Père. Pour aller à Jésus, il faut aller à Marie, c'est
notre Médiatrice d'intercession ; pour aller au Père éternel, il faut aller à
Jésus, c'est notre Médiateur de rédemption... (n° 86).
Simple aperçu en
bref et en gros. Il ne découvre pas encore la richesse du dessin. Il montre du
moins l'armature de l'édifice et qu'elle est bâtie de pièces de série, qu'un
Dominicain ou un Jésuite peuvent très bien adopter l'esclavage d'amour de la
Très Sainte Vierge, sans fausser leur spiritualité propre, au mieux même de
cette spiritualité.
En ces mois de
juillet-septembre 1712 que Montfort écrit d'inspiration — il l'a si bien
pratiqué et tant de fois prêché en chaire et au confessionnal — ce que les
premiers éditeurs et les autres depuis ont intitulé Le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, c'est le moment
d'essayer la synthèse de sa spiritualité. Toute son œuvre écrite n'a pas encore
été publiée, et nous ne possédons même pas toute son œuvre écrite : les publications
ou les découvertes à venir ne changeraient rien, je crois, à ces grandes
lignes.
Par Marie, sa
bonne Mère et sa divine Maîtresse.
Par inclination
d'âme et sous l'influence du milieu d'éducation, la piété de Montfort enfant et
séminariste est allée toute à sa Mère qui est dans les cieux. Ce fort, cet
austère, ce dur à lui-même, s'épanche en tendresses et multiplie les
ingéniosités pour prier, faire prier, entourer de ses assiduités Celle qui est
l'incarnation de la bénignité de Dieu : la douce Vierge Marie. Il est le
familier de ses sanctuaires de Rennes et il sait toutes ses statues aux façades
des maisons et aux angles des rues de Paris, qu'il quitte après cinq ans, sans
le connaître autrement que s'il n'y était jamais venu.
Et son
intelligence avide, ouverte, variée, suit la pente de son cœur : pour ceux de
sa droiture, de ses exigences et de sa trempe le cœur n'a pas ses raisons que
la raison ignore. Il proteste hautement — et ce n'est pas forfanterie chez cet
humble malgré la somme de lectures que cette affirmation suppose — qu'il a lu
presque tous les livres qui traitent de la Très Sainte Vierge et qu'il a
conversé familièrement sur ce sujet avec les plus saints et savants personnages
de son temps (n° 118).
L'étude lui a
livré le secret de cette fascination du regard maternel sur lui et l'a
introduit dans le mystère de Marie. L'étude et plus encore la prière et son expérience
personnelle, comme le saint Thomas de la Somme théologique. « Il portait toujours
une image de Notre-Dame sur lui, grande de demi-pied, enfermée dans une espèce
de petite chapelle, et, toutes les fois qu'il priait Dieu, soit qu'il récitât
son Bréviaire ou le rosaire, ou qu'il fît oraison mentale, il avait cette image
entre les mains ou sur une table. » M. Blain est encore plus complet que
Grandet quand il écrit qu'à « la communauté de M. Boucher Montfort avait, en
étudiant ses cahiers, cette image toujours en main ».
Son regard de
théologien et de saint a exploré les profondeurs des deux titres traditionnels
de Marie Mère de Dieu et Mère des hommes. Il l'a vue installée, par sa
médiation dans l'acquisition et l'application de la grâce, à la jointure du
divin et de l'humain. De cette exploration il a rapporté sa merveilleuse découverte
: cette supériorité, cette éminence, cette transcendance de la maternité
spirituelle de Marie.
La Très Sainte
Vierge est notre Mère ; mais elle l'est en vertu d'une action plus profonde,
plus prenante, plus continuelle que celle qui fait la maternité humaine. Une
mère, sur la terre, conçoit, engendre, élève son enfant. Sans elle, cet être
frêle et délicat qui repose entre ses bras n'aurait jamais connu l'existence. A
ce stade de sa vie, il dépend d'elle entièrement.
Mais, enfin,
vient un temps que l'enfant grandi se suffit à lui-même ; il peut, comme on
dit, voler de ses propres ailes : gagner son pain, s'établir, organiser sa vie
au gré de ses désirs.
Vis-à-vis de
Marie, notre Mère spirituelle, il n'en va pas ainsi. La vie à laquelle elle
nous engendre est la vie divine qui n'existe et ne se développe que par la
grâce. Et puisque c'est par Marie que nous viennent toutes les grâces, non
seulement les faveurs temporelles, mais aussi la grâce sanctifiante renouvelée
comme la grâce initiale, et chaque grâce actuelle pour penser, vouloir, agir en
enfant de Dieu, c'est toujours que la Sainte Vierge nous alimente, nous forme,
nous élève ; toujours que nous sommes sous l'influence de son action ; toujours
que nous demeurons dans sa dépendance la plus entière. Elle peut prendre à son
compte le mot de Jésus : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire. »
Ainsi, on ne
devient jamais adulte ni majeur vis-à-vis de la Mère de nos âmes. On reste
toujours dans l'état de l'enfant que sa mère tient par la main, même du petit
bébé qu'elle a dans ses bras, bien plus, du fils à venir qu'elle porte dans son
sein. Et Montfort de reprendre la comparaison de saint Augustin, qui enseigne «
que tous les prédestinés, pour être conformes à l'image du Fils de Dieu, sont
en ce monde cachés dans le sein de la Très Sainte Vierge où ils sont gardés,
nourris, entretenus et agrandis par cette bonne Mère jusqu'à ce qu'elle les
enfante à la gloire, après la mort, qui est proprement le jour de leur
naissance, comme l'Eglise appelle la mort des justes ».
On doit conclure
évidemment, écrit Montfort, que Marie a reçu une grande domination dans les
âmes des élus : car elle ne peut... les former, les nourrir, et les enfanter à
la vie éternelle... qu'elle n'ait droit et domination dans les âmes...
Aussi aime-t-il
de nommer Marie sa chère Mère et sa divine Maîtresse. Loin de mettre dans
l'ombre par là les relations maternelles de la Sainte Vierge avec les hommes,
il en souligne de la sorte toute l'étendue. Le titre de divine Maîtresse
complète ce qui manque à notre mot humain de Mère pour exprimer toute la
réalité, toutes les richesses, toute la grandeur de la maternité spirituelle de
Marie.
Ainsi la dévotion
mariale à laquelle il aboutit ne doit pas apparaître comme une dévotion
nouvelle ou de chapelle, mais comme l'approfondissement et le développement
normal de la dévotion traditionnelle à la Vierge. Elle en est la fleur.
En effet, c'est
pour ajuster, autant que possible, l'étendue de notre amour filial à l'étendue
de cette action maternelle que Montfort demande et recommande sa parfaite
dévotion à la Très Sainte Vierge : la consécration totale de soi-même à cette
chère Mère et divine Maîtresse et la dépendance en tout de ses droits et de sa
domination sur notre âme. Profession et vie d'appartenance entière à Marie,
voilà les deux éléments de cette parfaite dévotion.
Profession
d'appartenance :
Cette dévotion
consiste... à se donner à la Très Sainte Vierge. Il faut lui donner : 1° notre
corps avec tous ses sens et ses membres ; 2° notre âme avec toutes ses
puissances ; 3° nos biens extérieurs qu'on appelle de fortune, présents et à
venir ; 4° nos biens intérieurs et spirituels, qui sont nos mérites, nos vertus
et nos bonnes œuvres passées, présentes et futures... (n° 121).
Vie
d'appartenance :
C'est, en quatre
mots, de faire toutes ses actions par Marie, avec Marie, en Marie et pour
Marie... (n° 257).
Par Marie ou dans
son esprit, c'est-à-dire : s'inspirer de ses vues et de ses intentions, prendre
sa mentalité et ses sentiments, agir comme elle ferait à notre place.
Avec Marie ou sur
son modèle, c'est-à-dire : méditer habituellement les mystères de sa vie pour y
conformer sa propre conduite.
En Marie ou sous
son influence, c'est-à-dire : recourir à elle pour les grâces dont on a besoin
et apporter une âme docile à son action.
Pour Marie ou à
sa gloire, c'est-à-dire : promouvoir son culte sans recherche de soi-même.
De la vie de son
esclave d'amour, la Très Sainte Vierge devient ainsi de plus en plus
l'exemplaire, le principe et la fin, le tout immédiat. Elle est son milieu et
son atmosphère. Il se perd en elle, comme une pierre qu'on jette dans la mer ;
il la respire comme les corps respirent l'air.
Profession et vie
d'appartenance à Marie, évidemment « pour être tout entier à Jésus-Christ par
elle..., pour faire plus parfaitement [toutes ses actions] par Jésus-Christ,
avec Jésus-Christ, en Jésus et pour Jésus » (nos 121 et 257).
Par la Sagesse éternelle et
incarnée.
Mais quel Jésus ?
Le Christ s'offre à notre contemplation et à notre amour sous des aspects
infinis. Un seul des mystères de son existence, de son existence cachée,
publique, souffrante, eucharistique, glorieuse, suffit à saisir l'âme d'un
saint qui y trouve-le centre de sa vie intérieure. Pour saint Paul de la Croix,
c'est sa Passion; pour sainte Marguerite-Marie, son Cœur sacré ; pour le
bienheureux P. Eymard, son Eucharistie.
