Fr. Gabriel Marie
Life
F. GABRIEL-MARIE
F. GABRIEL-MARIE
Grignion de Montfort
Routier de l'Évangile
Maison
Saint-Gabriel Librairie
Saint-Gabriel
85 -
St-Laurent-sur-Sèvre (Vendée) 1601,
est, Boulevard Gouin
France Montréal
(12), Canada
19 6 6
Avec la
permission des Supérieurs
F. Romain LANDRY,
24 juin 1966.
NIHIL obstat :
A. BULTEAU, prêtre,
27 juin 1966.
Imprimatur :
† Charles MASSÉ, v. g.
Luçon, le 29
juin 1966.
Premiers pas avec le Lecteur 4
I - La sage enfance d'un petit Breton 6
Dans une petite ville de Bretagne 6
Une famille riche... d'enfants 7
Au Bois-Marquer en Iffendic 8
Bon sang et bon cœur 9
Déjà un apôtre ! 9
II - Sur les chemins du Collège 11
L'enfant de Notre-Dame 11
L'étudiant modèle 12
Le camarade charitable 14
L'aîné, précepteur de ses frères 15
Un trio d'amis 16
III - En route vers le Sacerdoce 19
Le pauvre sur la grand-route 19
Dans Paris, la grand'ville 21
Rendez-vous avec la mort 23
« Votre Père sait ce dont vous avez besoin » 24
« Il s'est élancé comme une torche enflammée » 26
« Entre vos mains, Seigneur... » 27
IV - La montée vers l'Autel 30
Dans le « moule » de Saint-Sulpice 30
Un champion de la Gloire de Dieu 32
Le frère secourable à ses sœurs 33
Catéchiste des enfants et des pauvres 34
Le Pèlerin de Notre-Dame 35
« Je monterai à l'autel de Dieu... » 37
V- L'Aumônier des Pauvres 39
En suivant les détours de la Providence 39
Au Service des Pauvres 41
L'animateur des Jeunes 43
Près d'une sœur en détresse 44
L'apparition d'une robe grise 45
Ermite en plein Paris 47
VI - Révolution dans la Ville 51
Par la volonté des Pauvres 51
Un faubourg qui se convertit 52
Le Bon Samaritain passe dans la ville 53
Dans le sillage du Missionnaire 54
L'humilité d'un Saint 55
Le jardin de l'expiation 56
VII - Pèlerinages d'un Apôtre 59
Les aventures d'un Romieux... 59
Dans la Rome de Clément XI 60
Sur la route du soleil 61
Dans la lumière de Notre-Dame 62
Sous les ailes de l’Archange 64
VIII - L'Apôtre dans sa Famille 66
Un repas en famille 66
Un sermon... sur an prie-Dieu 67
Visite d'un Missionnaire 68
Une bonne leçon à son frère le Dominicain 69
Ouvrez à Jésus-Christ !... 70
IX - Le Missionnaire en action 72
Un diable qui se repose... 72
Bâtisseur de Temple 73
A propos d'une Foire... 74
Si vous aviez la foi... 74
Le triomphe de Notre-Dame 76
X - Sors de ton Pays 78
Le Missionnaire an couvent 78
Le Prophète dans son pays 79
Les audaces de l’Apôtre 80
Un ermitage qui refleurit 81
« Sors de ton pays et vas... » 83
XI - Missions dans le Nantais... 85
Aux prises avec le péché du monde 85
Mission au pays des vignerons 87
Un Saint de légendes 88
Chez un curé résistant... 89
« Pas de Croix, quelle Croix ! » 91
Le zèle de la Maison de Dieu 92
XII - L'Épopée d'un Calvaire 94
« Faisons an Calvaire ici ! » 94
Croisade sur la lande 95
« Qu'en ce lieu Von verra des merveilles... » 97
« Nous avons le Calvaire chez nous ! » 98
L'exaltation de la Sainte Croix... 99
XIII - Le triomphe de la Croix 101
La vengeance d'un subalterne 101
Montfort sons la Croix... 102
Dans la Maison de la Providence 103
Prouesse de charité sur la Loire 104
La destinée du Calvaire 105
XIV - L'Apôtre de La Rochelle 107
Un excellent Carême à La Garnache 107
En route vers La Rochelle 109
L'affrontement missionnaire 110
La trouée apostolique 112
« In hoc signo vinces ! » 114
XV - Dans le Diocèse de Richelieu 116
Une périlleuse traversée 116
Mission dans l'Ile-d'Yeu 118
Corps à corps avec les puissances du Mal 119
Printemps spirituel sur le Marais 121
Les paroles du Prophète 122
Le pain multiplié 123
XVI - Semailles dans les larmes 125
« Il faut être mondaine ou Claire... » 125
Dans l'Ermitage de Saint-Eloi 127
L'histoire merveilleuse d'un petit livre... 128
Mission chez les marins 129
Ou la conversion d'un curé entraîne celle de sa paroisse 130
En quête de vocations missionnaires 131
« La Croix est la Sagesse » 132
XVII - Le pèlerinage de l'amitié 134
Dans les bras de la croix 134
Etapes de grâces dans le pays choletais 135
D'un bon Frère, d'un mulet et d'un escroc 136
Un Saint traverse la Normandie 137
La rencontre d'un véritable Ami 139
« Par l'Ave Maria... » 140
XVIII - Les pauvres vont à l'école 143
Fondateur d'écoles charitables 143
Le premier Missionnaire de la Compagnie de Marie 144
La Sagesse à La Rochelle 145
Sur les brisées du diable 147
Dans la capitale du Bas-Poitou 148
L'Ermite de Mervent 150
XIX - Vers les lendemains de Dieu 153
Par le moyen des cantiques 153
Les souvenirs d'une châtelaine 155
Dernier pèlerinage à Notre-Dame des Ardilliers 157
Par la Croix à la Gloire 158
La Postérité d'un Saint 160
LES VOYAGES DU PERE DE MONTFORT 163
TABLE DES HORS-TEXTE 165
TABLE DES CHAPITRES 166
Premiers pas avec le Lecteur
Voulez-vous faire une
belle « Route » en compagnie de celui qui a choisi d'être, ici-bas, un vagabond
de Dieu ?
« C'en est
fait, je cours par le monde,
J'ai pris
une humeur vagabonde
Pour aller
sauver mon prochain... »
Et qui a marché sans
répit, sillonnant la France du Roi-Soleil, le Flambeau de la Foi à la main et
le Cantique de la Joie aux lèvres, pour entraîner ses frères les hommes sur le
chemin de la Vie éternelle ?
Sa vie d'apôtre et de
chevalier de Notre-Dame a été une continuelle procession à travers le Royaume
de Dieu. Une procession où des milliers de flambeaux s'allumaient soudain à sa
Flamme et laissaient une longue traînée lumineuse dans la nuit.
S'il a tant marché, ce
n'est pas par humeur naturelle ni par éducation première. Car nul ne fut plus
casanier et ami de la solitude, à la maison paternelle, au collège et au
séminaire ; nul ne fut moins curieux des sites pittoresques de la terre, des
décors pompeux des villes, des fêtes profanes du monde.
S'il a tant marché,
c'est par amour des pauvres et des petits, c'est par sollicitude des âmes trop
facilement oublieuses de leur destinée, c'est par vocation de prophète et
besoin incoercible de proclamer la Sagesse et l'Amour de Dieu, c'est par
mission spéciale du Pape qui lui a dit : « Allez et enseignez la doctrine de
l'Evangile aux peuples et aux enfants pour renouveler partout l'esprit du christianisme.
»
Aventurier de
l'Evangile, il s'en est allé parmi les hommes, sans biens et sans amis, sans
feu ni lieu, contredit et rejeté, « comme une balle dans un jeu de paume »,
mais témoin fidèle de Dieu et de ses mystères, énamouré de « la Sagesse
éternelle, incarnée et crucifiée », l'âme gonflée d'une formidable espérance et
d'une dévorante charité... Et il a traversé le grand siècle comme un « bolide
de Dieu »...
Et voici 250 ans qu'il a
fait l'escalade de la vie glorieuse, et que Dieu l'a placé sur son orbite
d'éternité. Or, loin de s'effacer, son sillage ne fait que s'élargir derrière
lui, entraînant, de plus en plus nombreuses, les âmes, dans la lumière de sa
spiritualité et le courant puissant de ses vertus.
La vie de ce Saint est
une des plus belles courses de l'histoire. C'est le simple récit de cette
course que nous allons faire. A chaque page de ce livre vous entendrez résonner
les pas d'une marche vers Dieu seul, dans un décor qui change à tout instant et
une aventure qui devient toujours nouvelle... Dans la caravane, nous
entendrons, tour à tour, les proclamations hardies du prophète qui, le regard
sur l'horizon, fouette la torpeur de ceux qui s'endorment ou dénoncent l'astuce
de ceux qui s'évadent, et les exclamations étonnées des pauvres humains qu'une
telle marche essouffle ou ravit...
Nul voyage ne peut nous
faire respirer plus profondément l'air pur de l'Evangile et nous remplir
davantage les yeux des paysages du royaume de Dieu.
Au petit pas de
l'enfant, d'abord ; puis, à la cadence régulière du pèlerin ; et dans la foulée
hâtive du missionnaire, enfin, avec les frères Mathurin, Jacques ou Nicolas, ou
avec MM. Olivier, des Bastières ou Mulot, partons.
I - La sage enfance d'un petit Breton
C'était en Bretagne. Au
pays où fleurissent le blé noir et l'ajonc d'or. Non sur la côte déchiquetée
qui se dresse comme une proue sur l'Océan. Mais assez loin à l'intérieur,
au-delà des vallons intimes où de petites vaches paissent l'herbe fine, et des
collines arrondies où le damier des champs cultivés est parsemé de rocs gris...
Au-delà des landes silencieuses sur lesquelles la brise d'ouest fait frissonner
imperceptiblement les bruyères, et de la forêt profonde où les korrigans des
légendes dansent des rondes folles au clair de lune.
De cette vieille
province se lève partout comme un parfum de mystère. Si elle semble perdre de
son pittoresque lorsqu'elle cesse d'être granitique et « bretonnante », sa
fidélité profonde demeure...
Au temps de la
Monarchie, Rennes en est la capitale. Rennes, une grande ville aux maisons de
briques, cité bien assise sur les deux bords de la Vilaine, au cœur d'une
plaine fertile qui ressemble à beaucoup d'autres régions de France.
C'est dans ce décor de
Haute Bretagne que se sont déroulées les enfances du Saint dont nous allons
suivre les pas.
Dans une
petite ville de Bretagne
A cinq grandes lieues de
Rennes, voici Montfort flanquée de son puissant château et vivant encore d'un
glorieux passé. La tête adossée à la colline, elle trempe sa robe dans la brume
de la vallée du Meu qui coule à ses pieds... L'air parfumé de « doulce France »
s'y marie aux senteurs plus âpres des brises armoricaines...
Sous le règne du «
Roi-Soleil », on l'appelait Montfort-la-Cane. Ce surnom lui venait d'une
légende que rappelle, dans l'église, un retable du temps : on y voit une cane
et ses canetons se rendre à la messe en survolant la foule des fidèles. — Une
jeune fille aurait fait un vœu en se précipitant dans l'eau d'un étang pour
sauver sa vertu des mains d'un mauvais seigneur ; et une cane, témoin de cet
héroïsme, serait revenue, chaque année, offrir un de ses canetons à M. le
Recteur à l'occasion de chaque service anniversaire.
Cette petite ville
fortifiée était toujours fière de ses remparts du haut desquels on voyait ses
toits bleus s'étaler à mi-côte d'un bec escarpé, au confluent de deux rivières,
le Meu et le Garun, qui serpentent parmi les prés verts. Tout près, la
légendaire forêt de Brocéliande couronnait encore la colline et poussait loin
derrière l'horizon la profondeur de son mystère.
Aujourd'hui, murailles
et tours sont démantelées. Et il ne reste, de l'immense forêt, que des bosquets
où le promeneur ne risque plus de s'égarer. Mais, si le faste des anciens jours
s'est évanoui, une célébrité nouvelle lui est venue.
... De partout à la
ronde on aperçoit une colossale statue que l'église porte bien haut dans le
ciel. C'est la statue d'un saint qui a voulu prendre le nom de sa ville natale
et qui en est devenu la principale gloire : Saint Louis-Marie Grignion que les
populations de l'Ouest continuent d'appeler le « bon Père de Montfort ». Tous
les environs de Montfort (la Bachelleraie, Heurtebise, Saint-Lazare,
l'Abbaye...) rappellent à l'envi son souvenir, sans oublier sa maison natale
qui subsiste toujours, rue de la Saunerie.
Une
famille riche... d'enfants
Il y naquit, en effet,
le 31 janvier 1673, à l'époque où Louis XIV aménageait somptueusement le château
de Versailles pour y fixer sa cour.
Le père, Jean-Baptiste
Grignion de la Bachelleraie, exerçait une fonction d'avocat, qui lui rapportait
plus d'honneur que d'écus ; la mère, fille d'un échevin de Rennes, — on dirait
aujourd'hui, conseiller municipal —, était d'une grande vertu et d'une piété
exemplaire. Dieu allait leur donner de nombreux enfants : huit garçons et dix
filles dont Louis-Marie devait être l'aîné.
Des huit garçons de
cette famille patriarcale élevée dans la gêne et la crainte de Dieu, quatre
s'envoleront rapidement avec les anges, trois deviendront prêtres, le dernier
sera un chef de famille modèle. Sur les filles, l'histoire est plus discrète,
mais non moins édifiante : deux d'entre elles firent profession dans une
communauté de moniales ; une autre voulut aussi entrer en religion, mais elle
dut se résigner à être malade, ce qui est, de toutes les vocations, une des
plus sûres et des plus sanctifiantes quand on l'accepte avec amour, de la main
de Dieu ; enfin, une quatrième mourut tertiaire de Saint-François.
Il faut ajouter que
trois des oncles du jeune Grignion étaient déjà dans les ordres. Le Pêcheur
divin lançait de vigoureux coups de filets dans la famille.
Le petit Louis, quelque
temps après son baptême, devait être confié à une brave fermière de la
Bachelleraie, la mère André. C'était une excellente chrétienne, et le serviteur
de Dieu lui gardera, toute sa vie, affection et reconnaissance. Sur
l'emplacement de sa maison qui a disparu, une croix a été plantée qui rappelle
que ce lieu a été sanctifié par le berceau d'un saint.
A la campagne, la vie
était rude, mais elle avait aussi ses joies calmes et profondes. Les premières
images des forêts et de leurs solitudes, des champs et de leurs travaux
marqueront profondément de leur virile sérénité le tempérament mystique de
notre héros. Il aimera la poésie de la nature et la foi simple des paysans. Et
il reviendra plus tard sur ces hauteurs pour y goûter la paix de la retraite et
y recueillir les inspirations de l'Esprit...
Au
Bois-Marquer en Iffendic
C'est un bel enfant que
la mère André ramène au foyer paternel, et Mme Grignion, accaparée par un et
bientôt deux nouveaux bébés, s'émerveille de le voir bien sage à côté d'elle et
de l'entendre lui réciter les prières que sa nourrice lui a apprises...
Mais la famille ne reste
pas longtemps dans la maison qu'elle occupe à Montfort. Pour des raisons de
convenance ou de fortune, Jean-Baptiste Grignion quitte la ville et installe
les siens au Bois-Marquer en Iffendic : c'est une sorte de gentilhommière, en
pleine campagne, à une lieue du bourg. On y voit encore la grande et belle
cheminée de la cuisine où les enfants, de plus en plus nombreux, formeront le
cercle de famille autour de leurs parents ; et, à l'étage qui était divisé en
chambres, l'endroit où logeait Louis-Marie.
Au dehors, une charmille
où il se retirait pour prier, et qui pousse encore des rejetons, et, des
paysages champêtres que la nature continue d'habiller, à chaque saison, mieux
que Salomon dans sa splendeur. L'âme pure et pieuse du petit paysan, tout au
long de son enfance, ne cessera de découvrir, dans ces choses familières, la
trace de Dieu.
En compagnie de sa
sainte mère, il se rendait à l'église d'Iffendic où il passait de longs moments
devant le tabernacle. Cette église subsiste encore, originale et discrète ; et
les Beaux-arts lui ont rendu dernièrement la fraîcheur de sa jeunesse.
Louis-Marie y venait aux offices, le dimanche, avec les villageois, et se
laissait émouvoir ineffablement par la Parole de Dieu. On l'entendra répéter
autour de lui, presque mot à mot, les sermons ou les catéchismes auxquels il assistait
régulièrement.
Sans doute a-t-il
souvent parcouru, solitaire ou avec les enfants de son âge, le long chemin —
boueux et difficilement praticable en hiver, mais tout fleuri et plein de
surprises au printemps — qui conduit du Bois-Marquer à Iffendic. Avec ferveur,
il courait se préparer à la première Communion, auprès des prêtres de sa
paroisse, ou recevoir d'eux les premières leçons qui s'ajoutèrent aux rudiments
qu'on lui avait enseignés à la maison.
Comme Jésus au Temple,
il émerveillait ses maîtres par sa docilité, son intelligence et son
application. Et ils ont assuré eux-mêmes « qu'il ne leur avait jamais fait
aucune peine », et qu'il accomplissait tous ses devoirs de la meilleure grâce,
sans qu'il fût jamais nécessaire de l'y contraindre par des menaces ou des
châtiments, tellement était grande déjà la fidélité de son âme.
Les bons anges
entouraient d'une vigilance spéciale l'enfance de celui qui devait être un des
chantres les plus zélés de la bonté de Notre-Dame et l'un des plus ardents
champions des Droits de Dieu.
Bon sang
et bon cœur
Louis a douze ans. C'est
un beau gars des champs que l'air pur, les longues marches et les multiples
travaux de la terre ont fait grandir et rendu robuste. De son père il a hérité
une puissante constitution : il en donnera maintes preuves, plus tard, par sa résistance
physique et par sa force morale.
De son père aussi, qui
est généreux, mais dont le tempérament violent éclate en colères qui sèment la
frayeur au foyer, il tient les solides qualités de la race bretonne : la
vaillance et la fidélité. S'il se lançait dans la politique ou la guerre, ou à
la découverte de terres inconnues, comme le font encore tant de ses
compatriotes, il deviendrait l'un des plus grands aventuriers de son siècle.
De toute manière, il ne
s'arrêtera pas à mi-chemin. Bon sang ne saurait mentir. Avec sa foi bretonne,
il deviendra un pèlerin de l'Absolu. Et les grâces dont il est prévenu, ou
qu'il obtient du Cœur maternel de Marie sa bonne Mère du Ciel, vont faire de lui
un soupirant continuel de la Sagesse divine. C'est bien une aventure qu'il va
vivre, la plus belle des aventures, celle de la sainteté.
En attendant l'heure des
prouesses qui ne saurait tarder, le voici, au foyer, le plus tendre des fils,
et tout dévoué au service des siens. Il est l'aîné et il partage tous les
soucis de ses parents. Les soucis de son père dont les affaires ne vont pas
bien, et qui en perd souvent la maîtrise de lui-même, et ceux de sa mère,
tendrement inquiète au milieu de ses enfants. Certains jours, une atmosphère
orageuse règne dans la maison où en présence de M. Grignion chacun se tait prudemment.
Alors multipliant les prévenances, Louis s'affaire utilement, et s'efforce de
neutraliser les causes d'agacement par une aimable serviabilité.
Avec la même gentillesse
qu'il déploie pour apaiser les tempêtes paternelles, il sait consoler et
encourager sa mère dont le cœur est souvent gros de chagrin. Parfois, il la
voit pleurer en secret, et dissimulant sa peine... Alors, il s'approche d'elle
délicatement, et l'embrassant, il lui glisse à l'oreille des mots affectueux,
si suaves et si célestes qu'ils semblent lui être dictés par la Sainte Vierge,
en qui toute affliction devient douceur.
Déjà un
apôtre !
Enfant de bénédiction
qui sait réconforter sa mère, avec des paroles inspirées, il exerce aussi parmi
ses compagnons, l'office de petit missionnaire, nous disent ses maîtres. Déjà
l'Esprit de Dieu repose sur lui et en fait son témoin...
Tout ce qu'il apprend au
catéchisme et dans les sermons, il le conserve dans son âme profonde et il en
vit extraordinairement. Un de ses camarades d'enfance qui demeurera toute sa
vie son plus intime ami, évoque avec édification la manière dont il le voyait
vivre alors : « Tout ce qu'on lui disait sur la religion ou la piété attisait
en son cœur une flamme mystérieuse. Sa conduite, son air, ses paroles,
montraient qu'il en était pénétré d'une manière dont on n'est guère susceptible
de l'être à cet âge. Tous ses moments étaient utilement remplis, mais il n'y en
avait point de plus chers pour lui que ceux qu'il consacrait à la prière. »
On le voyait souvent se
retirer sous la charmille du jardin pour y prier tout seul. Et tandis que ses
yeux se remplissaient de larmes, il disait au Bon Dieu de belles choses comme en
savent dire les enfants.
Les grandes personnes
remplies d'étonnement par sa dévotion précoce et l'enthousiasme religieux de
ses propos en félicitaient les parents Grignion.
C'est une âme de cristal
en qui la foi monte déjà comme une flamme claire et chaude. Au contact des
affaires de ce monde il se mûrit peu à peu au sein de sa famille, mais c'est
toujours la fibre chrétienne qui résonne en son cœur : toujours il prend parti
pour l'honneur et le service de Dieu. La confirmation vient d'en faire un parfait
chrétien qui ne songe plus qu'à vivre selon l'esprit de l'Evangile ; et, à
cette occasion, il s'est mis sous le patronage de la Reine des Cœurs en
ajoutant à Louis, son nom de baptême, celui de Marie.
Auprès de sa mère, très
dévote, et par une grâce printanière qui va donner un cachet d'idéale tendresse
à ce qu'il y a d'austère et d'inflexible dans son caractère de Breton, il s'est
épris, tout jeune, d'une admirable dévotion envers la Très Sainte Vierge. Toute
sa vie, il sera l'enfant confiant et dévoué de Celle qu'il appelait sa « Chère
Mère du Ciel ». Et son ami Jean-Baptiste Blain reconnaîtra que Marie l'avait
déjà choisi pour un de ses grands favoris.
A la maison, déjà, on le
voit s'en faire l'apôtre auprès de ses frères et sœurs, ou des petits camarades
qu'il entraîne avec lui. Car il a la piété attirante, et même ses petits
sermons ont je ne sais quoi de séduisant et d'impérieux à la fois. Profitant de
son ascendant sur eux, il les rassemble devant un petit autel improvisé dans la
verdure, et après leur avoir fait des répétitions de catéchisme, il les
entraîne à réciter pieusement le chapelet avec lui.
L'une de ses petites
sœurs, Louise-Guyonne, plus pieuse que les autres, aime à multiplier les Ave en
sa compagnie. Pour l'encourager, Louis-Marie lui fait de petits cadeaux ; puis,
lorsque la lassitude se fait sentir : « Ma sœur, lui dit-il, avec beaucoup de
finesse, tu seras toute belle, et tout le monde t'aimera si tu aimes bien le
Bon Dieu. »
II - Sur les chemins du Collège
A douze ans, Louis-Marie
est un solide garçon qui témoigne d'une maturité précoce et de beaux moyens
intellectuels. Les parents Grignion désirent pour leur aîné une formation qui
lui permette de prendre place dans le monde de cette fin du XVIIe
siècle où, comme à la cour du Roi, toutes les ambitions sont en lice. Avec des
dispositions brillantes et le mordant que lui donnent son sérieux et son
courage, pourquoi ne s'imposerait-il pas à l'attention des hommes et ne
verrait-il pas s'ouvrir devant lui une de ces situations qui donnent du lustre
à une famille ?
Jean-Baptiste Grignion
connaît trop la gêne dans ses affaires et l'obscurité dans sa fonction pour ne
pas faire un tel rêve sur la tête de son fils aîné. Mais comment forcer la
porte de l'avenir, sans titres ni fortune ? Un seul moyen : les humanités qui
préparent les élites, et les études qui donnent le savoir et l'éloquence.
Or, tout près, à Rennes,
au collège Saint-Thomas Becket, on peut tenter ce beau dessein : les Jésuites,
qui le dirigent, sont les grands éducateurs de l'époque et la jeunesse des
meilleures familles de la Province se rassemble devant leurs chaires. Et quel
milieu plus favorable pour nouer les relations utiles dans la vie et se former
aux belles manières qu'exige la société ? Par ailleurs, l'enseignement y est
donné gratuitement, et Louis-Marie peut trouver pension chez son oncle
maternel, l'abbé Robert de la Viseule, qui habite dans le voisinage du collège
: ainsi sera-t-il suivi dans ses études et protégé contre les dangers moraux
qui guettent les milliers d'adolescents laissés à eux-mêmes au sein d'une
grande ville.
L'enfant
de Notre-Dame
Dans la campagne du
Bois-Marquer, en dépit de son esprit ouvert et de son caractère laborieux, il
n'a pu faire que des études disparates. Au collège, désormais, il va suivre
assidûment les cours depuis la sixième jusqu'à la rhétorique, entraîné par
l'émulation de nombreux camarades. Ils sont plusieurs centaines dans la même
classe que lui, mais tous ne sont pas animés par la passion du savoir. Parmi
eux, il y a des fantaisistes ou des libertins qui rendent souvent la classe
houleuse et pénible pour les maîtres et les bons élèves.
Louis-Marie connaît trop
les désirs de ses parents et les recommandations de sa pieuse mère pour se
laisser entraîner à cette sotte turbulence qui rend stériles les études et
compromet la formation et l'avenir. Il s'attache intimement à son professeur
d'humanités, le P. Camus, qu'il va suivre de classe en classe pendant quatre
ans. Aussi en est-il vite distingué comme l'élève le plus appliqué et le plus
brillant de son cours.
C'est à sa fervente
dévotion à la Vierge qu'il doit de rester fidèle et constant durant ces années
où le mal et les tentations le frôlaient quotidiennement. Petit campagnard
habitué à la vie studieuse et à la prière solitaire, il fuit la foule et les
vacarmes des lieux où l'on s'amuse. Sitôt finies les activités du collège, il
rejoint la maison calme de son oncle à qui il rend compte de sa journée. Et il
se livre tout entier à son devoir d'état qui est d'étudier.
Pour le soutenir dans
ses efforts, il y a la Congrégation de la Sainte Vierge où, avec les plus pieux
de ses camarades, il reçoit l'enseignement et la formation spirituelle des
Pères. Son amour filial envers Marie en est singulièrement attisé. Dans les
églises de Rennes il y a des Madones aux pieds desquelles il vient souvent
prier : Notre-Dame de la Paix, Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, Notre-Dame des
Miracles.
Devant cette dernière
surtout, ses colloques sont interminables. Notre-Dame des Miracles est la
protectrice traditionnelle de la ville. Cela remonte à la guerre de Cent Ans où
les Rennais étaient assiégés par les Anglais. Dans leur angoisse, ils venaient
en foule devant cette statue pour confier leur sort à Celle qui est le Refuge
et l'Auxiliaire des chrétiens... Or voici qu'une nuit les cloches se mettent à
sonner toutes seules. La population accourt et se jette en prière devant la
Madone. Soudain celle-ci s'illumine, et l'on voit sa main remuer et montrer
avec insistance un endroit de l'église. Intrigués par ce geste, quelques hommes
ôtent les pavés et creusent le sol-Surprise ! On découvre la longue galerie par
laquelle les assiégeants se préparaient à entrer dans la ville... Sans se
douter qu'ils sont démasqués, ils sont attaqués par surprise et mis en déroute.
Et Rennes sauvée acclame Notre-Dame...
De plus en plus, notre
pieux adolescent comprend que toute âme chrétienne est aussi une citadelle
autour de laquelle rôde l'ennemi. Chaque jour, il se consacre tout entier à
Marie, le matin en allant en classe, et, le soir, en rentrant au logis ; il vit
sous sa protection et chemine la main dans la main de sa Mère du Ciel. C'est
ainsi que pendant les sept ans de sa vie de collège il défendra vaillamment la
pureté et la ferveur de sa jeunesse contre les griseries du succès et les
tentations d'un âge sans boussole.
Son oncle prêtre qui l'a
connu pendant ces années-là a rendu un magnifique témoignage de son humilité,
de sa piété et de son obéissance ; il n'hésita pas à déclarer que tout était
édifiant dans sa conduite et qu'il fut d'une vigilance si généreuse qu'il
conserva intacte l'innocence de son baptême.
L'étudiant
modèle
Tout adonné à ses
travaux de collégien et à ses pratiques de dévotion, Louis-Marie ne se dérobe
pas à l'obligation de faire du bien autour de lui. Pour obéir à ses parents et
donner le meilleur de son temps aux études qui constituent son devoir d'état,
il se dégage des groupes folâtres qui font les cent coups dans la ville. Mais
d'autre part, il ne tarde pas, sur le conseil de ses maîtres, à se mêler aux activités
des Congrégations mariales, en honneur dans les collèges des Jésuites.
Les meilleurs jeunes
gens s'y rassemblaient régulièrement pour s'y entraîner à la prière, à la
charité envers les pauvres, et aux méthodes d'apostolat de l'époque. On ne
saurait exagérer la valeur de l'élite chrétienne qui fut formée ainsi, dans une
société légère et jouisseuse, par ces associations, sous le regard de la Sainte
Mère de Dieu.
Louis-Marie s'y engagea
avec un enthousiasme croissant. D'année en année, il devenait toujours plus
l'animateur de ses camarades, et provoquait sans cesse à de nouvelles
initiatives ceux qui, comme lui, ne rêvaient que du règne de Dieu dans les
âmes. Dans le collège d'abord, où se mêlaient beaucoup d'influences mondaines :
il avait le courage d'y prendre parti pour l'autorité et d'y défendre ses
maîtres contre les critiques malveillantes ; sans respect humain, il protestait
contre les propos et les attitudes contraires aux bonnes mœurs et à la bonne
éducation.
Quand il était témoin de
dérèglements autour de lui — et cela était quotidien à certaines époques de
l'année — il s'en affligeait et faisait pénitence, secrètement. Toujours il
refusa de s'associer aux fêtes profanes et aux mascarades de carnaval dans
lesquelles la jeunesse se laisse aller à toutes sortes d'excès et d'impudeur.
Un jour de mardi gras, il est à souper chez un de ses amis, et voici que, pour
amuser les invités, un jeune homme masqué fait irruption dans la salle, lançant
des propos libres et prenant des attitudes choquantes. Louis-Marie se lève de
sa place en disant qu'il ne veut pas être témoin d'un spectacle scandaleux, et
il s'éclipse... La compagnie, plutôt gênée, s'arrête bien vite de rire... On
court après lui pour le ramener à table... Il y revient en effet, mais les yeux
remplis de larmes et témoignant visiblement de sa confusion et de son chagrin
pour ce qui s'était passé. Chacun avait compris la leçon.
S'il fuyait les réunions
mondaines, il était tout à fait à l'aise dans les lieux de charité, dans les
hôpitaux, au milieu des malades, des enfants abandonnés et des pauvres si
souvent méprisés ou mal aimés. Avec quelques étudiants généreux qui se
regroupaient à l'hôpital, surtout les jours de congé, pour s'initier sous la
direction d'un aumônier zélé, M. Bellier, aux œuvres de miséricorde,
Louis-Marie passe de longues heures à servir les impotents, à faire aux
infirmes des lectures pieuses, et le catéchisme aux enfants sans famille
recueillis par charité. Il est tout à la joie de faire du bien à ces déshérités
et de servir Jésus-Christ dans ses pauvres ; cela va même devenir pour lui une
passion qui finira par envahir toute sa vie...
Bientôt, l'hôpital ne
lui suffit plus. On le voit dans la rue, penché vers les mendiants, donnant le
bras aux vieillards ou à l'écoute des misères de son quartier. Il suit en cela
les exemples de sa sainte mère qui est tout étonnée, un jour, de rencontrer à
l'hôpital une pauvresse qu'elle avait elle-même plusieurs fois secourue. « Qui
vous a fait entrer ici ? » lui demande-t-elle. « Mais, votre fils, Madame... »
lui est-il répondu. Il a fait toutes les démarches pour m'ouvrir la porte de
l'hôpital, et il m'y a fait conduire dans une chaise à porteurs. »
Entendant cela,
l'heureuse mère demeure muette d'émotion, mais elle s'en retourne toute consolée
: non seulement le cœur de son fils aîné n'avait rien perdu de sa délicatesse
et de sa piété, ainsi que l'affirmait son frère l'abbé, mais voici qu'une
grande flamme de charité brûlait en lui, et qu'il se préparait à devenir un
véritable homme de bien, peut-être un grand apôtre et un Saint...
Le
camarade charitable
Par son amitié et son
travail, sa piété et sa charité, par ses succès qui sont aussi notoires que ses
vertus, Louis-Marie s'est affirmé peu à peu dans le milieu mouvant et disparate
du Collège. Et son influence s'est accrue d'autant parmi les rhétoriciens et
les philosophes qui sont maintenant ses camarades et dont le régime est plus
libre et indépendant.
Parmi les centaines de
jeunes gens qui suivent les mêmes cours que lui, il passe pour un saint, pour
une vedette de la charité. On l'a toujours vu pacifiant les boutefeux,
consolant les malchanceux, s'empressant à attiser la gaîté et à maintenir
l'union, à venir en aide à ceux qui sont dans le besoin. Aussi les meilleurs
recherchent-ils son amitié comme une belle joie humaine autant que comme une
relation édifiante.
Voici un écolier pauvre
qui se dérobe furtivement aux contacts des autres. S'il n'ose affronter les
groupes, c'est parce qu'il est mal vêtu et court le risque d'une raillerie sans
pitié. Louis-Marie l'a remarqué, il a surpris ses sourires forcés qui
s'arrêtent brusquement et deviné sa fierté refoulée. Il sait, par expérience,
que la pauvreté est une humiliation permanente qui peut, à la longue, aigrir
les âmes.
A la première occasion
où il voit son camarade brocardé à cause de sa tenue minable et de son manque
de contenance, il s'avance bravant les rires, et il propose une collecte pour
lui payer un habit convenable. Et tendant la main, il demande gentiment : « Que
chacun donne selon son bon cœur et selon ses moyens ! » La somme recueillie est
modique, mais la raillerie méchante fait place à une sympathie fraternelle,
chacun s'estimant honoré de faire un geste...
Poussant son avantage,
Louis-Marie emmène aussitôt son condisciple chez le mercier pour lui acheter un
habit. Hélas ! il n'a en main que la moitié du prix qu'on lui fait. Qu'à cela
ne tienne ! La charité ne peut rester en panne. S'avançant, avec le sourire, il
dit simplement au marchand : « Voyez comme cet écolier est misérablement
vêtu... Or, il n'a pas les moyens de se payer un autre habit. J'ai quêté dans
la classe tout ce que j'ai pu pour lui en acheter un neuf... Et voici la somme
que j'ai recueillie... Si ce n'est pas suffisant, ne pourriez-vous pas faire la
charité de ce qui manque ? N'est-il pas votre frère comme le mien en
Jésus-Christ ? »
A de tels accents le
marchand comprit que l'aumône aussi est une bonne affaire... Et il habilla de
neuf le pauvre écolier qui put désormais se présenter sans honte au Collège.
C'est ainsi que Louis-Marie, en dépit de ses origines modestes, par sa charité
simple et réaliste, se faisait écouter et respecter des fils de familles et les
ramenait à l'Evangile.
L'aîné,
précepteur de ses frères
Les enfants ont grandi à
la maison du Bois-Marquer, et plusieurs sont maintenant en âge d'étudier. A la
campagne, loin de toute école, cela n'est pas facile, et il ne peut être
question d'avoir un précepteur comme dans les familles aisées.
Sans doute, Louis-Marie
ne manque pas d'aider ses parents dans les tâches du foyer lorsqu'il revient de
Rennes, au temps des vacances. Tout en continuant de se cultiver lui-même, il
s'empresse d'apprendre à ses frères et sœurs, les premiers rudiments de la
lecture et de l'écriture, ainsi que le catéchisme, ce qui est pour lui une
bonne occasion de les former à la piété. Ses parents sont ravis de ses talents
d'éducateur...
Comme il ne peut être
question d'interrompre ses études au Collège, l'idée leur vint d'aller habiter
à Rennes avec l'oncle de la Viseule qui y exerce son ministère sacerdotal.
Garçons et filles pourraient fréquenter les écoles, tandis que l'abbé et
Louis-Marie s'occuperaient de les faire travailler à la maison.
Laissant le domaine à un
fermier, J.-B. Grignion s'en vint donc résider à Rennes avec sa nombreuse
famille. Louis-Marie retrouve ainsi d'une manière habituelle la chaleur du
foyer. Et aussi les devoirs assujettissants d'un aîné qui doit se dévouer à ses
frères et sœurs auprès de ses parents. Sans négliger en rien ses devoirs de
rhétorique où il vient d'entrer, ni abandonner ses habitudes de dévotion et de
charité, il donne aux siens le meilleur de son temps. Comme il est vigoureux,
méthodique et zélé, il va faire face à tout d'une manière exemplaire.
Au milieu de ses frères
et sœurs, il a la ferme autorité de son père et les attentions délicates de sa
mère, aidant, stimulant et consolant chacun, selon son âge et son tempérament.
Il les maintient toujours occupés, au travail, à la prière ou au jeu, tour à
tour. Avec lui, en dépit du nombre, c'est la joie et la paix dans la maison.
Il les forme à la piété
surtout, d'une manière qui remplit d'admiration sa mère et l'oncle prêtre qui
vit sous le même toit. Il les rassemble autour d'un petit autel de la Sainte
Vierge, et leur fait réciter le chapelet avec beaucoup de dévotion. Quand l'une
ou l'autre de ses sœurs est distraite ou trouve la prière un peu longue, il
l'exhorte habilement ou propose de belles intentions à sa générosité.
Au cours de ses
premières années de collège, il avait meublé ses heures de solitude et de
détente à dessiner, à peindre et à sculpter, et il avait bientôt fait preuve
d'un véritable talent en réalisant des figures et des petits tableaux de piété.
Devant un tableau de l'Enfant Jésus, jouant avec saint Jean-Baptiste, un Conseiller
du Parlement, venu à la maison, fut si émerveillé qu'il lui donna un louis d'or
pour ses pauvres. Comme on le pense, Louis-Marie mettait en œuvre tous ses dons
d'artiste pour intéresser et former ses frères et ses sœurs ; et ceux-ci, selon
le penchant de leur âge, n'avaient rien de plus pressé que de l'imiter en tout
ce qu'ils lui voyaient faire. Il les formait à son image.
Aussi, ne faudra-t-il
pas s'étonner si nous voyons deux de ses frères suivre ses traces plus tard :
Joseph-Pierre, qui va maintenant au collège avec lui, entrera dans l'Ordre de
Saint-Dominique, et Gabriel-François, qui commence tout juste à fréquenter
l'école, deviendra curé d'Iffendic et y mourra, un an après lui, en 1717. Quant
à ses sœurs, Renée, Sylvie, Françoise-Marguerite, Louise, Françoise-Thérèse et
Gilonne, trois d'entre elles entreront au couvent. Les saints ne se sauvent
jamais seuls et laissent toujours derrière eux un sillage de grâce et
d'idéal...
Un trio
d'amis
Par goût personnel et
aussi pour obéir aux conseils de sa mère et de son oncle qui craignaient pour
lui les contacts d'une jeunesse légère et libertine, Louis-Marie était demeuré
longtemps effacé et solitaire. La piété, les études, les activités charitables
avaient rempli ses années d'adolescence. Il ne fut pas cependant un saint de
vitrail vivant hors des remous de l'existence, sans relations et sans amis.
Au contraire, au milieu
d'une vie laborieuse et austère, il connut des heures d'inoubliable intimité
avec les meilleurs de ses condisciples ; c'est d'ailleurs grâce à leurs
souvenirs que nous sont connues ses années d'étudiant. Deux surtout lui
restèrent liés pour la vie et devinrent comme lui d'éminents hommes d'Eglise :
Jean-Baptiste Blain et Claude Poullart des Places.
Jean-Baptiste Blain
n'entra guère dans ses confidences qu'à partir de la rhétorique. Il finira ses
études, avec lui, à Rennes, et c'est à son appel, qu'il rejoindra Saint-Sulpice
à Paris où il deviendra docteur en Sorbonne. Leur ministère les séparera
ensuite, mais jamais ils ne s'oublieront : ils auront même quelques rencontres
mémorables et, après la mort du saint missionnaire, Jean-Baptiste Blain,
chanoine de Rouen, viendra faire un pèlerinage près de son tombeau, à
Saint-Laurent-sur-Sèvre. C'est alors qu'il écrira sur son ami de collège et de
séminaire des pages de fervente admiration.
Il évoquera le souvenir
des belles années où, ensemble, ils étudiaient, priaient, se dévouaient au
service des pauvres, ainsi que les longues et cordiales rencontres où ils se
confiaient leurs rêves d'avenir. Les propos de Louis-Marie, écrira plus tard
Blain, « n'étaient que de Dieu et des choses de Dieu. Ils ne respiraient que le
zèle du salut des âmes ». Dans ses colloques avec la Vierge, il avait déjà
envisagé de se préparer au Sacerdoce...
J.-B. Blain rappellera
encore les longues promenades ou les visites de vacances au cours desquelles il
découvrit l'âme profonde de son ami. Un jour qu'il était allé le voir chez ses
parents, au Bois-Marquer, il l'avait trouvé dans une grande anxiété.
Louis-Marie connaissait l'existence « d'un livre sale et obscène » dans la
bibliothèque de son père et cela le peinait beaucoup. N'y tenant plus, il avait
profité de ce qu'il était seul à la maison pour jeter ce livre au feu. « Il
venait de faire le coup, raconte Blain, lorsque je le trouvai... timide et
presque tremblant, dans l'appréhension de la venue de son père, mais fort
content d'avoir fait son sacrifice... »
A l'arrivée de son ami,
il redevint souriant et détendu : « Il me montra dans son jardin des lieux
retirés et propres à la prière où il se plaisait et passait la meilleure partie
de son temps dans ce saint exercice. II me paraissait si rempli de Dieu, si
occupé de lui, si pénétré de son amour, et du désir de sa perfection que j'en
demeurai également confus et édifié. Je ne le regardais, dès lors, et je ne
l'écou-tais qu'avec admiration et une espèce de désespoir de ne pouvoir le
suivre dans le chemin de la vertu. »
II le suivra néanmoins à
Paris, appelé par l'une de ses lettres, et il y fera, avec lui, toutes ses
études sacerdotales, entraîné par son exemple.
Claude Poullart des
Places était plus jeune que Louis-Marie, mais d'une famille plus aisée.
Habitant deux rues voisines de Saint-Sauveur, ils durent se rencontrer
quotidiennement sur le chemin du collège, et souvent faire halte ensemble aux
pieds de la Madone. Ainsi se lièrent-ils d'une grande amitié dans un même amour
filial pour Notre-Dame.
Ayant les mêmes goûts de
piété et de charité, ils formèrent, avec un petit nombre de compagnons, une
association pour honorer spécialement la Très Sainte Vierge : « Ils
s'assemblèrent à certains jours, dit un témoin, dans une chambre qu'une
personne de piété leur avait prêtée. Ils y dressèrent une espèce d'oratoire
pour y faire leurs exercices et contribuaient à frais communs à ce qui était
nécessaire pour la décoration. Ils avaient leurs règles pour la prière, pour le
silence et la mortification qui allait parfois jusqu'à la discipline. »
Un de leurs grands
soucis était d'aller aux pauvres pour les enseigner, les consoler et leur venir
en aide. Lorsque Louis-Marie s'en ira à Paris, il recommandera la petite
association à son jeune ami qui en demeurera l'âme et le soutien, jusqu'au jour
où il quittera lui-même sa famille et sa fortune pour suivre l'appel du
Seigneur.
Les trois amis de
collège, chacun selon sa grâce, deviendront prêtres et fonderont des
Congrégations religieuses qui prolongent maintenant, d'une manière admirable,
leur sainte amitié et leur apostolat dans l'Eglise.
III - En route vers le Sacerdoce
Louis-Marie marche sur
ses vingt ans. Il a traversé, dans la piété et la vertu, ces années
d'adolescence qui sont remplies d'écueils pour tant de jeunes. Sous la
protection de sa bonne Mère du Ciel qui l'a conduit comme par la main. C'est
d'elle qu'il apprenait ce qu'il avait à faire, nous dit son ami Blain, même
dans les choses les plus obscures et les plus embarrassées, telle que peut être
la vocation à un état de vie.
A la fin de sa
philosophie, en effet, il lui faut orienter son avenir. Dans ses longs
colloques avec Notre-Dame, il entend souvent une voix résonner au fond de son
cœur : Tu seras prêtre. Sans doute en fait-il confidence à sa pieuse mère et à
son directeur spirituel qui ne peuvent que l'encourager dans cette voie.
Ce rêve d'une
consécration totale au Service de Dieu et des âmes l'immunise contre le monde
perfide et scandaleux au milieu duquel il vit. Ce monde frivole dont il
évoquera avec tant de précision l'image dans un cantique sur la Rennes de sa
jeunesse. S'il n'a pu l'ignorer, il l'a évité avec soin et il s'est toujours
maintenu à distance de ses éclaboussures.
Aussi n'eut-il jamais à
défendre sa vocation, ni même à en délibérer intérieurement : elle était la
continuation normale d'une jeunesse fidèle et pure. Et c'est avec la ferveur
printanière qui accompagne tout appel de Dieu qu'il entra en relation avec les
plus vertueux ecclésiastiques de la ville, en vue d'harmoniser son âme avec les
desseins de Dieu.
Cet avenir qu'il offre à
Marie chaque jour, il l'entend déjà d'une vie de renoncement, d'abandon à la
Providence et de dur labeur apostolique. A une époque où trop facilement l'état
ecclésiastique était une carrière, il n'a jamais compris autrement la vie du
prêtre. C'est un tel avenir qu'il fait envisager à sa pieuse mère dont le cœur
est tout plein de l'idéal de son fils.
Quant au terrible M.
Grignion, il avait sans doute fait des rêves plus humains pour son aîné, mais
devant une vocation si évidente il n'hésite pas à dire son oui. En sorte que,
dans l'enthousiasme, Louis-Marie, à la fin de cet été 1692, commence à
fréquenter les cours de théologie chez les Pères Jésuites de Rennes. Cependant
Dieu l'attend à cette croisée des chemins pour l'orienter vers la mission
spéciale que lui a fixée sa Providence dans l'Eglise.
Le
pauvre sur la grand-route
En ce temps-là, pour
accéder à la prêtrise, il fallait faire des études de théologie comme on
pouvait et passer ensuite des examens devant un jury délégué par l'évêque. Le
candidat qui était admis allait se préparer aux ordres sacrés dans une solitude
pendant quelque temps. Depuis le Concile de Trente, toutefois, cette
préparation était bien mieux assurée dans des séminaires qui recevaient en
pension les jeunes clercs afin qu'ils étudient et se forment en communauté,
sous la direction de maîtres éprouvés. C'était le cas de Saint-Sulpice, à
Paris, d'où sortait l'élite du clergé.
Louis-Marie ne pouvait
songer à cette préparation de choix, n'ayant ni relations pour le recommander
et le prendre en charge à Paris, ni revenus dans sa famille pour lui assurer
une pension. La Providence, dont il était l'enfant, allait tout arranger pour
lui. Une parisienne, M1,e de Montigny, venue à Rennes pour suivre des affaires
au Parlement, vint loger chez les Grignion. Elle ne tarda pas à y constater que
l'avenir d'une douzaine d'enfants posait aux parents de nombreux problèmes.
Pleine de sympathie pour
cette belle et édifiante famille elle chercha comment lui venir en aide. Cette
petite Louise (13 ans) dont le frère aîné a fait une fille si pieuse et si
obéissante, elle l'emmènera avec elle à Paris et fera le nécessaire pour
achever son éducation. A Louis-Marie, elle ne peut que vanter les avantages des
séminaires de la capitale et lui donner le désir d'aller dans cette « terre des
saints ».
Les parents Grignion
partagent secrètement l'envie de leur grand fils. Mais comment payer des études
à Paris et faire vivre à Rennes toute la maisonnée ? A peine de retour dans la
capitale, Mlle de Montigny est tout heureuse de présenter sa pupille à ses
amies et de les intéresser à la vocation du vertueux jeune homme qu'elle a
laissé à Rennes. Qu'à cela ne tienne ! lui dit-on. Qu'il vienne à Saint-Sulpice
et on le prendra en charge ! Elle transmet aussitôt à Rennes cette invitation.
Pour Louis-Marie, c'est une réponse de la Vierge à sa prière intime ; et pour
son père, une offre avantageuse qui le soulagera de ses charges familiales et
qui ouvrira peut-être à son fils, dont il admire les solides qualités, un bel
avenir...
Louis-Marie aimait
beaucoup sa famille, son collège, les Pères Jésuites, dont il était un disciple
très cher, et cette grande ville de Rennes où il grandissait depuis huit ans.
Il y avait surtout les madones, les pauvres de l'hôpital, les prêtres qu'il
fréquentait et les excellents amis de jeunesse qui lui resteront fidèles pour
la vie, tout le quartier enfin qui a tant de fois bénéficié de ses initiatives
charitables !... Mais Dieu l'appelle !
De Rennes à Paris, il y
a plus de 300 kilomètres, et Louis-Marie décide de les parcourir à pied. Son
père voudrait lui seller un cheval, au moins pour la moitié du chemin, mais il
refuse, car c'est en pauvre qu'il veut aller à Dieu, avec ses jambes comme avec
son cœur. — « Voici au moins dix écus », lui dit son oncle à qui il n'ose pas
refuser. Et « un habit neuf, avec un petit paquet de linge », ajoute avec
insistance sa mère, les yeux pleins de larmes. Pour lui faire plaisir, il
enroule ce modeste trousseau et l'arrime à ses épaules. Toute cette tendresse
familiale l'émeut soudain, mais « l'amour de Dieu le transporte », et arrachant
son cœur de vingt ans à tant de mains, qui ont prise sur lui, il s'élance sur
la route de Paris.
L'oncle Robert et le
frère cadet, Joseph, qui ne tardera pas à entrer lui-même chez les Fils de
Saint-Dominique, ainsi que l'ami Blain, veulent lui faire un bout de
conduite... A une lieue de Rennes, sur le pont de Cesson où la route de Paris
enjambe la Vilaine, ils l'embrassent avec émotion, et ils le laissent partir,
seul, ne donnant plus la main qu'à son Père du Ciel...
Conduit et porté par
Dieu comment ne jubilerait-il pas de confiance et de joie ? Sur la longue route
où il avance priant et chantant, voici un vagabond en haillons : il l'accoste
et lui donne le bon habit chaud que sa mère lui a remis ce matin. Le même jour,
il croise un pauvre diable qui s'en va mendiant de village en village : il
dépose dans sa paume creuse les dix écus de son oncle, et il repart décidé à
mendier son pain comme lui. Il n'a plus rien que le solide vêtement qu'il porte
pour le voyage : un pauvre hère venant à passer, il l'échange contre ses
fripes.
Maintenant, dégagé de
tout, il n'est plus qu'un enfant de Dieu à la merci de sa Providence. Dans le
soir d'automne qui rougeoie, il se jette à genoux et s'écrie dans un transport
d'amour : « Désormais, je puis dire hautement : Notre Père, qui êtes aux Cieux,
en vos mains j'ai déposé tous mes trésors et placé toutes mes espérances. » Et
il fait vœu de ne plus jamais rien posséder, en propre, sur la terre... Même
pas son nom. A l'imitation de saint Louis, son patron, qui signait « Louis de
Poissy », en souvenir de l'église de son baptême, il ne sera plus que
Louis-Marie de Montfort.
Cheminant à grandes
foulées, il vivra d'aumônes, et mendiera son pain et son gîte à chaque étape.
La tenue de loqueteux où il s'est mis ne peut qu'éveiller la méfiance et il
essuie bien des humiliations et des rebuts. Le meilleur accueil qu'on lui
puisse faire est celui des chemineaux hirsutes et portant besace : le croûton
de pain, les restes de fricot et la paille de l'écurie.
Et voici qu'en cette fin
d'automne, le mauvais temps ajoute encore à sa peine. Sous les pluies qui
tombent à torrent, les routes du Perche sont boueuses et défoncées, et sur les
plateaux de la Beauce les rafales accourent de l'horizon pour lui fouetter le
visage. Mais qui pourrait arrêter ce jeune que l'amour transporte et qui vient
de trouver comme le Poverello d'Assise, la joie parfaite dans le dénuement ?
Dans
Paris, la grand'ville
Dans cette marche au
Séminaire, nulle place pour la curiosité ou le tourisme. En moins de dix jours,
il est aux abords de la capitale. Paris n'était pas la fourmilière humaine
d'aujourd'hui, mais la cité fière de ses palais somptueux, de ses flèches
dentelées, des dômes luisants où passent les ombres fugitives des nuages ouatés
de l'Ile-de-France.
C'est aussi la ville qui
captive les provinciaux et les étrangers par ses plaisirs et ses tentations. En
y entrant, Louis-Marie fait un pacte avec ses yeux : il ne se permettra aucun
regard qui puisse déplaire à Dieu et troubler son âme. Huit ans durant, il tiendra
sa résolution comme un vœu, et sa modestie fera l'édification de tous. « Il
quittera Paris, raconte son ami Blain, comme il y était entré, sans avoir rien
vu qui pût satisfaire ses sens, comme s'il eût été aveugle. »
Pour sa première nuit,
c'est Bethléem qui l'attend. Il a erré longtemps pour trouver l'adresse de sa
bienfaitrice ; et il n'a point d'argent pour se faire admettre dans un
restaurant. Dans un tel accoutrement, d'ailleurs, qui accepterait de lui ouvrir
sa porte ? Voici une venelle d'écurie : il y cherche refuge et la Providence
lui envoie à point nommé sa pitance.
Quand il en sort, le
lendemain, pour se présenter à l'hôtel de Mlle de Montigny, il a mine piteuse
et il fleure violemment la paille et l'étable. La stupéfaction de la noble
paroissienne de Saint-Sulpice est telle qu'après l'avoir accueilli et soigné,
elle ne croit pas pouvoir le présenter chez les Messieurs du Séminaire, où il
faudrait d'ailleurs payer une pension élevée. Louis-Marie savoure cette
déconvenue qui lui souligne sa situation de pauvre, et il attend en paix les
résultats des démarches de la charitable demoiselle.
Celle-ci s'adresse à son
ancien curé, Claude de la Barmondière, disciple de M. Olier, qui dirige tout
près une maison pour clercs sans fortune. « Ceux auxquels Dieu accorde la grâce
d'y être reçus, dit le règlement, bien loin d'avoir de la confusion de la
qualité de pauvre s'en estimeront fort honorés, puisque Jésus l'a rendue si
glorieuse en sa personne, en ses plus chers amis et en toutes ses maximes. »
Rien ne répond mieux au
désir de Louis-Marie, qui ne rêve que d'une vie recueillie, studieuse et
austère. Il obtient tout de suite la confiance de son supérieur à qui il se
fait connaître « par une confession générale de sa vie et la manifestation
entière de son intérieur ».
Il ne tarde pas non plus
à écrire à ses parents et amis de Rennes pour les rassurer sur la bonne issue
de son voyage et leur faire part de sa joie d'être tout à Dieu. A son ami
Blain, qu'il avait laissé en théologie, il envoie une invitation enflammée à
venir le rejoindre à Paris. En termes vifs, animés, pathétiques, il le presse
de quitter sa famille afin de pouvoir servir le Seigneur en liberté. Et J.-B.
Blain, saisi par l'appel véhément d'un condisciple qu'il a toujours admiré,
finit par le suivre...
Entré comme un pauvre,
chez M. de la Barmondière, Louis-Marie y demeure par charité. Avec l'hiver
1693, ce fut le froid et la famine dans tout le pays... A tel point qu'on
suspend de payer sa modique pension. On aurait pu le renvoyer alors, mais la vertu
de notre jeune lévite est déjà connue, et tout est mis en œuvre pour le garder.
Quant à lui, sachant que le Seigneur ne peut lui manquer, il chante : « Vous
êtes, Seigneur, la part de mon héritage ! »
Rendez-vous
avec la mort
M. de la Barmondière était
très charitable. Beaucoup d'aumônes lui passaient par les mains, qui allaient
encore aux besogneux, aux écoles, aux catéchismes. Et aussi à l'entretien des
trente pauvres clercs qu'il avait pris en charge à la fin de sa vie. Mais il ne
pouvait jamais faire face à tant de besoins et les dettes l'avaient empoisonné
tout le temps où il avait été curé de Saint-Sulpice, jusqu'à l'obliger à en
résigner la charge en 1689. Laissant à d'autres le soin de payer les travaux de
la monumentale église, alors en construction, il appliquait désormais ses
ressources à faire vivre ses pensionnaires.
Or, avec le terrible
hiver de 1693, tout devient rare et cher. Comment va-t-il pouvoir garder ceux
qui ne lui apportent aucune rétribution ? Louis-Marie comprend qu'on peut, d'un
jour à l'autre, le mettre sur le pavé. A toute extrémité, le dévoué supérieur
propose aux pauvres clercs de suppléer à leur pension en quêtant ou par des
services rémunérés, comme de veiller les morts.
Frère quêteur pour la
Communauté ! Pour Louis-Marie, c'est une aubaine ! « Il est tout heureux, dit
Blain, de boire la honte attachée à cette mendicité obscure, de faire
profession de la plus rigoureuse pauvreté et d'en recueillir les rebuts et les
mépris. » On le voit se mêler aux foules loqueteuses et faire la queue devant
les hôtels et les maisons charitables où l'on distribue des vivres, ou des
vêtements, ou de la monnaie. Il quête, non pour lui seul, ni pour lui d'abord,
mais pour ses confrères et pour les miséreux qu'il croise dans la rue.
Or il arrive que son
humilité est plus payante qu'un riche patrimoine. En dépit des temps
difficiles, il recueille beaucoup d'aumônes qu'il ne cesse de distribuer autour
de lui...
Les pauvres clercs
pouvaient encore obtenir quelques subsides en allant veiller les morts sur la
paroisse de Saint-Sulpice. M. de la Barmondière désigna M. Grignion avec trois
autres, qui n'étaient guère plus riches que lui, pour assurer ce service
quotidiennement demandé. Sans compromettre ses études qu'il ne néglige jamais
et en dépit d'une nourriture bien maigre sur laquelle il se prive encore, il va
sacrifier ses nuits dans des veilles austères, et cela jusqu'à quatre fois par
semaine.
Ces rendez-vous avec la
mort sont d'abord pour lui une bonne occasion de prier, et c'est quatre heures
d'oraison qu'il s'impose, à chaque fois, « à genoux, mains jointes et le corps
immobile », nous dit Blain. Puis, après deux heures de sommeil, il s'adonnait à
la lecture spirituelle et à l'étude de ses cahiers de théologie. Une collation
était offerte aux veilleurs pour les soutenir, mais Louis-Marie la refusait
souvent, tout comme il se refusait de compenser, durant le jour, les privations
de ces longues nuits.
Dans le silence
nocturne, ce face à face avec la mort marque notre fervent jeune homme pour la
vie. Et d'autant plus qu'il en interroge le mystère et s'en applique les
leçons. Il lui arrivait, note Blain, « de découvrir la face des cadavres, et de
considérer à loisir, dans leur laideur et leur difformité affreuse, le charme
trompeur d'une jeunesse et d'une beauté évanouie et la folie extrême qui s'en
laisse enchanter ».
Un soir, c'est dans un
hôtel princier qu'il entre pour passer la nuit. Un jeune homme de qualité qui
ne songeait qu'au plaisir repose là dans un décor somptueux de glaces et de
lambris. Mais c'est le vice qui l'a tué : il a été attaqué et blessé
mortellement à la sortie d'un lieu de débauches... Et son corps est si infect
que les bedeaux eux-mêmes ne pourront y tenir, demain, en le portant en terre.
Toute la folie du péché apparaît à Louis-Marie dans cette tragique destinée. Et
en songeant au jugement de Dieu sur cette âme, il est envahi par une nausée
violente contre le monde pervers qui entraîne les âmes à leur perte éternelle.
Une autre nuit, il est
devant une des premières dames de la Cour que tout le monde flattait pour sa
beauté. Il s'attarde à contempler ses traits ravagés et à constater le vide
soudain que la mort a fait autour d'elle : seul un valet est resté dans cette
maison de riche où quelque temps auparavant tout le beau monde accourait pour
idolâtrer cette femme.
L'âme de notre jeune
Breton, dans ces rendez-vous avec la mort, devient encore plus grave et plus
profonde. Les visions de ces nuits funèbres reparaîtront avec un réalisme sans
pitié dans les sermons du missionnaire. Et dans ses Cantiques, il ne sera pas
le génie nostalgique qui amollit les cœurs de ses tristesses et de ses regrets,
mais l'Ange des tombeaux qui réveille les vivants avec le « Carillon de la mort
».
« Votre
Père sait ce dont vous avez besoin »
La bonne Providence
avait ouvert à Louis-Marie la maison de M. de la Barmondière. En dépit de sa
pauvreté et des circonstances, elle l'y gardait. Moins que jamais il ne pouvait
douter d'elle.
Mais ceux qui, autour de
lui, étaient témoins de sa tranquillité, pouvaient croire à une certaine
inconscience de l'insécurité où il vivait. « Ils se demandaient même, dit
Blain, s'il était encore de ce monde et sensible aux misères de la vie. » « Que
fussiez-vous devenu, lui dit-on une fois, sans ménagement, si M. de la Barmondière
vous eût renvoyé ? Il répondit froidement qu'il n'y avait pas encore pensé... »
Surprise plus grande
encore : loin de lui être à charge, il était une providence pour toute la
maison. Le produit de ses quêtes et de ses veilles, l'exemple de ses vertus et
de son travail — car il était l'élève le plus brillant de la communauté —
n'étaient-ils pas la plus riche des ressources ? Le Frère quêteur était devenu
le bienfaiteur des indigents en faveur desquels il se dépouillait de tout ce
qu'il recevait : « L'argent et les habits ne restaient entre ses mains que le
temps de les faire passer aux nécessiteux », note Blain.
Un jour, dans la rue,
une pauvre femme l'aborde déplorant sa misère. Il n'avait en poche que trente
sous. « Combien vous faut-il aujourd'hui ? lui demande-t-il. « Trente sous »,
répond-elle. « Eh bien, les voilà !... » Elle fut si consolée de ce geste
qu'elle lui en témoignait sa reconnaissance à chaque rencontre.
En cet hiver
interminable où il grelotte souvent, voici qu'on lui offre une soutanelle
neuve, bien chaude, qu'il n'a qu'à endosser. Avant de songer à étrenner ce
vêtement, il se préoccupe de tel pauvre clerc qui aurait bien besoin aussi
d'être mieux vêtu. En lui faisant présent de la soutanelle, il reste avec ses
vieilles hardes.
Dans l'une de ses
lettres à Rennes, sa mère a dû lire entre les lignes la misère de son fils.
Elle lui fait confectionner et lui envoie un habit neuf. Louis-Marie est bien
ému en ouvrant ce paquet et il songe à toute la place qu'il tient dans le cœur
des siens. Cet habit fruit de tant d'amour, de tant de privation peut-être, est
sans prix à ses yeux. Mais la grâce prend vite le pas sur la nature : c'est
Jésus qui souffre dans ce confrère mal vêtu qu'il coudoie chaque jour. Et
l'amour de Jésus, c'est tellement plus que l'amour d'une mère ! Une voix
d'Evangile monte, impérieuse, du fond de son cœur : « Chaque fois que vous avez
donné un vêtement à un pauvre, c'est Moi que vous avez vêtu ! » Et sans plus
tergiverser, le présent maternel passe dans les mains d'un autre.
Cependant, lorsqu'il se
rend en Sorbonne, il s'aperçoit que son vêtement n'est plus sortable et que,
même bien raccommodé, il ne peut survivre. Il va trouver M. Le Vallier, un
pieux laïque qui avait sa chambre à côté de la sienne, et qui faisait volontiers
les courses des clercs : « Voudriez-vous avoir l'obligeance d'aller à la
friperie et de m'y acheter un bon habit de dessous, en peau d'élan, si
possible, pour qu'il soit d'un plus long usage ?» Et il lui remet trente sous
pour cette emplette. « Trente sous ! se récrie l'homme. Mais comment puis-je
trouver rien de convenable à ce prix-là ? — Allez toujours, et ne vous mettez
pas en peine ! Si on veut vous le vendre plus cher, vous donnerez les trente
sous au premier pauvre que vous rencontrerez... Et la Providence y pourvoira
autrement ! »
Le commissionnaire
revient bientôt, disant : « On s'est moqué de moi quand j'ai demandé pour
trente sous ce qui vaut bien deux pistoles... Aussi ai-je donné vos trente sous
à un pauvre, selon vos intentions ! — Voilà qui est bien ! répliqua
Louis-Marie. Pendant que vous étiez occupé à me faire cette charité, une
personne est venue m'apporter les deux pistoles qui sont nécessaires. Je vous
prie de les porter au marchand et de me rapporter l'habit. »
C'est ainsi que le jeune
saint multipliait autour de lui les attentions de sa charité, s'en remettant
pleinement à la Providence pour ses propres besoins. « J'ai un père dans les
Cieux qui ne m'a jamais manqué », aimait-il à redire souvent.
« Il
s'est élancé comme une torche enflammée »
La pauvreté est le
meilleur climat d'Evangile. Chez M. de la Barmondière, cela est évident : sur
la misère joyeusement supportée fleurissent la prière et la charité. Le
supérieur est le premier à mettre ses biens, son expérience et son zèle au
service de ses pauvres clercs.
Louis-Marie ne cesse de
bénir le Seigneur de l'avoir introduit dans une communauté aussi fervente,
régulière et laborieuse. Il prend occasion de la rigueur des temps pour
s'épanouir dans les plus difficiles vertus : le recueillement et l'oraison, la
mortification et l'abandon à la Providence.
En se rendant en
Sorbonne, il parcourt les rues du Quartier Latin. Loin d'y laisser errer ses
regards, il ne cesse de prier intérieurement pour chacun de ceux qu'il croise.
On remarque aussi qu'il n'oublie jamais de saluer les statues de la Vierge ou
des Saints qui sont dans les niches, au coin des rues ou au-dessus des portes.
On dirait que son bon Ange les lui signale au passage.
Il était fort gai dans
les récréations sans jamais s'y dissiper. Dans ses conversations, il en
revenait toujours à parler de Jésus et de Marie dont l'amour l'enflammait
soudain. Une ferveur impétueuse l'animait alors et devenait contagieuse.
C'était comme une ivresse provoquée en lui par le vin nouveau du Saint-Esprit,
dira Blain qui le connaissait depuis longtemps. Une sainte ivresse qui est le
comble de la sagesse, ajoute-t-il, bien qu'elle soit réputée folie aux yeux des
mondains et qu'elle n'attire d'eux que des mépris pour les âmes heureuses que
Dieu favorise.
Sauf pour les actes de
piété et de charité qui le trouvent chaque fois disponible, il n'est pas de
ceux qui sont toujours prêts à aller en visites ou à gaspiller le temps en
entretiens futiles. Il accepte cependant d'accompagner l'un ou l'autre confrère
en sortie, mais il s'enferme alors dans la stricte réserve. Avec son ami Blain,
par exemple, le voici chez un banquier : à peine introduit dans cette maison
d'affaires, il se tient nu-tête dans le vestibule, et dans le va-et-vient de la
domesticité il attend, en prière, la fin de l'entrevue. Il prend la même
attitude effacée, quelque temps plus tard, chez un abbé de qualité qui demeure
tout édifié de tant de modestie et de recueillement. Et comme il marche souvent
le chapeau sous le bras, Blain est tout surpris de lui entendre dire que c'est
par respect pour la présence de Dieu.
Dès sa première année de
séminaire, le voilà donc lancé, à perdre haleine, sur la route des Saints. Il
les imite non seulement dans la ferveur et la longueur de leurs oraisons, mais
encore dans les vertus solides de l'humilité, de l'obéissance et de la
mortification. Blain nous rapporte qu'il accueillait avec empressement les
tâches les plus répugnantes de la Maison, conscient d'être le dernier de tous.
Ayant été admis par charité, il veut être à la disposition de tous, celui dont
on use sans ménagement et qui ne se lasse pas de servir. De fait, certains
exagèrent même et l'importunent de leurs taquineries et de leurs mauvais tours,
mais le saint lévite accepte tout avec le sourire.
Sitôt dans sa cellule,
il se met au travail. Et comme si cette vaillance dans l'étude ne suffisait
pas, il se mortifie secrètement de mille manières, se charge d'instruments de
pénitence — il n'ôtait l'un que pour prendre l'autre, dit Blain — et se donne de
sévères disciplines. Son voisin, M. Le Vallier, le pieux laïque dont nous avons
parlé, faisait souvent part à Blain de son effroi de l'entendre se flageller
ainsi. En ces temps-là Louis-Marie venait de découvrir l'ouvrage de M. Boudon
sur Les Saintes Voies de la Croix, et
cette lecture attisa encore en lui l'attrait de Jésus crucifié et la générosité
à embrasser toutes les occasions de se renoncer et de s'immoler.
C'est pour être tout à
Dieu qu'il est venu à Paris. Rien ne saurait le détourner de son idéal. Aussi,
« jamais homme n'est moins susceptible de respect humain ». Pourvu qu'il soit
sûr de faire le Bon Plaisir de Dieu, rien ne le décourage. On peut « le mettre
sur le tapis », ou « rire à ses dépens » dans la Communauté, cela n'assombrit
en rien cette âme pure qui ne sait rien refuser à la grâce.
« Le pur amour de Dieu
règne en nos cœurs ! » C'est l'en-tête de ses journées comme de ses lettres !
Vraiment, il s'est élancé comme une torche enflammée, et rien ne pourra plus
l'arrêter dans son élan mystique. C'est à tel point que M. de la Barmondière,
si éclairé et si saint pourtant, craignant de ne pas le suivre, l'adresse de
temps à autre, à M. Baüyn,
supérieur du séminaire de Saint-Sulpice pour qu'il prenne sa direction et se
conforme à ses avis.
«
Entre vos mains, Seigneur... »
Sous les instances de M.
de la Barmondière, Louis-Marie, qui ne sait qu'obéir, accepte de recevoir les
ordres mineurs aux Quatre-Temps de septembre 1694. Pour s'y préparer, il se
retire avec les autres ordinands de Paris dans la solitude de Saint-Lazare où
M. Vincent et ses fils ont tant fait alors pour le renouveau du clergé.
Dans le silence de la
retraite, il revoit la route difficile sur laquelle il chemine depuis son
enfance et toutes les épreuves qu'il a dû surmonter depuis qu'il est à Paris. A
chaque pas, il reconnaît que la main de Dieu a tout conduit et ne l'a jamais
abandonné. Un chant de confiance éperdue monte en son cœur : « Le Seigneur est
mon Berger, rien ne saurait me manquer ! »
Or voici que pendant les
Exercices, M. de la Barmondière tombe gravement malade et meurt après quelques
jours. Louis-Marie en apprend la nouvelle au moment où il sort de Saint-Lazare.
M. de la Barmondière, celui qui l'avait accueilli et entretenu pour rien dans
sa Communauté, qui l'avait consolé et encouragé si paternellement dans les
heures difficiles, qui l'avait dirigé avec tant de sagesse vers la perfection !
Ses confrères qui savent
tout ce qu'il doit à son bienfaiteur l'épient pour voir comment il va réagir
devant un tel malheur. « A cette nouvelle il parut étonné », dit Blain, « mais
non troublé » ; « il ne perdit rien de sa paix »... Cela les frappe tellement
que l'un d'eux s'exclame : « Monsieur Grignion, vous êtes un grand saint ou un
grand ingrat... Un grand ingrat, si vous n'êtes point touché de cette mort...
Un grand saint si, en étant bouleversé, vous en dominez le sentiment par vertu
! »
Bouleversé, certes, il
l'est ! Mais son cœur de pauvre a tellement le réflexe de se blottir dans la
main du Seigneur qu'il demeure dans un parfait abandon jusque dans le moment où
il perd son seul appui humain. Quelques jours après les obsèques de M. de la
Barmondière, il écrit à son oncle Alain Robert : « Je ne sais point encore
comment tout ira, si je demeurerai ou si je sortirai. Quoiqu'il m'arrive, je ne
m'en embarrasse point : j'ai un Père dans les cieux qui ne saurait me
manquer... Il m'a conduit ici et m'y a conservé jusqu'à présent : il le fera
encore avec ses miséricordes ordinaires. »
La Communauté de M. de
la Barmondière fut dissoute : les clercs pouvant payer 260 livres de pension
furent admis dans le petit séminaire de Saint-Sulpice ; la Communauté de
pauvres écoliers, dirigée par M. Boucher, reçut les autres, dans une dépendance
du collège de Montaigu. Louis-Marie est de ce dernier groupe. Le milieu est
pieux et studieux comme celui qu'il vient de quitter. Mais les conditions de
vie y sont déplorables : nourriture insuffisante et dégoûtante, viande de rebut
qui donne la nausée et révolte l'estomac. Chacun doit se procurer son pain ; on
ne fournit aux écoliers que le fricot qu'ils ont à préparer eux-mêmes, et l'eau
qui est distribuée « de façon fort libérale », dit Blain.
Avec ses pénitences
coutumières, ses études plus ardues que jamais et une telle nourriture,
Louis-Marie ne peut y tenir. Il tombe d'épuisement au moment où il assure son
tour de cuisine. Il demande qu'on le conduise à l'hôpital où les religieuses
l'admettent dans la salle des prêtres et s'empressent de le soigner. Le voilà
sur la croix et dans le dénuement complet, encore une fois... Pour de longues
semaines, sans doute. Mais, dans sa détresse, il sent une joie soulever son
âme. Il dit à son ami Blain quand il vient le voir : « Je suis dans la maison
de Dieu (Hôtel-Dieu), quel honneur ! Mes parents n'en seront peut-être pas trop
aise, mais la nature est-elle jamais d'accord avec la grâce ? » Et Blain
d'ajouter : « Ni plaintes, ni inquiétudes, ni aucune marque de peine ou
d'impatience », chez ce malade qui est aux portes de la mort et dont on a tiré
tout le sang, par des saignées réitérées, selon la barbare médication de
l'époque. « On ne lui ferma la veine que lorsque le corps épuisé de sang n'en
pouvait plus rendre. Sa vie était désespérée et on l'abandonnait à la mort... »
Cependant, soit
inspiration divine, soit révélation, le moribond disait à son ami : « Non, ce
n'est pas encore mon heure, je vais guérir... » Et de fait, peu de jours après,
« il parut comme ressuscité, en état de se lever, de marcher, de lire et de
prier... » Et comme dans l'histoire de Job, après l'épreuve, voici les caresses
de la Providence. Au sortir de l'Hôtel-Dieu, c'est le Petit Séminaire qui le
reçoit, lui, le Pauvre... Le Supérieur, M. Baüyn, à qui M. de la Barmondière
l'avait adressé plusieurs fois, le considère comme un saint ; par ailleurs, son
ami Blain n'a cessé de redire devant tout le séminaire l'admiration qu'il a
pour son compatriote.
Quant à la pension, tout
s'arrange à point : une bienfaitrice des pauvres clercs, Mme d'Alègre, demande
qu'on applique à M. Grignion les cent cinquante livres qu'elle versait chaque
année au Petit Séminaire, et pour compléter cette somme à 260 livres, le bon
Supérieur s'entremet pour faire obtenir, au bénéfice de notre Saint, une chapellenie
de plus de 100 livres à Saint-Julien-de-Concelles, dans le diocèse de Nantes. «
La Providence de Dieu m'a mis au Petit Séminaire, peut écrire Louis-Marie, tout
joyeux, à son oncle. Remerciez Dieu, pour moi, des grâces qu'il me fait, non
seulement pour les choses temporelles, qui sont peu de chose, mais pour les
éternelles... » (11 juillet 1695.)
IV - La montée vers l'Autel
Louis-Marie entre au
Petit Séminaire de Saint-Sulpice précédé d'une réputation de saint. Sa grande
vertu, dont tout le monde parle, fait naître chez les Messieurs du Séminaire «
le désir de le posséder ». Aussi y est-il reçu « comme un ange du ciel », dit
Blain. Et le Supérieur, M. Brenier, « regarde comme une grande grâce de Dieu,
l'entrée de ce jeune ecclésiastique dans sa Maison ».
Il l'y accueille avec
empressement et, le soir même, il fait chanter le Te Deum. Chacun comprend que
c'est pour remercier le ciel de lui envoyer M. Grignion. Dans ce milieu choisi
où l'esprit de M. Olier s'est épanoui et que de saints prêtres maintiennent
dans la ferveur primitive, Louis-Marie va continuer sa formation cléricale avec
la même fougue qu'il l'a commencée dès son arrivée à Paris.
Selon le règlement, il
s'agit de « vivre intérieurement de la vie du Christ », « de la manifester dans
notre corps mortel », et, sous le regard et à l'école de Marie, de s'assimiler
« les mœurs, les sentiments, la vie de Jésus ». Cet idéal vers lequel il est
attiré ineffablement, depuis sa plus tendre enfance, et qui, avec sa fidélité à
le poursuivre, n'a cessé de monter en lui comme une flamme, prend soudain, à
Saint-Sulpice, un éclat qui l'éblouit et le fascine.
Ces cinq années
(1695-1700) vont être pour Louis-Marie d'une extraordinaire fécondité. L'étude
de la théologie, les abondantes lectures spirituelles et, plus encore, les
longues oraisons et une générosité sans faille devant les épreuves, vont mûrir
en lui l'amant de la divine Sagesse et le lancer comme un « bolide de Dieu »,
dans ce monde de la fin du grand Siècle où il portera le plus authentique et le
plus brûlant des messages évangéliques.
Dans le
« moule » de Saint-Sulpice
Saint-Sulpice « était le
lieu du monde où il pouvait être le plus en liberté de prendre son vol vers le
ciel et de s'élever à la plus sublime perfection », écrit Blain. La vie y était
austère, la nourriture pauvre et la discipline stricte. Aucune place pour la
fantaisie. Et la direction qu'on y recevait ne pouvait que décaper l'âme de
toute mollesse et de toute volonté propre.
En pauvre à qui revient
la dernière place, Louis-Marie occupe, sous les toits, une cellule incommode,
étuve en été, glacière en hiver. Et tellement exiguë que c'est une acrobatie
continuelle d'y loger et d'y vivre. Pourtant, il n'est pas seul, relate le
chroniqueur : les punaises et les insectes se relaient pour le tourmenter de
jour et de nuit. En hiver, jamais de feu, et le séminariste mortifié se prive
de descendre dans les salles chauffées où les places, d'ailleurs, sont
limitées. Pour mieux sentir la morsure du froid, il porte des bas sans
semelles, comme un fils de Saint-François...
Désormais, il n'ira plus
aux cours de Sorbonne, car la préparation des grades comporte des dépenses
élevées. Sans doute est-ce encore, sous l'aspect d'une privation, une attention
de la Providence : « Tous ceux qui étudient en Sorbonne, excepté les séminaristes
de Saint-Sulpice, et quelques autres, en très petit nombre, entrent dans les
principes de Jansénius... », « écrit à cette époque Fénelon au P. Letellier,
confesseur du Roi. »
Aussi bien, n'est-ce pas
en Sorbonne où il n'y a guère de discipline et où l'on passe de longues heures
à écrire des cahiers qu'on ne lit plus ensuite, que se fait le meilleur travail
des étudiants, mais dans les conférences et répétitions théologiques du
Séminaire. Et Louis-Marie, en y soutenant brillamment une thèse sur la grâce,
prouvera que le Saint-Esprit est encore le meilleur des docteurs.
Dans cette paroisse du
village de Vaugirard qui jouxte la campagne (on y voyait des terres cultivées,
des bosquets et des moulins à vent), il vit comme en un désert. Il ne quitte sa
chambre que pour les exercices communs et il y rentre toujours avec le même
recueillement qu'il en est sorti. Son âme ne pense et ne s'applique qu'à Dieu.
Toute lecture profane lui est insipide et les récréations, loin de le
distraire, le rejettent plus intimement en Jésus et en Marie dont il ne peut
s'empêcher de parler. A tel point que M. Baüyn, son directeur, est obligé de
lui demander de ne pas faire de ces moments de détente une oraison ou une
conversation sur les choses spirituelles.
Et on le voit, pour se
corriger de cet excès si peu commun, se faire des recueils de contes ou
d'histoires à rire qu'il tâche de débiter, le mieux qu'il peut, dans les
groupes de ses confrères.
Toutefois, même en se
montrant fort gai dans les récréations, selon un témoin, il n'eut jamais la
manière drôle de conter qui lui eût valu un succès de plaisant ou de comique.
Ce n'est qu'avec les plus fervents qu'il redevient lui-même : on sort alors de
sa conversation « plus enflammé de l'amour de Dieu que d'une longue oraison ».
Il vit dans le monde surnaturel : il en salue les anges, aux côtés des gens
qu'il rencontre, et, à propos de tout ce qui survient, il ne cesse de
s'exclamer : « Deo gratins ! »
Même dans cette fervente
Communauté, Dieu n'allait pas épargner à son serviteur la morsure des jaloux et
des médiocres qui ne peuvent supporter, près d'eux, une vertu héroïque et pour
qui c'est toujours un grand défaut que de n'en avoir pas. Montfort ne cessait
de s'en référer à ses supérieurs et se faisait scrupule de leur être obéissant en
tout. Aussi, souffrit-il « une espèce de martyre », de s'entendre dire, sans
ménagement, qu'il n'en faisait qu'à sa tête, que sa vie était un tissu de
singularités, qu'il était entiché de ses idées et substituait ses caprices à la
Volonté de Dieu. Ce sont propos qui allaient bon train autour de lui, note
Blain, et rendaient perplexes et réservés ceux qui avaient à le diriger. Or,
dit-il. dans le Séminaire et hors du Séminaire, il a toujours été un modèle
vivant de la plus grande régularité, cherchant et suivant, en tout, l'avis de
ses Supérieurs et n'agissant jamais contre leur volonté.
Même en fait de piété,
d'austérité et de zèle, il ne sortait jamais de l'obéissance, de peur,
disait-il, qu'après avoir commencé par Notre-Seigneur, il ne finît par le diable.
Sans doute, il y avait de l'extraordinaire dans les vertus de ce saint
séminariste. Aussi fut-il incompris, méconnu, contredit comme le Christ, d'une
manière systématique parfois, et même par quelques-uns de ses directeurs. Mais
ce climat d'opposition dans lequel il faut vivre, si souvent, au milieu des
hommes, n'est-il pas le creuset dans lequel s'épure l'or de la sainteté ?
Un
champion de la Gloire de Dieu
Montfort ne peut être si
familier de Dieu et de ses saints sans en prendre les intérêts. Dans le
Séminaire et la Paroisse de Saint-Sulpice où il vit ordinairement, et jusque
dans les rues du grand Paris quand il lui arrive d'y circuler.
C'est le cas, un jour,
où il voit deux jeunes gens se quereller, tirer l'épée et se battre. A
l'étonnement des badauds qui les observaient, il bondit au milieu d'eux et leur
montrant son crucifix, il les adjure, pour l'amour de Dieu, de rengainer et
d'oublier leurs griefs. Ils hésitent un moment et sous les éloquentes paroles
du petit abbé, leur colère tombe et ils se séparent. C'est l'un d'eux qui
raconta plus tard ce fait, à Saint-Sulpice même où, après une généreuse
conversion, il était entré pour embrasser l'état ecclésiastique.
Un autre spectacle
navrait notre zélé séminariste, celui des camelots et chanteurs de faubourgs
qui, à certains jours et notamment lors de la foire de Saint-Germain,
débitaient leurs productions ineptes ou obscènes à l'angle des rues ou à l'orée
des ponts. La foule mouvante des petites gens faisait cercle autour d'eux et
enlevait rapidement cette provende empoisonnée. Ne pouvant tarir la source du
mal, il lui arrivait alors d'acheter une partie d'un stock, et après une
réprimande publique aux marchands pour leur commerce malfaisant, d'en faire une
destruction exemplaire. Et quand on lui disait que, bien inutilement, il
tentait d'arrêter cette fange de la rue, il répondait « qu'il était heureux au
moins de retarder le mal qu'il ne pouvait empêcher ».
De même, quand il
surprenait de mauvais livres sur les quais, il n'était pas de ceux qui peuvent
rester indifférents devant le péché du monde. Il se sentait trop solidaire de
l'honneur de Dieu et du salut des âmes. Un jour, il voit un charlatan qui
débite, d'une verve endiablée, toutes sortes de propos malséants. Ne pouvant y
tenir, l'abbé se campe sur le trottoir d'en face, et se met à apostropher,
d'une voix forte, les chrétiens complaisants qui sont rassemblés là. Il leur
fait honte de la mauvaise curiosité qui les retient à écouter des discours
obscènes. En réveillant leur vergogne et leur conscience, il ne tarda pas à
faire le vide autour du bateleur.
Déjà Montfort prend à la
lettre le mot du Christ : « Qui n'est pas avec moi, est contre. » Toute sa vie,
il se conduira selon cette logique de l'Evangile. On sait que telle n'est pas
la manière du monde pour qui, souvent, Dieu est un gêneur. Aussi, même au
Séminaire, l'abbé breton sera taxé d'intempérance dans son zèle et ses
comportements. Il laissera dire. Peu lui chaut que l'on se choque autour de lui
dès lors qu'il obéit à sa conscience et que le Seigneur est content.
Il n'ambitionne rien
tant que d'entraîner le monde à louer et servir le grand Roi du ciel. Avec
enthousiasme il trouve à Saint-Sulpice la tradition des Olier, des Bourdoise et
de tant de saints curés qui voulaient des paroisses qui prient et qui chantent
devant les autels. Tout le monde remarque avec quel grave et saint respect il
accomplit les fonctions liturgiques. Cela le désigne pour l'office de Maître de
cérémonies.
Comme un Grand Maître de
la Cour on le vit alors déployer toutes les ressources de sa nature d'artiste
pour rehausser la dignité du culte chrétien. Et Blain de raconter comment il
parvint à en codifier toutes les fonctions et à mettre un ordre admirable là où
personne encore n'y avait réussi. Déjà s'annonçait en lui le grand meneur du
Peuple de Dieu qu'il sera demain.
Le frère
secourable à ses sœurs
Louis-Marie n'avait
jamais voulu être à charge à sa famille. Mais, tout en suivant sa vocation, il
n'en restait pas moins près d'elle dans ses affections, ses soucis et ses
prières. C'est ce dont témoigne sa correspondance avec Rennes, dont il ne nous
reste que quelques lettres. On l'y voit bien plus préoccupé de la situation, de
la conduite et de l'avenir de ses parents que de lui-même.
Jusque dans le
Séminaire, les épreuves des siens viennent ajouter au poids de son dénuement
personnel. Il apprend ainsi, en 1696, que M1,e de Montigny, la bienfaitrice de
sa sœur Louise, vient de mourir laissant sa jeune pensionnaire sans protection
ni secours. Le premier réflexe de Louis-Marie est de confier à sa bonne Mère du
ciel le sort de sa jeune sœur, et de s'en remettre aux soins de la Providence.
En même temps qu'il
prie, il consulte. Il s'adresse à Mgr de Saint-Vallier, qui demeure au
Séminaire même et assiste souvent aux récréations de la Communauté. Ce Prélat a
été longtemps aumônier du Roi, avant d'être nommé évêque de Québec. Non
seulement l'abbé breton ne lui est pas inconnu, mais il lui porte une véritable
affection. Peut-être entrevoit-il en lui une recrue pour l'aventure missionnaire
du Canada.
En toute simplicité,
Louis-Marie lui confie la détresse de sa sœur. Il faudrait pratiquement l'aider
à parfaire son éducation commencée par les soins de Mlle de Montigny. Mgr de
Saint-Vallier songe aussitôt à Mme de Montespan, qui, depuis sa disgrâce et sa
conversion, consacre une bonne partie de ses revenus à entretenir de jeunes
orphelines dans le couvent des Filles de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique.
Elle-même y a ses appartements quand elle séjourne dans la capitale.
C'est ainsi que, par
l'abbé Girard, précepteur des enfants de Mme de Montespan et futur évêque de
Poitiers, Louis-Marie est recommandé et introduit auprès de la grande dame.
Celle-ci, flattée de la confiance qu'il met en elle, le reçoit avec bonté et le
fait parler sur sa famille. Le jeune abbé lui expose la situation avec tant de
candeur et d'humilité que non seulement elle lui promet une place pour Louise
dans la Maison de Saint-Joseph, mais elle s'offre encore à prendre en charge
deux autres de ses sœurs. Non pas à Saint-Joseph où cela n'était pas possible,
mais à l'Abbaye de Fontevrault dont sa sœur, Mme de Rochechouart, est
l'abbesse.
Avec un cœur dilaté de
gratitude, Louis-Marie s'empresse de faire connaître à ses parents ce nouveau
sourire de la Providence. Deux de ses sœurs ne tardèrent pas à prendre le
chemin de Fontevrault où nous les retrouverons. Voilà comment un saint est une
bénédiction pour sa famille et en entraîne les membres dans le sillage de sa
prière et de sa vertu.
Catéchiste
des enfants et des pauvres
Ceux que Dieu éclaire de
son esprit, il les envoie au milieu des hommes pour qu'ils soient ses
prophètes. Il en est ainsi de Montfort dont la foi est une flamme à laquelle
personne ne résiste. Dès son enfance, nous l'avons vu, il sermonnait gracieusement
ses frères et sœurs, et, dans les hôpitaux de Rennes, il catéchisait les
infirmes et les malades.
Au Séminaire, jusque
dans les conversations, il ne peut s'empêcher de parler de Jésus et de Marie.
Mais il a aussi l'occasion d'exercer son zèle dans les œuvres de la paroisse
qui compte jusqu’a quatorze catéchismes assurés régulièrement par les
séminaristes.
Sous la direction de
l'abbé de Flamanville qui deviendra évêque de Perpignan et lui conférera le
sacerdoce, Montfort catéchise les pauvres, domestiques, laquais, ramoneurs, qui
résident sur Saint-Sulpice, et dont beaucoup ne savent pas lire. Travail ardu
dont il s'enchante. Il excelle à capter l'attention de ces simples et à toucher
leurs cœurs. Selon le règlement, il termine la séance par une petite
exhortation qui les remue jusqu'aux larmes et les engage dans une pratique
sincère de leur foi.
Le bruit de son succès
courait au Séminaire, mais il laissait sceptiques ceux qui ne voyaient en
Montfort que l'abbé modeste et tout intérieur. A la longue, plusieurs écervelés,
lassés de cette légende, voulurent assister aux catéchismes de M. Grignion afin
de s'en faire ensuite des gorges chaudes. On devine l'allure pateline de ces
auditeurs se glissant dans les derniers bancs et riant déjà sous cape. Mais ils
sont vite retournés, quand ils voient la maîtrise avec laquelle M. Grignion
distribue son monde, de toute provenance et de tout âge, et le plonge d'emblée
dans une atmosphère de foi et de piété, et puis comment il explique clairement
la doctrine et en tire des applications qui accrochent les consciences parce
qu'elles sont une réponse à leurs problèmes de vie.
Ce jour-là, les leçons
furent particulièrement graves et pathétiques, car il s'agissait des fins
dernières, de la mort, du jugement et de l'enfer. Un silence impressionnant
régnait et les larmes coulaient, non seulement dans l'auditoire habituel, mais
encore chez les abbés espiègles qui étaient pris à leur propre piège.
Montfort se sentait
lui-même une telle emprise sur les âmes quand il faisait le catéchisme aux
enfants et au peuple que, toute sa vie, ce sera son ministère préféré, et
l'apostolat auquel il fera toujours une large place dans les missions : « Il
est plus difficile de trouver un catéchiste accompli, qu'un parfait prédicateur
», dira-t-il plus tard.
Le
Pèlerin de Notre-Dame
Depuis M. Olier,
Notre-Dame a tout pris en commande à Saint-Sulpice. Chacun des huit quartiers
de la paroisse porte le nom d'un de ses mystères et le Séminaire lui-même lui a
été consacré, au cours d'un pèlerinage à Chartres : quand on l'a bâti on a mis
l'une de ses médailles dans ses fondements.
« Reine et Fondatrice de
la Maison », selon la volonté de M. Olier, Notre-Dame demeure la dévotion
caractéristique des séminaristes qui, sous son égide, se préparent à devenir
des « christs vivants », au milieu du peuple chrétien. « O Jésus, vivant en
Marie, venez et vivez en vos serviteurs », répètent-ils quotidiennement pour
obtenir cette grâce.
C'est avec enthousiasme
que Louis-Marie est entré dans cette spiritualité qui veut conduire à Jésus par
Marie. Comme au collège de Rennes, il ne tarde pas à devenir le grand animateur
de la dévotion à la Sainte Vierge, dans Saint-Sulpice. Non pas d'une dévotion
instinctive ou sentimentale, mais d'un culte solidement fondé sur l'Ecriture et
la Tradition et assumant toute la vie chrétienne.
Le bibliothécaire
méthodique et studieux qu'il est, peut repérer et lire tout ce qui a été écrit
d'important sur la Sainte Vierge. Un livre de M. Boudon, sur « Le Saint
Esclavage de la Mère de Dieu », lui révèle ce qu'il appellera plus tard la
Parfaite Dévotion à Notre-Dame. Il s'y engage aussitôt, et après conseil et
approbation de M. Tronson, il entraîne ses condisciples à se consacrer à Elle,
et à devenir, comme lui, des « esclaves d'amour de Jésus en Marie ».
Pour la gloire de sa
bonne Mère du ciel, son zèle ne connaît pas de repos. Sa confiance en Marie est
contagieuse : il ne cesse de témoigner qu'elle ne l'a jamais déçu... M. Le
Vallier le sait bien qui fait ses commissions et ses achats : si souvent elle
arrange les choses et fournit l'appoint quand l'argent manque.
Sa dévotion est si
notoire qu'on lui a confié l'entretien et la décoration de l'autel de la Sainte
Vierge dans le chœur de l'église paroissiale en construction : exception au Règlement
qu'on n'a jamais vue encore, paraît-il. Cela lui donne une occasion quotidienne
de venir prier sa bonne Mère, longuement, comme il faisait autrefois devant les
madones de Rennes, et de lui tenir filialement compagnie.
Un des Directeurs du
Séminaire, accompagné d'une petite délégation, se rend chaque samedi à
Notre-Dame de Paris pour présenter à la Reine de la communauté, les hommages de
tous. Régulièrement choisi pour ces visites, Louis-Marie y déploie une ferveur
toujours nouvelle. C'est au cours de l'une d'elles qu'après avoir communié, et
bien avant le sous-diaconat, il fait le Vœu de chasteté perpétuelle, scellant
ainsi de manière définitive sa consécration au Seigneur sous le patronage de la
Reine des vierges.
C'est aussi une
tradition mémorable d'envoyer chaque année deux séminaristes en pèlerinage à
Notre-Dame de Chartres pour y recommander les intentions de tous. Au cours de
l'été 1699, Montfort est chargé, avec l'abbé Bardou, de faire cette route
mariale. Les deux compagnons, dit Blain, étaient dignes l'un de l'autre par
leur piété et leur vertu.
Voyons-les cheminer côte
à côte... tout à la grande pensée de Notre-Dame qui les attend là-bas. Comme
des scouts modernes qui ne se laissent pas arrêter par les distractions de la
route, tout le jour ils avancent sur cette interminable plaine beauceronne, du
soleil plein les yeux, de la joie plein le cœur, tantôt méditant en silence et
tantôt psalmodiant les Ave de leur Rosaire. Au village, en passant, ils
mendient un morceau de pain et un verre d'eau fraîche, et quand tombe le soir,
ils demandent asile dans les granges où l'on a déjà commencé d'entasser les
gerbes de l'année.
Dès qu'il aperçoit un
groupe de moissonneurs au milieu des blés, Montfort ne peut se retenir d'aller
vers eux, tout souriant, et de leur parler de Dieu qui voit leurs peines et
compte leurs sueurs, de Jésus qui a porté aussi le poids du jour et de la
chaleur pour nous aider à sanctifier notre travail. Oui, ces épis qu'ils
rassemblent pour que tous les hommes aient du pain à manger, le Seigneur en
fait aussi une récolte de mérites pour la vie éternelle. Et après ces bonnes
paroles, les paysans se courbent à nouveau sur leurs sillons, l'âme meilleure
et consolée.
Tout à coup, à l'horizon
de la plaine fauve des blés mûrs, voici les flèches de la cathédrale qui
montent dans le ciel comme deux superbes épis. Il faut marcher longtemps
encore, et quand on arrive dans la ville, elle n'est plus qu'une masse d'ombre
dans le soir qui tombe. Bien qu'il soit très las, Montfort entraîne son compagnon
aux pieds de Notre-Dame de Sous-Terre, avant d'aller retenir une place à
l'auberge.
Et, dès le lendemain
matin, il est devant la Vierge miraculeuse avec laquelle il entame un colloque
filial qui n'en finit plus. Après avoir communié avec une ferveur que la grâce
du lieu semblait mettre à son comble, il y persévère en oraison, six ou huit
heures de suite, c'est-à-dire depuis le matin jusqu'à midi, immobile et comme
ravi. A peine le temps de prendre quelque nourriture et le voilà de nouveau en
compagnie de sa Mère du ciel, dans la même posture, et avec la même dévotion,
aussi longtemps que le matin, c'est-à-dire jusqu'à l'heure du soir où l'on
ferme les portes. Blain qui rapporte ces détails, se fait l'écho du bon abbé
Bardou « qui ne comprenait pas comment M. Grignion pouvait entretenir Dieu si
longtemps ».
Le Séminaire avait
certes délégué son meilleur avocat auprès de Notre-Dame de Chartres !
«
Je monterai à l'autel de Dieu... »
Il y a huit ans déjà que
le jeune Grignion a quitté sa famille et sa bonne ville de Rennes pour venir à
Paris, l'âme en fête et tout abandonnée à la Providence. Il n'est plus jamais
sorti de Saint-Sulpice qui l'a adopté. Même pendant les vacances où, les cours
cessant, il y continuait sa vie d'oraison et ses lectures sérieuses, tandis que
d'autres se distrayaient à faire du théâtre, des jeux et des chansons, selon
les goûts parisiens d'alors.
Les amusements futiles
des beaux esprits ne l'intéressent pas. Loin de se cultiver en vue de plaire au
monde, il prépare, dans la solitude et la réflexion, des plans de sermons, des
cantiques, et tout un arsenal spirituel pour faire campagne contre lui, dès que
son heure sera venue.
Sous la conduite de
maîtres expérimentés dans les voies de Dieu, croissant en âge, en sagesse et en
grâce, il a laissé la Vierge Marie former en lui une âme de prêtre conforme à
l'image de son Fils. Il a une si haute idée du sacerdoce, cependant, qu'il s'en
reconnaît indigne et qu'il tremble à l'idée de s'y engager. Il revoit le
cheminement intime par lequel Dieu l'a conduit jusqu'au pied de l'autel, et il
en fait une relation écrite à son directeur, M. Leschassier. Celui-ci le presse
d'avancer. Et c'est par obéissance à l'appel répété de l'Eglise qu'après les
exercices d'une ultime retraite, l'ordinand se présente au Pontife.
Le Pontife, c'est Mgr de
Flamanville, l'ancien vicaire de Saint-Sulpice, sous la direction duquel l'abbé
de Montfort a fait le catéchisme avec tant de succès. De ses mains il reçoit
l'ordination, le 5 juin 1700, samedi des Quatre-Temps de la Pentecôte.
A l'exemple de tous les
saints prêtres de l'époque, Montfort passe encore une semaine en action de
grâces avant de célébrer sa première messe. C'est dans la chapelle de l'abside
de l'église de Saint-Sulpice, et à l'autel de Notre-Dame que, depuis des
années, il ne cesse d'orner avec amour, qu'il offre, pour la première fois, la
Sainte Victime. Son condisciple et ami, Blain, est là, au milieu de tous ceux
qui l'ont aidé, formé, dirigé : « Je vis un homme comme un ange à l'autel »,
écrira-t-il vingt ans plus tard, dans ses Mémoires.
V- L'Aumônier des Pauvres
Les Supérieurs de
Saint-Sulpice auraient voulu garder M. Grignion dans leur Société, et sans
doute lui en firent-ils maintes fois la proposition. Mais tel n'était pas son
attrait : durant sa jeunesse et tout le long de sa formation cléricale il
n'avait eu en vue que les missions, en France ou dans les pays lointains.
Le même attrait subsiste
après son ordination. Il lui arrive de s'écrier : « Que faisons-nous ici,
ouvriers inutiles, pendant qu'il y a tant d'âmes qui périssent au Japon et aux
Indes, faute de prédicateurs et de catéchistes ?... » Il est à l'affût du
premier signe de la Providence. A Saint-Sulpice, un départ pour le Canada étant
proche, il demande de s'y joindre. Mais M. Leschassier s'y refuse, craignant,
dit-il, non sans humour, que dans son impétuosité, il se perde à la recherche
des sauvages, dans les vastes forêts de ce pays...
Une autre voie s'ouvre
qui a l'agrément du sourcilleux Supérieur. A Nantes, il y a dans la paroisse Saint-Clément,
une communauté de prêtres pour missions et retraites. Elle a été fondée il y a
trente ans, par M. Lévêque — un disciple de M. Olier — qui la dirige toujours.
Ce saint vieillard vient de passer deux mois dans la solitude à Saint-Sulpice,
et en retournant dans sa maison, il serait heureux d'emmener avec lui un jeune
prêtre capable de l'aider dans l'éducation du clergé et de lui succéder dans sa
charge. La proposition lui en étant faite, Montfort accepte. C'est le
commencement de ses pérégrinations apostoliques au souffle de l'Esprit. Elles
ne s'arrêteront plus qu'au tombeau.
En
suivant les détours de la Providence
Montfort quitte le
Séminaire en pauvre comme il y est entré. Ne voulant rien posséder, ainsi qu'il
en a fait le vœu, il se démet de la chapellenie de Saint-Julien-de-Concelles
qu'on lui a obtenue pour payer sa pension. Quant à son avenir, il le remet
entre les mains de la Providence.
Après avoir rejoint
Orléans, en compagnie de M. Lévêque, il s'embarque, avec lui, sur un coche
d'eau qui descend la Loire jusqu’a Nantes. Le bateau glisse lentement entre les
rives vertes. Le tranquille vieillard, réfugié dans un abri où il vit d'un peu
de pain et de beurre, emploie son temps à cordonner des ceintures d'aubes sur
un petit métier. L'abbé de Montfort, au contraire, va et vient sur le pont,
priant ostensiblement et exhortant les voyageurs. Cela n'est pas du goût de
trois libertins qui goguenardent et le prennent à parti. Il leur reproche
doucement leur impiété, et comme ils en viennent à d'odieux blasphèmes, le
saint prêtre finit par les menacer des châtiments célestes. De fait, à la
grande stupeur des voyageurs, deux d'entre eux se querellaient bientôt et se
blessaient grièvement ; et on rapporte que le troisième mourut, peu de temps
après, dans un excès de boisson.
A proximité de
Fontevrault où l'une de ses sœurs est postulante, Montfort demande à débarquer
pour lui porter, avec sa bénédiction de nouveau prêtre, ses encouragements
fraternels. Pendant que ses compagnons continuent de descendre la Loire, il se
présente à l'Abbaye dont l'accueil délicat le comble de joie.
Puis, reprenant la route
de Nantes, à pied cette fois, il fait halte sept lieues plus loin, au
sanctuaire de Notre-Dame des Ardilliers, près de Saumur. Là, aux pieds de sa «
bonne Mère », il épanche longuement son âme. Il en reçoit de telles lumières et
consolations qu'il refera plusieurs fois ce pèlerinage, jusqu'à l'ultime étape
de sa vie.
Après avoir cheminé,
quelques jours encore, en suivant les méandres du fleuve paresseux, voici
Nantes accroupie autour de sa cathédrale. Déception ! La Communauté de
Saint-Clément n'a rien de la discipline et de la piété de Saint-Sulpice ; et il
ne lui est même pas permis « d'aller de paroisse en paroisse, faire le
catéchisme aux paysans, aux dépens de la seule Providence », ainsi qu'il s'en
plaint, dans une lettre à M. Leschassier.
Comme on lui demande de
patienter, il « calme ses bons désirs », mais non sans rêver de s'affilier à un
groupe de missionnaires, en vue de s'y former à l'apostolat. Entre temps, voici
une lettre de Fontevrault : avec la nouvelle de la vêture de sa sœur, elle lui
apporte une invitation personnelle de Mme de Montespan à y assister. Le voilà
donc cheminant à nouveau le long des bords de Loire...
Même en forçant le pas
il ne peut arriver à l'abbaye que le lendemain de la cérémonie. Il est
accueilli cependant avec beaucoup de cordialité par les religieuses et par la
bienfaitrice de sa sœur qui l'interroge sur son avenir. Comme il lui avoue
naïvement son désir de travailler au salut des pauvres, elle l'invite à aller
voir Mgr Girard, ancien précepteur de ses enfants. N'est-ce pas une indication
de la volonté de Dieu qui lui ouvre enfin sa voie ? Deux longues journées de
marche et il est aux pieds de l'évêque de Poitiers qui le reçoit plutôt «
sèchement », et ne lui promet rien...
En arrivant dans la
ville, cependant, il était entré dans la chapelle de l'hôpital, selon son
habitude. Les pauvres qui l'ont vu « prier comme un ange » ont été émus de la
mise plutôt minable de ce prêtre et ils ont aussitôt « boursillé » entre eux
pour lui faire une aumône. Mieux encore, l'un d'eux s'est mis en devoir
d'écrire une belle lettre à Monseigneur pour le demander comme aumônier.
Cette prière des pauvres
sera exaucée. De retour à Nantes, Montfort raconte filialement tout ce qui lui
est arrivé à M. Lévêque. Celui-ci comprend qu'il doit donner à son disciple une
tâche apostolique à la mesure de son zèle s'il ne veut pas le perdre. Il
l'envoie prêcher à Grandchamps une mission de dix jours qui est un vrai succès.
Comme les disciples de
l'Evangile, il en revient enthousiaste des œuvres de miséricorde que « la
divine Providence et la Sainte Vierge ont opérées » par son entreprise, et
ajoute-t-il, « malgré sa misère ».
Tout à son nouvel
apostolat, il continuait de missionner au Pellerin et dans plusieurs paroisses
du pays nantais, quand Mgr Girard, mieux informé maintenant sur son compte, lui
demanda de venir à Poitiers. Docile à la Providence, il quitta aussitôt le
champ dans lequel il venait d'ouvrir son premier sillon.
Au
Service des Pauvres
Première étape,
Fontevrault où il est connu, non seulement de sa sœur novice, mais aussi de Mme
l'Abbesse et de toute la Communauté qui a éprouvé le rayonnement surnaturel de
ses entretiens. Sans doute est-ce au cours de cette visite qu'en sortant de
dire sa messe dans la chapelle de Mme de Montespan, il rencontra un aveugle à
qui il demanda : « Veux-tu être guéri ? — Oh, oui ! » répondit l'homme avec
confiance. Et sitôt que le prêtre lui eut frotté les yeux avec ses doigts
mouillés de salive, l'infirme fut guéri de sa cécité. Deuxième étape,
Notre-Dame des Ardilliers où il fait une neuvaine, au cours de laquelle il
encourage et conseille la Bienheureuse Jeanne de la Noue dans l'organisation de
sa Congrégation et multiplie ses attentions aux pauvres qui ont été recueillis
à côté du Pèlerinage.
Le cœur enrichi des
grâces de Notre-Dame, il se rend à Poitiers où Mgr Girard le reçoit à bras
ouverts, cette fois. En attendant qu'il soit admis à l'hôpital par les Administrateurs,
moins pressés que les pauvres, il loge au Petit Séminaire. Mais la parole de
Dieu n'est pas liée par l'administration. Il lui suffit de circuler en ville
pour rencontrer mendiants et pauvres diables que la vie a malmenés et la
société mal aimés. Avec son cœur qui écoute et console toujours, il leur
apporte les lumières et les caresses de l'Evangile. N'y sont-ils pas appelés
les premiers ? Leur nombre s'accroissant, il les rassemble dans la chapelle
Saint-Nicolas, puis sous les Halles où il fait retentir l'écho des
Béatitudes...
Personnes de qualité et
gens du peuple accourent, pêle-mêle, tantôt dans une église, tantôt dans une
autre, pour entendre la parole de ce prêtre qui les remue jusqu'au fond. Après
la chaire, le confessionnal. Un prophète est dans la ville, tout le monde en
parle. Mais c'est pour les pauvres qu'il est venu et ceux-ci ne cessent de le
réclamer... Enfin, l'autorisation lui étant donnée d'entrer dans l'hôpital, il
s'y rend aussitôt mais sans se séparer de sa Mère, la divine Providence. Car il
refuse tout revenu fixe, se contente de la nourriture commune, choisit la
chambre la plus misérable, couche sur la paille et s'impose encore de sévères
mortifications...
Le voici donc
entièrement au service des pauvres : quotidiennement, il sort pour quêter en
compagnie de quelques-uns d'entre eux et d'un âne chargé de paniers pour
recueillir les aumônes. A l'intérieur de l'hôpital où c'est le désordre et le
gaspillage, il établit un règlement pour le service des tables ; il va de l'un
à l'autre purifiant et réconfortant les âmes ; il s'attarde auprès des plus
délaissés et se dépouille lui-même pour les réchauffer. Et tous de « bénir le
Seigneur de leur avoir envoyé un si saint économe ».
Seule une femme
acariâtre regimbe contre la nouvelle discipline. Une fois même elle se jette
sur lui, une broche de rouet à la main, pour l'en percer. Mais par sa douceur
et ses humbles services il réussit à l'apaiser. Enfermé dans cette société
hétéroclite de miséreux, de déchus et de vaincus de la vie, il se fait tout à
tous pour les amener tous à Jésus. On le voit se dépenser, à longueur de jour,
pour secourir les détresses du corps et de l'âme : à ce malade il donne
l'unique couverture de son lit ; à ces paralytiques il rend les services les
plus bas ; on le voit manger à côté des teigneux et boire au même verre,
balayer la maison et nettoyer les cours de leurs immondices...
Un jour il rencontre sur
le pavé humide un malheureux tout couvert d'ulcères dont on s'est débarrassé
parce qu'il est contagieux. D'un gémissement coupé de hoquets il implore la
pitié des passants. C'est un mourant qu'il faut arracher au désespoir. Ne
pouvant le faire admettre à l'hôpital, l'aumônier supplie qu'on lui abandonne
au moins un réduit isolé où il viendra lui-même le soigner. On le voit
s'enfermer avec ce paria gangreneux pendant de longues heures, lui apporter
nourriture et boisson et panser ses plaies avec amour, en dépit de l'odeur
fétide qui le prenait à la gorge...
Les filles garde-malades
étaient loin de suivre son exemple. Pour supprimer les contestations entre
elles et assurer aux malades un service régulier, il voulut les astreindre à un
règlement. C'était mettre le pied sur un nid de guêpes. Excitées par la
supérieure jalouse de son autorité, elles se mirent à le critiquer et à
entraver son action de toutes les manières que la passion peut inventer...
Elles gagnèrent à leur parti l'économe qui interdit à l'aumônier de s'occuper
des services de l'hôpital et se mit à le décrier auprès des Administrateurs.
Quelques mauvais pauvres qu'il avait voulu corriger de leur ivrognerie
ajoutèrent encore leurs clameurs injurieuses à ce mauvais esprit général.
Courbé sous la tempête,
il « se retire aux Jésuites » pour y faire retraite durant huit jours. Quand il
revient, l'économe gravement atteint, est en train de mourir ; la supérieure
est frappée à son tour, puis un grand nombre de pauvres... C'est l'heure où le
prêtre doit multiplier les pardons : il assiste, prépare à la mort et enterre
un grand nombre de ceux qui l'avaient persécuté. L'hôpital ayant senti passer
le châtiment de Dieu et le dévouement de son serviteur, l'ordre revint pour un
temps.
L'animateur
des Jeunes
Dès son arrivée à
Poitiers, Montfort était entré en action. Dans sa première lettre à son ancien
Supérieur, M. Leschassier, il avait écrit : « Il y a quinze jours que je fais
le catéchisme aux pauvres mendiants de la ville avec l'aide et l'agrément de
Monseigneur. Je vais voir et exhorter les prisonniers dans les prisons et les
malades dans les hôpitaux, en leur faisant part des aumônes qu'on me donne. » On devine par là
tous les va-et-vient apostoliques de ce prêtre en qui la charité monte comme
une flamme vive.
Dans Poitiers qui est
alors une ville de vingt mille habitants, son zèle n'a pas tardé à déborder
l'hôpital. Une nombreuse jeunesse — celle des familles nobles du Poitou, du
collège des Jésuites, et d'une Université de renom — encombrait les rues et les
jardins de ses jeux et de ses folles excentricités. Montfort se souvient de
Rennes et des activités charitables dont il a rempli ses années d'étudiant. Il
a l'intuition des influences qui jouent dans chaque milieu, et il devine qu'il faut
y susciter des apôtres pour agir efficacement.
Il s'en ouvre aux Pères
Jésuites qui l'encouragent... Et le voilà rassemblant une quinzaine de jeunes
gens qui sont l'élite du collège Sainte-Marthe, pour les animer spirituellement
et les lancer dans une vie de témoignage. Le groupe ne tarde pas à se grossir
de bonnes volontés laissées sans emploi. Avec les plus assidus et les plus
généreux, il forme une association en vue d'une culture spirituelle plus
soignée. A ceux-là il demande de faire oraison, de lire habituellement des
ouvrages religieux, de s'approcher régulièrement des sacrements, de s'enrôler
dans la Congrégation de la Sainte Vierge établie au Collège... Et chaque
semaine, à l'instar du bon abbé Bellier qui l'a formé lui-même à l'hôpital de
Rennes, il rassemble les jeunes gens dans une conférence vivante pour leur
communiquer sa flamme d'apôtre.
C'est un idéal dynamique
qu'il leur présente pour les souder dans la piété et l'amitié, et leur faire
affronter le monde sans danger pour leur foi ou leurs mœurs. Ils ont tant à
entreprendre dans la ville pour y neutraliser les influences mauvaises, ramener
à Dieu leurs camarades déréglés, secourir les pauvres, donner l'exemple d'un
authentique christianisme...
Sous le souffle de son
âme de feu, des soucis évangéliques pénètrent dans les foyers et les divers
milieux. Il est exigeant et demande toujours plus, mais les jeunes qu'il a su
enthousiasmer donnent toujours davantage. Leur association oriente
définitivement leur vie vers un avenir de vertu et de charité ; plusieurs y
trouvent le germe de leur vocation...
Montfort aura séjourné à
Poitiers juste le temps d'allumer des foyers qui se perpétueront longtemps
après lui. Et la Chronique conserve quelques noms de ces premiers disciples,
tels Alexis Trichet, propre frère de la première Fille de la Sagesse, qui
deviendra prêtre et se dépensera avec tant de dévouement auprès de cinq cents
prisonniers de guerre, atteints de la peste, qu'il mourra victime de son dévouement
; ou M. Brunet qui mourra en 1719 laissant une réputation de saint à
Celle-Levescault où il était curé ; ou encore M. Le Normand, procureur du Roi
au Présidial de Poitiers qui apportera, en 1719, à M. Grandet, premier
biographe de notre saint, un témoignage de haute admiration.
M. Le Normand affirme
même que, parallèlement à l'association des jeunes gens, le missionnaire avait
établi une congrégation de filles où plus de deux cents personnes de la ville
se sont sanctifiées et d'où sont sorties beaucoup de religieuses. Montfort
inaugure ainsi son style apostolique : sous le souffle de l'Esprit il met le
feu partout où il va, laissant à d'autres le soin de l'attiser et de
l'entretenir. L'admirable est que, en dépit des vents mauvais, les foyers qu'il
allume ne s'éteignent pas derrière lui...
Près d'une
sœur en détresse
Pendant qu'il se donne
tout entier à la misère qui l'entoure, l'Aumônier des pauvres est harcelé
intérieurement par la détresse de sa sœur Louise que Mme de Montespan avait
fait accueillir chez les Filles de Saint-Joseph, à Paris. Ayant largement
dépassé l'âge d'y rester, on lui signifie qu'elle doit quitter le couvent. Elle
en avait écrit à son frère, à Nantes, au printemps de 1701. Celui-ci avait
répondu une lettre admirable pour lui inculquer l'abandon à la Providence : «
Dieu veut de vous, ma chère sœur, que vous viviez au jour la journée, comme
l'oiseau sur la branche, sans vous soucier du lendemain. » Et, en même temps,
il lui avait obtenu un sursis pour une autre année.
Mais en juillet 1702, la
voici sans asile et sans pain. Le frère n'y tient plus, et entreprend, pour lui
porter secours, le voyage de Paris, à pied et mendiant son gîte et son pain,
selon son habitude. Par Notre-Dame des Ardilliers où il confie à sa bonne Mère
du Ciel l'avenir de sa sœur, et par Angers où il est étrangement humilié au
Séminaire par son ancien Directeur, M. Brenier, il parcourt en quelques jours
plus de 400 kilomètres à marches forcées... Quand il entre dans la capitale, il
est dans un état pitoyable : vêtements chiffes et salis, chaussures déchirées,
pieds meurtris et jambes enflées... Il lui faut se réfugier, pendant une
quinzaine, à l'Hôtel-Dieu où plusieurs Sœurs qui se souviennent du pieux
séminariste de Saint-Sulpice l'entourent de leurs soins.
A peine en forme, il se
met à la recherche de Louise qu'il trouve dans la détresse, mal vêtue et
manquant de tout. Pour la sortir de là, il visite, le cœur serré, tous ceux
qu'il connaît dans la grande ville. Poullart des Places, son ami de collège qui
vient de fonder la Communauté de Pauvres Ecoliers, premier noyau de la
Communauté du Saint-Esprit. A Issy, les Supérieurs de Saint-Sulpice qui « le
renvoient hautement sans vouloir lui parler ni l'entendre », et cela, en
présence de son ami Blain qui, tout décontenancé par tant de dureté, en gardera
le plus pénible souvenir.
Le Curé de
Saint-Sulpice, M. de la Chétardye, qui l'avait connu et admiré, comme
sacristain et catéchiste, ne lui réserve qu'un accueil glacial. Il en est au
plus creux du sentiment d'être abandonné des hommes quand l'un de ses amis de
Séminaire, M. Bargeaville, l'oriente vers les Bénédictines du Saint-Sacrement,
encore dans toute la ferveur de leur fondation.
A la Supérieure,
Montfort expose ingénument la détresse de sa sœur, et il est tout heureux de
l'entendre lui dire : « Je vous offre, pendant votre séjour à Paris, le repas
que nous déposons, chaque jour, devant l'image de Notre-Dame pour un pauvre. »
Et ce repas — l'unique de la journée — il demanda à venir le partager avec un
mendiant.
Mais le sort de sa sœur
n'était pas réglé, et l'Evêque de Poitiers lui mandait de revenir sans tarder.
Ne voyant pas d'autre issue, il songe à la renvoyer à Rennes, dans sa famille
déjà dans une grande gêne. Or, comme il va prendre congé des Bénédictines,
voici qu'une dame lui offre l'argent nécessaire pour regagner Poitiers. En
acceptant cette aumône, Montfort demande à l'utiliser plutôt pour acheter des
bas et des souliers à sa sœur...
Et c'est ainsi que la
Mère Supérieure en vint à proposer de recevoir Louise Grignion comme converse,
puis pratiquement de l'admettre comme postulante. Quelques jours plus tard,
elle était envoyée à Rambervilliers pour s'y préparer à la vie religieuse, une
dame charitable ayant offert le nécessaire pour la dot, le trousseau et le
voyage. Grâce à la charité persévérante de son frère, Louise Grignion prendra
bientôt le voile sous le nom de Sœur Saint-Bernard.
Montfort ne reverra plus
jamais cette sœur qu'il avait assistée depuis son enfance, le long d'un dur
chemin de pauvreté, d'humiliation et d'abandon à la Providence, mais il lui
adressera des lettres remplies de la plus sainte dilection fraternelle et des
plus belles exhortations aux vertus d'une fidèle adoratrice du Saint Sacrement.
L'apparition
d'une robe grise
C'est à l'hôpital de
Poitiers, au milieu de beaucoup de tribulations, que Montfort jeta les
fondements des Filles de la Sagesse, les aînées de sa Famille spirituelle. Il
faut remonter ici à ses premières prédications, fin 1701. Marie-Louise Trichet,
fille du Procureur au Présidial, vivait simplement dans sa famille avec des
goûts tournés vers la piété et la vie religieuse.
Un soir elle entend sa
sœur s'exclamer en rentrant de l'église où Montfort venait de prêcher : « Quel
beau sermon je viens d'entendre ! Ce missionnaire est un saint ! » Dès le
lendemain, elle se présentait à son confessionnal : « Qui vous a adressée à moi
? — Ma sœur ! » répond ingénument Marie-Louise. « Non pas, mais la Sainte
Vierge ! » Eclairé d'En-Haut, le confesseur a deviné dans cette jeune fille de
dix-huit ans une âme d'élite sur laquelle Dieu a de grands desseins.
Se sentant tout accordée
aux directions qu'elle reçoit, elle s'engage aussitôt dans une vie de ferveur
et de disponibilité. L'idée de se donner à Dieu s'enracine vigoureusement en
elle et prend possession de toute son âme et de toute sa vie. Cependant, un
premier essai chez les Filles de Notre-Dame, à Châtellerault, n'ayant pas
réussi, sa mère demeure réticente. « J'ai appris que tu vas à confesse à ce
prêtre de l'hôpital, dit-elle un jour, avec humeur. Je crains que tu ne
deviennes folle comme lui. » Ses craintes n'étaient pas sans fondement :
c'était bien vers la folie de la Croix que sa fille était attirée, vers cette
folie qui est la véritable sagesse.
Alors, commence une
longue et éprouvante formation dont chaque péripétie marque une nouvelle
emprise de la Providence sur elle. Convoquée à l'hôpital pour y suivre, avec
une soixantaine de personnes, une retraite préparatoire à la Pentecôte,
Montfort l'engage dans la voie étroite des vertus solides. Il l'humilie
publiquement en la renvoyant à sa place lorsqu'elle se présente pour la lecture
de table, ou en la faisant rester à la porte un jour qu'elle arrive en retard à
l'oraison. Puis, il l'entraîne à une vie de pénitence et de charité.
Marie-Louise accepte volontiers tous les renoncements, et se retire, de plus en
plus, de la vie du monde. Comme elle se plaint un jour à son Directeur de
n'être pas orientée vers un couvent comme tant d'autres : « Consolez-vous, ma
fille, lui répond-il, vous serez religieuse. »
Dans l'hôpital qu'il
vient de réformer, au milieu des calomnies et des oppositions, c'est là qu'il
va recevoir Marie-Louise. Il y avait groupé, en association, une douzaine de filles
infirmes à qui il avait donné un règlement austère, sous le nom de la Sagesse.
« Ma fille, venez demeurer à l'hôpital », lui dit-il un jour. Demande en est
faite à l'Evêque et aux administrateurs qui refusent de la recevoir, comme
gouvernante. « Mais c'est comme pauvre que je demande à être reçue »,
répond-elle vivement à Mgr l'Evêque.
Comment peut-on, sans
inconvenance, recevoir comme pauvre, la fille du Procureur au Présidial ? Elle
insiste pourtant et on l'admet comme adjointe à la supérieure, tout en
stipulant qu'elle sera mise sur le même pied que les gouvernantes ou
infirmières. C'est alors que Montfort intervint pour que Marie-Louise fît
partie de l'association de la Sagesse, « non pour commander, mais pour obéir ».
On vit alors la jeune fille de grande éducation travailler aux besognes de
l'hôpital comme ses compagnes, manger leur pain noir, et se présenter,
souriante, comme la petite servante des plus malpropres et des plus déshérités.
Pour la soutenir dans
cette rude école Montfort lui demande de communier tous les jours afin de
puiser, dans l'hostie, la force d'imiter la divine Sagesse, et de vivre dans
l'intimité de la Mère de Dieu notamment par le saint Rosaire. Puis, quand il
juge son âme bien éclairée et bien trempée, il lui dit : « Ma fille, il m'est
venu à la pensée de vous faire changer d'habit. J'ai reçu dix écus, en aumône,
qui vont servir à cela ! » C'était toucher le point sensible. « Mère y
con-sentira-t-elle ? — Allez lui demander son consentement... »
Pour ne pas heurter sa
mère, Marie-Louise prit bien garde de préciser qu'il s'agissait d'un habit de
drap gris, lourd et sans élégance, à la manière des femmes du peuple. Le 2
février 1703, le même jour où, à Rambervilliers, Louise Grignion prenait le
costume des Bénédictines du Saint-Sacrement, Marie-Louise Trichet, âgée de 19
ans, revêtait la robe grise que les Filles de la Sagesse devaient rendre
populaire jusqu'à nos jours, dans le monde entier. Montfort lui trouva bientôt
une compagne dans la rieuse et primesautière Catherine Brunet, sœur d'un de ses
écoliers. Cependant elle ne prendra la robe grise de la Sagesse que dix ans
plus tard.
Quand Marie-Louise
sortit en ville avec son nouveau costume, la stupéfaction fut grande. On cria à
la démence... Ce fut un drame pour Mme Trichet qui se sentit publiquement
bafouée dans sa fille. Elle intervint amèrement auprès de Mgr l'Evêque afin que
cette comédie déshonorante pour sa fille cessât au plus tôt... Et auprès de l'Aumônier
de l'hôpital qui lui répondit avec dignité : « Votre fille n'est plus à vous,
Madame, mais à Dieu ! »
Et Marie-Louise tint
ferme. Elle continua de marcher à la suite de la « Sagesse incarnée et
crucifiée », sous la conduite du rude saint qui allait en faire la Mère d'une
admirable Famille religieuse.
Ermite
en plein Paris
Six mois à peine après
son retour à Poitiers, Montfort était de nouveau mis en demeure de quitter
l'hôpital où le monde et le diable lui faisaient une guerre sans répit. Partir,
c'était abandonner ses pauvres, Marie-Louise, et toutes ses œuvres dans la ville.
Mais il est disponible au Seigneur qui, en le poussant de-ci de-là, « comme une
balle dans un jeu de paume », le mène où II veut : « Mon Maître m'y a conduit
(à Paris) comme malgré moi, écrira-t-il bientôt à Marie-Louise ; il a en cela
ses desseins que j'adore sans les connaître. »
Vers Pâques 1703, le
voici donc à nouveau dans la capitale, les pieds en sang et dénué de tout. Il
n'a plus d'amis à la porte de qui il pourrait frapper, pas une chaire ou un
confessionnal pour y faire du ministère. Seulement le monastère des
Bénédictines qui, l'an dernier, l'ont si charitablement aidé à tirer sa sœur de
la misère. Il se dirige vers l'Hôpital général de la Salpêtrière où il pourra
se rendre utile auprès des malades et des vagabonds. « Je suis à l'Hôpital général
avec cinq mille pauvres pour les faire vivre à Dieu et pour mourir à moi-même
», écrit-il encore.
Pendant cinq mois, il
est l'homme de toutes les besognes, accourant au premier appel, toujours
souriant au milieu des plaintes et des murmures qui montent sans cesse de tant
de misères accumulées. A la longue, cependant, son dévouement devient un
reproche pour ceux qui vivent dans les divers offices, en mercenaires
tranquilles et bien nantis. Un jour, il trouve sous son couvert un billet qui
lui signifie son congé.
Pour être honnête,
cependant, on lui offre une indemnité et quelques vêtements, mais il refuse
l'argent, et s'en va par les rues, à la recherche d'un asile. Les Bénédictines
lui réservent, comme l'année précédente, le repas quotidien offert à la Sainte
Vierge ; et il trouve, dans la rue du Pot-de-Fer, non loin du Noviciat des
Jésuites, un réduit humide et sombre qu'on lui prête sans doute par charité.
Il y a tout juste une
paillasse et une table boiteuse dans ce refuge qui va devenir pour lui un ermitage
en plein Paris. Sous cet escalier, pas d'autre ouverture que celle de la porte.
Rien qui puisse distraire son âme, ni l'alourdir dans sa montée vers Dieu.
Par ailleurs, tous ses
amis l'abandonnent ou prennent leurs distances : « Je n'ai plus d'amis ici que
Dieu seul ! » écrit-il encore. En voyant la malveillance de ceux qui devraient
le soutenir, son ami Blain lui-même hésite : « Moi-même, si prévenu en sa
faveur, écrira-t-il plus tard, je n'osais pas refuser créance à ce que je
voyais cru de tout le monde. »
Dans cet abandon de
toutes les créatures, il s'applique à contempler, louer et chanter les mystères
de la divine Sagesse. Ce cœur à cœur prolongé avec son Dieu le comble de
consolations ineffables, et sa solitude devient pour son âme un mystérieux
creuset d'amour. La Face de Dieu vers laquelle il aspire, il la voit dans une
lumière d'autant plus vive que toute joie terrestre lui est ôtée.
Heureusement, il trouve
tout près le P. Descartes qui a guidé son adolescence à Rennes, pour le
réconforter sur cette voie douloureuse où, selon son propre aveu, « le Seigneur
l'a conduit comme malgré lui ». Mais les Saints ont beau se cacher, Dieu sait,
à son heure, faire briller leur vertu. L'Archevêque de Paris, lui-même, fait
appel à l'ermite de la rue du Pot-de-Fer pour une mission de confiance auprès
des Ermites du Mont-Valérien.
Ces moines vivaient dans
un monastère à dix kilomètres de la ville, sur une hauteur d'où l'on découvre
et la vallée de la Seine et l'un des plus beaux panoramas de l'Ile-de-France.
Ils étaient régis par une Règle austère, avaient un régime végétarien, se
consacraient au travail manuel entre les offices et devaient garder un silence
perpétuel. Sous leurs longues coules blanches, on les voyait aller et venir sur
les pentes de la colline où ils avaient chacun leur cellule. Ils vivaient sous
l'autorité d'un supérieur ecclésiastique qui relevait directement de
l'Archevêque.
A côté d'eux, un
Calvaire monumental comprenant trois belles croix de pierre et une douzaine de
chapelles avec les personnages du Chemin de la Croix, était devenu un centre de
pèlerinage de plus en plus fréquenté des Parisiens. Une société de prêtres
assurait le service de ce pèlerinage, et de l'église récente (elle fut
consacrée le 10 octobre 1700 par Mgr Bazan de Flamanville par qui Montfort
avait été ordonné, la même année), qu'on venait d'y ériger. Les paroisses de
Paris se succédaient sur le Mont, et des caravanes de pénitents venaient y
camper.
Les ermites ne pouvaient
qu'en subir le contrecoup : leur réclusion s'élargit, ils tinrent hôtellerie et
multiplièrent ainsi les contacts et les affaires avec les pèlerins ; le
recueillement et le bon esprit déclinèrent parmi les Frères, et leur concorde
fut troublée. Le Supérieur, M. Madot, se jugeant impuissant à ramener la
discipline et la ferveur parmi les ermites s'en était remis à l'Archevêque.
Le pauvre prêtre de la
rue du Pot-de-Fer avait aussitôt pris le chemin du Mont-Valérien. Il ne
s'agissait d'ailleurs, pour lui, que de changer d'ermitage. Mais, sur la
colline, c'est l'hiver et, à la bise qui souffle, s'ajoute l'accueil glacial
des ermites, plus ou moins raidis dans leurs préjugés ou leur méfiance. Ils
sont vite désarmés, cependant, quand ils voient le nouveau venu partager leur
train de vie le plus simplement du monde, assister à tous leurs exercices et
leur donner l'exemple de toutes les vertus de leur saint état, du
recueillement, de l'oraison, du silence, de la mortification.
Tout en n'ayant qu'une
mince soutane pour se défendre du froid, il n'en reste pas moins de longues
heures, en prière, dans la chapelle où il grelotte parmi eux. Spontanément, ils
lui offrent une de leurs coules blanches pour le protéger contre les morsures
de l'air vif des hauteurs. Montfort l'accepte humblement de leurs mains et avec
gratitude. Vite gagnés par la douceur et l'onction de ses exhortations, ils
sentent se raviver, en eux, le désir d'une vie fervente. A la prière du saint
prêtre, le feu sacré redescend sur la colline...
En même temps qu'il
ramène les Ermites à leurs saintes observances, il s'enrichit lui-même d'un
rêve qui ne le quittera plus. Cette colline dominant Paris et portant, dans la
lumière, son calvaire et ses chapelles vers lesquelles ne cessent de monter les
pèlerins, lui apparaît comme une magnifique et permanente glorification de la
Croix. Cette vision le suivra partout désormais et plusieurs fois, à
Montfort-sur-Meu, à Pontchâteau, à Sallertaine, il tentera de la reproduire.
Sa mission accomplie,
Montfort regagna son refuge du Pot-de-Fer où il n'allait pas tarder à connaître
la suite des desseins de Dieu sur lui.
VI - Révolution dans la Ville
En descendant du
Mont-Valérien, Montfort trouve deux lettres qui lui apportent beaucoup de joie.
L'une, de sa sœur de Rambervilliers, lui est sans doute remise par les Bénédictines
chez qui il va prendre son repas quotidien. Elle lui annonce qu'elle vient de
faire sa profession religieuse. A cette « chère victime en Jésus-Christ » qui
va le représenter désormais devant le Saint Sacrement, il fait une réponse
débordante de surnaturelle jubilation : il l'encourage à être une fidèle amante
du bon Jésus et une lampe ardente en sa présence. « Plus vous donnerez du
vôtre, lui dit-il, plus vous recevrez du divin. »
L'autre lettre, adressée
par les pauvres de Poitiers à M. Leschassier, lui est remise probablement par
M. Blain : les « quatre cents pauvres » de l'hôpital supplient le digne
Sulpicien de tout mettre en œuvre pour leur renvoyer leur Aumônier.
Par la
volonté des Pauvres
Cette lettre est un
témoignage admirable du bien accompli dans l'hôpital par « Celui qui aime tant
les pauvres »... « Nous ressentons, plus que jamais, disent-ils, la perte que
nous avons faite pour le salut de nos âmes... C'est le démon qui a remué toutes
sortes de machines et de tentations pour faire échouer l'œuvre de Dieu et faire
en aller celui qui faisait tant de conquêtes au bon Jésus... Quelques-uns de
nos bons pauvres disent avoir vu le démon se moquer et rire de nous d'avoir été
victorieux... Quel grand bien vous nous feriez de nous envoyer notre ange !
S'il était ici, avec notre nouvelle Supérieure, quels règlements et quelles
justices ne ferait-il pas observer dans cette maison ! »
Montfort apprend encore
qu'ils ont déjà réclamé par deux fois son retour auprès de l'Evêque. Dieu
l'appelle par la voix des pauvres : il finira son carême en allant vers eux, à
pied et en mendiant son pain et son gîte. Au moment de partir, une bonne âme
lui donne dix écus pour son voyage : il les remet au premier mendiant qu'il
rencontre, « étant, quant à lui, l'homme du monde le moins inquiet sur sa
personne et sur ses besoins ».
En deux semaines, il est
à Poitiers où il est accueilli par des feux de joie, nommé directeur, doublé
d'un excellent prêtre, M. Dubois, qui va le seconder de toute son âme. « J'ai
toujours regardé comme une sorte de miracle, témoignera-t-il plus tard, que M.
de Montfort ait pu faire tout ce qu'il faisait sans mourir mille fois... De
quatre heures du matin à dix heures du soir, on ne l'a jamais vu un instant
dans l'inaction. » Ses exercices de piété ne sont interrompus que par son
dévouement aux âmes. Et cette tâche épuisante ne l'empêche pas de jeûner trois
fois la semaine, de coucher sur un peu de paille, et de meurtrir sa chair par
les instruments de pénitence. Aussi quelle ferveur dans ses oraisons et quelles
lumières pour entraîner ses Filles de la Sagesse vers la perfection évangélique
!
Quant à l'hôpital, il
voulut y mettre plus d'ordre et de propreté à commencer par la chapelle. Puis
il demanda aux gouvernantes de brider leurs fantaisies pour un beau service du
Seigneur dans ses pauvres... Tant et si bien que les jalousies se rallumèrent,
et que les plaintes et calomnies auprès des administrateurs ne tardèrent pas à
rendre l'atmosphère irrespirable...
Devant l'opposition
grandissante, Montfort demande humblement à Monseigneur, à son confesseur, et à
Marie-Louise, ce qu'il doit faire... Cette dernière, la plus intéressée à ce
qu'il reste près d'elle, n'hésite pas à lui dire : « Il vaut mieux que vous
quittiez l'hôpital ! » Et lui de répondre : « Pour vous, ma Fille, ne quittez
point cet hôpital avant dix ans ! Quand l'établissement des Filles de la
Sagesse ne se ferait qu'au bout de ce temps, Dieu serait satisfait et ses
desseins sur vous seraient remplis. »
Dieu, qui tire le bien
du mal, venait de donner à la ville de Poitiers le missionnaire qui allait y
allumer un grand incendie de charité.
Un
faubourg qui se convertit
Au sortir de l'hôpital,
c'est encore vers les pauvres et les brebis perdues que Montfort est envoyé par
son Evêque. Prenant logement dans la maison des Pénitentes, il est chargé de
prêcher dans les quartiers et faubourgs de la ville avec quelques prêtres qu'il
doit animer de son zèle.
Avant de se lancer dans
cette grande moisson des âmes, l'Apôtre s'enferme, dix jours durant, dans une
maison de campagne pour y prier. Comme en plusieurs autres circonstances, le
diable le rejoint pour troubler sa veillée d'armes. Un jeune clerc qui est avec
lui entend plusieurs fois, venant de sa chambre, des coups et des clameurs,
comme si quelques personnes s'y battaient avec la dernière violence. Et,
dominant le tumulte, la voix impérative de Montfort : « Va-t-en ! Je me moque
de toi ! Je serai toujours assez fort avec Jésus et Marie ! » C'est l'athlète
du Christ qui se prépare à entrer en lice en tenant tête au diable qui tente de
lui faire peur ou de le décourager, et qui va multiplier désormais les embûches
et les persécutions pour enrayer ou discréditer son ministère. « Quand je vais
donner une mission, confiera-t-il plus tard, le démon prend les devants ; mais
quand j'y suis rendu, je suis toujours le plus fort, ayant Marie et Michel
l'Archange avec moi. »
Voici donc le
Missionnaire circulant dans les rues de Poitiers. Il est déjà connu des pauvres
qui s'accrochent d'autant plus à lui qu'il les accueille toujours avec
complaisance. S'il entend un blasphémateur, il l'interpelle et le contraint
parfois à s'humilier publiquement et à baiser la terre, comme ce fut le cas
pour un officier, en pleine Place Royale. Un jour, traversant le Clain, il
découvre le misérable faubourg de Montbernage, où le long de sentiers boueux,
s'entassent des masures sales et en ruines. Une population fort mêlée de
terrassiers et de journaliers, d'aubergistes et de petits boutiquiers, vit là
dans l'ignorance et loin des secours religieux.
En se mêlant à elle, il
reconnaît quelques mauvais pauvres qu'il a congédiés de l'hôpital et qui
lancent à son passage de vilaines plaisanteries. Loin de se détourner, il fonce
sur les malveillants et entame aimablement conversation : il s'intéresse à leur
ouvrage, à leurs familles, à leurs besoins. Il s'enferme avec les vieillards et
les estropiés qu'il console longuement ; il rassemble les enfants dont il fait
vite ses petits amis et les porteurs de sa sympathie et de ses invitations dans
les foyers.
Bientôt, il est assez
connu pour proposer des rassemblements. Et comme il n'y a pas d'église — celle
de Sainte-Radegonde est loin, de l'autre côté du fleuve, et en ville, là où les
pauvres se sentent humiliés — il avise une grange abandonnée qui s'adosse à la
falaise.
C'est la Bergerie, bien
connue dans le faubourg, car la jeunesse folâtre y vient souvent danser. Il
l'achète, la nettoie avec le concours de quelques bonnes volontés, l'orne de
bannières, et il y invite tout le quartier chaque soir. Alors commence à se
dérouler la plus attachante épopée pastorale. Toute l'histoire du salut est
narrée, chantée, mise en scène avec les enfants, et vécue intimement par ce
petit peuple dans l'émerveillement.
Bientôt des processions
s'organisent, vibrantes, dont tous sont fiers d'être les acteurs. Dans la
prière, au confessionnal, la joie de Dieu fait irruption dans les cœurs qui le
retrouvent. En quelques semaines, les esprits sont éclairés et les volontés
orientées dans le bien. Et puis, c'est une manifestation solennelle qui amène
en cortège cette foule entourant le Saint Sacrement, la statue de Marie et le
Livre des Evangiles, de la Bergerie à l'église paroissiale, sous les voûtes de
laquelle résonnent les engagements enthousiastes de tous ces baptisés.
Au moment des adieux, le
Missionnaire lègue à ses chers enfants de Montbernage une image de la Vierge, à
condition qu'ils viennent réciter, devant Elle, le chapelet, les dimanches et
fêtes, et la petite couronne, chaque jour à midi. Un ouvrier, Jacques Goudeau,
se propose pour assurer ces fonctions à l'avenir. Il y sera fidèle pendant
quarante ans. C'est l'origine du sanctuaire de Marie, Reine des Cœurs, que les
Filles de la Sagesse continuent d'entourer, depuis deux siècles, de la même dévotion
que leur Père.
Le Bon
Samaritain passe dans la ville
Entre les missions,
Montfort se repose, si l'on peut dire, en restaurant les monuments religieux,
ce qui est encore stimuler la piété du peuple chrétien. Ainsi, sur le
Pont-Joubert, qu'il traverse tous les jours, il voit un petit sanctuaire à la
Sainte Vierge, à moitié ruiné par les Huguenots. En payant de sa personne, il
reconstruit l'arceau et y place une statue de Marie portant son Enfant divin et
recevant de lui une caresse. Au frontispice, il inscrit ce quatrain :
« Si l'amour de Marie
Dans ton cœur est gravé, En passant ne t'oublie De lui dire un Ave. »
Il entreprend même de
donner un visage plus avenant à l'antique temple Saint-Jean et de le rendre au
culte, sans se rendre compte, d'ailleurs, de la valeur archéologique de cet
édifice. Sans doute en doit-on la conservation à son initiative hardie...
Mais ce sont les âmes et
la vie chrétienne qu'il restaure surtout. Il est le bon Samaritain qui passe
dans la ville se penchant sur toutes les misères qu'il rencontre. On le voit
marcher « avec un air béatifié », tout de suite attentif aux gens en peine. La
chapelle des Pénitentes où il se retire ne désemplit jamais. C'est une mission
permanente qui s'y déroule...
Tout le jour il prêche,
catéchise, confesse, donnant à chacun, le temps qu'il désire. Et dès qu'il
sort, « il est entouré d'une multitude de pauvres avec lesquels il converse
comme avec ses amis les plus tendres. Il est au milieu d'eux comme un père au
milieu de ses enfants ». Il les emmène dans sa maison où il nettoie leurs
habits, leur distribue des aumônes, les sert à table, leur baise les pieds...
On l'y voit entrer parfois un infirme sur les épaules à qui il veut donner des
soins particuliers, ou conduisant par la main un malheureux avec qui il va
prendre son repas. Et cela sans égard pour les quolibets qui montent à son
passage, car il est au-dessus de tout respect humain et vit dans la grande
liberté des enfants de Dieu...
Dans plusieurs paroisses
il fut encore un ouvrier de concorde en faisant liquider à l'amiable tout un
passé de querelles et de chicanes. Il obtint que des officiers de justice
organisent un tribunal de paix pour examiner et régler tous les procès et les
différents qui empêchaient les âmes de s'ouvrir à la Parole de Dieu et de se
dilater dans son Amour. Ainsi libérés, dit Grandet, « les cœurs étaient prêts à
suivre le missionnaire jusqu'à l'autre bout du monde s'il avait voulu les y
conduire, et à prendre son parti dans toutes sortes d'occasions ».
Dans le
sillage du Missionnaire
Familier des âmes et des
sentiers par lesquels Dieu les conduit, Montfort a un charisme pour les
orienter vers la perfection évangélique et le don total au Seigneur.
Mêlé à la foule qui
l'écoute dans l'église des Pénitentes, voici un jeune homme, de mise paysanne,
qui cherche sa voie. Il s'appelle Mathurin Rangeard. Il est fils d'un vigneron
de Bouillé-Loretz en
Anjou, et dans toute
l'ardeur de ses dix-huit ans. Lors de la prédication d'un Père capucin dans sa
paroisse, il a senti que Dieu mettait la main sur lui. Et avec la disponibilité
d'une âme qui ne sait pas biaiser, il vient de quitter sa famille pour devenir
un disciple de Saint-François.
Après avoir erré dans la
ville, il est entré dans la première église pour y prier. C'est la chapelle des
Pénitentes où Montfort est en train de confesser. Le missionnaire a vite
remarqué la ferveur avec laquelle ce jeune homme récite son chapelet. Il va
vers lui, l'interroge... Et comme illuminé par une divination céleste, il lui dit
du même ton assuré avec lequel il avait accueilli Marie-Louise de Jésus : « Ce
n'est pas par hasard que vous êtes entré ici, mais la Providence vous y a
conduit... Suivez-moi dans mes missions ! C'est là votre vocation. »
Et le jeune homme
acquiesça avec cette grande joie qui remplit les âmes lorsqu'elles font la
rencontre de Dieu...
A partir de ce jour,
Frère Mathurin entre dans l'intimité et le service du missionnaire. A son
école, il va faire le plus exigeant et le plus réaliste des noviciats. Il va
participer aux activités apostoliques, aux lassitudes et aux humiliations de
son maître, communiant à sa foi, à son zèle des âmes, et à son tendre amour
pour la Vierge. Au cours des longues marches sur les routes, dans les hasards
et les aventures des auberges ou des hôpitaux, dans les cures et les églises,
il se coule dans son ombre, s'identifiant à lui dans ses goûts et ses désirs,
ainsi que dans son abandon à la Providence de Dieu.
Même s'il n'est pas
mentionné, il nous faut l'imaginer organisant et ralliant les fidèles dans les
missions, exerçant les cantiques et y entraînant les foules, ordonnant les
processions et distribuant les images, les petites croix et les instruments de
pénitence, présidant à la récitation du Rosaire, selon les méthodes simples et profondes
qu'il a apprises du Père, faisant le catéchisme et l'école aux enfants avec
beaucoup de zèle et de savoir-faire et toujours prêt à accomplir ce qu'on lui
commande...
Il est le premier de
tous ces Frères qui vont entrer, un à un, dans la compagnie de Montfort et qui
formeront, à sa mort, la Communauté du Saint-Esprit ; il sera leur modèle à
tous, ne revenant jamais sur son premier oui. Dès Poitiers, il entre activement
dans l'apostolat missionnaire ; les fruits prodigieux qu'il en voit lui font partager
la vénération des foules pour M. de Montfort. Successivement, dans les
paroisses de Saint-Savin, de Sainte-Radegonde, de la Résurrection, de
Saint-Simplicien, de Sainte-Catherine, il est à pied d'œuvre pour servir, comme
un bon ouvrier du Royaume de Dieu.
L'humilité
d'un Saint
Chez les Sœurs du
Calvaire, fondées par l’« Eminence Grise », et apparentées à la Communauté de
Fontevrault, Montfort donne une mission de trois semaines à l'un des meilleurs
quartiers de la ville. Et, manifestement, cette mission est bénie au-delà de
toute espérance.
Un des graves désordres
de ce milieu, ce sont les lectures impies ou déshonnêtes, et les vilains
tableaux qui maintiennent les âmes dans la familiarité du vice. Le missionnaire
ne se borne pas à alerter les consciences à ce sujet, il demande avec
insistance qu'on se débarrasse de tous ces instruments de scandale. Aussi
est-ce par centaines qu'à la fin des exercices sont entassés livres et gravures
dans une dépendance de l'église.
Or l'idée vint à
Montfort d'en faire un autodafé solennel, puis de planter la croix sur leurs
cendres. Comment mieux détruire cette source de péchés ? Pendant le sermon où,
à l'église, il explique le sens de ce qui doit avoir lieu, plusieurs exaltés,
au zèle provocant, plantent au sommet du tas de papiers où l'on devait mettre
le feu, une figure du démon sous les traits d'une femme mondaine. Quelques
autres ajoutent encore au ridicule en attachant des boudins et des saucisses,
en guise de pendants d'oreilles, à la tête du mannequin. Et d'aller disant
partout : « Montfort va brûler le diable ! » — On ne pouvait compromettre plus
maladroitement le sérieux de cette cérémonie.
Ce que voyant, plusieurs
jansénisants, dont une dame de haut rang, qui avait une vengeance en réserve
contre M. de Montfort, et un des prêtres de son équipe missionnaire qui était
jaloux de lui, coururent à l'évêché pour dénoncer ce qui se préparait comme une
exhibition grotesque qui risquait de déshonorer le clergé et la religion. Par
malheur, ce n'est pas Mgr de la Poype qui les reçoit, mais le pétulant M. de
Villeroi qui écoute toujours la secte avec complaisance.
Appelant son carrosse,
il accourt au Calvaire où le missionnaire prêche encore. Il entre et lui ayant
imposé silence, il interdit sèchement de mettre le feu aux livres rassemblés
sur la place. Non sans ajouter les plus mortifiants commentaires sur l'œuvre de
Montfort dans la ville. L'humiliation ne pouvait être plus cinglante : le
prédicateur la reçoit en chaire, à genoux, et sitôt le départ du grand vicaire :
« Mes frères, dit-il, nous nous disposions à planter une croix à la porte de
cette église ; plantons-la dans nos cœurs, elle sera mieux placée que partout
ailleurs. »
Le résultat immédiat de
cette intervention intempestive fut pitoyable : les mauvais livres emportés par
les écoliers et les laquais continuèrent à salir les âmes. Mais la clôture de
la Mission fut un succès sans précédent. A la messe, Montfort eut la grandeur
d'âme de prendre pour diacre à ses côtés, le prêtre qui l'avait dénoncé, tandis
qu'un autre Vicaire Général, M. de Révol, voulut le réhabiliter publiquement
devant ses auditeurs. Ceux-ci, témoins de son humilité et de sa charité, lui
avaient gardé toute leur confiance.
Le
jardin de l'expiation
Sur la rive droite du
Clain, en amont de Montbernage, il y a un quartier dit Saint-Saturnin, où
Montfort n'a guère pénétré encore. Il n'y est connu que par les lazzis de ses
ennemis, et par les chansons qui parodient ses cantiques.
Rien d'étonnant,
d'ailleurs, quand on connaît les mœurs du coin. Il y avait dans la vallée qui
s'élargit en cet endroit, un jardin parsemé de bosquets dans lequel se
donnaient rendez-vous, chaque soir, les oisifs et les débauchés de la ville. A
cause des quatre statues qui s'y trouvaient, on disait alors, le « Jardin des Quatre
Figures ».
Un soir, la nuit tombée,
Montfort y vient pour prier, et il y connaît les heures douloureuses du Sauveur
à Gethsémani en songeant aux péchés qui se commettent dans ce lieu. Après les
épuisantes journées où il prêche, visite, confesse, il vient là pour se
flageller et pour réparer. A cette expiation il veut faire participer les
fidèles eux-mêmes, en les amenant dans ce Jardin en procession et récitant le
Rosaire. Facilement, ils auraient bonne conscience en effet, et il veut qu'ils
fassent amende honorable sur le lieu même où tant d'entre eux ont trouvé
l'occasion du mal.
Mieux encore, lors d'une
de ces processions où la foule jure à Dieu fidélité, le missionnaire annonce
d'un ton prophétique qu'après avoir été un lieu de perdition pour les âmes, ce
jardin allait devenir le séjour de la prière et de la charité. De fait,
quelques jours après, dans une ruelle de Saint-Saturnin, il ramasse sur le pavé
un pauvre incurable que tout le monde a abandonné. Le prenant sur ses épaules,
il l'emporte dans une des grottes du Jardin où il lui aménage un refuge en
attendant de lui trouver un gîte plus confortable.
Il ne tarde pas
d'ailleurs à lui amener un, puis deux, puis plusieurs compagnons de misère.
Pour les soigner et les nourrir, il arpente le faubourg et voici quelques dames
charitables qui veulent bien les prendre en charge. C'était une première
réalisation de sa prophétie. L'idée d'un hospice d'incurables fit son chemin
et, quarante ans plus tard, le grand Prieur d'Aquitaine des Chevaliers de Malte
le fera construire sur l'emplacement même du Jardin des Quatre-Figures.
Sur l'initiative d'un
Saint, là où le péché avait abondé, la prière, la pénitence et la charité ont
fleuri à leur tour, pendant plus de deux siècles. Et ce sont, maintenant
encore, les Filles de la Sagesse qui réalisent ici la pensée de leur Père...
*
* *
Désormais, Montfort
remplit Poitiers de son nom. Des pauvres gens des faubourgs jusqu'au
gouverneur, M. d'Armagnac, dont il vient de guérir miraculeusement la femme,
tout le monde parle de lui. Mais la révolution est dans la ville et l'opinion
est divisée à son sujet. On ne peut contredire les opinions des mondains ni
clouer leurs vices au pilori, sans qu'il y ait des résistances et des
vengeances. Un Saint est toujours un gêneur, même à l'évêché où les uns le
soutiennent tandis que les autres le vilipendent.
Mgr de la Poype juge que
ce climat d'opposition risque de rendre inutile le zèle du missionnaire. Et
tout en étant plein d'estime pour lui, il finit par céder aux assauts répétés
de M. de Villeroi, qui est fils d'un duc et pair, maréchal de France, et comme
tel, influent à la Cour. A la fin d'une retraite qu'il vient de prêcher aux
religieuses de Sainte-Catherine, Montfort reçoit de son évêque un billet qui
lui défend de prêcher désormais dans le diocèse et lui enjoint d'en quitter au
plus tôt le territoire...
VII - Pèlerinages d'un Apôtre
Montfort doit s'arracher
à ces populations de Poitiers qui lui ont fait confiance. « L'amitié chrétienne
et paternelle que je vous porte est si forte que je vous garderai partout dans
mon cœur, à la vie, à la mort et dans l'éternité », leur écrit-il dans une
lettre d'adieu au cours de laquelle, avec la plus surnaturelle tendresse, il
leur laisse ses dernières recommandations.
C'était son premier
champ d'apostolat, et son cœur saigne sous le coup de griffe de l'ingratitude.
Un peu désemparé sous les attaques répétées des mondains et des diables et par
les suspicions de ceux qui devraient le défendre, le voici seul, et plus que
jamais pauvre et abandonné. « Il cherche les intentions de la divine Providence
» : il vient d'éprouver « tant de peine à faire le bien en France et tant
d'oppositions de tous côtés », qu'il se demande « s'il ne devrait point aller
chercher ailleurs une moisson plus abondante et plus assurée ».
Le rêve de sa jeunesse
lui remonte au cœur : « Je ne mourrai pas content si je n'expire au pied d'un
arbre, comme l'incomparable Missionnaire du Japon, saint François-Xavier »,
dira-t-il quelque jour. Pour savoir sûrement où Dieu l'appelle, c'est au
Vicaire de Jésus-Christ lui-même qu'il se propose d'aller le demander.
Les
aventures d'un Romieux...
Le Pape est à Rome, à
plus de 400 lieues de Poitiers. Il s'y rendra à pied, en mendiant son pain.
Laissant ses Filles de la Sagesse à l'Hôpital, et F. Mathurin chez les Jésuites
à Ligugé, il part avec un étudiant espagnol qui s'offre à l'accompagner.
Il n'a que 18 deniers en
poche : il les donne au premier pauvre qu'il rencontre. Son compagnon n'a que
30 sous : « Débarrassez-vous-en bien vite ! lui dit-il. Notre Père du Ciel
s'occupera de nous. »
Et les voilà tous deux
marchant à longues foulées, de sanctuaire en sanctuaire, sur la route des
romieux. La plus directe sans doute, qui les mènera à Rome par Lyon, les cols
des Alpes, Turin, Bologne, Ancône, Assise... En ce printemps de 1706, à travers
plaines et montagnes, les plus beaux horizons se lèvent devant eux. Mais la
guerre de succession d'Espagne bat son plein, et les armées sillonnent le Nord
de l'Italie, semant la peur, la méfiance et l'insécurité.
Qu'importe la figure de
ce monde qui passe, beautés ou vilenies, pour Montfort dont la conversation est
dans le Ciel ! Sa Bible, son Bréviaire, son Crucifix, l'image de la Vierge
nourrissent tour à tour sa contemplation. Et, avec son compagnon, il endort sa
fatigue par le chant monotone des Ave de son Rosaire.
Cependant, chaque jour
ramène la faim, la soif, le souci d'un abri pour dormir... On mange « à la
fortune de la Providence ». Pour la chance d'un bon repas donné d'une main
charitable, que de rebuffades sans pitié ou de restes bien maigres après une
longue marche. Et que de haltes incommodes sous les porches des églises, dans
les abris grouillants des hospices ou plus simplement à la belle étoile, pour
une nuit reposante dans l'hôtellerie d'un monastère ou le presbytère d'un bon
curé de campagne ! Les conditions du voyage furent si dures que le saint
prêtre, contrairement à son usage, dut accepter parfois des honoraires de
messes pour pouvoir continuer son pèlerinage-Mais quelle lumière dans les yeux
et dans le cœur ! Voici, sous le soleil de mai, la verdoyante Lombardie et,
après les monts, Bologne où il prie au tombeau de saint Dominique. Puis, c'est
la route lumineuse de l'Adriatique jusqu'à Lorette où se trouve la Santa Casa,
le temple du mystère de l'Incarnation. Tout le retient dans ce sanctuaire où l'Archange
Gabriel salua la Vierge, et ses souvenirs de Saint-Sulpice dont les maîtres
furent des pèlerins fervents de Lorette, et sa dévotion à la Sagesse incarnée,
ou à Jésus vivant en Marie, et la nécessité de refaire ses forces avant
l'ultime étape. Il y tient si longuement compagnie à sa bonne Mère, et il y dit
sa messe d'une manière si angélique qu'on le remarque vite parmi les pèlerins.
Un bon chrétien de l'endroit ne tarde pas à l'inviter à prendre repas et
logement chez lui. Quinze jours durant il communie à la vie cachée de
Nazareth...
Reposé et consolé, il
repart en direction de Rome, jalonnant sa route de haltes pieuses à Foligno et
dans les monastères d'Assise où, devant les horizons calmes et lumineux de
l'Ombrie, il dut chanter l'hymne des créatures avec la même âme que le
Poverello.
Par une route toute en
fantaisie, il escalade et dévale tour à tour l'Appennin aux flancs duquel
miroitent sous la brise, le feuillage argenté des oliviers. Plus il avance,
plus il presse le pas, guettant l'horizon. Enfin, d'une hauteur, il aperçoit le
dôme de Saint-Pierre. Il s'arrête le cœur battant d'une émotion ineffable, et
des larmes coulent sur ses joues émaciées. Il se prosterne la face contre
terre, puis, ôtant ses chaussures, il achève, pieds nus, les quelques lieues
qui le séparent de la Ville éternelle, l'esprit hanté de l'image de « saint
Pierre entrant dans la capitale du -monde, sans train, sans argent, sans amis,
n'ayant qu'un bâton à la main et, pour tout bien, la Pauvreté d'un Dieu
crucifié »...
Dans la
Rome de Clément XI
Recommandation ou
Providence, Montfort est reçu par les religieux Théatins qui sont, comme lui,
missionnaires, catéchistes populaires et grands dévots à la Madone. Dans leur
couvent, il rencontre le P. Tommasi avec lequel il s'entretient intimement de
doctrine mariale et d'expérience apostolique. Le P. Tommasi, un saint que
l'Eglise a placé sur les autels, était alors confesseur du Pape.
Par lui, Clément XI est
bien informé de la personne, de la doctrine et des aspirations du pèlerin
français ; il lui promet audience pour le 6 juin 1706. Notre Saint se prépare
avec soin à cette entrevue du Chef de l'Eglise dont va dépendre tout son
avenir.
En entrant dans la
chambre de Sa Sainteté, avouera-t-il plus tard, il se croyait aux pieds de Notre-Seigneur
lui-même. Selon le cérémonial en usage, il prononce une harangue, en latin,
mais le Saint-Père se met à lui parler familièrement et à le questionner en
français. En sorte que le pèlerin peut lui ouvrir son âme et lui demander
quelle orientation il doit donner à son apostolat.
Avec une grande
bienveillance, le Pape lui dit : « Vous avez un assez grand champ en France
pour exercer votre zèle ; n'allez point ailleurs et travaillez toujours avec
une parfaite soumission aux Evêques dans les diocèses où vous serez appelé :
Dieu, par ce moyen, donnera bénédiction à vos travaux... » Et il ajouta : «
Dans vos différentes missions, enseignez avec force la doctrine au peuple et
aux enfants, faites renouveler solennellement les promesses du Baptême. »
Bénissant le crucifix
d'ivoire, qui lui est présenté, le Pape lui attache une indulgence plénière
pour tous ceux qui le baiseront dévotement à l'heure de la mort. Et pour donner
au pieux pèlerin plus d'autorité dans son ministère, il lui confère le titre de
Missionnaire Apostolique.
Montfort sortit de
l'audience l'âme remplie d'un courage nouveau. Il fixa son crucifix indulgencié
au sommet de son bâton pour l'avoir toujours sous les yeux en marchant. Et
après avoir prié sur le tombeau des Apôtres et sur les reliques des martyrs, il
se prépara à partir sans chercher à voir rien d'autre que le Pape dans la Ville
des Césars.
Sur la
route du soleil
Retour, au cœur de
l'été, sous la canicule. Quel que soit son itinéraire, c'est la strada del sole : campagne brûlée,
ombrages rares, marche harassante dans la sueur et la soif... Accompagné de
deux autres jeunes gens, il va connaître des privations et des lassitudes pires
encore qu'à l'aller : « une espèce de martyre », avouera-t-il plus tard.
Fort des encouragements
du Pape, il n'a qu'une hâte, celle de se lancer au plus tôt dans la vie
missionnaire. Aussi brûle-t-il les étapes, sans pitié pour son pauvre corps.
Bientôt ses chaussures le blessent si horriblement qu'il est contraint d'aller
nu-pieds. Quand nos voyageurs se présentent dans un village, vêtement fripés,
visages hirsutes, tout suants et poussiéreux, c'est l'appréhension qu'ils
provoquent plus souvent que la pitié.
Au soir d'une journée
épuisante, Montfort est dans un tel état qu'il n'ose se présenter au
presbytère. « Allez chez M. le Curé, dit-il à ses compagnons, et demandez-lui
de nous donner à manger pour l'amour de Dieu. » Sans doute ne rencontrèrent-ils
qu'une gouvernante chiche ou affairée : ils revinrent avec un morceau de pain
si petit qu'on n'y pouvait trouver qu'une ou deux bouchées pour chacun.
Montfort se décide alors
à demander l'aumône à son tour. M. le Curé est à table, en grande compagnie.
Les visages étonnés des hôtes lui font comprendre son importunité. Humblement,
il salue le maître de maison, puis, se mettant à genoux, il récite un Ave et le Visita quaesumus avant d'implorer quelque nourriture pour un prêtre
pèlerin.
Le prenant pour un
pauvre diable ou un esprit dérangé, M. le Curé l'envoie à la cuisine et ordonne
qu'on le fasse manger, lui et ses compagnons, avec les valets. Doublement
heureux de la pitance et de l'humiliation, Montfort revient devant la compagnie
pour prendre congé. Et comme on lui demande intrigué : « Pourquoi donc ne
voyagez-vous pas à cheval ? », il répond du tac au tac : « Ce n'était pas la
coutume des Apôtres ! »
Tant d'humilité et de
parti pris évangélique valait mieux qu'un sermon ! Et toute la tablée, en
voyant s'éloigner le pauvre prêtre sur la route, songea peut-être qu'elle était
en panne d'idéal. Si Montfort nous avait laissé un journal de son pèlerinage,
nous y trouverions sans doute beaucoup de leçons de même saveur.
Le F. Mathurin attendait
depuis des semaines à Ligugé le retour du Père. Quand il vit arriver ce pauvre
prêtre amaigri et exténué, la peau bronzée par le soleil et les pieds
sanguinolents, portant son chapeau sous le bras, ses souliers d'une main et son
chapelet de l'autre, il hésita à le reconnaître. C'était le 25 août : Montfort
n'eut rien de plus pressé, en ce jour de la fête de son saint Patron, que
d'offrir à Dieu une messe d'action de grâces.
Dans la
lumière de Notre-Dame
Le pèlerin de Rome,
sitôt de retour, s'empresse de faire part des grâces qu'il a reçues à ses sœurs
Marie-Louise et Catherine qui continuent sa charité à l'hôpital, et de visiter
ses meilleurs amis de Poitiers, notamment son confesseur, le P. de la Tour. Le
voyant tout courbaturé et le visage couvert de boutons, tous lui conseillent de
prendre du repos.
Mais le voudrait-il, que
la Providence ne le lui permet pas. Il est la « balle dans le jeu de paume »...
Ses adversaires ont déjà annoncé son retour à l'Evêque qui lui réitère l'ordre
de quitter Poitiers dans les vingt-quatre heures. Par scrupule d'obéissance, il
part aussitôt et, à six lieues de là, s'enferme chez un curé de ses amis pour y
consulter Dieu dans la retraite.
Missionnaire
apostolique, nommé par le Pape, c'est en Bretagne qu'il va porter son zèle. En
s'y rendant, il s'arrêtera à Notre-Dame-des-Ardilliers pour y prendre les
conseils de sa Reine. Sur la route, Fontevrault. Il n'a pas vu sa sœur Sylvie
depuis cinq ans. Il se réjouit de l'édifier et peut-être, avec elle, toute la
communauté, en racontant son pèlerinage à Rome.
C'est en pauvre,
cependant, qu'il tient à se présenter afin de donner aux Sœurs l'occasion
d'agir par foi et charité. Comme un mendiant quelconque, il prie donc la
tourière de bien vouloir l'héberger pour l'amour de Dieu. La Sœur trouve cette
demande un peu courte pour sa curiosité et cherche à s'informer... Mais
Montfort se borne à quémander dans les mêmes termes : « La charité, pour
l'amour de Dieu ! »
Le cas est soumis à Mme
l'Abbesse — une nouvelle abbesse qui ne connaît pas le visiteur. Prudente et
intriguée, celle-ci questionne à son tour le pauvre prêtre : « Que vous importe
mon nom, Madame ! répond Montfort. Ce n'est pas pour moi, mais pour l'amour de
Dieu que je vous demande la charité ! » Tant et si bien qu'il est renvoyé comme
indésirable... « Si Madame me connaissait, elle ne me refuserait pas la charité
! », se contente d'ajouter le mendiant pris au piège qu'il avait ingénument
tendu.
A la récréation
suivante, l'affaire ne pouvait manquer d'être un sujet de commérage entre les
Sœurs. En entendant décrire le visiteur, Sylvie s'exclame : « Je parie que
c'est mon frère ! » Mais l'homme de Dieu a pris le large. En marchant, il fait
part de son aventure au F. Mathurin quand un courrier les rejoint : « Madame
l'Abbesse s'excuse de ne vous avoir pas reconnu et vous prie de revenir à
l'abbaye. »
« Mm8 l'Abbesse n'a pas
voulu me faire la charité pour l'amour de Dieu ; elle me l'offre maintenant
pour l'amour de moi. Je la remercie. » Et il chercha refuge, ce soir-là, chez
des pauvres gens de la campagne.
A Notre-Dame des
Ardilliers, dans l'intimité de sa Mère du ciel, il prie des jours durant... Une
fois encore son âme s'emplit de paix, de lumière et de courage. Etant l'hôte de
la jeune Communauté des Sœurs de Sainte-Anne, plusieurs d'entre elles lui font
part de leurs inquiétudes ; il les exhorte plusieurs fois et leur rend l'enthousiasme
de leur vocation.
La Fondatrice, Jeanne de
la Noue, après lui avoir ouvert son âme, lui demande d'examiner le projet des
Règles qu'elle doit soumettre bientôt à l'autorité épiscopale. « Je vais, lui
dit Montfort, célébrer le saint sacrifice à votre intention : communiez-y, et
ne doutez pas que Dieu ne me fasse connaître ce que je dois vous dire. »
La messe achevée, il lui
déclare sans hésiter : « Ma fille, c'est Dieu qui vous inspire. Continuez à
vivre comme vous avez commencé. » Jeanne de la Noue continua. Elle a été
béatifiée en 1942, et sa Congrégation a toujours conservé le bel esprit de
charité de ses origines.
Sous les
ailes de l’Archange
La vie de missionnaire,
c'est un combat singulier contre le diable et le monde. Au moment de s'y
lancer, Montfort veut encore se placer sous la protection de l'Archange qui a
terrassé Satan. Poussé par l'Esprit de Dieu, il entreprend donc, avec F.
Mathurin, un pèlerinage au Mont-Saint-Michel.
Il prend la direction
d'Angers où il ne s'arrête que le temps de visiter les pauvres. Puis il marche
à pleines journées, priant et mendiant, vers les plages normandes. Sur la route
il rejoint un pauvre hère qui n'en peut mais sous son fardeau. « Donnez-moi
votre besace, lui dit-il, je vous la porterai ! » L'homme, hésitant d'abord,
finit par se laisser faire... Et le groupe marcha ainsi jusqu'au soir. En
arrivant à l'auberge, bon Samaritain jusqu'au bout, Montfort demande un bon lit
pour le pauvre diable qui l'avait suivi, radieux, et avait répondu à ses ave le
long du chemin... Devant l'hésitation de la maîtresse de maison à loger un
gueux, il déclara qu'il prendrait à son compte toutes ses dépenses.
Le 28 septembre, veille
de la Saint-Michel, les pèlerins arrivent en vue du Mont. En avançant sur le
sable bleu de la grève, ils voient grossir, au-dessus de la mer, le roc qui
porte à 140 mètres dans le ciel, sur des à-pics qui montent presque à la
verticale, le monastère et la basilique de l'Archange, la Merveille. Tout
autour, les flots de l'équinoxe se lancent à l'assaut inlassablement...
Depuis Saint-Sulpice,
Montfort connaît l'histoire de ce lieu que le Général des Armées célestes a
choisi pour pied à terre. Il y vient faire aujourd'hui sa veillée d'armes avant
d'aller batailler à son tour pour Dieu seul. Mêlé aux pèlerins accourus pour la
fête, il participe aux offices sous les voûtes solennelles du monastère et aux
processions que les moines ont coutume de faire, en barque, autour des
remparts. Son âme s'enchante à ces spectacles. A travers ces images grandioses
il voit la lutte que l'Eglise doit soutenir contre les forces du mal, et sa
victoire certaine.
Quand il se retire, le
soir, dans la cabane de pêcheur où il a trouvé un abri à bon compte, il est
prêt à mener les plus durs combats contre les diables sous le patronage de
saint Michel. La nuit même, il se lève pour faire taire des gens avinés qui se
querellent et qui blasphèment, et « pour expier sur son corps, nous dit le F.
Mathurin, qui logeait avec lui, par une rude pénitence, les péchés de ces
misérables ».
Poussé par l'Esprit de
Dieu, l'infatigable routier peut s'en aller maintenant au-devant des hommes. A
un curé qui lui dira son étonnement en voyant ses succès apostoliques, il
répliquera : « J'ai fait plus de deux mille lieues de pèlerinage pour demander
à Dieu la grâce de toucher les cœurs, et il m'a exaucé. »
VIII - L'Apôtre dans sa Famille
C'est la première fois,
depuis son départ pour Saint-Sulpice, il y a treize ans, que Montfort revient à
Rennes. Mais ce n'est pas pour la joie, si légitime pourtant, de revoir le pays
natal et sa parenté, car ayant renoncé à tout à la suite du Christ, il veut
être désormais tout entier aux affaires de son Père céleste.
Connaissant la fécondité
apostolique du détachement, de celui du cœur comme de celui des biens, il prend
à la lettre les conseils de l'Evangile. Son père et sa mère vivent encore et
habitent avec le vieil oncle Alain, dans une maison qu'ils ont hérité récemment
de la famille Robert, tout près de l'église Saint-Sauveur. Il aurait pu descendre
chez eux. Mais passant sur son cœur, il en fait le sacrifice.
Il ne veut pas leur être
à charge, et encore moins les humilier par la vie qu'il mène, sans feu ni lieu,
dans le plus strict abandon à la Providence.
Et puis, ouvrier du
Royaume de Dieu, il doit être libre d'aller là où l'Esprit l'appellera. C'est
pourquoi, dès le début de son ministère à Poitiers, il a écrit aux siens : « Je
vous aime et honore d'autant plus parfaitement que ni la chair ni le sang n'y
ont de part... Je prie tous les jours pour votre salut et je le ferai pendant
votre vie et après votre mort... Mais... ne m'embarrassez point de mes frères et
de mes sœurs ; j'ai fait pour eux ce que Dieu a demandé de moi par charité. Je
n'ai, pour le présent, aucun bien temporel à leur faire, étant plus pauvre que
tous. Je les remets avec toute la famille entre les mains de Celui qui l'a
créée. Qu'on me regarde comme un mort... Je ne prétends rien voir ni toucher de
la famille dont Jésus-Christ m'a fait naître... Je renonce à tout... Mes biens,
ma patrie, mon père et ma mère sont là-haut... »
Le missionnaire ne voit
pas comment, en dehors de cet austère détachement, il pourrait être un témoin
de l'absolu de Dieu et un authentique messager de son Amour.
Un repas
en famille
Avec le F. Mathurin, il
est descendu, près du Collège, dans un quartier qu'il connaît bien, chez une
pauvre femme qui loge des rouliers et des hommes de peine et les nourrit, pour
quelques liards, de lait et de galettes de blé noir. Chaque matin, il se
ressource aux plus pures joies de sa jeunesse, en allant dire la messe devant
les madones qu'il a tant priées jadis.
Puis, dans la journée,
il s'enferme dans l'hôpital avec les enfants abandonnés, les vieux et les
infirmes. Il y retrouve quelques-uns de ses anciens protégés. Il y retrouve
surtout, vieilli mais toujours aussi dévoué, l'aumônier M. Bellier qui
l'orienta vers la charité durant ses années de collège. Et par lui, sans doute,
il prend contact avec M. Leuduger en vue de s'adjoindre à sa compagnie de
missionnaires.
N'étant que de passage à
Rennes, il espérait bien y demeurer incognito au milieu de ses pauvres. Mais
l'oncle sacriste ne tarda pas à apprendre d'un vieux pensionnaire de l'hospice,
la présence de son neveu dans la ville. Il finit par le rejoindre, et par deux
fois, il le supplie de venir loger dans la famille, en lui faisant valoir les meilleurs
motifs « de la nature et de la religion ». Montfort commence par objecter les
exigences de son idéal de missionnaire ; toutefois, il a trop d'obligation et
de gratitude envers le frère de sa mère pour ne pas se laisser fléchir. Par
charité, il accepte donc d'aller prendre un repas en famille.
Plus encore qu'un acte
de piété filiale, ce repas fut une grande leçon d'Evangile. Toute la parenté
était réunie dans la chambre de compagnie. A peine entré, il s'agenouilla pour
réciter le Visita quaesumus, et
lorsque les mets furent servis, après le Benedicite,
il « prit une assiette blanche et la garnit de tout ce qu'il y avait de meilleur
sur la table pour l'envoyer aux pauvres de la paroisse ».
Ceci fait, il partagea
les agapes familiales, se montrant fort gai dans la conversation et
s'intéressant aimablement à chacun.
Ce tribut d'affection
donné à ses parents, il résista à toutes les instances qu'ils firent pour le
garder sous leur toit, et il s'en retourna à son taudis. Il ne leur resta que
la grande joie d'aller chaque matin à l'hôpital, pour assister à la messe qu'il
y célébrait au milieu des pauvres. C'est ainsi que le missionnaire entraînait
les siens, au-delà de la nature, dans le sillage de sa vocation.
Un
sermon... sur an prie-Dieu
La charité du
missionnaire ne tarde pas à faire choc dans la ville.
Paroisses et communautés
veulent l'entendre. L'Evêque, Mgr de Beaumanoir de Lavardin que Mme de Sévigné
trouve « un homme admirable », lui laisse aimablement toute liberté de prêcher.
Mais Montfort connaît le
public rennais dans lequel il y a autant de curiosité mondaine que de dévotion.
Il a promis un sermon dans la chapelle des religieuses du Calvaire. Les gens y
accourent : c'est un auditoire de qualité qui attend évidemment un
discours plein d'éloquence, autrement dit, le chemin pierreux de la parabole
sur lequel, bien vainement, on sème le bon grain...
Au lieu de monter en
chaire, l'orateur va s'agenouiller sur un prie-Dieu, au milieu de la nef. Puis il
commence d'une voix blanche :
« Vous pensez sans doute
ouïr un grand prédicateur et un homme extraordinaire... Eh bien ! je ne
prêcherai point. Je vais simplement faire ma méditation comme si j'étais seul
dans ma chambre. » Et le saint de laisser aller son cœur en présence du
Seigneur, sur le mystère des souffrances de Jésus. Ce qu'il dit est si simple
et si touchant que l'assistance est saisie et se laisse empoigner par l'accent
de sa prière.
Quand il s'arrête de
parler, les pensées de vaine gloire se sont envolées : tous sont à genoux,
beaucoup pleurent et plusieurs se frappent la poitrine, sans respect humain.
Pour confirmer ses auditeurs dans leurs bonnes dispositions Montfort fait
réciter le chapelet, et allant se placer à la sortie, le bonnet carré à la
main, il demande une aumône pour la restauration de l'église Saint-Sauveur toute
proche.
A l'hôpital, au
séminaire, c'est le même succès. Déjà on lui propose de s'associer aux Pères
Eudistes pour donner des missions dans les campagnes environnantes. Mais il
craint d'être gêné par sa famille et, peut-être aussi, gênant pour elle.
D'ailleurs, il a déjà promis de se rendre à Dinan où une mission générale de
toutes les paroisses se prépare sous la direction des Lazaristes.
Visite
d'un Missionnaire
La première étape de son
voyage, c'est Montfort-la-Cane où il arrive la nuit tombée, aux environs de la
Toussaint. En ces jours de commémoration, le souvenir des membres de sa famille
et des gens qu'il a connus dans son enfance, lui reflue au cœur. Evitant la
ville, il se dirige vers la maison de la mère André, sa nourrice, dans le village
de Heurtebise.
Il voulait revenir en
pauvre dans son pays natal et n'y rien recevoir que par charité. S'arrêtant à
un jet de pierre de la maison, il envoie le F. Mathurin demander, pour l'amour
de Dieu, le gîte pour un prêtre en voyage et pour lui. La mère André était
absente ou feignit de l'être, dit le chroniqueur. Son gendre répondit qu'on
n'avait pas l'habitude de loger des inconnus. F. Mathurin alla frapper à deux
autres portes qui se refermèrent sur le même refus.
Montfort ne pouvait
qu'évoquer le mot de l'Evangile : « Il est venu parmi les siens et les siens ne
l'ont pas reçu. » Alors l'idée lui vint de s'adresser à un vieillard du village
voisin, qui s'appelait Pierre Belin. Un sentier herbeux conduisait à sa
maisonnette rustique.
Nos deux voyageurs se
présentent ensemble devant la porte basse, trop basse pour laisser passer la
richesse. A leur sollicitation une voix répond, dans l'ombre, avec empressement
: « Soyez les bienvenus, je n'ai à vous donner que du pain et de l'eau pour
souper, et que de la paille pour dormir. Mais c'est de bon cœur, et je
partagerai volontiers avec vous le peu que je possède... »
Sur son banc de bois
Montfort déguste avec joie le pain bis et l'eau claire qu'assaisonne tant de
bonhomie et de charité. Cependant le paysan, qui est physionomiste, tout en
conversant, se convainc de plus en plus que ce prêtre a les traits d'un
Grignion de la Bachelleraie.
Confus et ravi tout
ensemble, il annoncera à tout le village, le lendemain matin, qu'il a reçu sous
son toit le fils de l'avocat, celui qui s'en est allé à Paris et dont tout le
monde se souvient avec édification.
A cette nouvelle ceux
qui lui ont refusé l'hospitalité sont bien humiliés, et la mère André est
inconsolable... Mais avec eux c'est tout le village qui vient le saluer et l u
i offrir quelque chose.
Emu de la sympathie de
ces bonnes gens, Montfort les remercie de toutes leurs aumônes qu'il ne tarde
pas à redistribuer aux pauvres.
Il accepte aussi d'aller
prendre le bon repas que lui a préparé sa nourrice. Cependant, avant de partir,
il lui dit d'un ton grave : « Mère André, vous avez bien soin de moi,
maintenant... Mais hier, lorsque je vous ai demandé le couvert, au nom de
Jésus-Christ, vous me l'avez refusé. Oubliez M. Grignion, il n'est rien ;
pensez à Jésus-Christ, il est tout. Et c'est lui qu'il faut toujours considérer
dans les pauvres. »
Une
bonne leçon à son frère le Dominicain
A Dinan, Montfort
rejoint l'équipe des missionnaires qui se préparent à évangéliser la ville.
Avant le commencement des exercices il veut aller dire sa messe à l'autel du
Bienheureux Alain de la Roche, qui avait été au XVIe siècle le grand
zélateur du Rosaire.
Il en profitera pour saluer
son frère Joseph-Pierre, le cadet auquel il a donné des leçons à Rennes et qui
est maintenant religieux chez les Dominicains. Or il se trouve qu'il est le
sacristain du couvent.
En venant dire sa messe
Montfort le reconnaît tout de suite, mais il n'en est pas reconnu. Ils ont
tellement changé tous les deux depuis treize ans qu'ils ne se sont pas vus... «
Mon cher Frère, lui dit-il en l'abordant respectueusement, je vous prie de me
donner des ornements pour dire la sainte Messe. »
Un peu choqué d'être
pris pour un Frère convers, alors qu'il est prêtre depuis huit ans déjà, le
Révérend Père « va quérir les plus pauvres ornements de la sacristie et deux
bouts de chandelle longs comme le doigt... ».
Se sentant victime d'une
mauvaise humeur de son Frère, Montfort se pique au jeu. Une fois la messe dite,
il le remercie aimablement et lui dit du ton le plus déférent : «
Voudriez-vous, mon cher Frère, me garder les mêmes ornements pour demain ? »
Froissé par l'insistance de ce prêtre à l'appeler Frère, le digne sacristain
profite de l'action de grâces pour demander au F. Mathurin le nom de son maître
et lui dire, d'un air mécontent, qu'il manque de savoir-vivre. « Je
veux qu'il sache,
ajouta-t-il, que je suis Père, que je prêche, que je dis la messe et que je confesse.
» Entrant dans le jeu, le F. Mathurin prend un air embarrassé et dit au
Dominicain : « Mon Père, il faut l'excuser ! C'est un prêtre étranger qui n'est
pas au courant des usages... »
Le même jour, dans
l'après-midi, le digne sacristain rencontre encore F. Mathurin dans une rue de
la ville ; il l'accoste et, de nouveau, lui demande, avec le même ton
inquisiteur, le nom du prêtre auquel il avait servi la messe le matin. Du coup,
le bon Frère sourit malicieusement et dit : « Mais c'est M. de Montfort !
— Ce nom-là m'est
inconnu ! » répliqua le Père décontenancé.
« Comment, s'exclame F.
Mathurin, vous ne connaissez pas Louis Grignion de Montfort-la-Cane ?
— Mais alors, c'est mon
frère !
— Sans doute !... »
Le lendemain matin, le
sacristain, tout souriant, sautait au cou de son aîné et lui reprochait de ne
pas s'être fait connaître en arrivant : « Mais, de quoi vous plaignez-vous ?
riposte Montfort. Je vous ai appelé mon cher Frère... Pouvais-je vous donner
des marques plus tendres de mon amitié ? »
Ouvrez à
Jésus-Christ !...
C'est comme catéchiste
que Montfort s'offre à travailler dans la cité de Duguesclin. N'est-ce pas
l'apostolat que lui a conseillé le Pape ? A peine la mission ouverte, il
s'adresse tour à tour aux enfants, aux jeunes gens, aux soldats et surtout aux
pauvres.
F. Mathurin l'aide à
faire les rassemblements et à maintenir l'ordre. De sa belle voix, il chante
les cantiques que le Père a composés et les apprend à l'auditoire.
C'est dans une ambiance
de fête et de joie que Montfort entre en scène pour exposer les vérités
chrétiennes. Il le fait d'une manière vivante, directe, pratique. Tout le monde
est captivé et remué jusqu'au fond de l'âme : il y a même des vieux troupiers
qui pleurent en l'écoutant...
Pour mieux s'adapter à
ces derniers qui ont été trop souvent abandonnés à leurs mœurs libres ou
brutales, il va jusque dans leurs garnisons les mettre en retraite. Et devant
ce prêtre qui vient à eux si plein de foi et de sympathie, ces grands enfants
reviennent à Dieu et font pénitence. Ils donneront ensuite des marques d'une
sincère contrition.
Après les exhortations,
la prière... La prière à Marie, surtout, qui est la Mère des Chrétiens et qui,
seule, peut les conduire efficacement à Jésus. Devant un grand tableau de la
Vierge, on allume un cierge et l'on récite pieusement le Rosaire en évoquant
les mystères de la Foi et en demandant, avec instance, la grâce de la
persévérance. C'est une pratique qui doit se perpétuer après la mission.
Et puis, c'est la prise
en charge des pauvres, des vieux, des estropiés, de tous ceux qui se cachent
avec leurs misères et vivent comme ils peuvent. Accompagné du F. Mathurin,
Montfort les visite dans leurs taudis et leur rend joie et confiance « en
faisant pour eux des prodiges de charité ». Aussi voit-on sans cesse grossir
leur nombre à sa suite dans les rues, raconte la Chronique. Et il les nourrit
tous avec les aumônes qu'il reçoit, et sur « les fonds de l a Providence », comme
il dit.
L'hiver vient de
commencer. Un soir, il rencontre dans une encoignure de muraille un pauvre
diable qui s'est laissé choir là. Il est tout couvert d'ulcères et tellement
transi qu'il ne peut plus appeler au secours. Sans mot dire, le missionnaire le
charge sur ses épaules et le transporte au couvent des Prêtres de la Mission.
C'est après l'heure du couvre-feu et la porte est close...
« Ouvrez à Jésus-Christ
», clame-t-il du dehors. Le Frère portier ouvre enfin, ayant bien de la peine à
reconnaître Notre-Seigneur dans cette loque humaine. Sans s'attarder à des
explications, Montfort entre, chargé de son précieux fardeau, le couche dans
son lit, le réchauffe du mieux qu'il peut, et passe à son côté la nuit en
prière...
Non seulement il
pratique la charité, mais il l'organise. A son exemple et sur sa suggestion,
des personnes pieuses de la ville vont se consacrer au service des miséreux
dans un dispensaire ; et c'est un véritable hôpital que M. le comte de la
Garaye fondera, dans son château, à quelque distance de là, dans la solitude
des bois.
IX - Le Missionnaire en action
« Il me vient à l'idée
de m'unir à M. Leuduger », écrivait Montfort, de Nantes, en 1700, à peine sorti
de Saint-Sulpice. M. Leuduger était le supérieur des Missionnaires du diocèse
de Saint-Brieuc, un disciple du Bx Julien Maunoir, et comme lui, un homme
puissant en paroles et en œuvres. Après six ans de désirs et de détours, voici
un rêve qui se réalise. Et c'est M. Leuduger lui-même qui l'invite à «
missionner » avec lui.
Il faudrait le suivre
dans une série continue de Missions et de Retraites, au cours de cette année
1707 pour le voir donner toute sa mesure. Il va prêcher successivement à
Beaulon, Le Verger, Merdrignac, Saint-Suliac, Bécherel, puis à La Chèze,
Plumieux, Saint-Brieuc, Moncontour, réveillant partout la foi et la piété des
foules, opérant chaque jour des conversions et des prodiges, et supportant
allègrement les épreuves et les humiliations qui sont, pour lui, comme un pain
quotidien et le meilleur stimulant de son courage d'apôtre.
Un
diable qui se repose...
Arrêtons-nous à La Chèze,
petite ville ducale chargée d'une histoire dont les grands témoins sont le
château des Rohan qui domine l'agglomération comme une forteresse, l'abbaye
bénédictine de Lautenac qui se tapit dans la vallée du Lié, et la chapelle en
ruine de Notre-Dame de Pitié qu'envahissent, de plus en plus, les ronces et les
orties.
Dans la campagne
environnante, vallonnée, verdoyante et coupée de haies vives, sont disséminés de nombreux villages où,
faute d'agir, la foi s'est endormie. On y garde le souvenir d'un grand
Dominicain espagnol, saint Vincent Ferrier qui a prêché ici, il y a trois
siècles. Une prophétie de lui annonçait un homme de Dieu qui viendra en
inconnu, sera beaucoup contrarié et bafoué, mais qui relèvera les ruines du
Sanctuaire de la Vierge... En attendant cet envoyé extraordinaire, le diable
semble bien tranquille...
A peine arrivé, Montfort
visite les lieux. En voyant abandonnée la chapelle de Notre-Dame de Pitié, il
est envahi d'une crainte obscure. Où l'on ne prie plus Marie, le diable a beau
jeu, pense-t-il. De fait, le voici qui se repose sur un mur délabré du
cimetière : « Que fais-tu là, Satan ? Toi qui portes partout la guerre, je te
vois au repos, ici ! — Toutes les âmes de cette ville m'appartiennent, ricane
le Menteur, sauf une seule... C'est pourquoi je me repose ! »
Cependant, intrigué par
ce nouveau missionnaire, il le suit du regard... Il va loger dans le château :
pas de danger, se dit le Malin. Il avait parlé trop vite... Dès la première
nuit, les vieilles voûtes résonnèrent de ses oraisons et de ses coups de
discipline... Au lieu de s'enfoncer dans le bon lit de plumes qu'on lui a
préparé, il s'étend sur des fagots rugueux et prend une pierre comme
oreiller...
Puis, on l'entend
s'écrier, devant toute la paroisse assemblée, en désignant les décombres de
Notre-Dame de Pitié : « Nous allons restaurer ensemble cette chapelle, mes
Frères... Nous n'avons aucune ressource, mais Dieu nous aidera ! » Oh ! oh !
pensa le diable, la prière, la pénitence, la Vierge... Cet homme peut être
dangereux ! S'il était le prophète annoncé jadis...
En réalité, le diable
avait raison de craindre...
Bâtisseur
de Temple
Les exercices de la
mission battent leur plein. Mais pour que les fruits en soient profonds et
durables, Montfort sait qu'il faut engager tout le peuple dans quelque grande
œuvre de piété ou charité : une chapelle, un calvaire, un hospice, une
procession où chacun affirme sa foi. Le grand œuvre, ici, ce sera la
restauration de la chapelle de Notre-Dame de Pitié.
Sans rien négliger de
son ministère, le missionnaire se fait entrepreneur. Il élabore des plans, fait
appel aux ouvriers, commande des statues, organise les charrois des
matériaux... Le terrain est nettoyé, les fondations solidement posées, et
tandis que les murs montent, la Providence envoie, pour chacun, un salaire, en
temps opportun...
Montfort se multiplie, «
toujours gai dans les adversités et jamais plus content que lorsqu'on l'accable
d'injures... ». Et il multiplie aussi les prodiges, rendant la santé à la fille
de la châtelaine qui tombe du haut mal, guérissant les fièvres en faisant boire
de l'eau dans laquelle il a trempé des morceaux d'étoffe portant le nom de
Jésus, donnant du pain à discrétion aux pauvres, de plus en plus nombreux, qui
accourent à lui. Et tout cela ne fait qu'exalter la confiance et la générosité
de tout le monde.
Les travaux continuent
pendant que l'équipe des missionnaires évangélisent la paroisse voisine de
Plumieux. Montfort s'y est rendu avec le F. Mathurin ; il y loge à l'auberge
des Quatre-Vents ; mais il revient souvent sur le chantier de La Chèze pour y
diriger le travail et stimuler les ouvriers.
Tant et si bien qu'en un
temps record, une élégante chapelle, surmontée d'un gracieux clocheton, surgit
au milieu de la verdure nouvelle du printemps. Neuf soirs de suite on allume
des feux de joie sur les hauteurs voisines pour remercier la Providence de
l'heureuse réussite de l'entreprise, et annoncer au loin la grande inauguration
qui se prépare.
A la fin de la mission
de Plumieux, en effet, la population de près de trente paroisses, accourt et
défile, par rangs de cinq, vers La Chèze. La statue de la Mater Dolorosa est
portée solennellement pendant des kilomètres au chant des cantiques et, dans la
rumeur des Ave jusqu'au Sanctuaire où elle est intronisée, au pied du grand
Christ qui domine l'autel, sous le vocable de Notre-Dame de la Croix. Cette
chapelle édifiée par Montfort demeurera longtemps un but de pèlerinage ; et
l'action de l'homme de Dieu continuera de porter des fruits de dévotion et de
fidélité.
A propos
d'une Foire...
Tout ce qui s'est passé
à La Chèze depuis l'ouverture de la mission donne à Montfort un crédit
extraordinaire. Il en profite pour s'attaquer à certaines routines qu'il juge
contraires à l'honneur de Dieu. C'est le cas d'une foire qui, de temps
immémorial, se tient à La Chèze le jour de l'Ascension.
Etant revenu dans la
paroisse pour y prêcher, il dénonce fermement cette coutume comme opposée à la
sanctification de ce jour de fête, et il demande que la foire soit renvoyée au
lundi suivant. C'est audacieux. On ne bouscule pas impunément des habitudes
collectives. Le percepteur des droits de place, se sentant lésé, ne peut que
jeter les hauts cris. Plusieurs confrères, plus ou moins jaloux, ne tardèrent
pas à le critiquer publiquement ; et les moines voisins, à prédire des
affrontements difficiles et un échec certain.
Montfort tient ferme et
les gens de la paroisse, hésitants d'abord, finissent par « s'en rapporter à la
parole du bon missionnaire ». Mais combien de marchands se sont mis en route,
ignorant que la foire est renvoyée ! De grand matin, les voilà qui arrivent, de
fort loin souvent, et par tous les chemins, comptant sur les gains de la
journée pour vivre ou payer leurs dettes. Notre missionnaire court alors
au-devant des uns et des autres et leur répète : « Mes chers enfants, ne
profanez pas le jour du Seigneur, il vous punirait !... Si vous avez besoin
d'argent, je vous le donnerai, mais retournez-vous-en !... »
Par ses dons autant que
par ses menaces, il finit par empêcher l'assemblée de se former. Seuls deux
paysans s'obstinèrent à rester sur le champ de foire, l'un pour vendre sa vache
et l'autre pour l'acheter. Ils firent affaire ensemble. Mais le jour même, le
vendeur perdit le montant de sa vente et l'acheteur fut surpris de voir sa bête
dépérir rapidement. Il tomba lui-même perclus de ses membres. Quant au
collecteur d'impôts, qui avait insulté le missionnaire, il fut atteint d'un mal
mystérieux ; et un ulcère incurable punit le procureur de l'abbaye qui l'avait
raillé publiquement. Il fallut demander l'intercession du saint pour faire
cesser la vengeance divine. Après de tels exemples, ce qu'il avait demandé fut
acquis pour l'avenir.