Quoi donc a captivé
surtout Montfort dans la personne de Jésus ?
Pas besoin de
multiplier les sondages. Ses écrits, ses fondations, sa vie intime ou
apostolique le disent bien haut, et d'abord un livre entier : Jésus, Sagesse éternelle et incarnée.
Ce livre a
justement pour titre : L'amour de la
Sagesse éternelle.
Où et quand
l'écrivit-il ? Dans son Ermitage de Saint-Eloi en 1712 ou dans sa soupente de
la rue du Pot-de-Fer dès 1703-1704 ? L'historien en est réduit à des
conjectures. Mais, même s'il la place en ces premières années de sa vie
sacerdotale, on aurait tort d'y voir ce qu'on appelle une œuvre de jeunesse,
sans relations avec sa spiritualité propre et définitive. Jusqu'à la fin,
jusqu'à la dernière lettre à Marie-Louise de Jésus (1716), tout ce que nous
connaissons de son œuvre écrite et de sa vie commande d'y voir une
transcription d'autobiographie intérieure.
Telle est donc la
marque de sa dévotion à son Maître : il ne l'a jamais vu ni regardé que dans ce
rayonnement de sagesse. Et sans doute c'est tout le Fils de Dieu qu'il
contemple et qu'il aime dans cette lumière : celui de l'éternité au sein du
Père, celui du temps dans sa Passion, celui des siècles des siècles dans son
triomphe et dans sa gloire. Mais c'est d'abord et surtout cette Sagesse jadis
prêchée par saint Paul : « ... Nous, nous prêchons un Christ crucifié, scandale
pour les Juifs et folie pour les gentils, mais pour ceux qui sont appelés, soit
Juifs soit gentils, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. » (1 Cor., I, 23 et
24.)
Il faut relire,
en se souvenant de sa correspondance, de ses cantiques, de ses plantations de
croix, de toute sa vie, dans la troisième partie de L'amour de la Sagesse
éternelle, l'admirable chapitre xiv,
où son feu intérieur couve encore sous la cendre de la lettre écrite. Il
commence par ces mots : « Voici, à ce que je crois, le plus grand secret du
roi, sacramentum régis, le plus grand
mystère de la Sagesse : la croix... », et il s'achève sur cette identification
plus significative encore : « ... La vraie Sagesse fait tellement sa demeure
dans la croix que, hors d'elle, vous ne la trouverez point dans ce monde, et
elle s'est même tellement incorporée et unie avec la croix, qu'on peut dire
avec vérité que la Sagesse est la croix et que la croix est la Sagesse. »
On retrouve même
thème et même accent dans sa Lettre
circulaire aux amis de la croix. Elle est postérieure de deux ans au Traité
: Montfort l'adressa de Rennes (1714), sur le chemin de son retour de Rouen, où
nous allons le suivre bientôt, à ces Confréries des Amis de la croix qu'il
avait établies dans les paroisses pour asseoir de façon durable l'œuvre de ses
Missions. Cette Lettre est à L'amour de la Sagesse éternelle ce que le Secret
de Marie est au Traité de la vraie dévotion : un exposé plus populaire, sans
son appareil dogmatique, surtout ascétique et mystique, de l'imitation de Jésus
crucifié.
S'il n'y prononce
pas le nom de Sagesse, c'est tout comme.
Amis de la croix,
écoliers d'un Dieu crucifié, le mystère de la croix est un mystère inconnu des
gentils, rejeté des Juifs et méprisé des hérétiques et des mauvais catholiques
; mais c'est le grand mystère que vous devez apprendre en pratique dans l'école
de Jésus-Christ et que vous ne pouvez apprendre qu'à son école. Vous chercherez
en vain dans toutes les Académies de l'antiquité un philosophe qui l'ait
enseigné ; vous consulterez en vain la lumière des sens et de la raison : il
n'y a que Jésus-Christ qui puisse vous enseigner et faire goûter ce mystère par
"sa grâce victorieuse. Rendez-vous donc habiles en cette science
suréminente sous un si grand Maître et vous aurez toutes les autres sciences,
puisqu'elle les renferme toutes éminemment : c'est notre philosophie naturelle
et surnaturelle, notre théologie divine et mystérieuse et notre pierre philosophique
qui change, par la patience, les métaux les plus grossiers en précieux, les
douleurs les plus aiguës en délices, les pauvretés en richesses, les
humiliations les plus profondes en gloire. Celui parmi vous qui sait mieux
porter sa croix, quand il ne saurait d'ailleurs ni a ni b, est le plus savant
de tous. Ecoutez le grand saint Paul, qui à son retour du troisième ciel, où il
apprit les mystères cachés aux anges mêmes, s'écrie qu'il ne sait et qu'il ne
veut savoir que Jésus-Christ crucifié. Réjouissez-vous, pauvre idiot, pauvre
femme sans esprit et sans science ; si vous savez souffrir joyeusement, vous en
saurez plus qu'un docteur de Sorbonne qui ne sait pas si bien souffrir que
vous...
A Dieu seul.
L'amour de la
Sagesse éternelle à ce degré s'accompagne du don de sagesse, qui est le don de
la charité et l'artisan de la plus haute perfection.
Sous l'influence
de ce don de sagesse, qu'il n'a cessé d'implorer, sans effort, comme par
instinct, et pour ainsi dire naturellement, Montfort ne voit, n'apprécie,
n'aime rien qu'en Dieu et en Dieu seul, cause suprême de qui tout relève et à
laquelle tout retourne. Dans l'ordre surnaturel comme dans l'ordre naturel,
c'est le propre du sage de ne jamais perdre de vue le principe supérieur et de
tout lui subordonner. Et au sommet de cet ordre c'est le résultat d'une sorte
d'initiation qu'aucun maître ne peut donner en dehors de l'Esprit Saint.
C'est jusque-là
que veut conduire Montfort, selon la prédestination des âmes, et c'est à cette
cime qu'il est parvenu par Marie et par Jésus :
Je vais par Jésus à son Père...
Je vais à Jésus par sa Mère...
Il a pour devise
: Dieu seul ! comme saint Ignace : A la plus grande gloire de Dieu, comme
sainte Jeanne d'Arc : Messire Dieu premier servi. L'acclamation revient si souvent
dans ses manuscrits que d'aucuns ont voulu y voir l'équivalent de sa signature.
Exagération, mais qui témoigne de son investissement par le don de sagesse.
Que de fois sur
ses lettres on retrouve le même en-tête : « Le pur amour de Dieu règne en nos
cœurs ! » Dans ses Missions, il fait chanter : « Sainte Marie, demandez pour
nous le saint amour de Dieu !» Et le manuscrit de ses cantiques s'ouvre sur
ceux des grands objets d'amour de notre âme, au premier rang : Dieu, ses perfections,
ses bienfaits. Avec un tel amour va de pair le don de sagesse qui est le don de
Dieu seul.
Rien de
significatif, à ce point de vue, comme la sérénité de son attitude et la
maîtrise de sa sensibilité, naturellement frémissante, sous le coup des pires
épreuves et des affronts humiliants dont sa vie nous a donné déjà tant
d'exemples. Et c'est ainsi dans le vif, autant que dans les écrits, que se
révèle la spiritualité d'un saint.
Qu'on se
rappelle, par exemple, sa paix qui déconcerte ses amis à la nouvelle de l'ordre
de destruction de son calvaire de Pontchâteau, dont on pensait qu'il allait
mourir de douleur. M. des Bastières, le collaborateur de ses travaux
missionnaires, raconte ainsi la visite de sympathie qu'il lui fit à cette
époque à Nantes : « Je crus le trouver accablé de chagrin, je me disposais à
faire tout mon possible pour le consoler ; mais je fus bien surpris lorsque je
le vis bien plus gai et beaucoup plus content que moi, qui avait plus besoin de
consolation que lui. Je lui dis en riant :
- Vous faites
l'homme fort et généreux : pourvu qu'il n'y ait rien là d'affecté, à la bonne
heure !
- Je ne suis ni
fort ni généreux, répondit-il, mais, Dieu merci, je n'ai ni peine ni chagrin ;
je suis content.
- Vous êtes donc
bien aise qu'on détruise votre calvaire ?
- Je n'en suis ni
bien aise ni fâché. Le Seigneur a permis que je l'aie fait faire ; il permet
aujourd'hui qu'il soit détruit : que son saint nom en soit béni. Si la chose
dépendait de moi, il subsisterait autant de temps que le monde ; mais comme il
dépend immédiatement de Dieu, que sa sainte volonté soit faite et non la mienne
! J'aimerais mieux, ô mon Dieu, mourir mille fois, s'écria-t-il en élevant les
mains et les yeux au ciel, que de m'opposer jamais à» vos saintes volontés.
Les Filles de la
Croix de Saint-Brieuc, où nous avons vu qu'il donna des retraites fermées
pendant les trois mois consécutifs mai, juin, juillet 1707, ont fait honneur à
leur connaissance des choses intérieures quand elles ont noté cette manifestation
en Montfort de la charité et de la sagesse : « Son amour de Dieu était tendre,
affectif et effectif. Il n'aimait rien qu'en Dieu et pour Dieu et par rapport à
Dieu, ayant toujours une nouvelle ardeur de le faire connaître, aimer et servir
de toutes les créatures... »
Telle semble bien
la synthèse de la spiritualité montfortaine, que ses missionnaires exprimeront
dans leurs armes par la croix, encerclée d'un chapelet, avec la devise : Dieu seul!
Sans doute
faut-il se garder de systématiser à l'excès et de faire de Montfort un
doctrinaire. Mais comment notre esprit éviterait-il de ramener à l'unité sa vie
si riche et apparemment dispersée et d'en rechercher la formule exacte ? Et
n'est-ce pas aussi réhabiliter en Montfort le théologien et le spirituel, quand
d'aucuns découvrent seulement en lui, avec un historien réputé, « une
instruction suffisante pour reconnaître l'erreur et y échapper » ?
De cette
spiritualité l'élément premier, la vraie dévotion à la Très Sainte Vierge, a
surtout fait école. Il est manifeste que depuis la découverte du manuscrit en
1842 il a fortement marqué la sainteté des âmes, l'enseignement théologique et
la doctrine même de l'Eglise. II le doit à son caractère universel : il
appartient à l'économie de la sanctification du monde et il est immédiatement applicable
à toutes les méthodes de perfection.
Il n'empêche que,
chez Montfort, il s'insère dans un système cohérent de spiritualité qui
constitue sa physionomie particulière, toujours semblable à elle-même, dans le
recueillement et dans l'action, dans quelque pose de ses activités qu'on le
saisisse, celle du missionnaire, de l'écrivain, du fondateur.
Missionnaire : il
élève des calvaires enguirlandés du rosaire : la croix, identification de la
Sagesse, et le rosaire, pratique populaire de la vraie dévotion.
Ecrivain : il
compose deux livres principaux : L'amour de la Sagesse éternelle et le Traité
de la vraie dévotion à la Sainte Vierge.
Fondateur : nous
allons le voir donner naissance aux Filles de la Sagesse et aux Pères de la
Compagnie de Marie.
V Fondateur
(1713-1715)
Au diocèse de La Rochelle : Campagnes
missionnaires.
Avec l'automne
commencé, le P. de Montfort reprend la route. Ainsi fait-il, chaque année, au
retour de la mauvaise saison, que les travaux des champs sont au ralenti.
Aujourd'hui encore, c'est entre octobre et Pâques que se donnent les Missions
en paroisses rurales.
Et ses campagnes
missionnaires hivernales vont se succéder, à une cadence accélérée, pendant les
quatre années à peine qu'il lui reste à vivre. Elles se déroulent d'après le
programme foncièrement uniforme que nous connaissons, axées toujours sur la
rénovation des engagements du Baptême, ou plus exactement sur la consécration
de sa dévotion à la Très Sainte Vierge ou de l'esclavage d'amour, qui consiste
dans la parfaite rénovation des vœux du Baptême, selon l'enseignement de son
Traité (nos 126, 130, 162) et comme le montre la formule qu'il a
mise en circulation : « Je me donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de
Marie, pour porter ma croix à sa suite tous les jours de ma vie. » Les circonstances
et les lieux, et plus encore la forte personnalité du missionnaire et sa
sainteté extraordinaire apportent ici et là, presque partout, du pittoresque,
du tragique ou du miraculeux : échauffe-urées avec les buveurs, malédictions
sur les récalcitrants, apparitions de la « belle Dame blanche ».
Campagne
1712-1713 : Missions de Thairé, Saint-Vivien, Esnandes, Courçon, Le Beugnon,
Bressuire, Argenton-Château, La Séguinière...
A Esnandes, des
gens des environs sont venus à la clôture de Mission comme à une partie de
plaisir. C'est veille de Noël, jour de jeûne et d'abstinence. Néanmoins, on
fait bonne chère de poulet à la broche à l'enseigne du Palais royal et l'on
valse au son des hautbois. En pareil cas, il nous y a habitués, Montfort n'y va
pas par quatre chemins. Cette fois, il n'eut raison ni des danseurs ni du
tenancier :
- Va !
malheureux, dit-il à ce dernier, tu périras misérablement toi et toute ta
famille.
A quelque temps
de là, l'homme fut atteint d'ataxie locomotrice. On ne l'appela plus que « le
trembleur ». Sa femme, une ivrognesse incorrigible, finit dans la misère. Les
enfants disparurent. Dans le pays, on ne parlait plus du Palais royal que sous
le nom d'Auberge de la malédiction.
A Bressuire, le
missionnaire aurait annoncé les guerres de Vendée :
- Mes Frères,
retenez bien mes paroles. Un jour Dieu, pour punir les méchants, enverra dans
ces quartiers une terrible guerre ; le sang sera versé sur terre et les hommes
se tueront les uns et les autres. Tout le pays sera renversé. Cela arrivera
quand ma croix sera pleine de mousse. Retenez-le donc bien... Mais alors mon
tombeau sera élevé de terre. Cependant, cette guerre ne passera pas ma croix :
elle finira là. Tout le pays sur ma droite sera le lieu de cette terrible
guerre ; mais sur ma gauche, il n'y aura pas de guerre...
A La Séguinière,
où il restaure la chapelle de Notre-Dame de Toute-Patience, et qui revendique
encore aujourd'hui de posséder une statue de la Vierge sculptée de la main même
de Montfort, Mission dans la ferveur chez un curé, que le missionnaire qualifie
de « curé selon son cœur ». C'était un M. Kentin, d'origine irlandaise. L'âme
religieuse de Montfort ne fait-elle pas penser parfois à l'âme religieuse de
l'Irlande ?
Campagne
1713-1714 : Missions de Mauzé, du Vanneau, des paroisses de l'île d'Oléron, de
Saint-Christophe, de Vérines, de Saint-Médard, du Gué-d'Alléré, de Roussay,
etc.
Après Mauzé, il
faut le transporter d'urgence chez les Frères de Saint-Jean-de-Dieu. Il subit
une intervention très douloureuse pour laquelle on fait appel à une célébrité
de l'époque, Pierre Seignette. On imagine la stupeur et l'admiration du
praticien d'entendre son patient chanter, aux incisions du scalpel, les
douceurs de la croix.
Au Vanneau, autre
croix. Au beau milieu de la Mission, dont les résultats s'annoncent
magnifiques, brusquement l'évêque de Saintes retire les pouvoirs aux
missionnaires. Mesquine revanche de quelques chanoines jansénistes sur la
publication de la bulle Unigenitus.
Heureusement les démarches du curé à l'évêché obtiennent un délai qui permet la
moisson spirituelle espérée.
Campagne
1714-1715 : Loiré, Le Breuil-Magné, l'île d'Aix, Saint-Laurent-de-la-Prée,
Fouras, Taugon-la Ronde, Saint-Amand-sur-Sèvre...
La garnison de
l'île d'Aix ne veut pas être en reste avec celle de La Rochelle. Les chroniques
de cette Mission militaire laissent rêveur. Pour satisfaire aux demandes de
disciplines, Montfort dut se faire quêteur de cordes près des pêcheurs de
l'île, et, dans la garnison, on entendait les coups redoublés des
flagellations, comme dans une salle de coulpe monacale.
Mais le nouveau
dans l'activité du missionnaire, pendant cette période 1713-1715, c'est que,
dans l'intervalle de ses campagnes, quand il prend ses quartiers d'été, il se
multiplie pour donner corps enfin aux projets de fondations qu'il porte depuis
si longtemps. Sans doute a-t-il le pressentiment que l'heure presse. Bientôt il
annoncera sa mort imminente.
La Compagnie de Marie.
Depuis toujours,
depuis son Séminaire qu'il rêvait de Missions, depuis ses ardeurs de jeune
prêtre tenu en laisse à Saint-Clément de Nantes, Montfort avait désiré et
imploré de Dieu une équipe de prêcheurs populaires de l'Evangile. Elle est
datée de 1700, cette lettre à M. Leschassier, son directeur de conscience de
Saint-Sulpice :
Je ne puis
m'empêcher, vu la nécessité de l'Eglise, de demander continuellement, avec
gémissement, une petite et pauvre compagnie de bons prêtres, qui sous l'étendard
et la protection de la Très Sainte Vierge aillent de paroisse en paroisse faire
le catéchisme aux pauvres paysans aux dépens de la seule Providence.
Comment ne pas
admirer la maturité et l'unité de ses desseins ! Dès la première année de son
sacerdoce, il a conçu la Compagnie de Marie, réplique, en l'honneur de sa chère
Mère et de sa divine Maîtresse, de la Compagnie de Jésus.
Ces «
gémissements », il semble qu'on les entende encore, comme s'il les exhalait
devant nous, dans ce qu'on a nommé sa prière embrasée. L'écriture n'a pas figé
la lave de son feu intérieur. Après deux siècles et demi, elle garde son
incandescence.
... Donnez des
enfants à votre Mère, autrement que je meure ! C'est pour votre Mère que je
vous prie. Souvenez-vous de ses entrailles et de ses mamelles... Souvenez-vous
de ce qu'elle est pour vous... Qu'est-ce que je vous demande ? Rien en ma
faveur, tout pour votre gloire. Qu'est-ce que je vous demande ? Ce que vous
pouvez, et même, je l'ose dire, ce que vous devez m'accorder...