Si vous
aviez la foi...
C'est bien en face de «
l'envoyé du Tout-Puissant » que le peuple se sentait lorsque paraissait
Montfort, tête nue, le rosaire à la main et un cantique aux lèvres. Ou
lorsqu'il passait suivi d'une foule de miséreux auxquels il assurait le pain
quotidien, après les avoir instruits et fait prier au pied de la Croix ou devant
la Vierge.
Dans l'équipe des
missionnaires, il ne prenait pour lui que l'humble fonction de catéchiste. Mais
voici qu'avec les enfants et les petites gens, c'est toute la population qui
vient à lui, enthousiaste, jamais lasse de l'écouter : « Que le bon Père ne
demeure-t-il avec nous, disait-on, nous deviendrions tous des saints! »
L'église étant trop
exiguë, il lui fallait entraîner la foule sur la place publique ou dans une
prairie toute proche. Là, monté sur un tertre, comme Jésus en Galilée, il prêchait,
et en dépit de l'éloignement, chacun était tout surpris de l'entendre sans
peine.
Jusqu'au milieu du
siècle dernier, la tradition locale rapportait encore les prodiges qu'il semait
sous ses pas. Un jour, le voici qui arrive, avec plus de cent personnes, autour
de la marmite où il n'y a de la soupe que pour une douzaine. Marguerite, la
pieuse veuve qui faisait la cuisine pour les pauvres, lève les bras au ciel : «
Jamais je ne pourrai nourrir tout ce monde », se récrie-t-elle. « Commencez
toujours à servir », dit Montfort. Elle obéit et tous furent rassasiés sans que
la marmite fût épuisée...
Une autre fois, par une
belle journée de printemps, la bonne femme fut encore prise au dépourvu. Elle
n'avait qu'un demi pain et quelques livres de viande. « N'importe, faites des
parts et distribuez-les ! », dit Montfort qui pria les gens de se mettre en
file dans un grand jardin. On coupa du pain et de la viande jusqu'à ce que le
dernier fût servi. Et quand tous eurent mangé, il restait la même quantité de
vivres qu'au commencement.
Cependant, Montfort
n'attendait pas tout de la Providence. Il ne cessait d'inviter les riches à lui
venir en aide pour nourrir ceux qui venaient de loin assister aux instructions.
Dans une maison où il vient quêter du pain pour les pauvres, on lui dit : « Ah
! mon bon Père, voilà le dernier pain sur la table et nous n'avons plus de blé
pour en faire. — Allez balayer votre grenier, réplique le missionnaire, et vous
trouverez encore de quoi faire du pain pour mes pauvres. »
C'était soumettre à rude
épreuve la foi de ces bonnes gens. La confiance finit par l'emporter ; et, la
curiosité aidant, la femme monte au grenier. « Oh ! mes amis, venez voir ! »,
s'écrie-t-elle. Il y avait un tas de blé presque aussi gros qu'au lendemain de
la récolte. Il y en eut pour six mois, même en faisant largement la part de la
charité.
« On ne finirait point
s'il fallait écrire tout ce que des gens dignes de foi racontent de M. de
Montfort », écrira cinquante ans plus tard le curé de la Chèze dans une
relation à son évêque. Tous ces faits ne pouvaient qu'exalter la foi de ce
peuple et lui faire toucher du doigt le monde surnaturel.
Le
triomphe de Notre-Dame
Le vaincu en tout cela,
c'était le diable que Montfort avait rencontré le premier jour. Il le dépista
et le mit en fuite bien d'autres fois au cours de ces mois de mission.
On raconte qu'un avare,
depuis longtemps, hésitait à parler à son confesseur d'un louis d'or trouvé en
chemin... Il ne se décidait pas à s'en défaire. Poussé par sa conscience, il
soumet le cas au P. de Montfort qui lui dit : « C'est le démon qui vous tente !
Jetez à terre cette pièce !» Il le fait aussitôt et la pièce en roulant devient
un reptile qui s'enfuit prestement... La leçon était claire.
Les hommes avaient
l'habitude de se divertir à un jeu qui les entraînait souvent à la boisson et
aux disputes. Et quand le missionnaire leur disait que le diable jouait au
milieu d'eux pour les faire pécher, ils s'esclaffaient de rire. Or un jour,
comme ils commencent la partie, un monstre de la taille d'un gros chien vient
s'asseoir sur le trou dans lequel il faut envoyer la boule. Pris de peur, nos
joueurs s'enfuient à toutes jambes et vont trouver le P. de Montfort. Celui-ci
se rend sur place et ordonne à Satan de se jeter dans la rivière. La bête
s'éloigne, la queue basse. Elle ne reparut jamais.
C'était pour vaincre les
forces du mal que notre saint avait voulu introniser le culte de la Croix et de
Celle dont la mission est d'écraser la tête du serpent. Celui-ci ne pouvait
manquer de se retourner pour le mordre au talon, ainsi qu'on va le voir.
La grande procession qui
accompagnait les croix et les statues de Plumieux à la Chèze lui semble une occasion
propice. Comme elle s'allongeait sur près de deux lieues, le missionnaire
pouvait craindre la pagaïe, en dépit des consignes précises qu'il avait données
dans chaque paroisse. Les gens le sentent présent partout : plusieurs sont tout
étonnés de l'avoir vu, au même moment, en queue et en tête du cortège. Il y eut
un si bel ordre et tant d'enthousiasme religieux à la fois qu'il semblait,
selon un chroniqueur, que les bons Anges étaient descendus faire la haie le
long de la route.
Toute cette foule devait
se rassembler sur une vaste lande pour y planter une Croix de Mission. Or à ce
moment-là, on vit le ciel se remplir rapidement de nuages noirs qui menaçaient
sans cesse de crever en orage. Si bien que chacun songeait à déguerpir pour se
mettre à l'abri. C'eût été l'échec complet de cette cérémonie qui avait demandé
tant de peine ! D'une voix puissante, Montfort cria : « Ne bougez pas ! C'est
un artifice de Satan !... Il ne tombera pas une goutte de pluie. » Et de fait,
les nuages ne tardèrent pas à se dissiper pour faire place à un ciel de fête...
A la fin de la mission,
prêchant à la foule aux abords de Notre-Dame de Pitié, notre saint évoqua la
rencontre qu'il avait faite du diable en arrivant à la Chèze. Et il s'écria : «
Mes frères, aujourd'hui, toutes les âmes qui m'entendent sont à Dieu, excepté
une seule... » A ces paroles, un homme sortit précipitamment de la foule,
s'éloigna et disparut. On retrouva, paraît-il, ses chaussures, mais lui, on ne
le revit jamais...
Le plus beau des feux de
joie que le saint missionnaire allumait était celui de la foi et de ïa piété
dans les âmes. C'est pour le maintenir, après la mission, qu'il laissait en
partant des foyers où s'attise sans cesse la ferveur. Ces foyers, c'était la
Société des Vierges qui se rassemblaient en costume de religieuses pour honorer
la Reine des cœurs, la Confrérie des Amis de la Croix qui processionnaient en
habits de pénitents, portant une croix et chantant « O Crux, Ave, Spes unica ! », la Confrérie du Rosaire dont les
membres devaient entretenir un cierge toujours allumé devant la statue de
Notre-Dame, et réciter quotidiennement trois chapelets, matin, midi et soir, en
méditant les Mystères de Jésus et de Marie.
Ces œuvres n'ont pas été
des feux de paille : « Etant allé moi-même, dira douze ans plus tard le P. de
Préfontaine, dans quelques paroisses où Montfort avait fait mission, ces
pratiques subsistaient encore et s'observaient aussi régulièrement que le
premier jour. » Et l'orage de la Révolution qui laissera tant de ruines en France,
ne réussira pas à les faire disparaître.
X - Sors de ton Pays
Vaincu, refoulé, le
diable ne se décourage pas. Eternel jaloux, il s'attache aux pas des ouvriers
du Royaume de Dieu comme il a poursuivi le Christ lui-même. Et il ne cesse de
fomenter autour d'eux les suspicions, les contradictions et les croix. Montfort
connaît trop son évangile pour ne pas se réjouir intérieurement de cette guerre
que lui font le diable et le monde. Et la Vierge garde toujours au-dessus de
l'épreuve du moment son apôtre dont la vocation est de passer en faisant le
bien sans jamais s'enraciner nulle part.
Le
Missionnaire an couvent
Au printemps de 1707,
Montfort est appelé à Saint-Brieuc, chez les Filles de la Croix, pour y donner
des Retraites. Après les missions qui l'ont surmené, voici un ministère plus
calme et plus délicat. Un ministère qu'il a souvent exercé à Paris, à Nantes, à
Poitiers, et dans lequel il excelle à ouvrir aux âmes les voies de la sainteté.
Si on l'appelle dans la
ville épiscopale, sans doute est-ce à cause de sa renommée. Cependant il n'est
pas connu au couvent et l'occasion lui paraît bonne de s'y présenter en donnant
une leçon d'Evangile. Il envoie le F. Mathurin frapper à la porte et demander
un morceau de pain pour un pauvre prêtre et pour lui. « La communauté a ses
pauvres, lui répond la Sœur tourière ; elle ne peut faire l'aumône à tous les
inconnus de passage dans la ville. » Et elle l'invite à chercher ailleurs...
Alors, Montfort vient
lui-même frapper à la porte, et, du seuil où il se tient humblement, il demande
la charité. Comme la Sœur lui fait sèchement la même réponse, il insiste : « Je
ne vous demande qu'un morceau de pain, si petit qu'il vous plaira, et pour
l'amour de Dieu !... Comment pouvez-vous me le refuser ? » Mais on lui ferme la
porte au nez. Au même moment, l'aumônier arrivant au monastère est témoin de la
scène. Après avoir salué le Missionnaire qu'il a appelé lui-même pour la
Retraite, il dit à la portière : « Pourquoi fermez-vous la porte au Père
Prédicateur qui arrive pour les Exercices ? — Comment ! ce n'est qu'un prêtre
inconnu qui chine son pain ! — Mais non, ma Sœur, c'est M. de Montfort lui-même
! »
Toute confuse, la Sœur
court prévenir sa Supérieure, en lui avouant sa méprise. Avec beaucoup d'égards
et d'excuses on prie le Missionnaire d'entrer. Il est introduit dans un beau
parloir et on ne tarde pas à lui apporter une appétissante collation. En
pauvre, Montfort accepte tout avec gratitude, mais, comme prédicateur, il ne
manqua pas de tirer la leçon, dès son premier sermon à la Communauté : « Vous
m'avez comblé d'attention dès que vous avez su mon nom... Donner de bons repas
à M. de Montfort qui est un pauvre pécheur et refuser le morceau de pain qu'on
vous demande au nom de Jésus-Christ, c'est manquer de foi et de charité tout
ensemble. »
Cet avertissement
donnait le ton à toutes les Retraites durant lesquelles les exemples de vertu
du saint prédicateur plus encore que les sermons, édifièrent profondément les
religieuses. Elles le voyaient prolonger ses oraisons et se livrer aux plus
dures pénitences. « Laissez-moi prier, leur dit-il un jour qu'elles le
sollicitaient sans raison, car si je ne suis pas bon pour moi, comment le
serais-je pour les autres ?» Et plus de vingt ans après, dans une relation que
la Supérieure et l'Assistante signeront, elles feront avec précision l'un des
plus suggestifs portraits spirituels de l'Apôtre : « Il avait une si grande
dévotion à la Sainte Vierge, écriront-elles notamment, que nous la regardions
comme tenant lieu de passion dominante. »
Durant les trois mois
qu'il séjourna à Saint-Brieuc, Montfort déploya d'ailleurs une extraordinaire
activité : il dirigea cinq ou six Retraites de femmes, prêcha dans plusieurs
communautés, organisa une grande procession où il fit porter en triomphe une magnifique
croix d'où partaient des rayons dorés, et avec le F. Mathurin, multiplia les
catéchismes pour les pauvres auxquels il ne cessait de partager les aumônes
qu'on lui faisait. Le voyant vêtu lui-même de façon minable, une pieuse
demoiselle lui proposa de l'habiller à neuf : « Mon corps peut se passer d'une
soutane neuve, lui répondit-il, mais les pauvres de Jésus-Christ ne peuvent se
passer de pain ! » Et c'est à eux qu'alla l'aumône...
Le
Prophète dans son pays
Fin juillet 1707, M.
Leuduger lance une mission à Montfort-la-Cane. Bien que nul ne soit prophète en
son pays, notre Saint va prêcher dans l'église de son baptême. Le P. Vincent,
capucin, qui était avec lui, souligne « qu'il prenait bien garde de se rendre
esclave du goût du siècle, soit pour l'arrangement de ses sermons, soit pour le
temps ou le lieu de la prédication. Il distribuait le pain de la parole de Dieu
sous des formes différentes et variées, de la manière qu'il était inspiré et
qu'il croyait plus salutaire pour ses auditeurs ».
C'est ainsi qu'un jour
il monte en chaire et, sans mot dire, y plante un grand crucifix qu'il laisse
en spectacle à l'assemblée. Il voulait faire entendre la voix muette, mais
combien éloquente, de Jésus Crucifié. Et pour maintenir les âmes attentives à
ce grand mystère, il passa parmi les assistants, et en présentant son crucifix
à baiser : « Voilà votre Sauveur, disait-il à chacun ; n'êtes-vous pas bien
fâché de l'avoir offensé ?... »
Les fidèles furent bien
vite gagnés par l'émotion et manifestèrent le plus touchant esprit de
pénitence. Sans parler, il avait fait choc sur les consciences ; tellement il
est vrai que Dieu se plaît, dans ses saints, à confondre la sagesse du monde
par la folie de la Croix. Si Montfort pouvait employer de telles méthodes,
c'est que sa vie était elle-même un « crucifix qui parle ».
Ses parents qui avaient
fini maintenant d'élever leur nombreuse famille étaient accourus de Rennes pour
suivre cette mission. Sans doute se fixèrent-ils, à cette époque, dans une
maison toute proche de l'Abbaye, avec leur plus jeune fille, qui y sera
enterrée l'année même. Ils auraient bien voulu que leur Missionnaire vive sous
leur toit, mais nous savons que, par raison de détachement évangélique, il ne
voulait pas transiger sur ce point. Il accepta cependant d'aller prendre un
repas en famille si on voulait bien recevoir ses amis avec lui. « Ses amis »,
c'était les pauvres qu'il entretenait. C'est ainsi que le jour convenu, les
vieux parents, émus et heureux, voient leur maison envahie par une cohue de pauvres
hères que le Missionnaire s'empresse de servir et de réjouir au nom des siens.
Avec leur robuste foi bretonne, ils se haussaient d'emblée à la hauteur de la
charité de leur fils. Ils auront même la générosité, après avoir élevé dix-huit
enfants, de recueillir un pauvre petit, abandonné et souffreteux, qui mourra
chez eux trois ans plus tard...
Pour couronner la
mission, Montfort songeait à l'érection, sur une butte qui domine la vallée du
Meu, d'un beau calvaire qui pourrait devenir le centre d'un pèlerinage. Il en
avait déjà fait préparer l'emplacement quand le duc de la Trémoille, seigneur
du pays, protestant et janséniste, interdit de continuer les travaux. « Quoi
que vous fassiez, répondit-il au commissaire du duc, ce lieu deviendra un lieu
de prières. » Un siècle et demi plus tard, c'est en cet endroit même que sera
érigée l'église paroissiale actuelle.
Les
audaces de l’Apôtre
Une nouvelle mission va
s'ouvrir à Moncontour, paroisse qui a été évangélisée par le Bienheureux
Maunoir et dont M. Leuduger lui-même a été longtemps curé.
Quand Montfort y arrive,
à pied, quelques heures avant l'ouverture, garçons et filles dansent follement,
au son des binious, sur la place de l'église. C'est un dimanche. Indigné de
tant de légèreté, il pénètre hardiment dans le groupe, arrache aux ménestrels
leurs instruments, et se jetant à genoux, il s'écrie : « Que ceux qui sont du
parti de Dieu se prosternent avec moi pour réparer l'outrage fait à la Majesté
divine ! » Plus fols que méchants, quelques-uns s'agenouillent, subjugués...
Mais plusieurs ricanent et frondent... Le Missionnaire se relevant, les
admoneste d'un ton péremptoire. Et il condamne avec tant de véhémence cette
profanation du jour du Seigneur que tous se dispersent penauds, et l'âme
bouleversée par cette mercuriale. Du même pas, il alla demander au maire de
prendre des mesures pour que de telles scènes ne se reproduisent plus.
La population de
Moncontour était commerçante et aisée. Les jeunes filles poussaient la
recherche des parures jusqu'au manque de décence. Une leçon de modestie
s'imposait. Montfort en trouve l'occasion un matin à l'hôpital où l'assistance
était nombreuse à la messe. A peine descendu de l'autel, il annonce qu'il va
donner à baiser son Crucifix indulgencié par le Pape. Les jeunes filles
s'avancent avec empressement, encadrées par les Sœurs qui font leur éducation.
Mais à toutes celles qui sont vêtues d'une manière mondaine le prêtre refuse de
présenter son crucifix ; et il fait de même pour les Sœurs, bien que leur mise
soit irréprochable, parce qu'elles n'ont pas eu le courage de corriger les
goûts vaniteux de leurs pupilles.
L'humiliation fut si
profondément ressentie que Montfort crut devoir s'en expliquer séance tenante.
Il le fit en termes si clairs qu'on n'en oublia pas de sitôt la leçon.
Plusieurs prêtres cependant trouvaient hardis les procédés du Missionnaire et
prenaient ombrage de l'influence dont il jouissait auprès de la foule. Un jour,
après un sermon de M. Leuduger, il prit l'initiative de faire une quête pour
les âmes du Purgatoire, et cela déplut vivement. « M. Leuduger le rejeta de sa
compagnie, et lui déclara qu'il ne voulait plus travailler avec lui. »
Le coup était brutal
après neuf mois de services les plus désintéressés et les plus dévoués.
Montfort courbe la tête... Il comprend que la Providence l'appelle ailleurs.
Avec le F. Mathurin et un nouveau venu, le F. Jean, il s'en va, dans le vent
d'automne, en chantant : « Deo gratias !
»
Un
ermitage qui refleurit
Pour le moment, il
cherche un lieu tranquille pour prier. Au cours de la mission de
Montfort-la-Cane, il avait découvert un ermitage où il aimait à se retirer :
l'ancien prieuré de Saint-Lazare, à 1 kilomètre de la ville. Il vient s'y
réfugier avec ses deux Frères. De cette hauteur, l'œil parcourt un large
horizon par-dessus les rochers et les taillis.
Et comme la solitude est
bien respectée autour de cette ruine monacale ! Une chapelle abandonnée se mire
dans l'eau tranquille d'un étang à proximité de la forêt pleine d'ombre et de
silence. Avec la permission du fermier général et du prieur de l'Abbaye
voisine, la communauté s'y installe. On commence par nettoyer la chapelle afin
d'y donner asile au divin Pauvre de l'Hostie ; puis on y intronise la statue de
la Vierge... Et bientôt la cloche, muette depuis vingt ans, annonce chaque
matin le Saint Sacrifice aux pays d'alentour.
Les gens ne tardent pas
à venir nombreux, et le saint Missionnaire verse dans leurs cœurs le trop plein
de ses oraisons. Il leur prêche surtout le rosaire et le récite au milieu
d'eux. Si bien qu'à certaines heures l'ermitage s'emplit d'un long bruissement
de prières. On revient avec tant de joie écouter le bon Père qui fait pleurer
d'amour en parlant de la Vierge. Devant l'autel, un grand prie-Dieu auquel les
Frères ont attaché un long rosaire dont les grains sont gros comme des noix et
assez espacés pour que plusieurs personnes puissent le tenir en même temps et
le parcourir des doigts.
Les pauvres ne tardent
pas à trouver le chemin du prieuré. Le saint ermite sait tellement les consoler
en attisant au fond de leurs âmes la petite flamme de l'espérance. Et aussi
leur distribuer, avec ses Frères, toutes sortes de secours. Près de lui, ils
goûtent combien Dieu est bon pour les siens. Quant à lui, sa confiance ne
bronche jamais, même quand la Providence semble, un moment, l'oublier. Ses
Frères, il est vrai, ne sont pas toujours au même diapason. Un jour le
garde-manger est vide et il faut attendre les aumônes du lendemain. Le matin,
rien n'arrive et l'on se lance dans la prière et le travail comme d'habitude.
Le midi, le bon Père et ses Frères rassemblés autour de la table commune, se
contentent d'une bonne lecture, et la soirée reprend tout aussi laborieuse. Le
soleil tombe et, après la prière du soir, chacun va encore se retirer le ventre
creux. Les deux Frères font remarquer au Père qu'il aurait peut-être fallu
aider la Providence, ou parer à... ses défaillances. Il les écoute
silencieux... Or, dans le même temps, à la ferme voisine, on parle de
l'ermitage et on se rend compte qu'on a oublié la pitance habituelle. Vite on
remplit un panier que l'on porte aussitôt en s'excusant du retard. Et Montfort
tout souriant, de dire à ses Frères : « Pourquoi avez-vous douté de votre Père
du ciel, hommes de peu de foi ? »
En peu de temps,
Saint-Lazare est devenu un lieu de pèlerinage pour la ville et les environs. Et
le Missionnaire, connu de tous, ne peut se refuser à tant de bonnes âmes en
quête de pardon et de lumière. Il prêche d'abord sous le grand chêne au bord de
l'étang, ou sous les ombrages du bois ; puis il descend en ville où il
rassemble la foule sur la place ou sous les halles. Cet exercice libre et
inaccoutumé du ministère, taxé de zèle intempestif, heurta bien vite les gens
en place.
Lors d'un passage à
Montfort, l'Evêque fut approché par les jaloux et les mécontents qui firent,
des activités de ce prêtre retiré, un tableau des plus tendancieux. Appelé par
Sa Grandeur, le serviteur de Dieu accourut : ce fut pour s'entendre blâmer
sévèrement de tout ce qu'il faisait. En conséquence, sans qu'il puisse dire un
mot pour se défendre, tout ministère lui était interdit désormais dans le
diocèse.
Au moment où il s'en
allait, « aussi humblement qu'il était venu », M. Hindré, recteur de Bréal,
entrait chez Monseigneur. Ignorant ce qui venait de se passer, il lui demanda
d'autoriser M. Grignion, dont il fit le plus bel éloge, à prêcher une mission
dans sa paroisse. Embarrassé, l'Evêque dut lui faire connaître la sanction
qu'il venait de porter. M. Hindré était ancien curé de Montfort, et pouvait
mettre au point bien des choses. Il prit vivement la défense du Missionnaire
qui, par un revirement inattendu, fut autorisé à prêcher toutes les fois qu'il
y serait invité. Mais, selon toute apparence, ce n'était qu'un sursis.
« Sors
de ton pays et vas... »
Une bonne humiliation
ayant été au point de départ de la mission de Bréal, Montfort l'entreprend avec
confiance. Et de fait, selon un vieil historien, « petits et grands, artisans
et soldats, tous ressentirent l'efficacité de sa parole et l'ascendant de sa réputation,
de son éloquence et de sa sainteté ». Les soldats, tout particulièrement,
furent empoignés par son âme virile, et acceptèrent de s'enrôler dans
l'association des Soldats de saint Michel, pour demeurer fidèles à leurs
généreuses résolutions.
Le bon recteur se
félicitait d'avoir appelé M. de Montfort dans sa paroisse, tellement il la
voyait se transformer sous ses yeux. Non sans résistance, toutefois. Et, dans
son audace pour faire cesser le mal, il arriva même au missionnaire de risquer
sa vie. Un soir, entendant de grands cris dans une maison, il y entre aussitôt
et se trouve devant un homme qui maltraite odieusement sa femme. Il s'interpose
pour protéger la malheureuse et supplie le furieux de se calmer. Mais celui-ci,
fou de colère, brandit aussitôt une hache et menace de lui fendre la tête. Dans
un sursaut héroïque de maîtrise de soi, Montfort s'agenouille pour recevoir le
coup fatal. Alors une force mystérieuse raidit les bras de l'homme qui ne peut
qu'exalter sa fureur par des injures grossières.
Plusieurs fois, au cours
de la mission, l'homme de Dieu tenta de faire revenir ce malheureux à de
meilleurs sentiments. Son obstination fut inébranlable. Il lui prédit alors que
Dieu aurait raison de son endurcissement en le réduisant à la misère. De fait,
le scandale continua dans cette maison, et un jour, cet homme perdit tout son
bien qui était grand. Réduit à mendier son pain de porte en porte, il finit
chez des gens qui l'avaient accueilli par charité. C'est dans cette infortune
qu'il se convertit et reçut les derniers sacrements...
De retour à
Saint-Lazare, Montfort reprit avec ses Frères sa vie de prière et de pénitence,
les entraînant à sa suite dans les voies de la perfection évangélique. Le
courant populaire vers l'ermitage reprit et nombreux étaient les curés qui
venaient le prier de prêcher dans leurs paroisses. Inlassable, il repartait
alors, et quand il ne pouvait y aller lui-même, il envoyait l'un de ses Frères
pour faire le catéchisme, ou réciter solennellement le rosaire en chantant des cantiques.
Ainsi, au recteur de Bréal qui l'invite à revenir dans sa paroisse pour y
préparer le carême, il envoie le F. Mathurin en lui confiant soixante petites
croix pour les Soldats de saint Michel, afin de les mettre en garde contre les
excès du carnaval...
Cependant ses
adversaires ne désarment pas... Ils continuent de le noircir aux yeux de
l'Evêque qui est de tendance janséniste, et ils obtiennent de lui qu'il
renouvelle sa défense de prêcher ailleurs que dans les églises paroissiales et
qu'il ordonne de fermer au public la porte de Saint-Lazare. Bridé dans ses
initiatives et suspect à son Evêque, Montfort songe à porter ailleurs son
ministère.
Le dernier jour d'une
retraite aux filles de la paroisse, il annonce son départ. « Qui de vous va se
constituer gardienne de Notre-Dame de la Sagesse à Saint-Lazare ? », leur
demande-t-il. Et comme personne ne répond, il fait le tour de l'église et
s'arrête devant Guillemette Rouxel, une pieuse tertiaire de plus de quarante
ans : « Ce sera vous, ma fille », lui dit-il. Cette désignation lui apparut
comme la Volonté de Dieu, et elle acquiesça sur-le-champ, sans se préoccuper de
l'avenir. Prenant logement dans un humble réduit et vivant d'aumônes, elle
reçut désormais les pèlerins et leur fit réciter le rosaire. Cela dura plus de
vingt ans, jusqu'à ce qu'elle mourut au poste que lui avait assigné l'homme de
Dieu.
Quant à lui, plus
détaché que jamais et tout renouvelé en Dieu, il sortit de son pays et s'en
alla vers d'autres horizons.
XI - Missions dans le Nantais...
De son pays natal, avec
F. Mathurin et F. Jean, Montfort descend vers le diocèse de Nantes où il a prêché sa
première mission.
Il y est invité, au nom
de l'Evêque, Mgr Gilles de Beauveau, par M. Barrin, grand vicaire, avec la famille
duquel les Grignion sont depuis longtemps en relation.
M. Barrin, après de
longues années de vie et de culture profanes, s'était
consacré à des œuvres de charité à Rennes, tout en se préparant de loin au
sacerdoce. C'est là qu'il avait connu M. Grignion étudiant chez les
Jésuites. Puis, il l'avait rejoint à Paris, vers la fin du siècle pour
y achever en Sorbonne ses études de théologie. Plein d'admiration
pour les talents et les vertus de son jeune compatriote, il lui
témoigna toujours la plus fidèle amitié.
A Nantes, il y a aussi
une maison de Jésuites, active et influente. Ces bons
Pères, parmi lesquels il choisit ses confesseurs, demeurent dans la ligne où il a été formé
à Saint-Sulpice, réfractaires au courant janséniste et toujours à l'écoute de Rome.
Sans doute pourra-t-il entrer dans leurs équipes de missionnaires ; à moins que, dans le diocèse, il ne trouve
quelques jeunes prêtres disposés à le seconder dans son
apostolat.
A Nantes, il compte
aussi renouer avec plusieurs bienfaiteurs et maintes
communautés religieuses, des relations dont il a gardé le meilleur
souvenir.
Aux
prises avec le péché du monde
Dès son arrivée, en
effet, Montfort s'adjoint au P. Joubert, Jésuite, qui vient de
lancer une mission dans le faubourg Saint-Similien. A peine entré
en action,
il étonne, captive, émeut ses auditeurs. Même les
ecclésiastiques qui viennent par curiosité au pied de sa chaire doivent «
lui payer un tribut de larmes », selon l'expression d'un témoin.
Bientôt, tout le quartier est attiré par ce nouveau Jean-Baptiste.
Mais il suscite
aussi l'hostilité de ceux dont il flagelle les vices et les
scandales. A tel point que plusieurs jeunes débauchés se concertent pour
supprimer ce prêcheur gênant. Entre chien et loup, ils le guettent
à un tournant de rue et se jettent sur lui... Mais il était homme à se
défendre et la bagarre ne tarde pas à provoquer un attroupement
de braves gens qui dégagent le Père et donnent la chasse aux
vauriens. Cailloux et coups de bâtons pleuvent dru sur eux tandis
que le missionnaire crie à ses défenseurs : « Laissez-les, ne leur
faites point de mal ; ils sont plus à plaindre que moi. »
Ce qu'il ne peut
tolérer, c'est le péché public qui entraîne au mal les faibles
et insulte Dieu en face. Dès qu'il le voit, il fonce
dessus, sans aucun
respect humain et il devient saintement téméraire. Le voici traversant la Place Royale, l'âme en
prière. Un officier est là qui blasphème effrontément le nom du
Seigneur. D'un bond, il est en face de l'homme et lui reproche
publiquement ses odieuses paroles.
L'admonestation est à la
fois si impérieuse et si touchante que le malheureux décontenancé accepte de se mettre
à genoux et de baiser la terre pour demander pardon de sa faute...
M. des Bastières
rapporte une autre aventure qui ne manque pas de faire du
bruit dans la ville. Non loin de la cathédrale, une rixe éclate entre
artisans et soldats, et c'est la bagarre brutale, avec cris furieux et
jurements. Venant à passer, Montfort fend le cercle des badauds que
ce spectacle amuse, se met à genoux, baise la terre, puis, jetant
sa haute stature dans la mêlée, il parvient à séparer les batailleurs
qui s'en vont chacun de leur côté.
Comme on l'entoure avec
quelque admiration, il apprend des curieux que ces querelles sont quotidiennes et qu'elles sont provoquées par un
certain jeu « Blanc et Noir » dont raffolent les soldats.
En un tournemain,
Montfort leur arrache ce jeu et le met en pièces sous leurs yeux. L a colère des
troupiers se rallume aussitôt :
ils menacent le
Missionnaire de lui passer leur épée au travers du corps s'il
ne leur paie pas immédiatement cinquante livres : « Je n'ai pas un
liard en poche, réplique-t-il, mais je verserais volontiers une forte
somme et tout le sang de mes veines pour faire disparaître vos jeux de
hasard. »
L'affaire se gâtait.
Heureusement un soldat, plus calme, dit aux autres : «
Ne le frappons pas, il nous en arriverait malheur. Menons le plutôt au Gouverneur qui nous rendra bonne
justice. » Et c'est ainsi que, vers 4 heures du soir, raconte M. des Bastières, je rencontrai M. de Montfort,
que des soldats conduisaient au château, suivi d'une
nombreuse populace qui faisait un bruit épouvantable. Il avait la tête nue
et son chapelet à la main qu'il disait à haute voix, le visage
rayonnant et vermeil, et marchant à si grands pas que tous avaient
peine à le suivre...
« On ne le conduisit pas
cependant jusqu'au château, parce qu'un de ses amis l'ayant rencontré par hasard, le
retira d'entre leurs mains.
Il en fut très
mécontent, disant qu'on le privait d'un bonheur auquel il aspirait
depuis longtemps, qui était d'être prisonnier pour l'amour de
Jésus-Christ. »
Quelque temps plus tard,
un dimanche soir, garçons et filles tournoient, au son du
fifre, en rondes endiablées. Comment maintenir un climat de
mission avec de tels divertissements ? Montfort n'y tient plus. Il se
rend sur les lieux et tente de briser la danse.
Mais le voilà aussitôt
encerclé par une centaine de jeunes qui s'en amusent
follement et trouvent plaisant d'entonner un cantique pour rythmer
leurs évolutions autour du Missionnaire. Sept à huit fois celui-ci
cherche à rompre le cercle et à disperser cette assemblée frivole,
mais les mains se rejoignent et la chaîne se reforme dans un crescendo de
rires...
Alors, de guerre lasse,
Montfort prend son Rosaire et, levant les bras au ciel, il s'écrie : «
S'il y a dans cette compagnie des amis de Dieu, qu'ils se mettent à genoux avec moi
! » Et, chose qu'on aura peine à croire, dit le témoin qui relate ce
fait, comme si la foudre était tombée, la danse s'arrête... Cette
jeunesse volage et les spectateurs qui l'entourent se jettent à terre et
répondent aux Ave. Alors, prêchant sur le vif, l'homme de Dieu montre
les occasions de péché qu'entraînent les danses. C'est ainsi que, ce soir-là, beaucoup rentrèrent de la danse
la contrition dans l'âme et se promettant de mieux vivre
à l'avenir.
Mission
au pays des vignerons
Après Saint-Similien,
Montfort est envoyé à Vallet, gros bourg de plusieurs
milliers d'habitants, au milieu des vignobles... Et à l'époque des
vendanges, ce qui suffit sans doute à expliquer le peu d'empressement des gens à
sortir de leurs vignes ou de leurs chais pour venir à l'église.
Ces vignerons ont l'humeur joviale, et notre Missionnaire comprend
tout de suite qu'au lieu de les blâmer, il vaut mieux les aborder une
chanson aux lèvres.
Il compose donc pour eux
des couplets de circonstance que le F. Mathurin s'en va chanter de sa belle voix,
de vigne en vigne et de village en village, tout en secouant une clochette pour attirer l'attention :
« Alerte !
Alerte ! Alerte !
La mission
est ouverte.
Venez-y
tous, mes bons amis,
Venez gagner
le Paradis ! »
On goûte l'humour du
procédé : dès que le Frère a lancé le premier vers, tout
le monde continue en chœur... Et, dès les premiers soirs, l'église se remplit... Tout en continuant
de cueillir les grappes dorées, les vendangeurs se laissent cueillir eux aussi, par l a grâce du Bon Dieu.
Avec quelques
exceptions, toutefois, que la chronique a retenues.
Un homme, affairé autour
du pressoir, refuse de suivre le F. Mathurin et continue à tirer son vin. Or
voici qu'au dernier jour des exercices, tout le monde étant dans l'église à vénérer
le crucifix indulgencié par le Pape, un violent orage éclate... Et l'on trouve l'homme impénitent
foudroyé au coin de son feu. Sans préjuger du sort éternel de cette âme
qui avait préféré les soucis de la terre à ceux de l'éternité, les
paroissiens de Vallet ne purent s'empêcher de voir, dans sa triste fin, un châtiment de Dieu.
On raconte encore que,
dans sa confession, une bonne femme avait omis par fausse honte, de déclarer
trois vilains péchés. Le P. de Montfort qui lisait souvent dans les
consciences, lui demanda pour pénitence de laver un beau mouchoir
blanc sur lequel il y avait trois taches noires. « Bon, se dit-elle, c'est une lessive qui sera vite faite ! » Et
de s'y mettre sans tarder. Mais, la diligente buandière, même en
savonnant, en rinçant et en faisant retentir son battoir, ne pouvait
faire disparaître les taches du mouchoir.
Et c'est alors que, la
grâce aidant, elle réfléchit. Ces taches ne figuraient-elles
pas les péchés qu'elle n'avait pas osé dire à son confesseur ?
Retournant donc au saint Tribunal, elle y fit cette fois un aveu
loyal. Elle en sortit en pleurant des larmes de joie qui, par enchantement,
rendirent au mouchoir sa blancheur immaculée.
Pour conserver les
fruits de la mission, Montfort, à Vallet comme partout,
avait institué la récitation du saint Rosaire. Avec le temps, cette
pratique fut négligée, puis délaissée. Il en fut tout attristé.
Aussi, lorsque se
rendant de Roussay à Nantes, en 1714, ayant été invité à
passer par Vallet, il refusa en disant : « Je ne passerai point par
Vallet... Ils ont abandonné mon Rosaire ! »
Gens d'honneur, les
Valletais reprirent cette dévotion qu'ils n'ont plus oubliée
depuis.
Un Saint
de légendes
Dans tout le Nantais le
P. de Montfort est précédé de la réputation d'un homme
de Dieu. Et la légende s'attache à ses pas. Aussi ses missions
débordent-elles largement les paroisses dans lesquelles il prêche. On
accourt de partout pour l'entendre. Et le diable doit se multiplier
pour barrer les routes.
On raconte qu'un jour
deux hommes venaient de fort loin à la mission de Vallet. Ils avaient marché
longtemps et commençaient à être las. C'était l'heure propice à la
tentation. Sous la figure d'un étranger, le diable les accoste et,
s'informant du but de leur voyage, leur fait des suggestions perfides : ils
étaient bien naïfs de faire tant de chemin pour aller écouter un exalté qui
était la risée de tous les gens de bon sens.
Or, à la même heure,
Montfort s'arrêtait soudain dans sa prédication et disait à
son auditoire étonné : « Voici que le démon cherche, en
ce moment, à empêcher deux hommes de venir à la mission... Mais le Rusé
perd son temps ! » Et quand les deux hommes entrèrent
dans l'église, le Missionnaire alla vers eux et les félicita d'avoir
résisté à Satan et suivi l'appel de Dieu...
C'est la Vierge Marie, «
son aimable Maîtresse et son Supplément universel », qui le rend familier ainsi du monde
surnaturel et lui en fait
découvrir les pistes mystérieuses... Une pieuse chrétienne, qui devint
Supérieure de l'Hôpital de Guérande, était venue de loin aussi et sans
provision pour écouter le Missionnaire. Se sentant défaillir de fatigue
et de faim, elle s'était assise sur une pierre devant l'église, sans oser
rien demander à personne, offrant à Dieu sa détresse. Or voici qu'une
dame vénérable s'approche d'elle et lui offre gentiment un morceau
de pain : « Prenez, ma fille, et mangez », dit-elle. Et elle
disparaît. Racontant ce fait plus tard, elle disait candidement que la
Sainte Vierge, dont avait parlé si tendrement le P. de Montfort, était
elle-même venue à son secours. N'est-ce pas à Marie, en effet, qu'en toute
confiance il recourait pour nourrir les mendiants qui erraient, si nombreux, en ce temps là, dans la
province, ainsi que beaucoup de fidèles de paroisses éloignées ?
Chacun savait qu'il ne demandait jamais d'honoraires pour ses
prédications ou ses messes, et qu'il ne voulait pas être à la charge des
curés ou des fabriques. Pour le logement et la nourriture, il prenait
domicile dans une pauvre maison qu'il appelait la « Providence
» et dans laquelle il accueillait, avec lui et ses Frères, les prêtres qui l'aidaient dans le ministère
et les artistes qui travaillaient pour la mission. On le voyait réaliser ce
paradoxe d'être le plus pauvre et, en même temps, le grand aumônier de tous ceux qui étaient
dans le besoin, tellement sa fidélité à l'Evangile lui donnait droit au
centuple qu'il promet. « La Providence ferait plutôt un miracle,
disait-il, plutôt que de manquer à ceux qui se fient en elle. » Il
parlait d'expérience...
Aussi, la foule, le
sachant inspiré d'En-Haut, portait-elle une grande
attention à ses paroles. Elle les retenait comme des promesses du ciel ou
des prophéties. Comment Dieu n'aurait-il pas cautionné les faits et
gestes d'un de ses ministres qui s'engageait pour sa gloire, avec tant
d'humilité et d'héroïsme ? A La Boissière-du-Doré, chacun se rappelle
qu'il a dit : « La foudre et la grêle épargneront la paroisse! »
Et à L a Canardière, où l'on a méprisé la grâce : « Aucun prêtre ne
sortira d'ici durant un siècle. » Ailleurs, on constate avec surprise que
les terrains maigres qu'il bénit ou sur lesquels il récite son office
deviennent extrêmement fertiles...
Il a tant de foi que les
cieux s'ouvrent à sa prière et que parfois il en reçoit
des visites. D'aucuns l'ont vu en colloque avec une belle Dame, toute
rayonnante de clarté, qui ne peut être que la Sainte Vierge.
Telle cette femme de Landemont qui venant, de grand matin, pour se
confesser, l'aperçut ainsi dans le jardin de la cure et à qui l'homme de
Dieu disait ensuite : « Vous n'avez pas besoin de vous confesser,
ma fille, puisque vous avez vu Celle que j'ai seulement entendue. »
Chez un
curé résistant...
M. de Montfort venait de
connaître de tels succès apostoliques que M. Barrin lui proposa de faire une
mission fort difficile à La Chevrollière. C'était une paroisse divisée
par une scandaleuse hostilité entre le presbytère et le château. Il s'y
rendit sans hésiter avec M. des Bastières.
En arrivant, il se garde
bien de demander asile à M. le Curé qui d'ailleurs refuserait de le recevoir. Il va
se réfugier dans un galetas qui se trouve immédiatement sous les tuiles
d'un hangar.
L a mission commence,
d'ordre de l'évêché et dans un climat d'opposition. M. le Curé, fort attaché à ses
intérêts ne pardonne pas qu'on l'ait privé des fondations de messes de
la chapelle Notre-Dame des Ombres qui dépend du seigneur voisin. Trois semaines durant, il ne cesse
de blâmer ceux de ses paroissiens qui viennent aux sermons du Père.
Vainement, d'ailleurs, car leur nombre s'accroît chaque jour.
Outré de son échec, il paraît, un jour, devant l'autel au moment où le P. de Montfort achève sa
prédication, et c'est pour dire d'un ton fielleux : « Vous perdez votre
temps à venir à cette mission, mes frères ; on ne vous y apprend que des bagatelles ; vous feriez bien
mieux de rester dans vos maisons et de travailler pour gagner votre
vie et celle de vos enfants. »
Agenouillé en chaire, Montfort
reçoit ces propos méprisants, les yeux baissés et les mains jointes. Puis il descend, et
rejoignant M. des Bastières,
encore indigné, il lui demande de l'accompagner devant le Saint Sacrement pour y chanter le Té Deum
afin de remercier Dieu de cette humiliation publique : « Confiance ! lui répétait-il. Cette mission est
tellement combattue qu'elle sera très fructueuse. » Et, de fait,
elle entraîna un grand nombre de conversions.
Une autre fois, à la
sortie de l'église, le Missionnaire dut subir les plus
odieuses invectives de la part du curé, du vicaire et de quelques
paroissiens mécontents. Quelque temps après, ils allèrent jusqu'à
dépêcher une fausse dévote pour l'accabler des pires accusations auprès du
vicaire général et de l'évêque. Ceux-ci, informés des raisons
sordides qui inspiraient cette femme, la chassèrent avec indignation.
Entre-temps, le Missionnaire aimait à se retirer dans le
sanctuaire de Notre-Dame des Ombres pour y pacifier son âme et prier la
bonne Mère de changer le cœur de ses ennemis. Et dans la tendresse
de Marie, il trouvait le
meilleur baume à ses peines.
Comble de l'adversité,
voici la maladie. Accablé par des fièvres et des
coliques, il lui faut
prêcher pendant quinze jours tout en préparant la clôture
de la mission. Ce jour-là on devait planter une croix dans
un lieu assez éloigné et l'y conduire en procession par des chemins
boueux et pleins d'eau. En esprit d'expiation et pour stimuler la foi des
paroissiens, le Missionnaire leur demanda de porter cette croix
pieds nus. Et donnant l'exemple, il se déchaussa lui-même et entraîna
deux cents hommes à faire comme lui. Sitôt le Calvaire érigé et
bénit, il voulut encore prêcher sur le mystère de notre Rédemption.
Comme il était blême et exténué, chacun pouvait craindre
qu'un tel excès lui fût fatal. Or, à la grande surprise de tous, ce fut
le contraire : quand tout fut achevé il se trouva guéri.
Ainsi, dans cette rude
entreprise d'arracher les âmes à l'esprit des ténèbres, le
Sauveur en faisait son bon Cyrénéen, le chargeant sans discontinuer
des plus lourdes croix. Son âme en était irradiée d'une joie
supérieure. Avant de quitter la Chevrollière, il voulut
embrasser cordialement
le Curé qui l'avait persécuté, et lui dit : « Je prierai toute ma vie
le Seigneur pour vous. Je vous ai trop d'obligation pour jamais vous
oublier ! »
« Pas
de Croix, quelle Croix ! »
Pour le dédommager d'une
mission si rude, l'évêché envoya Montfort à Vertou, petite ville des bords de la Sèvre
où beaucoup de Nantais avaient leur maison de campagne. Les habitants furent des plus accueillants
et entourèrent les missionnaires de la plus encourageante sympathie.
On ne pouvait souhaiter mieux du point de vue humain, et M. des
Bastières s'en déclarait ravi.
Mais tout rempli de la
sagesse évangélique, Montfort savait, lui, que les âmes ne s'achètent qu'avec des larmes
et du sang. Un soir, après la prière, il dit à son compagnon : « Cher ami, nous perdons notre temps
ici ! — Comment ! Où pourrions-nous aller pour être mieux ? —
Précisément, réplique l'homme de Dieu, nous sommes ici trop
bien vus et trop à notre aise ! Notre mission sera sans fruit parce
qu'elle n'est pas appuyée sur la Croix... »
Et après un silence, il ajouta : « J'ai dessein de finir
les exercices dès demain... Pas de croix, quelle croix ! » M. des Bastières dut insister
vivement pour le dissuader de s'en aller : il était venu
à Vertou par
obéissance,
il devait y achever l'œuvre commencée. Et la mission
continua. Non sans produire, d'ailleurs, les fruits les plus consolants.
Pourtant, elle n'avait
pas été sans épreuve. L'un des Frères qui étaient au service des missionnaires, le F.
Pierre, étant gravement malade, on parlait de lui donner l'Extrême-Onction. Animé de la foi qui soulève
les montagnes, Montfort l u i dit alors : « Donnez-moi votre main ! —
Impossible ! — Tournez-vous de mon côté ! — Je ne puis ! — Avez-vous
de la foi ? — Hélas, cher Père, je voudrais bien en avoir
davantage ! — Voulez-vous m'obéir ? — Mais de tout cœur. — Eh bien !
dit l'homme de Dieu, je vous commande de vous lever et de venir,
dans une heure, nous servir à table. » A midi, le F. Pierre était à son
poste, tout souriant, et répétant à qui voulait l'entendre qu'il venait
d'être guéri miraculeusement, sur l'ordre du bon Père.
On put voir combien les
âmes avaient été profondément remuées à Vertou quand les missionnaires proposèrent
de dresser un bûcher pour y brûler mauvais livres, romans et chansons licencieuses. Dans cette
paroisse où beaucoup de Nantais, remontant la rivière, venaient passer leurs
loisirs, le feu ne manqua pas de combustible. On vit même une
demoiselle de qualité se dépouiller publiquement de ses vêtements de
luxe et de ses parures de vanité, pour les jeter dans le brasier...
Au début du terrible
hiver 1709, Montfort porta encore sa parole chaude et
exigeante à Saint-Fiacre, paroisse assez en souffrance, semble-t-il.
S'il ne réussit pas à y dégeler tous les cœurs puisque trois hommes
se présentèrent un jour, à la Providence, pour lui faire un mauvais
parti, il n'en a pas
moins laissé des souvenirs durables de sa patience et de sa charité.
Le zèle
de la Maison de Dieu
Toujours aux ordres de
M. Barrin, au plus fort de l'hiver, Montfort se rend non
loin de la Grande Brière, à Campbon où une mission doit s'ouvrir
avec le carême. Belle occasion de tonner contre les abus qui compromettent
la vie chrétienne dans cette paroisse : les danses et les fêtes
locales. A travers les cantiques réalistes qu'il fait chanter alors, on
devine l'offensive directe qu'il mène contre les dérèglements des mœurs.
L'état déplorable dans
lequel il voit
l'église est pour lui la désolante image de la misère des âmes. Tout se tient :
les fidèles ne doivent-ils pas être les pierres vivantes du Temple de Dieu ? Dans cette église
qui ressemble à une grange abandonnée, chaque fois qu'il y entre, il ressent
avec la froidure d'un hiver qui n'en finit pas, une indifférence
religieuse qui lui glace le cœur. La voûte est lézardée et lépreuse ;
des meubles poussiéreux s'adossent à des murs souillés sur lesquels
courent les armoiries du duc de Coislin. Et au sol, sur les pavés
disjoints, qui sont souvent des pierres tombales, les chaises boiteuses
sont entassées en désordre. Pour un peuple chrétien, quel sans-gêne
avec les divins mystères et la présence de son Seigneur !
Il fallait sauver
l'honneur de Dieu ! Avec l'autorisation du Curé, Montfort
résolut de tenter « un coup hardi », selon les termes de M. des
Bastières. Un jour, après le sermon du matin, il demande aux femmes de
sortir ; aux hommes qui restent, il fait une déclaration brève, mais
touchante, sur le piteux état de leur église. Et comme tous sont
d'accord pour y remédier : « Mettez-vous huit sur chaque pierre
tombale, quatre sur celles qui sont moins pesantes et deux sur chaque
pavé... Et sortez toutes les pierres dans le cimetière. » En peu de
temps, la nef fut dépavée. Le lendemain, même invitation : les maçons
et tailleurs de pierre, aidés de nombreux manœuvres, refont le
pavage en un jour et demi. Puis on se mit à blanchir les murs : même
les armes du duc disparurent sous la chaux, non sans une
protestation violente du sénéchal de Pontchâteau qui en gardera une rancune
tenace au saint missionnaire. Du moins, les paroissiens purent-ils,
avec une foi renouvelée par la Parole de Dieu, prier désormais
dans une église plus digne des saints Offices.
Quelques mois après, en
juillet 1709, les paroissiens de Crossac sont sollicités à une restauration semblable
dans leur église. Celle-ci n'était pavée que dans le sanctuaire ; dans
la nef, les habitants, les pauvres comme les riches, s'étaient arrogé le
droit de se faire enterrer comme dans un cimetière, si bien que la terre
y avait l'aspect d'un champ labouré. L'Evêque de Nantes s'était maintes fois opposé à cet abus
sans pouvoir le faire cesser. On avait même procédé en justice
devant le Parlement. Ayant obtenu confirmation de leur droit, les gens de
Crossac, au mépris des censures de l'Eglise, continuaient à se faire
inhumer dans le chœur ou la nef selon ce que demandait la fabrique, car tout n'était pas
désintéressé dans cette affaire.
La mission lancée,
Montfort explique avec véhémence que le temple de Dieu ne peut abriter que les
reliques des saints ou des martyrs. Puis, rassemblant les notables, il leur
demande de renoncer au privilège qui leur avait été reconnu. Cet accord obtenu, il passe à l'action : il fait paver
et orner l'église, nettoyer et enclore le cimetière dans lequel
le bétail venait paître. Et dans l'ambiance fraternelle créée par
ces tâches désintéressées, il lui est plus facile d'éteindre
les inimitiés, d'arranger les querelles et les procès, de faire restituer à
chacun son dû, et d'amener les âmes à se décharger des fardeaux
d'injustices qui leur étaient toute joie de vivre.
Aussi ce fut une fête
inoubliable, lorsque, dans un temple restauré, les
ministres et les autels étant parés d'ornements neufs, la prière de
tous put monter solennellement vers le Seigneur au milieu des hymnes
et des cantiques.
XII - L'Épopée d'un Calvaire
En tout ce qu'il
entreprend, Montfort ne vise qu'à établir le royaume de Dieu dans le monde.
Lorsque sa parole de feu, jaillissant directement de sa prière et de sa
pénitence, a ramené les âmes à l'Evangile, une grande sollicitude le tourmente
encore, celle d'assurer leur fidélité chrétienne. Il ne se contente pas d'un
enthousiasme passager, si sincère soit-il, il veut faire œuvre qui dure.
Or il sait que les
hommes sont faibles et les foules moutonnières. Pour leur faire vivre leur foi,
il faut les ancrer aux mystères du Salut et leur faire pratiquer ensemble la
piété et la charité. C'est pourquoi, dans toutes les paroisses, il institue des
associations, des confréries et des œuvres qui encadrent l'existence et
l'orientent vers la Vie éternelle.
Parmi les souvenirs de
mission qu'il laisse derrière lui, il y a toujours Marie et la Croix : un autel
à la Vierge devant laquelle on continuera de réciter le rosaire en commun, et
un Calvaire à la croisée des chemins où tout le monde passe, pour rappeler à
chacun le mystère d'amour de la Rédemption. Toute son œuvre de missionnaire,
c'est de planter la croix dans les cœurs et sur la terre des hommes.
A cette croix, notre
unique espérance, il rêve même de faire un triomphe, en la plantant dans un
site grandiose et en lui amenant l'hommage des foules. Au sommet du Mont
Valérien, il a vu un grand calvaire dominant Paris : cette vision le suit
partout où il va. Un moment, il a cru pouvoir le réaliser à Montfort, au cœur
de son pays natal...
Or voici qu'au cours de
ses missions autour de Pontchâteau, elle s'impose à lui si impérieusement qu'il
se lance dans l'aventure.
«
Faisons an Calvaire ici ! »
Au cours de 1709-1710,
les missions se succèdent à Besné, la Chapelle-des-Marais, Missillac,
Herbignac, Camoël, Assérac, autour des marais de la Grande Brière. Montfort y
déploie toutes les ressources de son zèle. « C'est un saint tout vivant,
s'exclament les gens, et jamais on n'a entendu parler comme- cet homme ! » Un
excellent prêtre nantais ayant le titre de missionnaire apostolique, lui aussi,
est son intime collaborateur : son témoignage nous servira de guide dans ce
récit.
On est à l'époque où la
chrétienté vient de subir les ultimes assauts des Turcs qui sont déjà maîtres
de la Terre Sainte. Dans cette actualité, l'érection du calvaire de Pontchâteau
va prendre les allures d'une croisade :
« Hélas ! le
Turc retient le saint Calvaire
Où
Jésus-Christ est mort.
Il faut,
chrétiens, chez nous-mêmes le faire
Faisons un
calvaire ici, faisons un calvaire ! »
En sillonnant le pays,
Montfort en avait choisi le site : un mamelon dominant la lande de la Madeleine
et d'où l'on découvre jusqu'à trente clochers dans la plaine brumeuse des
marais, et au-delà, sur la côte océane qui descend vers Saint-Nazaire.
Un jour, aux gens de
Pontchâteau qui sont dociles et portés à la piété, il confie son rêve. Accepté
d'enthousiasme ! On se rend sur le terrain, près de la chapelle Sainte-Reine,
et déjà les bêches grattent la terre. Mais on ne tarde pas à se transporter sur
une autre butte qui semble préférable. Or pendant que les ouvriers piochent,
Montfort remarque le va-et-vient de deux colombes qui, après avoir becqueté la
terre fraîchement remuée, s'envolent au loin, toujours dans la même direction.
Intrigué, il les suit et il constate qu'elles ont déjà accumulé toute une «
huchée de terre » sur le point le plus élevé de la lande, non loin de la forêt.
« Remerciez Dieu, mes
enfants, dit-il. Je lui avais demandé dans quel site bâtir. Et voici sa réponse
!» Et à l'endroit même, il traça trois cercles concentriques : sur le premier
s'élèvera la colline du Calvaire avec les déblais qu'on va obtenir en creusant
un fossé large et profond entre le deuxième et le troisième cercle.
« Oui, faisons un
Calvaire ici ! » s'écrie l'équipe, après le missionnaire. Et ces mots vont
devenir le refrain d'un long cantique que, pendant des mois, les ouvriers ne
vont plus cesser de chanter. Le lieu était à peine choisi que les Anciens se
mirent à rappeler un fait prodigieux qui s'était produit au même endroit, il y
a trente-six ans, l'année même de la naissance de l'homme de Dieu. Des croix
lumineuses étaient apparues dans le ciel, environnées d'une nuée de blancs
étendards, et au même moment, un formidable roulement de tonnerre ayant affolé
les troupeaux qui paissaient sur la lande et les ayant chassés vers leurs étables,
des milliers de voix célestes s'étaient fait entendre dans les airs...
Il n'y a plus à douter !
Dieu lui-même veut ce Calvaire ! Et dans l'enthousiasme on se mit à piocher
ferme...
Croisade
sur la lande
C'est dans une
perspective de chrétienté et à la hauteur d'une croisade que Montfort élève les
regards de ceux qui viennent travailler au grand œuvre. Il compose un cantique
pour rappeler cet idéal à tous ceux qui creusent la terre ou qui portent les
lourdes hottes de déblais sur la colline.
« Travaillons
tous à ce divin ouvrage,
Dieu nous
bénira tous,
Grands et
petits, de tout sexe et tout âge,
Faisons un
Calvaire à Dieu, faisons un Calvaire ! »
Oui, tous savent qu'ils
vont implanter sur le sol de leurs pères le Calvaire où Jésus mourut, le Golgotha
dominé par la silhouette des trois croix : celle du Sauveur qui sera peinte en
rouge, celle du bon larron, en vert et celle du mauvais, en noir. Et Montfort
de répéter devant tous ses auditoires comment vont se dérouler les travaux.
Des douves que l'on
creuse on va sortir les milliers de hottes de terre qui serviront à exhausser
la sainte montagne. Tout autour, sur le chemin de ronde, on plantera un Rosaire
végétal, cent cinquante sapins, coupés en dizaines par quinze cyprès.
Lentement, à leur ombre, et redisant Y Ave, on montera vers la Croix, non sans
faire halte, de temps à autre, devant quelque chapelle commémorant un mystère
de Jésus et de Marie. C'est toute la spiritualité de ses missions que l'apôtre
demande à des paysans d'écrire là, sous une forme monumentale. « A Jésus par
Marie ! »
Comme la flamme court à
travers la bruyère, l'appel à la Croix gagne toute la région. Et pendant que
les travaux continuent, Montfort ne cesse de l'attiser par ses prédications. Le
chantier n'est-il pas lui-même une mission continuelle, une œuvre de prière et
de pénitence ? Les bruits des outils et le roulement des chariots ne sont
accompagnés que de la récitation des Ave et du chant des cantiques. Dans une
fraternité touchante, paysans et châtelains, nobles dames et simples bergères,
affouillent le sol jusqu'à s'ensanglanter les mains, et portent en ahanant les
lourdes hottes sur les sentiers en pente. « J'ai vu tirer du fond des douves,
dit un témoin, des pierres qui pesaient jusqu'à deux pipes de vin, seulement
avec une ou deux cordes, et quatre hommes avoir beaucoup de peine à charger une
pierre sur la hotte d'une fille de 18 ans qui la porta avec joie sur la
montagne. »
Les travailleurs ne
cessent d'affluer. Chaque jour, il y en a plusieurs centaines venant de plus en
plus loin, de Vendée, de Bretagne, de Normandie et jusque de Flandre et
d'Espagne. Beaucoup de pauvres aussi auxquels la nourriture est assurée par les
fermiers des alentours.
Et c'est ainsi que, de
mai 1709 à septembre 1710, les foules vont se relayer au grand chantier ouvert
par l'homme de Dieu. Elles y travaillent religieusement, et le plus souvent en
son absence. Tout juste y fait-il de courtes apparitions ou y envoie-t-il M.
Ollivier ou le F. Mathurin pour y relancer la prière et les chants. Quand il
venait, le soir, il sonnait la fin des travaux avec une conque marine, et pour
tout salaire, il rassemblait tout le monde autour d'une petite grotte, en terre
rapportée, dans laquelle on pouvait voir les figures du Christ, de la Vierge,
de saint Jean, de sainte Marie-Madeleine et des deux larrons, à la lueur d'une
lampe. Alors, après une exhortation du saint prêtre, « ils rendaient leurs
devoirs au Crucifix, en lui offrant avec une piété naïve leurs peines et leurs
sueurs ».
C'était bien la Croisade
où chacun, soulevé par sa foi, ne songeait qu'au triomphe de la Croix du
Sauveur.
«
Qu'en ce lieu Von verra des merveilles... »
Le Calvaire est déjà une
entreprise prodigieuse par elle-même. Sa réalisation fut, plus encore, une
suite de faits merveilleux. On compta jusqu'à cent paires de bœufs, le même
jour, sur la lande, et l'ingéniosité de ces ouvriers improvisés fut souvent
soumise à lourde épreuve. Le courage et la foi triomphèrent avec l'aide de
Dieu, et quand il le fallut, le miracle !
Montfort habitua presque
son monde à vivre dans le merveilleux. C'est la charrette brisée qui se recolle
au seul contact de sa main, le rocher trop lourd qui se trouve hissé à sa place
au premier effort, les vivres, surtout, qui arrivent à point nommé et qui ne manquent
jamais.
Les gens de la région
venaient, en général, avec leurs outils et leur nourriture. Mais il y avait la
légion des étrangers et des mendiants qui erraient nombreux au cours de cette
année de disette. Pour tous, il y avait du travail et, pour tous aussi, de quoi
manger. Le Missionnaire allait lui-même quêter pour eux, dans les villages, le
pain qu'il distribuait ensuite près d'une fontaine où chacun pouvait boire à
discrétion.
Si, dans les premiers
temps, les fermiers donnaient facilement, ils devinrent, peu à peu, hésitants
et réticents en voyant se vider leurs greniers. Une fois, celui des Métairies,
voyant le P. de Montfort venir de loin, courut se cacher dans son étable. « Je
vois le bon Père qui vient avec sa besace, dit-il aux siens. Je ne voudrais
rien lui refuser, mais nos réserves s'épuisent... Vous lui direz que je suis
parti pour longtemps... — Ah ! bon Père, vous tombez mal, s'écrie la femme, à
la vue de l'homme de Dieu ; notre homme vient de partir et il ne rentrera pas
de sitôt ! » Mais Montfort l'interrompt : « Pourquoi essayer de me tromper ? De
la fontaine, je l'ai entendu vous dire : Je vais me cacher dans la crèche aux
bœufs. »
Rougissante, la pauvre
femme tente de s'expliquer quand le fermier, tout penaud, se présente : « Je
vois qu'il n'y a pas de secret pour vous, mon Père, dit-il. Tant que j'aurai du
pain, je le partagerai avec vos pauvres ! — Ayez confiance, mon ami, le pain
que vous donnerez ne fera pas diminuer le blé de vos greniers, et Dieu vous
bénira, vous et vos enfants. » A partir de ce jour, le fermier donna sans
s'appauvrir et sa famille connut une enviable prospérités.
Ce fut aussi l'histoire
de Jeanne Guigan, une sainte veuve, qui n'avait jamais rien refusé au P. de
Montfort, et qui fut bien ennuyée lorsqu'elle le vit venir un jour où il n'y
avait même plus, sur la table, la provision de la journée... Pour ne pas le
renvoyer les mains vides, elle court à la huche pour voir s'il n'y a pas encore
du pain. Surprise ! La huche est pleine d'une fournée toute fraîche. Toute
émue, elle conte son affaire au Missionnaire et se met à sa disposition pour
prendre en charge désormais ses indigents.
En ménagère diligente et
charitable, elle eut à nourrir les ouvriers sans provisions, les mendiants qui
rôdent et les visiteurs de passage. Et elle mêla tellement bien ses intérêts à
ceux de la Providence qu'elle ne connut jamais la faillite. A certains jours,
elle taillait dans la miche jusqu'à en être lasse, sans que celle-ci diminue ;
elle pouvait remplir les écuelles de tous les pauvres qui se présentaient, sans
voir le fond de sa marmite. Cela dura tout le temps où l'on travailla pour le
Calvaire. C'était à en rendre jalouses ses voisines. Mais vint le jour où tout
cessa : « Maintenant, dirent-elles, c'est chez Jeanne Guigan, comme chez les
autres. »
«
Nous avons le Calvaire chez nous ! »
Depuis quinze mois, plus
de 20.000 travailleurs ont peiné sur la lande. La colline a été surélevée de
plus de 20 mètres, et les trois croix se dressent sur la plate-forme qui la
domine, en plein ciel... Les personnages témoins de la mort du Christ, Marie,
Jean, Madeleine, sont là aussi... Et de 20 lieues à la ronde on peut voir
dominant l'horizon le groupe le plus tragique de l'histoire humaine.
Dans sa foi, cet humble
peuple a voulu faire cette magnifique ostension du mystère de la Croix et en
transmettre aux âges à venir un monument grandiose. L'âme des croisés et des
bâtisseurs de cathédrales s'affirme là avec son Credo et sa ferveur.
Que le pèlerin entre
dans l'enceinte de ces murailles et chemine par l'allée montant en spirale de
la terrasse inférieure à la plateforme supérieure, et c'est l'histoire de notre
salut qui se déroule sous ses yeux. A droite et à gauche, sont représentés le
Jardin de l'Eden où pécha le premier homme, et l'autre Jardin, celui de
Gethsémani où le nouvel Adam expia tous les péchés du monde en versant des
larmes de sang.
Tout autour des douves,
la brise chante dans le Rosaire de sapins et de cyprès, tandis que sur quinze
piliers, là-haut, une autre chaîne aux grains énormes et colorés forme autour
des croix une gracieuse couronne en festons. Et, le long du sentier qui
contourne la colline, quinze chapelles précédées d'un parterre de rosiers,
représentent les scènes des mystères. Enfin, sur un côté de l'entrée, se dresse
la figure du serpent d'airain que les Hébreux, dans le désert, n'avaient qu'à
regarder avec foi pour être guéris ; et sur l'autre, l’Ecce Homo, l'Homme des douleurs qui nous sauve de nos péchés.
De partout, au cours de
l'été 1710, les visiteurs accourent, attirés par la curiosité ou mus par la foi
et la renommée du thaumaturge dont tout le monde parle ! Quand il est là,
Montfort les accueille lui-même et transforme ces visites en pèlerinage : après
avoir expliqué son intention, il fait réciter le Rosaire et chanter des
cantiques en l'honneur de la Croix. Et la plupart s'en retournent,
enthousiasmés, fredonnant les bribes de strophes qui restent dans leurs
mémoires :
« Chers
Amis, tressaillons d'allégresse,
Nous avons
le Calvaire chez nous ! »
L'exaltation
de la Sainte Croix...
De Nantes à Rennes, on
parle du Calvaire de Pontchâteau. Les foules sont prêtes à accourir au premier
signe pour la bénédiction. Avec l'autorisation de l'Evêque de Nantes, Montfort
en fixe la date au 14 septembre, fête de l'Exaltation de la Sainte Croix. Dès
que la nouvelle en fut connue, en Vendée et en Bretagne, dans les diocèses de
Vannes, de Rennes et de Saint-Malo, ainsi que dans les paroisses du diocèse de
Nantes, ce fut un ébranlement général.
Dès les premiers jours
de septembre, les pèlerins arrivaient et s'entassaient à Pontchâteau et dans
les paroisses voisines. « La joie était universelle et la piété se promettait
un beau jour », dit un contemporain. Même la famille Grignion, le vieux père en
tête, était accourue de Rennes pour assister à cette solennité à laquelle on
comptait rassembler plus de 20.000 personnes.
Quant à Montfort, il se
démenait pour tout mettre au point, les offices, la procession pour laquelle un
circuit, des prières, des cantiques et des acclamations étaient prévues, et la
prédication qui devait être assurée aux quatre coins du monument par quatre
orateurs de renom...
Or, à ce moment où tout
est prêt pour la grandiose cérémonie qui devait le payer de tant de peine, le
13 septembre, à 4 heures de l'après-midi, un recteur se présente au nom de Mgr
l'Evêque de Nantes, pour lui signifier que la bénédiction du Calvaire est
interdite. C'est un coup de foudre ! Et l'humiliation la plus inattendue ! Sans
se plaindre ni protester, il part, le soir même, à pied, pour Nantes, en vue
d'essayer d'obtenir que Monseigneur revienne sur sa décision.
Le jour venu, la fête se
déroula autour du Calvaire, selon le programme prévu. Sauf la bénédiction dont
tout le monde se demandait pourquoi elle n'avait pas lieu. Et ce fut une journée
splendide au cours de laquelle les acclamations à la Croix du Sauveur ne
cessèrent de retentir, une véritable Exaltation de la Sainte Croix.
Seul manquait le
Missionnaire, alors que tout le monde parlait de lui. Le vieux père Grignion,
ravi de tout ce qu'il entendait dire de son aîné, était maintenant écrasé de
l'affront qui lui était fait. « Se trouvant à souper, dit Blain, dans une
nombreuse assemblée de religieux, d'ecclésiastiques et d'autres personnes de
mérite qui le consolaient, il se plaisait à leur faire l'éloge d'un fils qui,
disait-il, ne lui avait jamais fait de peine. »
Pourtant ce fils était
sur la croix au moment même où se réalisait le grand rêve qu'il avait conçu
pour l'exalter. Le matin, il s'était présenté au palais épiscopal pour s'entendre
redire, d'une manière énigmatique et froide, que sur l'ordre du Roi, le
Calvaire non seulement ne serait pas bénit, mais devait être démoli.
« Pour lui, dit Blain,
les jours de croix étaient des jours de fête. Ainsi, il porta, avec sa douceur
et sa patience ordinaires, l'outrage public qu'on lui faisait. Et trouvant, sur
son Calvaire, une Croix qu'il n'y avait pas attendue, il ne pensa plus qu'à s'y
laisser attacher comme son divin Maître, content de souffrir et de se taire. »
XIII - Le triomphe de la Croix
Pendant des mois, nous
venons d'entendre chanter autour du Calvaire de Pontchâteau :
« Oh ! que
de gens y viendront en voyage,
Que de
processions,
Pour voir
Jésus et pour lui rendre hommage ! »
Ce monument est-il un
rêve présomptueux ou une vision de prophète ? Pour le moment, il est une
station d'un chemin de croix qui continue. Montfort a tellement voulu
s'identifier avec Jésus crucifié que la Providence, à chaque étape, le charge
d'une nouvelle épreuve. Mais la Croix mène à la gloire de la Résurrection...
Loin de se laisser
écraser par sa chute d'un moment, le saint Missionnaire va repartir avec une
espérance renouvelée. Déjà, la terre remuée sous sa bénédiction a fait des
prodiges, au loin, là où les pèlerins l'ont emportée... Le doigt de Dieu est là
! En dépit de la conspiration des nommes, son œuvre ne périra pas.
La
vengeance d'un subalterne
C'est bien un ordre de
la Cour qui a dicté l'interdiction de Mgr Gilles de Beauveau, et non son manque
d'estime pour M. Grignion. Comment le Roi a-t-il été amené à intervenir en
cette affaire ? Par la vengeance et l'intrigue du Sénéchal du duc de Coislin,
Guischard de la Chauvelière, dont Montfort n'a sans doute pas assez ménagé la
susceptibilité.
Ayant à suivre les
affaires du duché, au nom de ses maîtres lointains, cet officier ne lui
pardonnait pas d'avoir fait badigeonner leurs armoiries dans l'église de
Campbon ou commencé un Calvaire sur la lande de la Madeleine sans lui en avoir
référé personnellement. Par ailleurs, en parcourant la région, il constatait
que la révolution morale opérée par les Missions contrariait nombre d'intérêts
locaux et risquait de tarir certains profits.
Ne pouvant rien du côté
de ses maîtres — l'Evêque de Metz, duc de Coislin, avait donné de loin à
Montfort toutes les autorisations requises — il résolut de perdre le
Missionnaire auprès du Gouverneur de Haute-Bretagne, M. de Châteaurenault, et
de l'Administration royale. Habilement, il insinua que les constructions,
grottes, douves du Calvaire, pouvaient devenir une forteresse dans laquelle les
Anglais trouveraient refuge, au cas où ils descendraient sur la côte.
Le soupçon une fois
lancé, devait suivre la filière administrative et fermenter dans les
imaginations des commis : on enquêterait, on ferait des rapports qui finiraient
par aboutir à Versailles. Ce qui eut lieu, en effet. Et c'est ainsi qu'un
pauvre prêtre allait devenir, à son insu, « un criminel d'Etat »...
Au moment même où
Monseigneur de Nantes interdisait à Montfort de bénir son Calvaire, il
intervenait à la Cour pour essayer de sauver au moins la croix du Christ et la
chapelle de sainte Madeleine, afin de ne pas mécontenter le peuple, disait-il.
Mais l'Administration avait ses dossiers, rien n'y fit. Les subalternes ont
reçu l'ordre de démolition qu'ils désiraient. Ils mettent tout leur zèle à
barrer la route aux interventions de M. Barrin et des familles nantaises
influentes qui tentent de le faire rapporter. « Grignion en mourra de douleur
», écrit l'intendant... Mais « tout doit être abattu »... Si on laisse quelques
murailles, « ce sera pour enfermer Grignion »...
La Croix qu'il prêche,
le Missionnaire doit en sentir tout le poids : la loi du monde rejoint ici,
pour lui, la loi de l'Evangile.
Montfort
sons la Croix...
De Nantes où personne ne
l'a écouté, Montfort revient à Pontchâteau, le lendemain de la fête, vers midi.
Une grande partie de la foule est encore là, inquiète du sort qui va être fait
au Calvaire, car les rumeurs les plus sacrilèges circulent. On questionne le
Missionnaire qui s'en remet humblement à la Providence après avoir une fois de
plus témoigné de la pureté de ses intentions et de la foi admirable des
populations qui l'ont aidé.
Que peut-il dire de plus
sinon que cette affaire le dépasse ? Tandis qu'il avait agi en pleine lumière,
d'autres ont manœuvré dans l'ombre, recommandant à tout moment « qu'on ne mette
pas leurs noms en avant ». Il espère encore dans l'action de ses amis, mais il
sent déjà que le vide se fait autour de lui...
Qu'importe sa personne
pourvu que la Croix règne et que l'Evangile soit annoncé ! Il avait promis
depuis longtemps une mission à Saint-Molf, il y court ! Il en était au
quatrième jour lorsque son plus intime compagnon, M. Olivier, rentre de Nantes,
avec une lettre de l'Evêque qui lui interdit de prêcher et de confesser dans le
diocèse. Et c'est le porteur de la lettre qui doit terminer la mission
commencée. Ainsi, pour ne pas affronter les disgrâces de la Cour, et pour faire
taire les criailleries jalouses d'ecclésiastiques « qui n'ont pas le dixième de
son talent, de sa science et de sa vertu », le chef du diocèse se débarrasse de
lui, sans ménagements.
Alors, sans défense
contre des suspicions obscures et accablé par l'abandon et l'ingratitude de ses
amis, Montfort pleura... M. Olivier qui vit couler ces larmes ajoute : « Ni
troublé, ni aigri, il se contenta de souffrir en silence. » Comme il s'agit
cependant de la possibilité de continuer son ministère, le voilà de nouveau sur
la route de Nantes où il va tenter de faire révoquer l'interdit.
Mais il ne fait qu'avancer
d'une station sur son chemin de croix : non seulement Monseigneur ne lui
concède rien, mais il lui lit la lettre de cachet par laquelle le Roi ordonne
de raser le Calvaire de Pontchâteau. Tombant à genoux, le saint prêtre s'écrie
: « Dieu soit béni ! Je n'ai jamais songé à ma gloire, mais à la sienne. J'espère
qu'il me recevra avec la même faveur que si j'avais réussi ! » Frappé par cette
radieuse humilité, l'Evêque ne pourra s'empêcher de dire à M. Barrin, son
Vicaire Général : « Ou M. de Montfort est un grand saint, ou il est le plus
insigne des hypocrites ! »
Jalousé, abandonné,
condamné, Montfort ne songe plus qu'à se jeter dans les bras du divin Crucifié.
Il va frapper à la porte des Jésuites pour y faire une longue retraite. Le P.
de Préfontaines qui l'accueille est au courant des bruits qui courent en ville
à son sujet. Il y a un mois à peine circulait dans Nantes une liste de plus de
cent cinquante miracles obtenus, par lui, à Pontchâteau. Aujourd'hui, le Roi,
l'Evêque, des ecclésiastiques influents, le rejettent...
En face de cet homme
qui, dans la plus grande sérénité, s'abandonne maintenant à la Providence, ce
Jésuite plein de finesse, habitué aux luttes des âmes, ne peut que tomber en
admiration : « A partir de ce jour, dira-t-il plus tard, je le regardai comme
un saint ! »
Et M. des Bastières qui
vient compatir à sa peine est tout surpris de rencontrer un homme gai et
content. « Vous êtes donc bien aise qu'on détruise votre Calvaire ? — Ni bien
aise ni fâché. Le Seigneur a permis que je l'aie fait faire ; il permet
aujourd'hui qu'il soit détruit. Que son saint nom soit béni ! Si la chose
dépendait de moi, il subsisterait autant que le monde ; mais, comme cela dépend
de Dieu, que sa sainte Volonté soit faite et non pas la mienne ! »
Dans la
Maison de la Providence
Mme Olivier, mère de son
collaborateur, avait mis à la disposition de Montfort, lors de son arrivée à
Nantes, une maison fort ancienne qui aurait été jadis un rendez-vous de chasse
à la lisière de la forêt. Il l'avait baptisée La Providence et en avait fait
comme une petite procure pour ses missions. Désormais sans ministère, il en
fait son refuge.
Dans une petite chapelle
contiguë, il dit sa messe et groupe quelques âmes ferventes pour la récitation
quotidienne du Rosaire. Elles forment bientôt le noyau d'une association sous
le patronage de Notre-Dame des Cœurs. Plus que jamais, cette dévotion est, pour
lui, le merveilleux secret pour aller à Jésus par Marie.
S'étant assimilé ce
qu'en ont écrit le Bx Alain de la Roche et le P. Antonin Thomas, dans le Rosier
Mystique, il en adapte la substance, sous les 53 roses d'un chapelet, dans le
Secret du Très Saint Rosaire. Et, au cours de l'automne, le 10 novembre 1710,
il s'engage dans le Tiers-Ordre des Dominicains dont il fréquente assidûment le
couvent.
Plus que jamais, il
goûte les fruits spirituels des Mystères de Jésus et de Marie, et fait du
Rosaire son arme de choix pour convertir ou renouveler les âmes. Il le prêche
aux âmes religieuses et notamment à la Visitation, proche de Saint-Clément, où
on ne l'a pas perdu de vue depuis son court séjour à Nantes, en 1701. Une
religieuse éminente qui mourra en 1725 sera renouvelée dans sa dévotion à la
Sainte Vierge et dans la connaissance d'elle-même, par les lumières que lui
apporta Montfort.
Il y a aussi
l'Association des Amis de la Croix qu'il a fondée sur la paroisse de
Saint-Similien, à laquelle il infuse une nouvelle ardeur. N'est-ce pas sa grâce
à lui de faire aimer cette Croix au moment où, vidant la coupe jusqu'à la lie,
il en a reçu les énergies divines ? Ne parle-t-il pas d'expérience quand il
demande à ses dirigés de voir toujours dans les épreuves quotidiennes de «
délicats morceaux de Paradis » ?
Enfin, et plus que
jamais, il est la Providence des pauvres dans ces quartiers de périphérie où se
fixe la misère. Il ramasse dans la rue ou arrache à leurs taudis des loques
humaines et en remplit sa maison, sa chambre, son lit. Et comme d'habitude, son
exemple ne tarde pas à être contagieux : deux vertueuses sœurs, Elisabeth et
Marie Dauvaise, acceptent de leur consacrer charitablement toutes leurs
journées. En sorte que la Maison de la Providence devient, en quelques
semaines, l'Hospice des Incurables, et la cour Catuit sur laquelle elle ouvre,
une cour des miracles.
La charité du saint Missionnaire
se survivra dans cette œuvre : c'est à elle qu'il léguera par testament les
statues et la croix du Calvaire de Pontchâteau, qu'un de ses Frères doit y
apporter en 1712, non sans peine, en attendant le jour où le Seigneur lui
rendra justice.
Prouesse
de charité sur la Loire
L'hiver de 1710 fut
aussi pluvieux que celui de 1709 avait été rigoureux. Aussi la Loire, dont les
bras, au lit incertain, entouraient le faubourg de Biesse, finit-elle par tout
submerger. Et un matin de janvier, une crue soudaine ayant surpris les
habitants, on ne voyait plus que les toits des maisons au-dessus du cours
tumultueux des eaux.
Ces pauvres gens
s'étaient réfugiés dans leurs greniers avec ce qu'ils avaient pu sauver de leur
ménage. Mais ils y demeuraient sans vivres, et appelaient à l'aide. Une foule,
massée sur les quais, contemplait, impuissante, cette situation désespérée. On
y parlait haut pour dominer la rumeur du fleuve, mais personne n'osait rien
entreprendre.
De la rue des
Hauts-Pavés, Montfort est accouru, lui aussi, cherchant quelque misère à
secourir. Il questionne les passeurs qui sont là près de leurs barques
amarrées, mais tous, quand il leur demande d'intervenir, secouent tristement la
tête. Qui pourrait se risquer sur ces flots emballés qui s'entrechoquent et
tournoient en remous dangereux ? Il leur crie : « Mettez en Dieu votre
confiance ! Je vous affirme que vous ne mourrez pas ! J'irai avec vous ! »
Enfin, un matelot qui
vient de faire un transport de Donges à Nantes se laisse gagner par l'intrépide
assurance du prêtre. Et d'autres, un à un, se décident à partir avec lui. «
Qu'on remplisse les barques de vivres », dit Montfort à la foule qui alors ne
se tient plus de générosité.
Et la petite flottille
de la charité se lance sur le fleuve, louvoyant dans les courants et
contournant les passages périlleux. On réussit à gagner les maisons le long
desquelles on accoste presque à la hauteur des toits. Par les lucarnes qui
s'ouvrent on distribue pains, galettes et viandes salées. Et le Père lance aux
familles en larmes des paroles de confiance et de courage...
Là-bas sur les quais, la
foule regarde les points noirs qui luttent dans la houle. Quand tout ce qui
émerge a été visité on vire de bord... Il est encore plus difficile de couper
les courants que de les remonter. Mais le sang-froid et les bonnes paroles du
Missionnaire décuplent les énergies des bateliers. Et c'est au milieu des
ovations qu'ils finissent tous par accoster le quai de départ.
En descendant du bateau
qui, le premier, avait accepté de porter secours aux familles inondées,
Montfort le bénit et promit au matelot qu'à l'avenir il n'aurait jamais
d'accident. De fait, a raconté son arrière-petite-fille, ce bateau a, pendant
plus d'un siècle, assuré le passage des voyageurs entre Donges et Paimbœuf, sur
la Loire qui est déjà, à cet endroit, un bras de mer de plus de 12 kilomètres,
et sans qu'il lui soit arrivé aucun malheur. Les riverains, confiants dans la
bénédiction qui le protégeait, demandèrent que cette barque fût conservée le
plus longtemps possible. Quand des réparations devenaient urgentes, on se
gardait bien d'enlever les planches vermoulues, on les enchâssait comme des
reliques dans des planches neuves.
La
destinée du Calvaire
Pendant que Montfort
exerce sa charité, de toutes manières, dans la bonne ville de Nantes, ses
ennemis ne désarment pas. L'ordre du Roi doit s'exécuter. Le Lieutenant-Général
de Nantes se dérobe au rôle odieux de fossoyeur de calvaire. C'est le
Commandant de la Milice de Pontchâteau, M. de Lespinasse, qui doit s'en
charger.
Il réquisitionne quatre
à cinq cents hommes des paroisses voisines sans leur dire à quelle tâche on
allait les appliquer. « Quand ils virent qu'il s'agissait de détruire le
Calvaire, la force les abandonna », dit M. Olivier. C'était une profanation
qu'on leur demandait. Aussi, tombant à genoux, ils faisaient réparation à leur
Sauveur de l'outrage qu'on voulait leur imposer de faire à la Croix. Et le
Commandant eut beau crier et menacer, ils croisèrent obstinément les bras
pendant deux jours sous les huées des miliciens.
Exaspéré, ce chef sans
honneur s'avisa alors de faire tomber la grande Croix en la sciant au pied
comme un arbre dans la forêt. Devant cette détermination tous ces braves gens
l'entourèrent, et pour que le beau Christ du P. de Montfort ne soit pas brisé,
se proposèrent de le descendre eux-mêmes. Et sous les yeux d'une foule navrée
et humiliée, d'où montaient des sanglots, ce fut comme une nouvelle descente de
Croix.
Une procession
douloureuse se forma pour accompagner les statues jusqu'à la maison d'un prêtre
de Pontchâteau, M. la Carrière, d'où le P. de Montfort les fera venir à Nantes,
en attendant, lui écrivait-il, « qu'elles retournent avec plus de gloire au
Calvaire ».
Durant trois mois encore
on força les ouvriers à combler les fossés. Mais « alors qu'ils avaient des
bras de fer pour édifier, ils n'avaient plus que des bras de laine pour détruire
», dit M. Olivier. Si bien qu'on finit par abandonner les terrassements,
laissant à demi-ruinée la fameuse forteresse qu'on avait présentée à la Cour
comme un danger public.
Les rêves des saints
résistent mieux au temps que la politique des rois. Quarante ans après la mort
de Montfort, lors d'une mission prêchée à Pontchâteau par ses successeurs, la
colline à moitié renversée vit revenir des ouvriers qui, de nouveau, y
plantèrent trois croix. Non sans réveiller les mêmes calomnies et les mêmes
susceptibilités administratives, d'ailleurs. Il fallut cette fois se contenter
d'une bénédiction sans solennité...
Puis vinrent les sombres
années de la Révolution, avec ses incendies, ses massacres et ses ruines.
Enfin, ce fut l'ère des restaurations : les arrière-petit-fils des fidèles du
P. de Montfort recommencèrent. Au cours du xix" siècle, les travaux, les
pèlerinages et les manifestations catholiques achevèrent de réaliser ce
triomphe de la Croix que le saint Missionnaire avait chanté et annoncé. Et la lande,
de la Madeleine est devenue une Terre Sainte où le peuple chrétien ne cesse
plus de chanter :
« Vive Jésus ! Vive sa
Croix ! »
XIV - L'Apôtre de La Rochelle
Quand Montfort vit qu'il
n'y avait rien à espérer pour son Calvaire, il se décida à quitter Nantes. M.
Barrin, dont l'amitié lui demeurait toujours fidèle, s'entremit pour lui faire
ouvrir les portes des diocèses de Luçon et de La Rochelle. Luçon avait pour
évêque Mgr de Lescure, et La Rochelle, Mgr de Champflour : tous deux, anciens
élèves des Jésuites et de Saint-Sulpice, étaient fortement opposés au double
courant janséniste et gallican qui divisait alors l'Eglise de France.
Le diocèse de La
Rochelle, récemment fondé en 1648, en remplacement de celui de Maillezais,
était fort étendu : il comprenait, avec l'Aunis et l'île de Ré, le Haut-Bocage
vendéen, une bonne partie du Bressuirais et du Choletais. Tandis que l'évêché
de Luçon, détaché de celui de Poitiers depuis 1317 et formé des régions
côtières de Luçon à Beauvoir ainsi que de la partie du Bocage allant jusqu'à
Pouzauges et à Montaigu, couvrait à peine les deux tiers de la Vendée actuelle.
Appelé par les deux
évêques qui vont être désormais ses meilleurs protecteurs, Montfort prend la
route de La Rochelle où l'attendent de durs combats. Avec le F. Mathurin,
suivons-le priant et chantant la Vierge Marie.
Un
excellent Carême à La Garnache
Première étape, La
Garnache, bonne paroisse conduite par un saint curé, M. Dorion. Celui-ci avait
demandé une mission : elle commence avec le Carême. Bien préparée par son
pasteur, la population
répond spontanément et
avec ferveur aux appels de notre Saint qui commence par solliciter d'elle une
charité exigeante et quotidienne. Chaque famille doit prendre à sa charge un
pauvre pendant tout le temps des exercices.
Ainsi, le Missionnaire
évite de laisser accaparer par les miséreux un temps qui lui est nécessaire
pour son ministère. Voulant cependant prêcher d'exemple, il reçoit, avec lui,
deux pauvres abandonnés, qu'il fait manger et qu'il entoure d'égards.
En sorte que rien ne
contraria l'œuvre de Dieu dans cette paroisse. Et, comme partout ailleurs, la
Vierge y joua un rôle merveilleux pour réaliser l'union des âmes. C'est auprès
d'Elle que Montfort prenait finalement ses inspirations. Ayant accepté d'aller
prendre un repas chaque jour avec le bon M. Dorion, il lui arriva, une fois,
d'être retenu par Elle. Le curé, sachant qu'avant midi le Père récitait son
office dans le jardin, envoya un enfant de chœur lui dire que la table était
servie. Tout ému, l'enfant ne tarda pas à revenir disant : « Je l'ai appelé, et
il ne m'a pas répondu... Il s'entretient avec une belle Dame qui est en l'air.
»
... Il y avait à La
Garnache une chapelle en ruines dédiée à saint Léonard. Avec l'autorisation de
l'Evêque, le Missionnaire décida les pieux paroissiens à la restaurer et à en
faire un beau sanctuaire en l'honneur de Notre-Dame de la Victoire. Il en fit
les plans, en commanda la statue et il promit de revenir pour en faire la
bénédiction.
De fait, deux ans plus
tard, revenant de l'Ile-d'Yeu, il repassera dans la paroisse et y prêchera la
Préparation à la mort d'une manière fort suggestive qui rappelait les mystères
du Moyen Age. Assis dans un fauteuil, et le crucifix à la main, il jouait le
rôle de moribond. A sa gauche, un autre prêtre faisait le démon, et un
troisième, à sa droite, le bon Ange. C'était le drame des derniers moments qui
se déroulait ainsi sous les yeux des fidèles. Résistant au démon qui veut le
détourner de Dieu, le»mourant lutte pour écouter les suggestions de son bon
Ange qui cherche à l'entraîner au Ciel. Une telle scène aurait pu facilement
verser dans le ridicule, mais Montfort y mettait un tel accent de foi et de
simplicité qu'il jetait les âmes devant le mystère de leur destinée et les
faisait changer de vie.
Ayant renouvelé la piété
de tous envers la Vierge, il procéda, le jour de l'Ascension, à l'inauguration
de la chapelle devant une foule si grande qu'il lui fallut prêcher dehors, et
si enthousiaste qu'elle ne semblait pas avoir conscience d'une pluie diluvienne
qui s'abattait sur elle à ce moment-là.
En route
vers La Rochelle
Montfort devait passer
par Saint-Hilaire-de-Loulay. Sa renommée avait amené le curé de cette paroisse
à lui demander les exercices de la mission. Il avait même fait à ses
paroissiens le plus vibrant éloge du Missionnaire. Mais c'était un pasteur
impulsif et versatile. Quelques personnes hostiles l'ayant circonvenu de leurs
préjugés et de leurs calomnies, il changea complètement de sentiments et il fit
tout ce qu'il put pour écarter de sa paroisse celui qu'il avait lui-même
invité.
De fait, quand la nuit
tombée, Montfort se présenta avec le F. Mathurin, harrassé d'une longue journée
de marche sous la pluie, c'est avec les propos les plus méprisants et les plus
insolents qu'il fut accueilli sur le seuil du presbytère. Sans se
décontenancer, il alla frapper à l'unique hôtellerie du bourg. Ce fut pour se
voir rebuté de la même manière. Il fallait reprendre la route tout transi et
chercher, çà et là, un refuge pour la nuit...
Une vieille femme croisa
alors les deux hommes et s'apitoya sur leur sort. A leur demande elle soupira :
« Je suis bien pauvre, mais j'ai encore un peu de pain pour vous faire une
bonne soupe, et une paillasse où dormir. » Et c'est ainsi qu'en songeant à
Bethléem, nos voyageurs acceptèrent l'hospitalité de cette humble paysanne. Le
lendemain matin, non sans l'avoir beaucoup édifiée, ils partaient pour Montaigu
où il y avait un couvent des Dames de Fontevrault. Ces bonnes religieuses
furent charmées de cette visite et en tirèrent le meilleur profit spirituel.
Sur la route, Montfort
priait et chantait avec le F. Mathurin, et chemin faisant, des rythmes
dansaient dans sa mémoire, qui allaient devenir de nouveaux cantiques. Comme il
n'avait aucun ministère en vue là où il allait, il posait aussi des questif ns
à la Providence. Mais il avançait confiant, sûr que des réponses lui
viendraient en temps opportun. Pour mieux entendre cette voix de Dieu, en
arrivant à Luçon, il se rendit au Séminaire dirigé par les Jésuites, et s'y mit
en retraite.
Un matin, après la
consécration, le bon Père entre en un colloque si intime avec le Christ qu'il
vient d'appeler dans l'hostie, que la messe semble arrêtée... L'assistant va et
vient autour de l'autel pour le rappeler à lui... Au bout de quelque temps, le
voyant absorbé et comme privé de sens, il perd patience et descend au
réfectoire où
tout le Séminaire est en
train de déjeuner. « Est-ce que Monsieur de Montfort vient seulement d'achever
sa messe ? », demande le Supérieur. « Point du tout ! Depuis une demi-heure
qu'il a consacré, il est tellement absorbé que je me demande s'il est encore
vivant... »
Un autre séminariste qui
achève son repas est envoyé à la chapelle avec mission de ramener à lui
l'officiant, fût-ce en tirant sur sa chasuble... Pareil fait ne pouvait manquer
de faire le tour du séminaire et des couvents de la petite ville ; et chacun de
répéter : « Nous avons un saint parmi nous ! »
Sa retraite finie,
Montfort crut bon d'aller offrir ses services à Mgr de Lescure qui se montra
très affable et très accueillant et l'invita même à prêcher le lendemain, 5'
dimanche après Pâques, dans la chaire de Richelieu. A partir de l'Evangile, il
exhorta ses auditeurs sur la prière et sur la dévotion au saint Rosaire. Ce
dernier sujet l'amena à évoquer comment saint Dominique convertit les
Albigeois. Or pendant qu'il rappelait les mœurs et les résistances de ces hérétiques,
il s'aperçut que, dans le chœur, quelques chanoines riaient sous cape...
Craignant d'avoir fait
quelque gaffe, Montfort, sitôt l'office achevé, demanda au doyen, M. Dupuy, ce
que signifiait le sourire malin des chanoines. « Vous auriez sans doute plus
ménagé les Albigeois si vous vous étiez souvenu que Mgr l'Evêque est d'Albi »,
lui répondit celui-ci. Mais Mgr de Lescure, à qui il alla présenter aussitôt
ses excuses, le tranquillisa par ce bon mot : « Monsieur de Montfort, d'une
mauvaise souche, il sort parfois de bons rejetons ! »
La confiance mutuelle ne
pouvait que gagner avec tant de simplicité. Aussi est-ce avec joie que le
Missionnaire promit de revenir dans le diocèse dès qu'il aurait donné
satisfaction à Mgr de La Rochelle vers qui il allait se rendre sans tarder...
L'affrontement
missionnaire
La Rochelle était un
milieu autrement ingrat que les campagnes bretonnes ou nantaises. Montfort
allait s'y trouver aux prises avec le dévergondage des mœurs et les astuces de
l'hérésie. Aussi voulut-il l'aborder dans le plus grand détachement
évangélique, à pied et sans un sou en poche...
Comme le soir est avancé
lorsqu'il entre dans la ville, il lui faut chercher une hôtellerie. A la
première où il frappe, on le fait attendre sur le seuil, puis le voyant sans
cheval, on le prie de passer outre.
Après beaucoup
d'insistance, dans une autre où il se présente, on finit par l'accepter. Mais
un tel accueil où seul l'intérêt entre en jeu rend le F. Mathurin plutôt
inquiet : « Père, dit-il, vous êtes sans argent ! Que vont dire ces gens,
demain, quand nous partirons ? — La Providence y pourvoira, mon Frère. Allons
dormir ! »
Quand, le lendemain
matin, l'hôtelier demanda douze sous pour la dépense, il fallut bien
s'expliquer. « Comme je n'ai pas d'argent, voulez-vous en gage cette canne, dit
Montfort. Je vous promets de vous défrayer bientôt. » La canne valait sans
doute plus de douze sols aux yeux du patron ; mais, plus encore, l'humilité du
pauvre donnait un droit sans limite sur les trésors de Dieu.
De fait, tout devait se
régler dans la journée. A la messe qu'il dit à l'hôpital assiste une pieuse
personne, MUe Prévost, qui conçoit une vive admiration pour ce prêtre inconnu.
Elle en parle à son confesseur, le P. Colluson, jésuite, professeur au Grand
Séminaire. Celui-ci le connaît de réputation et lui conseille de l'accueillir
dans sa maison, avec le F. Mathurin, et de parer à ses besoins matériels pendant
son ministère à La Rochelle... C'est ainsi que, le soir même, F. Mathurin
portait à l'hôtelier les douze sous qui lui étaient dus et dédouanait la canne
du Père.
Mgr de Champflour lui
confiant l'évangélisation de sa ville, Montfort entra aussitôt en action. Dans
la paroisse rurale de l'Houmeau, d'abord, puis dans la chapelle de l'hôpital.
Comme la foule accourue n'y pouvait tenir, les prédications se firent dans la
cour d'à côté. Prêcher en plein air, cela parut aux jansénisants, du
fanatisme, et aux calvinistes, une provocation. Dans cette ville, déjà si
divisée, les forces hostiles allaient redevenir agressives.
Les libertins
n'acceptent pas la condamnation publique de leurs vices dorés, ni les cantiques
moraliseurs qu'on fredonne à leurs oreilles, dans les rues et les salons. Un
soir, trois damoiseaux, fanfarons et désinvoltes, font irruption dans la
chapelle pour y braver et railler le prédicateur. Devinant leur intention
perverse celui-ci les apostrophe : « Ces trois messieurs qui viennent d'entrer
avec leurs perruques poudrées, leur crie-t-il, sont suscités par le démon pour
empêcher les fruits de la mission. Leur place n'est pas ici ! Qu'ils sortent ou
je descends de la chaire ! » Le désaveu de l'auditoire dégonfla leur
arrogance... Ils sortirent, mais en jurant de se venger...
Quelque temps plus tard,
en effet, ils montèrent un véritable guet-apens, en vue de l'occire. Par une
nuit noire, le Père se rendait avec M. des Bastières et F. Mathurin, chez Adam,
son sculpteur. Or, à l'entrée de la rue qui y conduisait tout droit, Montfort
dit : « Retour
nons ! Nous risquons de
nous égarer par ici ! » Et c'est par un long détour qu'il rejoignit enfin
l'atelier de l'artiste.
Pendant le retour, M.
des Bastières ne put s'empêcher de lui demander pourquoi il avait refusé de
s'engager dans la rue qui menait directement chez M. Adam. « Je ne puis vous
dire pourquoi, répondit-il. Au moment d'entrer dans cette rue, mon cœur est
devenu froid comme glace, et j'ai été comme cloué au sol. »
Or, le même M. des
Bastières eut le dernier mot de cette histoire, plus tard, lorsque revenant de
Nantes à La Rochelle, il fit route avec sept cavaliers qui, tous les soirs, « à
la dînée, ramenaient toujours M. de Montfort sur le tapis et en parlaient comme
du plus grand scélérat de l'univers »... A la « dernière couchée », au
Poiré-sur-Velluire, l'un d'eux, après avoir raconté comment ils avaient perdu
la face à l'hôpital Saint-Louis, ajouta ceci : « Nous avons cent fois, depuis,
cherché l'occasion de le rencontrer seul, à l'écart, pour lui régler son
compte... Un dimanche soir, qu'il allait chez Adam, le sculpteur, avec F.
Mathurin, nous l'avons attendu de 7 heures du soir à 11 heures, à un tournant
de rue, mais il n'y vint point... Nous lui aurions cassé la tête, s'il était
passé par là... Et le F. Mathurin, nous l'aurions envoyé au diable, avec son
maître. »
La
trouée apostolique
« Le monde vous haïra »,
avait dit Jésus à ses Apôtres. Cette hostilité, Montfort la sentait autour de
lui, jusque chez certains ecclésiastiques choqués par son zèle et par les
témoignages publics de dévotion qu'il demandait aux foules. Pour pouvoir
répondre aux accusations qu'on portait contre l'homme de Dieu, Mgr de
Champ-flour demanda à trois de ses chanoines d'assister à tous ses sermons. Ils
ne purent qu'en admirer la doctrine pure et la flamme évangé-lique. Aussi lui
confirma-t-il sa confiance en l'autorisant à lancer coup sur coup, trois
missions, dans la chapelle des Dominicains.
En choisissant ce lieu
il coupait court à toute querelle de clocher entre les paroisses et se
dégageait des influences qui lui auraient ôté sa liberté d'action. L'enjeu
était important. Il s'agissait de rendre aux catholiques la fierté et la
vitalité de leur foi, et même de faire une trouée dans la forteresse
calviniste, nulle part plus résistante en France qu'à La Rochelle.
Déjà, il avait
sensibilisé les esprits en faisant distribuer en ville un petit écrit clair et
percutant sous le titre : « Démonstration de la Foi ». Mais, dès que la mission
fut ouverte, il se garda de toute controverse : chacun sait que la polémique
n'a jamais converti personne. Bien plutôt, à l'exemple de saint Dominique, il
fit réciter le Rosaire, en toutes circonstances : « Je connais beaucoup de
pécheurs scandaleux, dira M. des Bastières, à qui il a inspiré cette
dévotion... qui sont parfaitement convertis, et dont la conduite est maintenant
exemplaire... »
Le saint Missionnaire
connaît d'expérience l'efficacité surnaturelle de la Prière à Marie. Il lui
suffit d'entremêler ses discours sur les grandes vérités d'allusions courtes et
vibrantes aux mystères du Rosaire, pour qu'en récitant leurs Ave, ses auditeurs
fondent en larmes et assaillent les confessionnaux. « Ne pleurez pas,
s'écriait-il, la voix mouillée de compassion, vous m'empêchez de parler... Or
il ne suffit pas que je touche vos cœurs, il faut aussi que j'éclaire vos
esprits. »
De vaillants
collaborateurs l'aidaient dans son rude ministère, et notamment plusieurs
Dominicains, le P. Colluson, jésuite, M. des Bastières et jusqu'à son propre
frère, Gabriel-François, qui venait de laisser sa cure bretonne pou» «
missionner » avec lui. Il y avait tant de retours à Dieu, en effet, que les
prêtres séculiers et réguliers pouvaient à peine suffire à entendre les
confessions. « Toute la ville de La Rochelle fut touchée, émue, presque
entièrement changée », note un historien du siècle.
Après les hommes, trois
mille femmes suivirent la mission à leur tour, dans un climat de piété intense.
Un chroniqueur explique ce succès par le fait « qu'il leur donnait la
permission de lui poser des questions » auxquelles il répondait d'une manière
claire et vigoureuse. Mais c'était pour en revenir à la prière intime et
prolongée, sans laquelle il ne peut y avoir de transformation des âmes. De
fait, la chose fut notée comme un prodige à La Rochelle, les femmes invitées à
garder un véritable recueillement durant les trois derniers jours de la
mission, ne parlèrent que par signes dans leurs maisons, même à leurs maris et
à leurs servantes.
Une longue et spectaculaire
procession féminine que les annales de la ville relatent avec complaisance, fut
la conclusion de cette mission. On y marchait en bel ordre, avec un cierge, un
long chapelet et l'acte de renouvellement des promesses du Baptême dans les
mains et chantant des cantiques accompagnés d'instruments de musique. Le
gouverneur, M. de Chamilly, était au balcon de son hôtel, admirant l'évolution
des groupes diversement vêtus ; il avait même consenti qu' « un piquet du
régiment des Angles et de la Lande, en habit de couleur marron clair, avec
culottes et bas rouges, fermât la marche ».
D'ailleurs, les
militaires, soldats et officiers, allaient avoir eux aussi leurs exercices
religieux, et ce fut merveille de les voir répondre, avec foi et piété, aux
appels du missionnaire. En se mêlant à eux familièrement dans les rues et en
les accueillant avec la plus grande bonté, il gagna leur cœur et transforma
leur vie. Beaucoup ne sachant pas écrire, il composa pour eux un cantique, le
Bon Soldat, en vue de graver dans leur mémoire ses conseils et même un
règlement de vie.
Le gouverneur,
enthousiasmé des résultats obtenus auprès de la garnison, voulut témoigner sa
satisfaction à M. de Montfort en l'invitant à sa table, et Mme de Chamilly, en
lui envoyant une jeune fille maure dont la voix était ravissante, pour chanter
des cantiques. Le Missionnaire fit bon accueil à ces concours qu'il n'avait pas
cherchés, mais qui favorisaient l'union de tous.
Sous les yeux des
Rochelais, ce fut enfin l'étonnante procession de tous ces soldats, marchant
pieds nus, un crucifix dans une main et un chapelet dans l'autre, derrière un
de leurs officiers portant l'étendard de la croix. « Tous chantaient les
litanies de la Sainte Vierge ; les chantres, d'espace en espace, entonnaient
ces mots : « Sainte Mère de Dieu, demandez pour nous », et le chœur répondait :
« L'amour de Dieu ». Et cette réponse se faisait d'un air si touchant, chacun
ayant les yeux sur son crucifix, que tous ceux qui étaient présents se
trouvèrent attendris devant ce spectacle. »
« In hoc
signo vinces ! »
Dans les foyers et les
milieux de La Rochelle, les missions de Montfort avaient produit un choc
extraordinaire. Non seulement les conversions, les réconciliations, les
restitutions s'étaient multipliées, mais aussi les abjurations des calvinistes.
L'une de ces dernières qui provoqua le plus d'étonnement fut celle de Mme de
Mailly, dame de qualité, très entourée du parti huguenot. Récemment de retour
d'Angleterre, elle se trouvait à La Rochelle au moment où le saint Missionnaire
y prêchait.
Inquiète au sujet de sa
foi, elle désirait le rencontrer. Une de ses amies catholiques lui en ménagea
discrètement la possibilité dans un village des environs. Avec beaucoup de tact
et de douceur Montfort exposa à Mme de Mailly la vérité catholique, et lui
suggéra de beaucoup prier la Sainte Vierge en récitant le Rosaire. Bientôt, la
grâce aidant, son âme se trouva dans la lumière et la paix. Désabusée de
l'erreur et des préjugés calvinistes, elle voulut faire ouvertement profession
de catholicisme. Et elle mena une vie pieuse et charitable jusqu’a sa mort, qui
survint à Paris, en 1749.
Se sentant entamés et
décimés, les protestants usèrent de tous les moyens pour ruiner la réputation
du missionnaire : insultes, calomnies, chansons, railleries, menaces... Un peu
partout on l'entendait traiter de baladin et d'extravagant, d'aventurier,
d'hypocrite, de fanatique... Mais le peuple, gagné par sa parole et sa vertu,
allait à lui de plus en plus comme à l'envoyé de Dieu.
Quant à lui, passionné
de ramener les âmes à Dieu, plus on l'attaquait, plus il se mortifiait et
priait pour ses ennemis. On l'entendait souvent s'écrier : « Pardonnez,
Seigneur, à ceux qui me persécutent et ne leur imputez pas ce qu'ils font
contre moi. Convertissez-les plutôt et punissez-moi à leur place ! »
Tant de douceur
évangélique ne pouvait que faire des miracles. Un seigneur avait beaucoup
contribué à démolir sa réputation : en l'entendant prêcher, un jour, il fut
soudain si troublé que, pour retrouver la paix de sa conscience, il alla lui
demander pardon et devint son ardent défenseur. Un autre, étant tombé malade,
crut devoir le faire venir pour réparer devant sa famille, toutes ses
calomnies, s'offrant même à en faire un acte public passé devant notaire.
D'autres, hélas ! s'endurcirent
dans la vengeance et en vinrent à mêler du poison au bouillon qui était préparé
pour le prédicateur après son sermon. Celui-ci l'avala et commença à en sentir
les effets. Il prit alors remède sur remède pour le neutraliser, mais il devait
en rester diminué pour le reste de sa vie. Loin de le décourager, cela ne fit
que stimuler son zèle. Il rêva même, après toutes ses missions, d'une grandiose
procession au cours de laquelle on planterait deux croix, l'une de pierre à la
Porte Dauphine, et l'autre de bois, à la porte Saint-Nicolas.
Sous un soleil de
gloire, une foule énorme accourue de la ville et des environs, fit ce jour-là
un véritable triomphe à la Croix. Et tandis que l'homme de Dieu prêchait pour
la dernière fois, une grande rumeur s'éleva dans l'auditoire pendant plus d'un
quart d'heure : « Miracle, miracle, criait-on... Nous voyons des croix en l'air
! » Cela fut attesté par plus de cent personnes dignes de foi à M. des
Bastières qui assistait lui-même à la fête. N'était-ce pas le signe que le
salut avait été apporté, pour beaucoup d'âmes, en cette ville ?
XV - Dans le Diocèse de Richelieu
Mgr de Lescure n'avait
pas perdu de vue le Missionnaire qui avait prêché dans sa cathédrale, l'année
précédente. Au moment où celui-ci quittait La Rochelle pour évangéliser
quelques paroisses des environs, il lui demanda de revenir dans son diocèse. Il
le priait notamment d'aller à l'Ile-d’yeu où la population, plutôt fruste et
d'humeur insulaire, ne jouissait que rarement des secours spirituels des missions.
L'Ile-d'Yeu, à 20 km en
mer, n'était pas d'accès difficile : des ports de La Rochelle, des Sables, de
Saint-Gilles, les marins y passaient souvent. Mais, à cette époque, la guerre
de Succession d'Espagne durait encore, et les côtes de l'Atlantique étaient
infestées de corsaires anglais qui cherchaient à faire de bonnes prises. Ceux
de Guernesey se relayaient aux sorties des ports de l'Ouest pour faire main
basse sur les bateaux et leur cargaison. Et les passeurs se racontaient entre
eux des aventures capables d'affoler même les plus audacieux.
On sait, par ailleurs,
que les calvinistes n'étaient pas sans collusion avec les protestants et les
pirates d'Angleterre. Dans le cas de Montfort qui venait d'entamer si
profondément leurs positions à La Rochelle, n'était-ce pas l'occasion de se
débarrasser de lui en l'envoyant dans les prisons d'Albion ?
Une
périlleuse traversée
Notre missionnaire
n'ignorait pas ces dangers. Mais une population attendait la Parole de Dieu, et
le Pasteur du diocèse le suppliait d'aller vers elle : cela suffisait pour
écarter toute tergiversation.
Ayant arrêté avec un
marin son passage vers l'île, il invita ses collaborateurs à venir s'embarquer,
avec lui, le jour convenu.
Or M. Clémençon, chez
qui il logeait, lui révéla qu'un guet-apens l'attendait au large. Les
calvinistes voyant dans cette traversée la bonne occasion de se venger qu'ils
cherchaient depuis longtemps, avaient négocié secrètement avec les corsaires
l'enlèvement des missionnaires. « Dans ces conditions, n'est-il pas imprudent
de prendre la mer ?» se demandaient les compagnons de l'homme de Dieu.
Quant à lui, il
n'hésitait pas. Aller aux âmes au péril de ses jours, n'était-ce pas une
aubaine ? Et d'invoquer l'audace des colons partis vers le Canada, ou l'exemple
des martyrs qui avaient risqué leur liberté ou leur vie pour porter la Bonne
Nouvelle aux païens...
« Sans doute, objectait
M. des Bastières, mais ici le danger est certain puisque nous sommes vendus aux
gens de Guernesey. Partir, c'est nous exposer à être pris et emmenés par les
corsaires... Nous ne pouvons courir ce risque !
— Votre peur est de la
pusillanimité, répliquait Montfort... Comment pouvez-vous consentir à être les
jouets des ennemis de Dieu qui ont inventé cette fourberie pour nous empêcher d'aller
vers des âmes qui se perdent... »
Après les renseignements
précis de M. Clémençon, et la disparition de tant de barques, ou leur retour à
la côte, vidée de leur cargaison, on ne peut parler de fourberie ou
d'épouvantail », ajoutait M. des Bastières.
« Si les missionnaires
et les apôtres avaient été aussi peureux que vous, ils ne seraient pas
maintenant couronnés dans le ciel !
Sans doute, finit par
dire M. des Bastières. Mais je ne me sens pas leur courage, ni le vôtre, en ce
moment... Soit ! embarquez-vous. Moi ! je ne vous suivrai pas ! J'irai vous
rejoindre par un autre chemin. »
M. de Montfort n'osa pas
se séparer de ses collaborateurs et bien lui en prit. Car la barque qu'il
devait prendre fut saisie en mer. Et les corsaires, dépités de ne pas y trouver
le groupe des missionnaires, dirent au patron : « Tant pis pour toi ! Si tu
nous les avais livrés, tu aurais eu la liberté et une récompense. Mais puisque
l'affaire est manquée, c'est toi qui va payer ; nous gardons ta barque et ta
cargaison... »
A cette nouvelle,
Montfort ne songea plus à s'embarquer à La Rochelle où il était trop connu. Il
partit pour les Sables où il y avait aussi des chaloupes qui assuraient la
traversée... Mais ce fut pour entendre les mêmes rumeurs dans le milieu des
marins : l'île est investie de corsaires, on ne peut risquer le passage sans se
faire prendre...
Force lui fut de se
rendre à Saint-Gilles où il trouva les matelots tout aussi pessimistes. Très
contrarié, il ne voyait plus que la solution de retourner à La Rochelle. Tandis
qu'il allait et venait, regardant l'île qui ressemblait à un vaisseau voguant,
au loin, sur la ligne d'horizon, il interpelle un marin en train d'aménager sa
chaloupe. Et il le supplie avec tant de véhémence en lui assurant la protection
d'en haut, que, de guerre lasse, il accepte de partir pour l'île, le lendemain
matin.
Bien avant le jour, la
barque avait gagné le large. Par malchance, les vents étaient contraires, et
les matelots ne progressaient qu'à force de rames... Soudain, l'un d'eux s'exclama
: « L'ennemi !... Nous sommes perdus !... » Deux points noirs, à l'horizon,
grossissaient de plus en plus : les corsaires avaient mis le cap sur
l'embarcation...
Se voyant déjà
emprisonnés, les matelots gémissaient et larmoyaient... Pour leur rendre courage,
Montfort entonna un cantique. Mais aucun n'avait le cœur à chanter... « Puisque
vous ne pouvez pas chanter, dit-il, récitons ensemble le chapelet ! » Et tous
de saluer avec confiance Celle qui est l'Etoile de la Mer..., pendant que les
yeux demeuraient fixés sur les bateaux ennemis dont on pouvait, de mieux en
mieux, détailler la silhouette...
Le chapelet achevé,
Montfort s'écrie joyeux : « Confiance, mes amis ! Notre Bonne Mère nous a
exaucés ! Nous sommes hors de danger ! — Comment, hors de danger ? protestent
les matelots. Ne voyez-vous pas les corsaires tout proches, et prêts à fondre
sur nous ! -— Ayez la foi ! Et ne craignez rien, reprit l'homme de Dieu. Les
vents vont tourner. »
Chacun vivait de cette
dernière lueur d'espérance quand, effectivement, on vit les deux navires virer
de bord et se perdre dans la brume... C'était le salut ! Un vibrant Magnificat
courut alors sur les flots... Un peu plus tard, on abordait à l'Ile dont la
population accourait déjà au-devant des envoyés de Dieu.
Mission
dans l'Ile-d'Yeu
On apprit vite comment
les Missionnaires avaient échappé aux corsaires. Il n'en fallait pas davantage
pour porter à son comble la sympathie de ces gens de mer. Leur empressement à
venir à la mission fut général. Le Curé, Pierre Ayraud, modèle du pasteur qui
ne vit que pour ses ouailles, en était consolé et ravi. Seul, le Gouverneur de
l'Ile se tint à l'écart. Mais son exemple ne semble pas avoir influencé la
population qui profita des exercices avec une sainte avidité.
Sous leur rude écorce,
ces « îlais » vivaient intimement soudés entre eux. Au premier appel, ils
accomplirent les œuvres de miséricorde qui leur étaient recommandées pour
attirer sur eux les bénédictions de Dieu. Pendant les deux mois de la mission,
ils pourvurent à l'entretien des pauvres. Une marmite fut alimentée
régulièrement par les dons de tous. Plusieurs femmes apprêtaient des repas qui
étaient distribués, chaque jour, à une heure marquée. Et pendant qu'ils
prenaient leur nourriture, les pauvres écoutaient une lecture sur les devoirs
de la religion et les moyens de se sanctifier. En sorte que leurs âmes s'en
trouvaient plus réconfortées encore que leurs corps.
En plusieurs points de
l'île, avait lieu la récitation du Rosaire. Et c'est avec une spontanéité
d'enfants que ces familles de matelots, si souvent affrontées aux périls de la
mer, prirent l'habitude de se blottir près de Marie, dans les trois chapelles
de Notre-Dame du Vœu, de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, et de Notre-Dame de
Bon-Secours.
Pour planter la croix,
on choisit un lieu élevé dominant le port et la mer, afin qu'elle apparut à
tous les yeux comme le signe du salut au milieu des tempêtes de la vie. On
raconte qu'une pierre énorme se trouvait là que personne ne pouvait déplacer :
Montfort ne fit qu'y mettre la main et elle roula jusqu'au bas de la falaise où
on la montre encore. Beaucoup d'autres faits prodigieux attribués à l'homme de
Dieu sont restés vivants dans la tradition locale. C'est dire à quelle
profondeur les âmes furent marquées par son passage dans l'île.
Pendant la mission, un
prêtre du continent, le curé de Sallertaine, étant venu supplier Montfort de se
rendre ensuite dans sa paroisse, cela lui fut promis pour l'Ascension. Sous les
fleurs et les bénédictions d'une population qu'il avait renouvelée dans sa foi,
Montfort quitta l'île, aux environs de Pâques 1712.
Pour tout repos, il se
rendit à Nantes où il visita discrètement plusieurs des œuvres qu'il y avait
fondées, notamment celle des Amis de la Croix, et reprit contact avec les âmes
d'élite qu'il y avait dirigées. C'est à l'une d'elles, pense-t-on, qu'il laissa
le texte du Secret de Marie, cette admirable brochure que, selon Grandet, il
aurait écrit d'affilée, en trois jours.
En revenant de Nantes il
bénit, à La Garnache, la chapelle de Notre-Dame de la Victoire, qui est
devenue, depuis, un but de pèlerinage dans la région. Et c'est de là qu'il se
rendit, en procession, à la paroisse voisine de Sallertaine.
Corps à
corps avec les puissances du Mal
Ce n'est pas sans raison
que le bon curé avait fait appel au grand missionnaire. A cette époque, dans
les villages du marais, isolés, par l'eau, pendant les longs mois de l'hiver,
les mœurs étaient déplorables. Pire encore que les désordres de la conduite, le
mauvais esprit régnait parmi les paroissiens de Sallertaine. En dépit des
invitations les plus insistantes de leur curé, ils refusaient d'aller à la
rencontre du missionnaire que les gens de La Garnache leur amenaient dans
l'enthousiasme.
Comme en d'autres
circonstances, « le diable avait pris les devants » et semé la zizanie dans le
champ où l'ouvrier allait entrer. Dès l'annonce de la Mission, en effet, les
fortes têtes avaient comploté pour la faire échouer. Sitôt le curé sorti de
l'église, avec une poignée de vieilles personnes, les portes en furent barrées
et les clés mises en lieu sûr. Il fallait préparer un affront si humiliant à
Montfort et lui signifier une opposition si brutale qu'il passât son chemin,
sans ouvrir la mission.
La comédie était bien
montée. Au moment où Montfort arrive, au milieu d'une foule qui chante et qui
prie, les habitants de Sallertaine se mettent à jouer dans les rues et à
s'interpeller d'une manière bruyante et gouailleuse dans les maisons. La
procession fait son entrée dans le bourg sous les huées et les éclats de rire.
Quelques haineux s'enhardissent même jusqu'à lancer des pierres contre le
missionnaire.
Celui-ci a compris tout
de suite le jeu du diable. Dès qu'il apprend que les portes de l'église sont
verrouillées, il fait arrêter le cortège autour d'une croix : après avoir prié,
il remercie les gens de La Garnache, les bénit et, en les renvoyant, il leur
demande de prier pour la mission qui va commencer. A peine achève-t-il de
parler que l'on entend les portes de l'église s'ouvrir d'elles-mêmes. Le curé y
entre aussitôt, suivi de son petit groupe de fidèles qui grossit à vue d'œil.
Quant à M. de Montfort,
portant étole et eau bénite, il se rend chez le bourgeois le plus influent qui
anime toute la résistance. En pénétrant chez lui, il l'asperge ainsi que ceux qui
l'entourent, puis ayant placé son crucifix et sa statuette de la Vierge sur la
cheminée, il se prosterne et prie...
Interloqués, le maître
de maison et toute sa famille ont assisté à cette scène, sans mot dire. « Eh !
bien, Monsieur, dit Montfort en se relevant, ne croyez pas que je vienne ici de
moi-même... Non, c'est Jésus et Marie qui m'y envoient. Je suis leur
ambassadeur. Ne voulez-vous pas bien me recevoir de leur part ?
- Oui, volontiers, soyez
le bienvenu, répond l'homme subjugué...
- Alors, venez avec moi
à l'église... Et, à l'instant même, il le suivit avec toute sa famille. »
Au grand étonnement de
l'assistance, Montfort plaça lui-même, au premier rang, celui qui avait
entraîné toute la paroisse dans l'opposition. Et, sans tenir compte de l'accueil
qu'on venait de lui faire, il engagea tout le monde, de la manière la plus
avenante, à profiter de la grâce de la mission.
Commencée sous le signe
de la croix, celle-ci allait produire les fruits les plus consolants. Il y
avait tant à faire dans cette population où proliféraient, comme le chiendent,
les haines et les vengeances, les querelles et les procès, l'ivrognerie et les
mauvaises mœurs. Mais l'homme de Dieu dut payer héroïquement de sa personne.
« On savait à
Sallertaine, dit un ancien biographe, que dans la maison où il logeait, il
avait fait choix du réduit le plus pauvre et le plus incommode ; qu'un peu de
paille lui servait de lit et une pierre, de chevet ; que son sommeil n'était
que de trois heures et qu'il l'interrompait encore par de sanglantes
disciplines. Après cela, on le voyait prêcher tous les jours deux sermons et
faire une conférence d'une heure, sans parler ni de ses catéchismes, ni de ses
entretiens particuliers, ni du temps qu'il passait au confessionnal. Au milieu
de tous ces emplois..., il avait l'air d'être aussi recueilli et uni à Dieu que
s'il eût été dans le repos de l'oraison. Une pareille conduite ne pouvait que
donner aux peuples la plus haute idée de sa sainteté, et il leur était
difficile de se défendre d'obéir aux leçons d'un homme qui pratiquait lui-même
des choses infiniment plus rudes que celles qu'il exigeait d'autrui. » (P. de
Clorivière.)
Et c'est ainsi, dans une
lutte corps à corps avec les puissances du Mal, que le Missionnaire retourna
les gens de Sallertaine. Chaque jour, il accepta le rôle périlleux d'arbitrer
leurs différends, ce qui lui permit de liquider plus de cinquante procès qui,
depuis des années, empoisonnaient le climat de la paroisse, de préparer plus de
cent réconciliations publiques et de restaurer la justice dans les consciences,
en obtenant que les dommages fussent compensés et les restitutions accomplies.
Printemps
spirituel sur le Marais
Une fois le terrain
déblayé, il fallait bâtir et assurer l'avenir. Et pour cela, faire retrouver
aux âmes le sens des engagements de leur baptême, et donner aux bonnes volontés
des points d'appui pour leur piété et leur fidélité.
Pour laisser un centre
de culte à la Vierge dans lequel puisse se perpétuer la pratique du Rosaire, il
restaure dans la vieille église (du xi' siècle) une chapelle et un autel en
l'honneur de Notre-Dame de Bon-Secours.
Puis il propose d'ériger
un Calvaire monumental sur une faible butte d'où l'on voit reculer très loin le
cercle de l'horizon sur cet immense parterre qu'est le Marais, au printemps.
Dans l'enthousiasme de la mission on se livre, sous sa direction, à des travaux
considérables. Bientôt se dresse un Sépulcre avec les statues des saints qui
assistèrent à la descente de croix ; puis, au-dessus, une chapelle voûtée en
l'honneur de saint Michel, surmontée elle-même d'une lanterne dans laquelle on
devait entretenir une flamme visible de la plupart des villages. Par derrière,
au sommet, les trois croix se détachant en plein ciel...
Actes de foi réalisés en
commun par les paroissiens, ces monuments demeuraient aussi des signes et des
lieux de piété. Ce fut le sens donné à leur bénédiction. Tous participèrent à
cette cérémonie le chapelet et une petite croix à la main ; chacun portait, en
outre, le contrat d'alliance de son baptême, imprimé sur vélin, et signé par
lui. Enfin, c'est pieds nus que prêtres et gentilshommes, bourgeois et paysans,
accompagnèrent la croix portée en triomphe, et dans un ordre si parfait que
chacun put retrouver ses chaussures, sans peine, là où il les avait laissées au
départ.
Même dans un grand
courant de foi tout le monde ne se hausse pas également à l'idéal évangélique.
Il y a des refus obstinés ou des retours de la nature. Témoin cette demoiselle
de qualité qui continuait de faire étalage de vanité et de prétention dans le
saint lieu, à tel point que Montfort crut devoir la rappeler à plus de
modestie. Mortifiée, elle rapporta le fait à sa mère qui considéra cette
intervention comme un outrage et jura de s'en venger.
De fait, le missionnaire
venant à passer sur la place de l'église, elle fonce sur lui et, brandissant sa
canne, elle lui en assène cinq ou six coups avec des commentaires assortis. Les
spectateurs, indignés, n'osaient pas intervenir à cause du crédit de cette
femme dans la région. Mais ils s'attendaient à des répliques cinglantes de la
part de l'homme de Dieu. Il n'en fut rien. Oubliant les coups et les injures
qui n'atteignaient que sa personne : « Madame, dit-il avec sang-froid, j'ai
fait mon devoir ; il aurait fallu que votre fille fasse aussi le sien ! »
Tant de vertu ne pouvait
qu'affermir son autorité morale sur le peuple. A la procession de clôture, plus
de 15.000 personnes accoururent de toute la région pour l'entendre. Et c'est en
foule compacte que les paroissiens de Sallertaine, voulant faire oublier leur
premier accueil, l'escortèrent vers Saint-Christophe-du-Ligneron.
Les
paroles du Prophète
Même à Saint-Christophe
où toute la paroisse est venue au-devant de lui, le diable suscite des
oppositions au prophète du Seigneur. Au moment de son arrivée, quelqu'un fend
la foule qui l'accompagne et, se jetant sur lui, le soufflette sans crier gare.
Les gens allaient l'en punir sur-le-champ quand le missionnaire intervint : «
Ne lui faites pas de mal, il sera bientôt à moi. »
De fait, comme partout
ailleurs, la mission entraîne des conversions en chaîne et des prodiges de
grâces ; et l'insulteur, confus et en larmes, est l'un des premiers à réparer
publiquement sa conduite scandaleuse.
Il y eut cependant un
vieux ménage que la froide passion de l'avarice retint dans ses filets : celui
de Tangaran et de sa femme, riches d'un argent mal acquis. On leur reprochait
des prêts usuraires. Comme ils semblaient vouloir profiter de la mission,
Montfort leur montra l'iniquité de leurs contrats, et leur demanda de les
brûler.
L'homme finit par y
consentir. Mais quand l'heure vint de s'exécuter, chez lui, en présence de
plusieurs témoins, sa femme s'y opposa : « Ces papiers ne deviennent mauvais
que si on en fait un mauvais usage, disait-elle. Nous resterons des gens
honnêtes. A quoi bon les brûler ? »
Montfort dut revenir à
la charge et rappeler les malédictions de l'Evangile contre Mammon et ses
esclaves : « C'est à la voix de Jésus-Christ qu'il faut obéir, Monsieur
Tangaran, et non à celle de votre femme. » Mais celle-ci surgissant, plus
obstinée encore, ripostait par des railleries blasphématoires. Alors, sentant
ses exhortations inutiles, le Missionnaire lança cette menace : « Tous deux, je
le vois, vous êtes tellement attachés aux biens de la terre que vous méprisez
ceux du ciel. Mais la fortune que vous avez amassée ne vous servira à rien :
vos enfants ne réussiront point et ne laisseront point de postérité... Quant à
vous deux, vous finirez misérablement et vous n'aurez pas même de quoi payer
votre enterrement !
— Oh ! oh ! répliqua la
femme, en raillant, il nous restera bien, au moins, trente sous pour payer le
son des cloches ! — Même pas, dit l'homme de Dieu, et les cloches resteront
muettes le jour de vos funérailles. » Les Tangaran, songeant à leur magot,
s'esclaffèrent en entendant ces dernières paroles...
Et cependant, leur
fortune, bientôt ébranlée, alla déclinant, d'année en année... Ils tombèrent
dans une véritable indigence. Et comme ils moururent, tous deux, un jeudi
saint, la femme en 1730 et le mari en 1738, leurs obsèques eurent lieu le
vendredi saint, jour où tous les clochers demeurent muets à cause de la mort du
Seigneur. La prédiction faite par Montfort devant témoins, se vérifia donc, de
point en point, ainsi que l'ont attesté, au milieu du XVIIIe siècle,
le curé, le seigneur et les habitants de la paroisse.
Une autre prédiction les
avait frappés lors de l'érection du Calvaire. Comme la croix préparée
apparaissait plutôt mince pour résister au temps : « Ne craignez point,
avait-il dit, elle subsistera jusqu'à la prochaine mission. Alors, elle tombera
pour faire place à une autre qui sera plantée à la même place. » De fait, comme
on cherchait où planter une croix, au cours de la mission de 1775, celle de
Montfort fut abattue par une tempête, et c'est à la même place qu'on dressa la
nouvelle.
Le pain
multiplié
A Saint-Christophe, il y
avait un sacristain, nommé Cantin, qui était pieux et très versé dans les
choses de Dieu. Volontiers il s'attardait à converser avec les missionnaires
quand il leur apportait les dons des fidèles à la Maison de la Providence. Par
gratitude et par sympathie, Montfort aimait à lui rendre ses visites.
Un jour, en entrant, il
entendit les claquements et les bruits sourds de la pâte que l'on pétrit dans
la huche : une des filles Cantin était en train de boulanger. S'approchant
d'elle, il lui demanda si, au début de son travail, elle songeait à l'offrir à
Dieu. « Quelquefois, répondit-elle. Mais il m'arrive bien souvent de l'oublier.
— Il ne faut jamais y manquer, ma fille. » Et, s'agenouillant, Montfort bénit
la huche d'un large signe de croix.
La pâte levée, la femme
du sacristain dit à sa fille de lui préparer les pains pour qu'elle les mette
au four avec sa grande pelle de bois. Quand le four fut plein, la mère Cantin
demanda : « Reste-t-il encore de la pâte dans la huche ? — Plus d'une fois
autant que vous en avez mis au four, répondit la fille. — Pas possible ! Il n'y
avait de la farine que pour une petite fournée !... »
La mère Cantin, voulant
se rendre compte, demeura stupéfaite en voyant que la pâte n'avait pas diminué
dans la huche. Sitôt cuite la première fournée, toute joyeuse, elle en fit une
seconde, puis une troisième... Dans la maison fleurant bon le pain frais, le
sacristain se fit expliquer ce qui s'était passé. Il comprit que tout ce
surplus devait aller à la Providence. A partir de ce jour, il donna sans
compter. Et sa joie fut extrême quand le P. de Montfort le remercia en disant :
« C'est ainsi qu'il faut faire, maître Cantin. Donnez et on vous donnera. Dieu
est généreux envers vous, montrez-vous généreux envers les pauvres. »
*
* *
Auréolé par son zèle et
par ses prodiges, l'homme de Dieu exerçait une influence irrésistible sur les
âmes. Cependant, l'épreuve sans laquelle il ne croyait à aucune fécondité
surnaturelle, le rejoignit encore à Saint-Christophe. On vint lui apprendre
que, sur ordre du Gouverneur de La Rochelle, le beau Calvaire qu'il avait fait
fleurir au cœur du Marais devait être détruit. Tandis que la châtelaine qui
l'avait frappé de sa canne continuait de se venger, lui ne savait que répéter
le refrain de son cantique : « Dieu soit béni ! »
XVI - Semailles dans les larmes
Après cinq mois de
course dans le diocèse de Luçon, Montfort revient à La Rochelle pour y affermir
son œuvre et en préparer les lendemains. Son expérience est maintenant large et
riche : dans le champ du Père, il songe de plus en plus aux semailles qui
lèveront plus tard, quand Dieu voudra...
Désormais, il a bien en
mains les moyens d'action qui retournent les cœurs, changent les vies,
reconditionnent les milieux. Par la prédication des grandes vérités, la
préparation à la mort, le renouvellement des engagements du Baptême, la
consécration à Jésus par Marie et le saint Rosaire, il entraîne les âmes dans
le sillage des Mystères du Sauveur et la voie étroite de l'Evangile.
Le Rosaire est « la
grande dévotion de tous les jours » par laquelle Marie devient Reine des cœurs
et y accomplit des merveilles. Ayant mis au point plusieurs méthodes de le
réciter, le Missionnaire installe partout des confréries dans lesquelles « il
fait entrer tous ceux qu'il peut ». Cette faculté lui est accordée par le
Général des Dominicains, au début de l'été 1712, lorsqu'il revient prêcher dans
la chapelle de l'Hôpital Saint-Louis.
« Il faut
être mondaine ou Claire... »
A peine y est-il annoncé
que la foule accourt : il va s'adresser tour à tour, aux religieuses et au
public de la ville.
Beaucoup vont
y trouver la
conversion. Ce fut
le cas de Mlle Bénigne Page,
fille d'un Trésorier de France. Honnête et de grande éducation, elle était
fortement marquée par l'esprit de vanité et de suffisance des milieux mondains
où elle évoluait et jouait à la belle fille. Un jour, elle vint à la chapelle
dans une toilette aguichante et en faisant la roue... Elle avait parié, dans un
salon, qu'elle pousserait le prédicateur à vitupérer contre les modes et même à
l'apostropher publiquement, ce dont elle se promettait de bien rire ensuite...
Un banc d'admirateurs étaient là, derrière elle, pour jouir du spectacle...
Elle avait compté sans
la prière du Missionnaire ou les coups de lasso soudains que sa parole jetait
sur les âmes. Loin de chatouiller l'amour-propre de l'élégante demoiselle, il
commença par se prosterner devant le Sauveur en croix, puis il prêcha avec
cette sincérité émouvante et cette voix prenante qui bouleversaient les cœurs,
les dépouillaient de leurs vains rêves et de leur parti pris, et les jetaient
tout pantelants devant Dieu. En l'entendant, Mlle Page sentit son personnage
mondain se défaire et disparaître comme un grimage ; et quand la voix du saint
se tut, elle n'était plus dans ses atours menteurs, qu'une pauvrette en face de
sa destinée...
La cérémonie achevée,
une force mystérieuse la retient à sa place. Au lieu de rejoindre les siens qui
l'attendent dans la rue, elle prolonge sa prière, puis demande à être conduite
près de M. de Montfort. Elle sent que Dieu a mis la main sur son âme. Toutes
ses illusions tombent comme pétales de rose sous le souffle surnaturel de
l'homme de Dieu. Et, en femme de caractère, elle prend, séance tenante, la
décision d'abandonner le monde dont elle est prisonnière. Sitôt rentrée chez
elle, elle passe la nuit à mettre ordre à ses affaires, et le lendemain, elle
disparaît pour toujours derrière la clôture des Moniales de Sainte-Claire.
Dans la famille Page et
dans la société rochelaise, cette nouvelle éclate comme une bombe. Contre
Montfort et sa convertie, tout ce que la colère peut inspirer se donne libre
cours. On va jusqu'à menacer de mettre le feu au monastère. Mais la victoire
devait rester à Dieu : Mlle Page devint Sœur Louise, « du nom de celui qui
avait été pour elle l'instrument des miséricordes du Seigneur », et qui le paya
fort cher en rancunes et avanies de toutes sortes.
Pourtant, douce
compensation, la ferveur et la persévérance de sa pénitente lui valent la joie
sans prix du Bon Pasteur qui ramène au bercail la brebis égarée. Joie qui lui
inspire un beau cantique sur « la Conversion d'une mondaine et son entrée aux
religieuses de Sainte-Claire » :
Gloire au
Seigneur !
Le monde
vous perd, ma Bénigne,
Gloire au
Seigneur !
Malgré son
éclat enchanteur,
C'est
l'effet d'une grâce insigne
Dont le
commun n'était pas digne.
Gloire au
Seigneur !
Tout sous
vos pieds !
Parure, ami
le plus fidèle,
Tout sous
vos pieds !
Plaisirs et
biens si recherchés,
Le fou vous
croit folle ou cruelle,
Mais que le
Ciel vous trouve belle,
Tout sous
vos pieds !
C'est ainsi que la ville
fut remuée à nouveau par les prédications de l'hôpital. Et nombreuses furent
les âmes qui se mirent « sous sa conduite », pour se convertir ou progresser
dans les voies de Dieu...
Dans
l'Ermitage de Saint-Eloi
A La Rochelle, Montfort
a consacré le plus long temps de sa vie apostolique : près de trois ans, en
plusieurs séjours. Pour y prolonger les fruits de ses missions, il y établit
plusieurs œuvres, notamment une confrérie des Filles de la Croix que M. des
Bastières continuera de diriger après la mort de l'homme de Dieu et qui, à la
fin du siècle, en 1785, existera encore.
Pour le fixer auprès
d'elles, quelques personnes de piété songèrent à lui donner, en viager, un
petit logement solitaire dans la paroisse Saint-Eloi. Il l'accepta volontiers.
Mais il mit le holà à leur généreuse sollicitude quand il vit toutes les
commodités qu'elles se proposaient d'y installer. Il voulait y vivre en pauvre,
avec le strict nécessaire : un lit, une table, une chaise et un chandelier. Il
saurait bien peupler cette solitude de sa prière et de ses soucis apostoliques.
L'église toute proche et
la maison de campagne des Jésuites lui permettaient des sorties quotidiennes.
Tour à tour, à l'intérieur de son refuge, où il priait et écrivait, et à
l'ombre des grands arbres d'un jardin en forme de couloir où il pouvait aller
et venir en écoutant la brise du large chanter dans le feuillage, il
retrouvait, en miniature, la retraite de saint Lazare. Pour se distraire, il
rythmait quelque nouveau cantique ou sculptait des madones et des croix. Dans
la petite demeure restaurée, une pierre conserve encore la gravure du Christ en
croix qui était toujours au centre de ses pensées.
On pourrait croire que,
dans son ermitage, l'homme de Dieu goûtait une paix sans mélange. Au contraire,
les échos des pires calomnies l'y rejoignaient, et l'animadversion des mondains
et les critiques malveillantes de ceux qui auraient dû le défendre. Son cœur en
saignait comme celui de son Maître. Hors de l'action qui, toujours, survolte
son courage, une grande amertume reflue en lui dont il fait part à sa Sœur
bénédictine : « Vos combats se passent dans vous-même... Les miens éclatent par
toute la France... Vous seriez surprise si vous saviez le détail de l'aimable croix
dont le ciel me favorise. » Ce « détail » qu'il savoure dans sa solitude,
alimente sa prière continuelle à Jésus crucifié.
Un autre tourment hante
cet apôtre qui voit partout le champ du Père en friche. Cette lassitude
incurable qu'il sent peser de plus en plus, sur son organisme, lui donne le
pressentiment de sa fin prochaine et lui fait songer à jeter en hâte, les bases
des Familles religieuses qui auront à prolonger son zèle dans l'Eglise. Les
besoins des âmes dont la vision le harcèle remplissent ses colloques avec
Notre-Dame à qui il ne cesse de recommander ses projets. Et, sous son regard,
il élabore les Règles des Filles de la Sagesse et de cette Compagnie de
Missionnaires qu'il est plus urgent que jamais de rassembler.
Enfin, il y a ce message
mariai qui a grandi avec lui, depuis sa plus tendre enfance, qu'il a si
profondément enrichi sous la direction de ses maîtres de Saint-Sulpice et dont
il a expérimenté l'extraordinaire efficacité pour convertir les âmes et les
porter à une haute perfection, dans ses missions et retraites. C'est une
évidence tellement lumineuse pour lui que Dieu nous ayant donné son Fils, par
Marie, il veut toujours, par Elle, nous ramener à Lui. Le Rosaire dont il
demande la pratique quotidienne n'est que la mise en action de cette
perpétuelle médiation de la Très Sainte Vierge. Et aussi, pour ceux qui en
reçoivent la lumière du Saint-Esprit, cette consécration à Jésus par Marie, par
laquelle on s'engage à vivre dans la dépendance de la Mère de Dieu à l'exemple
de Jésus, Sagesse Incarnée.
Il était si plein de ces
pensées et si sûr de cette doctrine qu'il écrivit alors, dans l'enthousiasme et
d'une seule coulée, ce merveilleux petit livre : la Vraie Dévotion à la Sainte
Vierge. C'est avec son sang, dit-il, qu'il aurait voulu graver dans les cœurs
les fondements et les pratiques de cette dévotion, « afin que la sainte Mère de
Jésus ait plus d'enfants, de serviteurs et d'esclaves d'amour que jamais, et
que, par ce moyen, Jésus-Christ, son cher Maître, règne plus que jamais dans les
cœurs ».
L'histoire
merveilleuse d'un petit livre...
Pendant qu'il écrit cet
ouvrage, Montfort voit, dans l'avenir, « des bêtes frémissantes qui s'efforcent
de le déchirer ou, du moins, de l'ensevelir dans le silence d'un coffre, afin
qu'il ne paraisse point ». Loin de le décourager, « cette vue lui fait espérer
un grand succès, c'est-à-dire un grand escadron de braves et vaillants soldats
de Jésus et de Marie, de l'un et de l'autre sexe, pour combattre le monde, le
démon et la nature corrompue, dans des temps périlleux qui vont arriver plus
que jamais ». Pressentiments prophétiques qui se sont réalisés, et pour le
livre et pour la doctrine.
C'est le P. Mulot,
exécuteur testamentaire du Saint, qui hérita de ses manuscrits. Sans doute les
garda-t-il dans la Maison du Saint-Esprit où il vint s'établir avec les
premiers missionnaires, à partir de 1722. Mais personne n'osa les publier au
cours du XVIIIe siècle : il aurait fallu obtenir « un privilège du
Roy » et on avait tant de peine à obtenir des « Lettres patentes » pour la
Communauté elle-même.
Vint la Révolution au
cours de laquelle le bourg de Saint-Laurent et les Maisons religieuses furent
fouillées, pillées, et même, en partie, livrées aux flammes par les Gardes
nationaux à la recherche de « papiers suspects ». Les feuillets jaunis du P. de
Montfort tombèrent-ils sous leurs mains sacrilèges ? Peut-être. En tout cas, on
ne tarda pas à rassembler « dans un coffre » tout ce qui méritait d'être
conservé, et on alla cacher le tout dans quelque village, en lieu sûr...
Après la tourmente
révolutionnaire qui fit tant de victimes en Vendée, on rapporta, sans doute,
ces « restes précieux » sans en faire un véritable examen. A travers toutes ces
manipulations, brusques et hâtives, les manuscrits avaient bien souffert ; par
ailleurs, ils n'attiraient guère la curiosité de Pères qui étaient d'une
nouvelle génération et surchargés de nombreux ministères. A tel point que
l'ouvrage sur la dévotion à la Sainte Vierge ne figura même pas sur la liste
des 291 pièces qu'énumère l'inventaire des écrits du Serviteur de Dieu, en vue
de sa béatification.
Ce n'est que plusieurs
années plus tard, le 22 avril 1842, qu'un missionnaire s'arrêta par hasard sur
ces feuillets disloqués, perdus au milieu de livres défraîchis et, tronqués. En
ayant lu quelques pages, il fut frappé par la doctrine et par l'écriture. On ne
tarda pas à identifier l'œuvre de Montfort et à la faire éditer. C'était en
1843, plus de 130 ans après sa composition.
Aussitôt l'ouvrage
connut édition sur édition, fut traduit dans un grand nombre de langues et se
répandit dans toute la chrétienté. Sa lecture allait inspirer des foules d'âmes
pieuses et vulgariser la pratique de la consécration à la Sainte Vierge et du
Saint-Esclavage d'amour. Il demeure un des livres de chevet de la Légion de
Marie.
Mission
chez les marins
L'automne s'achevant,
l'Apôtre quitte son ermitage pour « missionner » à nouveau dans plusieurs
paroisses où, à la suite des grands travaux de la saison, les gens deviennent
plus disponibles. Avec quelques Pères Jésuites, il prêche successivement à
Thairé, Saint-Vivien, Esnandes... Sa notoriété est telle que les foules
accourent et remplissent les églises en dépit du mauvais temps. Et partout, ce
sont les mêmes flambées de foi et de piété, les mêmes conversions et
réconciliations, les mêmes œuvres de miséricorde et les mêmes engagements de
fidélité...
A Esnandes, population
de marins et de commerçants, la mission doit se clôturer pour Noël. La veille,
jour de jeûne et d'abstinence, plantation de la croix. Venant des
agglomérations de la côte, de nombreux étrangers débarquent pour la
circonstance. Certains d'entre eux qui n'ont point fait la mission, ne songent
guère qu'à festoyer. Rassemblés chez un gros aubergiste, nommé Morcant, ils
mènent grande vie autour de tables bien garnies et au son des violons.
L'église proche
retentissait de tout ce bruit. Pour prévenir ce scandale, Montfort se rend à
l'auberge et demande fermement au maître du logis et à ses hôtes d'éviter leur
tumulte et de respecter cette journée de pénitence. Mais, déjà échauffés, tous
se rebiffent et ripostent par des injures ; et l'aubergiste de faire chorus
avec sa clientèle.
Dans le brouhaha, et
sous les lazzis, Montfort s'agenouille et prie. Puis, comme Morcant semble
s'enhardir dans l'outrage, le missionnaire lui lance dans un mouvement
prophétique : « Va, malheureux, tu périras misérablement, toi et ta famille ! »
Redoublant d'audace,-
l'aubergiste poussa tout son monde à redoubler le tapage jusqu'à la fin des
cérémonies. Mais quelques jours après, la colère divine le frappait : saisi d'un
étrange tremblement qui lui agitait tout le corps, il devint incapable de tout
travail. Et la famille de celui qu'on appela désormais le « trembleur » finit
dans la misère et l'abandon.
Ou la
conversion d'un curé entraîne celle de sa paroisse
Au début de 1713,
Montfort est appelé à Courçon où depuis des années c'est la guerre froide entre
M. le Curé et ses paroissiens. Le caractère chagrin et irascible du pasteur
avait entraîné l'antipathie générale du troupeau. En sorte que, dans la vie
quotidienne, tout devenait occasion de suspicions, de critiques et de
querelles. Tombant dans ce maquis épineux, la Parole de Dieu ne pouvait qu'être
stérile.
Il fallait d'abord
débusquer le démon de la discorde et ramener un climat de charité. C'est-à-dire
obtenir un miracle de la grâce. L'homme de Dieu commença par prier, jeûner et
se mortifier jusqu’au sang. Puis, ayant convoqué toute la paroisse, il prêcha
avec tant de force et d'onction sur le pardon des injures que le curé, n'y
tenant plus, bondit de sa stalle au milieu du sermon et se mit, la voix pleine
de sanglots, à faire sa confession publique, et à supplier ses ouailles de lui
pardonner ses impatiences, ses duretés et ses rancunes.
Après une telle
démarche, le Missionnaire n'a plus qu'à donner un dernier assaut pour faire
voler en éclats l'opposition durcie de ses auditeurs : « Quoi ! s'écrie-t-il,
votre pasteur s'humilie devant vous et vous demande pardon, et vous, qui avez
vomi contre lui toutes sortes de méchancetés et d'imprécations, vous hésiteriez
à vous réconcilier ! »
A ces mots, une émotion
soudaine déferle sur l'assistance jusque-là réticente et impassible. La
contagion est générale et poignante : chacun pleure à chaudes larmes et se rend
aux exigences de la charité.
Pour que ce bon
mouvement ne demeure pas platonique, mais devienne attitude réfléchie et
engagement public, Montfort demande, du haut de la chaire, que tous se donnent
mutuellement le baiser de paix et promettent d'accepter son arbitrage pour tous
les griefs qui pourraient subsister. C'était le miracle de la réconciliation.
Avec beaucoup de tact et
de patience, il écouta tout le inonde, calma les inquiets, trancha
équitablement les différends en donnant l'ordre de les oublier pour toujours.
M. le Curé fut le premier « à mériter par sa douceur et son zèle la confiance
de ses paroissiens ». Le Missionnaire pouvait partir : la paix était descendue
sur cette terre avec la bénédiction de Dieu.
En quête
de vocations missionnaires
Avoir une « petite et
pauvre compagnie de bons prêtres » qui aillent partout faire mission « sous
l'étendard et la protection de la Sainte Vierge », une Compagnie de Marie, tel
avait été l'un des premiers rêves de Montfort, lors de son arrivée à Nantes, en
1700. Il s'était ouvert de ce dessein, en 1703, à son ami d'enfance, Poullart
des Places, au moment où celui-ci fondait à Paris un Séminaire de pauvres
écoliers. Et il en avait obtenu la promesse qu'on lui préparerait des
auxiliaires pour ses missions de campagne. Mais Poullart devait mourir dès
1706, son œuvre à peine lancée.
Par ailleurs, depuis dix
ans, aucun des prêtres qui avaient missionné avec Montfort n'avait accepté de
se lier avec lui par des vœux en vue de ce ministère. C'est alors qu'ayant fait
bénir son projet par Mgr de Champflour, il songea à renouer avec le Séminaire
du Saint-Esprit de Paris. Après Poullart des Places, c'est un jeune abbé de 29
ans, M. Bouic, qui est à sa tête ; il y restera plus de cinquante ans, le temps
d'en asseoir solidement la fondation.
Remontant de l'Aunis vers
le pays choletais, Montfort s'arrête pour donner une mission à La Séguinière,
paroisse du bon M. Cantin qu'il appelle « le curé selon son cœur ». Comme il en
achève les exercices dans l'épuisement, M"68 de Bauveau lui offrent une
maison de campagne pour se reposer. Mais plus que jamais préoccupé de l'avenir,
il se lance sur la route de Paris où il espère susciter des vocations de
missionnaires.
Il arrive au Séminaire
du Saint-Esprit recru de fatigue, mais il y est reçu en ami et peut, à son
aise, prendre contact avec la jeunesse cléricale qui s'y forme. Un jour, en
récréation, il aborde l'un des écoliers les plus chétifs et l'embrasse, voulant
marquer, par là, les égards particuliers qui sont dus à la pauvreté. Plusieurs
semaines durant, il peut exhorter les séminaristes et les mettre dans la
confidence de son âme apostolique. Il leur demande surtout d'imiter le
dépouillement du prince des Apôtres. « Alors tout vous sera possible, dit-il,
parce que Jésus-Christ sera avec vous. Si vous ne faites pas des miracles dans
l'ordre de la nature, c'est qu'ils ne seront pas nécessaires ; mais les cœurs
seront entre vos mains et vous y opérerez des prodiges. »
Et il leur détaillait
les merveilles de grâce qu'il avait obtenues lui-même par l'intercession de
Marie : « Jamais un pécheur ne m'a résisté, disait-il, quand je lui ai mis la
main au collet avec mon Rosaire. »
Dieu seul pouvait faire
surgir, au milieu de son peuple, de tels prophètes. Aussi est-ce avec de grands
cris que Montfort les demandait au ciel. Une « Prière embrasée » qu'il écrivit
à cette époque nous traduit la véhémence de sa supplication. Il sera exaucé à
l'heure de la Providence. S'il ne peut emmener avec lui M. Caris que ses
fonctions d'économe rendent indispensable au Séminaire, il signe avec le Supérieur
une convention selon laquelle, à l'avenir, des recrues seront dirigées vers la
Compagnie de missionnaires qu'il appelle de ses vœux.
Plusieurs qui avaient
été conquis par son idéal devaient d'abord finir leurs études. Un jour, au
cours de la récréation, Montfort coiffe de son chapeau l'un d'eux, nommé
Levallois : « Celui-ci est bon pour moi, s'écrie-t-il. Il m'appartient et je
l'aurai. » Le jeune homme comprit que l'homme de Dieu avait lu dans son âme. Il
ne se prononça pas alors, mais sept ans plus tard, il rejoindra le premier
groupe des successeurs du P. de Montfort. Et d'autres suivront d'année en
année, tout le long du XVIIIe siècle, réalisant ainsi le rêve et la
prière du fondateur : « Souvenez-vous de donner à votre Mère une nouvelle
Compagnie pour renouveler, par Elle, toutes choses. »
« La
Croix est la Sagesse »
En dehors de l'amitié
dont il était entouré au Séminaire du Saint-Esprit, Montfort ne rencontre dans
Paris que suspicions, railleries et rebuts. Plus que jamais la croix pèse sur ses
épaules de tout son poids. Si encore il était le seul à souffrir, mais il
constate, non sans amertume, « qu'aucun ne peut le soutenir et n'ose se
déclarer pour lui, qu'il n'en souffre » lui-même.
De saintes âmes,
cependant, Bénédictines et Clarisses notamment, demandent son ministère. Il
leur fait large part, dans ses directions et prédications, des lumières et de
l'amour dont son âme de pauvre est inondée. Et il y a aussi ces prodiges qui
fleurissent sous ses pas et qui sont pour lui des sourires de Dieu. Comme il
sort de la chapelle des Bénédictines, une pauvre mère, qui le voit tout auréolé
de ferveur, lui présente son enfant rongé par la teigne. « Personne n'a pu le
guérir, dit-elle. Voulez-vous prier Dieu pour lui ? — Croyez-vous qu'un prêtre
puisse guérir au nom de Jésus-Christ, demande-t-il. — Oui, je le crois ! —
Soit, répond le saint, que le Seigneur vous guérisse, mon enfant, et récompense
en vous la foi de votre mère. » Et aussitôt la teigne se trouva desséchée au
ravissement de la pauvre femme.
Cependant, après deux
mois à Paris, il lui faut regagner son champ d'apostolat. Il décide de
retourner par Poitiers où, depuis huit années, Sœur Marie-Louise attend, à
l'hôpital, l'heure de l'établissement des Filles de la Sagesse. Sans doute, les
animosités de ses ennemis sont-elles tombées et pourra-t-il y pourvoir à son
aise, tout en prenant un repos qu'il sent nécessaire après ses longues journées
de marche. Hélas ! à peine sa présence est-elle signalée à Poitiers que les
jalousies se rallument et que les cancans calomnieux courent comme flamme sur
la poudre jusqu'à l'évêché où, sans plus d'égards ni d'informations, on lui
enjoint de déguerpir dans les vingt-quatre heures.
Bien que profondément
blessé par tant d'ingratitude, le saint sourit à la croix comme à un gage
certain de la bénédiction divine sur ses œuvres. En grand obéissant, il décide
de partir le soir même. Mais non sans voir Marie-Louise de Jésus qu'il trouve à
l'hôpital aussi fervente et aussi ferme qu'aux premiers jours.
Il l'écoute, ravi, lui
rappeler les promesses qu'il lui a faites jadis, et lui réciter une longue
invocation à la Sagesse qu'il lui avait apprise quand il lui avait donné
l'habit religieux. A côté d'elle, Catherine Brunet est toujours là qui l'aide
dans le service des pauvres, aussi dévote et joyeuse que jadis. Elle entend
toujours dans son cœur une voix qui la pousse à s'engager définitivement, mais
elle n'arrive pas à surmonter un fond d'irrésolution qui la retient. Montfort
lui montre clairement la volonté de Dieu et soudain le grand jour se fait en
elle. A partir de ce moment, sa décision est prise ; dans quelques mois, elle
revêtira le même habit que Sœur Marie-Louise et deviendra la seconde Fille de
la Sagesse sous le nom de Sœur de la Conception.
Sous le signe de la Croix,
Montfort venait, en quelques heures, d'affermir dans leur vocation celles qui
devaient être le noyau de la Congrégation de la Sagesse. Il voulut encore,
avant de partir, faire une visite à la marquise de Bouille, gravement malade,
que l'on venait de lui recommander. Il la trouva agonisante au milieu de sa
famille consternée. Se prosternant devant un crucifix, il pria longuement...
Puis, se levant, il dit à son père, d'un ton assuré : « Cessez de vous
affliger, Monsieur, votre fille ne mourra pas ! »
Le saint avait-il vu
dans sa prière que la marquise serait plus tard la bienfaitrice qui
implanterait les Sœurs de la Sagesse à Saint-Laurent ? Toujours est-il qu'en
cette journée la Providence, qui prépare toute chose en son temps, venait
d'ouvrir pour elles les portes de l'avenir.
XVII - Le pèlerinage de l'amitié
Tard dans la nuit
Montfort quitte Poitiers pour rejoindre un petit ermitage capucin où il se
réfugie en attendant de regagner La Rochelle. A Mauzé, première paroisse où il
s'arrête pour dire sa messe, le curé fait appel à son ministère. Le temps
d'aller chercher deux Pères Jésuites au Grand Séminaire et la mission commence
au milieu d'une grande affluence...
Voulant répondre à tant
de ferveur populaire, l'homme de Dieu se dépense sans mesure. Mais voilà des
mois qu'il vit à la limite de l'épuisement. Depuis l'empoisonnement des
huguenots, un malaise profond le mine dont il ne tient pas compte. En dépit de
son énergie, l'heure vient où ses forces vont le trahir.
Dans les
bras de la croix
Au long de journées
débordantes, d'horribles douleurs d'entrailles viennent s'ajouter à ses
mortifications habituelles. En voyant son visage blêmir et se crisper, son
entourage s'inquiète, mais il explique, en badinant, que « tous les ans, vers
la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix, il a coutume de recevoir de son
divin Maître quelque portion de sa Croix ».
Cette fois, cependant,
c'est sur un grabat qu'il doit finir la mission, et c'est dans sa chair que la
croix est plantée. Un abcès interne mettant sa vie en danger, on le transporte
à La Rochelle. Il est reçu parmi les pauvres Frères de Saint-Jean de Dieu et
bientôt soumis à une opération extrêmement douloureuse. Le grand chirurgien
Seignette est dans l'admiration devant la patience de cet homme qui, non
seulement ne se plaint jamais, au cours des sondages les plus pénibles, mais
encourage même à ne pas l'épargner et trouve encore la force de chanter, au
milieu d'atroces souffrances : « Vive Jésus ! Vive sa Croix ! N'est-il pas bien
juste qu'on l'aime ? »
Grâce à ce moral
extraordinaire il surmonte une crise qui aurait dû l'emporter : « De cent
hommes qui auraient eu le même mal, répétait le praticien, il n'en serait pas
échappé un seul ! » Par sa soumission à la Providence, sa joie rayonnante et sa
prière continuelle, il est une édification permanente pour ses visiteurs.
Cependant, il songe aux âmes qui l'attendent et il voudrait hâter le temps de
la convalescence.
Comme il ne peut
prêcher, sa maladie l'ayant rendu aphone, il entreprend de faire l'exercice de
préparation à la mort, avec la mise en scène et les dialogues qui font toujours
grande impression sur l'assistance. Sa première mission est pour la paroisse du
Vaneau, dans le diocèse de Saintes. Après dix-huit jours de travaux fructueux,
voici encore une humiliation cuisante qui lui arrache des larmes : l'évêque,
sur rapport calomnieux, interdit aux missionnaires toute fonction
ecclésiastique. Mais, une fois encore, l'erreur réparée, les conversions et les
bénédictions les plus inattendues jaillissent de la croix...
Après le Vaneau, il va
porter encore « les restes d'une voix qui tombe » dans une dizaine d'autres
centres où il implante le Rosaire et multiplie les œuvres de persévérance.
Toutefois, la faiblesse qu'il ressent lui rappelle sans cesse que « la nuit
vient où il ne pourra plus travailler ». Il compte pour peu de chose ce qu'il a
fait, dit un ancien biographe, et de toute son âme de feu, il voudrait
mobiliser, pour le Seigneur, des ouvriers qui fassent, après lui, œuvre qui
dure...
Il a multiplié les
pieuses associations partout, sur son passage, mais, au début de 1714, il
médite de fonder des œuvres qui étendent leurs rameaux sur l'Eglise universelle
: des Familles religieuses qui prolongent son zèle près des enfants et des
pauvres, des malades et des infirmes. Cette grande idée, Mgr de Champflour en
est le confident et il l'approuve. C'est elle qui pousse Montfort à
entreprendre un long voyage à travers la Bretagne et la Normandie, jusqu'à
Rouen, chez son ami Blain, dont il espère encore le concours.
Etapes de grâces
dans le pays choletais
Il part avec un groupe
de Frères qu'il forme en marche à la vie spirituelle et aux vertus
apostoliques, car il n'a aucune résidence à leur offrir. A La Séguinière, chez
le bon curé Cantin, il se livre avec eux à de gros travaux pour achever de
mettre en état la chapelle de Notre-Dame de Toute-Patience. Le tout se termine
par une Retraite à la fin de laquelle il accepte, cette fois, l'aimable
hospitalité de Mlles de Bauveau.
Non loin de là, Roussay
attend une mission. Elle se déroulera dans un climat continuel de légende
dorée. Ce fut d'abord la lutte contre un terrible vice, l'ivrognerie « et sa
longue séquelle de désordres ». Cela commença aux portes de l'église, dans un
cabaret où les buveurs avaient coutume de s'assembler. Souvent les sermons
étaient ponctués de leurs clameurs ou de leurs chansons. Un jour, Montfort s'y
rend, en descendant de chaire, et d'un ton ferme, il signifie à tous les
clients attablés d'avoir à déguerpir. Devant cette attaque-surprise, la plupart
battent en retraite. Deux restent pourtant collés à leurs bancs ; d'une poigne
vigoureuse, le missionnaire les pousse dehors, au vu et su de la population
narquoise qui sortait au même moment de l'église. Honteux et penauds, tous s'en
furent et ne songèrent plus à recommencer leur tapage.
Un autre jour, c'est un
homme, en état d'ébriété, qui pénètre dans l'église pendant le sermon et se met
à apostropher le prédicateur et à proférer toutes sortes d'insanités. Les gens
essaient timidement de le refouler, sans y parvenir. Alors, s'arrêtant de
prêcher, Montfort va droit à son insulteur et, se mettant à ses pieds, le prie
de se taire avec tant de douceur, que le pauvre homme, décontenancé, se calme
et se laisse conduire à la Maison de la Providence. A partir de tels faits et
aussi des prodiges que le missionnaire multipliait sous ses pas la paroisse fut
vite transformée.
Non seulement la
paroisse, mais la région voisine dans laquelle la pratique du Rosaire ne tarda
pas à se répandre. On ne saurait relever tous les souvenirs laissés par l'homme
de Dieu dans la tradition locale : pains multipliés, malades guéris,
consciences libérées, rencontres familières du saint avec la Reine du ciel.
Dans son refuge de la
Providence, il prolongeait ses oraisons devant une petite statue de la Vierge
qui a été conservée pieusement par une famille de la paroisse. Un paysan,
venant pour s'entretenir avec lui des affaires de son âme, est tout étonné de
le voir converser finalement avec une belle Dame blanche, dans le jardin. Il
contemple ce spectacle à travers la claire-voie et, retenu par une crainte
religieuse, il se retire. Quand il revient, le lendemain, à la même heure,
c'est à l'intérieur de la maison qu'il voit le saint, en extase, le corps
élevé, sans appui au sol. Le troisième jour, enfin, il le trouve seul et
souriant : « Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir, le jour convenu ? » lui
demande le Père. Et le bon paysan de lui raconter naïvement ce qu'il avait
vu... « Ne parlez de cela à personne, recommande alors le saint, et n'oubliez
pas d'aller à la communion pour remercier Dieu d'avoir vu la Sainte Vierge. »
D'un bon
Frère, d'un mulet et d'un escroc
Dans leur gratitude les
gens de Roussay voulurent escorter le Missionnaire jusqu'à son entrée dans le
diocèse de Nantes. Dans cette ville où le droit de prêcher lui est refusé, il
se rend discrètement à l'hospice des Incurables. Là, parmi les malades, il est
chez lui. Tour à tour, les Amis de la Croix l'y rejoignent pour réchauffer leur
ferveur au contact du grand amant de Jésus crucifié.
Au bout de quelques
jours, il repart avec le F. Nicolas, le dernier Frère qui a répondu à son appel
et dont il assure la formation spirituelle au long des routes. Or voici qu'un
jeune étudiant, en haillons, les rejoint et demande au Père à le suivre.
Celui-ci a bien deviné quelque enfant prodigue que la misère a rendu pliable et
sage. Avec la grâce de Dieu, il ne désespère pas d'en faire un disciple, et il
le fait habiller de pied en cap.
Ils sont donc trois à
cheminer aux côtés du petit mulet qu'un bonhomme Durand de Roussay a consenti à
lui céder pour trente écus, prix que la Sainte Vierge avait fait remettre
elle-même à son serviteur pour cette emplette. Voici qu'en arrivant à Rennes le
nouveau novice exprime humblement son désir d'aller jusqu'à Tréguier pour y
faire ses adieux à sa famille. Paternellement, Montfort accepte. Il pousse même
la complaisance jusqu'à lui offrir le mulet pour qu'il puisse être plus vite de
retour. Le jeune homme ne devait jamais revenir...
Au bout de quelques
semaines, flairant l'escroquerie, Montfort appelle le F. Nicolas et moitié pour
l'éprouver, moitié pour prendre des informations au sujet de l'étudiant et de
la bête, il lui dit : « Mon Frère, il faut que vous partiez promptement pour
Tréguier, à 30 lieues d'ici. — Volontiers, répond Nicolas qui ne tarde pas à
ajouter : Vous me savez sans argent et vous ne m'en offrez point. Comment
pourvoirai-je à ma subsistance ? — Ayez confiance, répond le Père, vous ne
manquerez de rien. » Au même moment on lui remettait une lettre contenant
cinquante sols : « Voilà ce que la Providence vous envoie. Partez. Peut-être
vous faudra-il souffrir... Souvenez-vous qu'il faut faire pénitence en cette
vie ou en l'autre... »
Sentant toute la portée
de cette exhortation, F. Nicolas demande alors, naïvement : « Père, comment
fait-on pénitence en cette vie ? » Sans rien dire, Montfort retrousse une de
ses manches et découvre une chaînette hérissée de pointes qui lui entraient
dans la chair. Le Frère avait compris. Il partit avec ses cinquante sols, prêt
à mendier son pain le long de la route.
Entre-temps, ne pouvant
prêcher, Montfort se retira chez les Jésuites pour y faire retraite. En
contemplant la Passion du Sauveur, il jetait, dans la balance divine, sa prière
et sa pénitence, plus efficaces encore que son action pour le salut du monde.
Le dernier jour, à l'intention de ses disciples de Nantes, il écrivit d'un seul
jet cette brûlante « Lettre aux Amis de la Croix » qui est un commentaire
lyrique et enthousiaste de la parole de l'Evangile : « Si quelqu'un veut venir
après moi, qu'il se renonce, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. »
A son retour, le F.
Nicolas retrouve le P. de Montfort chez M. d'Orville, subdélégué de l'Intendant
de Bretagne, qu'il venait d'engager avec toute sa famille, dans la récitation
quotidienne du Rosaire. Il ne ramenait point le mulet volé. Mais, fortuitement,
trois mois plus tard, quand il repassa par Rennes, Montfort reconnut sa bête
attelée à une carriole... Il le dit à ses amis qui versèrent la forte somme
pour qu'elle lui soit rendue.
Un Saint traverse la
Normandie
Pour la première fois,
Montfort entre dans cette province, attentif à toutes les occasions de prêcher
la Croix et le Rosaire, au gré de la Providence. A marches forcées, et le soir
déjà tombé, il arrive à Avranches, la veille de l'Assomption. Le lendemain, de
bon matin, il se présente à l'Evêque. Celui-ci est-il sous l'influence
janséniste ou prévenu par des rumeurs malveillantes venues de Rennes ? Ou bien,
trop méfiant, se croit-il en face de deux aventuriers comme il vient d'en passer
récemment dans le diocèse ? Toujours est-il qu'il dit à son visiteur, sans
daigner même regarder ses papiers : « Non seulement je ne vous permets pas de
prêcher dans mon diocèse, mais je vous défends d'y célébrer la messe. Le plus
grand service que vous puissiez me rendre, c'est d'en sortir au plus tôt. »
Ce refus brutal jette
dans le plus grand embarras l'homme de Dieu. Comment laisser passer ce jour
sans dire la messe en l'honneur de la Reine du ciel ? En homme de décision, il
loue une voiture qui part au galop en direction de Coutances. La première
paroisse, c'est Villedieu-les-Poêles, à 30 kilomètres, où il arrive, avec F.
Nicolas, un peu avant midi. A la porte du presbytère il faut parlementer, mais
le curé est une bonne âme qui se laisse facilement convaincre. Mieux encore,
après avoir vu notre saint à l'autel, il l'invite à prêcher à la cérémonie de
la soirée. Et c'est dans l'enthousiasme que les paroissiens de Villedieu
entendent parler de Marie et du Saint Rosaire. Une fois de plus, ce soir-là, Montfort
bénit Notre-Dame d'avoir mis tant de consolation au bout de son épreuve.
A Villedieu, il doit
prolonger encore son ministère le lendemain et le soleil est déjà haut dans le
ciel quand il peut repartir vers Saint-Lô. Aussi la nuit surprend-elle nos deux
voyageurs aux deux tiers de la route. A l'auberge d'un hameau ils demandent
gîte, mais, devant leurs mines de chemineaux, on les éconduit. Ils décident
alors de dormir tout près de là, au pied d'un poteau d'où pend une enseigne : «
La croix à la main. » A même la pierre, ils se drapent dans leurs hardes et
attendent le sommeil. Sous cette main caressant la croix — qui est si souvent
la sienne maintenant dans les statues de nos églises — et dans le silence de
cette lourde nuit d'été, Montfort ne dormit pas. Inspiré par l'enseigne qui, à
la moindre brise, crissait au-dessus de sa tête, il écoutait sa lyre mystique
lui chanter les couplets d'un nouveau cantique :
« J'ai
toujours la croix à la main
Dont le
pouvoir est si divin
Qu'il
m'élève à l'empire. »
A Saint-Lô, au couvent
du Bon-Sauveur où il se présente, le missionnaire s'informe des petites écoles
que les Sœurs y dirigent car il songe à une œuvre semblable pour ses Filles de
la Sagesse. Sa qualité de « prêtre de Saint-Sulpice » lui ouvre facilement les
portes de l'hôpital où il prêche, aux pauvres, une retraite de huit jours, et
celle de la splendide église Notre-Dame dans laquelle toute la ville accourt
pour une mission. Le succès est tel et les conversions si étonnantes que le
clergé lui-même s'écrie : « Quel est donc cet étranger qui vient d'arriver avec
un bâton pour tout bagage et qui attire à ce point la foule ? »
Son éloquence, certes,
était conquérante, mais ce qu'on ne voyait pas, c'étaient sa prière et sa
pénitence. Dans la maison du chapelain où il était hébergé, les Sœurs, au bruit
sourd des flagellations, se risquèrent, un soir, à regarder par les fentes de
la porte. Elles l'aperçurent à genoux, au pied de son crucifix, et le F.
Nicolas qui frappait si fort, sur ses épaules nues, qu'à chaque coup il pliait
en poussant un petit cri. Elles ne manquèrent pas de reprocher au pauvre Frère
de se livrer à une telle besogne. Tout confus, il répondit : « Croyez bien que,
pour moi, c'est une rude pénitence... Mais le Père me l'ordonne et ne me souffre
avec lui qu'à cette condition. »
La miséricorde de Dieu
ayant fait merveille, la mission se termina en triomphe par la plantation d'un
Calvaire. En partant, le missionnaire laissait le signe de notre Rédemption, en
plein ciel, sur l'horizon de cette ville qui avait accueilli son message avec
tant d'empressement.
La rencontre d'un véritable Ami
Informé des succès
apostoliques de Saint-Lô, l'Evêque de Bayeux chercha à retenir le P. de
Montfort lors de son passage à Caen. Mais attendu à Rouen par M. Blain, il ne
put accepter. Il avait hâte de conférer avec son ami d'enfance de l'avenir de
ses Instituts et de la marche des petites écoles qu'il venait de fonder à La
Rochelle.
Bien émouvante fut la
rencontre des deux prêtres. Depuis leurs années studieuses de Rennes et de
Paris, comme leur destinée a été différente ! Le temps les a marqués également
d'une austère gravité. Surtout Montfort qui, à 40 ans, porte, sur son visage
pâli, on ne sait quelle lassitude qu'accuse encore l'ardeur profonde du regard.
Il y a eu le poison, la maladie, les jeûnes réitérés, les veilles et les
pénitences continuelles, les travaux apostoliques excédant les forces normales
d'un homme... Il y a aussi, au contact permanent de toutes les misères, comme
un mimétisme de la peine des hommes à laquelle son cœur pitoyable l'a peu à peu
identifié...
C'est bien l'impression
qu'il produit sur M. Blain quand « il arrive sur le midi, avec un jeune homme
de sa compagnie, après avoir fait six lieues le matin, à pied et à jeun, une
chaîne de fer sur le corps et des bracelets à ses bras ». Il ne l'avait pas
revu depuis cette année 1703 où abandonné de tous, en plein Paris, il était, de
surcroît, humilié et repoussé de ses maîtres eux-mêmes. A cette date-là, il
était chanoine de Noyon et avait déjà des relations nombreuses dans un monde
dont il respectait les règles. Docteur en Sorbonne, il s'était attaché à la
personne de son évêque, Mgr d'Aubigné ; et il a suivi celui-ci à Rouen quand il
en a été nommé archevêque. Chanoine de la cathédrale, Inspecteur des Séminaires
et, depuis 1712, Supérieur ecclésiastique des Frères de Saint-Jean-Baptiste de
la Salle, voici qu'on lui propose une des cures les plus en vue du diocèse :
c'est un personnage important et, si l'on peut dire, installé...
Montfort a pu croire de
loin que son ami de jeunesse, demeuré toujours si fraternel pour lui, serait
une recrue de choix pour sa Compagnie de Missionnaires. Mais, en voyant son
train de vie et en l'entretenant, il comprend vite qu'il n'y faut pas compter.
Une loyale explication permet au moins à notre saint de se situer lui-même par
rapport à Jésus-Christ « qu'il veut suivre uniquement et le plus près possible
», et par rapport au monde dont il préfère se « singulariser », à l'imitation
des saints, et notamment des Apôtres qui n'ont pas craint d'entreprendre tant
de voyages pour prêcher l'Evangile au monde entier et d'arborer la Croix jusque
sur le Capitole.
Quant à son style de vie
missionnaire, il le veut, de parti pris, évangélique. La Sagesse qui convient «
aux hommes apostoliques est de procurer la gloire de Dieu aux dépens de la leur
et de se lancer dans plus d'une entreprise qui étonne d'abord et parfois même
scandalise... Lorsque ces hommes d'action sont bien accueillis par le monde,
c'est qu'ils ne font pas grand-peur à l'enfer. »
Le chanoine perdait pied
devant la vertu et la mystique de son ami. Mais il était loyal et de ferme bon
sens. S'il ne pouvait le suivre dans les sentiers ardus où il le voyait si
allègrement engagé, du moins pouvait-il lui faire part de son expérience
pédagogique dans la conduite des écoles chrétiennes et l'aider ainsi dans ces
œuvres nouvelles qui l'attendaient à La Rochelle. Il le présenta dans plusieurs
couvents qu'il dirigeait ; il lui demanda même d'adresser la parole à un groupe
de maîtresses d'écoles. Avec enthousiasme, Montfort chanta les gloires de la
virginité embrassée pour être tout à Dieu et aux âmes.
Puis, il conféra sur
tout ce qui concerne l'organisation d'une congrégation enseignante, au point de
vue religieux et pédagogique, s'initiant à tout, prenant avis sur tous les
détails et aimant à dire que t l'expérience est la grande maîtresse de bon
gouvernement ». De retour à La Rochelle, il se souviendra de ce qu'il a vu à
Rouen...
Après ce pèlerinage de
l'amitié où, providentiellement, il a pu ouvrir son âme à celui qui en sera le
meilleur témoin, dans quelques années, il retourne aux œuvres que le Seigneur
lui a inspiré d'entreprendre et qui demeurent toujours, à ses yeux, « l'affaire
de Dieu ».
« Par l'Ave Maria...
»
Non sans nostalgie, M.
Blain voit partir Montfort et le F. Nicolas sur le coche d'eau qui traverse la
Seine et la remonte jusqu'au village de la Bouille, dans un site splendide de
verdure et de pittoresque. A ce passage, il y a foule, car c'est jour de marché
: marchands et paysans, maquignons et harengères grouillent autour des
entassements de marchandises et de petit bétail. Dans le jacassement des
affaires, le Missionnaire entend fuser les propos grossiers et les chansons
lascives. Il n'en faut pas davantage pour le déterminer à une initiative
audacieuse.
Il se met à genoux, en
face du F. Nicolas, et invitant ses voisins à dire le Rosaire avec lui, il en
commence, à voix forte, la récitation. Après un moment de surprise, c'est une
grêle de persiflages et de moqueries. Mais, d'une voix imperturbable, nos deux
passagers continuent leurs Ave jusqu'à la fin du premier chapelet. Un calme
relatif s'étant fait autour de lui, Montfort renouvelle son invitation, et les
rires d'éclater à nouveau, mais plus gênés et plus courts : le respect des
choses de Dieu avait gagné peu à peu sur le respect humain. Tant et si bien
qu'à la fin du second chapelet tous acceptent de s'associer à la fin du
Rosaire. Quand celui-ci s'achève on n'entend plus que le clapotis du fleuve sur
les flancs du coche : la voix du Missionnaire s'élève alors pour rappeler à
cette foule, maintenant respectueuse, que nous sommes tous ici-bas des
passagers en route vers les rives de l'éternité.
Ayant appris cette
prouesse d'une personne qui faisait la traversée, Blain n'a pas manqué de la
relater pour montrer l'influence extraordinaire d'un homme tout rempli de Dieu.
Le fleuve passé, il marche à longues foulées, en direction de Nantes, l'esprit
rempli de ses projets de fondations et y intéressant continuellement le ciel
par la prière. « Il marchait la tête découverte, son chapeau sous le bras, par
respect pour la présence de Dieu, racontera plus tard le F. Nicolas ; et je
crois qu'il ne le perdait jamais de vue... Il lui arrivait même de se
prosterner la tête contre terre, sur la route, pour adorer le Seigneur. »
Et pour endormir la
lassitude, combien de fois ne faisait-il pas le tour de son Rosaire avec son
compagnon ? Celui-ci, à quelques lieues de Nantes, se sentit dans l'impuissance
physique d'avancer. « Alors, ce bon Père — qui voulait sans doute rentrer le
soir à la Cour Catuit — me pria, dit le Frère, avec toutes sortes d'instances
et un cœur tout paternel, de monter sur ses épaules... J'eus bien de la peine à
m'en défendre. Alors, il me fit quitter mon habit qui était fort gros et
embarrassant, le mit sur son épaule, le tenant d'une main, tandis que je
m'appuyais sur l'autre pour marcher. Et cela près de trois lieues... Et comme,
de temps en temps, nous trouvions des groupes de personnes qui venaient de Nantes,
ajoute le Frère, je lui disais : « Mon cher Père, que va dire tout ce monde ? —
Mon cher Fils, répondait-il, que dira notre Bon Jésus qui nous voit ? »
Au lendemain de son
arrivée à Nantes, Montfort court à Pontchâteau, avec le F. Jacques cette fois,
pour en ramener les « figures » de son Calvaire et les mettre en sécurité à
l'Hospice des Incurables. Puis il retourne à Rennes, avec le F. Nicolas, pour répondre
à une promesse qu'il avait faite à M. d'Orville. Depuis sa conversion, ce
magistrat trouvait insupportables les désordres auxquels se livrait une
jeunesse licencieuse sur une place écartée qui entourait sa maison. « Placez
donc une statue de la Vierge au-dessus de votre portail, lui conseille l'homme
de Dieu, et avec votre famille, n'hésitez pas à venir, dans la rue, réciter le
Rosaire devant elle. »
Le soir même, M. de
Montfort inaugura cette pratique et M. d'Orville promit de la continuer. Les
personnes pieuses du quartier s'y associèrent de plus en plus nombreuses. Mais
les libertins, survenant, il fallait les chasser pour que la prière ne fût pas
troublée. Et le gentilhomme que chacun pouvait voir un fouet à la main sentait
son amour-propre mis à rude épreuve.
Un soir, un attelage de
personnes de qualité, dont il est bien connu, vient à passer, pendant qu'il
prie avec les siens. Il voit leur surprise et les entend clabauder : « Voyez
donc le magistrat d'Orville qui récite le chapelet devant sa porte, en
compagnie de quelques bonnes femmes. » Alors, raconte-t-il lui-même, la rougeur
lui monte au front, son cœur se met à battre la chamade, et une sueur abondante
lui coule de tout le corps jusqu'à traverser ses habits. Cependant, fidèle à la
promesse faite au P. de Montfort, il continue de clamer ses Ave Maria de plus
belle. Et il remporta ainsi une double victoire sur le respect humain dont il
fut délivré et sur les impudents visiteurs qui n'osèrent plus reparaître dans
le voisinage.
N'ayant pu obtenir de
prêcher à Rennes, Montfort fit ses adieux à cette ville déréglée dans des
couplets célèbres où il lui prédisait un châtiment exemplaire. Six ans plus
tard, un immense incendie dévorait une grande partie des maisons, pendant dix
jours et dix nuits...
A travers les paroisses
du Nantais et de la Vendée où les foules accourent à son passage, pour
l'entendre encore parler des mystères de Dieu, il rejoint La Rochelle. En trois
mois, il vient de parcourir plus de trois cents lieues !...
XVIII - Les pauvres vont à l'école
Montfort avait participé
activement à l'éducation de ses frères et sœurs, au foyer, et s'était révélé,
au collège, un véritable apôtre de ses camarades. A Saint-Sulpice, l'occasion
lui a été donnée régulièrement de faire le catéchisme à la jeunesse de la
paroisse.
Comme aumônier, à
Poitiers, il est de droit, maître d'école, et il supplie les Administrateurs de
donner aux 200 enfants de l'hôpital un bon maître qui leur apprenne à lire et à
écrire et qui les forme à la piété. En attendant, il s'y consacre lui-même,
avec d'autant plus de sollicitude, que Mgr de la Poype, son évêque, met
l'éducation chrétienne au premier rang de ses devoirs épiscopaux.
Cependant, c'est au
cours de ses missions surtout qu'il touche du doigt la grande pitié des enfants
des campagnes et l'urgente nécessité des petites écoles pour les faire grandir
dans la foi et les bonnes mœurs. Aussi le ministère des catéchismes eut-il ses
préférences et y appliqua-t-il ses Frères le plus possible, selon leurs
capacités. Ce fut surtout le cas du premier d'entre eux, le F. Mathurin, qu'un
ancien biographe présente comme faisant « le catéchisme et l'école », avec M.
de Montfort.
D'ailleurs, n'est-ce pas
la mission que lui a donnée Clément XI ? Et lui qui voyait dans tout pauvre un
autre Jésus-Christ, comment ne serait-il pas attiré par les enfants que le
Sauveur aimait à bénir ? Aussi, « sa première occupation, fut-elle d'établir,
dans le cours de ses missions, des écoles chrétiennes pour les garçons et pour
les filles ». Et il disait que « ces écoles étaient les pépinières de
l'Eglise... où les enfants, comme de tendres arbrisseaux, étaient taillés et
cultivés avec soin et devenaient propres à porter de bons fruits »...
Mais les écoles valent
ce que valent les maîtres. Aussi, à la demande de son évêque, va-t-il se
préoccuper de trouver et de mettre en place des apôtres pour l'enfance.
Fondateur
d'écoles charitables
Tout en étant convaincu
de la valeur missionnaire de l'éducation chrétienne, « il attendait
paisiblement le moment providentiel » de passer à l'action. Or, « un jour,
réfléchissant... aux grands maux que l'hérésie... faisait à La Rochelle,
surtout par le moyen de l'instruction que quelques personnes, infestées de
l'erreur, prétendaient donner à la jeunesse, il lui vint à l'esprit que
l'Etablissement des écoles chrétiennes... serait le remède le plus sûr et le
plus efficace à ce grand mal ».
Il fait approuver son
projet par Mgr de Champflour : Ouvrir des écoles charitables, qui recevront
gratuitement les enfants pauvres, et dans lesquelles la formation sera assurée,
sous le contrôle de l'évêque, par des maîtres et des maîtresses donnant toute
garantie au point de vue de la doctrine et des mœurs. Il songe ici, d'abord, à
ses Frères et aux Filles de la Sagesse.
L'évêque se charge de
procurer les locaux. On les trouve dans la maison de M. Clémençon, le marchand
drapier chez qui le Missionnaire a logé avant de se retirer à Saint-Eloi. Cette
maison est bientôt distribuée en salles de classe, et, au bout de quelques
mois, l'école peut s'ouvrir. Le prêtre qui en assure la direction dit la messe
à la fin de la classe et confesse les enfants, tandis que les maîtres, formés
par le Missionnaire lui-même, se chargent de les instruire.
Avec la précision et la
prudence qu'il a coutume d'apporter dans l'organisation de ses missions,
processions ou confréries, le Fondateur entre dans tous les détails (conditions
d'admission, horaire des classes, programmes des études et des exercices de
piété, récompenses et punitions...), « comme si toute sa vie il avait été
employé à gouverner des enfants ».
Dans chaque salle, neuf
bancs, disposés en gradins, portent le nom des neuf chœurs des anges, en sorte
qu'en enseignant, le maître garde tout son monde sous les yeux. Et sur chaque
banc, un moniteur est chargé de faire répéter et réciter les leçons. Quand il
est à La Rochelle, Montfort vient « tous les jours aux petites écoles pour
styler les maîtres à la discipline et à la méthode d'enseigner ».
Les résultats ne se
firent pas attendre. « Toute la ville, dit un chroniqueur, fut surprise du
prompt changement qui se fit, par ce moyen, dans le peuple. Les enfants,
constamment occupés et retenus, étaient devenus l'édification de ceux dont ils
étaient auparavant le fléau. »
Ainsi, les pauvres vont
être évangélisés et dans un style de pure gratuité. « Il défendit absolument
aux maîtres d'école de ne rien demander aux enfants ou à leurs parents, ni
argent, ni présents, directement ou indirectement, car ce serait une
prévarication notable pour un maître de contrevenir à cette règle. »
Le
premier Missionnaire de la Compagnie de Marie
Mgr de Champflour
invite, un jour, le P. de Montfort à s'occuper d'une région pauvre et
délaissée, au sud-ouest de son diocèse. Sitôt l'école des garçons lancée, il
s'y rend, par des chemins de traverse quasi impossibles en cette saison
d'hiver. A Fouras, au milieu de gens ignorants, durs, enfouis dans leurs soucis
matériels, dans l'île d'Aix, où toute la garnison, officiers en tête, vient à
la mission, et dans plusieurs autres paroisses, aux mœurs déplorables, où les
gens font pâturer leurs bestiaux dans le cimetière et se servent de l'église
comme d'une grange pour y battre et serrer leurs récoltes, il doit faire
péniblement son œuvre d'évangélisation, toujours avec le même entrain
apostolique.
Rappelé à La Rochelle
pour y installer ses Sœurs, il y multiplie ses prédications. Pendant le sermon
qu'il fait le 2 février, chez les Dominicains, on le voit se transformer et
s'envelopper d'une nuée rayonnante à tel point que l'assistance continue
d'entendre sa voix sans apercevoir ses traits. Au cours d'un autre sermon, chez
les Sœurs de la Providence, il s'arrête, tout à coup, pour dire : « Je sens que
la Parole de Dieu me revient. Il y a ici quelqu'un qui me résiste, mais cet
homme ne m'échappera pas ! » Or, dans l'auditoire, un jeune prêtre, qui vient
d'entrer, se sent intérieurement visé par cette apostrophe.
Ancien élève du
Séminaire du Saint-Esprit, où il se trouvait, en 1713, lors de la visite de
Montfort, il a demandé à l'Archevêque de Paris des pouvoirs pour partir aux
Missions étrangères et il arrive à La Rochelle en vue de s'y embarquer pour les
Indes. Inquiet sur la validité des pouvoirs qui lui ont été accordés, il
cherche à consulter, auparavant, Mgr de Champflour et M. de Montfort. Et c'est ainsi
qu'il est entré, fortuitement, dans cette chapelle au moment d'un sermon.
Rejoignant le
Prédicateur à la sacristie : « Sans doute est-ce moi que visait votre
apostrophe ? », lui demande-t-il. Et d'expliquer son cas. Montfort venait de
lire une lettre dans laquelle un prêtre, qui avait promis de l'aider, se dérobait...
« Vous êtes le remplaçant que le Bon Dieu m'envoie, lui dit-il, tout de go. Il
faut que vous veniez avec moi pour que nous travaillions ensemble ! —
Impossible ! Je suis engagé sur un vaisseau comme aumônier. Le capitaine m'a
avancé cent écus... — Qu'à cela ne tienne ! Monseigneur lui remettra cet
argent... »
Et M. Vatel — c'est le
nom de ce jeune prêtre — qui connaît bien les intentions et les projets de
Montfort, se laisse conduire chez Mgr de Champflour. L'évêque confirme la
décision prise et avance de quoi désintéresser le capitaine... C'est ainsi, que
sur l'appel impératif de l'homme de Dieu, il va désormais être son fidèle
auxiliaire et le premier membre de la Compagnie de Marie.
La
Sagesse à La Rochelle
De Saint-Lô, Montfort
avait écrit à Sœur Marie-Louise pour lui demander de se préparer à quitter
l'hôpital de Poitiers et de venir à La Rochelle faire l'école aux petites
filles. D'hospitalières, devenir enseignantes, et dans une autre Province,
c'est, pour les Sœurs, une double inconnue qui les jette dans le trouble et
l'hésitation.
Courant d'une mission à
l'autre, Montfort attendait la réponse de ses Filles. Au bout de quelque temps,
il leur mande, à nouveau, de la part de Monseigneur, cette fois, « de venir
commencer l'ouvrage tant désiré » des écoles, même s'il faut vaincre beaucoup
de difficultés et prendre « une route toute parsemée d'épines et de croix ».
Ces « épines », pour
Marie-Louise, c'est sa mère qui se refuse à la laisser partir, et son père qui,
tout en acquiesçant, demande que l'évêque promette aux deux Filles de la
Sagesse « entretien et protection ». Ce sont aussi les administrateurs qui ne
consentent pas à perdre celle qui est la clef de voûte de l'organisation dans
l'hôpital. Et encore Mgr de la Poype, l'aumônier, Catherine Brunet elle-même,
désorientée par cette obédience...
Un tel barrage eût été
infranchissable si Marie-Louise n'eût entendu
de son confesseur le P. Carcault, ces mots décisifs : « Allez, de ce pas,
arrêter deux places dans le coche... Et partez, aujourd'hui même ! » Alors,
tous les obstacles s'effondrèrent comme château de cartes. Et ce fut la
généreuse Catherine, elle-même, qui poussa sa Mère dans la voiture, en criant :
« Fouette, cocher ! »
A La Rochelle, déception
! Pas de Père pour les accueillir, ni de maison prête pour les recevoir. Sous
un toit d'emprunt, elles se posent questions sur questions, auxquelles le Père,
en pleine mission à Taugon, ne peut répondre que par lettre, de manière brève
et austère.
Et pourtant son cœur est
près de ses Filles dans la peine... Il ne tarde pas à les rencontrer
longuement, d'ailleurs, dans le recueillement du Petit-Plessis, maison de
campagne des Jésuites. Alors, exultant, il leur dit que l'heure de la
Providence est venue. Et nommant Marie-Louise Supérieure, il lui montre dans
l'aire, une poule qui rassemble ses poussins sous ses ailes : « Voyez, ma
Fille, avec quelle bonté elle en prend soin ! C'est ainsi que vous devez vous
comporter avec toutes les Filles dont vous allez être la Mère ! »
L'école des Sœurs se
remplit vite des petites pauvres de la ville. Le Père y multiplie ses visites
pour voir si tout s'y déroule bien selon les règles qu'il a données. Sa joie
est grande d'entendre des enfants s'interpeller dans la rue : « Où vas-tu à
l'école ? Chez les Filles de la Sagesse ! » En plus du dépouillement et de
l'austérité de leur nouvelle vie, il y eut, au début, la lassitude des longues
journées avec de petites filles déguenillées et turbulentes. Mais cela dura peu
et, dans la ville, on ne tarda pas à admirer l'éducation donnée dans l'école
des Sœurs.
Si bien que, la même
année, deux postulantes s'ajoutent à leur Communauté. En même temps qu'il leur
promet la robe grise, le Fondateur met au point, dans sa solitude priante, ces
Règles d'une haute inspiration et d'une admirable mesure, qui seront le grand
instrument de sanctification des phalanges à venir. Dûment examinées par le P.
Recteur des Jésuites et approuvées par Mgr de Champflour, il les présenta à
Marie-Louise, en disant : « Recevez cette Règle, ma Fille, observez-la et
faites-la observer à celles qui vivront sous votre conduite. »
Les Sœurs s'appellent
désormais « la Communauté de la Sagesse pour l'instruction des enfants et pour
le soin des pauvres ». Les enfants sont là entre leurs mains et bientôt elles
retrouveront les pauvres, qu'elles ont momentanément quittés, à l'hôpital de La
Rochelle et à celui de Poitiers...
Sur les
brisées du diable
Le Vendredi Saint de
1715 Montfort commence à Saint-Amand-sur-Sèvre une mission qui va durer plus de
40 jours. Le diable, exploitant la crédulité de ce peuple avait brouillé
inextricablement les familles entre elles. On s'y accusait mutuellement de se
livrer à des maléfices et de jeter des sorts sur les récoltes, les bestiaux et
les personnes elles-mêmes.
Dans ces superstitions,
le Missionnaire a flairé tout de suite les influences du Malin qui cherche à
maquiller la foi vivante des chrétiens et à semer dans leurs cœurs l'ivraie
vivace des inimitiés. Sur une femme qui a des comportements étranges, il croit
même devoir pratiquer les exorcismes prévus par l'Eglise. Et quelle n'est pas
sa surprise de l'entendre lui répondre en latin à toutes les questions qu'il
lui pose. En offrant pour elle le Saint Sacrifice et en l'associant à sa prière
par quelques exercices de piété, il la débarrasse d'infestations suspectes et
la rend saine et joyeuse à sa famille.
Le diable a beau jeu
quand il peut pêcher dans l'eau trouble de la religiosité populaire : la foi,
la prière, les sacrements eux-mêmes se contaminent d'esprit magique et finissent
par faire bon ménage avec les pires désordres. Aussi, pour éclairer ces braves
gens, le Missionnaire expose, à loisir, la doctrine chrétienne sur les démons
et leurs œuvres de ténèbres, et leur montre comment se dégager de leurs
emprises funestes.