Et sa prière
s'achève par une sorte d'hallali auquel songeait sans doute Bremond, quand il
écrivait que « sa parole morte nous émeut, nous bouleverse, et pour ainsi
parler nous ôte la respiration ».
Voyez-vous,
Seigneur, Dieu des armées, les capitaines qui forment des compagnies complètes,
les potentats qui forment des armées nombreuses, les navigants qui forment des
flottes entières, les marchands qui s'assemblent en grand nombre dans les
marchés et les foires : que de larrons, d'impies, d'ivrognes et de libertins
s'unissent en foule contre vous, tous les jours, et si facilement et si
promptement ! Un coup de sifflet qu'on donne, u tambour qu'on bat, une pointe
d'épée émoussée qu'on montre, une branche sèche de laurier qu'on promet, un
morceau de terre jaune ou blanche qu'on offre ; en trois mots, une fumée
d'honneur, un intérêt de néant et un chétif plaisir de bête qu'on a en vue,
réunit en un instant les voleurs, ramasse les soldats, joint les bataillons,
assemble les marchands, remplit les maisons et les marchés et couvre la terre
et la mer d'une multitude innombrable de réprouvés, qui... s'unissent tous
ensemble jusqu'à la mort pour vous faire la guerre sous l'étendard et la
conduite du démon.
Et vous, grand
Dieu ! Quoiqu'il y ait tant de gloire, de douceur et de profit à vous servir,
quasi personne ne prendra votre parti en mains ?... Ah ! permettez-moi de crier
partout : Au feu ! au feu ! au feu ! A l'aide ! à l'aide ! à l'aide ! Au feu
dans la maison de Dieu, au feu dans les âmes, au feu jusque dans le sanctuaire
! A l'aide de notre frère qu'on assassine, à l'aide de nos enfants qu'on
égorge, à l'aide de notre bon Père qu'on poignarde !...
Seigneur,
levez-vous ! Pourquoi semblez-vous dormir ? Levez-vous dans votre
toute-puissance, votre miséricorde et votre justice, pour vous former une
compagnie choisie de garde-corps, pour garder votre maison, pour défendre votre
gloire et sauver vos âmes, afin qu'il n'y ait qu'un troupeau et qu'un pasteur,
et que tous vous rendent gloire dans votre temple... Amen.
Une foi moins
trempée que la sienne eût douté de Dieu. Le ciel restait d'airain à ses
supplications. Il n'avait jamais rallié à sa cause que des concours d'occasion
et ses seules recrues stables avaient été des auxiliaires laïques : Fr.
Mathurin, l'aspirant Capucin et quelques autres convers.
En attendant, il
tire une traite sur la Providence qui ne lui a jamais manqué. En 1713, dans la
morte-saison missionnaire qu'il passe à l'Ermitage de Saint-Eloi à La Rochelle,
il met noir sur blanc les Constitutions de cette Compagnie de Marie, qui est sa
hantise sainte, comme l'année précédente il y avait écrit son Traité de la
vraie dévotion à la Sainte Vierge. Belle audace ! Il a pris contact avec nombre
de prêtres sous M. Leuduger, pendant près de dix années de Missions il a eu à
ses côtés et sous ses ordres des collaborateurs assez réguliers : un des
Bastières, un Olivier... On ne voit pas qu'il ait réussi à se faire d'autres
disciples que ses frères coadjuteurs... Et il trace quand même les règles de
son Institut de missionnaires.
« Aide-toi, le
ciel t'aidera. » Ce même été 1713, Montfort part pour Paris. Le missionnaire
devient recruteur.
Un ancien
camarade et ami du collège de Rennes, M. Poullard des Places, a fondé en 1703,
dans la capitale, rue des Cordiers, le Séminaire du Saint-Esprit, une sorte
d'école apostolique. A l'époque, le jeune abbé Montfort, aumônier à la
Salpêtrière et en congé rue du Pot-de-Fer, l'avait pressenti pour une
association de leurs efforts en vue des Missions. Raison de santé, son ami
s'était récusé. Du moins lui avait-il promis de lui recruter des sujets parmi
ses élèves.
Montfort n'avait
pas oublié. S'il retourne aujourd'hui à Paris, tout en récitant sa prière
embrasée aux divers sanctuaires de Marie qui jalonnent sa route, c'est afin de
rafraîchir la mémoire du successeur de M. des Places, M. Bouic. Ce ne fut pas
peine perdue : plus tard, MM. Thomas, Vatel, Hédan, Besnard, etc., de la rue
des Cordiers, rejoindront les premiers Montfortains.
Il y avait un
autre ami des mêmes années que Montfort ne perdait pas de vue : M. Blain,
maintenant très en vue dans le diocèse de Rouen, chanoine, orateur demandé,
directeur des religieuses du Sacré-Cœur d'Ernemont.
Comme l'été 1713
il avait fait le voyage de Paris, l'été 1714, il entreprend celui de Rouen par
Nantes, Rennes, Avranches; Saint-Lô, Caen.
Il utilise ces
étapes en missionnaire. Il visite les œuvres précédemment fondées : les
Incurables et les Amis de la croix, à Nantes ; revoit des dirigés : un M. Arot
et un marquis de Magnannes, à Rennes ; donne des prédications et fait de
nouvelles conquêtes partout. Et toujours sous le signe de la croix : l'évêque
de Rennes lui refuse les pouvoirs de prêcher et celui d'Avranches lui déclare
tout net :
- Non seulement
je ne vous permets pas de prêcher dans mon diocèse, mais je vous défends même
d'y dire la Messe ; et le plus grand plaisir que vous puissiez me faire, c'est
d'en sortir au plus tôt.
Il a réputation
de tête brûlée et les évêchés ne veulent pas d'histoires.
Comme c'est la
fête de l'Assomption, pour une fois le piéton impénitent loue une monture et
atteint le diocèse voisin de Coutances pour y célébrer la Messe à midi. A
Saint-Lô, il donne même une Mission qui fut un de ses plus beaux succès. Succès
chèrement acheté, comme toujours, au témoignage de religieuses qui, en bonnes
filles d'Eve, avaient écouté et regardé aux portes. « On l'aperçut à genoux aux
pieds de son Crucifix, et le Frère qui frappait si fort sur lui qu'à chaque
coup M. de Montfort pliait les épaules et faisait un petit cri, comme si c'eût
été malgré lui qu'on l'eût frappé. On demanda le lendemain au Frère pourquoi il
lui rendait un tel service. Il protesta que c'était pour lui un rude sacrifice
de se prêter ainsi au désir de M. de Montfort, mais qu'il ne voulait le
souffrir avec lui qu'à cette condition. »
Enfin, au mois de
septembre, il est au terme de son voyage : il rencontre à Rouen M. Blain.
Pourquoi avait-il
couvert tant de kilomètres, alors que la solitude de Saint-Eloi exerçait sur
lui si forte attirance ? Aucun document n'assigne à l'entrevue une intention
précise. Pourtant de l'entretien, consigné par M. Blain, une impression très
nette se dégage. Montfort a entendu le responsum
mortis ; il sent que l'heure a sonné d'établir organiquement les deux
Congrégations dont il possède déjà les premiers éléments ; il vient prendre
conseil et s'enrichir d'une expérience amie.
Alors s'engage
entre les deux interlocuteurs un véritable débat en toute franchise. M. Blain
estime inadmissible le comportement de son ancien condisciple. Et de
récapituler le chapitre de ses excentricités et de ses fâcheuses conséquences :
sa vie nomade, sa mise de prêtre mendiant, sa compagnie de loqueteux, ses
flagellations et ses veilles qui ont ruiné sa santé, ses irruptions au beau
milieu d'assemblées bachiques et d'évolutions chorégraphiques, le ridicule dont
il éclabousse la religion, les interdits des évêques excédés. Vraiment, avec
une pareille réputation et de telles exigences, peut-il penser que des
coopérateurs et des disciples vont se grouper autour de sa bannière ?
L'inculpé a sa
défense toute prête. Il ne nie pas. Les faits sont exacts. Seule laisse à
désirer leur interprétation. Que sont-ils, sinon l'Evangile vécu à la lettre et
dans toute sa rigueur, à la manière d'un François d'Assise ou, plus près et
chez nous, d'un P. Le Nobletz ? Il y a beau temps que cela passe pour folie. De
toute façon, c'est sa vocation à lui. Il y en a d'autres ; il le reconnaît et
les admet. Serait-on plus intolérant que lui ?
- Ceux qui ne
veulent pas me suivre vont par une autre voie moins laborieuse, moins épineuse
; je l'approuve, car, comme il y a plusieurs demeures dans la maison du Père
céleste, il y a aussi plusieurs voies pour aller à lui ; je les laisse marcher
dans la leur ; laissez-moi marcher dans la mienne.
Montfort avait
gagné son procès. L'amitié quelquefois inquiète de M. Blain lui était désormais
indéfectiblement acquise. Le chanoine de Rouen serait son mémorialiste et son
apologiste auquel se référeront tous les historiens de l'avenir.