En même temps, il leur
fait toucher du doigt la présence agissante du Dieu d'amour. On lui amène des
malades, il récite sur eux une page d'évangile, et plusieurs s'en retournent
guéris. Les voisins qui vivent dans une méfiance réciproque sont invités à
renoncer à toute vengeance occulte et à faire publiquement leur réconciliation.
Et tous doivent contribuer à nourrir les pauvres de la paroisse : sur une
table, bien en vue dans l'église, les familles viennent, tour à tour, déposer
un pain aux pieds du Saint Enfant Jésus. Un autre jour, hommes et jeunes gens
se rassemblent avec outils et attelages, pour entourer le cimetière d'un mur
qui empêchera le bétail de venir paître sur les tombes, ou pour édifier un
calvaire ou une chapelle à la Vierge devant laquelle commence aussitôt la
prière quotidienne du Rosaire.
Ainsi, émergeant des
pénombres douteuses propices aux diableries, Saint-Amand, en ces fêtes de
Pâques, fleurit dans un véritable climat d'évangile. Contagieuse, la confiance
gagne les paroisses voisines, et bientôt l'église est insuffisante pour les
prédications. Entraînant les foules à sa suite, Montfort plante sa chaire au
pied d'un grand arbre. Et comme on s'en rapproche le plus possible pour ne rien
perdre du sermon : « Ne vous pressez pas tant, crie-t-il. Dieu m'a donné la
grâce de me faire entendre de tout mon auditoire. »
N'ayant comme
auxiliaires que deux jeunes prêtres, il a dû assumer tous les sermons et tous
les catéchismes. Et c'est à bout de ses forces que, la mission finie, il
rejoint le château de la Treille, près de Cholet, où Mlles de Bauveau lui
offrent une résidence pour s'y reposer. Mais à peine y est-il rendu que les
fidèles de La Séguinière courent à lui : comment refuserait-il d'aller prier
avec eux et de les exhorter devant Notre-Dame de Toute-Patience ? Les
rassemblements deviennent tels qu'en accord avec le clergé il organise avec
gens en costumes, militaires, musiciens une procession générale fort colorée, à
laquelle toute la région accourt et participe...
Son véritable repos, il
va le prendre sur les routes en se rendant à pied, d'abord à Nantes où
plusieurs œuvres, confréries, hospice, école attendent ses directives ; puis,
de là, à Fontenay-le-Comte, capitale du Bas-Poitou, qui va être, pendant cette
fin d'année, le théâtre de son apostolat.
Dans la
capitale du Bas-Poitou
Sur les dernières
collines du Bas-Bocage, d'où descend la rivière Vendée, la Réforme a poussé de
vigoureuses racines. Encore vivace, l'hérésie suscite une opposition diffuse et
amère contre tout ce qui est catholique. Par Mervent, où il se fait la main à
ce milieu nouveau, Montfort arrive à Fontenay où il a promis de commencer ses
prédications le 25 août. L'affluence est telle qu'il ne retient que les femmes
pour une première mission.
En raison d'un prochain
changement de garnison, les soldats, cependant, obtiennent de participer à la
mission des femmes. Cela entraîne une aventure qui va faire grand tapage dans
la ville. Tout était fort bien parti. Le commandant, aussi chatouilleux
d'humeur que d'honneur, faisait conduire ses hommes à l'église Saint Jean où
une place leur était réservée. Montfort leur donnait même une part active dans
la mission : l'un d'eux, de sa voix d'or, entonnait les cantiques et souvent la
musique les accompagnait. Puis n'avait-il pas composé, pour eux, un chant dont
l'allure martiale plaisait à tous ?
Un soir, le commandant
est lui-même au fond de l'église et s'y tient négligemment, accoudé sur le
bénitier. Rentrant par la même porte, Montfort voit, de dos, cet homme qui,
ayant gardé son chapeau sur la tête, s'administre de bonnes prises de tabac,
éternue bruyamment et rit avec désinvolture. Sans l'avoir reconnu, il va vers
lui et lui rappelle que la mission est réservée aux femmes. Piqué de la
remarque, l'homme se redresse et réplique avec éclat :
« Pour qui me
prenez-vous ? Cette église est à tout le monde et j'ai autant de droits de
rester ici que vous... » Et la main à la garde de son épée, comme pour défendre
sa place : « Je ne sortirai pas d'ici », cria-t-il.
Surpris par cette
réaction violente, Montfort dit : « Soit ! Restez pour aujourd'hui, mais n'y
revenez pas demain ! Après cette mission, j'en ferai une pour les hommes... »
Le commandant vit-il,
dans cette concession, un manque de parole ? « Je reviendrai demain, malgré
vous, cria-t-il, d'une voix tonitruante et rouge de colère... Les églises ne
sont pas faites pour les chiens, mais pour les chrétiens ! De quel droit
pourriez-vous m'en empêcher ?
— Au moins, Monsieur,
dit le Missionnaire, suppliant, n'y commettez point d'immodesties... »
Mais l'officier ne
prisait pas plus les avertissements que les ordres... Et, en lançant une bordée
d'injures, il sort à moitié son épée et menace d'en percer le pauvre prêtre
qui, sans mot dire, se met à genoux et baise la terre en expiation de cette
colère impie...
A ces altercations,
l'assistance avait reconnu la voix du commandant et commençait à craindre, car
sa fureur allait croissant. Des femmes accoururent alors, cherchant à entourer
le Père et à refouler l'officier. Il n'en fallut pas davantage pour le rendre
plus agressif encore contre le missionnaire. Il se jette brutalement sur lui,
et le prenant à la gorge, il lui assène deux coups de poings si violents que M.
de Montfort se sent défaillir et s'écrie : « Femmes, à moi ! »
« Soldats, à moi ! »
lance, de son côté, le commandant. Aussitôt, dans l'église, ce fut une affreuse
mêlée avec des cris épouvantables. Tremblant de peur et craignant le pire pour
M. de Montfort et pour les femmes, M. des Bastières — c'est lui qui l'avoue —
se précipita du sanctuaire dans la sacristie pour s'y réfugier. Deux soldats,
qui connaissaient les fureurs de leur chef, l'y suivirent, le suppliant de
témoigner qu'ils étaient innocents du meurtre qui allait se commettre... Et,
traînant des meubles devant la porte, ils se barricadèrent et attendirent...
Au bout d'un quart
d'heure cependant, il se fit un profond silence...
Ouvrant la porte, M. des Bastières vit les femmes, à leur place, et M. de
Montfort en chaire, pâle comme un mort, mais calme et souriant. Il prêcha
pendant une heure avec la même présence d'esprit que d'habitude...
Mais l'officier et ses
soldats, repliés dans le cimetière, l'attendaient à sortir, sabre nu à la main.
Nouvelle scène des femmes qui supplient M. de Montfort de ne pas quitter
l'église... S'étant décidé à partir quand même, il passa au milieu des injures
et se rendit à la Providence, escorté par une troupe féminine.
Faisant alors cerner la
maison du missionnaire par un peloton de soldats qui avaient l'ordre de le
garder prisonnier, le commandant du Ménis partit faire son rapport à l'évêque,
en vue d'obtenir une condamnation. Or, le lendemain matin, le prisonnier, sans
que personne l'ait vu sortir de chez lui, se présentait, à la sacristie, pour
dire sa messe à l'heure habituelle. Et la condamnation ne vint pas. Mgr de
Champflour ne voulut pas se prononcer sans entendre l'accusé. Et c'est le curé
de Saint-Jean qui l'informa exactement des faits.
Même justifié aux yeux
de tous, le missionnaire n'en pleurait pas moins le départ des soldats qui, non
seulement ne reparurent pas à la mission, mais durent, selon l'ordre de leur
chef vindicatif, se rassembler dans une maison voisine de l'église pour y jouer
et chanter des airs profanes, afin de braver le Père et de troubler les
cérémonies.
Cependant Dieu ne manqua
pas de consoler son apôtre de l'hostilité ouverte ou cachée de ses ennemis, en
multipliant, sous ses pas, les signes de sa puissance et de sa miséricorde. La
fille du trésorier de l'église, sur laquelle il récite un évangile, se relève
guérie d'une longue maladie ; deux personnes en vue dans la société de Fontenay
abjurent le protestantisme ; un grand chaudron populaire, alimenté par les
aumônes de tous, permet de nourrir les pauvres de la ville et de les avoir tous
au catéchisme... Enfin, un grand calvaire est planté, au pied duquel viendront
prier les Vendéens de l'Armée catholique et royale aux jours sombres de la
Révolution.
L'Ermite
de Mervent
Au début de l'été,
Montfort avait prêché une mission à Mervent, petite paroisse pauvre dans un
cadre pittoresque de forêt, entre les deux affluents de la Vendée, la Mer et le
Vent. Après y avoir restaure laborieusement l'église paroissiale et la foi des
âmes, et non sans y accomplir maints prodiges qui ajoutent encore à sa
notoriété, il s'éprend à nouveau de solitude et de vie cachée, loin des vains
bruits du monde. Besoin de repos physique, attrait de l'intimité de Dieu et de
Notre-Dame, aspiration d'une âme toute surnaturelle à respirer plus
profondément dans une prière que rien ne brise ou ne détende ? Tout cela à la
fois, sans doute.
Or la forêt est là,
toute proche, qui l'invite à entrer dans ses sentiers secrets, sa lumière verte
et sa paix végétale. Avec l'agrément de Mgr l'évêque et de l'Intendant des
Finances — car c'est le domaine royal — il élit domicile sur un versant abrupt
appelé la Roche aux Faons. En juillet, la température est douce : il aménage
une grotte pour y prier, écrire et dormir. Au-dessus, une clairière, où il peut
jardiner en écoutant chanter les oiseaux et les mille bêtes de l'herbe. Il rêve
d'y bâtir une chapelle et, en attendant, il y dresse une croix rustique.
Quelques mètres plus bas, une source, dont il capte l'eau dans un bassin de
granit. A travers les fûts de chênes et de châtaigniers, des échappées
lumineuses sur une étroite vallée au fond de laquelle on entend le tic-tac du
moulin de Pierre-Brune.
Par les prés, chaque
matin, il se rend à l'église pour y célébrer sa messe. Et c'est ensuite une
longue journée de contemplation dans ces décors naturels où tout lui rappelle
la vertu, « les rochers, la constance, les bois, la fécondité, les eaux, la
pureté, et les oiseaux, la diligence », où tout lui découvre « la trace
constante » du Créateur :
Joignons-nous,
chastes tourterelles,
Gémissons dans ce désert,
Gémissons dans ce désert,
Soupirons de
concert,
Vers Dieu,
vers la vie éternelle.
Quand je
vois la vitesse
De ce petit
levraut,
J'accuse ma
paresse
A chercher
le Très-Haut.
Après la mission de
Fontenay, l'homme de Dieu revient dans cette solitude qu'il aime. Et les gens,
heureux de son retour, lui apportent volontiers de la nourriture et lui offrent
leurs services. La grotte ouvrait sur le nord et le vent s'y engouffrait
brutalement. Des équipes vinrent avec des outils et des matériaux : après avoir
fait sauter quelques souches elles entreprirent d'élever une murette protégeant
l'entrée de la grotte...
Les écoles de La
Rochelle et une retraite aux religieuses de Notre-Dame à Fontenay l'arrachèrent
de nouveau à son ermitage. Quand il y revint, les feuilles avaient pris leurs
riches couleurs d'automne avant de mourir. Puis, pendant le mois d'octobre, il
doit reprendre encore son dur labeur de missionnaire dans la paroisse voisine
de Vouvant. Mais, pour la première fois, c'est avec deux prêtres qui formeront
le premier noyau de la Compagnie de Marie, MM. Vatel et Mulot.
En y arrivant, dit une
tradition locale, il frappe à la porte de la mère Imbert et lui demande à
manger pour l'amour de Dieu. « Hélas ! je n'ai rien à vous offrir ! gémit la
vieille femme. — Que si ! lui dit le Père. Il y a un magnifique cerisier dans
votre jardin. Allez donc y cueillir des cerises pour nous rafraîchir. » Croyant
à une plaisanterie et cependant aguichée par une telle promesse, elle va voir
et revient toute joyeuse : « C'est vrai, dit-elle. Mon cerisier est en fleurs !
— H y a même des fruits, affirme Montfort, retournez voir ! » De fait, il y
avait une belle récolte de cerises dont la mère Imbert remplit un panier pour
ses hôtes, à qui elle servit aussi un bon repas. Sitôt les missionnaires
sortis, elle courut encore au jardin, mais, hélas ! il ne restait plus sur son
cerisier que des feuilles couleur d'automne...
L'accueil réticent de la
mère Imbert marquait déjà celui de la paroisse de Vouvant où le diable tenait
en mains bien des gages. Un autre signe en fut donné dans une jeune fille, très
pieuse pourtant, dont les faits et gestes révélaient une influence occulte.
Soumise aux exorcismes, dans l'église, elle s'écria : « Tu crois être seul avec
moi, mais tu te trompes ; il y a des malins dans le clocher qui veulent savoir ce
que tu diras et ce que je te répondrai. » On ne tarde pas à y découvrir
quelques libertins qui s'en échappent tout penauds. L'homme de Dieu comprend
que le diable veut s'amuser de lui, et il se lance à fond dans la mission que
bloquent des pécheurs scandaleux. Et c'est la possédée qui, en dénonçant
publiquement certains de leurs crimes, provoque la conversion de plusieurs
d'entre eux.
Mais après avoir semé
dans les larmes, le missionnaire voit se lever de beaux témoignages
évangéliques dans les Associations qu'il vient de fonder. Et grâce à la
libéralité de Mme de la Brûlerie, de la lieutenante de Vouvant et d'une bonne
femme, il reçoit en legs deux boisselées de terre et deux maisons dans
lesquelles il songe déjà à rassembler ses Pères et ses Frères en communauté,
ainsi que cela ressort de son Testament.
Ce projet de s'installer
à Vouvant souda-t-il entre elles les oppositions larvées de ses ennemis dans la
région ou déclencha-t-il l’intervention d'une administration pointilleuse
contre les aménagements de son ermitage dans la forêt ? Toujours est-il que le
28 octobre, comme il achevait d'entourer sa grotte en vue de l'hiver, trois
agents du Roi se présentèrent pour enquêter... Ils finirent par dresser un long
et ridicule procès-verbal constatant qu'il y avait « usurpation de Sa
Majesté... ».
S'ils réussirent à ôter
au vagabond de Dieu jusqu'à la pierre sur laquelle, dans ce coin délaissé du
domaine royal, il espérait reposer sa tête, ils ne purent effacer, cependant,
le souvenir de son pieux séjour en ce lieu qui est toujours demeuré, depuis, la
Grotte du Père de Montfort...
XIX - Vers les lendemains de Dieu
A Fontenay, pendant la
retraite aux religieuses de Notre-Dame, un jeune prêtre s'était présenté à M.
de Montfort : il s'appelait René Mulot et venait de Saint-Pompain où son frère
était curé. Comme vicaire à Soullans, dans le diocèse de Luçon, il s'était
entretenu souvent du grand missionnaire avec M. le Curé de La Garnache, son
voisin. Et les fruits extraordinaires des récentes missions de Fontenay, son
pays natal, lui avaient fait concevoir pour lui la plus fervente admiration.
Aussi est-ce par son
entremise que son frère le demandait pour une mission dans sa paroisse. A la
requête qu'il lui en présentait, Montfort s'excusa d'abord... Mais comme il la
renouvelait avec insistance : « J'irai à Saint-Pompain, lui dit-il, si vous
acceptez vous-même de travailler avec moi, le reste de vos jours. » La
condition posée — le don total de soi-même dans le dur labeur missionnaire —
était paradoxale pour ce petit vicaire timide et maladif. Cependant, pour
réussir dans sa démarche, il n'osa refuser tout à fait... Il se contenta
d'objecter. « Asthmatique et à moitié paralysé comme je suis, et avec de
continuels maux de tête, je ne vois pas quel auxiliaire je pourrais être pour
vous ! — Ayez confiance ! reprend Montfort. Dès que vous commencerez à
travailler au salut des âmes, tous vos maux disparaîtront. »
Et c'est ainsi qu'avant
d'amener M. de Montfort à Saint-Pompain, le jeune vicaire au repos s'en était
allé, avec M. Vatel, à la mission de Vouvant, dans laquelle, un mois durant, il
avait vécu dans l'intimité du Père et la confidence de ses projets...
Par le
moyen des cantiques
Dès ses débuts, Montfort
a eu l'intuition des puissances de rêve, de communion et d'action contenues
dans le chant populaire. Aussi l'avons-nous vu faire chanter les foules suivant
les circonstances et les besoins de ses auditoires. A la fin de sa carrière, il
est passé maître en l'art du cantique qui plaît, qui éclaire et qui entraîne. C'est
ce que nous allons constater à Saint-Pompain où il arrive au début de décembre
1715.
Les premiers frimas l'y
ont précédé et les gens sont au coin du feu. Ni leur souci de la religion,
émoussé par une vie molle, ni le zèle de leur curé, plus fonctionnaire correct
que véritable pasteur d'âmes, ne sont suffisants pour les en arracher. Voici,
pour ébranler cette inertie, le « Réveil-matin
de la Mission » que le F. Jacques s'en va chanter, de sa belle voix, à
travers le bourg et les hameaux :
Chers
habitants de Saint-Pompain,
Levons-nous
de grand matin :
Dieu nous
appelle à son festin.
Cherchons la
grâce,
Qu'il vente
ou qu'il glace,
Cherchons la
grâce et l'amour divin !
Remuez-vous,
gens paresseux,
Malgré
l'éloignement des lieux,
Cherchons la
grâce à qui mieux, mieux.
Cherchons la
grâce,
Qu'aucun ne
se lasse,
Cherchons la
grâce, achetons les cieux !
Mis en bonne humeur et
en curiosité par ces couplets qu'ils se renvoient de porte à porte les
paroissiens viennent à l'église de plus en plus nombreux. Mais il y a un gros
obstacle à une véritable communion chrétienne entre eux : l'inimitié
scandaleuse entre le curé et deux personnes influentes, dont le fermier
général. Un matin, Montfort aperçoit celui-ci dans l'église où il récite
pieusement son chapelet avec l'assemblée. Après l'avoir instamment recommandé à
Marie, il se dirige vers lui, l'embrasse, le félicite de l'édification qu'il
donne à la paroisse, puis ajoute discrètement : « Ne voulez-vous pas aussi
pardonner aux deux personnes que vous savez ? » Pris de court, l'homme promet,
sur-le-champ, de faire cesser le scandale. Et, de fait, il ne tarde pas à
inviter à sa table et à traiter en amis ceux que, depuis longtemps, il ne
cessait de maudire...
Cependant, M. le Curé
lui-même n'est pas entré dans le climat de la mission. Il assiste à tous les
sermons, sans doute, car il est soucieux d'une certaine façade, mais son cœur
est sans foi, sans piété et sans amour. Or, un soir, du fond de l'église, monte
la voix chaude et mélodieuse du F. Jacques entonnant le cantique : « J'ai perdu
Dieu par mon péché. » Les couplets se succèdent, bouleversant le cœur du curé
dans sa stalle. A la fin du sermon qui suit, sur le péché mortel, il n'y tient
plus et va se jeter aux pieds du missionnaire pour lui faire, en larmes, la
confession générale de sa vie. « C'est le cantique du F. Jacques qui a opéré ma
conversion », dira-t-il souvent, plus tard.
Pour les enfants que le
F. Jacques prépare aux fêtes de Noël, Montfort compose cet autre cantique de
naïve tendresse qui fait merveille sur leurs lèvres : « Que j'aime ce divin
Enfant ! » Et l'on imagine sans peine, au milieu de l'assemblée ravie,
s'avançant vers la crèche où trône le « Petit Jésus », la pieuse théorie des
garçons et des filles qui chantent, tour à tour, de leurs voix pures : « Je
l'aime ! Je l'aime / » De telles heures font jaillir une vie nouvelle dans le
cœur de tous. Et quand, à la piété des enfants, s'ajoute l'édification donnée
par les Pénitents et les Vierges, dans toute la ferveur de leur premier engagement,
c'est avec d'autres yeux que le curé lui-même regarde ses paroissiens.
Il y avait encore un
point noir à l'horizon, le dernier dimanche de l'année. Ce jour-là, de temps
immémorial, se tenait une grande foire où non seulement la religion ne comptait
guère, mais où l'on dansait et s'esbaudissait beaucoup plus qu'on ne traitait
d'affaires. Comment faire cesser cette profanation du jour du Seigneur ? S'il
était possible d'obtenir ce renoncement d'une paroisse en mission, comment
empêcher les charlatans, colporteurs et danseurs d'envahir les rues et places
ce dimanche-là ? Hardiment, Montfort va le tenter.
Dans une procession
qu'il organise, toute la paroisse doit, en priant et chantant, sillonner les
lieux de la foire le temps qu'il faudra pour submerger forains et badauds. Et,
pour donner du mordant aux fidèles, voici encore un cantique de circonstance :
« La déroute des danses abominables et foires païennes de Saint-Pompain. »
C'est un chant de combat pour ceux qui seront dans le défilé et une leçon pour
ceux qui le verront passer. Et c'est ainsi que, à l'heure de l'affluence, les
paroissiens en bel ordre, derrière leur croix et leurs bannières, obligèrent la
foule frivole et ses amuseurs à déguerpir, comme devant une charge de police.
Quand on a engagé une
population dans de tels partis pris, on peut lui demander de suivre la croix
pieds nus, en plein hiver, et de la planter chez elle dans un dernier triomphe.
Là encore, payant d'exemple, l'homme de Dieu prêche dans la cour du château,
huche sur des fagots d'épines et, les pieds sanguinolents, marche en tête du
cortège en chantant : « Vive Jésus ! vive sa Croix ! » M. Mulot, témoin du
renouveau chrétien suscité en quelques semaines à Saint-Pompain, se félicita
d'y avoir appelé le P. de Montfort. Et il comprit mieux, lui-même, après cette
expérience missionnaire, vers quel avenir apostolique Dieu l'appelait.
Les
souvenirs d'une châtelaine
De Saint-Pompain
Montfort se rendit à la paroisse voisine de Villiers, en portant la Bible en
procession, sous un dais, comme le Saint Sacrement. C'était dans ce pays rempli
de huguenots, une manière d'affirmer le culte rendu, par les catholiques, à la
Parole de Dieu. La châtelaine du lieu, Mme d'Orion, nous a laissé quelques
instantanés curieux des faits et gestes du missionnaire.
Comme elle a entendu
beaucoup de « mômeries » et « d'étrangetés » sur son compte, elle décide
d'abord de se tenir à l'écart de la mission. Cependant, « pour le bon exemple
», elle vient, avec son mari, résider dans le bourg même, non sans se promettre,
d'ailleurs, de belles occasions de divertissement. On devine avec quelle malice
fureteuse cette jeune femme de 25 ans a dû ouvrir les yeux...
Elle est assidue aux
trois sermons quotidiens et aux repas que Montfort prend, chez elle ou dans la
maison de sa belle-mère. « Avec un ou deux pauvres à ses côtés qui, parfois,
étaient bien dégoûtants, il partageait tout ce qu'on lui servait, et toujours
il leur donnait ce qu'il croyait être le meilleur morceau... Les grâces dites,
il les embrassait et les conduisait jusqu'à la rue, son chapeau sous le bras...
»
Un jour, profitant de
son absence, elle soulève la couverture de son lit et s'aperçoit, avec frayeur,
qu'il couche sur des fagots de sarments... En dépit de sa vie austère,
toutefois, et de ses longues oraisons, elle trouve « cet homme très gai dans
ses conversations, et tout aussi amusant qu'édifiant »... Pour tâter son
humeur, elle badine souvent, lance des propos mondains ou des ritournelles
légères, mais loin de s'en effaroucher, ce « bon prêtre » ne lui fait que « des
réparties souriantes ou des morales très douces... »
En face de cet homme qui
a « grand air » et dont la personnalité est, à la fois, si sincère et si
accorte, la voilà, au bout d'une quinzaine, prise d'une telle sympathie qu'elle
entre à fond dans la mission. Il est tellement évangélique en chaire et au
saint tribunal où il apparaît « comme un ange de Dieu » ! Aucune étroitesse,
aucune rigidité, aucun mauvais scrupule dans ses propos ou ses relations avec
autrui. On le sent d'une fermeté de roc, certes, mais aussi d'une spontanéité
d'enfant et d'une telle douceur qu'on se confie à lui, d'emblée...
« Le jour de carnaval,
il fit planter des croix au village de Champ-Bertrand, chez Mm° de la
Porte-Bouton... qui nous donna tous à dîner, ce jour-là... soit à plus de cinq
à six cents personnes. Il y vint, entre autres, une dame et un chevalier...
qui, lorsque Montfort fut monté au pied de la croix... pour exhorter le
peuple... lui dirent toutes sortes d'invectives, l'appelant antéchrist, lui disant
qu'il séduisait le peuple pour avoir de l'argent, et mille autres choses,
pendant plus d'un quart d'heure... »
« M. de Montfort resta
comme un terme, les deux mains jointes et son bonnet dessus, les yeux baissés
comme s'il avait écouté quelque discours utile au salut de son âme, jusqu'au
moment où les deux personnes furent lasses de parler. Alors, il descendit... et
se jeta à leurs genoux, leur demandant pardon de les avoir scandalisés et de
les avoir portés à tant offenser Dieu... Ils eurent tant de honte qu'ils
s'enfuirent sans dire mot. Et M. de Montfort ne voulut jamais que, pendant le
dîner, on en dît un seul mot. »
La bonne châtelaine se
souvient encore d'une chose extraordinaire qui eut lieu, un jour où elle avait
reçu à dîner un groupe de prêtres et quelques gentilshommes. En sortant de
cette société où il s'était montré très aimable, Montfort s'était retiré dans le
jardin... Or, à ce moment, Mme d'Orion remarque les va-et-vient insolites du
domestique : ouvrant la porte du jardin il s'arrête soudain et la referme
doucement ; puis, après un temps, il revient et, la porte entrebâillée, il
demeure captivé par quelque spectacle, avant de s'en retourner tout pensif et
de disparaître dans l'écurie des chevaux. C'est là que Mme d'Orion le
rejoint... Assis sur le coffre d'avoine et les yeux rêveurs : « J'ai eu grand
peur, dit-il, j'ai vu M. de Montfort dans l'allée des charmilles, les bras en
croix et à genoux deux pieds au-dessus du sol... »
C'est ainsi que le
serviteur de Dieu quittait la compagnie des hommes pour fréquenter une autre
société invisible dans laquelle il prenait ses inspirations et ses ordres. Sans
doute est-ce alors qu'il apprit ce qu'il devait révéler à Mme d'Orion en lui
faisant ses adieux : « Je mourrai avant que l'année soit finie. »
Dernier
pèlerinage à Notre-Dame des Ardilliers
De retour à
Saint-Pompain, devant le dernier horizon de son voyage en ce monde, il évoque
l'avenir de son apostolat avec ses deux auxiliaires. De toute urgence, il faut
mettre sur pied une équipe de missionnaires. Il en écrit à M. Caris, à Paris,
et il lui demande s'il n'y a pas, au Séminaire du Saint-Esprit, quelques bons
ecclésiastiques qui voudraient s'associer à ses travaux...
Cependant, comme c'est à
Dieu lui-même de choisir l'heure et les moyens de réaliser ce dessein, il songe
surtout à lancer vers le ciel un grand assaut de supplications. A la « prière
embrasée » qui ne cesse de le brûler intérieurement, il unit les implorations
ferventes des Pénitents blancs de Saint-Pompain. Ceux-ci acceptent d*e faire un
pèlerinage à Notre-Dame des Ardilliers, sous la conduite de MM. Mulot et Vatel,
pour obtenir de la Vierge, avec le don de Sagesse pour eux, des missionnaires
qui aillent militer sous ses étendards.
Cette route mariale,
selon Montfort, doit être une communauté chrétienne en marche. Son excellence
vient de ce que l'homme y est déraciné de son confort quotidien et obligé de
s'en remettre à la Providence, à chaque pas, et aussi de la prière faite en
commun, de la charité mutuelle, ainsi que de la mortification et de
l'obéissance qu'elle oblige à pratiquer à longueur de jours. Dans ce but, il
donne aux pèlerins, un règlement qui prescrit, du lever au coucher, tout ce
qu'ils auront à faire.
Dans leur marche vers le
sanctuaire, ils auront à traverser la ville de Saumur. Quand ils y entreront, à
l'aller comme au retour, ils marcheront pieds nus, deux à deux, en récitant le
rosaire ou chantant des cantiques, sans se mettre en peine des railleries des
libertins auxquels ils ne répondront que par leur modestie, leur silence et
leur joie divine. « S'ils font voyage de cette manière, je suis persuadé qu'ils
seront un spectacle digne de Dieu, des anges et des hommes. » De fait, une
semaine durant, les trente-trois Pénitents couvrent 30 kilomètres par jour dans
les conditions prévues, sauf un bon vieillard goutteux qui tint à suivre le
cortège, mais à cheval. Et ce fut une grande édification pour les gens des
villages et des bourgs qui accouraient à leur passage.
Après une profonde
retraite, Montfort voulut aussi se rendre à Saumur, accompagné de quelques
Frères. Au soir de sa vie apostolique, quelle joie, pour lui, de revenir saluer
Celle qui en a béni les commencements, et de lui faire hommage de sa gerbe,
comme le moissonneur qui arrive au bout de son sillon ! En retour, la Vierge le
confirme dans son espérance, et remplit son cœur de l'assurance que ses désirs
ne seront pas vains...
Par la
Croix à la Gloire
En ces jours où toutes
les heures sonnent des adieux, il aimerait s'attarder aux pieds de Notre-Dame,
chez les Filles de Jeanne de la Noue, et même à Fontevrault où vit sa sœur...
Mais, dans cette dernière étape de sa route, tout l'oblige à presser le pas. Il
est attendu pour une mission à Saint-Laurent, dans la vallée de la Sèvre
Nantaise, entre Saint-Amand et Mortagne. Ce chef-lieu d'un doyenné qui comprend
plus de trente paroisses est un modeste bourg de tisserands et de laboureurs.
Quand il y arrive par les routes d'Anjou, avec le F. Gabriel, le printemps en
est encore à ses premiers bourgeons. C'est le 1er avril 1716, mercredi de la
semaine de la Passion.
Après avoir installé sa
Providence dans un pauvre galetas où il dormira sur une litière de foin, il se
retire dans une anfractuosité de granit, sur les bords de la Sèvre. Et là, dans
la prière et la pénitence, il vit le grand mystère de la Croix, tout en
préparant activement la mission qui doit s'ouvrir le dimanche des Rameaux.
Les lettres qu'il écrit
alors à Nantes et à ses Filles de La Rochelle sont tout imprégnées de cette
divine folie qui a marqué sa vie. A ces dernières, il dit : « Je ne vous
oublierai jamais pourvu que vous aimiez ma chère Croix, en laquelle je vous
suis allié... » Et il demande que l'hospice des incurables de Nantes soit appelé
« Maison de la Croix » et que l'on y plante et fasse bénir une Croix au milieu
de la cour, « afin qu'elle en garde le nom, la grâce et la gloire à perpétuité
»...
Dans l'église
paroissiale, il est à genoux devant l'autel de la Vierge quand part la Procession
des Rameaux. Se relevant soudain, il saisit la Croix des mains de celui qui la
porte et il marche, radieux et chantant, en tête des fidèles. C'est son premier
mouvement d'éloquence. Tous ses sermons jusqu'à sa dernière bénédiction
d'agonisant, n'allaient plus être qu'une ostension de Jésus crucifié.
Dans le rayonnement de
ce mystère de miséricorde, ce peuple simple et laborieux est vite saisi et
porté aux résolutions généreuses. Nombreux sont les hommes qui s'engagent dans
l'association des Pénitents, au cours de la Semaine Sainte. Et c'est
d'enthousiasme qu'est accepté le projet d'un grand calvaire sur un mamelon
rocheux qui domine la vallée. Un arbre de belle taille est choisi dans les
futaies qui bordent la Sèvre, et tous se préparent à exalter le signe de notre
Rédemption par l'assiduité aux exercices de la mission.
C'est dans cette ferveur
qu'éclate la fête de Pâques. A l'allégresse de la liturgie s'ajoute pour le
missionnaire la consolation de voir les âmes s'épanouir dans la fidélité
chrétienne et de sentir, plus intime que jamais, la présence sensible de
Notre-Dame au fond de son âme. Un homme venant pour se confesser le surprend,
dans la sacristie, en conversation avec une belle Dame blanche : « Excusez-moi
de mon retard à aller au confessionnal, lui dit-il, je m'entretenais avec
Marie, ma bonne Mère. »
Une autre joie allait
porter à son comble l'enthousiasme de tous : la visite de Mgr de Champflour,
annoncée pour le 22 avril. Sans rien diminuer des activités de la mission,
Montfort rêve d'une réception triomphale pour son Evêque. Toute la paroisse ira
à sa rencontre et il prévoit et met en place décorations, cantiques,
procession, cérémonies, sans tenir compte de ses forces. Le jour venu, tout se
déroule dans le plus bel ordre. Monseigneur est ravi, et tout le clergé avec
lui... Mais le pauvre missionnaire, épuisé, est obligé, sitôt l'office, d'aller
s'étendre sur son grabat, la poitrine oppressée et frissonnant de fièvre.
Dans un suprême effort,
il se relève pour monter en chaire, à la fin des vêpres. On l'y voit pâle comme
un mort, et parlant, d'une voix affaiblie, de la douceur de Jésus, du Maître
qui n'éteint pas la mèche qui fume, du Bon Pasteur qui court après la brebis
perdue, du Sauveur qui pardonne, même à Judas, et meurt le cœur ouvert. Ayant
lancé ce dernier message d'amour, il regagne son grabat pour ne plus se
relever.
Il comprend bien vite
que son heure est venue, il se confesse et reçoit les derniers sacrements...
Puis retenant M. Mulot, il lui dicte son testament et lui confie l'avenir de
ceux qui l'ont suivi dans sa « course vagabonde » à travers le Royaume de Dieu,
ainsi que tous les rêves apostoliques dont il a peuplé ses prières et ses
longues journées de marche. Comme le jeune abbé se sent accablé d'une telle
succession : « Ayez confiance, lui dit-il, je prierai Dieu pour vous ! »
Le bon peuple continue
la mission, mais il a le pressentiment qu'il n'entendra plus la voix de l'homme
de Dieu qui lui a refait une âme chrétienne. Il veut le voir une dernière
fois... Par petits groupes on introduit ceux qui se présentent dans ce pauvre
réduit où l'on n'entend plus que la respiration rauque d'un mourant. Se
soulevant alors, il les bénit avec cette Croix qu'il n'a cessé de montrer au
monde, toute sa vie. Et comme il voit tout le monde pleurer autour de lui, il
ramasse ses dernières forces et lance, d'une voix déchirée de hoquets, ce
refrain d'un de ses cantiques :
Allons, mes
chers amis,
Allons en
Paradis.
Quoi qu'on
gagne en ces lieux,
Le Paradis
vaut mieux.
Devant les portes de l'éternité
qui vont s'ouvrir, il s'écrie encore : « C'en est fait, je ne pécherai plus !
Je suis au bout de ma carrière. »
Et dans un dernier
combat pour n'aimer que Dieu seul le cœur de l'Apôtre s'arrêta de battre.
La
Postérité d'un Saint
Louis-Marie Grignion de
Montfort est mort le 28 avril 1716, vers huit heures du soir. La mission qu'il
avait commencée restait inachevée...
Le lendemain étaient
prévues l'érection du Calvaire, dans la matinée, et dans la soirée, les
obsèques du Missionnaire. La première cérémonie se déroula dans un silence
impressionnant : en portant la lourde Croix de chêne sur le rocher où, depuis,
elle n'a plus jamais cessé de bénir la paroisse, chacun pensait à un autre
Chemin de Croix dont la dernière station aurait lieu, le soir du même jour,
celui que Montfort avait parcouru, toute sa vie, sur les pas de son divin
Maître.
Ce fut aussi la pensée
qu'évoqua M. Mulot au pied du nouveau Calvaire : « Mes frères, nous avons aujourd'hui deux
croix à planter : premièrement, cette croix matérielle que vous voyez exposée à
vos yeux ; deuxièmement, la sépulture de M. de Montfort que nous avons à faire
aujourd'hui... » Et il se tut.
Toute la journée, les
foules arrivaient pour les obsèques, plus de dix mille personnes, affirme le
biographe Grandet. Le cercueil du grand Apôtre fut porté à l'église, et là,
entouré des Pénitents blancs comme d'une garde d'honneur, les fidèles purent le
vénérer une dernière fois. Il avait commencé ainsi son testament : « Je
soussigné, le plus grand des pécheurs, je veux que mon corps soit mis dans le
cimetière et mon cœur sous le marchepied de l'autel de la Sainte Vierge. » En
fait, c'est devant cet autel qu'il fut inhumé.
Dans une longue
épitaphe, que l'on attribue à M. Blain, on pouvait lire : « Infatigable, il ne
s'arrêta que dans la tombe. » En fait, dans la destinée de Montfort, semblable
à celle du « bon grain jeté en terre » de l'évangile, la tombe est un nouveau
départ. C'est autour d'elle que, providentiellement, va se multiplier sa
postérité.
La vénération populaire
s'est attachée à ce tombeau dès le début, et durant tout le XVIIIe
siècle, on y viendra en pèlerinage. Les voix les plus autorisées, évêques,
orateurs sacrés, mémorialistes, amis fidèles, s'élèveront pour témoigner des
vertus héroïques de celui que le monde ne pouvait comprendre ni accepter parce
qu'il portait à l'incandescence la Sagesse de l'Evangile.
Le F. Jacques et les
Sœurs devaient, les premiers, venir à Saint-Laurent pour y prendre en charge
l'éducation des enfants et les soins des malades. Grâce à l'entremise de la
Marquise de Bouille et du Marquis de Magnanne, Pères, Frères et Sœurs, s'y
trouvent regroupés en 1722, sous l'autorité du P. Mulot, qui devient le premier
Supérieur Général des Familles montfortaines.
A la fin du XVIIIe
siècle, les Filles de la Sagesse auront essaimé à travers la France en plus de
80 Etablissements. Les circonstances politiques ne permirent pas à la
Communauté du Saint-Esprit le même épanouissement : bien qu'ils rayonnent
activement dans les diocèses de l'Ouest, ses membres continuent d'appartenir au
seul couvent de Saint-Laurent. Ce n'est qu'après un siècle, et après avoir
donné, sous la Révolution, le témoignage de ses martyrs (3 Pères et 6 Frères)
qu'elle devait connaître une véritable renaissance, sous l'impulsion de Gabriel
Deshayes, 7e Supérieur Général.
Aujourd'hui, dans « la
ville sainte » de Vendée, autour de la grandiose basilique qui abrite le
tombeau du grand Routier de l'Evangile, se sont dilatées les Maisons-Mères des
Pères montfortains de la Compagnie de Marie, des Filles de la Sagesse, et des
Frères enseignants de Saint-Gabriel, autrefois dits du Saint-Esprit, qui
témoignent de la postérité glorieuse que Dieu donne à ses Saints dans l'Eglise.
Au vent de l'histoire,
c'est-à-dire au souffle de l'Esprit de Dieu, près de 10.000 Religieux et
Religieuses, répandus dans tous les continents, prolongent actuellement
l'apostolat de leur Père bien-aimé, dans les missions, les hôpitaux, les
écoles, et travaillent de toutes leurs forces pour que le Règne de Jésus arrive
dans le monde, par Marie.
LES VOYAGES DU PERE DE MONTFORT
« Vagabond de Dieu »
toujours en course pour aller sauver son prochain, saint Louis-Marie de
Montfort passa une bonne partie de sa vie à parcourir, à pied, les routes et
les chemins de l'Ouest, que nous ne pouvons comparer à nos voies de circulation
actuelles. La Carte ci-contre fait apparaître les déplacements de ce « Routier
de l'Evangile », dans leur ordre chronologique, sans tenir compte du premier
voyage qu'il fit à 20 ans, de Rennes à Paris, pour entrer au Séminaire. Le
total de ces voyages ferait de 22 à 2i.000 kilomètres...
1.
Septembre
1700
: De Paris à Nantes, par Orléans, la Loire, Abbaye de
Fontevrault, Notre-Dame-des-Ardilliers (Saumur).
2.
Avril
1701
1 Nantes à
Poitiers, par Fontevrault (pour la Vêture d'une de ses sœurs).
3.
Mai 1701
: Poitiers à Nantes, suivi d'aller et retour à
Grandchamp, Le Pellerin, etc.
4.
Octobre
1701
: Nantes à
Poitiers, par Angers, Saumur, Fontevrault.
5.
Août
1702
: Poitiers à
Paris, par Fontevrault, Saumur, Angers.
6.
Octobre
1702
: Paris à
Poitiers.
7.
Pâques
1703
Poitiers à Paris
(Salpêtrière, rue du Pot-de-Fer)
et du Mont-Valérien (hiver 1703-1704).
8.
Mars
1704
: Paris à Poitiers (vers Pâques 1704) — (missions dans
la ville).
9.
Avril-Août
1705
: Poitiers à Rome, par Lorette, aller et retour (à
Ligugé, le 24 Août).
10.
Septembre
1705
: Pèlerinage à Notre-Dame-des-Ardilliers et au
Mont-Saint- Michel (29 Septembre), et retour à Rennes (Montfort et environs,
etc.).
11.
1706-1708
: Missions
avec M. Leuduger
(Montfort, Ermitage Saint- Lazare).
12.
1708-1711
: Saint-Lazare à Nantes et Missions dans le Nantais
(Calvaire de Pontchâteau).
13.
Avril
1711
: Nantes à La Garnache et environs.
14.
Mai 1711
: La Garnache à Luçon et La Rochelle, par
Saint-Hilaire- de-Loulay.
15.
Février
à Mai 1712
: La Rochelle - Les Sables, Saint-Gilles, l'Ile-d'Yeu,
Nantes.
16.
Mai-Juillet
: Nantes, La Garnache et les environs, La Rochelle.
17.
1713
: La Rochelle (et région) à La Séguinière (Juin 1713).
18.
Août
1713
: La
Séguinière à Paris,
par Fontevrault (Séminaire du Saint-Esprit).
19.
Septembre
1713
: Paris à Poitiers et La Rochelle et environs.
20.
Juin
1714
: La Rochelle à La Séguinière et Roussay.
21.
Juillet-Oct.
1714
: Roussay à Rouen, par Nantes, Rennes, Avranches.
Saint-Lô, Caen — et retour à Nantes (Hospice des
Incurables).
22.
Octobre
1714
: Nantes -
Pontchâteau et retour par la Loire (transfert des figures du Calvaire).
23.
Octobre
1714
: Nantes à Rennes.
24.
Novembre
1714
: Rennes - La Rochelle et environs (1714-1715).
25.
Début
1715
: La Rochelle - Saint-Amand-sur-Sèvre, La Séguinière, Nantes.
26.
Juin
1715
: Nantes - Mervent (mission) et La Rochelle.
27.
Août et
Dec. 1715
: La Rochelle, Fontenay, Vouvant, Saint-Pompain
(missions).
28.
Mars
1716
: Saint-Pompain à Notre-Dame-des-Ardilliers
(pèlerinage).
29.
Fin
Mars-Avril 1716
: Saumur à Saint-Laurent-sur-Sèvre (dernière mission).
30.
28 Avril
1716
: Il meurt en chantant : « Allons en Paradis ».
TABLE
DES HORS-TEXTE
Planche I. Bois-Marquer. Iffendic.
Planche II. Rennes.
Planche III. Paris, Saint-Sulpice.
Planche IV. Nantes.
Planche V. Poitiers.
Planche VI. La Rochelle.
Planche VII. Fontenay - Vouvant.
Planche VIII. Saumur - Fontevrault.
Planche IX. Pontchâteau.
Planche X. Rome.
Planche XI. Saint-Laurent-sur-Sèvre.
Planche XII. Postérité spirituelle.
TABLE DES CHAPITRES
Premiers pas avec le Lecteur 5
I. La sage enfance d'un petit
Breton 7
II. Sur les chemins du Collège 13
III. En route vers le Sacerdoce 22
IV. La montée vers l'Autel 35
V. L'Aumônier des Pauvres 45
VI. Révolution dans la Ville 58
VII. Pèlerinages d'un Apôtre 67
VIII. L'Apôtre dans sa Famille 75
IX. Le Missionnaire en action 82
X. Sors de ton Pays 89
XI. Missions dans le Nantais 97
XII. L'Epopée d'un Calvaire 107
XIII. Le triomphe de la Croix 115
XIV. L'Apôtre de La Rochelle 122
XV. Dans le diocèse de Richelieu 131
XVI. Semailles dans les larmes 141
XVII. Le pèlerinage de l'Amitié 152
XVIII. Les pauvres vont à l'école 162
XIX. Vers les lendemains de Dieu 174
Imprimerie
S. Pacteau
43, rue
Georges-Clemenceau
Luçon
(Vendée)
Imprimé en
France
1966
Grignion de Montfort
Routier de l'Évangile
Maison
Saint-Gabriel Librairie
Saint-Gabriel
85 -
St-Laurent-sur-Sèvre (Vendée) 1601,
est, Boulevard Gouin
France Montréal
(12), Canada
19 6 6
Avec la
permission des Supérieurs
F. Romain LANDRY,
24 juin 1966.
NIHIL obstat :
A. BULTEAU, prêtre,
27 juin 1966.
Imprimatur :
† Charles MASSÉ, v. g.
Luçon, le 29
juin 1966.
Premiers pas avec le Lecteur 4
I - La sage enfance d'un petit Breton 6
Dans une petite ville de Bretagne 6
Une famille riche... d'enfants 7
Au Bois-Marquer en Iffendic 8
Bon sang et bon cœur 9
Déjà un apôtre ! 9
II - Sur les chemins du Collège 11
L'enfant de Notre-Dame 11
L'étudiant modèle 12
Le camarade charitable 14
L'aîné, précepteur de ses frères 15
Un trio d'amis 16
III - En route vers le Sacerdoce 19
Le pauvre sur la grand-route 19
Dans Paris, la grand'ville 21
Rendez-vous avec la mort 23
« Votre Père sait ce dont vous avez besoin » 24
« Il s'est élancé comme une torche enflammée » 26
« Entre vos mains, Seigneur... » 27
IV - La montée vers l'Autel 30
Dans le « moule » de Saint-Sulpice 30
Un champion de la Gloire de Dieu 32
Le frère secourable à ses sœurs 33
Catéchiste des enfants et des pauvres 34
Le Pèlerin de Notre-Dame 35
« Je monterai à l'autel de Dieu... » 37
V- L'Aumônier des Pauvres 39
En suivant les détours de la Providence 39
Au Service des Pauvres 41
L'animateur des Jeunes 43
Près d'une sœur en détresse 44
L'apparition d'une robe grise 45
Ermite en plein Paris 47
VI - Révolution dans la Ville 51
Par la volonté des Pauvres 51
Un faubourg qui se convertit 52
Le Bon Samaritain passe dans la ville 53
Dans le sillage du Missionnaire 54
L'humilité d'un Saint 55
Le jardin de l'expiation 56
VII - Pèlerinages d'un Apôtre 59
Les aventures d'un Romieux... 59
Dans la Rome de Clément XI 60
Sur la route du soleil 61
Dans la lumière de Notre-Dame 62
Sous les ailes de l’Archange 64
VIII - L'Apôtre dans sa Famille 66
Un repas en famille 66
Un sermon... sur an prie-Dieu 67
Visite d'un Missionnaire 68
Une bonne leçon à son frère le Dominicain 69
Ouvrez à Jésus-Christ !... 70
IX - Le Missionnaire en action 72
Un diable qui se repose... 72
Bâtisseur de Temple 73
A propos d'une Foire... 74
Si vous aviez la foi... 74
Le triomphe de Notre-Dame 76
X - Sors de ton Pays 78
Le Missionnaire an couvent 78
Le Prophète dans son pays 79
Les audaces de l’Apôtre 80
Un ermitage qui refleurit 81
« Sors de ton pays et vas... » 83
XI - Missions dans le Nantais... 85
Aux prises avec le péché du monde 85
Mission au pays des vignerons 87
Un Saint de légendes 88
Chez un curé résistant... 89
« Pas de Croix, quelle Croix ! » 91
Le zèle de la Maison de Dieu 92
XII - L'Épopée d'un Calvaire 94
« Faisons an Calvaire ici ! » 94
Croisade sur la lande 95
« Qu'en ce lieu Von verra des merveilles... » 97
« Nous avons le Calvaire chez nous ! » 98
L'exaltation de la Sainte Croix... 99
XIII - Le triomphe de la Croix 101
La vengeance d'un subalterne 101
Montfort sons la Croix... 102
Dans la Maison de la Providence 103
Prouesse de charité sur la Loire 104
La destinée du Calvaire 105
XIV - L'Apôtre de La Rochelle 107
Un excellent Carême à La Garnache 107
En route vers La Rochelle 109
L'affrontement missionnaire 110
La trouée apostolique 112
« In hoc signo vinces ! » 114
XV - Dans le Diocèse de Richelieu 116
Une périlleuse traversée 116
Mission dans l'Ile-d'Yeu 118
Corps à corps avec les puissances du Mal 119
Printemps spirituel sur le Marais 121
Les paroles du Prophète 122
Le pain multiplié 123
XVI - Semailles dans les larmes 125
« Il faut être mondaine ou Claire... » 125
Dans l'Ermitage de Saint-Eloi 127
L'histoire merveilleuse d'un petit livre... 128
Mission chez les marins 129
Ou la conversion d'un curé entraîne celle de sa paroisse 130
En quête de vocations missionnaires 131
« La Croix est la Sagesse » 132
XVII - Le pèlerinage de l'amitié 134
Dans les bras de la croix 134
Etapes de grâces dans le pays choletais 135
D'un bon Frère, d'un mulet et d'un escroc 136
Un Saint traverse la Normandie 137
La rencontre d'un véritable Ami 139
« Par l'Ave Maria... » 140
XVIII - Les pauvres vont à l'école 143
Fondateur d'écoles charitables 143
Le premier Missionnaire de la Compagnie de Marie 144
La Sagesse à La Rochelle 145
Sur les brisées du diable 147
Dans la capitale du Bas-Poitou 148
L'Ermite de Mervent 150
XIX - Vers les lendemains de Dieu 153
Par le moyen des cantiques 153
Les souvenirs d'une châtelaine 155
Dernier pèlerinage à Notre-Dame des Ardilliers 157
Par la Croix à la Gloire 158
La Postérité d'un Saint 160
LES VOYAGES DU PERE DE MONTFORT 163
TABLE DES HORS-TEXTE 165
TABLE DES CHAPITRES 166
Premiers pas avec le Lecteur
Voulez-vous faire une
belle « Route » en compagnie de celui qui a choisi d'être, ici-bas, un vagabond
de Dieu ?
« C'en est
fait, je cours par le monde,
J'ai pris
une humeur vagabonde
Pour aller
sauver mon prochain... »
Et qui a marché sans
répit, sillonnant la France du Roi-Soleil, le Flambeau de la Foi à la main et
le Cantique de la Joie aux lèvres, pour entraîner ses frères les hommes sur le
chemin de la Vie éternelle ?
Sa vie d'apôtre et de
chevalier de Notre-Dame a été une continuelle procession à travers le Royaume
de Dieu. Une procession où des milliers de flambeaux s'allumaient soudain à sa
Flamme et laissaient une longue traînée lumineuse dans la nuit.
S'il a tant marché, ce
n'est pas par humeur naturelle ni par éducation première. Car nul ne fut plus
casanier et ami de la solitude, à la maison paternelle, au collège et au
séminaire ; nul ne fut moins curieux des sites pittoresques de la terre, des
décors pompeux des villes, des fêtes profanes du monde.
S'il a tant marché,
c'est par amour des pauvres et des petits, c'est par sollicitude des âmes trop
facilement oublieuses de leur destinée, c'est par vocation de prophète et
besoin incoercible de proclamer la Sagesse et l'Amour de Dieu, c'est par
mission spéciale du Pape qui lui a dit : « Allez et enseignez la doctrine de
l'Evangile aux peuples et aux enfants pour renouveler partout l'esprit du christianisme.
»
Aventurier de
l'Evangile, il s'en est allé parmi les hommes, sans biens et sans amis, sans
feu ni lieu, contredit et rejeté, « comme une balle dans un jeu de paume »,
mais témoin fidèle de Dieu et de ses mystères, énamouré de « la Sagesse
éternelle, incarnée et crucifiée », l'âme gonflée d'une formidable espérance et
d'une dévorante charité... Et il a traversé le grand siècle comme un « bolide
de Dieu »...
Et voici 250 ans qu'il a
fait l'escalade de la vie glorieuse, et que Dieu l'a placé sur son orbite
d'éternité. Or, loin de s'effacer, son sillage ne fait que s'élargir derrière
lui, entraînant, de plus en plus nombreuses, les âmes, dans la lumière de sa
spiritualité et le courant puissant de ses vertus.
La vie de ce Saint est
une des plus belles courses de l'histoire. C'est le simple récit de cette
course que nous allons faire. A chaque page de ce livre vous entendrez résonner
les pas d'une marche vers Dieu seul, dans un décor qui change à tout instant et
une aventure qui devient toujours nouvelle... Dans la caravane, nous
entendrons, tour à tour, les proclamations hardies du prophète qui, le regard
sur l'horizon, fouette la torpeur de ceux qui s'endorment ou dénoncent l'astuce
de ceux qui s'évadent, et les exclamations étonnées des pauvres humains qu'une
telle marche essouffle ou ravit...
Nul voyage ne peut nous
faire respirer plus profondément l'air pur de l'Evangile et nous remplir
davantage les yeux des paysages du royaume de Dieu.
Au petit pas de
l'enfant, d'abord ; puis, à la cadence régulière du pèlerin ; et dans la foulée
hâtive du missionnaire, enfin, avec les frères Mathurin, Jacques ou Nicolas, ou
avec MM. Olivier, des Bastières ou Mulot, partons.
I - La sage enfance d'un petit Breton
C'était en Bretagne. Au
pays où fleurissent le blé noir et l'ajonc d'or. Non sur la côte déchiquetée
qui se dresse comme une proue sur l'Océan. Mais assez loin à l'intérieur,
au-delà des vallons intimes où de petites vaches paissent l'herbe fine, et des
collines arrondies où le damier des champs cultivés est parsemé de rocs gris...
Au-delà des landes silencieuses sur lesquelles la brise d'ouest fait frissonner
imperceptiblement les bruyères, et de la forêt profonde où les korrigans des
légendes dansent des rondes folles au clair de lune.
De cette vieille
province se lève partout comme un parfum de mystère. Si elle semble perdre de
son pittoresque lorsqu'elle cesse d'être granitique et « bretonnante », sa
fidélité profonde demeure...
Au temps de la
Monarchie, Rennes en est la capitale. Rennes, une grande ville aux maisons de
briques, cité bien assise sur les deux bords de la Vilaine, au cœur d'une
plaine fertile qui ressemble à beaucoup d'autres régions de France.
C'est dans ce décor de
Haute Bretagne que se sont déroulées les enfances du Saint dont nous allons
suivre les pas.
Dans une
petite ville de Bretagne
A cinq grandes lieues de
Rennes, voici Montfort flanquée de son puissant château et vivant encore d'un
glorieux passé. La tête adossée à la colline, elle trempe sa robe dans la brume
de la vallée du Meu qui coule à ses pieds... L'air parfumé de « doulce France »
s'y marie aux senteurs plus âpres des brises armoricaines...
Sous le règne du «
Roi-Soleil », on l'appelait Montfort-la-Cane. Ce surnom lui venait d'une
légende que rappelle, dans l'église, un retable du temps : on y voit une cane
et ses canetons se rendre à la messe en survolant la foule des fidèles. — Une
jeune fille aurait fait un vœu en se précipitant dans l'eau d'un étang pour
sauver sa vertu des mains d'un mauvais seigneur ; et une cane, témoin de cet
héroïsme, serait revenue, chaque année, offrir un de ses canetons à M. le
Recteur à l'occasion de chaque service anniversaire.
Cette petite ville
fortifiée était toujours fière de ses remparts du haut desquels on voyait ses
toits bleus s'étaler à mi-côte d'un bec escarpé, au confluent de deux rivières,
le Meu et le Garun, qui serpentent parmi les prés verts. Tout près, la
légendaire forêt de Brocéliande couronnait encore la colline et poussait loin
derrière l'horizon la profondeur de son mystère.
Aujourd'hui, murailles
et tours sont démantelées. Et il ne reste, de l'immense forêt, que des bosquets
où le promeneur ne risque plus de s'égarer. Mais, si le faste des anciens jours
s'est évanoui, une célébrité nouvelle lui est venue.
... De partout à la
ronde on aperçoit une colossale statue que l'église porte bien haut dans le
ciel. C'est la statue d'un saint qui a voulu prendre le nom de sa ville natale
et qui en est devenu la principale gloire : Saint Louis-Marie Grignion que les
populations de l'Ouest continuent d'appeler le « bon Père de Montfort ». Tous
les environs de Montfort (la Bachelleraie, Heurtebise, Saint-Lazare,
l'Abbaye...) rappellent à l'envi son souvenir, sans oublier sa maison natale
qui subsiste toujours, rue de la Saunerie.
Une
famille riche... d'enfants
Il y naquit, en effet,
le 31 janvier 1673, à l'époque où Louis XIV aménageait somptueusement le château
de Versailles pour y fixer sa cour.
Le père, Jean-Baptiste
Grignion de la Bachelleraie, exerçait une fonction d'avocat, qui lui rapportait
plus d'honneur que d'écus ; la mère, fille d'un échevin de Rennes, — on dirait
aujourd'hui, conseiller municipal —, était d'une grande vertu et d'une piété
exemplaire. Dieu allait leur donner de nombreux enfants : huit garçons et dix
filles dont Louis-Marie devait être l'aîné.
Des huit garçons de
cette famille patriarcale élevée dans la gêne et la crainte de Dieu, quatre
s'envoleront rapidement avec les anges, trois deviendront prêtres, le dernier
sera un chef de famille modèle. Sur les filles, l'histoire est plus discrète,
mais non moins édifiante : deux d'entre elles firent profession dans une
communauté de moniales ; une autre voulut aussi entrer en religion, mais elle
dut se résigner à être malade, ce qui est, de toutes les vocations, une des
plus sûres et des plus sanctifiantes quand on l'accepte avec amour, de la main
de Dieu ; enfin, une quatrième mourut tertiaire de Saint-François.
Il faut ajouter que
trois des oncles du jeune Grignion étaient déjà dans les ordres. Le Pêcheur
divin lançait de vigoureux coups de filets dans la famille.
Le petit Louis, quelque
temps après son baptême, devait être confié à une brave fermière de la
Bachelleraie, la mère André. C'était une excellente chrétienne, et le serviteur
de Dieu lui gardera, toute sa vie, affection et reconnaissance. Sur
l'emplacement de sa maison qui a disparu, une croix a été plantée qui rappelle
que ce lieu a été sanctifié par le berceau d'un saint.
A la campagne, la vie
était rude, mais elle avait aussi ses joies calmes et profondes. Les premières
images des forêts et de leurs solitudes, des champs et de leurs travaux
marqueront profondément de leur virile sérénité le tempérament mystique de
notre héros. Il aimera la poésie de la nature et la foi simple des paysans. Et
il reviendra plus tard sur ces hauteurs pour y goûter la paix de la retraite et
y recueillir les inspirations de l'Esprit...
Au
Bois-Marquer en Iffendic
C'est un bel enfant que
la mère André ramène au foyer paternel, et Mme Grignion, accaparée par un et
bientôt deux nouveaux bébés, s'émerveille de le voir bien sage à côté d'elle et
de l'entendre lui réciter les prières que sa nourrice lui a apprises...
Mais la famille ne reste
pas longtemps dans la maison qu'elle occupe à Montfort. Pour des raisons de
convenance ou de fortune, Jean-Baptiste Grignion quitte la ville et installe
les siens au Bois-Marquer en Iffendic : c'est une sorte de gentilhommière, en
pleine campagne, à une lieue du bourg. On y voit encore la grande et belle
cheminée de la cuisine où les enfants, de plus en plus nombreux, formeront le
cercle de famille autour de leurs parents ; et, à l'étage qui était divisé en
chambres, l'endroit où logeait Louis-Marie.
Au dehors, une charmille
où il se retirait pour prier, et qui pousse encore des rejetons, et, des
paysages champêtres que la nature continue d'habiller, à chaque saison, mieux
que Salomon dans sa splendeur. L'âme pure et pieuse du petit paysan, tout au
long de son enfance, ne cessera de découvrir, dans ces choses familières, la
trace de Dieu.
En compagnie de sa
sainte mère, il se rendait à l'église d'Iffendic où il passait de longs moments
devant le tabernacle. Cette église subsiste encore, originale et discrète ; et
les Beaux-arts lui ont rendu dernièrement la fraîcheur de sa jeunesse.
Louis-Marie y venait aux offices, le dimanche, avec les villageois, et se
laissait émouvoir ineffablement par la Parole de Dieu. On l'entendra répéter
autour de lui, presque mot à mot, les sermons ou les catéchismes auxquels il assistait
régulièrement.
Sans doute a-t-il
souvent parcouru, solitaire ou avec les enfants de son âge, le long chemin —
boueux et difficilement praticable en hiver, mais tout fleuri et plein de
surprises au printemps — qui conduit du Bois-Marquer à Iffendic. Avec ferveur,
il courait se préparer à la première Communion, auprès des prêtres de sa
paroisse, ou recevoir d'eux les premières leçons qui s'ajoutèrent aux rudiments
qu'on lui avait enseignés à la maison.
Comme Jésus au Temple,
il émerveillait ses maîtres par sa docilité, son intelligence et son
application. Et ils ont assuré eux-mêmes « qu'il ne leur avait jamais fait
aucune peine », et qu'il accomplissait tous ses devoirs de la meilleure grâce,
sans qu'il fût jamais nécessaire de l'y contraindre par des menaces ou des
châtiments, tellement était grande déjà la fidélité de son âme.
Les bons anges
entouraient d'une vigilance spéciale l'enfance de celui qui devait être un des
chantres les plus zélés de la bonté de Notre-Dame et l'un des plus ardents
champions des Droits de Dieu.
Bon sang
et bon cœur
Louis a douze ans. C'est
un beau gars des champs que l'air pur, les longues marches et les multiples
travaux de la terre ont fait grandir et rendu robuste. De son père il a hérité
une puissante constitution : il en donnera maintes preuves, plus tard, par sa résistance
physique et par sa force morale.
De son père aussi, qui
est généreux, mais dont le tempérament violent éclate en colères qui sèment la
frayeur au foyer, il tient les solides qualités de la race bretonne : la
vaillance et la fidélité. S'il se lançait dans la politique ou la guerre, ou à
la découverte de terres inconnues, comme le font encore tant de ses
compatriotes, il deviendrait l'un des plus grands aventuriers de son siècle.
De toute manière, il ne
s'arrêtera pas à mi-chemin. Bon sang ne saurait mentir. Avec sa foi bretonne,
il deviendra un pèlerin de l'Absolu. Et les grâces dont il est prévenu, ou
qu'il obtient du Cœur maternel de Marie sa bonne Mère du Ciel, vont faire de lui
un soupirant continuel de la Sagesse divine. C'est bien une aventure qu'il va
vivre, la plus belle des aventures, celle de la sainteté.
En attendant l'heure des
prouesses qui ne saurait tarder, le voici, au foyer, le plus tendre des fils,
et tout dévoué au service des siens. Il est l'aîné et il partage tous les
soucis de ses parents. Les soucis de son père dont les affaires ne vont pas
bien, et qui en perd souvent la maîtrise de lui-même, et ceux de sa mère,
tendrement inquiète au milieu de ses enfants. Certains jours, une atmosphère
orageuse règne dans la maison où en présence de M. Grignion chacun se tait prudemment.
Alors multipliant les prévenances, Louis s'affaire utilement, et s'efforce de
neutraliser les causes d'agacement par une aimable serviabilité.
Avec la même gentillesse
qu'il déploie pour apaiser les tempêtes paternelles, il sait consoler et
encourager sa mère dont le cœur est souvent gros de chagrin. Parfois, il la
voit pleurer en secret, et dissimulant sa peine... Alors, il s'approche d'elle
délicatement, et l'embrassant, il lui glisse à l'oreille des mots affectueux,
si suaves et si célestes qu'ils semblent lui être dictés par la Sainte Vierge,
en qui toute affliction devient douceur.
Déjà un
apôtre !
Enfant de bénédiction
qui sait réconforter sa mère, avec des paroles inspirées, il exerce aussi parmi
ses compagnons, l'office de petit missionnaire, nous disent ses maîtres. Déjà
l'Esprit de Dieu repose sur lui et en fait son témoin...
Tout ce qu'il apprend au
catéchisme et dans les sermons, il le conserve dans son âme profonde et il en
vit extraordinairement. Un de ses camarades d'enfance qui demeurera toute sa
vie son plus intime ami, évoque avec édification la manière dont il le voyait
vivre alors : « Tout ce qu'on lui disait sur la religion ou la piété attisait
en son cœur une flamme mystérieuse. Sa conduite, son air, ses paroles,
montraient qu'il en était pénétré d'une manière dont on n'est guère susceptible
de l'être à cet âge. Tous ses moments étaient utilement remplis, mais il n'y en
avait point de plus chers pour lui que ceux qu'il consacrait à la prière. »
On le voyait souvent se
retirer sous la charmille du jardin pour y prier tout seul. Et tandis que ses
yeux se remplissaient de larmes, il disait au Bon Dieu de belles choses comme en
savent dire les enfants.
Les grandes personnes
remplies d'étonnement par sa dévotion précoce et l'enthousiasme religieux de
ses propos en félicitaient les parents Grignion.
C'est une âme de cristal
en qui la foi monte déjà comme une flamme claire et chaude. Au contact des
affaires de ce monde il se mûrit peu à peu au sein de sa famille, mais c'est
toujours la fibre chrétienne qui résonne en son cœur : toujours il prend parti
pour l'honneur et le service de Dieu. La confirmation vient d'en faire un parfait
chrétien qui ne songe plus qu'à vivre selon l'esprit de l'Evangile ; et, à
cette occasion, il s'est mis sous le patronage de la Reine des Cœurs en
ajoutant à Louis, son nom de baptême, celui de Marie.
Auprès de sa mère, très
dévote, et par une grâce printanière qui va donner un cachet d'idéale tendresse
à ce qu'il y a d'austère et d'inflexible dans son caractère de Breton, il s'est
épris, tout jeune, d'une admirable dévotion envers la Très Sainte Vierge. Toute
sa vie, il sera l'enfant confiant et dévoué de Celle qu'il appelait sa « Chère
Mère du Ciel ». Et son ami Jean-Baptiste Blain reconnaîtra que Marie l'avait
déjà choisi pour un de ses grands favoris.
A la maison, déjà, on le
voit s'en faire l'apôtre auprès de ses frères et sœurs, ou des petits camarades
qu'il entraîne avec lui. Car il a la piété attirante, et même ses petits
sermons ont je ne sais quoi de séduisant et d'impérieux à la fois. Profitant de
son ascendant sur eux, il les rassemble devant un petit autel improvisé dans la
verdure, et après leur avoir fait des répétitions de catéchisme, il les
entraîne à réciter pieusement le chapelet avec lui.
L'une de ses petites
sœurs, Louise-Guyonne, plus pieuse que les autres, aime à multiplier les Ave en
sa compagnie. Pour l'encourager, Louis-Marie lui fait de petits cadeaux ; puis,
lorsque la lassitude se fait sentir : « Ma sœur, lui dit-il, avec beaucoup de
finesse, tu seras toute belle, et tout le monde t'aimera si tu aimes bien le
Bon Dieu. »
II - Sur les chemins du Collège
A douze ans, Louis-Marie
est un solide garçon qui témoigne d'une maturité précoce et de beaux moyens
intellectuels. Les parents Grignion désirent pour leur aîné une formation qui
lui permette de prendre place dans le monde de cette fin du XVIIe
siècle où, comme à la cour du Roi, toutes les ambitions sont en lice. Avec des
dispositions brillantes et le mordant que lui donnent son sérieux et son
courage, pourquoi ne s'imposerait-il pas à l'attention des hommes et ne
verrait-il pas s'ouvrir devant lui une de ces situations qui donnent du lustre
à une famille ?
Jean-Baptiste Grignion
connaît trop la gêne dans ses affaires et l'obscurité dans sa fonction pour ne
pas faire un tel rêve sur la tête de son fils aîné. Mais comment forcer la
porte de l'avenir, sans titres ni fortune ? Un seul moyen : les humanités qui
préparent les élites, et les études qui donnent le savoir et l'éloquence.
Or, tout près, à Rennes,
au collège Saint-Thomas Becket, on peut tenter ce beau dessein : les Jésuites,
qui le dirigent, sont les grands éducateurs de l'époque et la jeunesse des
meilleures familles de la Province se rassemble devant leurs chaires. Et quel
milieu plus favorable pour nouer les relations utiles dans la vie et se former
aux belles manières qu'exige la société ? Par ailleurs, l'enseignement y est
donné gratuitement, et Louis-Marie peut trouver pension chez son oncle
maternel, l'abbé Robert de la Viseule, qui habite dans le voisinage du collège
: ainsi sera-t-il suivi dans ses études et protégé contre les dangers moraux
qui guettent les milliers d'adolescents laissés à eux-mêmes au sein d'une
grande ville.
L'enfant
de Notre-Dame
Dans la campagne du
Bois-Marquer, en dépit de son esprit ouvert et de son caractère laborieux, il
n'a pu faire que des études disparates. Au collège, désormais, il va suivre
assidûment les cours depuis la sixième jusqu'à la rhétorique, entraîné par
l'émulation de nombreux camarades. Ils sont plusieurs centaines dans la même
classe que lui, mais tous ne sont pas animés par la passion du savoir. Parmi
eux, il y a des fantaisistes ou des libertins qui rendent souvent la classe
houleuse et pénible pour les maîtres et les bons élèves.
Louis-Marie connaît trop
les désirs de ses parents et les recommandations de sa pieuse mère pour se
laisser entraîner à cette sotte turbulence qui rend stériles les études et
compromet la formation et l'avenir. Il s'attache intimement à son professeur
d'humanités, le P. Camus, qu'il va suivre de classe en classe pendant quatre
ans. Aussi en est-il vite distingué comme l'élève le plus appliqué et le plus
brillant de son cours.
C'est à sa fervente
dévotion à la Vierge qu'il doit de rester fidèle et constant durant ces années
où le mal et les tentations le frôlaient quotidiennement. Petit campagnard
habitué à la vie studieuse et à la prière solitaire, il fuit la foule et les
vacarmes des lieux où l'on s'amuse. Sitôt finies les activités du collège, il
rejoint la maison calme de son oncle à qui il rend compte de sa journée. Et il
se livre tout entier à son devoir d'état qui est d'étudier.
Pour le soutenir dans
ses efforts, il y a la Congrégation de la Sainte Vierge où, avec les plus pieux
de ses camarades, il reçoit l'enseignement et la formation spirituelle des
Pères. Son amour filial envers Marie en est singulièrement attisé. Dans les
églises de Rennes il y a des Madones aux pieds desquelles il vient souvent
prier : Notre-Dame de la Paix, Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, Notre-Dame des
Miracles.
Devant cette dernière
surtout, ses colloques sont interminables. Notre-Dame des Miracles est la
protectrice traditionnelle de la ville. Cela remonte à la guerre de Cent Ans où
les Rennais étaient assiégés par les Anglais. Dans leur angoisse, ils venaient
en foule devant cette statue pour confier leur sort à Celle qui est le Refuge
et l'Auxiliaire des chrétiens... Or voici qu'une nuit les cloches se mettent à
sonner toutes seules. La population accourt et se jette en prière devant la
Madone. Soudain celle-ci s'illumine, et l'on voit sa main remuer et montrer
avec insistance un endroit de l'église. Intrigués par ce geste, quelques hommes
ôtent les pavés et creusent le sol-Surprise ! On découvre la longue galerie par
laquelle les assiégeants se préparaient à entrer dans la ville... Sans se
douter qu'ils sont démasqués, ils sont attaqués par surprise et mis en déroute.
Et Rennes sauvée acclame Notre-Dame...
De plus en plus, notre
pieux adolescent comprend que toute âme chrétienne est aussi une citadelle
autour de laquelle rôde l'ennemi. Chaque jour, il se consacre tout entier à
Marie, le matin en allant en classe, et, le soir, en rentrant au logis ; il vit
sous sa protection et chemine la main dans la main de sa Mère du Ciel. C'est
ainsi que pendant les sept ans de sa vie de collège il défendra vaillamment la
pureté et la ferveur de sa jeunesse contre les griseries du succès et les
tentations d'un âge sans boussole.
Son oncle prêtre qui l'a
connu pendant ces années-là a rendu un magnifique témoignage de son humilité,
de sa piété et de son obéissance ; il n'hésita pas à déclarer que tout était
édifiant dans sa conduite et qu'il fut d'une vigilance si généreuse qu'il
conserva intacte l'innocence de son baptême.
L'étudiant
modèle
Tout adonné à ses
travaux de collégien et à ses pratiques de dévotion, Louis-Marie ne se dérobe
pas à l'obligation de faire du bien autour de lui. Pour obéir à ses parents et
donner le meilleur de son temps aux études qui constituent son devoir d'état,
il se dégage des groupes folâtres qui font les cent coups dans la ville. Mais
d'autre part, il ne tarde pas, sur le conseil de ses maîtres, à se mêler aux activités
des Congrégations mariales, en honneur dans les collèges des Jésuites.
Les meilleurs jeunes
gens s'y rassemblaient régulièrement pour s'y entraîner à la prière, à la
charité envers les pauvres, et aux méthodes d'apostolat de l'époque. On ne
saurait exagérer la valeur de l'élite chrétienne qui fut formée ainsi, dans une
société légère et jouisseuse, par ces associations, sous le regard de la Sainte
Mère de Dieu.
Louis-Marie s'y engagea
avec un enthousiasme croissant. D'année en année, il devenait toujours plus
l'animateur de ses camarades, et provoquait sans cesse à de nouvelles
initiatives ceux qui, comme lui, ne rêvaient que du règne de Dieu dans les
âmes. Dans le collège d'abord, où se mêlaient beaucoup d'influences mondaines :
il avait le courage d'y prendre parti pour l'autorité et d'y défendre ses
maîtres contre les critiques malveillantes ; sans respect humain, il protestait
contre les propos et les attitudes contraires aux bonnes mœurs et à la bonne
éducation.
Quand il était témoin de
dérèglements autour de lui — et cela était quotidien à certaines époques de
l'année — il s'en affligeait et faisait pénitence, secrètement. Toujours il
refusa de s'associer aux fêtes profanes et aux mascarades de carnaval dans
lesquelles la jeunesse se laisse aller à toutes sortes d'excès et d'impudeur.
Un jour de mardi gras, il est à souper chez un de ses amis, et voici que, pour
amuser les invités, un jeune homme masqué fait irruption dans la salle, lançant
des propos libres et prenant des attitudes choquantes. Louis-Marie se lève de
sa place en disant qu'il ne veut pas être témoin d'un spectacle scandaleux, et
il s'éclipse... La compagnie, plutôt gênée, s'arrête bien vite de rire... On
court après lui pour le ramener à table... Il y revient en effet, mais les yeux
remplis de larmes et témoignant visiblement de sa confusion et de son chagrin
pour ce qui s'était passé. Chacun avait compris la leçon.
S'il fuyait les réunions
mondaines, il était tout à fait à l'aise dans les lieux de charité, dans les
hôpitaux, au milieu des malades, des enfants abandonnés et des pauvres si
souvent méprisés ou mal aimés. Avec quelques étudiants généreux qui se
regroupaient à l'hôpital, surtout les jours de congé, pour s'initier sous la
direction d'un aumônier zélé, M. Bellier, aux œuvres de miséricorde,
Louis-Marie passe de longues heures à servir les impotents, à faire aux
infirmes des lectures pieuses, et le catéchisme aux enfants sans famille
recueillis par charité. Il est tout à la joie de faire du bien à ces déshérités
et de servir Jésus-Christ dans ses pauvres ; cela va même devenir pour lui une
passion qui finira par envahir toute sa vie...
Bientôt, l'hôpital ne
lui suffit plus. On le voit dans la rue, penché vers les mendiants, donnant le
bras aux vieillards ou à l'écoute des misères de son quartier. Il suit en cela
les exemples de sa sainte mère qui est tout étonnée, un jour, de rencontrer à
l'hôpital une pauvresse qu'elle avait elle-même plusieurs fois secourue. « Qui
vous a fait entrer ici ? » lui demande-t-elle. « Mais, votre fils, Madame... »
lui est-il répondu. Il a fait toutes les démarches pour m'ouvrir la porte de
l'hôpital, et il m'y a fait conduire dans une chaise à porteurs. »
Entendant cela,
l'heureuse mère demeure muette d'émotion, mais elle s'en retourne toute consolée
: non seulement le cœur de son fils aîné n'avait rien perdu de sa délicatesse
et de sa piété, ainsi que l'affirmait son frère l'abbé, mais voici qu'une
grande flamme de charité brûlait en lui, et qu'il se préparait à devenir un
véritable homme de bien, peut-être un grand apôtre et un Saint...
Le
camarade charitable
Par son amitié et son
travail, sa piété et sa charité, par ses succès qui sont aussi notoires que ses
vertus, Louis-Marie s'est affirmé peu à peu dans le milieu mouvant et disparate
du Collège. Et son influence s'est accrue d'autant parmi les rhétoriciens et
les philosophes qui sont maintenant ses camarades et dont le régime est plus
libre et indépendant.
Parmi les centaines de
jeunes gens qui suivent les mêmes cours que lui, il passe pour un saint, pour
une vedette de la charité. On l'a toujours vu pacifiant les boutefeux,
consolant les malchanceux, s'empressant à attiser la gaîté et à maintenir
l'union, à venir en aide à ceux qui sont dans le besoin. Aussi les meilleurs
recherchent-ils son amitié comme une belle joie humaine autant que comme une
relation édifiante.
Voici un écolier pauvre
qui se dérobe furtivement aux contacts des autres. S'il n'ose affronter les
groupes, c'est parce qu'il est mal vêtu et court le risque d'une raillerie sans
pitié. Louis-Marie l'a remarqué, il a surpris ses sourires forcés qui
s'arrêtent brusquement et deviné sa fierté refoulée. Il sait, par expérience,
que la pauvreté est une humiliation permanente qui peut, à la longue, aigrir
les âmes.
A la première occasion
où il voit son camarade brocardé à cause de sa tenue minable et de son manque
de contenance, il s'avance bravant les rires, et il propose une collecte pour
lui payer un habit convenable. Et tendant la main, il demande gentiment : « Que
chacun donne selon son bon cœur et selon ses moyens ! » La somme recueillie est
modique, mais la raillerie méchante fait place à une sympathie fraternelle,
chacun s'estimant honoré de faire un geste...
Poussant son avantage,
Louis-Marie emmène aussitôt son condisciple chez le mercier pour lui acheter un
habit. Hélas ! il n'a en main que la moitié du prix qu'on lui fait. Qu'à cela
ne tienne ! La charité ne peut rester en panne. S'avançant, avec le sourire, il
dit simplement au marchand : « Voyez comme cet écolier est misérablement
vêtu... Or, il n'a pas les moyens de se payer un autre habit. J'ai quêté dans
la classe tout ce que j'ai pu pour lui en acheter un neuf... Et voici la somme
que j'ai recueillie... Si ce n'est pas suffisant, ne pourriez-vous pas faire la
charité de ce qui manque ? N'est-il pas votre frère comme le mien en
Jésus-Christ ? »
A de tels accents le
marchand comprit que l'aumône aussi est une bonne affaire... Et il habilla de
neuf le pauvre écolier qui put désormais se présenter sans honte au Collège.
C'est ainsi que Louis-Marie, en dépit de ses origines modestes, par sa charité
simple et réaliste, se faisait écouter et respecter des fils de familles et les
ramenait à l'Evangile.
L'aîné,
précepteur de ses frères
Les enfants ont grandi à
la maison du Bois-Marquer, et plusieurs sont maintenant en âge d'étudier. A la
campagne, loin de toute école, cela n'est pas facile, et il ne peut être
question d'avoir un précepteur comme dans les familles aisées.
Sans doute, Louis-Marie
ne manque pas d'aider ses parents dans les tâches du foyer lorsqu'il revient de
Rennes, au temps des vacances. Tout en continuant de se cultiver lui-même, il
s'empresse d'apprendre à ses frères et sœurs, les premiers rudiments de la
lecture et de l'écriture, ainsi que le catéchisme, ce qui est pour lui une
bonne occasion de les former à la piété. Ses parents sont ravis de ses talents
d'éducateur...
Comme il ne peut être
question d'interrompre ses études au Collège, l'idée leur vint d'aller habiter
à Rennes avec l'oncle de la Viseule qui y exerce son ministère sacerdotal.
Garçons et filles pourraient fréquenter les écoles, tandis que l'abbé et
Louis-Marie s'occuperaient de les faire travailler à la maison.
Laissant le domaine à un
fermier, J.-B. Grignion s'en vint donc résider à Rennes avec sa nombreuse
famille. Louis-Marie retrouve ainsi d'une manière habituelle la chaleur du
foyer. Et aussi les devoirs assujettissants d'un aîné qui doit se dévouer à ses
frères et sœurs auprès de ses parents. Sans négliger en rien ses devoirs de
rhétorique où il vient d'entrer, ni abandonner ses habitudes de dévotion et de
charité, il donne aux siens le meilleur de son temps. Comme il est vigoureux,
méthodique et zélé, il va faire face à tout d'une manière exemplaire.
Au milieu de ses frères
et sœurs, il a la ferme autorité de son père et les attentions délicates de sa
mère, aidant, stimulant et consolant chacun, selon son âge et son tempérament.
Il les maintient toujours occupés, au travail, à la prière ou au jeu, tour à
tour. Avec lui, en dépit du nombre, c'est la joie et la paix dans la maison.
Il les forme à la piété
surtout, d'une manière qui remplit d'admiration sa mère et l'oncle prêtre qui
vit sous le même toit. Il les rassemble autour d'un petit autel de la Sainte
Vierge, et leur fait réciter le chapelet avec beaucoup de dévotion. Quand l'une
ou l'autre de ses sœurs est distraite ou trouve la prière un peu longue, il
l'exhorte habilement ou propose de belles intentions à sa générosité.
Au cours de ses
premières années de collège, il avait meublé ses heures de solitude et de
détente à dessiner, à peindre et à sculpter, et il avait bientôt fait preuve
d'un véritable talent en réalisant des figures et des petits tableaux de piété.
Devant un tableau de l'Enfant Jésus, jouant avec saint Jean-Baptiste, un Conseiller
du Parlement, venu à la maison, fut si émerveillé qu'il lui donna un louis d'or
pour ses pauvres. Comme on le pense, Louis-Marie mettait en œuvre tous ses dons
d'artiste pour intéresser et former ses frères et ses sœurs ; et ceux-ci, selon
le penchant de leur âge, n'avaient rien de plus pressé que de l'imiter en tout
ce qu'ils lui voyaient faire. Il les formait à son image.
Aussi, ne faudra-t-il
pas s'étonner si nous voyons deux de ses frères suivre ses traces plus tard :
Joseph-Pierre, qui va maintenant au collège avec lui, entrera dans l'Ordre de
Saint-Dominique, et Gabriel-François, qui commence tout juste à fréquenter
l'école, deviendra curé d'Iffendic et y mourra, un an après lui, en 1717. Quant
à ses sœurs, Renée, Sylvie, Françoise-Marguerite, Louise, Françoise-Thérèse et
Gilonne, trois d'entre elles entreront au couvent. Les saints ne se sauvent
jamais seuls et laissent toujours derrière eux un sillage de grâce et
d'idéal...
Un trio
d'amis
Par goût personnel et
aussi pour obéir aux conseils de sa mère et de son oncle qui craignaient pour
lui les contacts d'une jeunesse légère et libertine, Louis-Marie était demeuré
longtemps effacé et solitaire. La piété, les études, les activités charitables
avaient rempli ses années d'adolescence. Il ne fut pas cependant un saint de
vitrail vivant hors des remous de l'existence, sans relations et sans amis.
Au contraire, au milieu
d'une vie laborieuse et austère, il connut des heures d'inoubliable intimité
avec les meilleurs de ses condisciples ; c'est d'ailleurs grâce à leurs
souvenirs que nous sont connues ses années d'étudiant. Deux surtout lui
restèrent liés pour la vie et devinrent comme lui d'éminents hommes d'Eglise :
Jean-Baptiste Blain et Claude Poullart des Places.
Jean-Baptiste Blain
n'entra guère dans ses confidences qu'à partir de la rhétorique. Il finira ses
études, avec lui, à Rennes, et c'est à son appel, qu'il rejoindra Saint-Sulpice
à Paris où il deviendra docteur en Sorbonne. Leur ministère les séparera
ensuite, mais jamais ils ne s'oublieront : ils auront même quelques rencontres
mémorables et, après la mort du saint missionnaire, Jean-Baptiste Blain,
chanoine de Rouen, viendra faire un pèlerinage près de son tombeau, à
Saint-Laurent-sur-Sèvre. C'est alors qu'il écrira sur son ami de collège et de
séminaire des pages de fervente admiration.
Il évoquera le souvenir
des belles années où, ensemble, ils étudiaient, priaient, se dévouaient au
service des pauvres, ainsi que les longues et cordiales rencontres où ils se
confiaient leurs rêves d'avenir. Les propos de Louis-Marie, écrira plus tard
Blain, « n'étaient que de Dieu et des choses de Dieu. Ils ne respiraient que le
zèle du salut des âmes ». Dans ses colloques avec la Vierge, il avait déjà
envisagé de se préparer au Sacerdoce...
J.-B. Blain rappellera
encore les longues promenades ou les visites de vacances au cours desquelles il
découvrit l'âme profonde de son ami. Un jour qu'il était allé le voir chez ses
parents, au Bois-Marquer, il l'avait trouvé dans une grande anxiété.
Louis-Marie connaissait l'existence « d'un livre sale et obscène » dans la
bibliothèque de son père et cela le peinait beaucoup. N'y tenant plus, il avait
profité de ce qu'il était seul à la maison pour jeter ce livre au feu. « Il
venait de faire le coup, raconte Blain, lorsque je le trouvai... timide et
presque tremblant, dans l'appréhension de la venue de son père, mais fort
content d'avoir fait son sacrifice... »
A l'arrivée de son ami,
il redevint souriant et détendu : « Il me montra dans son jardin des lieux
retirés et propres à la prière où il se plaisait et passait la meilleure partie
de son temps dans ce saint exercice. II me paraissait si rempli de Dieu, si
occupé de lui, si pénétré de son amour, et du désir de sa perfection que j'en
demeurai également confus et édifié. Je ne le regardais, dès lors, et je ne
l'écou-tais qu'avec admiration et une espèce de désespoir de ne pouvoir le
suivre dans le chemin de la vertu. »
II le suivra néanmoins à
Paris, appelé par l'une de ses lettres, et il y fera, avec lui, toutes ses
études sacerdotales, entraîné par son exemple.
Claude Poullart des
Places était plus jeune que Louis-Marie, mais d'une famille plus aisée.
Habitant deux rues voisines de Saint-Sauveur, ils durent se rencontrer
quotidiennement sur le chemin du collège, et souvent faire halte ensemble aux
pieds de la Madone. Ainsi se lièrent-ils d'une grande amitié dans un même amour
filial pour Notre-Dame.
Ayant les mêmes goûts de
piété et de charité, ils formèrent, avec un petit nombre de compagnons, une
association pour honorer spécialement la Très Sainte Vierge : « Ils
s'assemblèrent à certains jours, dit un témoin, dans une chambre qu'une
personne de piété leur avait prêtée. Ils y dressèrent une espèce d'oratoire
pour y faire leurs exercices et contribuaient à frais communs à ce qui était
nécessaire pour la décoration. Ils avaient leurs règles pour la prière, pour le
silence et la mortification qui allait parfois jusqu'à la discipline. »
Un de leurs grands
soucis était d'aller aux pauvres pour les enseigner, les consoler et leur venir
en aide. Lorsque Louis-Marie s'en ira à Paris, il recommandera la petite
association à son jeune ami qui en demeurera l'âme et le soutien, jusqu'au jour
où il quittera lui-même sa famille et sa fortune pour suivre l'appel du
Seigneur.
Les trois amis de
collège, chacun selon sa grâce, deviendront prêtres et fonderont des
Congrégations religieuses qui prolongent maintenant, d'une manière admirable,
leur sainte amitié et leur apostolat dans l'Eglise.
III - En route vers le Sacerdoce
Louis-Marie marche sur
ses vingt ans. Il a traversé, dans la piété et la vertu, ces années
d'adolescence qui sont remplies d'écueils pour tant de jeunes. Sous la
protection de sa bonne Mère du Ciel qui l'a conduit comme par la main. C'est
d'elle qu'il apprenait ce qu'il avait à faire, nous dit son ami Blain, même
dans les choses les plus obscures et les plus embarrassées, telle que peut être
la vocation à un état de vie.
A la fin de sa
philosophie, en effet, il lui faut orienter son avenir. Dans ses longs
colloques avec Notre-Dame, il entend souvent une voix résonner au fond de son
cœur : Tu seras prêtre. Sans doute en fait-il confidence à sa pieuse mère et à
son directeur spirituel qui ne peuvent que l'encourager dans cette voie.
Ce rêve d'une
consécration totale au Service de Dieu et des âmes l'immunise contre le monde
perfide et scandaleux au milieu duquel il vit. Ce monde frivole dont il
évoquera avec tant de précision l'image dans un cantique sur la Rennes de sa
jeunesse. S'il n'a pu l'ignorer, il l'a évité avec soin et il s'est toujours
maintenu à distance de ses éclaboussures.
Aussi n'eut-il jamais à
défendre sa vocation, ni même à en délibérer intérieurement : elle était la
continuation normale d'une jeunesse fidèle et pure. Et c'est avec la ferveur
printanière qui accompagne tout appel de Dieu qu'il entra en relation avec les
plus vertueux ecclésiastiques de la ville, en vue d'harmoniser son âme avec les
desseins de Dieu.
Cet avenir qu'il offre à
Marie chaque jour, il l'entend déjà d'une vie de renoncement, d'abandon à la
Providence et de dur labeur apostolique. A une époque où trop facilement l'état
ecclésiastique était une carrière, il n'a jamais compris autrement la vie du
prêtre. C'est un tel avenir qu'il fait envisager à sa pieuse mère dont le cœur
est tout plein de l'idéal de son fils.
Quant au terrible M.
Grignion, il avait sans doute fait des rêves plus humains pour son aîné, mais
devant une vocation si évidente il n'hésite pas à dire son oui. En sorte que,
dans l'enthousiasme, Louis-Marie, à la fin de cet été 1692, commence à
fréquenter les cours de théologie chez les Pères Jésuites de Rennes. Cependant
Dieu l'attend à cette croisée des chemins pour l'orienter vers la mission
spéciale que lui a fixée sa Providence dans l'Eglise.
Le
pauvre sur la grand-route
En ce temps-là, pour
accéder à la prêtrise, il fallait faire des études de théologie comme on
pouvait et passer ensuite des examens devant un jury délégué par l'évêque. Le
candidat qui était admis allait se préparer aux ordres sacrés dans une solitude
pendant quelque temps. Depuis le Concile de Trente, toutefois, cette
préparation était bien mieux assurée dans des séminaires qui recevaient en
pension les jeunes clercs afin qu'ils étudient et se forment en communauté,
sous la direction de maîtres éprouvés. C'était le cas de Saint-Sulpice, à
Paris, d'où sortait l'élite du clergé.
Louis-Marie ne pouvait
songer à cette préparation de choix, n'ayant ni relations pour le recommander
et le prendre en charge à Paris, ni revenus dans sa famille pour lui assurer
une pension. La Providence, dont il était l'enfant, allait tout arranger pour
lui. Une parisienne, M1,e de Montigny, venue à Rennes pour suivre des affaires
au Parlement, vint loger chez les Grignion. Elle ne tarda pas à y constater que
l'avenir d'une douzaine d'enfants posait aux parents de nombreux problèmes.
Pleine de sympathie pour
cette belle et édifiante famille elle chercha comment lui venir en aide. Cette
petite Louise (13 ans) dont le frère aîné a fait une fille si pieuse et si
obéissante, elle l'emmènera avec elle à Paris et fera le nécessaire pour
achever son éducation. A Louis-Marie, elle ne peut que vanter les avantages des
séminaires de la capitale et lui donner le désir d'aller dans cette « terre des
saints ».
Les parents Grignion
partagent secrètement l'envie de leur grand fils. Mais comment payer des études
à Paris et faire vivre à Rennes toute la maisonnée ? A peine de retour dans la
capitale, Mlle de Montigny est tout heureuse de présenter sa pupille à ses
amies et de les intéresser à la vocation du vertueux jeune homme qu'elle a
laissé à Rennes. Qu'à cela ne tienne ! lui dit-on. Qu'il vienne à Saint-Sulpice
et on le prendra en charge ! Elle transmet aussitôt à Rennes cette invitation.
Pour Louis-Marie, c'est une réponse de la Vierge à sa prière intime ; et pour
son père, une offre avantageuse qui le soulagera de ses charges familiales et
qui ouvrira peut-être à son fils, dont il admire les solides qualités, un bel
avenir...
Louis-Marie aimait
beaucoup sa famille, son collège, les Pères Jésuites, dont il était un disciple
très cher, et cette grande ville de Rennes où il grandissait depuis huit ans.
Il y avait surtout les madones, les pauvres de l'hôpital, les prêtres qu'il
fréquentait et les excellents amis de jeunesse qui lui resteront fidèles pour
la vie, tout le quartier enfin qui a tant de fois bénéficié de ses initiatives
charitables !... Mais Dieu l'appelle !
De Rennes à Paris, il y
a plus de 300 kilomètres, et Louis-Marie décide de les parcourir à pied. Son
père voudrait lui seller un cheval, au moins pour la moitié du chemin, mais il
refuse, car c'est en pauvre qu'il veut aller à Dieu, avec ses jambes comme avec
son cœur. — « Voici au moins dix écus », lui dit son oncle à qui il n'ose pas
refuser. Et « un habit neuf, avec un petit paquet de linge », ajoute avec
insistance sa mère, les yeux pleins de larmes. Pour lui faire plaisir, il
enroule ce modeste trousseau et l'arrime à ses épaules. Toute cette tendresse
familiale l'émeut soudain, mais « l'amour de Dieu le transporte », et arrachant
son cœur de vingt ans à tant de mains, qui ont prise sur lui, il s'élance sur
la route de Paris.
L'oncle Robert et le
frère cadet, Joseph, qui ne tardera pas à entrer lui-même chez les Fils de
Saint-Dominique, ainsi que l'ami Blain, veulent lui faire un bout de
conduite... A une lieue de Rennes, sur le pont de Cesson où la route de Paris
enjambe la Vilaine, ils l'embrassent avec émotion, et ils le laissent partir,
seul, ne donnant plus la main qu'à son Père du Ciel...
Conduit et porté par
Dieu comment ne jubilerait-il pas de confiance et de joie ? Sur la longue route
où il avance priant et chantant, voici un vagabond en haillons : il l'accoste
et lui donne le bon habit chaud que sa mère lui a remis ce matin. Le même jour,
il croise un pauvre diable qui s'en va mendiant de village en village : il
dépose dans sa paume creuse les dix écus de son oncle, et il repart décidé à
mendier son pain comme lui. Il n'a plus rien que le solide vêtement qu'il porte
pour le voyage : un pauvre hère venant à passer, il l'échange contre ses
fripes.
Maintenant, dégagé de
tout, il n'est plus qu'un enfant de Dieu à la merci de sa Providence. Dans le
soir d'automne qui rougeoie, il se jette à genoux et s'écrie dans un transport
d'amour : « Désormais, je puis dire hautement : Notre Père, qui êtes aux Cieux,
en vos mains j'ai déposé tous mes trésors et placé toutes mes espérances. » Et
il fait vœu de ne plus jamais rien posséder, en propre, sur la terre... Même
pas son nom. A l'imitation de saint Louis, son patron, qui signait « Louis de
Poissy », en souvenir de l'église de son baptême, il ne sera plus que
Louis-Marie de Montfort.
Cheminant à grandes
foulées, il vivra d'aumônes, et mendiera son pain et son gîte à chaque étape.
La tenue de loqueteux où il s'est mis ne peut qu'éveiller la méfiance et il
essuie bien des humiliations et des rebuts. Le meilleur accueil qu'on lui
puisse faire est celui des chemineaux hirsutes et portant besace : le croûton
de pain, les restes de fricot et la paille de l'écurie.
Et voici qu'en cette fin
d'automne, le mauvais temps ajoute encore à sa peine. Sous les pluies qui
tombent à torrent, les routes du Perche sont boueuses et défoncées, et sur les
plateaux de la Beauce les rafales accourent de l'horizon pour lui fouetter le
visage. Mais qui pourrait arrêter ce jeune que l'amour transporte et qui vient
de trouver comme le Poverello d'Assise, la joie parfaite dans le dénuement ?
Dans
Paris, la grand'ville
Dans cette marche au
Séminaire, nulle place pour la curiosité ou le tourisme. En moins de dix jours,
il est aux abords de la capitale. Paris n'était pas la fourmilière humaine
d'aujourd'hui, mais la cité fière de ses palais somptueux, de ses flèches
dentelées, des dômes luisants où passent les ombres fugitives des nuages ouatés
de l'Ile-de-France.
C'est aussi la ville qui
captive les provinciaux et les étrangers par ses plaisirs et ses tentations. En
y entrant, Louis-Marie fait un pacte avec ses yeux : il ne se permettra aucun
regard qui puisse déplaire à Dieu et troubler son âme. Huit ans durant, il tiendra
sa résolution comme un vœu, et sa modestie fera l'édification de tous. « Il
quittera Paris, raconte son ami Blain, comme il y était entré, sans avoir rien
vu qui pût satisfaire ses sens, comme s'il eût été aveugle. »
Pour sa première nuit,
c'est Bethléem qui l'attend. Il a erré longtemps pour trouver l'adresse de sa
bienfaitrice ; et il n'a point d'argent pour se faire admettre dans un
restaurant. Dans un tel accoutrement, d'ailleurs, qui accepterait de lui ouvrir
sa porte ? Voici une venelle d'écurie : il y cherche refuge et la Providence
lui envoie à point nommé sa pitance.
Quand il en sort, le
lendemain, pour se présenter à l'hôtel de Mlle de Montigny, il a mine piteuse
et il fleure violemment la paille et l'étable. La stupéfaction de la noble
paroissienne de Saint-Sulpice est telle qu'après l'avoir accueilli et soigné,
elle ne croit pas pouvoir le présenter chez les Messieurs du Séminaire, où il
faudrait d'ailleurs payer une pension élevée. Louis-Marie savoure cette
déconvenue qui lui souligne sa situation de pauvre, et il attend en paix les
résultats des démarches de la charitable demoiselle.
Celle-ci s'adresse à son
ancien curé, Claude de la Barmondière, disciple de M. Olier, qui dirige tout
près une maison pour clercs sans fortune. « Ceux auxquels Dieu accorde la grâce
d'y être reçus, dit le règlement, bien loin d'avoir de la confusion de la
qualité de pauvre s'en estimeront fort honorés, puisque Jésus l'a rendue si
glorieuse en sa personne, en ses plus chers amis et en toutes ses maximes. »
Rien ne répond mieux au
désir de Louis-Marie, qui ne rêve que d'une vie recueillie, studieuse et
austère. Il obtient tout de suite la confiance de son supérieur à qui il se
fait connaître « par une confession générale de sa vie et la manifestation
entière de son intérieur ».
Il ne tarde pas non plus
à écrire à ses parents et amis de Rennes pour les rassurer sur la bonne issue
de son voyage et leur faire part de sa joie d'être tout à Dieu. A son ami
Blain, qu'il avait laissé en théologie, il envoie une invitation enflammée à
venir le rejoindre à Paris. En termes vifs, animés, pathétiques, il le presse
de quitter sa famille afin de pouvoir servir le Seigneur en liberté. Et J.-B.
Blain, saisi par l'appel véhément d'un condisciple qu'il a toujours admiré,
finit par le suivre...
Entré comme un pauvre,
chez M. de la Barmondière, Louis-Marie y demeure par charité. Avec l'hiver
1693, ce fut le froid et la famine dans tout le pays... A tel point qu'on
suspend de payer sa modique pension. On aurait pu le renvoyer alors, mais la vertu
de notre jeune lévite est déjà connue, et tout est mis en œuvre pour le garder.
Quant à lui, sachant que le Seigneur ne peut lui manquer, il chante : « Vous
êtes, Seigneur, la part de mon héritage ! »
Rendez-vous
avec la mort
M. de la Barmondière était
très charitable. Beaucoup d'aumônes lui passaient par les mains, qui allaient
encore aux besogneux, aux écoles, aux catéchismes. Et aussi à l'entretien des
trente pauvres clercs qu'il avait pris en charge à la fin de sa vie. Mais il ne
pouvait jamais faire face à tant de besoins et les dettes l'avaient empoisonné
tout le temps où il avait été curé de Saint-Sulpice, jusqu'à l'obliger à en
résigner la charge en 1689. Laissant à d'autres le soin de payer les travaux de
la monumentale église, alors en construction, il appliquait désormais ses
ressources à faire vivre ses pensionnaires.
Or, avec le terrible
hiver de 1693, tout devient rare et cher. Comment va-t-il pouvoir garder ceux
qui ne lui apportent aucune rétribution ? Louis-Marie comprend qu'on peut, d'un
jour à l'autre, le mettre sur le pavé. A toute extrémité, le dévoué supérieur
propose aux pauvres clercs de suppléer à leur pension en quêtant ou par des
services rémunérés, comme de veiller les morts.
Frère quêteur pour la
Communauté ! Pour Louis-Marie, c'est une aubaine ! « Il est tout heureux, dit
Blain, de boire la honte attachée à cette mendicité obscure, de faire
profession de la plus rigoureuse pauvreté et d'en recueillir les rebuts et les
mépris. » On le voit se mêler aux foules loqueteuses et faire la queue devant
les hôtels et les maisons charitables où l'on distribue des vivres, ou des
vêtements, ou de la monnaie. Il quête, non pour lui seul, ni pour lui d'abord,
mais pour ses confrères et pour les miséreux qu'il croise dans la rue.
Or il arrive que son
humilité est plus payante qu'un riche patrimoine. En dépit des temps
difficiles, il recueille beaucoup d'aumônes qu'il ne cesse de distribuer autour
de lui...
Les pauvres clercs
pouvaient encore obtenir quelques subsides en allant veiller les morts sur la
paroisse de Saint-Sulpice. M. de la Barmondière désigna M. Grignion avec trois
autres, qui n'étaient guère plus riches que lui, pour assurer ce service
quotidiennement demandé. Sans compromettre ses études qu'il ne néglige jamais
et en dépit d'une nourriture bien maigre sur laquelle il se prive encore, il va
sacrifier ses nuits dans des veilles austères, et cela jusqu'à quatre fois par
semaine.
Ces rendez-vous avec la
mort sont d'abord pour lui une bonne occasion de prier, et c'est quatre heures
d'oraison qu'il s'impose, à chaque fois, « à genoux, mains jointes et le corps
immobile », nous dit Blain. Puis, après deux heures de sommeil, il s'adonnait à
la lecture spirituelle et à l'étude de ses cahiers de théologie. Une collation
était offerte aux veilleurs pour les soutenir, mais Louis-Marie la refusait
souvent, tout comme il se refusait de compenser, durant le jour, les privations
de ces longues nuits.
Dans le silence
nocturne, ce face à face avec la mort marque notre fervent jeune homme pour la
vie. Et d'autant plus qu'il en interroge le mystère et s'en applique les
leçons. Il lui arrivait, note Blain, « de découvrir la face des cadavres, et de
considérer à loisir, dans leur laideur et leur difformité affreuse, le charme
trompeur d'une jeunesse et d'une beauté évanouie et la folie extrême qui s'en
laisse enchanter ».
Un soir, c'est dans un
hôtel princier qu'il entre pour passer la nuit. Un jeune homme de qualité qui
ne songeait qu'au plaisir repose là dans un décor somptueux de glaces et de
lambris. Mais c'est le vice qui l'a tué : il a été attaqué et blessé
mortellement à la sortie d'un lieu de débauches... Et son corps est si infect
que les bedeaux eux-mêmes ne pourront y tenir, demain, en le portant en terre.
Toute la folie du péché apparaît à Louis-Marie dans cette tragique destinée. Et
en songeant au jugement de Dieu sur cette âme, il est envahi par une nausée
violente contre le monde pervers qui entraîne les âmes à leur perte éternelle.
Une autre nuit, il est
devant une des premières dames de la Cour que tout le monde flattait pour sa
beauté. Il s'attarde à contempler ses traits ravagés et à constater le vide
soudain que la mort a fait autour d'elle : seul un valet est resté dans cette
maison de riche où quelque temps auparavant tout le beau monde accourait pour
idolâtrer cette femme.
L'âme de notre jeune
Breton, dans ces rendez-vous avec la mort, devient encore plus grave et plus
profonde. Les visions de ces nuits funèbres reparaîtront avec un réalisme sans
pitié dans les sermons du missionnaire. Et dans ses Cantiques, il ne sera pas
le génie nostalgique qui amollit les cœurs de ses tristesses et de ses regrets,
mais l'Ange des tombeaux qui réveille les vivants avec le « Carillon de la mort
».
« Votre
Père sait ce dont vous avez besoin »
La bonne Providence
avait ouvert à Louis-Marie la maison de M. de la Barmondière. En dépit de sa
pauvreté et des circonstances, elle l'y gardait. Moins que jamais il ne pouvait
douter d'elle.
Mais ceux qui, autour de
lui, étaient témoins de sa tranquillité, pouvaient croire à une certaine
inconscience de l'insécurité où il vivait. « Ils se demandaient même, dit
Blain, s'il était encore de ce monde et sensible aux misères de la vie. » « Que
fussiez-vous devenu, lui dit-on une fois, sans ménagement, si M. de la Barmondière
vous eût renvoyé ? Il répondit froidement qu'il n'y avait pas encore pensé... »
Surprise plus grande
encore : loin de lui être à charge, il était une providence pour toute la
maison. Le produit de ses quêtes et de ses veilles, l'exemple de ses vertus et
de son travail — car il était l'élève le plus brillant de la communauté —
n'étaient-ils pas la plus riche des ressources ? Le Frère quêteur était devenu
le bienfaiteur des indigents en faveur desquels il se dépouillait de tout ce
qu'il recevait : « L'argent et les habits ne restaient entre ses mains que le
temps de les faire passer aux nécessiteux », note Blain.
Un jour, dans la rue,
une pauvre femme l'aborde déplorant sa misère. Il n'avait en poche que trente
sous. « Combien vous faut-il aujourd'hui ? lui demande-t-il. « Trente sous »,
répond-elle. « Eh bien, les voilà !... » Elle fut si consolée de ce geste
qu'elle lui en témoignait sa reconnaissance à chaque rencontre.
En cet hiver
interminable où il grelotte souvent, voici qu'on lui offre une soutanelle
neuve, bien chaude, qu'il n'a qu'à endosser. Avant de songer à étrenner ce
vêtement, il se préoccupe de tel pauvre clerc qui aurait bien besoin aussi
d'être mieux vêtu. En lui faisant présent de la soutanelle, il reste avec ses
vieilles hardes.
Dans l'une de ses
lettres à Rennes, sa mère a dû lire entre les lignes la misère de son fils.
Elle lui fait confectionner et lui envoie un habit neuf. Louis-Marie est bien
ému en ouvrant ce paquet et il songe à toute la place qu'il tient dans le cœur
des siens. Cet habit fruit de tant d'amour, de tant de privation peut-être, est
sans prix à ses yeux. Mais la grâce prend vite le pas sur la nature : c'est
Jésus qui souffre dans ce confrère mal vêtu qu'il coudoie chaque jour. Et
l'amour de Jésus, c'est tellement plus que l'amour d'une mère ! Une voix
d'Evangile monte, impérieuse, du fond de son cœur : « Chaque fois que vous avez
donné un vêtement à un pauvre, c'est Moi que vous avez vêtu ! » Et sans plus
tergiverser, le présent maternel passe dans les mains d'un autre.
Cependant, lorsqu'il se
rend en Sorbonne, il s'aperçoit que son vêtement n'est plus sortable et que,
même bien raccommodé, il ne peut survivre. Il va trouver M. Le Vallier, un
pieux laïque qui avait sa chambre à côté de la sienne, et qui faisait volontiers
les courses des clercs : « Voudriez-vous avoir l'obligeance d'aller à la
friperie et de m'y acheter un bon habit de dessous, en peau d'élan, si
possible, pour qu'il soit d'un plus long usage ?» Et il lui remet trente sous
pour cette emplette. « Trente sous ! se récrie l'homme. Mais comment puis-je
trouver rien de convenable à ce prix-là ? — Allez toujours, et ne vous mettez
pas en peine ! Si on veut vous le vendre plus cher, vous donnerez les trente
sous au premier pauvre que vous rencontrerez... Et la Providence y pourvoira
autrement ! »
Le commissionnaire
revient bientôt, disant : « On s'est moqué de moi quand j'ai demandé pour
trente sous ce qui vaut bien deux pistoles... Aussi ai-je donné vos trente sous
à un pauvre, selon vos intentions ! — Voilà qui est bien ! répliqua
Louis-Marie. Pendant que vous étiez occupé à me faire cette charité, une
personne est venue m'apporter les deux pistoles qui sont nécessaires. Je vous
prie de les porter au marchand et de me rapporter l'habit. »
C'est ainsi que le jeune
saint multipliait autour de lui les attentions de sa charité, s'en remettant
pleinement à la Providence pour ses propres besoins. « J'ai un père dans les
Cieux qui ne m'a jamais manqué », aimait-il à redire souvent.
« Il
s'est élancé comme une torche enflammée »
La pauvreté est le
meilleur climat d'Evangile. Chez M. de la Barmondière, cela est évident : sur
la misère joyeusement supportée fleurissent la prière et la charité. Le
supérieur est le premier à mettre ses biens, son expérience et son zèle au
service de ses pauvres clercs.
Louis-Marie ne cesse de
bénir le Seigneur de l'avoir introduit dans une communauté aussi fervente,
régulière et laborieuse. Il prend occasion de la rigueur des temps pour
s'épanouir dans les plus difficiles vertus : le recueillement et l'oraison, la
mortification et l'abandon à la Providence.
En se rendant en
Sorbonne, il parcourt les rues du Quartier Latin. Loin d'y laisser errer ses
regards, il ne cesse de prier intérieurement pour chacun de ceux qu'il croise.
On remarque aussi qu'il n'oublie jamais de saluer les statues de la Vierge ou
des Saints qui sont dans les niches, au coin des rues ou au-dessus des portes.
On dirait que son bon Ange les lui signale au passage.
Il était fort gai dans
les récréations sans jamais s'y dissiper. Dans ses conversations, il en
revenait toujours à parler de Jésus et de Marie dont l'amour l'enflammait
soudain. Une ferveur impétueuse l'animait alors et devenait contagieuse.
C'était comme une ivresse provoquée en lui par le vin nouveau du Saint-Esprit,
dira Blain qui le connaissait depuis longtemps. Une sainte ivresse qui est le
comble de la sagesse, ajoute-t-il, bien qu'elle soit réputée folie aux yeux des
mondains et qu'elle n'attire d'eux que des mépris pour les âmes heureuses que
Dieu favorise.
Sauf pour les actes de
piété et de charité qui le trouvent chaque fois disponible, il n'est pas de
ceux qui sont toujours prêts à aller en visites ou à gaspiller le temps en
entretiens futiles. Il accepte cependant d'accompagner l'un ou l'autre confrère
en sortie, mais il s'enferme alors dans la stricte réserve. Avec son ami Blain,
par exemple, le voici chez un banquier : à peine introduit dans cette maison
d'affaires, il se tient nu-tête dans le vestibule, et dans le va-et-vient de la
domesticité il attend, en prière, la fin de l'entrevue. Il prend la même
attitude effacée, quelque temps plus tard, chez un abbé de qualité qui demeure
tout édifié de tant de modestie et de recueillement. Et comme il marche souvent
le chapeau sous le bras, Blain est tout surpris de lui entendre dire que c'est
par respect pour la présence de Dieu.
Dès sa première année de
séminaire, le voilà donc lancé, à perdre haleine, sur la route des Saints. Il
les imite non seulement dans la ferveur et la longueur de leurs oraisons, mais
encore dans les vertus solides de l'humilité, de l'obéissance et de la
mortification. Blain nous rapporte qu'il accueillait avec empressement les
tâches les plus répugnantes de la Maison, conscient d'être le dernier de tous.
Ayant été admis par charité, il veut être à la disposition de tous, celui dont
on use sans ménagement et qui ne se lasse pas de servir. De fait, certains
exagèrent même et l'importunent de leurs taquineries et de leurs mauvais tours,
mais le saint lévite accepte tout avec le sourire.
Sitôt dans sa cellule,
il se met au travail. Et comme si cette vaillance dans l'étude ne suffisait
pas, il se mortifie secrètement de mille manières, se charge d'instruments de
pénitence — il n'ôtait l'un que pour prendre l'autre, dit Blain — et se donne de
sévères disciplines. Son voisin, M. Le Vallier, le pieux laïque dont nous avons
parlé, faisait souvent part à Blain de son effroi de l'entendre se flageller
ainsi. En ces temps-là Louis-Marie venait de découvrir l'ouvrage de M. Boudon
sur Les Saintes Voies de la Croix, et
cette lecture attisa encore en lui l'attrait de Jésus crucifié et la générosité
à embrasser toutes les occasions de se renoncer et de s'immoler.
C'est pour être tout à
Dieu qu'il est venu à Paris. Rien ne saurait le détourner de son idéal. Aussi,
« jamais homme n'est moins susceptible de respect humain ». Pourvu qu'il soit
sûr de faire le Bon Plaisir de Dieu, rien ne le décourage. On peut « le mettre
sur le tapis », ou « rire à ses dépens » dans la Communauté, cela n'assombrit
en rien cette âme pure qui ne sait rien refuser à la grâce.
« Le pur amour de Dieu
règne en nos cœurs ! » C'est l'en-tête de ses journées comme de ses lettres !
Vraiment, il s'est élancé comme une torche enflammée, et rien ne pourra plus
l'arrêter dans son élan mystique. C'est à tel point que M. de la Barmondière,
si éclairé et si saint pourtant, craignant de ne pas le suivre, l'adresse de
temps à autre, à M. Baüyn,
supérieur du séminaire de Saint-Sulpice pour qu'il prenne sa direction et se
conforme à ses avis.
«
Entre vos mains, Seigneur... »
Sous les instances de M.
de la Barmondière, Louis-Marie, qui ne sait qu'obéir, accepte de recevoir les
ordres mineurs aux Quatre-Temps de septembre 1694. Pour s'y préparer, il se
retire avec les autres ordinands de Paris dans la solitude de Saint-Lazare où
M. Vincent et ses fils ont tant fait alors pour le renouveau du clergé.
Dans le silence de la
retraite, il revoit la route difficile sur laquelle il chemine depuis son
enfance et toutes les épreuves qu'il a dû surmonter depuis qu'il est à Paris. A
chaque pas, il reconnaît que la main de Dieu a tout conduit et ne l'a jamais
abandonné. Un chant de confiance éperdue monte en son cœur : « Le Seigneur est
mon Berger, rien ne saurait me manquer ! »
Or voici que pendant les
Exercices, M. de la Barmondière tombe gravement malade et meurt après quelques
jours. Louis-Marie en apprend la nouvelle au moment où il sort de Saint-Lazare.
M. de la Barmondière, celui qui l'avait accueilli et entretenu pour rien dans
sa Communauté, qui l'avait consolé et encouragé si paternellement dans les
heures difficiles, qui l'avait dirigé avec tant de sagesse vers la perfection !
Ses confrères qui savent
tout ce qu'il doit à son bienfaiteur l'épient pour voir comment il va réagir
devant un tel malheur. « A cette nouvelle il parut étonné », dit Blain, « mais
non troublé » ; « il ne perdit rien de sa paix »... Cela les frappe tellement
que l'un d'eux s'exclame : « Monsieur Grignion, vous êtes un grand saint ou un
grand ingrat... Un grand ingrat, si vous n'êtes point touché de cette mort...
Un grand saint si, en étant bouleversé, vous en dominez le sentiment par vertu
! »
Bouleversé, certes, il
l'est ! Mais son cœur de pauvre a tellement le réflexe de se blottir dans la
main du Seigneur qu'il demeure dans un parfait abandon jusque dans le moment où
il perd son seul appui humain. Quelques jours après les obsèques de M. de la
Barmondière, il écrit à son oncle Alain Robert : « Je ne sais point encore
comment tout ira, si je demeurerai ou si je sortirai. Quoiqu'il m'arrive, je ne
m'en embarrasse point : j'ai un Père dans les cieux qui ne saurait me
manquer... Il m'a conduit ici et m'y a conservé jusqu'à présent : il le fera
encore avec ses miséricordes ordinaires. »
La Communauté de M. de
la Barmondière fut dissoute : les clercs pouvant payer 260 livres de pension
furent admis dans le petit séminaire de Saint-Sulpice ; la Communauté de
pauvres écoliers, dirigée par M. Boucher, reçut les autres, dans une dépendance
du collège de Montaigu. Louis-Marie est de ce dernier groupe. Le milieu est
pieux et studieux comme celui qu'il vient de quitter. Mais les conditions de
vie y sont déplorables : nourriture insuffisante et dégoûtante, viande de rebut
qui donne la nausée et révolte l'estomac. Chacun doit se procurer son pain ; on
ne fournit aux écoliers que le fricot qu'ils ont à préparer eux-mêmes, et l'eau
qui est distribuée « de façon fort libérale », dit Blain.
Avec ses pénitences
coutumières, ses études plus ardues que jamais et une telle nourriture,
Louis-Marie ne peut y tenir. Il tombe d'épuisement au moment où il assure son
tour de cuisine. Il demande qu'on le conduise à l'hôpital où les religieuses
l'admettent dans la salle des prêtres et s'empressent de le soigner. Le voilà
sur la croix et dans le dénuement complet, encore une fois... Pour de longues
semaines, sans doute. Mais, dans sa détresse, il sent une joie soulever son
âme. Il dit à son ami Blain quand il vient le voir : « Je suis dans la maison
de Dieu (Hôtel-Dieu), quel honneur ! Mes parents n'en seront peut-être pas trop
aise, mais la nature est-elle jamais d'accord avec la grâce ? » Et Blain
d'ajouter : « Ni plaintes, ni inquiétudes, ni aucune marque de peine ou
d'impatience », chez ce malade qui est aux portes de la mort et dont on a tiré
tout le sang, par des saignées réitérées, selon la barbare médication de
l'époque. « On ne lui ferma la veine que lorsque le corps épuisé de sang n'en
pouvait plus rendre. Sa vie était désespérée et on l'abandonnait à la mort... »
Cependant, soit
inspiration divine, soit révélation, le moribond disait à son ami : « Non, ce
n'est pas encore mon heure, je vais guérir... » Et de fait, peu de jours après,
« il parut comme ressuscité, en état de se lever, de marcher, de lire et de
prier... » Et comme dans l'histoire de Job, après l'épreuve, voici les caresses
de la Providence. Au sortir de l'Hôtel-Dieu, c'est le Petit Séminaire qui le
reçoit, lui, le Pauvre... Le Supérieur, M. Baüyn, à qui M. de la Barmondière
l'avait adressé plusieurs fois, le considère comme un saint ; par ailleurs, son
ami Blain n'a cessé de redire devant tout le séminaire l'admiration qu'il a
pour son compatriote.
Quant à la pension, tout
s'arrange à point : une bienfaitrice des pauvres clercs, Mme d'Alègre, demande
qu'on applique à M. Grignion les cent cinquante livres qu'elle versait chaque
année au Petit Séminaire, et pour compléter cette somme à 260 livres, le bon
Supérieur s'entremet pour faire obtenir, au bénéfice de notre Saint, une chapellenie
de plus de 100 livres à Saint-Julien-de-Concelles, dans le diocèse de Nantes. «
La Providence de Dieu m'a mis au Petit Séminaire, peut écrire Louis-Marie, tout
joyeux, à son oncle. Remerciez Dieu, pour moi, des grâces qu'il me fait, non
seulement pour les choses temporelles, qui sont peu de chose, mais pour les
éternelles... » (11 juillet 1695.)
IV - La montée vers l'Autel
Louis-Marie entre au
Petit Séminaire de Saint-Sulpice précédé d'une réputation de saint. Sa grande
vertu, dont tout le monde parle, fait naître chez les Messieurs du Séminaire «
le désir de le posséder ». Aussi y est-il reçu « comme un ange du ciel », dit
Blain. Et le Supérieur, M. Brenier, « regarde comme une grande grâce de Dieu,
l'entrée de ce jeune ecclésiastique dans sa Maison ».
Il l'y accueille avec
empressement et, le soir même, il fait chanter le Te Deum. Chacun comprend que
c'est pour remercier le ciel de lui envoyer M. Grignion. Dans ce milieu choisi
où l'esprit de M. Olier s'est épanoui et que de saints prêtres maintiennent
dans la ferveur primitive, Louis-Marie va continuer sa formation cléricale avec
la même fougue qu'il l'a commencée dès son arrivée à Paris.
Selon le règlement, il
s'agit de « vivre intérieurement de la vie du Christ », « de la manifester dans
notre corps mortel », et, sous le regard et à l'école de Marie, de s'assimiler
« les mœurs, les sentiments, la vie de Jésus ». Cet idéal vers lequel il est
attiré ineffablement, depuis sa plus tendre enfance, et qui, avec sa fidélité à
le poursuivre, n'a cessé de monter en lui comme une flamme, prend soudain, à
Saint-Sulpice, un éclat qui l'éblouit et le fascine.
Ces cinq années
(1695-1700) vont être pour Louis-Marie d'une extraordinaire fécondité. L'étude
de la théologie, les abondantes lectures spirituelles et, plus encore, les
longues oraisons et une générosité sans faille devant les épreuves, vont mûrir
en lui l'amant de la divine Sagesse et le lancer comme un « bolide de Dieu »,
dans ce monde de la fin du grand Siècle où il portera le plus authentique et le
plus brûlant des messages évangéliques.
Dans le
« moule » de Saint-Sulpice
Saint-Sulpice « était le
lieu du monde où il pouvait être le plus en liberté de prendre son vol vers le
ciel et de s'élever à la plus sublime perfection », écrit Blain. La vie y était
austère, la nourriture pauvre et la discipline stricte. Aucune place pour la
fantaisie. Et la direction qu'on y recevait ne pouvait que décaper l'âme de
toute mollesse et de toute volonté propre.
En pauvre à qui revient
la dernière place, Louis-Marie occupe, sous les toits, une cellule incommode,
étuve en été, glacière en hiver. Et tellement exiguë que c'est une acrobatie
continuelle d'y loger et d'y vivre. Pourtant, il n'est pas seul, relate le
chroniqueur : les punaises et les insectes se relaient pour le tourmenter de
jour et de nuit. En hiver, jamais de feu, et le séminariste mortifié se prive
de descendre dans les salles chauffées où les places, d'ailleurs, sont
limitées. Pour mieux sentir la morsure du froid, il porte des bas sans
semelles, comme un fils de Saint-François...
Désormais, il n'ira plus
aux cours de Sorbonne, car la préparation des grades comporte des dépenses
élevées. Sans doute est-ce encore, sous l'aspect d'une privation, une attention
de la Providence : « Tous ceux qui étudient en Sorbonne, excepté les séminaristes
de Saint-Sulpice, et quelques autres, en très petit nombre, entrent dans les
principes de Jansénius... », « écrit à cette époque Fénelon au P. Letellier,
confesseur du Roi. »
Aussi bien, n'est-ce pas
en Sorbonne où il n'y a guère de discipline et où l'on passe de longues heures
à écrire des cahiers qu'on ne lit plus ensuite, que se fait le meilleur travail
des étudiants, mais dans les conférences et répétitions théologiques du
Séminaire. Et Louis-Marie, en y soutenant brillamment une thèse sur la grâce,
prouvera que le Saint-Esprit est encore le meilleur des docteurs.
Dans cette paroisse du
village de Vaugirard qui jouxte la campagne (on y voyait des terres cultivées,
des bosquets et des moulins à vent), il vit comme en un désert. Il ne quitte sa
chambre que pour les exercices communs et il y rentre toujours avec le même
recueillement qu'il en est sorti. Son âme ne pense et ne s'applique qu'à Dieu.
Toute lecture profane lui est insipide et les récréations, loin de le
distraire, le rejettent plus intimement en Jésus et en Marie dont il ne peut
s'empêcher de parler. A tel point que M. Baüyn, son directeur, est obligé de
lui demander de ne pas faire de ces moments de détente une oraison ou une
conversation sur les choses spirituelles.
Et on le voit, pour se
corriger de cet excès si peu commun, se faire des recueils de contes ou
d'histoires à rire qu'il tâche de débiter, le mieux qu'il peut, dans les
groupes de ses confrères.
Toutefois, même en se
montrant fort gai dans les récréations, selon un témoin, il n'eut jamais la
manière drôle de conter qui lui eût valu un succès de plaisant ou de comique.
Ce n'est qu'avec les plus fervents qu'il redevient lui-même : on sort alors de
sa conversation « plus enflammé de l'amour de Dieu que d'une longue oraison ».
Il vit dans le monde surnaturel : il en salue les anges, aux côtés des gens
qu'il rencontre, et, à propos de tout ce qui survient, il ne cesse de
s'exclamer : « Deo gratins ! »
Même dans cette fervente
Communauté, Dieu n'allait pas épargner à son serviteur la morsure des jaloux et
des médiocres qui ne peuvent supporter, près d'eux, une vertu héroïque et pour
qui c'est toujours un grand défaut que de n'en avoir pas. Montfort ne cessait
de s'en référer à ses supérieurs et se faisait scrupule de leur être obéissant en
tout. Aussi, souffrit-il « une espèce de martyre », de s'entendre dire, sans
ménagement, qu'il n'en faisait qu'à sa tête, que sa vie était un tissu de
singularités, qu'il était entiché de ses idées et substituait ses caprices à la
Volonté de Dieu. Ce sont propos qui allaient bon train autour de lui, note
Blain, et rendaient perplexes et réservés ceux qui avaient à le diriger. Or,
dit-il. dans le Séminaire et hors du Séminaire, il a toujours été un modèle
vivant de la plus grande régularité, cherchant et suivant, en tout, l'avis de
ses Supérieurs et n'agissant jamais contre leur volonté.
Même en fait de piété,
d'austérité et de zèle, il ne sortait jamais de l'obéissance, de peur,
disait-il, qu'après avoir commencé par Notre-Seigneur, il ne finît par le diable.
Sans doute, il y avait de l'extraordinaire dans les vertus de ce saint
séminariste. Aussi fut-il incompris, méconnu, contredit comme le Christ, d'une
manière systématique parfois, et même par quelques-uns de ses directeurs. Mais
ce climat d'opposition dans lequel il faut vivre, si souvent, au milieu des
hommes, n'est-il pas le creuset dans lequel s'épure l'or de la sainteté ?
Un
champion de la Gloire de Dieu
Montfort ne peut être si
familier de Dieu et de ses saints sans en prendre les intérêts. Dans le
Séminaire et la Paroisse de Saint-Sulpice où il vit ordinairement, et jusque
dans les rues du grand Paris quand il lui arrive d'y circuler.
C'est le cas, un jour,
où il voit deux jeunes gens se quereller, tirer l'épée et se battre. A
l'étonnement des badauds qui les observaient, il bondit au milieu d'eux et leur
montrant son crucifix, il les adjure, pour l'amour de Dieu, de rengainer et
d'oublier leurs griefs. Ils hésitent un moment et sous les éloquentes paroles
du petit abbé, leur colère tombe et ils se séparent. C'est l'un d'eux qui
raconta plus tard ce fait, à Saint-Sulpice même où, après une généreuse
conversion, il était entré pour embrasser l'état ecclésiastique.
Un autre spectacle
navrait notre zélé séminariste, celui des camelots et chanteurs de faubourgs
qui, à certains jours et notamment lors de la foire de Saint-Germain,
débitaient leurs productions ineptes ou obscènes à l'angle des rues ou à l'orée
des ponts. La foule mouvante des petites gens faisait cercle autour d'eux et
enlevait rapidement cette provende empoisonnée. Ne pouvant tarir la source du
mal, il lui arrivait alors d'acheter une partie d'un stock, et après une
réprimande publique aux marchands pour leur commerce malfaisant, d'en faire une
destruction exemplaire. Et quand on lui disait que, bien inutilement, il
tentait d'arrêter cette fange de la rue, il répondait « qu'il était heureux au
moins de retarder le mal qu'il ne pouvait empêcher ».
De même, quand il
surprenait de mauvais livres sur les quais, il n'était pas de ceux qui peuvent
rester indifférents devant le péché du monde. Il se sentait trop solidaire de
l'honneur de Dieu et du salut des âmes. Un jour, il voit un charlatan qui
débite, d'une verve endiablée, toutes sortes de propos malséants. Ne pouvant y
tenir, l'abbé se campe sur le trottoir d'en face, et se met à apostropher,
d'une voix forte, les chrétiens complaisants qui sont rassemblés là. Il leur
fait honte de la mauvaise curiosité qui les retient à écouter des discours
obscènes. En réveillant leur vergogne et leur conscience, il ne tarda pas à
faire le vide autour du bateleur.
Déjà Montfort prend à la
lettre le mot du Christ : « Qui n'est pas avec moi, est contre. » Toute sa vie,
il se conduira selon cette logique de l'Evangile. On sait que telle n'est pas
la manière du monde pour qui, souvent, Dieu est un gêneur. Aussi, même au
Séminaire, l'abbé breton sera taxé d'intempérance dans son zèle et ses
comportements. Il laissera dire. Peu lui chaut que l'on se choque autour de lui
dès lors qu'il obéit à sa conscience et que le Seigneur est content.
Il n'ambitionne rien
tant que d'entraîner le monde à louer et servir le grand Roi du ciel. Avec
enthousiasme il trouve à Saint-Sulpice la tradition des Olier, des Bourdoise et
de tant de saints curés qui voulaient des paroisses qui prient et qui chantent
devant les autels. Tout le monde remarque avec quel grave et saint respect il
accomplit les fonctions liturgiques. Cela le désigne pour l'office de Maître de
cérémonies.
Comme un Grand Maître de
la Cour on le vit alors déployer toutes les ressources de sa nature d'artiste
pour rehausser la dignité du culte chrétien. Et Blain de raconter comment il
parvint à en codifier toutes les fonctions et à mettre un ordre admirable là où
personne encore n'y avait réussi. Déjà s'annonçait en lui le grand meneur du
Peuple de Dieu qu'il sera demain.
Le frère
secourable à ses sœurs
Louis-Marie n'avait
jamais voulu être à charge à sa famille. Mais, tout en suivant sa vocation, il
n'en restait pas moins près d'elle dans ses affections, ses soucis et ses
prières. C'est ce dont témoigne sa correspondance avec Rennes, dont il ne nous
reste que quelques lettres. On l'y voit bien plus préoccupé de la situation, de
la conduite et de l'avenir de ses parents que de lui-même.
Jusque dans le
Séminaire, les épreuves des siens viennent ajouter au poids de son dénuement
personnel. Il apprend ainsi, en 1696, que M1,e de Montigny, la bienfaitrice de
sa sœur Louise, vient de mourir laissant sa jeune pensionnaire sans protection
ni secours. Le premier réflexe de Louis-Marie est de confier à sa bonne Mère du
ciel le sort de sa jeune sœur, et de s'en remettre aux soins de la Providence.
En même temps qu'il
prie, il consulte. Il s'adresse à Mgr de Saint-Vallier, qui demeure au
Séminaire même et assiste souvent aux récréations de la Communauté. Ce Prélat a
été longtemps aumônier du Roi, avant d'être nommé évêque de Québec. Non
seulement l'abbé breton ne lui est pas inconnu, mais il lui porte une véritable
affection. Peut-être entrevoit-il en lui une recrue pour l'aventure missionnaire
du Canada.
En toute simplicité,
Louis-Marie lui confie la détresse de sa sœur. Il faudrait pratiquement l'aider
à parfaire son éducation commencée par les soins de Mlle de Montigny. Mgr de
Saint-Vallier songe aussitôt à Mme de Montespan, qui, depuis sa disgrâce et sa
conversion, consacre une bonne partie de ses revenus à entretenir de jeunes
orphelines dans le couvent des Filles de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique.
Elle-même y a ses appartements quand elle séjourne dans la capitale.
C'est ainsi que, par
l'abbé Girard, précepteur des enfants de Mme de Montespan et futur évêque de
Poitiers, Louis-Marie est recommandé et introduit auprès de la grande dame.
Celle-ci, flattée de la confiance qu'il met en elle, le reçoit avec bonté et le
fait parler sur sa famille. Le jeune abbé lui expose la situation avec tant de
candeur et d'humilité que non seulement elle lui promet une place pour Louise
dans la Maison de Saint-Joseph, mais elle s'offre encore à prendre en charge
deux autres de ses sœurs. Non pas à Saint-Joseph où cela n'était pas possible,
mais à l'Abbaye de Fontevrault dont sa sœur, Mme de Rochechouart, est
l'abbesse.
Avec un cœur dilaté de
gratitude, Louis-Marie s'empresse de faire connaître à ses parents ce nouveau
sourire de la Providence. Deux de ses sœurs ne tardèrent pas à prendre le
chemin de Fontevrault où nous les retrouverons. Voilà comment un saint est une
bénédiction pour sa famille et en entraîne les membres dans le sillage de sa
prière et de sa vertu.
Catéchiste
des enfants et des pauvres
Ceux que Dieu éclaire de
son esprit, il les envoie au milieu des hommes pour qu'ils soient ses
prophètes. Il en est ainsi de Montfort dont la foi est une flamme à laquelle
personne ne résiste. Dès son enfance, nous l'avons vu, il sermonnait gracieusement
ses frères et sœurs, et, dans les hôpitaux de Rennes, il catéchisait les
infirmes et les malades.
Au Séminaire, jusque
dans les conversations, il ne peut s'empêcher de parler de Jésus et de Marie.
Mais il a aussi l'occasion d'exercer son zèle dans les œuvres de la paroisse
qui compte jusqu’a quatorze catéchismes assurés régulièrement par les
séminaristes.
Sous la direction de
l'abbé de Flamanville qui deviendra évêque de Perpignan et lui conférera le
sacerdoce, Montfort catéchise les pauvres, domestiques, laquais, ramoneurs, qui
résident sur Saint-Sulpice, et dont beaucoup ne savent pas lire. Travail ardu
dont il s'enchante. Il excelle à capter l'attention de ces simples et à toucher
leurs cœurs. Selon le règlement, il termine la séance par une petite
exhortation qui les remue jusqu'aux larmes et les engage dans une pratique
sincère de leur foi.
Le bruit de son succès
courait au Séminaire, mais il laissait sceptiques ceux qui ne voyaient en
Montfort que l'abbé modeste et tout intérieur. A la longue, plusieurs écervelés,
lassés de cette légende, voulurent assister aux catéchismes de M. Grignion afin
de s'en faire ensuite des gorges chaudes. On devine l'allure pateline de ces
auditeurs se glissant dans les derniers bancs et riant déjà sous cape. Mais ils
sont vite retournés, quand ils voient la maîtrise avec laquelle M. Grignion
distribue son monde, de toute provenance et de tout âge, et le plonge d'emblée
dans une atmosphère de foi et de piété, et puis comment il explique clairement
la doctrine et en tire des applications qui accrochent les consciences parce
qu'elles sont une réponse à leurs problèmes de vie.
Ce jour-là, les leçons
furent particulièrement graves et pathétiques, car il s'agissait des fins
dernières, de la mort, du jugement et de l'enfer. Un silence impressionnant
régnait et les larmes coulaient, non seulement dans l'auditoire habituel, mais
encore chez les abbés espiègles qui étaient pris à leur propre piège.
Montfort se sentait
lui-même une telle emprise sur les âmes quand il faisait le catéchisme aux
enfants et au peuple que, toute sa vie, ce sera son ministère préféré, et
l'apostolat auquel il fera toujours une large place dans les missions : « Il
est plus difficile de trouver un catéchiste accompli, qu'un parfait prédicateur
», dira-t-il plus tard.
Le
Pèlerin de Notre-Dame
Depuis M. Olier,
Notre-Dame a tout pris en commande à Saint-Sulpice. Chacun des huit quartiers
de la paroisse porte le nom d'un de ses mystères et le Séminaire lui-même lui a
été consacré, au cours d'un pèlerinage à Chartres : quand on l'a bâti on a mis
l'une de ses médailles dans ses fondements.
« Reine et Fondatrice de
la Maison », selon la volonté de M. Olier, Notre-Dame demeure la dévotion
caractéristique des séminaristes qui, sous son égide, se préparent à devenir
des « christs vivants », au milieu du peuple chrétien. « O Jésus, vivant en
Marie, venez et vivez en vos serviteurs », répètent-ils quotidiennement pour
obtenir cette grâce.
C'est avec enthousiasme
que Louis-Marie est entré dans cette spiritualité qui veut conduire à Jésus par
Marie. Comme au collège de Rennes, il ne tarde pas à devenir le grand animateur
de la dévotion à la Sainte Vierge, dans Saint-Sulpice. Non pas d'une dévotion
instinctive ou sentimentale, mais d'un culte solidement fondé sur l'Ecriture et
la Tradition et assumant toute la vie chrétienne.
Le bibliothécaire
méthodique et studieux qu'il est, peut repérer et lire tout ce qui a été écrit
d'important sur la Sainte Vierge. Un livre de M. Boudon, sur « Le Saint
Esclavage de la Mère de Dieu », lui révèle ce qu'il appellera plus tard la
Parfaite Dévotion à Notre-Dame. Il s'y engage aussitôt, et après conseil et
approbation de M. Tronson, il entraîne ses condisciples à se consacrer à Elle,
et à devenir, comme lui, des « esclaves d'amour de Jésus en Marie ».
Pour la gloire de sa
bonne Mère du ciel, son zèle ne connaît pas de repos. Sa confiance en Marie est
contagieuse : il ne cesse de témoigner qu'elle ne l'a jamais déçu... M. Le
Vallier le sait bien qui fait ses commissions et ses achats : si souvent elle
arrange les choses et fournit l'appoint quand l'argent manque.
Sa dévotion est si
notoire qu'on lui a confié l'entretien et la décoration de l'autel de la Sainte
Vierge dans le chœur de l'église paroissiale en construction : exception au Règlement
qu'on n'a jamais vue encore, paraît-il. Cela lui donne une occasion quotidienne
de venir prier sa bonne Mère, longuement, comme il faisait autrefois devant les
madones de Rennes, et de lui tenir filialement compagnie.
Un des Directeurs du
Séminaire, accompagné d'une petite délégation, se rend chaque samedi à
Notre-Dame de Paris pour présenter à la Reine de la communauté, les hommages de
tous. Régulièrement choisi pour ces visites, Louis-Marie y déploie une ferveur
toujours nouvelle. C'est au cours de l'une d'elles qu'après avoir communié, et
bien avant le sous-diaconat, il fait le Vœu de chasteté perpétuelle, scellant
ainsi de manière définitive sa consécration au Seigneur sous le patronage de la
Reine des vierges.
C'est aussi une
tradition mémorable d'envoyer chaque année deux séminaristes en pèlerinage à
Notre-Dame de Chartres pour y recommander les intentions de tous. Au cours de
l'été 1699, Montfort est chargé, avec l'abbé Bardou, de faire cette route
mariale. Les deux compagnons, dit Blain, étaient dignes l'un de l'autre par
leur piété et leur vertu.
Voyons-les cheminer côte
à côte... tout à la grande pensée de Notre-Dame qui les attend là-bas. Comme
des scouts modernes qui ne se laissent pas arrêter par les distractions de la
route, tout le jour ils avancent sur cette interminable plaine beauceronne, du
soleil plein les yeux, de la joie plein le cœur, tantôt méditant en silence et
tantôt psalmodiant les Ave de leur Rosaire. Au village, en passant, ils
mendient un morceau de pain et un verre d'eau fraîche, et quand tombe le soir,
ils demandent asile dans les granges où l'on a déjà commencé d'entasser les
gerbes de l'année.
Dès qu'il aperçoit un
groupe de moissonneurs au milieu des blés, Montfort ne peut se retenir d'aller
vers eux, tout souriant, et de leur parler de Dieu qui voit leurs peines et
compte leurs sueurs, de Jésus qui a porté aussi le poids du jour et de la
chaleur pour nous aider à sanctifier notre travail. Oui, ces épis qu'ils
rassemblent pour que tous les hommes aient du pain à manger, le Seigneur en
fait aussi une récolte de mérites pour la vie éternelle. Et après ces bonnes
paroles, les paysans se courbent à nouveau sur leurs sillons, l'âme meilleure
et consolée.
Tout à coup, à l'horizon
de la plaine fauve des blés mûrs, voici les flèches de la cathédrale qui
montent dans le ciel comme deux superbes épis. Il faut marcher longtemps
encore, et quand on arrive dans la ville, elle n'est plus qu'une masse d'ombre
dans le soir qui tombe. Bien qu'il soit très las, Montfort entraîne son compagnon
aux pieds de Notre-Dame de Sous-Terre, avant d'aller retenir une place à
l'auberge.
Et, dès le lendemain
matin, il est devant la Vierge miraculeuse avec laquelle il entame un colloque
filial qui n'en finit plus. Après avoir communié avec une ferveur que la grâce
du lieu semblait mettre à son comble, il y persévère en oraison, six ou huit
heures de suite, c'est-à-dire depuis le matin jusqu'à midi, immobile et comme
ravi. A peine le temps de prendre quelque nourriture et le voilà de nouveau en
compagnie de sa Mère du ciel, dans la même posture, et avec la même dévotion,
aussi longtemps que le matin, c'est-à-dire jusqu'à l'heure du soir où l'on
ferme les portes. Blain qui rapporte ces détails, se fait l'écho du bon abbé
Bardou « qui ne comprenait pas comment M. Grignion pouvait entretenir Dieu si
longtemps ».
Le Séminaire avait
certes délégué son meilleur avocat auprès de Notre-Dame de Chartres !
«
Je monterai à l'autel de Dieu... »
Il y a huit ans déjà que
le jeune Grignion a quitté sa famille et sa bonne ville de Rennes pour venir à
Paris, l'âme en fête et tout abandonnée à la Providence. Il n'est plus jamais
sorti de Saint-Sulpice qui l'a adopté. Même pendant les vacances où, les cours
cessant, il y continuait sa vie d'oraison et ses lectures sérieuses, tandis que
d'autres se distrayaient à faire du théâtre, des jeux et des chansons, selon
les goûts parisiens d'alors.
Les amusements futiles
des beaux esprits ne l'intéressent pas. Loin de se cultiver en vue de plaire au
monde, il prépare, dans la solitude et la réflexion, des plans de sermons, des
cantiques, et tout un arsenal spirituel pour faire campagne contre lui, dès que
son heure sera venue.
Sous la conduite de
maîtres expérimentés dans les voies de Dieu, croissant en âge, en sagesse et en
grâce, il a laissé la Vierge Marie former en lui une âme de prêtre conforme à
l'image de son Fils. Il a une si haute idée du sacerdoce, cependant, qu'il s'en
reconnaît indigne et qu'il tremble à l'idée de s'y engager. Il revoit le
cheminement intime par lequel Dieu l'a conduit jusqu'au pied de l'autel, et il
en fait une relation écrite à son directeur, M. Leschassier. Celui-ci le presse
d'avancer. Et c'est par obéissance à l'appel répété de l'Eglise qu'après les
exercices d'une ultime retraite, l'ordinand se présente au Pontife.
Le Pontife, c'est Mgr de
Flamanville, l'ancien vicaire de Saint-Sulpice, sous la direction duquel l'abbé
de Montfort a fait le catéchisme avec tant de succès. De ses mains il reçoit
l'ordination, le 5 juin 1700, samedi des Quatre-Temps de la Pentecôte.
A l'exemple de tous les
saints prêtres de l'époque, Montfort passe encore une semaine en action de
grâces avant de célébrer sa première messe. C'est dans la chapelle de l'abside
de l'église de Saint-Sulpice, et à l'autel de Notre-Dame que, depuis des
années, il ne cesse d'orner avec amour, qu'il offre, pour la première fois, la
Sainte Victime. Son condisciple et ami, Blain, est là, au milieu de tous ceux
qui l'ont aidé, formé, dirigé : « Je vis un homme comme un ange à l'autel »,
écrira-t-il vingt ans plus tard, dans ses Mémoires.
V- L'Aumônier des Pauvres
Les Supérieurs de
Saint-Sulpice auraient voulu garder M. Grignion dans leur Société, et sans
doute lui en firent-ils maintes fois la proposition. Mais tel n'était pas son
attrait : durant sa jeunesse et tout le long de sa formation cléricale il
n'avait eu en vue que les missions, en France ou dans les pays lointains.
Le même attrait subsiste
après son ordination. Il lui arrive de s'écrier : « Que faisons-nous ici,
ouvriers inutiles, pendant qu'il y a tant d'âmes qui périssent au Japon et aux
Indes, faute de prédicateurs et de catéchistes ?... » Il est à l'affût du
premier signe de la Providence. A Saint-Sulpice, un départ pour le Canada étant
proche, il demande de s'y joindre. Mais M. Leschassier s'y refuse, craignant,
dit-il, non sans humour, que dans son impétuosité, il se perde à la recherche
des sauvages, dans les vastes forêts de ce pays...
Une autre voie s'ouvre
qui a l'agrément du sourcilleux Supérieur. A Nantes, il y a dans la paroisse Saint-Clément,
une communauté de prêtres pour missions et retraites. Elle a été fondée il y a
trente ans, par M. Lévêque — un disciple de M. Olier — qui la dirige toujours.
Ce saint vieillard vient de passer deux mois dans la solitude à Saint-Sulpice,
et en retournant dans sa maison, il serait heureux d'emmener avec lui un jeune
prêtre capable de l'aider dans l'éducation du clergé et de lui succéder dans sa
charge. La proposition lui en étant faite, Montfort accepte. C'est le
commencement de ses pérégrinations apostoliques au souffle de l'Esprit. Elles
ne s'arrêteront plus qu'au tombeau.
En
suivant les détours de la Providence
Montfort quitte le
Séminaire en pauvre comme il y est entré. Ne voulant rien posséder, ainsi qu'il
en a fait le vœu, il se démet de la chapellenie de Saint-Julien-de-Concelles
qu'on lui a obtenue pour payer sa pension. Quant à son avenir, il le remet
entre les mains de la Providence.
Après avoir rejoint
Orléans, en compagnie de M. Lévêque, il s'embarque, avec lui, sur un coche
d'eau qui descend la Loire jusqu’a Nantes. Le bateau glisse lentement entre les
rives vertes. Le tranquille vieillard, réfugié dans un abri où il vit d'un peu
de pain et de beurre, emploie son temps à cordonner des ceintures d'aubes sur
un petit métier. L'abbé de Montfort, au contraire, va et vient sur le pont,
priant ostensiblement et exhortant les voyageurs. Cela n'est pas du goût de
trois libertins qui goguenardent et le prennent à parti. Il leur reproche
doucement leur impiété, et comme ils en viennent à d'odieux blasphèmes, le
saint prêtre finit par les menacer des châtiments célestes. De fait, à la
grande stupeur des voyageurs, deux d'entre eux se querellaient bientôt et se
blessaient grièvement ; et on rapporte que le troisième mourut, peu de temps
après, dans un excès de boisson.
A proximité de
Fontevrault où l'une de ses sœurs est postulante, Montfort demande à débarquer
pour lui porter, avec sa bénédiction de nouveau prêtre, ses encouragements
fraternels. Pendant que ses compagnons continuent de descendre la Loire, il se
présente à l'Abbaye dont l'accueil délicat le comble de joie.
Puis, reprenant la route
de Nantes, à pied cette fois, il fait halte sept lieues plus loin, au
sanctuaire de Notre-Dame des Ardilliers, près de Saumur. Là, aux pieds de sa «
bonne Mère », il épanche longuement son âme. Il en reçoit de telles lumières et
consolations qu'il refera plusieurs fois ce pèlerinage, jusqu'à l'ultime étape
de sa vie.
Après avoir cheminé,
quelques jours encore, en suivant les méandres du fleuve paresseux, voici
Nantes accroupie autour de sa cathédrale. Déception ! La Communauté de
Saint-Clément n'a rien de la discipline et de la piété de Saint-Sulpice ; et il
ne lui est même pas permis « d'aller de paroisse en paroisse, faire le
catéchisme aux paysans, aux dépens de la seule Providence », ainsi qu'il s'en
plaint, dans une lettre à M. Leschassier.
Comme on lui demande de
patienter, il « calme ses bons désirs », mais non sans rêver de s'affilier à un
groupe de missionnaires, en vue de s'y former à l'apostolat. Entre temps, voici
une lettre de Fontevrault : avec la nouvelle de la vêture de sa sœur, elle lui
apporte une invitation personnelle de Mme de Montespan à y assister. Le voilà
donc cheminant à nouveau le long des bords de Loire...
Même en forçant le pas
il ne peut arriver à l'abbaye que le lendemain de la cérémonie. Il est
accueilli cependant avec beaucoup de cordialité par les religieuses et par la
bienfaitrice de sa sœur qui l'interroge sur son avenir. Comme il lui avoue
naïvement son désir de travailler au salut des pauvres, elle l'invite à aller
voir Mgr Girard, ancien précepteur de ses enfants. N'est-ce pas une indication
de la volonté de Dieu qui lui ouvre enfin sa voie ? Deux longues journées de
marche et il est aux pieds de l'évêque de Poitiers qui le reçoit plutôt «
sèchement », et ne lui promet rien...
En arrivant dans la
ville, cependant, il était entré dans la chapelle de l'hôpital, selon son
habitude. Les pauvres qui l'ont vu « prier comme un ange » ont été émus de la
mise plutôt minable de ce prêtre et ils ont aussitôt « boursillé » entre eux
pour lui faire une aumône. Mieux encore, l'un d'eux s'est mis en devoir
d'écrire une belle lettre à Monseigneur pour le demander comme aumônier.
Cette prière des pauvres
sera exaucée. De retour à Nantes, Montfort raconte filialement tout ce qui lui
est arrivé à M. Lévêque. Celui-ci comprend qu'il doit donner à son disciple une
tâche apostolique à la mesure de son zèle s'il ne veut pas le perdre. Il
l'envoie prêcher à Grandchamps une mission de dix jours qui est un vrai succès.
Comme les disciples de
l'Evangile, il en revient enthousiaste des œuvres de miséricorde que « la
divine Providence et la Sainte Vierge ont opérées » par son entreprise, et
ajoute-t-il, « malgré sa misère ».
Tout à son nouvel
apostolat, il continuait de missionner au Pellerin et dans plusieurs paroisses
du pays nantais, quand Mgr Girard, mieux informé maintenant sur son compte, lui
demanda de venir à Poitiers. Docile à la Providence, il quitta aussitôt le
champ dans lequel il venait d'ouvrir son premier sillon.
Au
Service des Pauvres
Première étape,
Fontevrault où il est connu, non seulement de sa sœur novice, mais aussi de Mme
l'Abbesse et de toute la Communauté qui a éprouvé le rayonnement surnaturel de
ses entretiens. Sans doute est-ce au cours de cette visite qu'en sortant de
dire sa messe dans la chapelle de Mme de Montespan, il rencontra un aveugle à
qui il demanda : « Veux-tu être guéri ? — Oh, oui ! » répondit l'homme avec
confiance. Et sitôt que le prêtre lui eut frotté les yeux avec ses doigts
mouillés de salive, l'infirme fut guéri de sa cécité. Deuxième étape,
Notre-Dame des Ardilliers où il fait une neuvaine, au cours de laquelle il
encourage et conseille la Bienheureuse Jeanne de la Noue dans l'organisation de
sa Congrégation et multiplie ses attentions aux pauvres qui ont été recueillis
à côté du Pèlerinage.
Le cœur enrichi des
grâces de Notre-Dame, il se rend à Poitiers où Mgr Girard le reçoit à bras
ouverts, cette fois. En attendant qu'il soit admis à l'hôpital par les Administrateurs,
moins pressés que les pauvres, il loge au Petit Séminaire. Mais la parole de
Dieu n'est pas liée par l'administration. Il lui suffit de circuler en ville
pour rencontrer mendiants et pauvres diables que la vie a malmenés et la
société mal aimés. Avec son cœur qui écoute et console toujours, il leur
apporte les lumières et les caresses de l'Evangile. N'y sont-ils pas appelés
les premiers ? Leur nombre s'accroissant, il les rassemble dans la chapelle
Saint-Nicolas, puis sous les Halles où il fait retentir l'écho des
Béatitudes...
Personnes de qualité et
gens du peuple accourent, pêle-mêle, tantôt dans une église, tantôt dans une
autre, pour entendre la parole de ce prêtre qui les remue jusqu'au fond. Après
la chaire, le confessionnal. Un prophète est dans la ville, tout le monde en
parle. Mais c'est pour les pauvres qu'il est venu et ceux-ci ne cessent de le
réclamer... Enfin, l'autorisation lui étant donnée d'entrer dans l'hôpital, il
s'y rend aussitôt mais sans se séparer de sa Mère, la divine Providence. Car il
refuse tout revenu fixe, se contente de la nourriture commune, choisit la
chambre la plus misérable, couche sur la paille et s'impose encore de sévères
mortifications...
Le voici donc
entièrement au service des pauvres : quotidiennement, il sort pour quêter en
compagnie de quelques-uns d'entre eux et d'un âne chargé de paniers pour
recueillir les aumônes. A l'intérieur de l'hôpital où c'est le désordre et le
gaspillage, il établit un règlement pour le service des tables ; il va de l'un
à l'autre purifiant et réconfortant les âmes ; il s'attarde auprès des plus
délaissés et se dépouille lui-même pour les réchauffer. Et tous de « bénir le
Seigneur de leur avoir envoyé un si saint économe ».
Seule une femme
acariâtre regimbe contre la nouvelle discipline. Une fois même elle se jette
sur lui, une broche de rouet à la main, pour l'en percer. Mais par sa douceur
et ses humbles services il réussit à l'apaiser. Enfermé dans cette société
hétéroclite de miséreux, de déchus et de vaincus de la vie, il se fait tout à
tous pour les amener tous à Jésus. On le voit se dépenser, à longueur de jour,
pour secourir les détresses du corps et de l'âme : à ce malade il donne
l'unique couverture de son lit ; à ces paralytiques il rend les services les
plus bas ; on le voit manger à côté des teigneux et boire au même verre,
balayer la maison et nettoyer les cours de leurs immondices...
Un jour il rencontre sur
le pavé humide un malheureux tout couvert d'ulcères dont on s'est débarrassé
parce qu'il est contagieux. D'un gémissement coupé de hoquets il implore la
pitié des passants. C'est un mourant qu'il faut arracher au désespoir. Ne
pouvant le faire admettre à l'hôpital, l'aumônier supplie qu'on lui abandonne
au moins un réduit isolé où il viendra lui-même le soigner. On le voit
s'enfermer avec ce paria gangreneux pendant de longues heures, lui apporter
nourriture et boisson et panser ses plaies avec amour, en dépit de l'odeur
fétide qui le prenait à la gorge...
Les filles garde-malades
étaient loin de suivre son exemple. Pour supprimer les contestations entre
elles et assurer aux malades un service régulier, il voulut les astreindre à un
règlement. C'était mettre le pied sur un nid de guêpes. Excitées par la
supérieure jalouse de son autorité, elles se mirent à le critiquer et à
entraver son action de toutes les manières que la passion peut inventer...
Elles gagnèrent à leur parti l'économe qui interdit à l'aumônier de s'occuper
des services de l'hôpital et se mit à le décrier auprès des Administrateurs.
Quelques mauvais pauvres qu'il avait voulu corriger de leur ivrognerie
ajoutèrent encore leurs clameurs injurieuses à ce mauvais esprit général.
Courbé sous la tempête,
il « se retire aux Jésuites » pour y faire retraite durant huit jours. Quand il
revient, l'économe gravement atteint, est en train de mourir ; la supérieure
est frappée à son tour, puis un grand nombre de pauvres... C'est l'heure où le
prêtre doit multiplier les pardons : il assiste, prépare à la mort et enterre
un grand nombre de ceux qui l'avaient persécuté. L'hôpital ayant senti passer
le châtiment de Dieu et le dévouement de son serviteur, l'ordre revint pour un
temps.
L'animateur
des Jeunes
Dès son arrivée à
Poitiers, Montfort était entré en action. Dans sa première lettre à son ancien
Supérieur, M. Leschassier, il avait écrit : « Il y a quinze jours que je fais
le catéchisme aux pauvres mendiants de la ville avec l'aide et l'agrément de
Monseigneur. Je vais voir et exhorter les prisonniers dans les prisons et les
malades dans les hôpitaux, en leur faisant part des aumônes qu'on me donne. » On devine par là
tous les va-et-vient apostoliques de ce prêtre en qui la charité monte comme
une flamme vive.
Dans Poitiers qui est
alors une ville de vingt mille habitants, son zèle n'a pas tardé à déborder
l'hôpital. Une nombreuse jeunesse — celle des familles nobles du Poitou, du
collège des Jésuites, et d'une Université de renom — encombrait les rues et les
jardins de ses jeux et de ses folles excentricités. Montfort se souvient de
Rennes et des activités charitables dont il a rempli ses années d'étudiant. Il
a l'intuition des influences qui jouent dans chaque milieu, et il devine qu'il faut
y susciter des apôtres pour agir efficacement.
Il s'en ouvre aux Pères
Jésuites qui l'encouragent... Et le voilà rassemblant une quinzaine de jeunes
gens qui sont l'élite du collège Sainte-Marthe, pour les animer spirituellement
et les lancer dans une vie de témoignage. Le groupe ne tarde pas à se grossir
de bonnes volontés laissées sans emploi. Avec les plus assidus et les plus
généreux, il forme une association en vue d'une culture spirituelle plus
soignée. A ceux-là il demande de faire oraison, de lire habituellement des
ouvrages religieux, de s'approcher régulièrement des sacrements, de s'enrôler
dans la Congrégation de la Sainte Vierge établie au Collège... Et chaque
semaine, à l'instar du bon abbé Bellier qui l'a formé lui-même à l'hôpital de
Rennes, il rassemble les jeunes gens dans une conférence vivante pour leur
communiquer sa flamme d'apôtre.
C'est un idéal dynamique
qu'il leur présente pour les souder dans la piété et l'amitié, et leur faire
affronter le monde sans danger pour leur foi ou leurs mœurs. Ils ont tant à
entreprendre dans la ville pour y neutraliser les influences mauvaises, ramener
à Dieu leurs camarades déréglés, secourir les pauvres, donner l'exemple d'un
authentique christianisme...
Sous le souffle de son
âme de feu, des soucis évangéliques pénètrent dans les foyers et les divers
milieux. Il est exigeant et demande toujours plus, mais les jeunes qu'il a su
enthousiasmer donnent toujours davantage. Leur association oriente
définitivement leur vie vers un avenir de vertu et de charité ; plusieurs y
trouvent le germe de leur vocation...
Montfort aura séjourné à
Poitiers juste le temps d'allumer des foyers qui se perpétueront longtemps
après lui. Et la Chronique conserve quelques noms de ces premiers disciples,
tels Alexis Trichet, propre frère de la première Fille de la Sagesse, qui
deviendra prêtre et se dépensera avec tant de dévouement auprès de cinq cents
prisonniers de guerre, atteints de la peste, qu'il mourra victime de son dévouement
; ou M. Brunet qui mourra en 1719 laissant une réputation de saint à
Celle-Levescault où il était curé ; ou encore M. Le Normand, procureur du Roi
au Présidial de Poitiers qui apportera, en 1719, à M. Grandet, premier
biographe de notre saint, un témoignage de haute admiration.
M. Le Normand affirme
même que, parallèlement à l'association des jeunes gens, le missionnaire avait
établi une congrégation de filles où plus de deux cents personnes de la ville
se sont sanctifiées et d'où sont sorties beaucoup de religieuses. Montfort
inaugure ainsi son style apostolique : sous le souffle de l'Esprit il met le
feu partout où il va, laissant à d'autres le soin de l'attiser et de
l'entretenir. L'admirable est que, en dépit des vents mauvais, les foyers qu'il
allume ne s'éteignent pas derrière lui...
Près d'une
sœur en détresse
Pendant qu'il se donne
tout entier à la misère qui l'entoure, l'Aumônier des pauvres est harcelé
intérieurement par la détresse de sa sœur Louise que Mme de Montespan avait
fait accueillir chez les Filles de Saint-Joseph, à Paris. Ayant largement
dépassé l'âge d'y rester, on lui signifie qu'elle doit quitter le couvent. Elle
en avait écrit à son frère, à Nantes, au printemps de 1701. Celui-ci avait
répondu une lettre admirable pour lui inculquer l'abandon à la Providence : «
Dieu veut de vous, ma chère sœur, que vous viviez au jour la journée, comme
l'oiseau sur la branche, sans vous soucier du lendemain. » Et, en même temps,
il lui avait obtenu un sursis pour une autre année.
Mais en juillet 1702, la
voici sans asile et sans pain. Le frère n'y tient plus, et entreprend, pour lui
porter secours, le voyage de Paris, à pied et mendiant son gîte et son pain,
selon son habitude. Par Notre-Dame des Ardilliers où il confie à sa bonne Mère
du Ciel l'avenir de sa sœur, et par Angers où il est étrangement humilié au
Séminaire par son ancien Directeur, M. Brenier, il parcourt en quelques jours
plus de 400 kilomètres à marches forcées... Quand il entre dans la capitale, il
est dans un état pitoyable : vêtements chiffes et salis, chaussures déchirées,
pieds meurtris et jambes enflées... Il lui faut se réfugier, pendant une
quinzaine, à l'Hôtel-Dieu où plusieurs Sœurs qui se souviennent du pieux
séminariste de Saint-Sulpice l'entourent de leurs soins.
A peine en forme, il se
met à la recherche de Louise qu'il trouve dans la détresse, mal vêtue et
manquant de tout. Pour la sortir de là, il visite, le cœur serré, tous ceux
qu'il connaît dans la grande ville. Poullart des Places, son ami de collège qui
vient de fonder la Communauté de Pauvres Ecoliers, premier noyau de la
Communauté du Saint-Esprit. A Issy, les Supérieurs de Saint-Sulpice qui « le
renvoient hautement sans vouloir lui parler ni l'entendre », et cela, en
présence de son ami Blain qui, tout décontenancé par tant de dureté, en gardera
le plus pénible souvenir.
Le Curé de
Saint-Sulpice, M. de la Chétardye, qui l'avait connu et admiré, comme
sacristain et catéchiste, ne lui réserve qu'un accueil glacial. Il en est au
plus creux du sentiment d'être abandonné des hommes quand l'un de ses amis de
Séminaire, M. Bargeaville, l'oriente vers les Bénédictines du Saint-Sacrement,
encore dans toute la ferveur de leur fondation.
A la Supérieure,
Montfort expose ingénument la détresse de sa sœur, et il est tout heureux de
l'entendre lui dire : « Je vous offre, pendant votre séjour à Paris, le repas
que nous déposons, chaque jour, devant l'image de Notre-Dame pour un pauvre. »
Et ce repas — l'unique de la journée — il demanda à venir le partager avec un
mendiant.
Mais le sort de sa sœur
n'était pas réglé, et l'Evêque de Poitiers lui mandait de revenir sans tarder.
Ne voyant pas d'autre issue, il songe à la renvoyer à Rennes, dans sa famille
déjà dans une grande gêne. Or, comme il va prendre congé des Bénédictines,
voici qu'une dame lui offre l'argent nécessaire pour regagner Poitiers. En
acceptant cette aumône, Montfort demande à l'utiliser plutôt pour acheter des
bas et des souliers à sa sœur...
Et c'est ainsi que la
Mère Supérieure en vint à proposer de recevoir Louise Grignion comme converse,
puis pratiquement de l'admettre comme postulante. Quelques jours plus tard,
elle était envoyée à Rambervilliers pour s'y préparer à la vie religieuse, une
dame charitable ayant offert le nécessaire pour la dot, le trousseau et le
voyage. Grâce à la charité persévérante de son frère, Louise Grignion prendra
bientôt le voile sous le nom de Sœur Saint-Bernard.
Montfort ne reverra plus
jamais cette sœur qu'il avait assistée depuis son enfance, le long d'un dur
chemin de pauvreté, d'humiliation et d'abandon à la Providence, mais il lui
adressera des lettres remplies de la plus sainte dilection fraternelle et des
plus belles exhortations aux vertus d'une fidèle adoratrice du Saint Sacrement.
L'apparition
d'une robe grise
C'est à l'hôpital de
Poitiers, au milieu de beaucoup de tribulations, que Montfort jeta les
fondements des Filles de la Sagesse, les aînées de sa Famille spirituelle. Il
faut remonter ici à ses premières prédications, fin 1701. Marie-Louise Trichet,
fille du Procureur au Présidial, vivait simplement dans sa famille avec des
goûts tournés vers la piété et la vie religieuse.
Un soir elle entend sa
sœur s'exclamer en rentrant de l'église où Montfort venait de prêcher : « Quel
beau sermon je viens d'entendre ! Ce missionnaire est un saint ! » Dès le
lendemain, elle se présentait à son confessionnal : « Qui vous a adressée à moi
? — Ma sœur ! » répond ingénument Marie-Louise. « Non pas, mais la Sainte
Vierge ! » Eclairé d'En-Haut, le confesseur a deviné dans cette jeune fille de
dix-huit ans une âme d'élite sur laquelle Dieu a de grands desseins.
Se sentant tout accordée
aux directions qu'elle reçoit, elle s'engage aussitôt dans une vie de ferveur
et de disponibilité. L'idée de se donner à Dieu s'enracine vigoureusement en
elle et prend possession de toute son âme et de toute sa vie. Cependant, un
premier essai chez les Filles de Notre-Dame, à Châtellerault, n'ayant pas
réussi, sa mère demeure réticente. « J'ai appris que tu vas à confesse à ce
prêtre de l'hôpital, dit-elle un jour, avec humeur. Je crains que tu ne
deviennes folle comme lui. » Ses craintes n'étaient pas sans fondement :
c'était bien vers la folie de la Croix que sa fille était attirée, vers cette
folie qui est la véritable sagesse.
Alors, commence une
longue et éprouvante formation dont chaque péripétie marque une nouvelle
emprise de la Providence sur elle. Convoquée à l'hôpital pour y suivre, avec
une soixantaine de personnes, une retraite préparatoire à la Pentecôte,
Montfort l'engage dans la voie étroite des vertus solides. Il l'humilie
publiquement en la renvoyant à sa place lorsqu'elle se présente pour la lecture
de table, ou en la faisant rester à la porte un jour qu'elle arrive en retard à
l'oraison. Puis, il l'entraîne à une vie de pénitence et de charité.
Marie-Louise accepte volontiers tous les renoncements, et se retire, de plus en
plus, de la vie du monde. Comme elle se plaint un jour à son Directeur de
n'être pas orientée vers un couvent comme tant d'autres : « Consolez-vous, ma
fille, lui répond-il, vous serez religieuse. »
Dans l'hôpital qu'il
vient de réformer, au milieu des calomnies et des oppositions, c'est là qu'il
va recevoir Marie-Louise. Il y avait groupé, en association, une douzaine de filles
infirmes à qui il avait donné un règlement austère, sous le nom de la Sagesse.
« Ma fille, venez demeurer à l'hôpital », lui dit-il un jour. Demande en est
faite à l'Evêque et aux administrateurs qui refusent de la recevoir, comme
gouvernante. « Mais c'est comme pauvre que je demande à être reçue »,
répond-elle vivement à Mgr l'Evêque.
Comment peut-on, sans
inconvenance, recevoir comme pauvre, la fille du Procureur au Présidial ? Elle
insiste pourtant et on l'admet comme adjointe à la supérieure, tout en
stipulant qu'elle sera mise sur le même pied que les gouvernantes ou
infirmières. C'est alors que Montfort intervint pour que Marie-Louise fît
partie de l'association de la Sagesse, « non pour commander, mais pour obéir ».
On vit alors la jeune fille de grande éducation travailler aux besognes de
l'hôpital comme ses compagnes, manger leur pain noir, et se présenter,
souriante, comme la petite servante des plus malpropres et des plus déshérités.
Pour la soutenir dans
cette rude école Montfort lui demande de communier tous les jours afin de
puiser, dans l'hostie, la force d'imiter la divine Sagesse, et de vivre dans
l'intimité de la Mère de Dieu notamment par le saint Rosaire. Puis, quand il
juge son âme bien éclairée et bien trempée, il lui dit : « Ma fille, il m'est
venu à la pensée de vous faire changer d'habit. J'ai reçu dix écus, en aumône,
qui vont servir à cela ! » C'était toucher le point sensible. « Mère y
con-sentira-t-elle ? — Allez lui demander son consentement... »
Pour ne pas heurter sa
mère, Marie-Louise prit bien garde de préciser qu'il s'agissait d'un habit de
drap gris, lourd et sans élégance, à la manière des femmes du peuple. Le 2
février 1703, le même jour où, à Rambervilliers, Louise Grignion prenait le
costume des Bénédictines du Saint-Sacrement, Marie-Louise Trichet, âgée de 19
ans, revêtait la robe grise que les Filles de la Sagesse devaient rendre
populaire jusqu'à nos jours, dans le monde entier. Montfort lui trouva bientôt
une compagne dans la rieuse et primesautière Catherine Brunet, sœur d'un de ses
écoliers. Cependant elle ne prendra la robe grise de la Sagesse que dix ans
plus tard.
Quand Marie-Louise
sortit en ville avec son nouveau costume, la stupéfaction fut grande. On cria à
la démence... Ce fut un drame pour Mme Trichet qui se sentit publiquement
bafouée dans sa fille. Elle intervint amèrement auprès de Mgr l'Evêque afin que
cette comédie déshonorante pour sa fille cessât au plus tôt... Et auprès de l'Aumônier
de l'hôpital qui lui répondit avec dignité : « Votre fille n'est plus à vous,
Madame, mais à Dieu ! »
Et Marie-Louise tint
ferme. Elle continua de marcher à la suite de la « Sagesse incarnée et
crucifiée », sous la conduite du rude saint qui allait en faire la Mère d'une
admirable Famille religieuse.
Ermite
en plein Paris
Six mois à peine après
son retour à Poitiers, Montfort était de nouveau mis en demeure de quitter
l'hôpital où le monde et le diable lui faisaient une guerre sans répit. Partir,
c'était abandonner ses pauvres, Marie-Louise, et toutes ses œuvres dans la ville.
Mais il est disponible au Seigneur qui, en le poussant de-ci de-là, « comme une
balle dans un jeu de paume », le mène où II veut : « Mon Maître m'y a conduit
(à Paris) comme malgré moi, écrira-t-il bientôt à Marie-Louise ; il a en cela
ses desseins que j'adore sans les connaître. »
Vers Pâques 1703, le
voici donc à nouveau dans la capitale, les pieds en sang et dénué de tout. Il
n'a plus d'amis à la porte de qui il pourrait frapper, pas une chaire ou un
confessionnal pour y faire du ministère. Seulement le monastère des
Bénédictines qui, l'an dernier, l'ont si charitablement aidé à tirer sa sœur de
la misère. Il se dirige vers l'Hôpital général de la Salpêtrière où il pourra
se rendre utile auprès des malades et des vagabonds. « Je suis à l'Hôpital général
avec cinq mille pauvres pour les faire vivre à Dieu et pour mourir à moi-même
», écrit-il encore.
Pendant cinq mois, il
est l'homme de toutes les besognes, accourant au premier appel, toujours
souriant au milieu des plaintes et des murmures qui montent sans cesse de tant
de misères accumulées. A la longue, cependant, son dévouement devient un
reproche pour ceux qui vivent dans les divers offices, en mercenaires
tranquilles et bien nantis. Un jour, il trouve sous son couvert un billet qui
lui signifie son congé.
Pour être honnête,
cependant, on lui offre une indemnité et quelques vêtements, mais il refuse
l'argent, et s'en va par les rues, à la recherche d'un asile. Les Bénédictines
lui réservent, comme l'année précédente, le repas quotidien offert à la Sainte
Vierge ; et il trouve, dans la rue du Pot-de-Fer, non loin du Noviciat des
Jésuites, un réduit humide et sombre qu'on lui prête sans doute par charité.
Il y a tout juste une
paillasse et une table boiteuse dans ce refuge qui va devenir pour lui un ermitage
en plein Paris. Sous cet escalier, pas d'autre ouverture que celle de la porte.
Rien qui puisse distraire son âme, ni l'alourdir dans sa montée vers Dieu.
Par ailleurs, tous ses
amis l'abandonnent ou prennent leurs distances : « Je n'ai plus d'amis ici que
Dieu seul ! » écrit-il encore. En voyant la malveillance de ceux qui devraient
le soutenir, son ami Blain lui-même hésite : « Moi-même, si prévenu en sa
faveur, écrira-t-il plus tard, je n'osais pas refuser créance à ce que je
voyais cru de tout le monde. »
Dans cet abandon de
toutes les créatures, il s'applique à contempler, louer et chanter les mystères
de la divine Sagesse. Ce cœur à cœur prolongé avec son Dieu le comble de
consolations ineffables, et sa solitude devient pour son âme un mystérieux
creuset d'amour. La Face de Dieu vers laquelle il aspire, il la voit dans une
lumière d'autant plus vive que toute joie terrestre lui est ôtée.
Heureusement, il trouve
tout près le P. Descartes qui a guidé son adolescence à Rennes, pour le
réconforter sur cette voie douloureuse où, selon son propre aveu, « le Seigneur
l'a conduit comme malgré lui ». Mais les Saints ont beau se cacher, Dieu sait,
à son heure, faire briller leur vertu. L'Archevêque de Paris, lui-même, fait
appel à l'ermite de la rue du Pot-de-Fer pour une mission de confiance auprès
des Ermites du Mont-Valérien.
Ces moines vivaient dans
un monastère à dix kilomètres de la ville, sur une hauteur d'où l'on découvre
et la vallée de la Seine et l'un des plus beaux panoramas de l'Ile-de-France.
Ils étaient régis par une Règle austère, avaient un régime végétarien, se
consacraient au travail manuel entre les offices et devaient garder un silence
perpétuel. Sous leurs longues coules blanches, on les voyait aller et venir sur
les pentes de la colline où ils avaient chacun leur cellule. Ils vivaient sous
l'autorité d'un supérieur ecclésiastique qui relevait directement de
l'Archevêque.
A côté d'eux, un
Calvaire monumental comprenant trois belles croix de pierre et une douzaine de
chapelles avec les personnages du Chemin de la Croix, était devenu un centre de
pèlerinage de plus en plus fréquenté des Parisiens. Une société de prêtres
assurait le service de ce pèlerinage, et de l'église récente (elle fut
consacrée le 10 octobre 1700 par Mgr Bazan de Flamanville par qui Montfort
avait été ordonné, la même année), qu'on venait d'y ériger. Les paroisses de
Paris se succédaient sur le Mont, et des caravanes de pénitents venaient y
camper.
Les ermites ne pouvaient
qu'en subir le contrecoup : leur réclusion s'élargit, ils tinrent hôtellerie et
multiplièrent ainsi les contacts et les affaires avec les pèlerins ; le
recueillement et le bon esprit déclinèrent parmi les Frères, et leur concorde
fut troublée. Le Supérieur, M. Madot, se jugeant impuissant à ramener la
discipline et la ferveur parmi les ermites s'en était remis à l'Archevêque.
Le pauvre prêtre de la
rue du Pot-de-Fer avait aussitôt pris le chemin du Mont-Valérien. Il ne
s'agissait d'ailleurs, pour lui, que de changer d'ermitage. Mais, sur la
colline, c'est l'hiver et, à la bise qui souffle, s'ajoute l'accueil glacial
des ermites, plus ou moins raidis dans leurs préjugés ou leur méfiance. Ils
sont vite désarmés, cependant, quand ils voient le nouveau venu partager leur
train de vie le plus simplement du monde, assister à tous leurs exercices et
leur donner l'exemple de toutes les vertus de leur saint état, du
recueillement, de l'oraison, du silence, de la mortification.
Tout en n'ayant qu'une
mince soutane pour se défendre du froid, il n'en reste pas moins de longues
heures, en prière, dans la chapelle où il grelotte parmi eux. Spontanément, ils
lui offrent une de leurs coules blanches pour le protéger contre les morsures
de l'air vif des hauteurs. Montfort l'accepte humblement de leurs mains et avec
gratitude. Vite gagnés par la douceur et l'onction de ses exhortations, ils
sentent se raviver, en eux, le désir d'une vie fervente. A la prière du saint
prêtre, le feu sacré redescend sur la colline...
En même temps qu'il
ramène les Ermites à leurs saintes observances, il s'enrichit lui-même d'un
rêve qui ne le quittera plus. Cette colline dominant Paris et portant, dans la
lumière, son calvaire et ses chapelles vers lesquelles ne cessent de monter les
pèlerins, lui apparaît comme une magnifique et permanente glorification de la
Croix. Cette vision le suivra partout désormais et plusieurs fois, à
Montfort-sur-Meu, à Pontchâteau, à Sallertaine, il tentera de la reproduire.
Sa mission accomplie,
Montfort regagna son refuge du Pot-de-Fer où il n'allait pas tarder à connaître
la suite des desseins de Dieu sur lui.
VI - Révolution dans la Ville
En descendant du
Mont-Valérien, Montfort trouve deux lettres qui lui apportent beaucoup de joie.
L'une, de sa sœur de Rambervilliers, lui est sans doute remise par les Bénédictines
chez qui il va prendre son repas quotidien. Elle lui annonce qu'elle vient de
faire sa profession religieuse. A cette « chère victime en Jésus-Christ » qui
va le représenter désormais devant le Saint Sacrement, il fait une réponse
débordante de surnaturelle jubilation : il l'encourage à être une fidèle amante
du bon Jésus et une lampe ardente en sa présence. « Plus vous donnerez du
vôtre, lui dit-il, plus vous recevrez du divin. »
L'autre lettre, adressée
par les pauvres de Poitiers à M. Leschassier, lui est remise probablement par
M. Blain : les « quatre cents pauvres » de l'hôpital supplient le digne
Sulpicien de tout mettre en œuvre pour leur renvoyer leur Aumônier.
Par la
volonté des Pauvres
Cette lettre est un
témoignage admirable du bien accompli dans l'hôpital par « Celui qui aime tant
les pauvres »... « Nous ressentons, plus que jamais, disent-ils, la perte que
nous avons faite pour le salut de nos âmes... C'est le démon qui a remué toutes
sortes de machines et de tentations pour faire échouer l'œuvre de Dieu et faire
en aller celui qui faisait tant de conquêtes au bon Jésus... Quelques-uns de
nos bons pauvres disent avoir vu le démon se moquer et rire de nous d'avoir été
victorieux... Quel grand bien vous nous feriez de nous envoyer notre ange !
S'il était ici, avec notre nouvelle Supérieure, quels règlements et quelles
justices ne ferait-il pas observer dans cette maison ! »
Montfort apprend encore
qu'ils ont déjà réclamé par deux fois son retour auprès de l'Evêque. Dieu
l'appelle par la voix des pauvres : il finira son carême en allant vers eux, à
pied et en mendiant son pain et son gîte. Au moment de partir, une bonne âme
lui donne dix écus pour son voyage : il les remet au premier mendiant qu'il
rencontre, « étant, quant à lui, l'homme du monde le moins inquiet sur sa
personne et sur ses besoins ».
En deux semaines, il est
à Poitiers où il est accueilli par des feux de joie, nommé directeur, doublé
d'un excellent prêtre, M. Dubois, qui va le seconder de toute son âme. « J'ai
toujours regardé comme une sorte de miracle, témoignera-t-il plus tard, que M.
de Montfort ait pu faire tout ce qu'il faisait sans mourir mille fois... De
quatre heures du matin à dix heures du soir, on ne l'a jamais vu un instant
dans l'inaction. » Ses exercices de piété ne sont interrompus que par son
dévouement aux âmes. Et cette tâche épuisante ne l'empêche pas de jeûner trois
fois la semaine, de coucher sur un peu de paille, et de meurtrir sa chair par
les instruments de pénitence. Aussi quelle ferveur dans ses oraisons et quelles
lumières pour entraîner ses Filles de la Sagesse vers la perfection évangélique
!
Quant à l'hôpital, il
voulut y mettre plus d'ordre et de propreté à commencer par la chapelle. Puis
il demanda aux gouvernantes de brider leurs fantaisies pour un beau service du
Seigneur dans ses pauvres... Tant et si bien que les jalousies se rallumèrent,
et que les plaintes et calomnies auprès des administrateurs ne tardèrent pas à
rendre l'atmosphère irrespirable...
Devant l'opposition
grandissante, Montfort demande humblement à Monseigneur, à son confesseur, et à
Marie-Louise, ce qu'il doit faire... Cette dernière, la plus intéressée à ce
qu'il reste près d'elle, n'hésite pas à lui dire : « Il vaut mieux que vous
quittiez l'hôpital ! » Et lui de répondre : « Pour vous, ma Fille, ne quittez
point cet hôpital avant dix ans ! Quand l'établissement des Filles de la
Sagesse ne se ferait qu'au bout de ce temps, Dieu serait satisfait et ses
desseins sur vous seraient remplis. »
Dieu, qui tire le bien
du mal, venait de donner à la ville de Poitiers le missionnaire qui allait y
allumer un grand incendie de charité.
Un
faubourg qui se convertit
Au sortir de l'hôpital,
c'est encore vers les pauvres et les brebis perdues que Montfort est envoyé par
son Evêque. Prenant logement dans la maison des Pénitentes, il est chargé de
prêcher dans les quartiers et faubourgs de la ville avec quelques prêtres qu'il
doit animer de son zèle.
Avant de se lancer dans
cette grande moisson des âmes, l'Apôtre s'enferme, dix jours durant, dans une
maison de campagne pour y prier. Comme en plusieurs autres circonstances, le
diable le rejoint pour troubler sa veillée d'armes. Un jeune clerc qui est avec
lui entend plusieurs fois, venant de sa chambre, des coups et des clameurs,
comme si quelques personnes s'y battaient avec la dernière violence. Et,
dominant le tumulte, la voix impérative de Montfort : « Va-t-en ! Je me moque
de toi ! Je serai toujours assez fort avec Jésus et Marie ! » C'est l'athlète
du Christ qui se prépare à entrer en lice en tenant tête au diable qui tente de
lui faire peur ou de le décourager, et qui va multiplier désormais les embûches
et les persécutions pour enrayer ou discréditer son ministère. « Quand je vais
donner une mission, confiera-t-il plus tard, le démon prend les devants ; mais
quand j'y suis rendu, je suis toujours le plus fort, ayant Marie et Michel
l'Archange avec moi. »
Voici donc le
Missionnaire circulant dans les rues de Poitiers. Il est déjà connu des pauvres
qui s'accrochent d'autant plus à lui qu'il les accueille toujours avec
complaisance. S'il entend un blasphémateur, il l'interpelle et le contraint
parfois à s'humilier publiquement et à baiser la terre, comme ce fut le cas
pour un officier, en pleine Place Royale. Un jour, traversant le Clain, il
découvre le misérable faubourg de Montbernage, où le long de sentiers boueux,
s'entassent des masures sales et en ruines. Une population fort mêlée de
terrassiers et de journaliers, d'aubergistes et de petits boutiquiers, vit là
dans l'ignorance et loin des secours religieux.
En se mêlant à elle, il
reconnaît quelques mauvais pauvres qu'il a congédiés de l'hôpital et qui
lancent à son passage de vilaines plaisanteries. Loin de se détourner, il fonce
sur les malveillants et entame aimablement conversation : il s'intéresse à leur
ouvrage, à leurs familles, à leurs besoins. Il s'enferme avec les vieillards et
les estropiés qu'il console longuement ; il rassemble les enfants dont il fait
vite ses petits amis et les porteurs de sa sympathie et de ses invitations dans
les foyers.
Bientôt, il est assez
connu pour proposer des rassemblements. Et comme il n'y a pas d'église — celle
de Sainte-Radegonde est loin, de l'autre côté du fleuve, et en ville, là où les
pauvres se sentent humiliés — il avise une grange abandonnée qui s'adosse à la
falaise.
C'est la Bergerie, bien
connue dans le faubourg, car la jeunesse folâtre y vient souvent danser. Il
l'achète, la nettoie avec le concours de quelques bonnes volontés, l'orne de
bannières, et il y invite tout le quartier chaque soir. Alors commence à se
dérouler la plus attachante épopée pastorale. Toute l'histoire du salut est
narrée, chantée, mise en scène avec les enfants, et vécue intimement par ce
petit peuple dans l'émerveillement.
Bientôt des processions
s'organisent, vibrantes, dont tous sont fiers d'être les acteurs. Dans la
prière, au confessionnal, la joie de Dieu fait irruption dans les cœurs qui le
retrouvent. En quelques semaines, les esprits sont éclairés et les volontés
orientées dans le bien. Et puis, c'est une manifestation solennelle qui amène
en cortège cette foule entourant le Saint Sacrement, la statue de Marie et le
Livre des Evangiles, de la Bergerie à l'église paroissiale, sous les voûtes de
laquelle résonnent les engagements enthousiastes de tous ces baptisés.
Au moment des adieux, le
Missionnaire lègue à ses chers enfants de Montbernage une image de la Vierge, à
condition qu'ils viennent réciter, devant Elle, le chapelet, les dimanches et
fêtes, et la petite couronne, chaque jour à midi. Un ouvrier, Jacques Goudeau,
se propose pour assurer ces fonctions à l'avenir. Il y sera fidèle pendant
quarante ans. C'est l'origine du sanctuaire de Marie, Reine des Cœurs, que les
Filles de la Sagesse continuent d'entourer, depuis deux siècles, de la même dévotion
que leur Père.
Le Bon
Samaritain passe dans la ville
Entre les missions,
Montfort se repose, si l'on peut dire, en restaurant les monuments religieux,
ce qui est encore stimuler la piété du peuple chrétien. Ainsi, sur le
Pont-Joubert, qu'il traverse tous les jours, il voit un petit sanctuaire à la
Sainte Vierge, à moitié ruiné par les Huguenots. En payant de sa personne, il
reconstruit l'arceau et y place une statue de Marie portant son Enfant divin et
recevant de lui une caresse. Au frontispice, il inscrit ce quatrain :
« Si l'amour de Marie
Dans ton cœur est gravé, En passant ne t'oublie De lui dire un Ave. »
Il entreprend même de
donner un visage plus avenant à l'antique temple Saint-Jean et de le rendre au
culte, sans se rendre compte, d'ailleurs, de la valeur archéologique de cet
édifice. Sans doute en doit-on la conservation à son initiative hardie...
Mais ce sont les âmes et
la vie chrétienne qu'il restaure surtout. Il est le bon Samaritain qui passe
dans la ville se penchant sur toutes les misères qu'il rencontre. On le voit
marcher « avec un air béatifié », tout de suite attentif aux gens en peine. La
chapelle des Pénitentes où il se retire ne désemplit jamais. C'est une mission
permanente qui s'y déroule...
Tout le jour il prêche,
catéchise, confesse, donnant à chacun, le temps qu'il désire. Et dès qu'il
sort, « il est entouré d'une multitude de pauvres avec lesquels il converse
comme avec ses amis les plus tendres. Il est au milieu d'eux comme un père au
milieu de ses enfants ». Il les emmène dans sa maison où il nettoie leurs
habits, leur distribue des aumônes, les sert à table, leur baise les pieds...
On l'y voit entrer parfois un infirme sur les épaules à qui il veut donner des
soins particuliers, ou conduisant par la main un malheureux avec qui il va
prendre son repas. Et cela sans égard pour les quolibets qui montent à son
passage, car il est au-dessus de tout respect humain et vit dans la grande
liberté des enfants de Dieu...
Dans plusieurs paroisses
il fut encore un ouvrier de concorde en faisant liquider à l'amiable tout un
passé de querelles et de chicanes. Il obtint que des officiers de justice
organisent un tribunal de paix pour examiner et régler tous les procès et les
différents qui empêchaient les âmes de s'ouvrir à la Parole de Dieu et de se
dilater dans son Amour. Ainsi libérés, dit Grandet, « les cœurs étaient prêts à
suivre le missionnaire jusqu'à l'autre bout du monde s'il avait voulu les y
conduire, et à prendre son parti dans toutes sortes d'occasions ».
Dans le
sillage du Missionnaire
Familier des âmes et des
sentiers par lesquels Dieu les conduit, Montfort a un charisme pour les
orienter vers la perfection évangélique et le don total au Seigneur.
Mêlé à la foule qui
l'écoute dans l'église des Pénitentes, voici un jeune homme, de mise paysanne,
qui cherche sa voie. Il s'appelle Mathurin Rangeard. Il est fils d'un vigneron
de Bouillé-Loretz en
Anjou, et dans toute
l'ardeur de ses dix-huit ans. Lors de la prédication d'un Père capucin dans sa
paroisse, il a senti que Dieu mettait la main sur lui. Et avec la disponibilité
d'une âme qui ne sait pas biaiser, il vient de quitter sa famille pour devenir
un disciple de Saint-François.
Après avoir erré dans la
ville, il est entré dans la première église pour y prier. C'est la chapelle des
Pénitentes où Montfort est en train de confesser. Le missionnaire a vite
remarqué la ferveur avec laquelle ce jeune homme récite son chapelet. Il va
vers lui, l'interroge... Et comme illuminé par une divination céleste, il lui dit
du même ton assuré avec lequel il avait accueilli Marie-Louise de Jésus : « Ce
n'est pas par hasard que vous êtes entré ici, mais la Providence vous y a
conduit... Suivez-moi dans mes missions ! C'est là votre vocation. »
Et le jeune homme
acquiesça avec cette grande joie qui remplit les âmes lorsqu'elles font la
rencontre de Dieu...
A partir de ce jour,
Frère Mathurin entre dans l'intimité et le service du missionnaire. A son
école, il va faire le plus exigeant et le plus réaliste des noviciats. Il va
participer aux activités apostoliques, aux lassitudes et aux humiliations de
son maître, communiant à sa foi, à son zèle des âmes, et à son tendre amour
pour la Vierge. Au cours des longues marches sur les routes, dans les hasards
et les aventures des auberges ou des hôpitaux, dans les cures et les églises,
il se coule dans son ombre, s'identifiant à lui dans ses goûts et ses désirs,
ainsi que dans son abandon à la Providence de Dieu.
Même s'il n'est pas
mentionné, il nous faut l'imaginer organisant et ralliant les fidèles dans les
missions, exerçant les cantiques et y entraînant les foules, ordonnant les
processions et distribuant les images, les petites croix et les instruments de
pénitence, présidant à la récitation du Rosaire, selon les méthodes simples et profondes
qu'il a apprises du Père, faisant le catéchisme et l'école aux enfants avec
beaucoup de zèle et de savoir-faire et toujours prêt à accomplir ce qu'on lui
commande...
Il est le premier de
tous ces Frères qui vont entrer, un à un, dans la compagnie de Montfort et qui
formeront, à sa mort, la Communauté du Saint-Esprit ; il sera leur modèle à
tous, ne revenant jamais sur son premier oui. Dès Poitiers, il entre activement
dans l'apostolat missionnaire ; les fruits prodigieux qu'il en voit lui font partager
la vénération des foules pour M. de Montfort. Successivement, dans les
paroisses de Saint-Savin, de Sainte-Radegonde, de la Résurrection, de
Saint-Simplicien, de Sainte-Catherine, il est à pied d'œuvre pour servir, comme
un bon ouvrier du Royaume de Dieu.
L'humilité
d'un Saint
Chez les Sœurs du
Calvaire, fondées par l’« Eminence Grise », et apparentées à la Communauté de
Fontevrault, Montfort donne une mission de trois semaines à l'un des meilleurs
quartiers de la ville. Et, manifestement, cette mission est bénie au-delà de
toute espérance.
Un des graves désordres
de ce milieu, ce sont les lectures impies ou déshonnêtes, et les vilains
tableaux qui maintiennent les âmes dans la familiarité du vice. Le missionnaire
ne se borne pas à alerter les consciences à ce sujet, il demande avec
insistance qu'on se débarrasse de tous ces instruments de scandale. Aussi
est-ce par centaines qu'à la fin des exercices sont entassés livres et gravures
dans une dépendance de l'église.
Or l'idée vint à
Montfort d'en faire un autodafé solennel, puis de planter la croix sur leurs
cendres. Comment mieux détruire cette source de péchés ? Pendant le sermon où,
à l'église, il explique le sens de ce qui doit avoir lieu, plusieurs exaltés,
au zèle provocant, plantent au sommet du tas de papiers où l'on devait mettre
le feu, une figure du démon sous les traits d'une femme mondaine. Quelques
autres ajoutent encore au ridicule en attachant des boudins et des saucisses,
en guise de pendants d'oreilles, à la tête du mannequin. Et d'aller disant
partout : « Montfort va brûler le diable ! » — On ne pouvait compromettre plus
maladroitement le sérieux de cette cérémonie.
Ce que voyant, plusieurs
jansénisants, dont une dame de haut rang, qui avait une vengeance en réserve
contre M. de Montfort, et un des prêtres de son équipe missionnaire qui était
jaloux de lui, coururent à l'évêché pour dénoncer ce qui se préparait comme une
exhibition grotesque qui risquait de déshonorer le clergé et la religion. Par
malheur, ce n'est pas Mgr de la Poype qui les reçoit, mais le pétulant M. de
Villeroi qui écoute toujours la secte avec complaisance.
Appelant son carrosse,
il accourt au Calvaire où le missionnaire prêche encore. Il entre et lui ayant
imposé silence, il interdit sèchement de mettre le feu aux livres rassemblés
sur la place. Non sans ajouter les plus mortifiants commentaires sur l'œuvre de
Montfort dans la ville. L'humiliation ne pouvait être plus cinglante : le
prédicateur la reçoit en chaire, à genoux, et sitôt le départ du grand vicaire :
« Mes frères, dit-il, nous nous disposions à planter une croix à la porte de
cette église ; plantons-la dans nos cœurs, elle sera mieux placée que partout
ailleurs. »
Le résultat immédiat de
cette intervention intempestive fut pitoyable : les mauvais livres emportés par
les écoliers et les laquais continuèrent à salir les âmes. Mais la clôture de
la Mission fut un succès sans précédent. A la messe, Montfort eut la grandeur
d'âme de prendre pour diacre à ses côtés, le prêtre qui l'avait dénoncé, tandis
qu'un autre Vicaire Général, M. de Révol, voulut le réhabiliter publiquement
devant ses auditeurs. Ceux-ci, témoins de son humilité et de sa charité, lui
avaient gardé toute leur confiance.