Surtout, de cette
rencontre et de son contact avec les religieuses d'Ernemont que dirigeait M.
Blain, le voyageur quitta Rouen, mieux préparé à ses fondations prochaines. «
Mon ami, écrit M. Blain, conféra avec nous sur tout ce que nous avions réglé
pour faire un corps de communauté. Il prit notre avis sur l'habit, les règles,
les constitutions et sur tout ce que nous avions fait pour établir en toutes
choses une uniformité parfaite et convenable à la vocation des Sœurs des Ecoles
chrétiennes ; il nous dit que l'expérience étant la grande maîtresse du bon
gouvernement, il se servirait du corps de nos règles. Après qu'il eût été
initié à tout, il partit, admirant la ferveur qui régnait dans la maison,
quelque soin qu'on eût de lui dérober la connaissance des austérités et des pénitences
des maîtresses. »
Après le voyage à
Paris et à Rouen, la crise du recrutement restait aussi angoissante pour
Montfort. Dieu allait placer enfin sur son chemin deux premiers disciples, les
seuls qu'il laisserait à sa mort : MM. Vatel et Mulot. Il faut reconnaître que
le fondateur y donna le coup de pouce.
Donc l'année
suivante, en 1715, M. Adrien Vatel, en route pour les Missions des Antilles,
faisait escale à La Rochelle. Il apprend la présence de Montfort dans la ville.
Il l'avait vu au Séminaire de M. Poullard des Places. Le voici tout à la joie
de le saluer, de faire emplette d'exemplaires de ses cantiques déjà populaires
pour la traversée, de le consulter sur la validité de ses pouvoirs, signés
seulement par l'archevêque de Paris, sans juridiction sur les îles. Il ne se
doute pas de ce qui l'attend. Le missionnaire lisait une lettre quand M. Vatel
l'aborda :
- Bon ! lui dit
Montfort sans préambule, voilà un prêtre qui me manque de parole ; le bon Dieu
m'en envoie un autre. Il faut, Monsieur, que vous veniez avec moi ; nous
travaillerons ensemble.
- Impossible ! Je
vogue vers les Missions. J'ai un contrat avec le capitaine du vaisseau.
On porta le cas
devant Mgr de Champflour, qui se rangea à l'avis de son missionnaire.
Le capitaine le
prit plus mal. Il ne parlait de rien moins que de supprimer ce missionnaire qui
lui soulevait son aumônier. La visite de Montfort le retourna et il se prit
d'amitié pour celui qu'il voulait mettre en pièces.
Vatel suivit
Montfort. Il ferait profession en 1722 et missionnerait pendant trente-trois
ans. Apôtre-poète, comme son fondateur, il éditerait les cantiques de Montfort
augmentés... et corrigés.
Cette même année
1715, seconde recrue. M. René Mulot, trente-sept ans, est venu prier Montfort,
alors qu'il ouvre sa dernière campagne (1715-1716), de donner la Mission chez
son frère, curé de Saint-Pompain. Le missionnaire a déjà des engagements, mais
peut-être peut-on marchander. Donnant, donnant.
- Si vous voulez
me suivre et travailler avec moi le reste de vos jours, j'irai chez votre frère
; non, autrement.
L'acquisition
valait-elle la peine ? L'abbé René, condamné par les médecins, incapable même
du ministère courant d'une petite paroisse, était venu échouer chez son frère.
Mais Montfort, le prophète, avait ajouté :
- Tous vos maux
s'évanouiront lorsque vous aurez commencé à travailler au salut des âmes, et il
faut faire un coup d'essai à la Mission de Vouvant.
En mourant,
Montfort lui prendra affectueusement la main et lui transmettra sa succession :
- Ayez confiance,
mon fils, ayez confiance, je prierai Dieu pour vous.
Ce moribond de
trente-sept ans atteindrait sa soixante-sixième année et donnerait plus de deux
cent vingt Missions. Comme son Père, il tomberait sur la brèche, à Questembert,
diocèse de Vannes, et comme lui avec la réputation de saint. Longtemps, dans le
Vannetais, et même plus loin, on donnerait son nom aux Fils du P. de Montfort,
qu'on n'appellerait que les Mulotins.
Les Filles de la Sagesse.
Au cours de ces
années 1713-1715, parallèlement à la fondation de la Compagnie de Marie,
Montfort mène à bien l'établissement des Filles de la Sagesse.
Ici, il a les
éléments. A Poitiers, Marie-Louise de Jésus et Sœur de la Conception attendent
impatiemment qu'il leur fasse signe. Depuis dix ans, il prolonge leur noviciat.
Enfin l'heure
sonne. Fin 1714 et début 1715, de concert avec Mgr de Champflour — car à
Poitiers : administrateurs de l'hôpital, famille, confesseur, évêque, font de
l'obstruction, — Montfort mande à ses Filles de le rejoindre à La Rochelle :
Partez, ma chère
Fille, partez au plus tôt. Le moment que l'établissement des Filles de la
Sagesse doit commencer est enfin arrivé.
Quand elles
arrivèrent, ce fut Mgr de Champflour qui les reçut. Montfort prêchait à
Taugon-la-Ronde. Mais entre deux Missions, il leur envoie ses directives, et numérotées
:
Nommez-vous la
communauté de la Sagesse pour l'instruction des enfants et pour le soin des
pauvres. Dieu tout bon veut que Marie Trichet soit la Mère supérieure, pendant
trois ans au moins, mais qu'elle soit tout à fait ferme et charitable...
Il y a même
quelques avis préalables. Des rumeurs calomnieuses sont venues jusqu'à lui.
Sans doute le costume de la Sagesse a-t-il fait sensation à La Rochelle. Il
suffit qu'on ait vu les deux religieuses en route vers l'évêché pour que les
mauvaises langues disent qu'on ne voit qu'elles.
On m'a dit que
vous couriez voir la ville ; je n'ai pu croire cette vaine curiosité dans les
Filles de la Sagesse, qui doivent être à tout le monde un exemple de modestie,
de recueillement et d'humilité.
Dès la Mission
terminée, il est à La Rochelle et convoque ses Filles à la maison de campagne
des Pères Jésuites, ses fidèles amis, au Petit-Plessis, en dehors de la ville.
Des mots ont leur
destin. Ils dégagent un charme secret ou sonnent lugubre. Le Petit-Plessis a un
son qui s'accorde à l'entrevue heureuse et intime de l'austère fondateur avec
ses Filles, après la communion reçue de sa main. L'ascétique figure de l'apôtre
apparaît baignée dans la douce lumière de leur joie commune. Ses paroles ne
sont que douceur. Nous revivons une de ces scènes qui aident à comprendre que
les petites gens appelaient ce rude homme « le bon P. Montfort ».
- Que je suis
ravi, mes chères Filles, de vous voir revêtues de ce saint habit de la Sagesse
!
Dans la cour, des
poussins se blottissent, contre la fraîcheur de ce matin d'avril, sous les
ailes de leur mère poule.
- Voyez, ma
Fille, enchaîne Montfort, s'adressant à Marie-Louise de Jésus, voyez cette
poule qui a sous ses ailes ses petits poussins : avec quelle attention elle en
prend soin, avec quelle bonté elle les affectionne ! Eh bien ! c'est ainsi que
vous devez faire et vous comporter avec toutes les Filles dont vous allez
désormais être la Mère.
La pensée revient
au déjà lointain passé.
- Vous
souvenez-vous, ma Fille, qu'étant à Poitiers, lorsque je quittai l'hôpital,
vous laissant entre les bras de la divine Providence, dans l'embarras du
gouvernement de cette maison, seule, sans secours, sans appui, vous me
témoignâtes votre peine, croyant voir écrouler par là tout l'établissement des
Filles de la Sagesse. Je vous dis à cette occasion : « Quand il n'y aurait des
Filles de la Sagesse que dans dix années, la volonté de Dieu serait accomplie
et ses désirs effectués. » Eh bien ! comptez : vous verrez qu'il y a
actuellement précisément dix ans que j'avançais cette parole.
L'évocation de
Poitiers fait remonter au cœur de Mère Marie-Louise une émotion qui se comprend
: c'est le lendemain de la séparation et elle a laissé un peu d'elle-même dans
cet hôpital où elle s'est dévouée, où elle a souffert.
- Consolez-vous,
ma Fille, tout n'est pas perdu ; vous y retournerez et vous y demeurerez.
Encore une fois,
le regard prophétique du fondateur avait plongé dans l'avenir : en 1748, les
Sœurs de la Sagesse s'installeront au chevet des malades à l'hôpital de
Poitiers.
La même année
1715, toujours dans l'intervalle entre deux Missions, Montfort s'enferme à
nouveau dans cet Ermitage Saint-Eloi où, deux ans auparavant, il a écrit la
règle de ses missionnaires. Il écrit maintenant celle de ses Filles. Il a
l'expérience de ses retraites à tant de communautés, des consultations données
à Jeanne Delanoue et à ses premières compagnes, de son étude sur place du
fonctionnement de la Congrégation du Sacré-Cœur d'Ernemont.
Il l'écrit aussi
sous l'illumination et l'inspiration de cette divine Sagesse qu'il fixe pour
idéal à ses Filles. Ses religieuses le surprennent en extase. Bien fixée sur la
vertu de son Père et fort avisée, une postulante saisit l'occasion de s'assurer
des reliques du fondateur en lui coupant une mèche de ses cheveux.
Le nom même qu'il
donne à ses Filles et ce que nous en savons par sa spiritualité nous éclairent
sur l'esprit dont il veut animer sa Congrégation.
Les heureuses
filles que le Saint-Esprit appellera de la funeste Babylone dans la Compagnie
des Filles de la Sagesse n'y viendront pas seulement pour porter ce beau titre
de Fille de la Sagesse, mais pour apprendre les règles et les maximes de la
divine Sagesse et pour les pratiquer fidèlement en s'y exerçant nuit et jour.
Beau titre, en
effet, titre de noblesse, le plus beau de « l'aristocratie spirituelle », comme
on a écrit, puisque la sainteté est l'œuvre du don de Sagesse.
Toujours cette
même année 1715 il leur donne une retraite, que clôture la prise d'habit de
deux nouvelles postulantes. Au cours d'une conférence, le regard extasié, il
s'écrie :
- Oh ! mes
Filles, que Dieu me fait connaître à cet instant de grandes choses ! Je vois
dans ses décrets une pépinière de Filles de la Sagesse.
Le fondateur
réconforterait encore ses Filles de ses lettres. Mais il ne devait plus les
revoir. Pour adieu, il leur laissait cette insigne espérance. Mère Marie-Louise
et Sœur de la Conception savaient d'expérience que c'était une certitude.
Elles auraient
besoin de s'y raccrocher. Les difficultés ne manquèrent ni à l'une ni à l'autre
: à Mère Marie-Louise dans la première fondation insuffisante et qui menaçait
ruine, à Sœur de la Conception à l'hôpital de La Rochelle. De ses Missions ou
de ses solitudes, Montfort continue de les diriger, de les soutenir, de les
entraîner. Ses lettres sont d'un directeur, d'un père, d'un premier de cordée :
... Que chacune
m'écrive tous les mois pour me marquer : 1° ses principales tentations dans le
mois; 2° ses principales croix bien portées ; 3° ses principales victoires sur
soi-même... Je vous porte partout dans mon cœur... Je vous souhaite une année
pleine de combats et de victoires, de croix, de pauvreté et de mépris...
Le diamant de
cette correspondance, c'est sa dernière lettre à Marie-Louise de Jésus. Plus
page d'orateur sacré que d'épistolier. Son rythme et sa cadence ébranlent
encore le lecteur du frémissement d'enthousiasme de sa foi. Elle est à verser
tout entière au dossier du maître spirituel. Elle date de quelques jours avant
sa mort. C'est un testament :
Ma très chère
fille en Jésus-Christ,
Vive Jésus, vive
sa croix I
J'adore la
conduite juste et amoureuse de la divine Sagesse sur son petit troupeau, qui
est logé à l'étroit chez les hommes pour être logé et caché bien au large dans
son divin Cœur qui vient d'être percé pour cet effet.
Oh ! que ce
Cabinet sacré est salutaire et agréable à une âme vraiment sage. Elle en est
sortie avec le sang et l'eau quand la lance le perça ; elle y trouve son
rendez-vous assuré quand elle est persécutée de ses ennemis. Elle y demeure
cachée avec Jésus-Christ en Dieu, mais plus conquérante que les héros, plus couronnée
que les rois, plus brillante que le soleil, plus élevée que les cieux.
Si vous êtes
l'élève de la Sagesse et l'élue entre mille, que vos abandons, vos mépris,
votre pauvreté et votre prétendue captivité vous paraîtront doux, puisque avec
toutes ces choses de prix vous achetez la sagesse, la liberté, la divinité du
Cœur de Jésus crucifié. Si Dieu ne m'avait pas donné des yeux autres que ceux
que m'ont donnés mes parents, je me plaindrais, je m'inquiéterais, avec les
fous et les folles de ce monde corrompu ; mais je n'ai garde de le faire.
Sachez que
j'attends d'autres renversements plus considérables et plus sensibles, pour
mettre notre foi et notre confiance à l'épreuve, pour fonder la communauté de
la Sagesse, non pas sur le sable mouvant de l'or et de l'argent dont le monde
se sert tous les jours pour fonder et enrichir ses appartements, non pas aussi
sur les bras de chair d'un mortel qui n'est tout au plus, quelque puissant
qu'il soit, qu'une poignée de foin, mais pour la fonder sur la sagesse même de
la croix du Calvaire.
Elle a été teinte,
cette divine et adorable croix, elle a été teinte et empourprée du sang d'un
Dieu ; choisie pour être, de toutes les créatures, la seule épouse de son cœur,
le seul objet de ses désirs, le seul centre de toutes ses prétentions, la seule
fin de ses travaux, la seule arme de son bras, le seul sceptre de son empire,
la seule couronne de sa gloire, et la seule compagne de son jugement.
Cependant, ô incompréhensible jugement ! cette croix a été abattue avec
mépris et horreur, cachée et oubliée dans la terre, pendant plus de quatre
cents ans.
Mes chères
filles, appliquez ceci à l'état où vous vous trouvez actuellement. Je vous
porte partout jusqu'au saint autel. Je ne vous oublierai jamais, pourvu que
vous aimiez ma chère croix, en laquelle je vous suis allié, tandis que vous ne
ferez point votre propre volonté, mais la sainte volonté de Dieu, dans laquelle
je suis tout à vous.
VI Année
suprême
(1716)
Au diocèse de La Rochelle :
En 1715, Montfort
a quarante-deux ans. Et c'est déjà un vieillard. Au régime qu'il s'impose on ne
fait pas de vieux os.
Pourtant, il
manifeste un regain de forces. Il s'est libéré de son message dans l'Ermitage
de Saint-Eloi ; il a près de lui un disciple en M. Vatel, et il va rencontrer
son successeur M. Mulot ; ses Filles de la Sagesse sont à l'œuvre. Plus que jamais,
il peut brûler ses vaisseaux.
Il entreprend sa
campagne missionnaire 1715-1716, qui sera la dernière.
Dernière campagne missionnaire.
A Mervent, église
délabrée. Incurie fréquente dans les campagnes à l'époque, nous l'avons vu. «
Si un païen, écrit Bourdoise, venait ici des extrémités du Japon, et qu'il vît
une église de la campagne, pauvre, malpropre, demi-ruinée, ce lieu lui
paraîtrait plus propre à loger des bêtes qu'à offrir des sacrifices au Dieu
vivant. » Comme autrefois aux confins de la Brière, le missionnaire est en même
temps entrepreneur et la Mission s'achève dans une église restaurée, couverte à
neuf, tout fraîchement blanchie à la chaux.
Dans ses
excursions à travers les hameaux, l'amant de la solitude, refoulé dans le
missionnaire, découvre en pleine forêt la grotte dite de la « Roche aux Faons
», un séjour à souhait pour anachorète et Père du désert. Il l'aménage et y
séjourne à plusieurs reprises, avec l'autorisation du propriétaire, mais sans
celle du gouvernement. Un procès-verbal le lui fit bien voir. Qu'il dut
regretter de ne pouvoir élever un nouveau Saint-Lazare, plus secret, plus
sylvestre, au cœur de cette nature qu'il a si bien chantée :
On entend l'éloquent silence
Des rochers et des forêts,
Qui ne prêchent que paix,
Qui ne respirent qu'innocence.
Fontenay-le-Comte,
c'est la petite ville avec ses esprits forts et la ville de garnison. Montfort
a fait ses preuves, et plus d'une fois, auprès des soldats : il pourrait être
le patron des aumôniers militaires. Mais un déchaînement du commandant gâta
tout et faillit tourner au drame sanglant. Accoudé au bénitier et chapeau sur
la tête, M. du Ménis se divertissait fort. Au discret rappel à l'ordre du
missionnaire, il explosa en jurons, insultes, coups de poing, menaces de
l'épée. Deux camps se forment : à l'église, femmes réunies pour la prédication
autour de leur missionnaire ; au cimetière, soldats autour de leur chef. La
sortie allait-elle s'effectuer en bataille rangée ? Bravement, les femmes
firent escorte à leur prédicateur, sous les huées des soldats, jusqu'à la
Providence. Ce qui donne au drame manière de tragi-comédie, c'est l'attitude du
brave M. des Bastières, qui, « plus mort que vif », se barricade, au bruit,
dans la sacristie, et ne se risque à sortir que plus d'une heure après les
hostilités, « tremblant comme une feuille morte ». La Mission, manquée pour les
soldats, fut un triomphe auprès des hommes et plus encore auprès des femmes,
héroïnes de la bataille et gardes du corps du missionnaire. Montfort y
recueillit une autre consolation : nous l'avons vu, c'est à Fontenay qu'il
s'attacha M. René Mulot.
Les choses
n'allèrent pas non plus sans à-coups à Vouvant. Des hommes de vie scandaleuse
tinrent tête au missionnaire. Un délicieux miracle, digne de la Légende dorée,
avait pourtant inauguré la Mission. A son arrivée, le soir, le P. de Montfort
avait frappé à la porte de Mère Imbert.