Le
jardin de l'expiation
Sur la rive droite du
Clain, en amont de Montbernage, il y a un quartier dit Saint-Saturnin, où
Montfort n'a guère pénétré encore. Il n'y est connu que par les lazzis de ses
ennemis, et par les chansons qui parodient ses cantiques.
Rien d'étonnant,
d'ailleurs, quand on connaît les mœurs du coin. Il y avait dans la vallée qui
s'élargit en cet endroit, un jardin parsemé de bosquets dans lequel se
donnaient rendez-vous, chaque soir, les oisifs et les débauchés de la ville. A
cause des quatre statues qui s'y trouvaient, on disait alors, le « Jardin des Quatre
Figures ».
Un soir, la nuit tombée,
Montfort y vient pour prier, et il y connaît les heures douloureuses du Sauveur
à Gethsémani en songeant aux péchés qui se commettent dans ce lieu. Après les
épuisantes journées où il prêche, visite, confesse, il vient là pour se
flageller et pour réparer. A cette expiation il veut faire participer les
fidèles eux-mêmes, en les amenant dans ce Jardin en procession et récitant le
Rosaire. Facilement, ils auraient bonne conscience en effet, et il veut qu'ils
fassent amende honorable sur le lieu même où tant d'entre eux ont trouvé
l'occasion du mal.
Mieux encore, lors d'une
de ces processions où la foule jure à Dieu fidélité, le missionnaire annonce
d'un ton prophétique qu'après avoir été un lieu de perdition pour les âmes, ce
jardin allait devenir le séjour de la prière et de la charité. De fait,
quelques jours après, dans une ruelle de Saint-Saturnin, il ramasse sur le pavé
un pauvre incurable que tout le monde a abandonné. Le prenant sur ses épaules,
il l'emporte dans une des grottes du Jardin où il lui aménage un refuge en
attendant de lui trouver un gîte plus confortable.
Il ne tarde pas
d'ailleurs à lui amener un, puis deux, puis plusieurs compagnons de misère.
Pour les soigner et les nourrir, il arpente le faubourg et voici quelques dames
charitables qui veulent bien les prendre en charge. C'était une première
réalisation de sa prophétie. L'idée d'un hospice d'incurables fit son chemin
et, quarante ans plus tard, le grand Prieur d'Aquitaine des Chevaliers de Malte
le fera construire sur l'emplacement même du Jardin des Quatre-Figures.
Sur l'initiative d'un
Saint, là où le péché avait abondé, la prière, la pénitence et la charité ont
fleuri à leur tour, pendant plus de deux siècles. Et ce sont, maintenant
encore, les Filles de la Sagesse qui réalisent ici la pensée de leur Père...
*
* *
Désormais, Montfort
remplit Poitiers de son nom. Des pauvres gens des faubourgs jusqu'au
gouverneur, M. d'Armagnac, dont il vient de guérir miraculeusement la femme,
tout le monde parle de lui. Mais la révolution est dans la ville et l'opinion
est divisée à son sujet. On ne peut contredire les opinions des mondains ni
clouer leurs vices au pilori, sans qu'il y ait des résistances et des
vengeances. Un Saint est toujours un gêneur, même à l'évêché où les uns le
soutiennent tandis que les autres le vilipendent.
Mgr de la Poype juge que
ce climat d'opposition risque de rendre inutile le zèle du missionnaire. Et
tout en étant plein d'estime pour lui, il finit par céder aux assauts répétés
de M. de Villeroi, qui est fils d'un duc et pair, maréchal de France, et comme
tel, influent à la Cour. A la fin d'une retraite qu'il vient de prêcher aux
religieuses de Sainte-Catherine, Montfort reçoit de son évêque un billet qui
lui défend de prêcher désormais dans le diocèse et lui enjoint d'en quitter au
plus tôt le territoire...
VII - Pèlerinages d'un Apôtre
Montfort doit s'arracher
à ces populations de Poitiers qui lui ont fait confiance. « L'amitié chrétienne
et paternelle que je vous porte est si forte que je vous garderai partout dans
mon cœur, à la vie, à la mort et dans l'éternité », leur écrit-il dans une
lettre d'adieu au cours de laquelle, avec la plus surnaturelle tendresse, il
leur laisse ses dernières recommandations.
C'était son premier
champ d'apostolat, et son cœur saigne sous le coup de griffe de l'ingratitude.
Un peu désemparé sous les attaques répétées des mondains et des diables et par
les suspicions de ceux qui devraient le défendre, le voici seul, et plus que
jamais pauvre et abandonné. « Il cherche les intentions de la divine Providence
» : il vient d'éprouver « tant de peine à faire le bien en France et tant
d'oppositions de tous côtés », qu'il se demande « s'il ne devrait point aller
chercher ailleurs une moisson plus abondante et plus assurée ».
Le rêve de sa jeunesse
lui remonte au cœur : « Je ne mourrai pas content si je n'expire au pied d'un
arbre, comme l'incomparable Missionnaire du Japon, saint François-Xavier »,
dira-t-il quelque jour. Pour savoir sûrement où Dieu l'appelle, c'est au
Vicaire de Jésus-Christ lui-même qu'il se propose d'aller le demander.
Les
aventures d'un Romieux...
Le Pape est à Rome, à
plus de 400 lieues de Poitiers. Il s'y rendra à pied, en mendiant son pain.
Laissant ses Filles de la Sagesse à l'Hôpital, et F. Mathurin chez les Jésuites
à Ligugé, il part avec un étudiant espagnol qui s'offre à l'accompagner.
Il n'a que 18 deniers en
poche : il les donne au premier pauvre qu'il rencontre. Son compagnon n'a que
30 sous : « Débarrassez-vous-en bien vite ! lui dit-il. Notre Père du Ciel
s'occupera de nous. »
Et les voilà tous deux
marchant à longues foulées, de sanctuaire en sanctuaire, sur la route des
romieux. La plus directe sans doute, qui les mènera à Rome par Lyon, les cols
des Alpes, Turin, Bologne, Ancône, Assise... En ce printemps de 1706, à travers
plaines et montagnes, les plus beaux horizons se lèvent devant eux. Mais la
guerre de succession d'Espagne bat son plein, et les armées sillonnent le Nord
de l'Italie, semant la peur, la méfiance et l'insécurité.
Qu'importe la figure de
ce monde qui passe, beautés ou vilenies, pour Montfort dont la conversation est
dans le Ciel ! Sa Bible, son Bréviaire, son Crucifix, l'image de la Vierge
nourrissent tour à tour sa contemplation. Et, avec son compagnon, il endort sa
fatigue par le chant monotone des Ave de son Rosaire.
Cependant, chaque jour
ramène la faim, la soif, le souci d'un abri pour dormir... On mange « à la
fortune de la Providence ». Pour la chance d'un bon repas donné d'une main
charitable, que de rebuffades sans pitié ou de restes bien maigres après une
longue marche. Et que de haltes incommodes sous les porches des églises, dans
les abris grouillants des hospices ou plus simplement à la belle étoile, pour
une nuit reposante dans l'hôtellerie d'un monastère ou le presbytère d'un bon
curé de campagne ! Les conditions du voyage furent si dures que le saint
prêtre, contrairement à son usage, dut accepter parfois des honoraires de
messes pour pouvoir continuer son pèlerinage-Mais quelle lumière dans les yeux
et dans le cœur ! Voici, sous le soleil de mai, la verdoyante Lombardie et,
après les monts, Bologne où il prie au tombeau de saint Dominique. Puis, c'est
la route lumineuse de l'Adriatique jusqu'à Lorette où se trouve la Santa Casa,
le temple du mystère de l'Incarnation. Tout le retient dans ce sanctuaire où l'Archange
Gabriel salua la Vierge, et ses souvenirs de Saint-Sulpice dont les maîtres
furent des pèlerins fervents de Lorette, et sa dévotion à la Sagesse incarnée,
ou à Jésus vivant en Marie, et la nécessité de refaire ses forces avant
l'ultime étape. Il y tient si longuement compagnie à sa bonne Mère, et il y dit
sa messe d'une manière si angélique qu'on le remarque vite parmi les pèlerins.
Un bon chrétien de l'endroit ne tarde pas à l'inviter à prendre repas et
logement chez lui. Quinze jours durant il communie à la vie cachée de
Nazareth...
Reposé et consolé, il
repart en direction de Rome, jalonnant sa route de haltes pieuses à Foligno et
dans les monastères d'Assise où, devant les horizons calmes et lumineux de
l'Ombrie, il dut chanter l'hymne des créatures avec la même âme que le
Poverello.
Par une route toute en
fantaisie, il escalade et dévale tour à tour l'Appennin aux flancs duquel
miroitent sous la brise, le feuillage argenté des oliviers. Plus il avance,
plus il presse le pas, guettant l'horizon. Enfin, d'une hauteur, il aperçoit le
dôme de Saint-Pierre. Il s'arrête le cœur battant d'une émotion ineffable, et
des larmes coulent sur ses joues émaciées. Il se prosterne la face contre
terre, puis, ôtant ses chaussures, il achève, pieds nus, les quelques lieues
qui le séparent de la Ville éternelle, l'esprit hanté de l'image de « saint
Pierre entrant dans la capitale du -monde, sans train, sans argent, sans amis,
n'ayant qu'un bâton à la main et, pour tout bien, la Pauvreté d'un Dieu
crucifié »...
Dans la
Rome de Clément XI
Recommandation ou
Providence, Montfort est reçu par les religieux Théatins qui sont, comme lui,
missionnaires, catéchistes populaires et grands dévots à la Madone. Dans leur
couvent, il rencontre le P. Tommasi avec lequel il s'entretient intimement de
doctrine mariale et d'expérience apostolique. Le P. Tommasi, un saint que
l'Eglise a placé sur les autels, était alors confesseur du Pape.
Par lui, Clément XI est
bien informé de la personne, de la doctrine et des aspirations du pèlerin
français ; il lui promet audience pour le 6 juin 1706. Notre Saint se prépare
avec soin à cette entrevue du Chef de l'Eglise dont va dépendre tout son
avenir.
En entrant dans la
chambre de Sa Sainteté, avouera-t-il plus tard, il se croyait aux pieds de Notre-Seigneur
lui-même. Selon le cérémonial en usage, il prononce une harangue, en latin,
mais le Saint-Père se met à lui parler familièrement et à le questionner en
français. En sorte que le pèlerin peut lui ouvrir son âme et lui demander
quelle orientation il doit donner à son apostolat.
Avec une grande
bienveillance, le Pape lui dit : « Vous avez un assez grand champ en France
pour exercer votre zèle ; n'allez point ailleurs et travaillez toujours avec
une parfaite soumission aux Evêques dans les diocèses où vous serez appelé :
Dieu, par ce moyen, donnera bénédiction à vos travaux... » Et il ajouta : «
Dans vos différentes missions, enseignez avec force la doctrine au peuple et
aux enfants, faites renouveler solennellement les promesses du Baptême. »
Bénissant le crucifix
d'ivoire, qui lui est présenté, le Pape lui attache une indulgence plénière
pour tous ceux qui le baiseront dévotement à l'heure de la mort. Et pour donner
au pieux pèlerin plus d'autorité dans son ministère, il lui confère le titre de
Missionnaire Apostolique.
Montfort sortit de
l'audience l'âme remplie d'un courage nouveau. Il fixa son crucifix indulgencié
au sommet de son bâton pour l'avoir toujours sous les yeux en marchant. Et
après avoir prié sur le tombeau des Apôtres et sur les reliques des martyrs, il
se prépara à partir sans chercher à voir rien d'autre que le Pape dans la Ville
des Césars.
Sur la
route du soleil
Retour, au cœur de
l'été, sous la canicule. Quel que soit son itinéraire, c'est la strada del sole : campagne brûlée,
ombrages rares, marche harassante dans la sueur et la soif... Accompagné de
deux autres jeunes gens, il va connaître des privations et des lassitudes pires
encore qu'à l'aller : « une espèce de martyre », avouera-t-il plus tard.
Fort des encouragements
du Pape, il n'a qu'une hâte, celle de se lancer au plus tôt dans la vie
missionnaire. Aussi brûle-t-il les étapes, sans pitié pour son pauvre corps.
Bientôt ses chaussures le blessent si horriblement qu'il est contraint d'aller
nu-pieds. Quand nos voyageurs se présentent dans un village, vêtement fripés,
visages hirsutes, tout suants et poussiéreux, c'est l'appréhension qu'ils
provoquent plus souvent que la pitié.
Au soir d'une journée
épuisante, Montfort est dans un tel état qu'il n'ose se présenter au
presbytère. « Allez chez M. le Curé, dit-il à ses compagnons, et demandez-lui
de nous donner à manger pour l'amour de Dieu. » Sans doute ne rencontrèrent-ils
qu'une gouvernante chiche ou affairée : ils revinrent avec un morceau de pain
si petit qu'on n'y pouvait trouver qu'une ou deux bouchées pour chacun.
Montfort se décide alors
à demander l'aumône à son tour. M. le Curé est à table, en grande compagnie.
Les visages étonnés des hôtes lui font comprendre son importunité. Humblement,
il salue le maître de maison, puis, se mettant à genoux, il récite un Ave et le Visita quaesumus avant d'implorer quelque nourriture pour un prêtre
pèlerin.
Le prenant pour un
pauvre diable ou un esprit dérangé, M. le Curé l'envoie à la cuisine et ordonne
qu'on le fasse manger, lui et ses compagnons, avec les valets. Doublement
heureux de la pitance et de l'humiliation, Montfort revient devant la compagnie
pour prendre congé. Et comme on lui demande intrigué : « Pourquoi donc ne
voyagez-vous pas à cheval ? », il répond du tac au tac : « Ce n'était pas la
coutume des Apôtres ! »
Tant d'humilité et de
parti pris évangélique valait mieux qu'un sermon ! Et toute la tablée, en
voyant s'éloigner le pauvre prêtre sur la route, songea peut-être qu'elle était
en panne d'idéal. Si Montfort nous avait laissé un journal de son pèlerinage,
nous y trouverions sans doute beaucoup de leçons de même saveur.
Le F. Mathurin attendait
depuis des semaines à Ligugé le retour du Père. Quand il vit arriver ce pauvre
prêtre amaigri et exténué, la peau bronzée par le soleil et les pieds
sanguinolents, portant son chapeau sous le bras, ses souliers d'une main et son
chapelet de l'autre, il hésita à le reconnaître. C'était le 25 août : Montfort
n'eut rien de plus pressé, en ce jour de la fête de son saint Patron, que
d'offrir à Dieu une messe d'action de grâces.
Dans la
lumière de Notre-Dame
Le pèlerin de Rome,
sitôt de retour, s'empresse de faire part des grâces qu'il a reçues à ses sœurs
Marie-Louise et Catherine qui continuent sa charité à l'hôpital, et de visiter
ses meilleurs amis de Poitiers, notamment son confesseur, le P. de la Tour. Le
voyant tout courbaturé et le visage couvert de boutons, tous lui conseillent de
prendre du repos.
Mais le voudrait-il, que
la Providence ne le lui permet pas. Il est la « balle dans le jeu de paume »...
Ses adversaires ont déjà annoncé son retour à l'Evêque qui lui réitère l'ordre
de quitter Poitiers dans les vingt-quatre heures. Par scrupule d'obéissance, il
part aussitôt et, à six lieues de là, s'enferme chez un curé de ses amis pour y
consulter Dieu dans la retraite.
Missionnaire
apostolique, nommé par le Pape, c'est en Bretagne qu'il va porter son zèle. En
s'y rendant, il s'arrêtera à Notre-Dame-des-Ardilliers pour y prendre les
conseils de sa Reine. Sur la route, Fontevrault. Il n'a pas vu sa sœur Sylvie
depuis cinq ans. Il se réjouit de l'édifier et peut-être, avec elle, toute la
communauté, en racontant son pèlerinage à Rome.
C'est en pauvre,
cependant, qu'il tient à se présenter afin de donner aux Sœurs l'occasion
d'agir par foi et charité. Comme un mendiant quelconque, il prie donc la
tourière de bien vouloir l'héberger pour l'amour de Dieu. La Sœur trouve cette
demande un peu courte pour sa curiosité et cherche à s'informer... Mais
Montfort se borne à quémander dans les mêmes termes : « La charité, pour
l'amour de Dieu ! »
Le cas est soumis à Mme
l'Abbesse — une nouvelle abbesse qui ne connaît pas le visiteur. Prudente et
intriguée, celle-ci questionne à son tour le pauvre prêtre : « Que vous importe
mon nom, Madame ! répond Montfort. Ce n'est pas pour moi, mais pour l'amour de
Dieu que je vous demande la charité ! » Tant et si bien qu'il est renvoyé comme
indésirable... « Si Madame me connaissait, elle ne me refuserait pas la charité
! », se contente d'ajouter le mendiant pris au piège qu'il avait ingénument
tendu.
A la récréation
suivante, l'affaire ne pouvait manquer d'être un sujet de commérage entre les
Sœurs. En entendant décrire le visiteur, Sylvie s'exclame : « Je parie que
c'est mon frère ! » Mais l'homme de Dieu a pris le large. En marchant, il fait
part de son aventure au F. Mathurin quand un courrier les rejoint : « Madame
l'Abbesse s'excuse de ne vous avoir pas reconnu et vous prie de revenir à
l'abbaye. »
« Mm8 l'Abbesse n'a pas
voulu me faire la charité pour l'amour de Dieu ; elle me l'offre maintenant
pour l'amour de moi. Je la remercie. » Et il chercha refuge, ce soir-là, chez
des pauvres gens de la campagne.
A Notre-Dame des
Ardilliers, dans l'intimité de sa Mère du ciel, il prie des jours durant... Une
fois encore son âme s'emplit de paix, de lumière et de courage. Etant l'hôte de
la jeune Communauté des Sœurs de Sainte-Anne, plusieurs d'entre elles lui font
part de leurs inquiétudes ; il les exhorte plusieurs fois et leur rend l'enthousiasme
de leur vocation.
La Fondatrice, Jeanne de
la Noue, après lui avoir ouvert son âme, lui demande d'examiner le projet des
Règles qu'elle doit soumettre bientôt à l'autorité épiscopale. « Je vais, lui
dit Montfort, célébrer le saint sacrifice à votre intention : communiez-y, et
ne doutez pas que Dieu ne me fasse connaître ce que je dois vous dire. »
La messe achevée, il lui
déclare sans hésiter : « Ma fille, c'est Dieu qui vous inspire. Continuez à
vivre comme vous avez commencé. » Jeanne de la Noue continua. Elle a été
béatifiée en 1942, et sa Congrégation a toujours conservé le bel esprit de
charité de ses origines.
Sous les
ailes de l’Archange
La vie de missionnaire,
c'est un combat singulier contre le diable et le monde. Au moment de s'y
lancer, Montfort veut encore se placer sous la protection de l'Archange qui a
terrassé Satan. Poussé par l'Esprit de Dieu, il entreprend donc, avec F.
Mathurin, un pèlerinage au Mont-Saint-Michel.
Il prend la direction
d'Angers où il ne s'arrête que le temps de visiter les pauvres. Puis il marche
à pleines journées, priant et mendiant, vers les plages normandes. Sur la route
il rejoint un pauvre hère qui n'en peut mais sous son fardeau. « Donnez-moi
votre besace, lui dit-il, je vous la porterai ! » L'homme, hésitant d'abord,
finit par se laisser faire... Et le groupe marcha ainsi jusqu'au soir. En
arrivant à l'auberge, bon Samaritain jusqu'au bout, Montfort demande un bon lit
pour le pauvre diable qui l'avait suivi, radieux, et avait répondu à ses ave le
long du chemin... Devant l'hésitation de la maîtresse de maison à loger un
gueux, il déclara qu'il prendrait à son compte toutes ses dépenses.
Le 28 septembre, veille
de la Saint-Michel, les pèlerins arrivent en vue du Mont. En avançant sur le
sable bleu de la grève, ils voient grossir, au-dessus de la mer, le roc qui
porte à 140 mètres dans le ciel, sur des à-pics qui montent presque à la
verticale, le monastère et la basilique de l'Archange, la Merveille. Tout
autour, les flots de l'équinoxe se lancent à l'assaut inlassablement...
Depuis Saint-Sulpice,
Montfort connaît l'histoire de ce lieu que le Général des Armées célestes a
choisi pour pied à terre. Il y vient faire aujourd'hui sa veillée d'armes avant
d'aller batailler à son tour pour Dieu seul. Mêlé aux pèlerins accourus pour la
fête, il participe aux offices sous les voûtes solennelles du monastère et aux
processions que les moines ont coutume de faire, en barque, autour des
remparts. Son âme s'enchante à ces spectacles. A travers ces images grandioses
il voit la lutte que l'Eglise doit soutenir contre les forces du mal, et sa
victoire certaine.
Quand il se retire, le
soir, dans la cabane de pêcheur où il a trouvé un abri à bon compte, il est
prêt à mener les plus durs combats contre les diables sous le patronage de
saint Michel. La nuit même, il se lève pour faire taire des gens avinés qui se
querellent et qui blasphèment, et « pour expier sur son corps, nous dit le F.
Mathurin, qui logeait avec lui, par une rude pénitence, les péchés de ces
misérables ».
Poussé par l'Esprit de
Dieu, l'infatigable routier peut s'en aller maintenant au-devant des hommes. A
un curé qui lui dira son étonnement en voyant ses succès apostoliques, il
répliquera : « J'ai fait plus de deux mille lieues de pèlerinage pour demander
à Dieu la grâce de toucher les cœurs, et il m'a exaucé. »
VIII - L'Apôtre dans sa Famille
C'est la première fois,
depuis son départ pour Saint-Sulpice, il y a treize ans, que Montfort revient à
Rennes. Mais ce n'est pas pour la joie, si légitime pourtant, de revoir le pays
natal et sa parenté, car ayant renoncé à tout à la suite du Christ, il veut
être désormais tout entier aux affaires de son Père céleste.
Connaissant la fécondité
apostolique du détachement, de celui du cœur comme de celui des biens, il prend
à la lettre les conseils de l'Evangile. Son père et sa mère vivent encore et
habitent avec le vieil oncle Alain, dans une maison qu'ils ont hérité récemment
de la famille Robert, tout près de l'église Saint-Sauveur. Il aurait pu descendre
chez eux. Mais passant sur son cœur, il en fait le sacrifice.
Il ne veut pas leur être
à charge, et encore moins les humilier par la vie qu'il mène, sans feu ni lieu,
dans le plus strict abandon à la Providence.
Et puis, ouvrier du
Royaume de Dieu, il doit être libre d'aller là où l'Esprit l'appellera. C'est
pourquoi, dès le début de son ministère à Poitiers, il a écrit aux siens : « Je
vous aime et honore d'autant plus parfaitement que ni la chair ni le sang n'y
ont de part... Je prie tous les jours pour votre salut et je le ferai pendant
votre vie et après votre mort... Mais... ne m'embarrassez point de mes frères et
de mes sœurs ; j'ai fait pour eux ce que Dieu a demandé de moi par charité. Je
n'ai, pour le présent, aucun bien temporel à leur faire, étant plus pauvre que
tous. Je les remets avec toute la famille entre les mains de Celui qui l'a
créée. Qu'on me regarde comme un mort... Je ne prétends rien voir ni toucher de
la famille dont Jésus-Christ m'a fait naître... Je renonce à tout... Mes biens,
ma patrie, mon père et ma mère sont là-haut... »
Le missionnaire ne voit
pas comment, en dehors de cet austère détachement, il pourrait être un témoin
de l'absolu de Dieu et un authentique messager de son Amour.
Un repas
en famille
Avec le F. Mathurin, il
est descendu, près du Collège, dans un quartier qu'il connaît bien, chez une
pauvre femme qui loge des rouliers et des hommes de peine et les nourrit, pour
quelques liards, de lait et de galettes de blé noir. Chaque matin, il se
ressource aux plus pures joies de sa jeunesse, en allant dire la messe devant
les madones qu'il a tant priées jadis.
Puis, dans la journée,
il s'enferme dans l'hôpital avec les enfants abandonnés, les vieux et les
infirmes. Il y retrouve quelques-uns de ses anciens protégés. Il y retrouve
surtout, vieilli mais toujours aussi dévoué, l'aumônier M. Bellier qui
l'orienta vers la charité durant ses années de collège. Et par lui, sans doute,
il prend contact avec M. Leuduger en vue de s'adjoindre à sa compagnie de
missionnaires.
N'étant que de passage à
Rennes, il espérait bien y demeurer incognito au milieu de ses pauvres. Mais
l'oncle sacriste ne tarda pas à apprendre d'un vieux pensionnaire de l'hospice,
la présence de son neveu dans la ville. Il finit par le rejoindre, et par deux
fois, il le supplie de venir loger dans la famille, en lui faisant valoir les meilleurs
motifs « de la nature et de la religion ». Montfort commence par objecter les
exigences de son idéal de missionnaire ; toutefois, il a trop d'obligation et
de gratitude envers le frère de sa mère pour ne pas se laisser fléchir. Par
charité, il accepte donc d'aller prendre un repas en famille.
Plus encore qu'un acte
de piété filiale, ce repas fut une grande leçon d'Evangile. Toute la parenté
était réunie dans la chambre de compagnie. A peine entré, il s'agenouilla pour
réciter le Visita quaesumus, et
lorsque les mets furent servis, après le Benedicite,
il « prit une assiette blanche et la garnit de tout ce qu'il y avait de meilleur
sur la table pour l'envoyer aux pauvres de la paroisse ».
Ceci fait, il partagea
les agapes familiales, se montrant fort gai dans la conversation et
s'intéressant aimablement à chacun.
Ce tribut d'affection
donné à ses parents, il résista à toutes les instances qu'ils firent pour le
garder sous leur toit, et il s'en retourna à son taudis. Il ne leur resta que
la grande joie d'aller chaque matin à l'hôpital, pour assister à la messe qu'il
y célébrait au milieu des pauvres. C'est ainsi que le missionnaire entraînait
les siens, au-delà de la nature, dans le sillage de sa vocation.
Un
sermon... sur an prie-Dieu
La charité du
missionnaire ne tarde pas à faire choc dans la ville.
Paroisses et communautés
veulent l'entendre. L'Evêque, Mgr de Beaumanoir de Lavardin que Mme de Sévigné
trouve « un homme admirable », lui laisse aimablement toute liberté de prêcher.
Mais Montfort connaît le
public rennais dans lequel il y a autant de curiosité mondaine que de dévotion.
Il a promis un sermon dans la chapelle des religieuses du Calvaire. Les gens y
accourent : c'est un auditoire de qualité qui attend évidemment un
discours plein d'éloquence, autrement dit, le chemin pierreux de la parabole
sur lequel, bien vainement, on sème le bon grain...
Au lieu de monter en
chaire, l'orateur va s'agenouiller sur un prie-Dieu, au milieu de la nef. Puis il
commence d'une voix blanche :
« Vous pensez sans doute
ouïr un grand prédicateur et un homme extraordinaire... Eh bien ! je ne
prêcherai point. Je vais simplement faire ma méditation comme si j'étais seul
dans ma chambre. » Et le saint de laisser aller son cœur en présence du
Seigneur, sur le mystère des souffrances de Jésus. Ce qu'il dit est si simple
et si touchant que l'assistance est saisie et se laisse empoigner par l'accent
de sa prière.
Quand il s'arrête de
parler, les pensées de vaine gloire se sont envolées : tous sont à genoux,
beaucoup pleurent et plusieurs se frappent la poitrine, sans respect humain.
Pour confirmer ses auditeurs dans leurs bonnes dispositions Montfort fait
réciter le chapelet, et allant se placer à la sortie, le bonnet carré à la
main, il demande une aumône pour la restauration de l'église Saint-Sauveur toute
proche.
A l'hôpital, au
séminaire, c'est le même succès. Déjà on lui propose de s'associer aux Pères
Eudistes pour donner des missions dans les campagnes environnantes. Mais il
craint d'être gêné par sa famille et, peut-être aussi, gênant pour elle.
D'ailleurs, il a déjà promis de se rendre à Dinan où une mission générale de
toutes les paroisses se prépare sous la direction des Lazaristes.
Visite
d'un Missionnaire
La première étape de son
voyage, c'est Montfort-la-Cane où il arrive la nuit tombée, aux environs de la
Toussaint. En ces jours de commémoration, le souvenir des membres de sa famille
et des gens qu'il a connus dans son enfance, lui reflue au cœur. Evitant la
ville, il se dirige vers la maison de la mère André, sa nourrice, dans le village
de Heurtebise.
Il voulait revenir en
pauvre dans son pays natal et n'y rien recevoir que par charité. S'arrêtant à
un jet de pierre de la maison, il envoie le F. Mathurin demander, pour l'amour
de Dieu, le gîte pour un prêtre en voyage et pour lui. La mère André était
absente ou feignit de l'être, dit le chroniqueur. Son gendre répondit qu'on
n'avait pas l'habitude de loger des inconnus. F. Mathurin alla frapper à deux
autres portes qui se refermèrent sur le même refus.
Montfort ne pouvait
qu'évoquer le mot de l'Evangile : « Il est venu parmi les siens et les siens ne
l'ont pas reçu. » Alors l'idée lui vint de s'adresser à un vieillard du village
voisin, qui s'appelait Pierre Belin. Un sentier herbeux conduisait à sa
maisonnette rustique.
Nos deux voyageurs se
présentent ensemble devant la porte basse, trop basse pour laisser passer la
richesse. A leur sollicitation une voix répond, dans l'ombre, avec empressement
: « Soyez les bienvenus, je n'ai à vous donner que du pain et de l'eau pour
souper, et que de la paille pour dormir. Mais c'est de bon cœur, et je
partagerai volontiers avec vous le peu que je possède... »
Sur son banc de bois
Montfort déguste avec joie le pain bis et l'eau claire qu'assaisonne tant de
bonhomie et de charité. Cependant le paysan, qui est physionomiste, tout en
conversant, se convainc de plus en plus que ce prêtre a les traits d'un
Grignion de la Bachelleraie.
Confus et ravi tout
ensemble, il annoncera à tout le village, le lendemain matin, qu'il a reçu sous
son toit le fils de l'avocat, celui qui s'en est allé à Paris et dont tout le
monde se souvient avec édification.
A cette nouvelle ceux
qui lui ont refusé l'hospitalité sont bien humiliés, et la mère André est
inconsolable... Mais avec eux c'est tout le village qui vient le saluer et l u
i offrir quelque chose.
Emu de la sympathie de
ces bonnes gens, Montfort les remercie de toutes leurs aumônes qu'il ne tarde
pas à redistribuer aux pauvres.
Il accepte aussi d'aller
prendre le bon repas que lui a préparé sa nourrice. Cependant, avant de partir,
il lui dit d'un ton grave : « Mère André, vous avez bien soin de moi,
maintenant... Mais hier, lorsque je vous ai demandé le couvert, au nom de
Jésus-Christ, vous me l'avez refusé. Oubliez M. Grignion, il n'est rien ;
pensez à Jésus-Christ, il est tout. Et c'est lui qu'il faut toujours considérer
dans les pauvres. »
Une
bonne leçon à son frère le Dominicain
A Dinan, Montfort
rejoint l'équipe des missionnaires qui se préparent à évangéliser la ville.
Avant le commencement des exercices il veut aller dire sa messe à l'autel du
Bienheureux Alain de la Roche, qui avait été au XVIe siècle le grand
zélateur du Rosaire.
Il en profitera pour saluer
son frère Joseph-Pierre, le cadet auquel il a donné des leçons à Rennes et qui
est maintenant religieux chez les Dominicains. Or il se trouve qu'il est le
sacristain du couvent.
En venant dire sa messe
Montfort le reconnaît tout de suite, mais il n'en est pas reconnu. Ils ont
tellement changé tous les deux depuis treize ans qu'ils ne se sont pas vus... «
Mon cher Frère, lui dit-il en l'abordant respectueusement, je vous prie de me
donner des ornements pour dire la sainte Messe. »
Un peu choqué d'être
pris pour un Frère convers, alors qu'il est prêtre depuis huit ans déjà, le
Révérend Père « va quérir les plus pauvres ornements de la sacristie et deux
bouts de chandelle longs comme le doigt... ».
Se sentant victime d'une
mauvaise humeur de son Frère, Montfort se pique au jeu. Une fois la messe dite,
il le remercie aimablement et lui dit du ton le plus déférent : «
Voudriez-vous, mon cher Frère, me garder les mêmes ornements pour demain ? »
Froissé par l'insistance de ce prêtre à l'appeler Frère, le digne sacristain
profite de l'action de grâces pour demander au F. Mathurin le nom de son maître
et lui dire, d'un air mécontent, qu'il manque de savoir-vivre. « Je
veux qu'il sache,
ajouta-t-il, que je suis Père, que je prêche, que je dis la messe et que je confesse.
» Entrant dans le jeu, le F. Mathurin prend un air embarrassé et dit au
Dominicain : « Mon Père, il faut l'excuser ! C'est un prêtre étranger qui n'est
pas au courant des usages... »
Le même jour, dans
l'après-midi, le digne sacristain rencontre encore F. Mathurin dans une rue de
la ville ; il l'accoste et, de nouveau, lui demande, avec le même ton
inquisiteur, le nom du prêtre auquel il avait servi la messe le matin. Du coup,
le bon Frère sourit malicieusement et dit : « Mais c'est M. de Montfort !
— Ce nom-là m'est
inconnu ! » répliqua le Père décontenancé.
« Comment, s'exclame F.
Mathurin, vous ne connaissez pas Louis Grignion de Montfort-la-Cane ?
— Mais alors, c'est mon
frère !
— Sans doute !... »
Le lendemain matin, le
sacristain, tout souriant, sautait au cou de son aîné et lui reprochait de ne
pas s'être fait connaître en arrivant : « Mais, de quoi vous plaignez-vous ?
riposte Montfort. Je vous ai appelé mon cher Frère... Pouvais-je vous donner
des marques plus tendres de mon amitié ? »
Ouvrez à
Jésus-Christ !...
C'est comme catéchiste
que Montfort s'offre à travailler dans la cité de Duguesclin. N'est-ce pas
l'apostolat que lui a conseillé le Pape ? A peine la mission ouverte, il
s'adresse tour à tour aux enfants, aux jeunes gens, aux soldats et surtout aux
pauvres.
F. Mathurin l'aide à
faire les rassemblements et à maintenir l'ordre. De sa belle voix, il chante
les cantiques que le Père a composés et les apprend à l'auditoire.
C'est dans une ambiance
de fête et de joie que Montfort entre en scène pour exposer les vérités
chrétiennes. Il le fait d'une manière vivante, directe, pratique. Tout le monde
est captivé et remué jusqu'au fond de l'âme : il y a même des vieux troupiers
qui pleurent en l'écoutant...
Pour mieux s'adapter à
ces derniers qui ont été trop souvent abandonnés à leurs mœurs libres ou
brutales, il va jusque dans leurs garnisons les mettre en retraite. Et devant
ce prêtre qui vient à eux si plein de foi et de sympathie, ces grands enfants
reviennent à Dieu et font pénitence. Ils donneront ensuite des marques d'une
sincère contrition.
Après les exhortations,
la prière... La prière à Marie, surtout, qui est la Mère des Chrétiens et qui,
seule, peut les conduire efficacement à Jésus. Devant un grand tableau de la
Vierge, on allume un cierge et l'on récite pieusement le Rosaire en évoquant
les mystères de la Foi et en demandant, avec instance, la grâce de la
persévérance. C'est une pratique qui doit se perpétuer après la mission.
Et puis, c'est la prise
en charge des pauvres, des vieux, des estropiés, de tous ceux qui se cachent
avec leurs misères et vivent comme ils peuvent. Accompagné du F. Mathurin,
Montfort les visite dans leurs taudis et leur rend joie et confiance « en
faisant pour eux des prodiges de charité ». Aussi voit-on sans cesse grossir
leur nombre à sa suite dans les rues, raconte la Chronique. Et il les nourrit
tous avec les aumônes qu'il reçoit, et sur « les fonds de l a Providence », comme
il dit.
L'hiver vient de
commencer. Un soir, il rencontre dans une encoignure de muraille un pauvre
diable qui s'est laissé choir là. Il est tout couvert d'ulcères et tellement
transi qu'il ne peut plus appeler au secours. Sans mot dire, le missionnaire le
charge sur ses épaules et le transporte au couvent des Prêtres de la Mission.
C'est après l'heure du couvre-feu et la porte est close...
« Ouvrez à Jésus-Christ
», clame-t-il du dehors. Le Frère portier ouvre enfin, ayant bien de la peine à
reconnaître Notre-Seigneur dans cette loque humaine. Sans s'attarder à des
explications, Montfort entre, chargé de son précieux fardeau, le couche dans
son lit, le réchauffe du mieux qu'il peut, et passe à son côté la nuit en
prière...
Non seulement il
pratique la charité, mais il l'organise. A son exemple et sur sa suggestion,
des personnes pieuses de la ville vont se consacrer au service des miséreux
dans un dispensaire ; et c'est un véritable hôpital que M. le comte de la
Garaye fondera, dans son château, à quelque distance de là, dans la solitude
des bois.
IX - Le Missionnaire en action
« Il me vient à l'idée
de m'unir à M. Leuduger », écrivait Montfort, de Nantes, en 1700, à peine sorti
de Saint-Sulpice. M. Leuduger était le supérieur des Missionnaires du diocèse
de Saint-Brieuc, un disciple du Bx Julien Maunoir, et comme lui, un homme
puissant en paroles et en œuvres. Après six ans de désirs et de détours, voici
un rêve qui se réalise. Et c'est M. Leuduger lui-même qui l'invite à «
missionner » avec lui.
Il faudrait le suivre
dans une série continue de Missions et de Retraites, au cours de cette année
1707 pour le voir donner toute sa mesure. Il va prêcher successivement à
Beaulon, Le Verger, Merdrignac, Saint-Suliac, Bécherel, puis à La Chèze,
Plumieux, Saint-Brieuc, Moncontour, réveillant partout la foi et la piété des
foules, opérant chaque jour des conversions et des prodiges, et supportant
allègrement les épreuves et les humiliations qui sont, pour lui, comme un pain
quotidien et le meilleur stimulant de son courage d'apôtre.
Un
diable qui se repose...
Arrêtons-nous à La Chèze,
petite ville ducale chargée d'une histoire dont les grands témoins sont le
château des Rohan qui domine l'agglomération comme une forteresse, l'abbaye
bénédictine de Lautenac qui se tapit dans la vallée du Lié, et la chapelle en
ruine de Notre-Dame de Pitié qu'envahissent, de plus en plus, les ronces et les
orties.
Dans la campagne
environnante, vallonnée, verdoyante et coupée de haies vives, sont disséminés de nombreux villages où,
faute d'agir, la foi s'est endormie. On y garde le souvenir d'un grand
Dominicain espagnol, saint Vincent Ferrier qui a prêché ici, il y a trois
siècles. Une prophétie de lui annonçait un homme de Dieu qui viendra en
inconnu, sera beaucoup contrarié et bafoué, mais qui relèvera les ruines du
Sanctuaire de la Vierge... En attendant cet envoyé extraordinaire, le diable
semble bien tranquille...
A peine arrivé, Montfort
visite les lieux. En voyant abandonnée la chapelle de Notre-Dame de Pitié, il
est envahi d'une crainte obscure. Où l'on ne prie plus Marie, le diable a beau
jeu, pense-t-il. De fait, le voici qui se repose sur un mur délabré du
cimetière : « Que fais-tu là, Satan ? Toi qui portes partout la guerre, je te
vois au repos, ici ! — Toutes les âmes de cette ville m'appartiennent, ricane
le Menteur, sauf une seule... C'est pourquoi je me repose ! »
Cependant, intrigué par
ce nouveau missionnaire, il le suit du regard... Il va loger dans le château :
pas de danger, se dit le Malin. Il avait parlé trop vite... Dès la première
nuit, les vieilles voûtes résonnèrent de ses oraisons et de ses coups de
discipline... Au lieu de s'enfoncer dans le bon lit de plumes qu'on lui a
préparé, il s'étend sur des fagots rugueux et prend une pierre comme
oreiller...
Puis, on l'entend
s'écrier, devant toute la paroisse assemblée, en désignant les décombres de
Notre-Dame de Pitié : « Nous allons restaurer ensemble cette chapelle, mes
Frères... Nous n'avons aucune ressource, mais Dieu nous aidera ! » Oh ! oh !
pensa le diable, la prière, la pénitence, la Vierge... Cet homme peut être
dangereux ! S'il était le prophète annoncé jadis...
En réalité, le diable
avait raison de craindre...
Bâtisseur
de Temple
Les exercices de la
mission battent leur plein. Mais pour que les fruits en soient profonds et
durables, Montfort sait qu'il faut engager tout le peuple dans quelque grande
œuvre de piété ou charité : une chapelle, un calvaire, un hospice, une
procession où chacun affirme sa foi. Le grand œuvre, ici, ce sera la
restauration de la chapelle de Notre-Dame de Pitié.
Sans rien négliger de
son ministère, le missionnaire se fait entrepreneur. Il élabore des plans, fait
appel aux ouvriers, commande des statues, organise les charrois des
matériaux... Le terrain est nettoyé, les fondations solidement posées, et
tandis que les murs montent, la Providence envoie, pour chacun, un salaire, en
temps opportun...
Montfort se multiplie, «
toujours gai dans les adversités et jamais plus content que lorsqu'on l'accable
d'injures... ». Et il multiplie aussi les prodiges, rendant la santé à la fille
de la châtelaine qui tombe du haut mal, guérissant les fièvres en faisant boire
de l'eau dans laquelle il a trempé des morceaux d'étoffe portant le nom de
Jésus, donnant du pain à discrétion aux pauvres, de plus en plus nombreux, qui
accourent à lui. Et tout cela ne fait qu'exalter la confiance et la générosité
de tout le monde.
Les travaux continuent
pendant que l'équipe des missionnaires évangélisent la paroisse voisine de
Plumieux. Montfort s'y est rendu avec le F. Mathurin ; il y loge à l'auberge
des Quatre-Vents ; mais il revient souvent sur le chantier de La Chèze pour y
diriger le travail et stimuler les ouvriers.
Tant et si bien qu'en un
temps record, une élégante chapelle, surmontée d'un gracieux clocheton, surgit
au milieu de la verdure nouvelle du printemps. Neuf soirs de suite on allume
des feux de joie sur les hauteurs voisines pour remercier la Providence de
l'heureuse réussite de l'entreprise, et annoncer au loin la grande inauguration
qui se prépare.
A la fin de la mission
de Plumieux, en effet, la population de près de trente paroisses, accourt et
défile, par rangs de cinq, vers La Chèze. La statue de la Mater Dolorosa est
portée solennellement pendant des kilomètres au chant des cantiques et, dans la
rumeur des Ave jusqu'au Sanctuaire où elle est intronisée, au pied du grand
Christ qui domine l'autel, sous le vocable de Notre-Dame de la Croix. Cette
chapelle édifiée par Montfort demeurera longtemps un but de pèlerinage ; et
l'action de l'homme de Dieu continuera de porter des fruits de dévotion et de
fidélité.
A propos
d'une Foire...
Tout ce qui s'est passé
à La Chèze depuis l'ouverture de la mission donne à Montfort un crédit
extraordinaire. Il en profite pour s'attaquer à certaines routines qu'il juge
contraires à l'honneur de Dieu. C'est le cas d'une foire qui, de temps
immémorial, se tient à La Chèze le jour de l'Ascension.
Etant revenu dans la
paroisse pour y prêcher, il dénonce fermement cette coutume comme opposée à la
sanctification de ce jour de fête, et il demande que la foire soit renvoyée au
lundi suivant. C'est audacieux. On ne bouscule pas impunément des habitudes
collectives. Le percepteur des droits de place, se sentant lésé, ne peut que
jeter les hauts cris. Plusieurs confrères, plus ou moins jaloux, ne tardèrent
pas à le critiquer publiquement ; et les moines voisins, à prédire des
affrontements difficiles et un échec certain.
Montfort tient ferme et
les gens de la paroisse, hésitants d'abord, finissent par « s'en rapporter à la
parole du bon missionnaire ». Mais combien de marchands se sont mis en route,
ignorant que la foire est renvoyée ! De grand matin, les voilà qui arrivent, de
fort loin souvent, et par tous les chemins, comptant sur les gains de la
journée pour vivre ou payer leurs dettes. Notre missionnaire court alors
au-devant des uns et des autres et leur répète : « Mes chers enfants, ne
profanez pas le jour du Seigneur, il vous punirait !... Si vous avez besoin
d'argent, je vous le donnerai, mais retournez-vous-en !... »
Par ses dons autant que
par ses menaces, il finit par empêcher l'assemblée de se former. Seuls deux
paysans s'obstinèrent à rester sur le champ de foire, l'un pour vendre sa vache
et l'autre pour l'acheter. Ils firent affaire ensemble. Mais le jour même, le
vendeur perdit le montant de sa vente et l'acheteur fut surpris de voir sa bête
dépérir rapidement. Il tomba lui-même perclus de ses membres. Quant au
collecteur d'impôts, qui avait insulté le missionnaire, il fut atteint d'un mal
mystérieux ; et un ulcère incurable punit le procureur de l'abbaye qui l'avait
raillé publiquement. Il fallut demander l'intercession du saint pour faire
cesser la vengeance divine. Après de tels exemples, ce qu'il avait demandé fut
acquis pour l'avenir.
Si vous
aviez la foi...
C'est bien en face de «
l'envoyé du Tout-Puissant » que le peuple se sentait lorsque paraissait
Montfort, tête nue, le rosaire à la main et un cantique aux lèvres. Ou
lorsqu'il passait suivi d'une foule de miséreux auxquels il assurait le pain
quotidien, après les avoir instruits et fait prier au pied de la Croix ou devant
la Vierge.
Dans l'équipe des
missionnaires, il ne prenait pour lui que l'humble fonction de catéchiste. Mais
voici qu'avec les enfants et les petites gens, c'est toute la population qui
vient à lui, enthousiaste, jamais lasse de l'écouter : « Que le bon Père ne
demeure-t-il avec nous, disait-on, nous deviendrions tous des saints! »
L'église étant trop
exiguë, il lui fallait entraîner la foule sur la place publique ou dans une
prairie toute proche. Là, monté sur un tertre, comme Jésus en Galilée, il prêchait,
et en dépit de l'éloignement, chacun était tout surpris de l'entendre sans
peine.
Jusqu'au milieu du
siècle dernier, la tradition locale rapportait encore les prodiges qu'il semait
sous ses pas. Un jour, le voici qui arrive, avec plus de cent personnes, autour
de la marmite où il n'y a de la soupe que pour une douzaine. Marguerite, la
pieuse veuve qui faisait la cuisine pour les pauvres, lève les bras au ciel : «
Jamais je ne pourrai nourrir tout ce monde », se récrie-t-elle. « Commencez
toujours à servir », dit Montfort. Elle obéit et tous furent rassasiés sans que
la marmite fût épuisée...
Une autre fois, par une
belle journée de printemps, la bonne femme fut encore prise au dépourvu. Elle
n'avait qu'un demi pain et quelques livres de viande. « N'importe, faites des
parts et distribuez-les ! », dit Montfort qui pria les gens de se mettre en
file dans un grand jardin. On coupa du pain et de la viande jusqu'à ce que le
dernier fût servi. Et quand tous eurent mangé, il restait la même quantité de
vivres qu'au commencement.
Cependant, Montfort
n'attendait pas tout de la Providence. Il ne cessait d'inviter les riches à lui
venir en aide pour nourrir ceux qui venaient de loin assister aux instructions.
Dans une maison où il vient quêter du pain pour les pauvres, on lui dit : « Ah
! mon bon Père, voilà le dernier pain sur la table et nous n'avons plus de blé
pour en faire. — Allez balayer votre grenier, réplique le missionnaire, et vous
trouverez encore de quoi faire du pain pour mes pauvres. »
C'était soumettre à rude
épreuve la foi de ces bonnes gens. La confiance finit par l'emporter ; et, la
curiosité aidant, la femme monte au grenier. « Oh ! mes amis, venez voir ! »,
s'écrie-t-elle. Il y avait un tas de blé presque aussi gros qu'au lendemain de
la récolte. Il y en eut pour six mois, même en faisant largement la part de la
charité.
« On ne finirait point
s'il fallait écrire tout ce que des gens dignes de foi racontent de M. de
Montfort », écrira cinquante ans plus tard le curé de la Chèze dans une
relation à son évêque. Tous ces faits ne pouvaient qu'exalter la foi de ce
peuple et lui faire toucher du doigt le monde surnaturel.
Le
triomphe de Notre-Dame
Le vaincu en tout cela,
c'était le diable que Montfort avait rencontré le premier jour. Il le dépista
et le mit en fuite bien d'autres fois au cours de ces mois de mission.
On raconte qu'un avare,
depuis longtemps, hésitait à parler à son confesseur d'un louis d'or trouvé en
chemin... Il ne se décidait pas à s'en défaire. Poussé par sa conscience, il
soumet le cas au P. de Montfort qui lui dit : « C'est le démon qui vous tente !
Jetez à terre cette pièce !» Il le fait aussitôt et la pièce en roulant devient
un reptile qui s'enfuit prestement... La leçon était claire.
Les hommes avaient
l'habitude de se divertir à un jeu qui les entraînait souvent à la boisson et
aux disputes. Et quand le missionnaire leur disait que le diable jouait au
milieu d'eux pour les faire pécher, ils s'esclaffaient de rire. Or un jour,
comme ils commencent la partie, un monstre de la taille d'un gros chien vient
s'asseoir sur le trou dans lequel il faut envoyer la boule. Pris de peur, nos
joueurs s'enfuient à toutes jambes et vont trouver le P. de Montfort. Celui-ci
se rend sur place et ordonne à Satan de se jeter dans la rivière. La bête
s'éloigne, la queue basse. Elle ne reparut jamais.
C'était pour vaincre les
forces du mal que notre saint avait voulu introniser le culte de la Croix et de
Celle dont la mission est d'écraser la tête du serpent. Celui-ci ne pouvait
manquer de se retourner pour le mordre au talon, ainsi qu'on va le voir.
La grande procession qui
accompagnait les croix et les statues de Plumieux à la Chèze lui semble une occasion
propice. Comme elle s'allongeait sur près de deux lieues, le missionnaire
pouvait craindre la pagaïe, en dépit des consignes précises qu'il avait données
dans chaque paroisse. Les gens le sentent présent partout : plusieurs sont tout
étonnés de l'avoir vu, au même moment, en queue et en tête du cortège. Il y eut
un si bel ordre et tant d'enthousiasme religieux à la fois qu'il semblait,
selon un chroniqueur, que les bons Anges étaient descendus faire la haie le
long de la route.
Toute cette foule devait
se rassembler sur une vaste lande pour y planter une Croix de Mission. Or à ce
moment-là, on vit le ciel se remplir rapidement de nuages noirs qui menaçaient
sans cesse de crever en orage. Si bien que chacun songeait à déguerpir pour se
mettre à l'abri. C'eût été l'échec complet de cette cérémonie qui avait demandé
tant de peine ! D'une voix puissante, Montfort cria : « Ne bougez pas ! C'est
un artifice de Satan !... Il ne tombera pas une goutte de pluie. » Et de fait,
les nuages ne tardèrent pas à se dissiper pour faire place à un ciel de fête...
A la fin de la mission,
prêchant à la foule aux abords de Notre-Dame de Pitié, notre saint évoqua la
rencontre qu'il avait faite du diable en arrivant à la Chèze. Et il s'écria : «
Mes frères, aujourd'hui, toutes les âmes qui m'entendent sont à Dieu, excepté
une seule... » A ces paroles, un homme sortit précipitamment de la foule,
s'éloigna et disparut. On retrouva, paraît-il, ses chaussures, mais lui, on ne
le revit jamais...
Le plus beau des feux de
joie que le saint missionnaire allumait était celui de la foi et de ïa piété
dans les âmes. C'est pour le maintenir, après la mission, qu'il laissait en
partant des foyers où s'attise sans cesse la ferveur. Ces foyers, c'était la
Société des Vierges qui se rassemblaient en costume de religieuses pour honorer
la Reine des cœurs, la Confrérie des Amis de la Croix qui processionnaient en
habits de pénitents, portant une croix et chantant « O Crux, Ave, Spes unica ! », la Confrérie du Rosaire dont les
membres devaient entretenir un cierge toujours allumé devant la statue de
Notre-Dame, et réciter quotidiennement trois chapelets, matin, midi et soir, en
méditant les Mystères de Jésus et de Marie.
Ces œuvres n'ont pas été
des feux de paille : « Etant allé moi-même, dira douze ans plus tard le P. de
Préfontaine, dans quelques paroisses où Montfort avait fait mission, ces
pratiques subsistaient encore et s'observaient aussi régulièrement que le
premier jour. » Et l'orage de la Révolution qui laissera tant de ruines en France,
ne réussira pas à les faire disparaître.
X - Sors de ton Pays
Vaincu, refoulé, le
diable ne se décourage pas. Eternel jaloux, il s'attache aux pas des ouvriers
du Royaume de Dieu comme il a poursuivi le Christ lui-même. Et il ne cesse de
fomenter autour d'eux les suspicions, les contradictions et les croix. Montfort
connaît trop son évangile pour ne pas se réjouir intérieurement de cette guerre
que lui font le diable et le monde. Et la Vierge garde toujours au-dessus de
l'épreuve du moment son apôtre dont la vocation est de passer en faisant le
bien sans jamais s'enraciner nulle part.
Le
Missionnaire an couvent
Au printemps de 1707,
Montfort est appelé à Saint-Brieuc, chez les Filles de la Croix, pour y donner
des Retraites. Après les missions qui l'ont surmené, voici un ministère plus
calme et plus délicat. Un ministère qu'il a souvent exercé à Paris, à Nantes, à
Poitiers, et dans lequel il excelle à ouvrir aux âmes les voies de la sainteté.
Si on l'appelle dans la
ville épiscopale, sans doute est-ce à cause de sa renommée. Cependant il n'est
pas connu au couvent et l'occasion lui paraît bonne de s'y présenter en donnant
une leçon d'Evangile. Il envoie le F. Mathurin frapper à la porte et demander
un morceau de pain pour un pauvre prêtre et pour lui. « La communauté a ses
pauvres, lui répond la Sœur tourière ; elle ne peut faire l'aumône à tous les
inconnus de passage dans la ville. » Et elle l'invite à chercher ailleurs...
Alors, Montfort vient
lui-même frapper à la porte, et, du seuil où il se tient humblement, il demande
la charité. Comme la Sœur lui fait sèchement la même réponse, il insiste : « Je
ne vous demande qu'un morceau de pain, si petit qu'il vous plaira, et pour
l'amour de Dieu !... Comment pouvez-vous me le refuser ? » Mais on lui ferme la
porte au nez. Au même moment, l'aumônier arrivant au monastère est témoin de la
scène. Après avoir salué le Missionnaire qu'il a appelé lui-même pour la
Retraite, il dit à la portière : « Pourquoi fermez-vous la porte au Père
Prédicateur qui arrive pour les Exercices ? — Comment ! ce n'est qu'un prêtre
inconnu qui chine son pain ! — Mais non, ma Sœur, c'est M. de Montfort lui-même
! »
Toute confuse, la Sœur
court prévenir sa Supérieure, en lui avouant sa méprise. Avec beaucoup d'égards
et d'excuses on prie le Missionnaire d'entrer. Il est introduit dans un beau
parloir et on ne tarde pas à lui apporter une appétissante collation. En
pauvre, Montfort accepte tout avec gratitude, mais, comme prédicateur, il ne
manqua pas de tirer la leçon, dès son premier sermon à la Communauté : « Vous
m'avez comblé d'attention dès que vous avez su mon nom... Donner de bons repas
à M. de Montfort qui est un pauvre pécheur et refuser le morceau de pain qu'on
vous demande au nom de Jésus-Christ, c'est manquer de foi et de charité tout
ensemble. »
Cet avertissement
donnait le ton à toutes les Retraites durant lesquelles les exemples de vertu
du saint prédicateur plus encore que les sermons, édifièrent profondément les
religieuses. Elles le voyaient prolonger ses oraisons et se livrer aux plus
dures pénitences. « Laissez-moi prier, leur dit-il un jour qu'elles le
sollicitaient sans raison, car si je ne suis pas bon pour moi, comment le
serais-je pour les autres ?» Et plus de vingt ans après, dans une relation que
la Supérieure et l'Assistante signeront, elles feront avec précision l'un des
plus suggestifs portraits spirituels de l'Apôtre : « Il avait une si grande
dévotion à la Sainte Vierge, écriront-elles notamment, que nous la regardions
comme tenant lieu de passion dominante. »
Durant les trois mois
qu'il séjourna à Saint-Brieuc, Montfort déploya d'ailleurs une extraordinaire
activité : il dirigea cinq ou six Retraites de femmes, prêcha dans plusieurs
communautés, organisa une grande procession où il fit porter en triomphe une magnifique
croix d'où partaient des rayons dorés, et avec le F. Mathurin, multiplia les
catéchismes pour les pauvres auxquels il ne cessait de partager les aumônes
qu'on lui faisait. Le voyant vêtu lui-même de façon minable, une pieuse
demoiselle lui proposa de l'habiller à neuf : « Mon corps peut se passer d'une
soutane neuve, lui répondit-il, mais les pauvres de Jésus-Christ ne peuvent se
passer de pain ! » Et c'est à eux qu'alla l'aumône...
Le
Prophète dans son pays
Fin juillet 1707, M.
Leuduger lance une mission à Montfort-la-Cane. Bien que nul ne soit prophète en
son pays, notre Saint va prêcher dans l'église de son baptême. Le P. Vincent,
capucin, qui était avec lui, souligne « qu'il prenait bien garde de se rendre
esclave du goût du siècle, soit pour l'arrangement de ses sermons, soit pour le
temps ou le lieu de la prédication. Il distribuait le pain de la parole de Dieu
sous des formes différentes et variées, de la manière qu'il était inspiré et
qu'il croyait plus salutaire pour ses auditeurs ».
C'est ainsi qu'un jour
il monte en chaire et, sans mot dire, y plante un grand crucifix qu'il laisse
en spectacle à l'assemblée. Il voulait faire entendre la voix muette, mais
combien éloquente, de Jésus Crucifié. Et pour maintenir les âmes attentives à
ce grand mystère, il passa parmi les assistants, et en présentant son crucifix
à baiser : « Voilà votre Sauveur, disait-il à chacun ; n'êtes-vous pas bien
fâché de l'avoir offensé ?... »
Les fidèles furent bien
vite gagnés par l'émotion et manifestèrent le plus touchant esprit de
pénitence. Sans parler, il avait fait choc sur les consciences ; tellement il
est vrai que Dieu se plaît, dans ses saints, à confondre la sagesse du monde
par la folie de la Croix. Si Montfort pouvait employer de telles méthodes,
c'est que sa vie était elle-même un « crucifix qui parle ».
Ses parents qui avaient
fini maintenant d'élever leur nombreuse famille étaient accourus de Rennes pour
suivre cette mission. Sans doute se fixèrent-ils, à cette époque, dans une
maison toute proche de l'Abbaye, avec leur plus jeune fille, qui y sera
enterrée l'année même. Ils auraient bien voulu que leur Missionnaire vive sous
leur toit, mais nous savons que, par raison de détachement évangélique, il ne
voulait pas transiger sur ce point. Il accepta cependant d'aller prendre un
repas en famille si on voulait bien recevoir ses amis avec lui. « Ses amis »,
c'était les pauvres qu'il entretenait. C'est ainsi que le jour convenu, les
vieux parents, émus et heureux, voient leur maison envahie par une cohue de pauvres
hères que le Missionnaire s'empresse de servir et de réjouir au nom des siens.
Avec leur robuste foi bretonne, ils se haussaient d'emblée à la hauteur de la
charité de leur fils. Ils auront même la générosité, après avoir élevé dix-huit
enfants, de recueillir un pauvre petit, abandonné et souffreteux, qui mourra
chez eux trois ans plus tard...
Pour couronner la
mission, Montfort songeait à l'érection, sur une butte qui domine la vallée du
Meu, d'un beau calvaire qui pourrait devenir le centre d'un pèlerinage. Il en
avait déjà fait préparer l'emplacement quand le duc de la Trémoille, seigneur
du pays, protestant et janséniste, interdit de continuer les travaux. « Quoi
que vous fassiez, répondit-il au commissaire du duc, ce lieu deviendra un lieu
de prières. » Un siècle et demi plus tard, c'est en cet endroit même que sera
érigée l'église paroissiale actuelle.
Les
audaces de l’Apôtre
Une nouvelle mission va
s'ouvrir à Moncontour, paroisse qui a été évangélisée par le Bienheureux
Maunoir et dont M. Leuduger lui-même a été longtemps curé.
Quand Montfort y arrive,
à pied, quelques heures avant l'ouverture, garçons et filles dansent follement,
au son des binious, sur la place de l'église. C'est un dimanche. Indigné de
tant de légèreté, il pénètre hardiment dans le groupe, arrache aux ménestrels
leurs instruments, et se jetant à genoux, il s'écrie : « Que ceux qui sont du
parti de Dieu se prosternent avec moi pour réparer l'outrage fait à la Majesté
divine ! » Plus fols que méchants, quelques-uns s'agenouillent, subjugués...
Mais plusieurs ricanent et frondent... Le Missionnaire se relevant, les
admoneste d'un ton péremptoire. Et il condamne avec tant de véhémence cette
profanation du jour du Seigneur que tous se dispersent penauds, et l'âme
bouleversée par cette mercuriale. Du même pas, il alla demander au maire de
prendre des mesures pour que de telles scènes ne se reproduisent plus.
La population de
Moncontour était commerçante et aisée. Les jeunes filles poussaient la
recherche des parures jusqu'au manque de décence. Une leçon de modestie
s'imposait. Montfort en trouve l'occasion un matin à l'hôpital où l'assistance
était nombreuse à la messe. A peine descendu de l'autel, il annonce qu'il va
donner à baiser son Crucifix indulgencié par le Pape. Les jeunes filles
s'avancent avec empressement, encadrées par les Sœurs qui font leur éducation.
Mais à toutes celles qui sont vêtues d'une manière mondaine le prêtre refuse de
présenter son crucifix ; et il fait de même pour les Sœurs, bien que leur mise
soit irréprochable, parce qu'elles n'ont pas eu le courage de corriger les
goûts vaniteux de leurs pupilles.
L'humiliation fut si
profondément ressentie que Montfort crut devoir s'en expliquer séance tenante.
Il le fit en termes si clairs qu'on n'en oublia pas de sitôt la leçon.
Plusieurs prêtres cependant trouvaient hardis les procédés du Missionnaire et
prenaient ombrage de l'influence dont il jouissait auprès de la foule. Un jour,
après un sermon de M. Leuduger, il prit l'initiative de faire une quête pour
les âmes du Purgatoire, et cela déplut vivement. « M. Leuduger le rejeta de sa
compagnie, et lui déclara qu'il ne voulait plus travailler avec lui. »
Le coup était brutal
après neuf mois de services les plus désintéressés et les plus dévoués.
Montfort courbe la tête... Il comprend que la Providence l'appelle ailleurs.
Avec le F. Mathurin et un nouveau venu, le F. Jean, il s'en va, dans le vent
d'automne, en chantant : « Deo gratias !
»
Un
ermitage qui refleurit
Pour le moment, il
cherche un lieu tranquille pour prier. Au cours de la mission de
Montfort-la-Cane, il avait découvert un ermitage où il aimait à se retirer :
l'ancien prieuré de Saint-Lazare, à 1 kilomètre de la ville. Il vient s'y
réfugier avec ses deux Frères. De cette hauteur, l'œil parcourt un large
horizon par-dessus les rochers et les taillis.
Et comme la solitude est
bien respectée autour de cette ruine monacale ! Une chapelle abandonnée se mire
dans l'eau tranquille d'un étang à proximité de la forêt pleine d'ombre et de
silence. Avec la permission du fermier général et du prieur de l'Abbaye
voisine, la communauté s'y installe. On commence par nettoyer la chapelle afin
d'y donner asile au divin Pauvre de l'Hostie ; puis on y intronise la statue de
la Vierge... Et bientôt la cloche, muette depuis vingt ans, annonce chaque
matin le Saint Sacrifice aux pays d'alentour.
Les gens ne tardent pas
à venir nombreux, et le saint Missionnaire verse dans leurs cœurs le trop plein
de ses oraisons. Il leur prêche surtout le rosaire et le récite au milieu
d'eux. Si bien qu'à certaines heures l'ermitage s'emplit d'un long bruissement
de prières. On revient avec tant de joie écouter le bon Père qui fait pleurer
d'amour en parlant de la Vierge. Devant l'autel, un grand prie-Dieu auquel les
Frères ont attaché un long rosaire dont les grains sont gros comme des noix et
assez espacés pour que plusieurs personnes puissent le tenir en même temps et
le parcourir des doigts.
Les pauvres ne tardent
pas à trouver le chemin du prieuré. Le saint ermite sait tellement les consoler
en attisant au fond de leurs âmes la petite flamme de l'espérance. Et aussi
leur distribuer, avec ses Frères, toutes sortes de secours. Près de lui, ils
goûtent combien Dieu est bon pour les siens. Quant à lui, sa confiance ne
bronche jamais, même quand la Providence semble, un moment, l'oublier. Ses
Frères, il est vrai, ne sont pas toujours au même diapason. Un jour le
garde-manger est vide et il faut attendre les aumônes du lendemain. Le matin,
rien n'arrive et l'on se lance dans la prière et le travail comme d'habitude.
Le midi, le bon Père et ses Frères rassemblés autour de la table commune, se
contentent d'une bonne lecture, et la soirée reprend tout aussi laborieuse. Le
soleil tombe et, après la prière du soir, chacun va encore se retirer le ventre
creux. Les deux Frères font remarquer au Père qu'il aurait peut-être fallu
aider la Providence, ou parer à... ses défaillances. Il les écoute
silencieux... Or, dans le même temps, à la ferme voisine, on parle de
l'ermitage et on se rend compte qu'on a oublié la pitance habituelle. Vite on
remplit un panier que l'on porte aussitôt en s'excusant du retard. Et Montfort
tout souriant, de dire à ses Frères : « Pourquoi avez-vous douté de votre Père
du ciel, hommes de peu de foi ? »
En peu de temps,
Saint-Lazare est devenu un lieu de pèlerinage pour la ville et les environs. Et
le Missionnaire, connu de tous, ne peut se refuser à tant de bonnes âmes en
quête de pardon et de lumière. Il prêche d'abord sous le grand chêne au bord de
l'étang, ou sous les ombrages du bois ; puis il descend en ville où il
rassemble la foule sur la place ou sous les halles. Cet exercice libre et
inaccoutumé du ministère, taxé de zèle intempestif, heurta bien vite les gens
en place.
Lors d'un passage à
Montfort, l'Evêque fut approché par les jaloux et les mécontents qui firent,
des activités de ce prêtre retiré, un tableau des plus tendancieux. Appelé par
Sa Grandeur, le serviteur de Dieu accourut : ce fut pour s'entendre blâmer
sévèrement de tout ce qu'il faisait. En conséquence, sans qu'il puisse dire un
mot pour se défendre, tout ministère lui était interdit désormais dans le
diocèse.
Au moment où il s'en
allait, « aussi humblement qu'il était venu », M. Hindré, recteur de Bréal,
entrait chez Monseigneur. Ignorant ce qui venait de se passer, il lui demanda
d'autoriser M. Grignion, dont il fit le plus bel éloge, à prêcher une mission
dans sa paroisse. Embarrassé, l'Evêque dut lui faire connaître la sanction
qu'il venait de porter. M. Hindré était ancien curé de Montfort, et pouvait
mettre au point bien des choses. Il prit vivement la défense du Missionnaire
qui, par un revirement inattendu, fut autorisé à prêcher toutes les fois qu'il
y serait invité. Mais, selon toute apparence, ce n'était qu'un sursis.
« Sors
de ton pays et vas... »
Une bonne humiliation
ayant été au point de départ de la mission de Bréal, Montfort l'entreprend avec
confiance. Et de fait, selon un vieil historien, « petits et grands, artisans
et soldats, tous ressentirent l'efficacité de sa parole et l'ascendant de sa réputation,
de son éloquence et de sa sainteté ». Les soldats, tout particulièrement,
furent empoignés par son âme virile, et acceptèrent de s'enrôler dans
l'association des Soldats de saint Michel, pour demeurer fidèles à leurs
généreuses résolutions.
Le bon recteur se
félicitait d'avoir appelé M. de Montfort dans sa paroisse, tellement il la
voyait se transformer sous ses yeux. Non sans résistance, toutefois. Et, dans
son audace pour faire cesser le mal, il arriva même au missionnaire de risquer
sa vie. Un soir, entendant de grands cris dans une maison, il y entre aussitôt
et se trouve devant un homme qui maltraite odieusement sa femme. Il s'interpose
pour protéger la malheureuse et supplie le furieux de se calmer. Mais celui-ci,
fou de colère, brandit aussitôt une hache et menace de lui fendre la tête. Dans
un sursaut héroïque de maîtrise de soi, Montfort s'agenouille pour recevoir le
coup fatal. Alors une force mystérieuse raidit les bras de l'homme qui ne peut
qu'exalter sa fureur par des injures grossières.
Plusieurs fois, au cours
de la mission, l'homme de Dieu tenta de faire revenir ce malheureux à de
meilleurs sentiments. Son obstination fut inébranlable. Il lui prédit alors que
Dieu aurait raison de son endurcissement en le réduisant à la misère. De fait,
le scandale continua dans cette maison, et un jour, cet homme perdit tout son
bien qui était grand. Réduit à mendier son pain de porte en porte, il finit
chez des gens qui l'avaient accueilli par charité. C'est dans cette infortune
qu'il se convertit et reçut les derniers sacrements...
De retour à
Saint-Lazare, Montfort reprit avec ses Frères sa vie de prière et de pénitence,
les entraînant à sa suite dans les voies de la perfection évangélique. Le
courant populaire vers l'ermitage reprit et nombreux étaient les curés qui
venaient le prier de prêcher dans leurs paroisses. Inlassable, il repartait
alors, et quand il ne pouvait y aller lui-même, il envoyait l'un de ses Frères
pour faire le catéchisme, ou réciter solennellement le rosaire en chantant des cantiques.
Ainsi, au recteur de Bréal qui l'invite à revenir dans sa paroisse pour y
préparer le carême, il envoie le F. Mathurin en lui confiant soixante petites
croix pour les Soldats de saint Michel, afin de les mettre en garde contre les
excès du carnaval...
Cependant ses
adversaires ne désarment pas... Ils continuent de le noircir aux yeux de
l'Evêque qui est de tendance janséniste, et ils obtiennent de lui qu'il
renouvelle sa défense de prêcher ailleurs que dans les églises paroissiales et
qu'il ordonne de fermer au public la porte de Saint-Lazare. Bridé dans ses
initiatives et suspect à son Evêque, Montfort songe à porter ailleurs son
ministère.
Le dernier jour d'une
retraite aux filles de la paroisse, il annonce son départ. « Qui de vous va se
constituer gardienne de Notre-Dame de la Sagesse à Saint-Lazare ? », leur
demande-t-il. Et comme personne ne répond, il fait le tour de l'église et
s'arrête devant Guillemette Rouxel, une pieuse tertiaire de plus de quarante
ans : « Ce sera vous, ma fille », lui dit-il. Cette désignation lui apparut
comme la Volonté de Dieu, et elle acquiesça sur-le-champ, sans se préoccuper de
l'avenir. Prenant logement dans un humble réduit et vivant d'aumônes, elle
reçut désormais les pèlerins et leur fit réciter le rosaire. Cela dura plus de
vingt ans, jusqu'à ce qu'elle mourut au poste que lui avait assigné l'homme de
Dieu.
Quant à lui, plus
détaché que jamais et tout renouvelé en Dieu, il sortit de son pays et s'en
alla vers d'autres horizons.
XI - Missions dans le Nantais...
De son pays natal, avec
F. Mathurin et F. Jean, Montfort descend vers le diocèse de Nantes où il a prêché sa
première mission.
Il y est invité, au nom
de l'Evêque, Mgr Gilles de Beauveau, par M. Barrin, grand vicaire, avec la famille
duquel les Grignion sont depuis longtemps en relation.
M. Barrin, après de
longues années de vie et de culture profanes, s'était
consacré à des œuvres de charité à Rennes, tout en se préparant de loin au
sacerdoce. C'est là qu'il avait connu M. Grignion étudiant chez les
Jésuites. Puis, il l'avait rejoint à Paris, vers la fin du siècle pour
y achever en Sorbonne ses études de théologie. Plein d'admiration
pour les talents et les vertus de son jeune compatriote, il lui
témoigna toujours la plus fidèle amitié.
A Nantes, il y a aussi
une maison de Jésuites, active et influente. Ces bons
Pères, parmi lesquels il choisit ses confesseurs, demeurent dans la ligne où il a été formé
à Saint-Sulpice, réfractaires au courant janséniste et toujours à l'écoute de Rome.
Sans doute pourra-t-il entrer dans leurs équipes de missionnaires ; à moins que, dans le diocèse, il ne trouve
quelques jeunes prêtres disposés à le seconder dans son
apostolat.
A Nantes, il compte
aussi renouer avec plusieurs bienfaiteurs et maintes
communautés religieuses, des relations dont il a gardé le meilleur
souvenir.
Aux
prises avec le péché du monde
Dès son arrivée, en
effet, Montfort s'adjoint au P. Joubert, Jésuite, qui vient de
lancer une mission dans le faubourg Saint-Similien. A peine entré
en action,
il étonne, captive, émeut ses auditeurs. Même les
ecclésiastiques qui viennent par curiosité au pied de sa chaire doivent «
lui payer un tribut de larmes », selon l'expression d'un témoin.
Bientôt, tout le quartier est attiré par ce nouveau Jean-Baptiste.
Mais il suscite
aussi l'hostilité de ceux dont il flagelle les vices et les
scandales. A tel point que plusieurs jeunes débauchés se concertent pour
supprimer ce prêcheur gênant. Entre chien et loup, ils le guettent
à un tournant de rue et se jettent sur lui... Mais il était homme à se
défendre et la bagarre ne tarde pas à provoquer un attroupement
de braves gens qui dégagent le Père et donnent la chasse aux
vauriens. Cailloux et coups de bâtons pleuvent dru sur eux tandis
que le missionnaire crie à ses défenseurs : « Laissez-les, ne leur
faites point de mal ; ils sont plus à plaindre que moi. »
Ce qu'il ne peut
tolérer, c'est le péché public qui entraîne au mal les faibles
et insulte Dieu en face. Dès qu'il le voit, il fonce
dessus, sans aucun
respect humain et il devient saintement téméraire. Le voici traversant la Place Royale, l'âme en
prière. Un officier est là qui blasphème effrontément le nom du
Seigneur. D'un bond, il est en face de l'homme et lui reproche
publiquement ses odieuses paroles.
L'admonestation est à la
fois si impérieuse et si touchante que le malheureux décontenancé accepte de se mettre
à genoux et de baiser la terre pour demander pardon de sa faute...
M. des Bastières
rapporte une autre aventure qui ne manque pas de faire du
bruit dans la ville. Non loin de la cathédrale, une rixe éclate entre
artisans et soldats, et c'est la bagarre brutale, avec cris furieux et
jurements. Venant à passer, Montfort fend le cercle des badauds que
ce spectacle amuse, se met à genoux, baise la terre, puis, jetant
sa haute stature dans la mêlée, il parvient à séparer les batailleurs
qui s'en vont chacun de leur côté.
Comme on l'entoure avec
quelque admiration, il apprend des curieux que ces querelles sont quotidiennes et qu'elles sont provoquées par un
certain jeu « Blanc et Noir » dont raffolent les soldats.
En un tournemain,
Montfort leur arrache ce jeu et le met en pièces sous leurs yeux. L a colère des
troupiers se rallume aussitôt :
ils menacent le
Missionnaire de lui passer leur épée au travers du corps s'il
ne leur paie pas immédiatement cinquante livres : « Je n'ai pas un
liard en poche, réplique-t-il, mais je verserais volontiers une forte
somme et tout le sang de mes veines pour faire disparaître vos jeux de
hasard. »
L'affaire se gâtait.
Heureusement un soldat, plus calme, dit aux autres : «
Ne le frappons pas, il nous en arriverait malheur. Menons le plutôt au Gouverneur qui nous rendra bonne
justice. » Et c'est ainsi que, vers 4 heures du soir, raconte M. des Bastières, je rencontrai M. de Montfort,
que des soldats conduisaient au château, suivi d'une
nombreuse populace qui faisait un bruit épouvantable. Il avait la tête nue
et son chapelet à la main qu'il disait à haute voix, le visage
rayonnant et vermeil, et marchant à si grands pas que tous avaient
peine à le suivre...
« On ne le conduisit pas
cependant jusqu'au château, parce qu'un de ses amis l'ayant rencontré par hasard, le
retira d'entre leurs mains.
Il en fut très
mécontent, disant qu'on le privait d'un bonheur auquel il aspirait
depuis longtemps, qui était d'être prisonnier pour l'amour de
Jésus-Christ. »
Quelque temps plus tard,
un dimanche soir, garçons et filles tournoient, au son du
fifre, en rondes endiablées. Comment maintenir un climat de
mission avec de tels divertissements ? Montfort n'y tient plus. Il se
rend sur les lieux et tente de briser la danse.
Mais le voilà aussitôt
encerclé par une centaine de jeunes qui s'en amusent
follement et trouvent plaisant d'entonner un cantique pour rythmer
leurs évolutions autour du Missionnaire. Sept à huit fois celui-ci
cherche à rompre le cercle et à disperser cette assemblée frivole,
mais les mains se rejoignent et la chaîne se reforme dans un crescendo de
rires...
Alors, de guerre lasse,
Montfort prend son Rosaire et, levant les bras au ciel, il s'écrie : «
S'il y a dans cette compagnie des amis de Dieu, qu'ils se mettent à genoux avec moi
! » Et, chose qu'on aura peine à croire, dit le témoin qui relate ce
fait, comme si la foudre était tombée, la danse s'arrête... Cette
jeunesse volage et les spectateurs qui l'entourent se jettent à terre et
répondent aux Ave. Alors, prêchant sur le vif, l'homme de Dieu montre
les occasions de péché qu'entraînent les danses. C'est ainsi que, ce soir-là, beaucoup rentrèrent de la danse
la contrition dans l'âme et se promettant de mieux vivre
à l'avenir.
Mission
au pays des vignerons
Après Saint-Similien,
Montfort est envoyé à Vallet, gros bourg de plusieurs
milliers d'habitants, au milieu des vignobles... Et à l'époque des
vendanges, ce qui suffit sans doute à expliquer le peu d'empressement des gens à
sortir de leurs vignes ou de leurs chais pour venir à l'église.
Ces vignerons ont l'humeur joviale, et notre Missionnaire comprend
tout de suite qu'au lieu de les blâmer, il vaut mieux les aborder une
chanson aux lèvres.
Il compose donc pour eux
des couplets de circonstance que le F. Mathurin s'en va chanter de sa belle voix,
de vigne en vigne et de village en village, tout en secouant une clochette pour attirer l'attention :
« Alerte !
Alerte ! Alerte !
La mission
est ouverte.
Venez-y
tous, mes bons amis,
Venez gagner
le Paradis ! »
On goûte l'humour du
procédé : dès que le Frère a lancé le premier vers, tout
le monde continue en chœur... Et, dès les premiers soirs, l'église se remplit... Tout en continuant
de cueillir les grappes dorées, les vendangeurs se laissent cueillir eux aussi, par l a grâce du Bon Dieu.
Avec quelques
exceptions, toutefois, que la chronique a retenues.
Un homme, affairé autour
du pressoir, refuse de suivre le F. Mathurin et continue à tirer son vin. Or
voici qu'au dernier jour des exercices, tout le monde étant dans l'église à vénérer
le crucifix indulgencié par le Pape, un violent orage éclate... Et l'on trouve l'homme impénitent
foudroyé au coin de son feu. Sans préjuger du sort éternel de cette âme
qui avait préféré les soucis de la terre à ceux de l'éternité, les
paroissiens de Vallet ne purent s'empêcher de voir, dans sa triste fin, un châtiment de Dieu.
On raconte encore que,
dans sa confession, une bonne femme avait omis par fausse honte, de déclarer
trois vilains péchés. Le P. de Montfort qui lisait souvent dans les
consciences, lui demanda pour pénitence de laver un beau mouchoir
blanc sur lequel il y avait trois taches noires. « Bon, se dit-elle, c'est une lessive qui sera vite faite ! » Et
de s'y mettre sans tarder. Mais, la diligente buandière, même en
savonnant, en rinçant et en faisant retentir son battoir, ne pouvait
faire disparaître les taches du mouchoir.
Et c'est alors que, la
grâce aidant, elle réfléchit. Ces taches ne figuraient-elles
pas les péchés qu'elle n'avait pas osé dire à son confesseur ?
Retournant donc au saint Tribunal, elle y fit cette fois un aveu
loyal. Elle en sortit en pleurant des larmes de joie qui, par enchantement,
rendirent au mouchoir sa blancheur immaculée.
Pour conserver les
fruits de la mission, Montfort, à Vallet comme partout,
avait institué la récitation du saint Rosaire. Avec le temps, cette
pratique fut négligée, puis délaissée. Il en fut tout attristé.
Aussi, lorsque se
rendant de Roussay à Nantes, en 1714, ayant été invité à
passer par Vallet, il refusa en disant : « Je ne passerai point par
Vallet... Ils ont abandonné mon Rosaire ! »
Gens d'honneur, les
Valletais reprirent cette dévotion qu'ils n'ont plus oubliée
depuis.
Un Saint
de légendes
Dans tout le Nantais le
P. de Montfort est précédé de la réputation d'un homme
de Dieu. Et la légende s'attache à ses pas. Aussi ses missions
débordent-elles largement les paroisses dans lesquelles il prêche. On
accourt de partout pour l'entendre. Et le diable doit se multiplier
pour barrer les routes.
On raconte qu'un jour
deux hommes venaient de fort loin à la mission de Vallet. Ils avaient marché
longtemps et commençaient à être las. C'était l'heure propice à la
tentation. Sous la figure d'un étranger, le diable les accoste et,
s'informant du but de leur voyage, leur fait des suggestions perfides : ils
étaient bien naïfs de faire tant de chemin pour aller écouter un exalté qui
était la risée de tous les gens de bon sens.
Or, à la même heure,
Montfort s'arrêtait soudain dans sa prédication et disait à
son auditoire étonné : « Voici que le démon cherche, en
ce moment, à empêcher deux hommes de venir à la mission... Mais le Rusé
perd son temps ! » Et quand les deux hommes entrèrent
dans l'église, le Missionnaire alla vers eux et les félicita d'avoir
résisté à Satan et suivi l'appel de Dieu...
C'est la Vierge Marie, «
son aimable Maîtresse et son Supplément universel », qui le rend familier ainsi du monde
surnaturel et lui en fait
découvrir les pistes mystérieuses... Une pieuse chrétienne, qui devint
Supérieure de l'Hôpital de Guérande, était venue de loin aussi et sans
provision pour écouter le Missionnaire. Se sentant défaillir de fatigue
et de faim, elle s'était assise sur une pierre devant l'église, sans oser
rien demander à personne, offrant à Dieu sa détresse. Or voici qu'une
dame vénérable s'approche d'elle et lui offre gentiment un morceau
de pain : « Prenez, ma fille, et mangez », dit-elle. Et elle
disparaît. Racontant ce fait plus tard, elle disait candidement que la
Sainte Vierge, dont avait parlé si tendrement le P. de Montfort, était
elle-même venue à son secours. N'est-ce pas à Marie, en effet, qu'en toute
confiance il recourait pour nourrir les mendiants qui erraient, si nombreux, en ce temps là, dans la
province, ainsi que beaucoup de fidèles de paroisses éloignées ?
Chacun savait qu'il ne demandait jamais d'honoraires pour ses
prédications ou ses messes, et qu'il ne voulait pas être à la charge des
curés ou des fabriques. Pour le logement et la nourriture, il prenait
domicile dans une pauvre maison qu'il appelait la « Providence
» et dans laquelle il accueillait, avec lui et ses Frères, les prêtres qui l'aidaient dans le ministère
et les artistes qui travaillaient pour la mission. On le voyait réaliser ce
paradoxe d'être le plus pauvre et, en même temps, le grand aumônier de tous ceux qui étaient
dans le besoin, tellement sa fidélité à l'Evangile lui donnait droit au
centuple qu'il promet. « La Providence ferait plutôt un miracle,
disait-il, plutôt que de manquer à ceux qui se fient en elle. » Il
parlait d'expérience...
Aussi, la foule, le
sachant inspiré d'En-Haut, portait-elle une grande
attention à ses paroles. Elle les retenait comme des promesses du ciel ou
des prophéties. Comment Dieu n'aurait-il pas cautionné les faits et
gestes d'un de ses ministres qui s'engageait pour sa gloire, avec tant
d'humilité et d'héroïsme ? A La Boissière-du-Doré, chacun se rappelle
qu'il a dit : « La foudre et la grêle épargneront la paroisse! »
Et à L a Canardière, où l'on a méprisé la grâce : « Aucun prêtre ne
sortira d'ici durant un siècle. » Ailleurs, on constate avec surprise que
les terrains maigres qu'il bénit ou sur lesquels il récite son office
deviennent extrêmement fertiles...
Il a tant de foi que les
cieux s'ouvrent à sa prière et que parfois il en reçoit
des visites. D'aucuns l'ont vu en colloque avec une belle Dame, toute
rayonnante de clarté, qui ne peut être que la Sainte Vierge.
Telle cette femme de Landemont qui venant, de grand matin, pour se
confesser, l'aperçut ainsi dans le jardin de la cure et à qui l'homme de
Dieu disait ensuite : « Vous n'avez pas besoin de vous confesser,
ma fille, puisque vous avez vu Celle que j'ai seulement entendue. »
Chez un
curé résistant...
M. de Montfort venait de
connaître de tels succès apostoliques que M. Barrin lui proposa de faire une
mission fort difficile à La Chevrollière. C'était une paroisse divisée
par une scandaleuse hostilité entre le presbytère et le château. Il s'y
rendit sans hésiter avec M. des Bastières.
En arrivant, il se garde
bien de demander asile à M. le Curé qui d'ailleurs refuserait de le recevoir. Il va
se réfugier dans un galetas qui se trouve immédiatement sous les tuiles
d'un hangar.
L a mission commence,
d'ordre de l'évêché et dans un climat d'opposition. M. le Curé, fort attaché à ses
intérêts ne pardonne pas qu'on l'ait privé des fondations de messes de
la chapelle Notre-Dame des Ombres qui dépend du seigneur voisin. Trois semaines durant, il ne cesse
de blâmer ceux de ses paroissiens qui viennent aux sermons du Père.
Vainement, d'ailleurs, car leur nombre s'accroît chaque jour.
Outré de son échec, il paraît, un jour, devant l'autel au moment où le P. de Montfort achève sa
prédication, et c'est pour dire d'un ton fielleux : « Vous perdez votre
temps à venir à cette mission, mes frères ; on ne vous y apprend que des bagatelles ; vous feriez bien
mieux de rester dans vos maisons et de travailler pour gagner votre
vie et celle de vos enfants. »
Agenouillé en chaire, Montfort
reçoit ces propos méprisants, les yeux baissés et les mains jointes. Puis il descend, et
rejoignant M. des Bastières,
encore indigné, il lui demande de l'accompagner devant le Saint Sacrement pour y chanter le Té Deum
afin de remercier Dieu de cette humiliation publique : « Confiance ! lui répétait-il. Cette mission est
tellement combattue qu'elle sera très fructueuse. » Et, de fait,
elle entraîna un grand nombre de conversions.
Une autre fois, à la
sortie de l'église, le Missionnaire dut subir les plus
odieuses invectives de la part du curé, du vicaire et de quelques
paroissiens mécontents. Quelque temps après, ils allèrent jusqu'à
dépêcher une fausse dévote pour l'accabler des pires accusations auprès du
vicaire général et de l'évêque. Ceux-ci, informés des raisons
sordides qui inspiraient cette femme, la chassèrent avec indignation.
Entre-temps, le Missionnaire aimait à se retirer dans le
sanctuaire de Notre-Dame des Ombres pour y pacifier son âme et prier la
bonne Mère de changer le cœur de ses ennemis. Et dans la tendresse
de Marie, il trouvait le
meilleur baume à ses peines.
Comble de l'adversité,
voici la maladie. Accablé par des fièvres et des
coliques, il lui faut
prêcher pendant quinze jours tout en préparant la clôture
de la mission. Ce jour-là on devait planter une croix dans
un lieu assez éloigné et l'y conduire en procession par des chemins
boueux et pleins d'eau. En esprit d'expiation et pour stimuler la foi des
paroissiens, le Missionnaire leur demanda de porter cette croix
pieds nus. Et donnant l'exemple, il se déchaussa lui-même et entraîna
deux cents hommes à faire comme lui. Sitôt le Calvaire érigé et
bénit, il voulut encore prêcher sur le mystère de notre Rédemption.
Comme il était blême et exténué, chacun pouvait craindre
qu'un tel excès lui fût fatal. Or, à la grande surprise de tous, ce fut
le contraire : quand tout fut achevé il se trouva guéri.
Ainsi, dans cette rude
entreprise d'arracher les âmes à l'esprit des ténèbres, le
Sauveur en faisait son bon Cyrénéen, le chargeant sans discontinuer
des plus lourdes croix. Son âme en était irradiée d'une joie
supérieure. Avant de quitter la Chevrollière, il voulut
embrasser cordialement
le Curé qui l'avait persécuté, et lui dit : « Je prierai toute ma vie
le Seigneur pour vous. Je vous ai trop d'obligation pour jamais vous
oublier ! »
« Pas
de Croix, quelle Croix ! »
Pour le dédommager d'une
mission si rude, l'évêché envoya Montfort à Vertou, petite ville des bords de la Sèvre
où beaucoup de Nantais avaient leur maison de campagne. Les habitants furent des plus accueillants
et entourèrent les missionnaires de la plus encourageante sympathie.
On ne pouvait souhaiter mieux du point de vue humain, et M. des
Bastières s'en déclarait ravi.
Mais tout rempli de la
sagesse évangélique, Montfort savait, lui, que les âmes ne s'achètent qu'avec des larmes
et du sang. Un soir, après la prière, il dit à son compagnon : « Cher ami, nous perdons notre temps
ici ! — Comment ! Où pourrions-nous aller pour être mieux ? —
Précisément, réplique l'homme de Dieu, nous sommes ici trop
bien vus et trop à notre aise ! Notre mission sera sans fruit parce
qu'elle n'est pas appuyée sur la Croix... »
Et après un silence, il ajouta : « J'ai dessein de finir
les exercices dès demain... Pas de croix, quelle croix ! » M. des Bastières dut insister
vivement pour le dissuader de s'en aller : il était venu
à Vertou par
obéissance,
il devait y achever l'œuvre commencée. Et la mission
continua. Non sans produire, d'ailleurs, les fruits les plus consolants.
Pourtant, elle n'avait
pas été sans épreuve. L'un des Frères qui étaient au service des missionnaires, le F.
Pierre, étant gravement malade, on parlait de lui donner l'Extrême-Onction. Animé de la foi qui soulève
les montagnes, Montfort l u i dit alors : « Donnez-moi votre main ! —
Impossible ! — Tournez-vous de mon côté ! — Je ne puis ! — Avez-vous
de la foi ? — Hélas, cher Père, je voudrais bien en avoir
davantage ! — Voulez-vous m'obéir ? — Mais de tout cœur. — Eh bien !
dit l'homme de Dieu, je vous commande de vous lever et de venir,
dans une heure, nous servir à table. » A midi, le F. Pierre était à son
poste, tout souriant, et répétant à qui voulait l'entendre qu'il venait
d'être guéri miraculeusement, sur l'ordre du bon Père.
On put voir combien les
âmes avaient été profondément remuées à Vertou quand les missionnaires proposèrent
de dresser un bûcher pour y brûler mauvais livres, romans et chansons licencieuses. Dans cette
paroisse où beaucoup de Nantais, remontant la rivière, venaient passer leurs
loisirs, le feu ne manqua pas de combustible. On vit même une
demoiselle de qualité se dépouiller publiquement de ses vêtements de
luxe et de ses parures de vanité, pour les jeter dans le brasier...
Au début du terrible
hiver 1709, Montfort porta encore sa parole chaude et
exigeante à Saint-Fiacre, paroisse assez en souffrance, semble-t-il.
S'il ne réussit pas à y dégeler tous les cœurs puisque trois hommes
se présentèrent un jour, à la Providence, pour lui faire un mauvais
parti, il n'en a pas
moins laissé des souvenirs durables de sa patience et de sa charité.
Le zèle
de la Maison de Dieu
Toujours aux ordres de
M. Barrin, au plus fort de l'hiver, Montfort se rend non
loin de la Grande Brière, à Campbon où une mission doit s'ouvrir
avec le carême. Belle occasion de tonner contre les abus qui compromettent
la vie chrétienne dans cette paroisse : les danses et les fêtes
locales. A travers les cantiques réalistes qu'il fait chanter alors, on
devine l'offensive directe qu'il mène contre les dérèglements des mœurs.
L'état déplorable dans
lequel il voit
l'église est pour lui la désolante image de la misère des âmes. Tout se tient :
les fidèles ne doivent-ils pas être les pierres vivantes du Temple de Dieu ? Dans cette église
qui ressemble à une grange abandonnée, chaque fois qu'il y entre, il ressent
avec la froidure d'un hiver qui n'en finit pas, une indifférence
religieuse qui lui glace le cœur. La voûte est lézardée et lépreuse ;
des meubles poussiéreux s'adossent à des murs souillés sur lesquels
courent les armoiries du duc de Coislin. Et au sol, sur les pavés
disjoints, qui sont souvent des pierres tombales, les chaises boiteuses
sont entassées en désordre. Pour un peuple chrétien, quel sans-gêne
avec les divins mystères et la présence de son Seigneur !
Il fallait sauver
l'honneur de Dieu ! Avec l'autorisation du Curé, Montfort
résolut de tenter « un coup hardi », selon les termes de M. des
Bastières. Un jour, après le sermon du matin, il demande aux femmes de
sortir ; aux hommes qui restent, il fait une déclaration brève, mais
touchante, sur le piteux état de leur église. Et comme tous sont
d'accord pour y remédier : « Mettez-vous huit sur chaque pierre
tombale, quatre sur celles qui sont moins pesantes et deux sur chaque
pavé... Et sortez toutes les pierres dans le cimetière. » En peu de
temps, la nef fut dépavée. Le lendemain, même invitation : les maçons
et tailleurs de pierre, aidés de nombreux manœuvres, refont le
pavage en un jour et demi. Puis on se mit à blanchir les murs : même
les armes du duc disparurent sous la chaux, non sans une
protestation violente du sénéchal de Pontchâteau qui en gardera une rancune
tenace au saint missionnaire. Du moins, les paroissiens purent-ils,
avec une foi renouvelée par la Parole de Dieu, prier désormais
dans une église plus digne des saints Offices.
Quelques mois après, en
juillet 1709, les paroissiens de Crossac sont sollicités à une restauration semblable
dans leur église. Celle-ci n'était pavée que dans le sanctuaire ; dans
la nef, les habitants, les pauvres comme les riches, s'étaient arrogé le
droit de se faire enterrer comme dans un cimetière, si bien que la terre
y avait l'aspect d'un champ labouré. L'Evêque de Nantes s'était maintes fois opposé à cet abus
sans pouvoir le faire cesser. On avait même procédé en justice
devant le Parlement. Ayant obtenu confirmation de leur droit, les gens de
Crossac, au mépris des censures de l'Eglise, continuaient à se faire
inhumer dans le chœur ou la nef selon ce que demandait la fabrique, car tout n'était pas
désintéressé dans cette affaire.
La mission lancée,
Montfort explique avec véhémence que le temple de Dieu ne peut abriter que les
reliques des saints ou des martyrs. Puis, rassemblant les notables, il leur
demande de renoncer au privilège qui leur avait été reconnu. Cet accord obtenu, il passe à l'action : il fait paver
et orner l'église, nettoyer et enclore le cimetière dans lequel
le bétail venait paître. Et dans l'ambiance fraternelle créée par
ces tâches désintéressées, il lui est plus facile d'éteindre
les inimitiés, d'arranger les querelles et les procès, de faire restituer à
chacun son dû, et d'amener les âmes à se décharger des fardeaux
d'injustices qui leur étaient toute joie de vivre.
Aussi ce fut une fête
inoubliable, lorsque, dans un temple restauré, les
ministres et les autels étant parés d'ornements neufs, la prière de
tous put monter solennellement vers le Seigneur au milieu des hymnes
et des cantiques.
XII - L'Épopée d'un Calvaire
En tout ce qu'il
entreprend, Montfort ne vise qu'à établir le royaume de Dieu dans le monde.
Lorsque sa parole de feu, jaillissant directement de sa prière et de sa
pénitence, a ramené les âmes à l'Evangile, une grande sollicitude le tourmente
encore, celle d'assurer leur fidélité chrétienne. Il ne se contente pas d'un
enthousiasme passager, si sincère soit-il, il veut faire œuvre qui dure.
Or il sait que les
hommes sont faibles et les foules moutonnières. Pour leur faire vivre leur foi,
il faut les ancrer aux mystères du Salut et leur faire pratiquer ensemble la
piété et la charité. C'est pourquoi, dans toutes les paroisses, il institue des
associations, des confréries et des œuvres qui encadrent l'existence et
l'orientent vers la Vie éternelle.