- Mère Imbert,
voulez-vous bien nous donner à manger, pour l'amour de Dieu ?
- Mais, bon Père,
je n'ai rien, absolument rien à vous offrir.
- Allez dans
votre jardin, vous y trouverez des cerises.
Des cerises, en
plein mois de novembre ? Le missionnaire voulait plaisanter. Mais enfin, avec
lui, savait-on jamais ? Mère Imbert alla au jardin.
- Oh ! bon Père,
les cerisiers sont en fleurs !
- Retournez
encore, Mère Imbert, et vous verrez des cerises.
Cette fois les
cerisiers du jardin craquaient sous les fruits mûrs.
Et c'est ainsi
que, ce soir d'automne, Montfort fit son souper de cerises.
Après son départ,
Mère Imbert songea à en faire provision pour le lendemain et sortit pour la
cueillette : mais ses cerisiers n'avaient plus ni fruits ni fleurs.
La Mission de
Saint-Pompain remporta un franc succès surnaturel, dont le moindre ne fut pas
la conversion du curé lui-même, pas mauvais prêtre au fond, mais d'un zèle
nullement incendiaire. Après un sermon, Fr. Jacques entonna le cantique du P.
de Montfort :
J'ai perdu Dieu par mon péché...
« Plus le Fr.
Jacques chantait, plus mon cœur s'attendrissait, a raconté le converti, M. Jean
Mulot, prieur de Saint-Pompain et frère de René, l'héritier spirituel de
Montfort. Le cantique n'était pas fini, que je n'étais plus maître de mes
soupirs. Les yeux baignés de larmes, je fus me jeter aux pieds de Montfort, qui
eut la charité d'entendre ma confession générale. Je m'applaudis aujourd'hui
d'avoir su profiter de ce premier moment : car depuis ce temps-là j'ai, par la
grâce de Dieu, mené une tout autre vie que je n'avais fait jusqu'alors, et
c'est le cantique du Fr. Jacques qui a opéré ma conversion. » C'est aussi de
Saint-Pompain qu'il organisa cet extraordinaire pèlerinage de trente-trois
Pénitents Blancs à Notre-Dame des Ardilliers, pour sa Compagnie de Marie, afin,
porte leur règlement, « d'obtenir de Dieu, par l'intercession de la Sainte
Vierge, de bons missionnaires, qui soient doués de sagesse pour connaître,
goûter et pratiquer la vertu et la faire goûter et pratiquer aux autres. »
Pèlerinage à l'antique : pieds nus, à jeun, en rang par deux à travers les
villages, en silence, coupé de cantiques, de la récitation du Rosaire, d'une récréation
d'une heure matin et soir. La pieuse expédition dura sept jours.
L'inauguration de
la Mission de Villiers-en-Plaine ne fut pas banale. Elle s'ouvrit par une
procession de la Sainte Bible, portée sous un dais, comme le Saint Sacrement à
la Fête-Dieu. Montfort avait voulu produire un choc psychologique : montrer aux
protestants, nombreux dans la contrée, que l'Eglise catholique ne le cédait en
rien aux calvinistes en respect de l'Ecriture. Et une paroissienne bien remise
de ses préventions — elle a laissé de la Mission une relation savoureuse du
plus haut intérêt, — ce fut Mme d'Orion, la jeune châtelaine de vingt-cinq ans.
Elle s'était bien promis de s'amuser follement des mômeries du missionnaire et
de le scandaliser un brin de ses libres propos et chansons. Mais le partenaire
ne prit pas au sérieux ces enfantillages, se contenta d'en badiner et lui donna
la réplique sur le même ton enjoué. Tel fut pris qui croyait prendre. On peut écrire
en épigraphe de cette scène le castigat
ridendo mores : à l'occasion, Montfort convertit avec le sourire.
A la jeune et
gaie châtelaine de Villiers-en-Plaine, le P. de Montfort avait dit :
- Je mourrai
avant que l'année soit finie : souvenez-vous de ce que je vous promets.
Deux mois plus
tard, la prophétie allait s'accomplir à Saint-Laurent-sur-Sèvre, dont le
tombeau du missionnaire ferait le chef-lieu spirituel de la Vendée.
Saint-Laurent-sur-Sèvre : la mort
du juste.
Montfort avait
débuté à Saint-Laurent par un de ces coups de génie qui viennent du cœur. Cela
le classait immédiatement et lui gagnait d'emblée la paroisse. L'ouverture
avait eu lieu le dimanche des Rameaux. A genoux à l'autel de la Sainte-Vierge,
à l'arrivée de la procession, le missionnaire s'était relevé rapidement, comme
au déclanchement d'un ressort, avait saisi la croix des mains du marguillier,
l'avait portée, bien haut dressée et le visage rayonnant, à la suite de la procession.
Depuis longtemps
sa renommée de saint le précédait. Saint-Laurent constatait qu'elle ne mentait
pas. N'avait-il pas élu pour Providence un réduit, pourvu seulement de quelques
bottes de paille, et pour oratoire une grotte à flanc de coteau où ses
flagellations alternaient avec ses prières ?
Là, comme partout,
des bruits circulaient qui ajoutaient à son prestige. Un paroissien l'avait
surpris dans la sacristie en compagnie d'une Dame blanche inconnue. Pris de
court, le bon Saint avait avoué :
- Mon ami, je
m'entretenais avec Marie, ma bonne Mère.
Et cela se répétait.
La Mission allait
bon train. Déjà ses Confréries habituelles, celles des Vierges et des Pénitents
blancs, avaient évolué dans les cérémonies. Déjà Montfort avait repéré, pour y
ériger un calvaire monumental, le mamelon qui dominait le bourg. Déjà le bel
arbre était choisi qui serait la croix.
Quatre prêtres le
secondaient, dont M. René Mulot, et un de ses coadjuteurs, Fr. Gabriel.
Inopinément Mgr
de Champflour annonce sa visite.
Malgré le mal qui
le mine, Montfort déploie la paroisse en procession pour recevoir l'évêque. Il
ne peut paraître à table et s'en excuse. Il veut se ménager pour la prédication
de l'après-midi, devant le prélat.
Quand il apparaît
en chaire, il donne l'impression d'un cadavre qui surgirait de son tombeau.
Mais, soudain, l'anime sa flamme des plus beaux jours, tout son visage parle,
la voix retrouve sa tonalité. Il chante la douceur, les amabilités, les
miséricordes de Jésus. Tout l'enthousiasme qu'il en a illumine ses traits ; son
émotion se fait contagieuse ; la foule fond en larmes.
Ce fut le chant
du cygne. Ce 22 avril, il descend de chaire pour ne plus y remonter. Brûlé de
fièvre, il s'alite sur le matelas que le P. Mulot le force d'accepter au lieu
de sa litière de paille, demande qu'on lui administre les derniers sacrements,
rédige ses dernières volontés :
Je, soussigné, le
plus grand des pécheurs, veux que mon corps soit mis dans le cimetière et mon
cœur sous le marchepied de l'autel de la Sainte-Vierge...
Au bas de sa vie,
comme au bas de ses lettres, la même signature : « Prêtre et esclave indigne de
Jésus en Marie. »
La Mission
continue et il continue d'en être le prédicateur sur sa couche de moribond.
Car les
Saint-Laurentais consternés demandent de ses nouvelles, veulent le voir une
dernière fois, assiègent la Providence.
Il commande qu'on
les laisse entrer. Ils pleurent, lui sourit ; lui, il chante. Jusqu'au bout, le
cantique sera un de ses modes préférés de prédication :
Allons, mes chers amis,
Allons en paradis !
Quoi qu'on gagne en ces lieux,
Le paradis vaut mieux.
Et tandis qu'il
chante, il brandit de la main droite ce Crucifix, indulgencié par Clément XI,
du même geste qu'il avait fait tant de fois en chaire et que son iconographie a
reproduit à l'infini. Sa main gauche tient et serre contre son cœur ou porte à
ses lèvres cette statuette de la Sainte Vierge, sa chère Mère et sa divine Maîtresse,
dont il ne se séparait pas. Il a aux bras et aux pieds ses chaînettes, en signe
de son esclavage d'amour. Après avoir invoqué Jésus et Marie, sa voix reprend,
joyeuse :
Allons, mes chers amis,
Allons en paradis !
Avant d'entrer en
paradis, l'indomptable lutteur va livrer un suprême combat. Son visage souriant
se crispe. Autour de lui rôde le spectre de Satan, l'ennemi irréconciliable de
la Vierge et de sa race, comme il avait écrit dans son Traité :
C'est en vain que
tu m'attaques ! Je suis entre Jésus et Marie, Deo gratias et Mariae. Je suis au bout de ma carrière : c'en est
fait, je ne pécherai plus.
Dans son opuscule
sur les Dispositions pour bien mourir, au dernier alinéa, Montfort avait écrit
:
Enfin, en union
de Jésus et de Marie..., attendre avec joie l'heureuse heure de la mort, disant
souvent : Jésus, Marie, Joseph..., baisant son Crucifix, regardant l'image de
la Sainte Vierge, se signant de la croix.
A cette page, les
futurs éditeurs pourraient introduire, en hors-texte, l'illustration de son
exemple.
Ainsi tomba sur
la brèche, en fin de Mission et en chantant, l'intrépide apôtre de Jésus
crucifié et de Marie, Mère et maîtresse des âmes, le soir du 28 avril 1716.
Jamais n'avait
été si éloquent son « jeu » missionnaire de la mort du juste.
De la Vendée à la Bretagne :
renom de sainteté.
Dès le lendemain
de sa mort commença de s'amplifier la renommée de sa sainteté.
Le 29 avril, dans
ce petit bourg alors ignoré, plus de dix mille personnes, accourues de
plusieurs lieues, entourèrent de leur vénération la dépouille mortelle du
missionnaire. Tous voulaient l'approcher, faire toucher à son corps chapelets
ou médailles, dérober même la relique d'une mèche de cheveux ou d'un lambeau de
sa soutane usée. Il fallut mobiliser en service d'ordre les Pénitents blancs.
Dans la foule, une même parole se répétait :
- Le saint P.
Montfort est mort.
Puis sur son
tombeau dans la chapelle de la Sainte-Vierge, les miracles fleurirent. Un
courant de pèlerinages s'établit vers Saint-Laurent. Dès 1718, deux années seulement
après les funérailles, Mgr de Champflour, protecteur de la cause du
missionnaire comme il l'avait été de son zèle, se voyait dans l'obligation de
mettre ses fidèles en garde contre un culte public prématuré.
Les témoignages
les plus autorisés s'accordaient à ce plébiscite populaire : les Mémoires de
son ami de toujours, M. Blain, et de son compagnon de Mission, M. des Bastières
; les attestations de prêtres éminents qui l'avaient vu à l'œuvre : un M.
Dubois, aumônier de l'hôpital général de Poitiers, et un M. Barrin, vicaire
général de Nantes; les dépositions de ses confesseurs, les Pères Jésuites : PP.
Descartes, de la Tour, de Préfontaine, Martinet, Collusson. Même les prévenus
et les adversaires de la veille se mêlent au concert : Mgr de la Poype de
Vertrieu, qui en avait fait un interdit de séjour à Poitiers, apporte sa pierre
à la première biographie de Montfort, que publie dès 1724 M. Grandet, comme
s'il avait hâte d'amende honorable au nom de sa communauté de Saint-Sulpice.
EPILOGUE
« Vox populi, vox Dei : Dieu parle par la voix des peuples. »
Cette renommée
populaire de sainteté a reçu enfin, après la consécration officielle de la
béatification, celle suprême de la canonisation.
Cette
glorification officielle n'a pas connu les ascensions rapides d'un saint
Antoine de Padoue, un de ses pareils, ou d'une sainte Thérèse de
l'Enfant-Jésus, une de nos contemporaines. Elle suit plutôt la montée lente
dans la gloire d'une sainte Marguerite-Marie, la messagère du Sacré Cœur. Près
de deux siècles ont passé avant la béatification de Louis-Marie Grignion de
Montfort (22 janvier 1888), et plus d'un demi-siècle entre sa béatification et
sa canonisation (20 juillet 1947).
Le drame de la
Révolution française et les multiples contingences humaines ne furent pas
étrangers à ces retards.
Mais, au delà des
bouleversements de l'histoire et de ses petits à-côté, comment ne pas
reconnaître dans ces lenteurs un dessein préétabli de l'économie providentielle
sur le développement de la vie intérieure de l'Eglise ?
Plus que le Saint
de la Vendée, Montfort est le porteur d'un message. Sa mission ne se limite pas
aux confins d'une province ni à un tournant de l'histoire. Elle a un caractère
d'universalité dans l'espace et sur l'avenir : la diffusion de son Traité de par
le monde et l'influence profonde de sa spiritualité dans la sainteté
contemporaine en portent témoignage.
Ce message, comme
on dit aujourd'hui, tient dans cette vraie dévotion à la Très Sainte Vierge, approfondissement
et exploitation du culte de Marie dans la sanctification des âmes pour
l'extension du règne du Christ dans le monde, dont le postulat se trouve
exactement formulé par les trois premières lignes du Traité : C'est par la
Très Sainte Vierge Marie que Jésus-Christ est venu au monde et c'est aussi par
elle qu'il doit régner dans le monde.
Montfort est le
chef de file, le porte-étendard des apôtres des derniers temps, encore que nous
ne connaissions ni le jour ni l'heure de cet ultime chapitre de l'histoire,
s'il sera, dans son commencement ou dans sa fin, l'ère atomique, la période de
l'ultra-son, ou quelque autre époque apocalyptique insoupçonnée.
Pour apparaître
en pleine lumière et donner son plein effet, cette vocation historique exigeait
préalablement la découverte de son manuscrit (1842) qu'il avait lui-même
prophétisée, et à la suite, une certaine maturité de la pensée catholique sur
la médiation universelle de la Très Sainte Vierge.
Le Traité de la
vraie dévotion a eu sa très large part dans l'épanouissement de ce sentiment :
il suffirait pour s'en convaincre de relever les multiples références à
Montfort, sur ce chapitre, dans les marialogies d'aujourd’hui. Il est appelé à
contribuer plus encore à ses applications pratiques dans l'œuvre de la
sanctification. A la nouvelle de l'institution de là fête liturgique de Marie
médiatrice, présage, sans doute, d'une définition dogmatique, éloignée ou
proche, le R. P. Bainvel, S. J., écrivait : « Avec la fête, la dévotion ne
saurait manquer de se développer. Par quelles voies et sous quelles formes, c'est
le secret de Dieu. Il est probable que la consécration à Marie, entendue à la
façon du bienheureux Grignion de Montfort, y sera pour beaucoup. » (Marie, Mère de grâce. Appendice V, p.
140.)
L'illustre et
saint cardinal Mercier avait très bien entrevu ces perspectives, qui s'était
fait le promoteur d'un même mouvement en faveur de la définition dogmatique de
la médiation universelle de la Très Sainte Vierge et de la canonisation du
bienheureux de Montfort, comme si les deux causes se tenaient l'une l'autre.
Cette
canonisation arrive donc à son heure marquée, alors que la glorification de
Montfort trouve un monde préparé à recevoir une nouvelle impulsion
d'appartenance et de docilité à la Vierge, sanctificatrice des âmes.
Frank Duff, le
fondateur de la Légion de Marie — encore trop peu connue en France et qui est
comme une nouvelle frondaison sur le vieil arbre montfortain, — a bien souligné
la portée de cette canonisation qui déborde la personnalité d'un Saint, si
éminent soit-il. « Vous comprendrez que nous nous réjouissions de cet
événement, car c'en est un, et de grande importance, pour la vie religieuse
dans le monde entier. Il s'agit de bien autre chose que de rendre honneur à
celui qui a mérité cet honneur par une grande vie, comme a fait le bienheureux
de Montfort. Il s'agit aussi de mettre le sceau de l'Eglise sur une manière de
se comporter à l'égard de Notre-Dame. Car la doctrine de Montfort participe à
sa glorification personnelle. Il ne sera pas possible de séparer le Bienheureux
de son livre (le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge). Le sceau spécial
que la canonisation imprime au livre apportera forcément un changement complet
dans la manière dont désormais on abordera ce livre. » (Revue : Médiatrice et Reine, XIe
année, n° 6, p. 159.)
Avec cette
canonisation, notre génération aura-t-elle assisté aux derniers feux de
l'apothéose de Montfort ? Sans préjuger des décisions de l'Eglise, beaucoup
souhaitent, demandent, espèrent qu'un jour s'ajoutera, à l'auréole du Saint,
l'auréole du Docteur, du Docteur de la vraie dévotion à la Très Sainte Vierge.
TABLE DES
MATIERES
Préface 5
I.
Années de présage
(1673-1700). — Montfort : l'enfant. — Rennes : le collégien. — Paris : le
séminariste. 9
II.
Aumônier d'hôpital
(1700-1705). — Nantes : dans l'attente de l'heure de Dieu. — Poitiers : à
l'hôpital général. — Paris : à la Salpêtrière 22
III.
Missionnaire apostolique
(1705-1712). — Poitiers : premières armes. — Rome : l'obédience papale. —
Haute-Bretagne : sous les ordres de M. Leuduger. — Au pays nantais : le
calvaire de Pontchâteau. — Aux diocèses de Luçon et de La Rochelle : le «
parrain » de la Vendée militaire 32
IV.
Maître spirituel (1712).
— Dans l'ermitage de Saint-Eloi : par Marie, sa bonne Mère et sa divine Maîtresse
et par la Sagesse éternelle, à Dieu seul 79
V.
Fondateur (1713-1715). —
Au diocèse de La Rochelle : campagnes missionnaires 1712-1713, 1713-1714,
1714-1715. — La Compagnie de Marie. — Les Filles de la Sagesse 95
VI.
Année suprême (1716), —
Au diocèse de La Rochelle : dernière campagne missionnaire, 1715-1716. —
Saint-Laurent-sur-Sèvre : la mort du juste. — De la Vendée à la Bretagne :
renom de sainteté 113
Epilogue 123
a 55-47 - Imprimerie *Maison
da la Borna Presse*(St An), 5, rue Bayard. Paris -8e
DÉPÔT LÉGAL, 1947-3e