Parmi les souvenirs de
mission qu'il laisse derrière lui, il y a toujours Marie et la Croix : un autel
à la Vierge devant laquelle on continuera de réciter le rosaire en commun, et
un Calvaire à la croisée des chemins où tout le monde passe, pour rappeler à
chacun le mystère d'amour de la Rédemption. Toute son œuvre de missionnaire,
c'est de planter la croix dans les cœurs et sur la terre des hommes.
A cette croix, notre
unique espérance, il rêve même de faire un triomphe, en la plantant dans un
site grandiose et en lui amenant l'hommage des foules. Au sommet du Mont
Valérien, il a vu un grand calvaire dominant Paris : cette vision le suit
partout où il va. Un moment, il a cru pouvoir le réaliser à Montfort, au cœur
de son pays natal...
Or voici qu'au cours de
ses missions autour de Pontchâteau, elle s'impose à lui si impérieusement qu'il
se lance dans l'aventure.
«
Faisons an Calvaire ici ! »
Au cours de 1709-1710,
les missions se succèdent à Besné, la Chapelle-des-Marais, Missillac,
Herbignac, Camoël, Assérac, autour des marais de la Grande Brière. Montfort y
déploie toutes les ressources de son zèle. « C'est un saint tout vivant,
s'exclament les gens, et jamais on n'a entendu parler comme- cet homme ! » Un
excellent prêtre nantais ayant le titre de missionnaire apostolique, lui aussi,
est son intime collaborateur : son témoignage nous servira de guide dans ce
récit.
On est à l'époque où la
chrétienté vient de subir les ultimes assauts des Turcs qui sont déjà maîtres
de la Terre Sainte. Dans cette actualité, l'érection du calvaire de Pontchâteau
va prendre les allures d'une croisade :
« Hélas ! le
Turc retient le saint Calvaire
Où
Jésus-Christ est mort.
Il faut,
chrétiens, chez nous-mêmes le faire
Faisons un
calvaire ici, faisons un calvaire ! »
En sillonnant le pays,
Montfort en avait choisi le site : un mamelon dominant la lande de la Madeleine
et d'où l'on découvre jusqu'à trente clochers dans la plaine brumeuse des
marais, et au-delà, sur la côte océane qui descend vers Saint-Nazaire.
Un jour, aux gens de
Pontchâteau qui sont dociles et portés à la piété, il confie son rêve. Accepté
d'enthousiasme ! On se rend sur le terrain, près de la chapelle Sainte-Reine,
et déjà les bêches grattent la terre. Mais on ne tarde pas à se transporter sur
une autre butte qui semble préférable. Or pendant que les ouvriers piochent,
Montfort remarque le va-et-vient de deux colombes qui, après avoir becqueté la
terre fraîchement remuée, s'envolent au loin, toujours dans la même direction.
Intrigué, il les suit et il constate qu'elles ont déjà accumulé toute une «
huchée de terre » sur le point le plus élevé de la lande, non loin de la forêt.
« Remerciez Dieu, mes
enfants, dit-il. Je lui avais demandé dans quel site bâtir. Et voici sa réponse
!» Et à l'endroit même, il traça trois cercles concentriques : sur le premier
s'élèvera la colline du Calvaire avec les déblais qu'on va obtenir en creusant
un fossé large et profond entre le deuxième et le troisième cercle.
« Oui, faisons un
Calvaire ici ! » s'écrie l'équipe, après le missionnaire. Et ces mots vont
devenir le refrain d'un long cantique que, pendant des mois, les ouvriers ne
vont plus cesser de chanter. Le lieu était à peine choisi que les Anciens se
mirent à rappeler un fait prodigieux qui s'était produit au même endroit, il y
a trente-six ans, l'année même de la naissance de l'homme de Dieu. Des croix
lumineuses étaient apparues dans le ciel, environnées d'une nuée de blancs
étendards, et au même moment, un formidable roulement de tonnerre ayant affolé
les troupeaux qui paissaient sur la lande et les ayant chassés vers leurs étables,
des milliers de voix célestes s'étaient fait entendre dans les airs...
Il n'y a plus à douter !
Dieu lui-même veut ce Calvaire ! Et dans l'enthousiasme on se mit à piocher
ferme...
Croisade
sur la lande
C'est dans une
perspective de chrétienté et à la hauteur d'une croisade que Montfort élève les
regards de ceux qui viennent travailler au grand œuvre. Il compose un cantique
pour rappeler cet idéal à tous ceux qui creusent la terre ou qui portent les
lourdes hottes de déblais sur la colline.
« Travaillons
tous à ce divin ouvrage,
Dieu nous
bénira tous,
Grands et
petits, de tout sexe et tout âge,
Faisons un
Calvaire à Dieu, faisons un Calvaire ! »
Oui, tous savent qu'ils
vont implanter sur le sol de leurs pères le Calvaire où Jésus mourut, le Golgotha
dominé par la silhouette des trois croix : celle du Sauveur qui sera peinte en
rouge, celle du bon larron, en vert et celle du mauvais, en noir. Et Montfort
de répéter devant tous ses auditoires comment vont se dérouler les travaux.
Des douves que l'on
creuse on va sortir les milliers de hottes de terre qui serviront à exhausser
la sainte montagne. Tout autour, sur le chemin de ronde, on plantera un Rosaire
végétal, cent cinquante sapins, coupés en dizaines par quinze cyprès.
Lentement, à leur ombre, et redisant Y Ave, on montera vers la Croix, non sans
faire halte, de temps à autre, devant quelque chapelle commémorant un mystère
de Jésus et de Marie. C'est toute la spiritualité de ses missions que l'apôtre
demande à des paysans d'écrire là, sous une forme monumentale. « A Jésus par
Marie ! »
Comme la flamme court à
travers la bruyère, l'appel à la Croix gagne toute la région. Et pendant que
les travaux continuent, Montfort ne cesse de l'attiser par ses prédications. Le
chantier n'est-il pas lui-même une mission continuelle, une œuvre de prière et
de pénitence ? Les bruits des outils et le roulement des chariots ne sont
accompagnés que de la récitation des Ave et du chant des cantiques. Dans une
fraternité touchante, paysans et châtelains, nobles dames et simples bergères,
affouillent le sol jusqu'à s'ensanglanter les mains, et portent en ahanant les
lourdes hottes sur les sentiers en pente. « J'ai vu tirer du fond des douves,
dit un témoin, des pierres qui pesaient jusqu'à deux pipes de vin, seulement
avec une ou deux cordes, et quatre hommes avoir beaucoup de peine à charger une
pierre sur la hotte d'une fille de 18 ans qui la porta avec joie sur la
montagne. »
Les travailleurs ne
cessent d'affluer. Chaque jour, il y en a plusieurs centaines venant de plus en
plus loin, de Vendée, de Bretagne, de Normandie et jusque de Flandre et
d'Espagne. Beaucoup de pauvres aussi auxquels la nourriture est assurée par les
fermiers des alentours.
Et c'est ainsi que, de
mai 1709 à septembre 1710, les foules vont se relayer au grand chantier ouvert
par l'homme de Dieu. Elles y travaillent religieusement, et le plus souvent en
son absence. Tout juste y fait-il de courtes apparitions ou y envoie-t-il M.
Ollivier ou le F. Mathurin pour y relancer la prière et les chants. Quand il
venait, le soir, il sonnait la fin des travaux avec une conque marine, et pour
tout salaire, il rassemblait tout le monde autour d'une petite grotte, en terre
rapportée, dans laquelle on pouvait voir les figures du Christ, de la Vierge,
de saint Jean, de sainte Marie-Madeleine et des deux larrons, à la lueur d'une
lampe. Alors, après une exhortation du saint prêtre, « ils rendaient leurs
devoirs au Crucifix, en lui offrant avec une piété naïve leurs peines et leurs
sueurs ».
C'était bien la Croisade
où chacun, soulevé par sa foi, ne songeait qu'au triomphe de la Croix du
Sauveur.
«
Qu'en ce lieu Von verra des merveilles... »
Le Calvaire est déjà une
entreprise prodigieuse par elle-même. Sa réalisation fut, plus encore, une
suite de faits merveilleux. On compta jusqu'à cent paires de bœufs, le même
jour, sur la lande, et l'ingéniosité de ces ouvriers improvisés fut souvent
soumise à lourde épreuve. Le courage et la foi triomphèrent avec l'aide de
Dieu, et quand il le fallut, le miracle !
Montfort habitua presque
son monde à vivre dans le merveilleux. C'est la charrette brisée qui se recolle
au seul contact de sa main, le rocher trop lourd qui se trouve hissé à sa place
au premier effort, les vivres, surtout, qui arrivent à point nommé et qui ne manquent
jamais.
Les gens de la région
venaient, en général, avec leurs outils et leur nourriture. Mais il y avait la
légion des étrangers et des mendiants qui erraient nombreux au cours de cette
année de disette. Pour tous, il y avait du travail et, pour tous aussi, de quoi
manger. Le Missionnaire allait lui-même quêter pour eux, dans les villages, le
pain qu'il distribuait ensuite près d'une fontaine où chacun pouvait boire à
discrétion.
Si, dans les premiers
temps, les fermiers donnaient facilement, ils devinrent, peu à peu, hésitants
et réticents en voyant se vider leurs greniers. Une fois, celui des Métairies,
voyant le P. de Montfort venir de loin, courut se cacher dans son étable. « Je
vois le bon Père qui vient avec sa besace, dit-il aux siens. Je ne voudrais
rien lui refuser, mais nos réserves s'épuisent... Vous lui direz que je suis
parti pour longtemps... — Ah ! bon Père, vous tombez mal, s'écrie la femme, à
la vue de l'homme de Dieu ; notre homme vient de partir et il ne rentrera pas
de sitôt ! » Mais Montfort l'interrompt : « Pourquoi essayer de me tromper ? De
la fontaine, je l'ai entendu vous dire : Je vais me cacher dans la crèche aux
bœufs. »
Rougissante, la pauvre
femme tente de s'expliquer quand le fermier, tout penaud, se présente : « Je
vois qu'il n'y a pas de secret pour vous, mon Père, dit-il. Tant que j'aurai du
pain, je le partagerai avec vos pauvres ! — Ayez confiance, mon ami, le pain
que vous donnerez ne fera pas diminuer le blé de vos greniers, et Dieu vous
bénira, vous et vos enfants. » A partir de ce jour, le fermier donna sans
s'appauvrir et sa famille connut une enviable prospérités.
Ce fut aussi l'histoire
de Jeanne Guigan, une sainte veuve, qui n'avait jamais rien refusé au P. de
Montfort, et qui fut bien ennuyée lorsqu'elle le vit venir un jour où il n'y
avait même plus, sur la table, la provision de la journée... Pour ne pas le
renvoyer les mains vides, elle court à la huche pour voir s'il n'y a pas encore
du pain. Surprise ! La huche est pleine d'une fournée toute fraîche. Toute
émue, elle conte son affaire au Missionnaire et se met à sa disposition pour
prendre en charge désormais ses indigents.
En ménagère diligente et
charitable, elle eut à nourrir les ouvriers sans provisions, les mendiants qui
rôdent et les visiteurs de passage. Et elle mêla tellement bien ses intérêts à
ceux de la Providence qu'elle ne connut jamais la faillite. A certains jours,
elle taillait dans la miche jusqu'à en être lasse, sans que celle-ci diminue ;
elle pouvait remplir les écuelles de tous les pauvres qui se présentaient, sans
voir le fond de sa marmite. Cela dura tout le temps où l'on travailla pour le
Calvaire. C'était à en rendre jalouses ses voisines. Mais vint le jour où tout
cessa : « Maintenant, dirent-elles, c'est chez Jeanne Guigan, comme chez les
autres. »
«
Nous avons le Calvaire chez nous ! »
Depuis quinze mois, plus
de 20.000 travailleurs ont peiné sur la lande. La colline a été surélevée de
plus de 20 mètres, et les trois croix se dressent sur la plate-forme qui la
domine, en plein ciel... Les personnages témoins de la mort du Christ, Marie,
Jean, Madeleine, sont là aussi... Et de 20 lieues à la ronde on peut voir
dominant l'horizon le groupe le plus tragique de l'histoire humaine.
Dans sa foi, cet humble
peuple a voulu faire cette magnifique ostension du mystère de la Croix et en
transmettre aux âges à venir un monument grandiose. L'âme des croisés et des
bâtisseurs de cathédrales s'affirme là avec son Credo et sa ferveur.
Que le pèlerin entre
dans l'enceinte de ces murailles et chemine par l'allée montant en spirale de
la terrasse inférieure à la plateforme supérieure, et c'est l'histoire de notre
salut qui se déroule sous ses yeux. A droite et à gauche, sont représentés le
Jardin de l'Eden où pécha le premier homme, et l'autre Jardin, celui de
Gethsémani où le nouvel Adam expia tous les péchés du monde en versant des
larmes de sang.
Tout autour des douves,
la brise chante dans le Rosaire de sapins et de cyprès, tandis que sur quinze
piliers, là-haut, une autre chaîne aux grains énormes et colorés forme autour
des croix une gracieuse couronne en festons. Et, le long du sentier qui
contourne la colline, quinze chapelles précédées d'un parterre de rosiers,
représentent les scènes des mystères. Enfin, sur un côté de l'entrée, se dresse
la figure du serpent d'airain que les Hébreux, dans le désert, n'avaient qu'à
regarder avec foi pour être guéris ; et sur l'autre, l’Ecce Homo, l'Homme des douleurs qui nous sauve de nos péchés.
De partout, au cours de
l'été 1710, les visiteurs accourent, attirés par la curiosité ou mus par la foi
et la renommée du thaumaturge dont tout le monde parle ! Quand il est là,
Montfort les accueille lui-même et transforme ces visites en pèlerinage : après
avoir expliqué son intention, il fait réciter le Rosaire et chanter des
cantiques en l'honneur de la Croix. Et la plupart s'en retournent,
enthousiasmés, fredonnant les bribes de strophes qui restent dans leurs
mémoires :
« Chers
Amis, tressaillons d'allégresse,
Nous avons
le Calvaire chez nous ! »
L'exaltation
de la Sainte Croix...
De Nantes à Rennes, on
parle du Calvaire de Pontchâteau. Les foules sont prêtes à accourir au premier
signe pour la bénédiction. Avec l'autorisation de l'Evêque de Nantes, Montfort
en fixe la date au 14 septembre, fête de l'Exaltation de la Sainte Croix. Dès
que la nouvelle en fut connue, en Vendée et en Bretagne, dans les diocèses de
Vannes, de Rennes et de Saint-Malo, ainsi que dans les paroisses du diocèse de
Nantes, ce fut un ébranlement général.
Dès les premiers jours
de septembre, les pèlerins arrivaient et s'entassaient à Pontchâteau et dans
les paroisses voisines. « La joie était universelle et la piété se promettait
un beau jour », dit un contemporain. Même la famille Grignion, le vieux père en
tête, était accourue de Rennes pour assister à cette solennité à laquelle on
comptait rassembler plus de 20.000 personnes.
Quant à Montfort, il se
démenait pour tout mettre au point, les offices, la procession pour laquelle un
circuit, des prières, des cantiques et des acclamations étaient prévues, et la
prédication qui devait être assurée aux quatre coins du monument par quatre
orateurs de renom...
Or, à ce moment où tout
est prêt pour la grandiose cérémonie qui devait le payer de tant de peine, le
13 septembre, à 4 heures de l'après-midi, un recteur se présente au nom de Mgr
l'Evêque de Nantes, pour lui signifier que la bénédiction du Calvaire est
interdite. C'est un coup de foudre ! Et l'humiliation la plus inattendue ! Sans
se plaindre ni protester, il part, le soir même, à pied, pour Nantes, en vue
d'essayer d'obtenir que Monseigneur revienne sur sa décision.
Le jour venu, la fête se
déroula autour du Calvaire, selon le programme prévu. Sauf la bénédiction dont
tout le monde se demandait pourquoi elle n'avait pas lieu. Et ce fut une journée
splendide au cours de laquelle les acclamations à la Croix du Sauveur ne
cessèrent de retentir, une véritable Exaltation de la Sainte Croix.
Seul manquait le
Missionnaire, alors que tout le monde parlait de lui. Le vieux père Grignion,
ravi de tout ce qu'il entendait dire de son aîné, était maintenant écrasé de
l'affront qui lui était fait. « Se trouvant à souper, dit Blain, dans une
nombreuse assemblée de religieux, d'ecclésiastiques et d'autres personnes de
mérite qui le consolaient, il se plaisait à leur faire l'éloge d'un fils qui,
disait-il, ne lui avait jamais fait de peine. »
Pourtant ce fils était
sur la croix au moment même où se réalisait le grand rêve qu'il avait conçu
pour l'exalter. Le matin, il s'était présenté au palais épiscopal pour s'entendre
redire, d'une manière énigmatique et froide, que sur l'ordre du Roi, le
Calvaire non seulement ne serait pas bénit, mais devait être démoli.
« Pour lui, dit Blain,
les jours de croix étaient des jours de fête. Ainsi, il porta, avec sa douceur
et sa patience ordinaires, l'outrage public qu'on lui faisait. Et trouvant, sur
son Calvaire, une Croix qu'il n'y avait pas attendue, il ne pensa plus qu'à s'y
laisser attacher comme son divin Maître, content de souffrir et de se taire. »
XIII - Le triomphe de la Croix
Pendant des mois, nous
venons d'entendre chanter autour du Calvaire de Pontchâteau :
« Oh ! que
de gens y viendront en voyage,
Que de
processions,
Pour voir
Jésus et pour lui rendre hommage ! »
Ce monument est-il un
rêve présomptueux ou une vision de prophète ? Pour le moment, il est une
station d'un chemin de croix qui continue. Montfort a tellement voulu
s'identifier avec Jésus crucifié que la Providence, à chaque étape, le charge
d'une nouvelle épreuve. Mais la Croix mène à la gloire de la Résurrection...
Loin de se laisser
écraser par sa chute d'un moment, le saint Missionnaire va repartir avec une
espérance renouvelée. Déjà, la terre remuée sous sa bénédiction a fait des
prodiges, au loin, là où les pèlerins l'ont emportée... Le doigt de Dieu est là
! En dépit de la conspiration des nommes, son œuvre ne périra pas.
La
vengeance d'un subalterne
C'est bien un ordre de
la Cour qui a dicté l'interdiction de Mgr Gilles de Beauveau, et non son manque
d'estime pour M. Grignion. Comment le Roi a-t-il été amené à intervenir en
cette affaire ? Par la vengeance et l'intrigue du Sénéchal du duc de Coislin,
Guischard de la Chauvelière, dont Montfort n'a sans doute pas assez ménagé la
susceptibilité.
Ayant à suivre les
affaires du duché, au nom de ses maîtres lointains, cet officier ne lui
pardonnait pas d'avoir fait badigeonner leurs armoiries dans l'église de
Campbon ou commencé un Calvaire sur la lande de la Madeleine sans lui en avoir
référé personnellement. Par ailleurs, en parcourant la région, il constatait
que la révolution morale opérée par les Missions contrariait nombre d'intérêts
locaux et risquait de tarir certains profits.
Ne pouvant rien du côté
de ses maîtres — l'Evêque de Metz, duc de Coislin, avait donné de loin à
Montfort toutes les autorisations requises — il résolut de perdre le
Missionnaire auprès du Gouverneur de Haute-Bretagne, M. de Châteaurenault, et
de l'Administration royale. Habilement, il insinua que les constructions,
grottes, douves du Calvaire, pouvaient devenir une forteresse dans laquelle les
Anglais trouveraient refuge, au cas où ils descendraient sur la côte.
Le soupçon une fois
lancé, devait suivre la filière administrative et fermenter dans les
imaginations des commis : on enquêterait, on ferait des rapports qui finiraient
par aboutir à Versailles. Ce qui eut lieu, en effet. Et c'est ainsi qu'un
pauvre prêtre allait devenir, à son insu, « un criminel d'Etat »...
Au moment même où
Monseigneur de Nantes interdisait à Montfort de bénir son Calvaire, il
intervenait à la Cour pour essayer de sauver au moins la croix du Christ et la
chapelle de sainte Madeleine, afin de ne pas mécontenter le peuple, disait-il.
Mais l'Administration avait ses dossiers, rien n'y fit. Les subalternes ont
reçu l'ordre de démolition qu'ils désiraient. Ils mettent tout leur zèle à
barrer la route aux interventions de M. Barrin et des familles nantaises
influentes qui tentent de le faire rapporter. « Grignion en mourra de douleur
», écrit l'intendant... Mais « tout doit être abattu »... Si on laisse quelques
murailles, « ce sera pour enfermer Grignion »...
La Croix qu'il prêche,
le Missionnaire doit en sentir tout le poids : la loi du monde rejoint ici,
pour lui, la loi de l'Evangile.
Montfort
sons la Croix...
De Nantes où personne ne
l'a écouté, Montfort revient à Pontchâteau, le lendemain de la fête, vers midi.
Une grande partie de la foule est encore là, inquiète du sort qui va être fait
au Calvaire, car les rumeurs les plus sacrilèges circulent. On questionne le
Missionnaire qui s'en remet humblement à la Providence après avoir une fois de
plus témoigné de la pureté de ses intentions et de la foi admirable des
populations qui l'ont aidé.
Que peut-il dire de plus
sinon que cette affaire le dépasse ? Tandis qu'il avait agi en pleine lumière,
d'autres ont manœuvré dans l'ombre, recommandant à tout moment « qu'on ne mette
pas leurs noms en avant ». Il espère encore dans l'action de ses amis, mais il
sent déjà que le vide se fait autour de lui...
Qu'importe sa personne
pourvu que la Croix règne et que l'Evangile soit annoncé ! Il avait promis
depuis longtemps une mission à Saint-Molf, il y court ! Il en était au
quatrième jour lorsque son plus intime compagnon, M. Olivier, rentre de Nantes,
avec une lettre de l'Evêque qui lui interdit de prêcher et de confesser dans le
diocèse. Et c'est le porteur de la lettre qui doit terminer la mission
commencée. Ainsi, pour ne pas affronter les disgrâces de la Cour, et pour faire
taire les criailleries jalouses d'ecclésiastiques « qui n'ont pas le dixième de
son talent, de sa science et de sa vertu », le chef du diocèse se débarrasse de
lui, sans ménagements.
Alors, sans défense
contre des suspicions obscures et accablé par l'abandon et l'ingratitude de ses
amis, Montfort pleura... M. Olivier qui vit couler ces larmes ajoute : « Ni
troublé, ni aigri, il se contenta de souffrir en silence. » Comme il s'agit
cependant de la possibilité de continuer son ministère, le voilà de nouveau sur
la route de Nantes où il va tenter de faire révoquer l'interdit.
Mais il ne fait qu'avancer
d'une station sur son chemin de croix : non seulement Monseigneur ne lui
concède rien, mais il lui lit la lettre de cachet par laquelle le Roi ordonne
de raser le Calvaire de Pontchâteau. Tombant à genoux, le saint prêtre s'écrie
: « Dieu soit béni ! Je n'ai jamais songé à ma gloire, mais à la sienne. J'espère
qu'il me recevra avec la même faveur que si j'avais réussi ! » Frappé par cette
radieuse humilité, l'Evêque ne pourra s'empêcher de dire à M. Barrin, son
Vicaire Général : « Ou M. de Montfort est un grand saint, ou il est le plus
insigne des hypocrites ! »
Jalousé, abandonné,
condamné, Montfort ne songe plus qu'à se jeter dans les bras du divin Crucifié.
Il va frapper à la porte des Jésuites pour y faire une longue retraite. Le P.
de Préfontaines qui l'accueille est au courant des bruits qui courent en ville
à son sujet. Il y a un mois à peine circulait dans Nantes une liste de plus de
cent cinquante miracles obtenus, par lui, à Pontchâteau. Aujourd'hui, le Roi,
l'Evêque, des ecclésiastiques influents, le rejettent...
En face de cet homme
qui, dans la plus grande sérénité, s'abandonne maintenant à la Providence, ce
Jésuite plein de finesse, habitué aux luttes des âmes, ne peut que tomber en
admiration : « A partir de ce jour, dira-t-il plus tard, je le regardai comme
un saint ! »
Et M. des Bastières qui
vient compatir à sa peine est tout surpris de rencontrer un homme gai et
content. « Vous êtes donc bien aise qu'on détruise votre Calvaire ? — Ni bien
aise ni fâché. Le Seigneur a permis que je l'aie fait faire ; il permet
aujourd'hui qu'il soit détruit. Que son saint nom soit béni ! Si la chose
dépendait de moi, il subsisterait autant que le monde ; mais, comme cela dépend
de Dieu, que sa sainte Volonté soit faite et non pas la mienne ! »
Dans la
Maison de la Providence
Mme Olivier, mère de son
collaborateur, avait mis à la disposition de Montfort, lors de son arrivée à
Nantes, une maison fort ancienne qui aurait été jadis un rendez-vous de chasse
à la lisière de la forêt. Il l'avait baptisée La Providence et en avait fait
comme une petite procure pour ses missions. Désormais sans ministère, il en
fait son refuge.
Dans une petite chapelle
contiguë, il dit sa messe et groupe quelques âmes ferventes pour la récitation
quotidienne du Rosaire. Elles forment bientôt le noyau d'une association sous
le patronage de Notre-Dame des Cœurs. Plus que jamais, cette dévotion est, pour
lui, le merveilleux secret pour aller à Jésus par Marie.
S'étant assimilé ce
qu'en ont écrit le Bx Alain de la Roche et le P. Antonin Thomas, dans le Rosier
Mystique, il en adapte la substance, sous les 53 roses d'un chapelet, dans le
Secret du Très Saint Rosaire. Et, au cours de l'automne, le 10 novembre 1710,
il s'engage dans le Tiers-Ordre des Dominicains dont il fréquente assidûment le
couvent.
Plus que jamais, il
goûte les fruits spirituels des Mystères de Jésus et de Marie, et fait du
Rosaire son arme de choix pour convertir ou renouveler les âmes. Il le prêche
aux âmes religieuses et notamment à la Visitation, proche de Saint-Clément, où
on ne l'a pas perdu de vue depuis son court séjour à Nantes, en 1701. Une
religieuse éminente qui mourra en 1725 sera renouvelée dans sa dévotion à la
Sainte Vierge et dans la connaissance d'elle-même, par les lumières que lui
apporta Montfort.
Il y a aussi
l'Association des Amis de la Croix qu'il a fondée sur la paroisse de
Saint-Similien, à laquelle il infuse une nouvelle ardeur. N'est-ce pas sa grâce
à lui de faire aimer cette Croix au moment où, vidant la coupe jusqu'à la lie,
il en a reçu les énergies divines ? Ne parle-t-il pas d'expérience quand il
demande à ses dirigés de voir toujours dans les épreuves quotidiennes de «
délicats morceaux de Paradis » ?
Enfin, et plus que
jamais, il est la Providence des pauvres dans ces quartiers de périphérie où se
fixe la misère. Il ramasse dans la rue ou arrache à leurs taudis des loques
humaines et en remplit sa maison, sa chambre, son lit. Et comme d'habitude, son
exemple ne tarde pas à être contagieux : deux vertueuses sœurs, Elisabeth et
Marie Dauvaise, acceptent de leur consacrer charitablement toutes leurs
journées. En sorte que la Maison de la Providence devient, en quelques
semaines, l'Hospice des Incurables, et la cour Catuit sur laquelle elle ouvre,
une cour des miracles.
La charité du saint Missionnaire
se survivra dans cette œuvre : c'est à elle qu'il léguera par testament les
statues et la croix du Calvaire de Pontchâteau, qu'un de ses Frères doit y
apporter en 1712, non sans peine, en attendant le jour où le Seigneur lui
rendra justice.
Prouesse
de charité sur la Loire
L'hiver de 1710 fut
aussi pluvieux que celui de 1709 avait été rigoureux. Aussi la Loire, dont les
bras, au lit incertain, entouraient le faubourg de Biesse, finit-elle par tout
submerger. Et un matin de janvier, une crue soudaine ayant surpris les
habitants, on ne voyait plus que les toits des maisons au-dessus du cours
tumultueux des eaux.
Ces pauvres gens
s'étaient réfugiés dans leurs greniers avec ce qu'ils avaient pu sauver de leur
ménage. Mais ils y demeuraient sans vivres, et appelaient à l'aide. Une foule,
massée sur les quais, contemplait, impuissante, cette situation désespérée. On
y parlait haut pour dominer la rumeur du fleuve, mais personne n'osait rien
entreprendre.
De la rue des
Hauts-Pavés, Montfort est accouru, lui aussi, cherchant quelque misère à
secourir. Il questionne les passeurs qui sont là près de leurs barques
amarrées, mais tous, quand il leur demande d'intervenir, secouent tristement la
tête. Qui pourrait se risquer sur ces flots emballés qui s'entrechoquent et
tournoient en remous dangereux ? Il leur crie : « Mettez en Dieu votre
confiance ! Je vous affirme que vous ne mourrez pas ! J'irai avec vous ! »
Enfin, un matelot qui
vient de faire un transport de Donges à Nantes se laisse gagner par l'intrépide
assurance du prêtre. Et d'autres, un à un, se décident à partir avec lui. «
Qu'on remplisse les barques de vivres », dit Montfort à la foule qui alors ne
se tient plus de générosité.
Et la petite flottille
de la charité se lance sur le fleuve, louvoyant dans les courants et
contournant les passages périlleux. On réussit à gagner les maisons le long
desquelles on accoste presque à la hauteur des toits. Par les lucarnes qui
s'ouvrent on distribue pains, galettes et viandes salées. Et le Père lance aux
familles en larmes des paroles de confiance et de courage...
Là-bas sur les quais, la
foule regarde les points noirs qui luttent dans la houle. Quand tout ce qui
émerge a été visité on vire de bord... Il est encore plus difficile de couper
les courants que de les remonter. Mais le sang-froid et les bonnes paroles du
Missionnaire décuplent les énergies des bateliers. Et c'est au milieu des
ovations qu'ils finissent tous par accoster le quai de départ.
En descendant du bateau
qui, le premier, avait accepté de porter secours aux familles inondées,
Montfort le bénit et promit au matelot qu'à l'avenir il n'aurait jamais
d'accident. De fait, a raconté son arrière-petite-fille, ce bateau a, pendant
plus d'un siècle, assuré le passage des voyageurs entre Donges et Paimbœuf, sur
la Loire qui est déjà, à cet endroit, un bras de mer de plus de 12 kilomètres,
et sans qu'il lui soit arrivé aucun malheur. Les riverains, confiants dans la
bénédiction qui le protégeait, demandèrent que cette barque fût conservée le
plus longtemps possible. Quand des réparations devenaient urgentes, on se
gardait bien d'enlever les planches vermoulues, on les enchâssait comme des
reliques dans des planches neuves.
La
destinée du Calvaire
Pendant que Montfort
exerce sa charité, de toutes manières, dans la bonne ville de Nantes, ses
ennemis ne désarment pas. L'ordre du Roi doit s'exécuter. Le Lieutenant-Général
de Nantes se dérobe au rôle odieux de fossoyeur de calvaire. C'est le
Commandant de la Milice de Pontchâteau, M. de Lespinasse, qui doit s'en
charger.
Il réquisitionne quatre
à cinq cents hommes des paroisses voisines sans leur dire à quelle tâche on
allait les appliquer. « Quand ils virent qu'il s'agissait de détruire le
Calvaire, la force les abandonna », dit M. Olivier. C'était une profanation
qu'on leur demandait. Aussi, tombant à genoux, ils faisaient réparation à leur
Sauveur de l'outrage qu'on voulait leur imposer de faire à la Croix. Et le
Commandant eut beau crier et menacer, ils croisèrent obstinément les bras
pendant deux jours sous les huées des miliciens.
Exaspéré, ce chef sans
honneur s'avisa alors de faire tomber la grande Croix en la sciant au pied
comme un arbre dans la forêt. Devant cette détermination tous ces braves gens
l'entourèrent, et pour que le beau Christ du P. de Montfort ne soit pas brisé,
se proposèrent de le descendre eux-mêmes. Et sous les yeux d'une foule navrée
et humiliée, d'où montaient des sanglots, ce fut comme une nouvelle descente de
Croix.
Une procession
douloureuse se forma pour accompagner les statues jusqu'à la maison d'un prêtre
de Pontchâteau, M. la Carrière, d'où le P. de Montfort les fera venir à Nantes,
en attendant, lui écrivait-il, « qu'elles retournent avec plus de gloire au
Calvaire ».
Durant trois mois encore
on força les ouvriers à combler les fossés. Mais « alors qu'ils avaient des
bras de fer pour édifier, ils n'avaient plus que des bras de laine pour détruire
», dit M. Olivier. Si bien qu'on finit par abandonner les terrassements,
laissant à demi-ruinée la fameuse forteresse qu'on avait présentée à la Cour
comme un danger public.
Les rêves des saints
résistent mieux au temps que la politique des rois. Quarante ans après la mort
de Montfort, lors d'une mission prêchée à Pontchâteau par ses successeurs, la
colline à moitié renversée vit revenir des ouvriers qui, de nouveau, y
plantèrent trois croix. Non sans réveiller les mêmes calomnies et les mêmes
susceptibilités administratives, d'ailleurs. Il fallut cette fois se contenter
d'une bénédiction sans solennité...
Puis vinrent les sombres
années de la Révolution, avec ses incendies, ses massacres et ses ruines.
Enfin, ce fut l'ère des restaurations : les arrière-petit-fils des fidèles du
P. de Montfort recommencèrent. Au cours du xix" siècle, les travaux, les
pèlerinages et les manifestations catholiques achevèrent de réaliser ce
triomphe de la Croix que le saint Missionnaire avait chanté et annoncé. Et la lande,
de la Madeleine est devenue une Terre Sainte où le peuple chrétien ne cesse
plus de chanter :
« Vive Jésus ! Vive sa
Croix ! »
XIV - L'Apôtre de La Rochelle
Quand Montfort vit qu'il
n'y avait rien à espérer pour son Calvaire, il se décida à quitter Nantes. M.
Barrin, dont l'amitié lui demeurait toujours fidèle, s'entremit pour lui faire
ouvrir les portes des diocèses de Luçon et de La Rochelle. Luçon avait pour
évêque Mgr de Lescure, et La Rochelle, Mgr de Champflour : tous deux, anciens
élèves des Jésuites et de Saint-Sulpice, étaient fortement opposés au double
courant janséniste et gallican qui divisait alors l'Eglise de France.
Le diocèse de La
Rochelle, récemment fondé en 1648, en remplacement de celui de Maillezais,
était fort étendu : il comprenait, avec l'Aunis et l'île de Ré, le Haut-Bocage
vendéen, une bonne partie du Bressuirais et du Choletais. Tandis que l'évêché
de Luçon, détaché de celui de Poitiers depuis 1317 et formé des régions
côtières de Luçon à Beauvoir ainsi que de la partie du Bocage allant jusqu'à
Pouzauges et à Montaigu, couvrait à peine les deux tiers de la Vendée actuelle.
Appelé par les deux
évêques qui vont être désormais ses meilleurs protecteurs, Montfort prend la
route de La Rochelle où l'attendent de durs combats. Avec le F. Mathurin,
suivons-le priant et chantant la Vierge Marie.
Un
excellent Carême à La Garnache
Première étape, La
Garnache, bonne paroisse conduite par un saint curé, M. Dorion. Celui-ci avait
demandé une mission : elle commence avec le Carême. Bien préparée par son
pasteur, la population
répond spontanément et
avec ferveur aux appels de notre Saint qui commence par solliciter d'elle une
charité exigeante et quotidienne. Chaque famille doit prendre à sa charge un
pauvre pendant tout le temps des exercices.
Ainsi, le Missionnaire
évite de laisser accaparer par les miséreux un temps qui lui est nécessaire
pour son ministère. Voulant cependant prêcher d'exemple, il reçoit, avec lui,
deux pauvres abandonnés, qu'il fait manger et qu'il entoure d'égards.
En sorte que rien ne
contraria l'œuvre de Dieu dans cette paroisse. Et, comme partout ailleurs, la
Vierge y joua un rôle merveilleux pour réaliser l'union des âmes. C'est auprès
d'Elle que Montfort prenait finalement ses inspirations. Ayant accepté d'aller
prendre un repas chaque jour avec le bon M. Dorion, il lui arriva, une fois,
d'être retenu par Elle. Le curé, sachant qu'avant midi le Père récitait son
office dans le jardin, envoya un enfant de chœur lui dire que la table était
servie. Tout ému, l'enfant ne tarda pas à revenir disant : « Je l'ai appelé, et
il ne m'a pas répondu... Il s'entretient avec une belle Dame qui est en l'air.
»
... Il y avait à La
Garnache une chapelle en ruines dédiée à saint Léonard. Avec l'autorisation de
l'Evêque, le Missionnaire décida les pieux paroissiens à la restaurer et à en
faire un beau sanctuaire en l'honneur de Notre-Dame de la Victoire. Il en fit
les plans, en commanda la statue et il promit de revenir pour en faire la
bénédiction.
De fait, deux ans plus
tard, revenant de l'Ile-d'Yeu, il repassera dans la paroisse et y prêchera la
Préparation à la mort d'une manière fort suggestive qui rappelait les mystères
du Moyen Age. Assis dans un fauteuil, et le crucifix à la main, il jouait le
rôle de moribond. A sa gauche, un autre prêtre faisait le démon, et un
troisième, à sa droite, le bon Ange. C'était le drame des derniers moments qui
se déroulait ainsi sous les yeux des fidèles. Résistant au démon qui veut le
détourner de Dieu, le»mourant lutte pour écouter les suggestions de son bon
Ange qui cherche à l'entraîner au Ciel. Une telle scène aurait pu facilement
verser dans le ridicule, mais Montfort y mettait un tel accent de foi et de
simplicité qu'il jetait les âmes devant le mystère de leur destinée et les
faisait changer de vie.
Ayant renouvelé la piété
de tous envers la Vierge, il procéda, le jour de l'Ascension, à l'inauguration
de la chapelle devant une foule si grande qu'il lui fallut prêcher dehors, et
si enthousiaste qu'elle ne semblait pas avoir conscience d'une pluie diluvienne
qui s'abattait sur elle à ce moment-là.
En route
vers La Rochelle
Montfort devait passer
par Saint-Hilaire-de-Loulay. Sa renommée avait amené le curé de cette paroisse
à lui demander les exercices de la mission. Il avait même fait à ses
paroissiens le plus vibrant éloge du Missionnaire. Mais c'était un pasteur
impulsif et versatile. Quelques personnes hostiles l'ayant circonvenu de leurs
préjugés et de leurs calomnies, il changea complètement de sentiments et il fit
tout ce qu'il put pour écarter de sa paroisse celui qu'il avait lui-même
invité.
De fait, quand la nuit
tombée, Montfort se présenta avec le F. Mathurin, harrassé d'une longue journée
de marche sous la pluie, c'est avec les propos les plus méprisants et les plus
insolents qu'il fut accueilli sur le seuil du presbytère. Sans se
décontenancer, il alla frapper à l'unique hôtellerie du bourg. Ce fut pour se
voir rebuté de la même manière. Il fallait reprendre la route tout transi et
chercher, çà et là, un refuge pour la nuit...
Une vieille femme croisa
alors les deux hommes et s'apitoya sur leur sort. A leur demande elle soupira :
« Je suis bien pauvre, mais j'ai encore un peu de pain pour vous faire une
bonne soupe, et une paillasse où dormir. » Et c'est ainsi qu'en songeant à
Bethléem, nos voyageurs acceptèrent l'hospitalité de cette humble paysanne. Le
lendemain matin, non sans l'avoir beaucoup édifiée, ils partaient pour Montaigu
où il y avait un couvent des Dames de Fontevrault. Ces bonnes religieuses
furent charmées de cette visite et en tirèrent le meilleur profit spirituel.
Sur la route, Montfort
priait et chantait avec le F. Mathurin, et chemin faisant, des rythmes
dansaient dans sa mémoire, qui allaient devenir de nouveaux cantiques. Comme il
n'avait aucun ministère en vue là où il allait, il posait aussi des questif ns
à la Providence. Mais il avançait confiant, sûr que des réponses lui
viendraient en temps opportun. Pour mieux entendre cette voix de Dieu, en
arrivant à Luçon, il se rendit au Séminaire dirigé par les Jésuites, et s'y mit
en retraite.
Un matin, après la
consécration, le bon Père entre en un colloque si intime avec le Christ qu'il
vient d'appeler dans l'hostie, que la messe semble arrêtée... L'assistant va et
vient autour de l'autel pour le rappeler à lui... Au bout de quelque temps, le
voyant absorbé et comme privé de sens, il perd patience et descend au
réfectoire où
tout le Séminaire est en
train de déjeuner. « Est-ce que Monsieur de Montfort vient seulement d'achever
sa messe ? », demande le Supérieur. « Point du tout ! Depuis une demi-heure
qu'il a consacré, il est tellement absorbé que je me demande s'il est encore
vivant... »
Un autre séminariste qui
achève son repas est envoyé à la chapelle avec mission de ramener à lui
l'officiant, fût-ce en tirant sur sa chasuble... Pareil fait ne pouvait manquer
de faire le tour du séminaire et des couvents de la petite ville ; et chacun de
répéter : « Nous avons un saint parmi nous ! »
Sa retraite finie,
Montfort crut bon d'aller offrir ses services à Mgr de Lescure qui se montra
très affable et très accueillant et l'invita même à prêcher le lendemain, 5'
dimanche après Pâques, dans la chaire de Richelieu. A partir de l'Evangile, il
exhorta ses auditeurs sur la prière et sur la dévotion au saint Rosaire. Ce
dernier sujet l'amena à évoquer comment saint Dominique convertit les
Albigeois. Or pendant qu'il rappelait les mœurs et les résistances de ces hérétiques,
il s'aperçut que, dans le chœur, quelques chanoines riaient sous cape...
Craignant d'avoir fait
quelque gaffe, Montfort, sitôt l'office achevé, demanda au doyen, M. Dupuy, ce
que signifiait le sourire malin des chanoines. « Vous auriez sans doute plus
ménagé les Albigeois si vous vous étiez souvenu que Mgr l'Evêque est d'Albi »,
lui répondit celui-ci. Mais Mgr de Lescure, à qui il alla présenter aussitôt
ses excuses, le tranquillisa par ce bon mot : « Monsieur de Montfort, d'une
mauvaise souche, il sort parfois de bons rejetons ! »
La confiance mutuelle ne
pouvait que gagner avec tant de simplicité. Aussi est-ce avec joie que le
Missionnaire promit de revenir dans le diocèse dès qu'il aurait donné
satisfaction à Mgr de La Rochelle vers qui il allait se rendre sans tarder...
L'affrontement
missionnaire
La Rochelle était un
milieu autrement ingrat que les campagnes bretonnes ou nantaises. Montfort
allait s'y trouver aux prises avec le dévergondage des mœurs et les astuces de
l'hérésie. Aussi voulut-il l'aborder dans le plus grand détachement
évangélique, à pied et sans un sou en poche...
Comme le soir est avancé
lorsqu'il entre dans la ville, il lui faut chercher une hôtellerie. A la
première où il frappe, on le fait attendre sur le seuil, puis le voyant sans
cheval, on le prie de passer outre.
Après beaucoup
d'insistance, dans une autre où il se présente, on finit par l'accepter. Mais
un tel accueil où seul l'intérêt entre en jeu rend le F. Mathurin plutôt
inquiet : « Père, dit-il, vous êtes sans argent ! Que vont dire ces gens,
demain, quand nous partirons ? — La Providence y pourvoira, mon Frère. Allons
dormir ! »
Quand, le lendemain
matin, l'hôtelier demanda douze sous pour la dépense, il fallut bien
s'expliquer. « Comme je n'ai pas d'argent, voulez-vous en gage cette canne, dit
Montfort. Je vous promets de vous défrayer bientôt. » La canne valait sans
doute plus de douze sols aux yeux du patron ; mais, plus encore, l'humilité du
pauvre donnait un droit sans limite sur les trésors de Dieu.
De fait, tout devait se
régler dans la journée. A la messe qu'il dit à l'hôpital assiste une pieuse
personne, MUe Prévost, qui conçoit une vive admiration pour ce prêtre inconnu.
Elle en parle à son confesseur, le P. Colluson, jésuite, professeur au Grand
Séminaire. Celui-ci le connaît de réputation et lui conseille de l'accueillir
dans sa maison, avec le F. Mathurin, et de parer à ses besoins matériels pendant
son ministère à La Rochelle... C'est ainsi que, le soir même, F. Mathurin
portait à l'hôtelier les douze sous qui lui étaient dus et dédouanait la canne
du Père.
Mgr de Champflour lui
confiant l'évangélisation de sa ville, Montfort entra aussitôt en action. Dans
la paroisse rurale de l'Houmeau, d'abord, puis dans la chapelle de l'hôpital.
Comme la foule accourue n'y pouvait tenir, les prédications se firent dans la
cour d'à côté. Prêcher en plein air, cela parut aux jansénisants, du
fanatisme, et aux calvinistes, une provocation. Dans cette ville, déjà si
divisée, les forces hostiles allaient redevenir agressives.
Les libertins
n'acceptent pas la condamnation publique de leurs vices dorés, ni les cantiques
moraliseurs qu'on fredonne à leurs oreilles, dans les rues et les salons. Un
soir, trois damoiseaux, fanfarons et désinvoltes, font irruption dans la
chapelle pour y braver et railler le prédicateur. Devinant leur intention
perverse celui-ci les apostrophe : « Ces trois messieurs qui viennent d'entrer
avec leurs perruques poudrées, leur crie-t-il, sont suscités par le démon pour
empêcher les fruits de la mission. Leur place n'est pas ici ! Qu'ils sortent ou
je descends de la chaire ! » Le désaveu de l'auditoire dégonfla leur
arrogance... Ils sortirent, mais en jurant de se venger...
Quelque temps plus tard,
en effet, ils montèrent un véritable guet-apens, en vue de l'occire. Par une
nuit noire, le Père se rendait avec M. des Bastières et F. Mathurin, chez Adam,
son sculpteur. Or, à l'entrée de la rue qui y conduisait tout droit, Montfort
dit : « Retour
nons ! Nous risquons de
nous égarer par ici ! » Et c'est par un long détour qu'il rejoignit enfin
l'atelier de l'artiste.
Pendant le retour, M.
des Bastières ne put s'empêcher de lui demander pourquoi il avait refusé de
s'engager dans la rue qui menait directement chez M. Adam. « Je ne puis vous
dire pourquoi, répondit-il. Au moment d'entrer dans cette rue, mon cœur est
devenu froid comme glace, et j'ai été comme cloué au sol. »
Or, le même M. des
Bastières eut le dernier mot de cette histoire, plus tard, lorsque revenant de
Nantes à La Rochelle, il fit route avec sept cavaliers qui, tous les soirs, « à
la dînée, ramenaient toujours M. de Montfort sur le tapis et en parlaient comme
du plus grand scélérat de l'univers »... A la « dernière couchée », au
Poiré-sur-Velluire, l'un d'eux, après avoir raconté comment ils avaient perdu
la face à l'hôpital Saint-Louis, ajouta ceci : « Nous avons cent fois, depuis,
cherché l'occasion de le rencontrer seul, à l'écart, pour lui régler son
compte... Un dimanche soir, qu'il allait chez Adam, le sculpteur, avec F.
Mathurin, nous l'avons attendu de 7 heures du soir à 11 heures, à un tournant
de rue, mais il n'y vint point... Nous lui aurions cassé la tête, s'il était
passé par là... Et le F. Mathurin, nous l'aurions envoyé au diable, avec son
maître. »
La
trouée apostolique
« Le monde vous haïra »,
avait dit Jésus à ses Apôtres. Cette hostilité, Montfort la sentait autour de
lui, jusque chez certains ecclésiastiques choqués par son zèle et par les
témoignages publics de dévotion qu'il demandait aux foules. Pour pouvoir
répondre aux accusations qu'on portait contre l'homme de Dieu, Mgr de
Champ-flour demanda à trois de ses chanoines d'assister à tous ses sermons. Ils
ne purent qu'en admirer la doctrine pure et la flamme évangé-lique. Aussi lui
confirma-t-il sa confiance en l'autorisant à lancer coup sur coup, trois
missions, dans la chapelle des Dominicains.
En choisissant ce lieu
il coupait court à toute querelle de clocher entre les paroisses et se
dégageait des influences qui lui auraient ôté sa liberté d'action. L'enjeu
était important. Il s'agissait de rendre aux catholiques la fierté et la
vitalité de leur foi, et même de faire une trouée dans la forteresse
calviniste, nulle part plus résistante en France qu'à La Rochelle.
Déjà, il avait
sensibilisé les esprits en faisant distribuer en ville un petit écrit clair et
percutant sous le titre : « Démonstration de la Foi ». Mais, dès que la mission
fut ouverte, il se garda de toute controverse : chacun sait que la polémique
n'a jamais converti personne. Bien plutôt, à l'exemple de saint Dominique, il
fit réciter le Rosaire, en toutes circonstances : « Je connais beaucoup de
pécheurs scandaleux, dira M. des Bastières, à qui il a inspiré cette
dévotion... qui sont parfaitement convertis, et dont la conduite est maintenant
exemplaire... »
Le saint Missionnaire
connaît d'expérience l'efficacité surnaturelle de la Prière à Marie. Il lui
suffit d'entremêler ses discours sur les grandes vérités d'allusions courtes et
vibrantes aux mystères du Rosaire, pour qu'en récitant leurs Ave, ses auditeurs
fondent en larmes et assaillent les confessionnaux. « Ne pleurez pas,
s'écriait-il, la voix mouillée de compassion, vous m'empêchez de parler... Or
il ne suffit pas que je touche vos cœurs, il faut aussi que j'éclaire vos
esprits. »
De vaillants
collaborateurs l'aidaient dans son rude ministère, et notamment plusieurs
Dominicains, le P. Colluson, jésuite, M. des Bastières et jusqu'à son propre
frère, Gabriel-François, qui venait de laisser sa cure bretonne pou» «
missionner » avec lui. Il y avait tant de retours à Dieu, en effet, que les
prêtres séculiers et réguliers pouvaient à peine suffire à entendre les
confessions. « Toute la ville de La Rochelle fut touchée, émue, presque
entièrement changée », note un historien du siècle.
Après les hommes, trois
mille femmes suivirent la mission à leur tour, dans un climat de piété intense.
Un chroniqueur explique ce succès par le fait « qu'il leur donnait la
permission de lui poser des questions » auxquelles il répondait d'une manière
claire et vigoureuse. Mais c'était pour en revenir à la prière intime et
prolongée, sans laquelle il ne peut y avoir de transformation des âmes. De
fait, la chose fut notée comme un prodige à La Rochelle, les femmes invitées à
garder un véritable recueillement durant les trois derniers jours de la
mission, ne parlèrent que par signes dans leurs maisons, même à leurs maris et
à leurs servantes.
Une longue et spectaculaire
procession féminine que les annales de la ville relatent avec complaisance, fut
la conclusion de cette mission. On y marchait en bel ordre, avec un cierge, un
long chapelet et l'acte de renouvellement des promesses du Baptême dans les
mains et chantant des cantiques accompagnés d'instruments de musique. Le
gouverneur, M. de Chamilly, était au balcon de son hôtel, admirant l'évolution
des groupes diversement vêtus ; il avait même consenti qu' « un piquet du
régiment des Angles et de la Lande, en habit de couleur marron clair, avec
culottes et bas rouges, fermât la marche ».
D'ailleurs, les
militaires, soldats et officiers, allaient avoir eux aussi leurs exercices
religieux, et ce fut merveille de les voir répondre, avec foi et piété, aux
appels du missionnaire. En se mêlant à eux familièrement dans les rues et en
les accueillant avec la plus grande bonté, il gagna leur cœur et transforma
leur vie. Beaucoup ne sachant pas écrire, il composa pour eux un cantique, le
Bon Soldat, en vue de graver dans leur mémoire ses conseils et même un
règlement de vie.
Le gouverneur,
enthousiasmé des résultats obtenus auprès de la garnison, voulut témoigner sa
satisfaction à M. de Montfort en l'invitant à sa table, et Mme de Chamilly, en
lui envoyant une jeune fille maure dont la voix était ravissante, pour chanter
des cantiques. Le Missionnaire fit bon accueil à ces concours qu'il n'avait pas
cherchés, mais qui favorisaient l'union de tous.
Sous les yeux des
Rochelais, ce fut enfin l'étonnante procession de tous ces soldats, marchant
pieds nus, un crucifix dans une main et un chapelet dans l'autre, derrière un
de leurs officiers portant l'étendard de la croix. « Tous chantaient les
litanies de la Sainte Vierge ; les chantres, d'espace en espace, entonnaient
ces mots : « Sainte Mère de Dieu, demandez pour nous », et le chœur répondait :
« L'amour de Dieu ». Et cette réponse se faisait d'un air si touchant, chacun
ayant les yeux sur son crucifix, que tous ceux qui étaient présents se
trouvèrent attendris devant ce spectacle. »
« In hoc
signo vinces ! »
Dans les foyers et les
milieux de La Rochelle, les missions de Montfort avaient produit un choc
extraordinaire. Non seulement les conversions, les réconciliations, les
restitutions s'étaient multipliées, mais aussi les abjurations des calvinistes.
L'une de ces dernières qui provoqua le plus d'étonnement fut celle de Mme de
Mailly, dame de qualité, très entourée du parti huguenot. Récemment de retour
d'Angleterre, elle se trouvait à La Rochelle au moment où le saint Missionnaire
y prêchait.
Inquiète au sujet de sa
foi, elle désirait le rencontrer. Une de ses amies catholiques lui en ménagea
discrètement la possibilité dans un village des environs. Avec beaucoup de tact
et de douceur Montfort exposa à Mme de Mailly la vérité catholique, et lui
suggéra de beaucoup prier la Sainte Vierge en récitant le Rosaire. Bientôt, la
grâce aidant, son âme se trouva dans la lumière et la paix. Désabusée de
l'erreur et des préjugés calvinistes, elle voulut faire ouvertement profession
de catholicisme. Et elle mena une vie pieuse et charitable jusqu’a sa mort, qui
survint à Paris, en 1749.
Se sentant entamés et
décimés, les protestants usèrent de tous les moyens pour ruiner la réputation
du missionnaire : insultes, calomnies, chansons, railleries, menaces... Un peu
partout on l'entendait traiter de baladin et d'extravagant, d'aventurier,
d'hypocrite, de fanatique... Mais le peuple, gagné par sa parole et sa vertu,
allait à lui de plus en plus comme à l'envoyé de Dieu.
Quant à lui, passionné
de ramener les âmes à Dieu, plus on l'attaquait, plus il se mortifiait et
priait pour ses ennemis. On l'entendait souvent s'écrier : « Pardonnez,
Seigneur, à ceux qui me persécutent et ne leur imputez pas ce qu'ils font
contre moi. Convertissez-les plutôt et punissez-moi à leur place ! »
Tant de douceur
évangélique ne pouvait que faire des miracles. Un seigneur avait beaucoup
contribué à démolir sa réputation : en l'entendant prêcher, un jour, il fut
soudain si troublé que, pour retrouver la paix de sa conscience, il alla lui
demander pardon et devint son ardent défenseur. Un autre, étant tombé malade,
crut devoir le faire venir pour réparer devant sa famille, toutes ses
calomnies, s'offrant même à en faire un acte public passé devant notaire.
D'autres, hélas ! s'endurcirent
dans la vengeance et en vinrent à mêler du poison au bouillon qui était préparé
pour le prédicateur après son sermon. Celui-ci l'avala et commença à en sentir
les effets. Il prit alors remède sur remède pour le neutraliser, mais il devait
en rester diminué pour le reste de sa vie. Loin de le décourager, cela ne fit
que stimuler son zèle. Il rêva même, après toutes ses missions, d'une grandiose
procession au cours de laquelle on planterait deux croix, l'une de pierre à la
Porte Dauphine, et l'autre de bois, à la porte Saint-Nicolas.
Sous un soleil de
gloire, une foule énorme accourue de la ville et des environs, fit ce jour-là
un véritable triomphe à la Croix. Et tandis que l'homme de Dieu prêchait pour
la dernière fois, une grande rumeur s'éleva dans l'auditoire pendant plus d'un
quart d'heure : « Miracle, miracle, criait-on... Nous voyons des croix en l'air
! » Cela fut attesté par plus de cent personnes dignes de foi à M. des
Bastières qui assistait lui-même à la fête. N'était-ce pas le signe que le
salut avait été apporté, pour beaucoup d'âmes, en cette ville ?
XV - Dans le Diocèse de Richelieu
Mgr de Lescure n'avait
pas perdu de vue le Missionnaire qui avait prêché dans sa cathédrale, l'année
précédente. Au moment où celui-ci quittait La Rochelle pour évangéliser
quelques paroisses des environs, il lui demanda de revenir dans son diocèse. Il
le priait notamment d'aller à l'Ile-d’yeu où la population, plutôt fruste et
d'humeur insulaire, ne jouissait que rarement des secours spirituels des missions.
L'Ile-d'Yeu, à 20 km en
mer, n'était pas d'accès difficile : des ports de La Rochelle, des Sables, de
Saint-Gilles, les marins y passaient souvent. Mais, à cette époque, la guerre
de Succession d'Espagne durait encore, et les côtes de l'Atlantique étaient
infestées de corsaires anglais qui cherchaient à faire de bonnes prises. Ceux
de Guernesey se relayaient aux sorties des ports de l'Ouest pour faire main
basse sur les bateaux et leur cargaison. Et les passeurs se racontaient entre
eux des aventures capables d'affoler même les plus audacieux.
On sait, par ailleurs,
que les calvinistes n'étaient pas sans collusion avec les protestants et les
pirates d'Angleterre. Dans le cas de Montfort qui venait d'entamer si
profondément leurs positions à La Rochelle, n'était-ce pas l'occasion de se
débarrasser de lui en l'envoyant dans les prisons d'Albion ?
Une
périlleuse traversée
Notre missionnaire
n'ignorait pas ces dangers. Mais une population attendait la Parole de Dieu, et
le Pasteur du diocèse le suppliait d'aller vers elle : cela suffisait pour
écarter toute tergiversation.
Ayant arrêté avec un
marin son passage vers l'île, il invita ses collaborateurs à venir s'embarquer,
avec lui, le jour convenu.
Or M. Clémençon, chez
qui il logeait, lui révéla qu'un guet-apens l'attendait au large. Les
calvinistes voyant dans cette traversée la bonne occasion de se venger qu'ils
cherchaient depuis longtemps, avaient négocié secrètement avec les corsaires
l'enlèvement des missionnaires. « Dans ces conditions, n'est-il pas imprudent
de prendre la mer ?» se demandaient les compagnons de l'homme de Dieu.
Quant à lui, il
n'hésitait pas. Aller aux âmes au péril de ses jours, n'était-ce pas une
aubaine ? Et d'invoquer l'audace des colons partis vers le Canada, ou l'exemple
des martyrs qui avaient risqué leur liberté ou leur vie pour porter la Bonne
Nouvelle aux païens...
« Sans doute, objectait
M. des Bastières, mais ici le danger est certain puisque nous sommes vendus aux
gens de Guernesey. Partir, c'est nous exposer à être pris et emmenés par les
corsaires... Nous ne pouvons courir ce risque !
— Votre peur est de la
pusillanimité, répliquait Montfort... Comment pouvez-vous consentir à être les
jouets des ennemis de Dieu qui ont inventé cette fourberie pour nous empêcher d'aller
vers des âmes qui se perdent... »
Après les renseignements
précis de M. Clémençon, et la disparition de tant de barques, ou leur retour à
la côte, vidée de leur cargaison, on ne peut parler de fourberie ou
d'épouvantail », ajoutait M. des Bastières.
« Si les missionnaires
et les apôtres avaient été aussi peureux que vous, ils ne seraient pas
maintenant couronnés dans le ciel !
Sans doute, finit par
dire M. des Bastières. Mais je ne me sens pas leur courage, ni le vôtre, en ce
moment... Soit ! embarquez-vous. Moi ! je ne vous suivrai pas ! J'irai vous
rejoindre par un autre chemin. »
M. de Montfort n'osa pas
se séparer de ses collaborateurs et bien lui en prit. Car la barque qu'il
devait prendre fut saisie en mer. Et les corsaires, dépités de ne pas y trouver
le groupe des missionnaires, dirent au patron : « Tant pis pour toi ! Si tu
nous les avais livrés, tu aurais eu la liberté et une récompense. Mais puisque
l'affaire est manquée, c'est toi qui va payer ; nous gardons ta barque et ta
cargaison... »
A cette nouvelle,
Montfort ne songea plus à s'embarquer à La Rochelle où il était trop connu. Il
partit pour les Sables où il y avait aussi des chaloupes qui assuraient la
traversée... Mais ce fut pour entendre les mêmes rumeurs dans le milieu des
marins : l'île est investie de corsaires, on ne peut risquer le passage sans se
faire prendre...
Force lui fut de se
rendre à Saint-Gilles où il trouva les matelots tout aussi pessimistes. Très
contrarié, il ne voyait plus que la solution de retourner à La Rochelle. Tandis
qu'il allait et venait, regardant l'île qui ressemblait à un vaisseau voguant,
au loin, sur la ligne d'horizon, il interpelle un marin en train d'aménager sa
chaloupe. Et il le supplie avec tant de véhémence en lui assurant la protection
d'en haut, que, de guerre lasse, il accepte de partir pour l'île, le lendemain
matin.
Bien avant le jour, la
barque avait gagné le large. Par malchance, les vents étaient contraires, et
les matelots ne progressaient qu'à force de rames... Soudain, l'un d'eux s'exclama
: « L'ennemi !... Nous sommes perdus !... » Deux points noirs, à l'horizon,
grossissaient de plus en plus : les corsaires avaient mis le cap sur
l'embarcation...
Se voyant déjà
emprisonnés, les matelots gémissaient et larmoyaient... Pour leur rendre courage,
Montfort entonna un cantique. Mais aucun n'avait le cœur à chanter... « Puisque
vous ne pouvez pas chanter, dit-il, récitons ensemble le chapelet ! » Et tous
de saluer avec confiance Celle qui est l'Etoile de la Mer..., pendant que les
yeux demeuraient fixés sur les bateaux ennemis dont on pouvait, de mieux en
mieux, détailler la silhouette...
Le chapelet achevé,
Montfort s'écrie joyeux : « Confiance, mes amis ! Notre Bonne Mère nous a
exaucés ! Nous sommes hors de danger ! — Comment, hors de danger ? protestent
les matelots. Ne voyez-vous pas les corsaires tout proches, et prêts à fondre
sur nous ! -— Ayez la foi ! Et ne craignez rien, reprit l'homme de Dieu. Les
vents vont tourner. »
Chacun vivait de cette
dernière lueur d'espérance quand, effectivement, on vit les deux navires virer
de bord et se perdre dans la brume... C'était le salut ! Un vibrant Magnificat
courut alors sur les flots... Un peu plus tard, on abordait à l'Ile dont la
population accourait déjà au-devant des envoyés de Dieu.
Mission
dans l'Ile-d'Yeu
On apprit vite comment
les Missionnaires avaient échappé aux corsaires. Il n'en fallait pas davantage
pour porter à son comble la sympathie de ces gens de mer. Leur empressement à
venir à la mission fut général. Le Curé, Pierre Ayraud, modèle du pasteur qui
ne vit que pour ses ouailles, en était consolé et ravi. Seul, le Gouverneur de
l'Ile se tint à l'écart. Mais son exemple ne semble pas avoir influencé la
population qui profita des exercices avec une sainte avidité.
Sous leur rude écorce,
ces « îlais » vivaient intimement soudés entre eux. Au premier appel, ils
accomplirent les œuvres de miséricorde qui leur étaient recommandées pour
attirer sur eux les bénédictions de Dieu. Pendant les deux mois de la mission,
ils pourvurent à l'entretien des pauvres. Une marmite fut alimentée
régulièrement par les dons de tous. Plusieurs femmes apprêtaient des repas qui
étaient distribués, chaque jour, à une heure marquée. Et pendant qu'ils
prenaient leur nourriture, les pauvres écoutaient une lecture sur les devoirs
de la religion et les moyens de se sanctifier. En sorte que leurs âmes s'en
trouvaient plus réconfortées encore que leurs corps.
En plusieurs points de
l'île, avait lieu la récitation du Rosaire. Et c'est avec une spontanéité
d'enfants que ces familles de matelots, si souvent affrontées aux périls de la
mer, prirent l'habitude de se blottir près de Marie, dans les trois chapelles
de Notre-Dame du Vœu, de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, et de Notre-Dame de
Bon-Secours.
Pour planter la croix,
on choisit un lieu élevé dominant le port et la mer, afin qu'elle apparut à
tous les yeux comme le signe du salut au milieu des tempêtes de la vie. On
raconte qu'une pierre énorme se trouvait là que personne ne pouvait déplacer :
Montfort ne fit qu'y mettre la main et elle roula jusqu'au bas de la falaise où
on la montre encore. Beaucoup d'autres faits prodigieux attribués à l'homme de
Dieu sont restés vivants dans la tradition locale. C'est dire à quelle
profondeur les âmes furent marquées par son passage dans l'île.
Pendant la mission, un
prêtre du continent, le curé de Sallertaine, étant venu supplier Montfort de se
rendre ensuite dans sa paroisse, cela lui fut promis pour l'Ascension. Sous les
fleurs et les bénédictions d'une population qu'il avait renouvelée dans sa foi,
Montfort quitta l'île, aux environs de Pâques 1712.
Pour tout repos, il se
rendit à Nantes où il visita discrètement plusieurs des œuvres qu'il y avait
fondées, notamment celle des Amis de la Croix, et reprit contact avec les âmes
d'élite qu'il y avait dirigées. C'est à l'une d'elles, pense-t-on, qu'il laissa
le texte du Secret de Marie, cette admirable brochure que, selon Grandet, il
aurait écrit d'affilée, en trois jours.
En revenant de Nantes il
bénit, à La Garnache, la chapelle de Notre-Dame de la Victoire, qui est
devenue, depuis, un but de pèlerinage dans la région. Et c'est de là qu'il se
rendit, en procession, à la paroisse voisine de Sallertaine.
Corps à
corps avec les puissances du Mal
Ce n'est pas sans raison
que le bon curé avait fait appel au grand missionnaire. A cette époque, dans
les villages du marais, isolés, par l'eau, pendant les longs mois de l'hiver,
les mœurs étaient déplorables. Pire encore que les désordres de la conduite, le
mauvais esprit régnait parmi les paroissiens de Sallertaine. En dépit des
invitations les plus insistantes de leur curé, ils refusaient d'aller à la
rencontre du missionnaire que les gens de La Garnache leur amenaient dans
l'enthousiasme.
Comme en d'autres
circonstances, « le diable avait pris les devants » et semé la zizanie dans le
champ où l'ouvrier allait entrer. Dès l'annonce de la Mission, en effet, les
fortes têtes avaient comploté pour la faire échouer. Sitôt le curé sorti de
l'église, avec une poignée de vieilles personnes, les portes en furent barrées
et les clés mises en lieu sûr. Il fallait préparer un affront si humiliant à
Montfort et lui signifier une opposition si brutale qu'il passât son chemin,
sans ouvrir la mission.
La comédie était bien
montée. Au moment où Montfort arrive, au milieu d'une foule qui chante et qui
prie, les habitants de Sallertaine se mettent à jouer dans les rues et à
s'interpeller d'une manière bruyante et gouailleuse dans les maisons. La
procession fait son entrée dans le bourg sous les huées et les éclats de rire.
Quelques haineux s'enhardissent même jusqu'à lancer des pierres contre le
missionnaire.
Celui-ci a compris tout
de suite le jeu du diable. Dès qu'il apprend que les portes de l'église sont
verrouillées, il fait arrêter le cortège autour d'une croix : après avoir prié,
il remercie les gens de La Garnache, les bénit et, en les renvoyant, il leur
demande de prier pour la mission qui va commencer. A peine achève-t-il de
parler que l'on entend les portes de l'église s'ouvrir d'elles-mêmes. Le curé y
entre aussitôt, suivi de son petit groupe de fidèles qui grossit à vue d'œil.
Quant à M. de Montfort,
portant étole et eau bénite, il se rend chez le bourgeois le plus influent qui
anime toute la résistance. En pénétrant chez lui, il l'asperge ainsi que ceux qui
l'entourent, puis ayant placé son crucifix et sa statuette de la Vierge sur la
cheminée, il se prosterne et prie...
Interloqués, le maître
de maison et toute sa famille ont assisté à cette scène, sans mot dire. « Eh !
bien, Monsieur, dit Montfort en se relevant, ne croyez pas que je vienne ici de
moi-même... Non, c'est Jésus et Marie qui m'y envoient. Je suis leur
ambassadeur. Ne voulez-vous pas bien me recevoir de leur part ?
- Oui, volontiers, soyez
le bienvenu, répond l'homme subjugué...
- Alors, venez avec moi
à l'église... Et, à l'instant même, il le suivit avec toute sa famille. »
Au grand étonnement de
l'assistance, Montfort plaça lui-même, au premier rang, celui qui avait
entraîné toute la paroisse dans l'opposition. Et, sans tenir compte de l'accueil
qu'on venait de lui faire, il engagea tout le monde, de la manière la plus
avenante, à profiter de la grâce de la mission.
Commencée sous le signe
de la croix, celle-ci allait produire les fruits les plus consolants. Il y
avait tant à faire dans cette population où proliféraient, comme le chiendent,
les haines et les vengeances, les querelles et les procès, l'ivrognerie et les
mauvaises mœurs. Mais l'homme de Dieu dut payer héroïquement de sa personne.
« On savait à
Sallertaine, dit un ancien biographe, que dans la maison où il logeait, il
avait fait choix du réduit le plus pauvre et le plus incommode ; qu'un peu de
paille lui servait de lit et une pierre, de chevet ; que son sommeil n'était
que de trois heures et qu'il l'interrompait encore par de sanglantes
disciplines. Après cela, on le voyait prêcher tous les jours deux sermons et
faire une conférence d'une heure, sans parler ni de ses catéchismes, ni de ses
entretiens particuliers, ni du temps qu'il passait au confessionnal. Au milieu
de tous ces emplois..., il avait l'air d'être aussi recueilli et uni à Dieu que
s'il eût été dans le repos de l'oraison. Une pareille conduite ne pouvait que
donner aux peuples la plus haute idée de sa sainteté, et il leur était
difficile de se défendre d'obéir aux leçons d'un homme qui pratiquait lui-même
des choses infiniment plus rudes que celles qu'il exigeait d'autrui. » (P. de
Clorivière.)
Et c'est ainsi, dans une
lutte corps à corps avec les puissances du Mal, que le Missionnaire retourna
les gens de Sallertaine. Chaque jour, il accepta le rôle périlleux d'arbitrer
leurs différends, ce qui lui permit de liquider plus de cinquante procès qui,
depuis des années, empoisonnaient le climat de la paroisse, de préparer plus de
cent réconciliations publiques et de restaurer la justice dans les consciences,
en obtenant que les dommages fussent compensés et les restitutions accomplies.
Printemps
spirituel sur le Marais
Une fois le terrain
déblayé, il fallait bâtir et assurer l'avenir. Et pour cela, faire retrouver
aux âmes le sens des engagements de leur baptême, et donner aux bonnes volontés
des points d'appui pour leur piété et leur fidélité.
Pour laisser un centre
de culte à la Vierge dans lequel puisse se perpétuer la pratique du Rosaire, il
restaure dans la vieille église (du xi' siècle) une chapelle et un autel en
l'honneur de Notre-Dame de Bon-Secours.
Puis il propose d'ériger
un Calvaire monumental sur une faible butte d'où l'on voit reculer très loin le
cercle de l'horizon sur cet immense parterre qu'est le Marais, au printemps.
Dans l'enthousiasme de la mission on se livre, sous sa direction, à des travaux
considérables. Bientôt se dresse un Sépulcre avec les statues des saints qui
assistèrent à la descente de croix ; puis, au-dessus, une chapelle voûtée en
l'honneur de saint Michel, surmontée elle-même d'une lanterne dans laquelle on
devait entretenir une flamme visible de la plupart des villages. Par derrière,
au sommet, les trois croix se détachant en plein ciel...
Actes de foi réalisés en
commun par les paroissiens, ces monuments demeuraient aussi des signes et des
lieux de piété. Ce fut le sens donné à leur bénédiction. Tous participèrent à
cette cérémonie le chapelet et une petite croix à la main ; chacun portait, en
outre, le contrat d'alliance de son baptême, imprimé sur vélin, et signé par
lui. Enfin, c'est pieds nus que prêtres et gentilshommes, bourgeois et paysans,
accompagnèrent la croix portée en triomphe, et dans un ordre si parfait que
chacun put retrouver ses chaussures, sans peine, là où il les avait laissées au
départ.
Même dans un grand
courant de foi tout le monde ne se hausse pas également à l'idéal évangélique.
Il y a des refus obstinés ou des retours de la nature. Témoin cette demoiselle
de qualité qui continuait de faire étalage de vanité et de prétention dans le
saint lieu, à tel point que Montfort crut devoir la rappeler à plus de
modestie. Mortifiée, elle rapporta le fait à sa mère qui considéra cette
intervention comme un outrage et jura de s'en venger.
De fait, le missionnaire
venant à passer sur la place de l'église, elle fonce sur lui et, brandissant sa
canne, elle lui en assène cinq ou six coups avec des commentaires assortis. Les
spectateurs, indignés, n'osaient pas intervenir à cause du crédit de cette
femme dans la région. Mais ils s'attendaient à des répliques cinglantes de la
part de l'homme de Dieu. Il n'en fut rien. Oubliant les coups et les injures
qui n'atteignaient que sa personne : « Madame, dit-il avec sang-froid, j'ai
fait mon devoir ; il aurait fallu que votre fille fasse aussi le sien ! »
Tant de vertu ne pouvait
qu'affermir son autorité morale sur le peuple. A la procession de clôture, plus
de 15.000 personnes accoururent de toute la région pour l'entendre. Et c'est en
foule compacte que les paroissiens de Sallertaine, voulant faire oublier leur
premier accueil, l'escortèrent vers Saint-Christophe-du-Ligneron.
Les
paroles du Prophète
Même à Saint-Christophe
où toute la paroisse est venue au-devant de lui, le diable suscite des
oppositions au prophète du Seigneur. Au moment de son arrivée, quelqu'un fend
la foule qui l'accompagne et, se jetant sur lui, le soufflette sans crier gare.
Les gens allaient l'en punir sur-le-champ quand le missionnaire intervint : «
Ne lui faites pas de mal, il sera bientôt à moi. »
De fait, comme partout
ailleurs, la mission entraîne des conversions en chaîne et des prodiges de
grâces ; et l'insulteur, confus et en larmes, est l'un des premiers à réparer
publiquement sa conduite scandaleuse.
Il y eut cependant un
vieux ménage que la froide passion de l'avarice retint dans ses filets : celui
de Tangaran et de sa femme, riches d'un argent mal acquis. On leur reprochait
des prêts usuraires. Comme ils semblaient vouloir profiter de la mission,
Montfort leur montra l'iniquité de leurs contrats, et leur demanda de les
brûler.
L'homme finit par y
consentir. Mais quand l'heure vint de s'exécuter, chez lui, en présence de
plusieurs témoins, sa femme s'y opposa : « Ces papiers ne deviennent mauvais
que si on en fait un mauvais usage, disait-elle. Nous resterons des gens
honnêtes. A quoi bon les brûler ? »
Montfort dut revenir à
la charge et rappeler les malédictions de l'Evangile contre Mammon et ses
esclaves : « C'est à la voix de Jésus-Christ qu'il faut obéir, Monsieur
Tangaran, et non à celle de votre femme. » Mais celle-ci surgissant, plus
obstinée encore, ripostait par des railleries blasphématoires. Alors, sentant
ses exhortations inutiles, le Missionnaire lança cette menace : « Tous deux, je
le vois, vous êtes tellement attachés aux biens de la terre que vous méprisez
ceux du ciel. Mais la fortune que vous avez amassée ne vous servira à rien :
vos enfants ne réussiront point et ne laisseront point de postérité... Quant à
vous deux, vous finirez misérablement et vous n'aurez pas même de quoi payer
votre enterrement !
— Oh ! oh ! répliqua la
femme, en raillant, il nous restera bien, au moins, trente sous pour payer le
son des cloches ! — Même pas, dit l'homme de Dieu, et les cloches resteront
muettes le jour de vos funérailles. » Les Tangaran, songeant à leur magot,
s'esclaffèrent en entendant ces dernières paroles...
Et cependant, leur
fortune, bientôt ébranlée, alla déclinant, d'année en année... Ils tombèrent
dans une véritable indigence. Et comme ils moururent, tous deux, un jeudi
saint, la femme en 1730 et le mari en 1738, leurs obsèques eurent lieu le
vendredi saint, jour où tous les clochers demeurent muets à cause de la mort du
Seigneur. La prédiction faite par Montfort devant témoins, se vérifia donc, de
point en point, ainsi que l'ont attesté, au milieu du XVIIIe siècle,
le curé, le seigneur et les habitants de la paroisse.
Une autre prédiction les
avait frappés lors de l'érection du Calvaire. Comme la croix préparée
apparaissait plutôt mince pour résister au temps : « Ne craignez point,
avait-il dit, elle subsistera jusqu'à la prochaine mission. Alors, elle tombera
pour faire place à une autre qui sera plantée à la même place. » De fait, comme
on cherchait où planter une croix, au cours de la mission de 1775, celle de
Montfort fut abattue par une tempête, et c'est à la même place qu'on dressa la
nouvelle.
Le pain
multiplié
A Saint-Christophe, il y
avait un sacristain, nommé Cantin, qui était pieux et très versé dans les
choses de Dieu. Volontiers il s'attardait à converser avec les missionnaires
quand il leur apportait les dons des fidèles à la Maison de la Providence. Par
gratitude et par sympathie, Montfort aimait à lui rendre ses visites.
Un jour, en entrant, il
entendit les claquements et les bruits sourds de la pâte que l'on pétrit dans
la huche : une des filles Cantin était en train de boulanger. S'approchant
d'elle, il lui demanda si, au début de son travail, elle songeait à l'offrir à
Dieu. « Quelquefois, répondit-elle. Mais il m'arrive bien souvent de l'oublier.
— Il ne faut jamais y manquer, ma fille. » Et, s'agenouillant, Montfort bénit
la huche d'un large signe de croix.
La pâte levée, la femme
du sacristain dit à sa fille de lui préparer les pains pour qu'elle les mette
au four avec sa grande pelle de bois. Quand le four fut plein, la mère Cantin
demanda : « Reste-t-il encore de la pâte dans la huche ? — Plus d'une fois
autant que vous en avez mis au four, répondit la fille. — Pas possible ! Il n'y
avait de la farine que pour une petite fournée !... »
La mère Cantin, voulant
se rendre compte, demeura stupéfaite en voyant que la pâte n'avait pas diminué
dans la huche. Sitôt cuite la première fournée, toute joyeuse, elle en fit une
seconde, puis une troisième... Dans la maison fleurant bon le pain frais, le
sacristain se fit expliquer ce qui s'était passé. Il comprit que tout ce
surplus devait aller à la Providence. A partir de ce jour, il donna sans
compter. Et sa joie fut extrême quand le P. de Montfort le remercia en disant :
« C'est ainsi qu'il faut faire, maître Cantin. Donnez et on vous donnera. Dieu
est généreux envers vous, montrez-vous généreux envers les pauvres. »
*
* *
Auréolé par son zèle et
par ses prodiges, l'homme de Dieu exerçait une influence irrésistible sur les
âmes. Cependant, l'épreuve sans laquelle il ne croyait à aucune fécondité
surnaturelle, le rejoignit encore à Saint-Christophe. On vint lui apprendre
que, sur ordre du Gouverneur de La Rochelle, le beau Calvaire qu'il avait fait
fleurir au cœur du Marais devait être détruit. Tandis que la châtelaine qui
l'avait frappé de sa canne continuait de se venger, lui ne savait que répéter
le refrain de son cantique : « Dieu soit béni ! »
XVI - Semailles dans les larmes
Après cinq mois de
course dans le diocèse de Luçon, Montfort revient à La Rochelle pour y affermir
son œuvre et en préparer les lendemains. Son expérience est maintenant large et
riche : dans le champ du Père, il songe de plus en plus aux semailles qui
lèveront plus tard, quand Dieu voudra...
Désormais, il a bien en
mains les moyens d'action qui retournent les cœurs, changent les vies,
reconditionnent les milieux. Par la prédication des grandes vérités, la
préparation à la mort, le renouvellement des engagements du Baptême, la
consécration à Jésus par Marie et le saint Rosaire, il entraîne les âmes dans
le sillage des Mystères du Sauveur et la voie étroite de l'Evangile.
Le Rosaire est « la
grande dévotion de tous les jours » par laquelle Marie devient Reine des cœurs
et y accomplit des merveilles. Ayant mis au point plusieurs méthodes de le
réciter, le Missionnaire installe partout des confréries dans lesquelles « il
fait entrer tous ceux qu'il peut ». Cette faculté lui est accordée par le
Général des Dominicains, au début de l'été 1712, lorsqu'il revient prêcher dans
la chapelle de l'Hôpital Saint-Louis.
« Il faut
être mondaine ou Claire... »
A peine y est-il annoncé
que la foule accourt : il va s'adresser tour à tour, aux religieuses et au
public de la ville.
Beaucoup vont
y trouver la
conversion. Ce fut
le cas de Mlle Bénigne Page,
fille d'un Trésorier de France. Honnête et de grande éducation, elle était
fortement marquée par l'esprit de vanité et de suffisance des milieux mondains
où elle évoluait et jouait à la belle fille. Un jour, elle vint à la chapelle
dans une toilette aguichante et en faisant la roue... Elle avait parié, dans un
salon, qu'elle pousserait le prédicateur à vitupérer contre les modes et même à
l'apostropher publiquement, ce dont elle se promettait de bien rire ensuite...
Un banc d'admirateurs étaient là, derrière elle, pour jouir du spectacle...
Elle avait compté sans
la prière du Missionnaire ou les coups de lasso soudains que sa parole jetait
sur les âmes. Loin de chatouiller l'amour-propre de l'élégante demoiselle, il
commença par se prosterner devant le Sauveur en croix, puis il prêcha avec
cette sincérité émouvante et cette voix prenante qui bouleversaient les cœurs,
les dépouillaient de leurs vains rêves et de leur parti pris, et les jetaient
tout pantelants devant Dieu. En l'entendant, Mlle Page sentit son personnage
mondain se défaire et disparaître comme un grimage ; et quand la voix du saint
se tut, elle n'était plus dans ses atours menteurs, qu'une pauvrette en face de
sa destinée...
La cérémonie achevée,
une force mystérieuse la retient à sa place. Au lieu de rejoindre les siens qui
l'attendent dans la rue, elle prolonge sa prière, puis demande à être conduite
près de M. de Montfort. Elle sent que Dieu a mis la main sur son âme. Toutes
ses illusions tombent comme pétales de rose sous le souffle surnaturel de
l'homme de Dieu. Et, en femme de caractère, elle prend, séance tenante, la
décision d'abandonner le monde dont elle est prisonnière. Sitôt rentrée chez
elle, elle passe la nuit à mettre ordre à ses affaires, et le lendemain, elle
disparaît pour toujours derrière la clôture des Moniales de Sainte-Claire.
Dans la famille Page et
dans la société rochelaise, cette nouvelle éclate comme une bombe. Contre
Montfort et sa convertie, tout ce que la colère peut inspirer se donne libre
cours. On va jusqu'à menacer de mettre le feu au monastère. Mais la victoire
devait rester à Dieu : Mlle Page devint Sœur Louise, « du nom de celui qui
avait été pour elle l'instrument des miséricordes du Seigneur », et qui le paya
fort cher en rancunes et avanies de toutes sortes.
Pourtant, douce
compensation, la ferveur et la persévérance de sa pénitente lui valent la joie
sans prix du Bon Pasteur qui ramène au bercail la brebis égarée. Joie qui lui
inspire un beau cantique sur « la Conversion d'une mondaine et son entrée aux
religieuses de Sainte-Claire » :
Gloire au
Seigneur !
Le monde
vous perd, ma Bénigne,
Gloire au
Seigneur !
Malgré son
éclat enchanteur,
C'est
l'effet d'une grâce insigne
Dont le
commun n'était pas digne.
Gloire au
Seigneur !
Tout sous
vos pieds !
Parure, ami
le plus fidèle,
Tout sous
vos pieds !
Plaisirs et
biens si recherchés,
Le fou vous
croit folle ou cruelle,
Mais que le
Ciel vous trouve belle,
Tout sous
vos pieds !
C'est ainsi que la ville
fut remuée à nouveau par les prédications de l'hôpital. Et nombreuses furent
les âmes qui se mirent « sous sa conduite », pour se convertir ou progresser
dans les voies de Dieu...
Dans
l'Ermitage de Saint-Eloi
A La Rochelle, Montfort
a consacré le plus long temps de sa vie apostolique : près de trois ans, en
plusieurs séjours. Pour y prolonger les fruits de ses missions, il y établit
plusieurs œuvres, notamment une confrérie des Filles de la Croix que M. des
Bastières continuera de diriger après la mort de l'homme de Dieu et qui, à la
fin du siècle, en 1785, existera encore.
Pour le fixer auprès
d'elles, quelques personnes de piété songèrent à lui donner, en viager, un
petit logement solitaire dans la paroisse Saint-Eloi. Il l'accepta volontiers.
Mais il mit le holà à leur généreuse sollicitude quand il vit toutes les
commodités qu'elles se proposaient d'y installer. Il voulait y vivre en pauvre,
avec le strict nécessaire : un lit, une table, une chaise et un chandelier. Il
saurait bien peupler cette solitude de sa prière et de ses soucis apostoliques.
L'église toute proche et
la maison de campagne des Jésuites lui permettaient des sorties quotidiennes.
Tour à tour, à l'intérieur de son refuge, où il priait et écrivait, et à
l'ombre des grands arbres d'un jardin en forme de couloir où il pouvait aller
et venir en écoutant la brise du large chanter dans le feuillage, il
retrouvait, en miniature, la retraite de saint Lazare. Pour se distraire, il
rythmait quelque nouveau cantique ou sculptait des madones et des croix. Dans
la petite demeure restaurée, une pierre conserve encore la gravure du Christ en
croix qui était toujours au centre de ses pensées.
On pourrait croire que,
dans son ermitage, l'homme de Dieu goûtait une paix sans mélange. Au contraire,
les échos des pires calomnies l'y rejoignaient, et l'animadversion des mondains
et les critiques malveillantes de ceux qui auraient dû le défendre. Son cœur en
saignait comme celui de son Maître. Hors de l'action qui, toujours, survolte
son courage, une grande amertume reflue en lui dont il fait part à sa Sœur
bénédictine : « Vos combats se passent dans vous-même... Les miens éclatent par
toute la France... Vous seriez surprise si vous saviez le détail de l'aimable croix
dont le ciel me favorise. » Ce « détail » qu'il savoure dans sa solitude,
alimente sa prière continuelle à Jésus crucifié.
Un autre tourment hante
cet apôtre qui voit partout le champ du Père en friche. Cette lassitude
incurable qu'il sent peser de plus en plus, sur son organisme, lui donne le
pressentiment de sa fin prochaine et lui fait songer à jeter en hâte, les bases
des Familles religieuses qui auront à prolonger son zèle dans l'Eglise. Les
besoins des âmes dont la vision le harcèle remplissent ses colloques avec
Notre-Dame à qui il ne cesse de recommander ses projets. Et, sous son regard,
il élabore les Règles des Filles de la Sagesse et de cette Compagnie de
Missionnaires qu'il est plus urgent que jamais de rassembler.
Enfin, il y a ce message
mariai qui a grandi avec lui, depuis sa plus tendre enfance, qu'il a si
profondément enrichi sous la direction de ses maîtres de Saint-Sulpice et dont
il a expérimenté l'extraordinaire efficacité pour convertir les âmes et les
porter à une haute perfection, dans ses missions et retraites. C'est une
évidence tellement lumineuse pour lui que Dieu nous ayant donné son Fils, par
Marie, il veut toujours, par Elle, nous ramener à Lui. Le Rosaire dont il
demande la pratique quotidienne n'est que la mise en action de cette
perpétuelle médiation de la Très Sainte Vierge. Et aussi, pour ceux qui en
reçoivent la lumière du Saint-Esprit, cette consécration à Jésus par Marie, par
laquelle on s'engage à vivre dans la dépendance de la Mère de Dieu à l'exemple
de Jésus, Sagesse Incarnée.
Il était si plein de ces
pensées et si sûr de cette doctrine qu'il écrivit alors, dans l'enthousiasme et
d'une seule coulée, ce merveilleux petit livre : la Vraie Dévotion à la Sainte
Vierge. C'est avec son sang, dit-il, qu'il aurait voulu graver dans les cœurs
les fondements et les pratiques de cette dévotion, « afin que la sainte Mère de
Jésus ait plus d'enfants, de serviteurs et d'esclaves d'amour que jamais, et
que, par ce moyen, Jésus-Christ, son cher Maître, règne plus que jamais dans les
cœurs ».
L'histoire
merveilleuse d'un petit livre...
Pendant qu'il écrit cet
ouvrage, Montfort voit, dans l'avenir, « des bêtes frémissantes qui s'efforcent
de le déchirer ou, du moins, de l'ensevelir dans le silence d'un coffre, afin
qu'il ne paraisse point ». Loin de le décourager, « cette vue lui fait espérer
un grand succès, c'est-à-dire un grand escadron de braves et vaillants soldats
de Jésus et de Marie, de l'un et de l'autre sexe, pour combattre le monde, le
démon et la nature corrompue, dans des temps périlleux qui vont arriver plus
que jamais ». Pressentiments prophétiques qui se sont réalisés, et pour le
livre et pour la doctrine.
C'est le P. Mulot,
exécuteur testamentaire du Saint, qui hérita de ses manuscrits. Sans doute les
garda-t-il dans la Maison du Saint-Esprit où il vint s'établir avec les
premiers missionnaires, à partir de 1722. Mais personne n'osa les publier au
cours du XVIIIe siècle : il aurait fallu obtenir « un privilège du
Roy » et on avait tant de peine à obtenir des « Lettres patentes » pour la
Communauté elle-même.
Vint la Révolution au
cours de laquelle le bourg de Saint-Laurent et les Maisons religieuses furent
fouillées, pillées, et même, en partie, livrées aux flammes par les Gardes
nationaux à la recherche de « papiers suspects ». Les feuillets jaunis du P. de
Montfort tombèrent-ils sous leurs mains sacrilèges ? Peut-être. En tout cas, on
ne tarda pas à rassembler « dans un coffre » tout ce qui méritait d'être
conservé, et on alla cacher le tout dans quelque village, en lieu sûr...
Après la tourmente
révolutionnaire qui fit tant de victimes en Vendée, on rapporta, sans doute,
ces « restes précieux » sans en faire un véritable examen. A travers toutes ces
manipulations, brusques et hâtives, les manuscrits avaient bien souffert ; par
ailleurs, ils n'attiraient guère la curiosité de Pères qui étaient d'une
nouvelle génération et surchargés de nombreux ministères. A tel point que
l'ouvrage sur la dévotion à la Sainte Vierge ne figura même pas sur la liste
des 291 pièces qu'énumère l'inventaire des écrits du Serviteur de Dieu, en vue
de sa béatification.
Ce n'est que plusieurs
années plus tard, le 22 avril 1842, qu'un missionnaire s'arrêta par hasard sur
ces feuillets disloqués, perdus au milieu de livres défraîchis et, tronqués. En
ayant lu quelques pages, il fut frappé par la doctrine et par l'écriture. On ne
tarda pas à identifier l'œuvre de Montfort et à la faire éditer. C'était en
1843, plus de 130 ans après sa composition.
Aussitôt l'ouvrage
connut édition sur édition, fut traduit dans un grand nombre de langues et se
répandit dans toute la chrétienté. Sa lecture allait inspirer des foules d'âmes
pieuses et vulgariser la pratique de la consécration à la Sainte Vierge et du
Saint-Esclavage d'amour. Il demeure un des livres de chevet de la Légion de
Marie.
Mission
chez les marins
L'automne s'achevant,
l'Apôtre quitte son ermitage pour « missionner » à nouveau dans plusieurs
paroisses où, à la suite des grands travaux de la saison, les gens deviennent
plus disponibles. Avec quelques Pères Jésuites, il prêche successivement à
Thairé, Saint-Vivien, Esnandes... Sa notoriété est telle que les foules
accourent et remplissent les églises en dépit du mauvais temps. Et partout, ce
sont les mêmes flambées de foi et de piété, les mêmes conversions et
réconciliations, les mêmes œuvres de miséricorde et les mêmes engagements de
fidélité...
A Esnandes, population
de marins et de commerçants, la mission doit se clôturer pour Noël. La veille,
jour de jeûne et d'abstinence, plantation de la croix. Venant des
agglomérations de la côte, de nombreux étrangers débarquent pour la
circonstance. Certains d'entre eux qui n'ont point fait la mission, ne songent
guère qu'à festoyer. Rassemblés chez un gros aubergiste, nommé Morcant, ils
mènent grande vie autour de tables bien garnies et au son des violons.
L'église proche
retentissait de tout ce bruit. Pour prévenir ce scandale, Montfort se rend à
l'auberge et demande fermement au maître du logis et à ses hôtes d'éviter leur
tumulte et de respecter cette journée de pénitence. Mais, déjà échauffés, tous
se rebiffent et ripostent par des injures ; et l'aubergiste de faire chorus
avec sa clientèle.
Dans le brouhaha, et
sous les lazzis, Montfort s'agenouille et prie. Puis, comme Morcant semble
s'enhardir dans l'outrage, le missionnaire lui lance dans un mouvement
prophétique : « Va, malheureux, tu périras misérablement, toi et ta famille ! »
Redoublant d'audace,-
l'aubergiste poussa tout son monde à redoubler le tapage jusqu'à la fin des
cérémonies. Mais quelques jours après, la colère divine le frappait : saisi d'un
étrange tremblement qui lui agitait tout le corps, il devint incapable de tout
travail. Et la famille de celui qu'on appela désormais le « trembleur » finit
dans la misère et l'abandon.
Ou la
conversion d'un curé entraîne celle de sa paroisse
Au début de 1713,
Montfort est appelé à Courçon où depuis des années c'est la guerre froide entre
M. le Curé et ses paroissiens. Le caractère chagrin et irascible du pasteur
avait entraîné l'antipathie générale du troupeau. En sorte que, dans la vie
quotidienne, tout devenait occasion de suspicions, de critiques et de
querelles. Tombant dans ce maquis épineux, la Parole de Dieu ne pouvait qu'être
stérile.
Il fallait d'abord
débusquer le démon de la discorde et ramener un climat de charité. C'est-à-dire
obtenir un miracle de la grâce. L'homme de Dieu commença par prier, jeûner et
se mortifier jusqu’au sang. Puis, ayant convoqué toute la paroisse, il prêcha
avec tant de force et d'onction sur le pardon des injures que le curé, n'y
tenant plus, bondit de sa stalle au milieu du sermon et se mit, la voix pleine
de sanglots, à faire sa confession publique, et à supplier ses ouailles de lui
pardonner ses impatiences, ses duretés et ses rancunes.
Après une telle
démarche, le Missionnaire n'a plus qu'à donner un dernier assaut pour faire
voler en éclats l'opposition durcie de ses auditeurs : « Quoi ! s'écrie-t-il,
votre pasteur s'humilie devant vous et vous demande pardon, et vous, qui avez
vomi contre lui toutes sortes de méchancetés et d'imprécations, vous hésiteriez
à vous réconcilier ! »
A ces mots, une émotion
soudaine déferle sur l'assistance jusque-là réticente et impassible. La
contagion est générale et poignante : chacun pleure à chaudes larmes et se rend
aux exigences de la charité.
Pour que ce bon
mouvement ne demeure pas platonique, mais devienne attitude réfléchie et
engagement public, Montfort demande, du haut de la chaire, que tous se donnent
mutuellement le baiser de paix et promettent d'accepter son arbitrage pour tous
les griefs qui pourraient subsister. C'était le miracle de la réconciliation.
Avec beaucoup de tact et
de patience, il écouta tout le inonde, calma les inquiets, trancha
équitablement les différends en donnant l'ordre de les oublier pour toujours.
M. le Curé fut le premier « à mériter par sa douceur et son zèle la confiance
de ses paroissiens ». Le Missionnaire pouvait partir : la paix était descendue
sur cette terre avec la bénédiction de Dieu.
En quête
de vocations missionnaires
Avoir une « petite et
pauvre compagnie de bons prêtres » qui aillent partout faire mission « sous
l'étendard et la protection de la Sainte Vierge », une Compagnie de Marie, tel
avait été l'un des premiers rêves de Montfort, lors de son arrivée à Nantes, en
1700. Il s'était ouvert de ce dessein, en 1703, à son ami d'enfance, Poullart
des Places, au moment où celui-ci fondait à Paris un Séminaire de pauvres
écoliers. Et il en avait obtenu la promesse qu'on lui préparerait des
auxiliaires pour ses missions de campagne. Mais Poullart devait mourir dès
1706, son œuvre à peine lancée.
Par ailleurs, depuis dix
ans, aucun des prêtres qui avaient missionné avec Montfort n'avait accepté de
se lier avec lui par des vœux en vue de ce ministère. C'est alors qu'ayant fait
bénir son projet par Mgr de Champflour, il songea à renouer avec le Séminaire
du Saint-Esprit de Paris. Après Poullart des Places, c'est un jeune abbé de 29
ans, M. Bouic, qui est à sa tête ; il y restera plus de cinquante ans, le temps
d'en asseoir solidement la fondation.
Remontant de l'Aunis vers
le pays choletais, Montfort s'arrête pour donner une mission à La Séguinière,
paroisse du bon M. Cantin qu'il appelle « le curé selon son cœur ». Comme il en
achève les exercices dans l'épuisement, M"68 de Bauveau lui offrent une
maison de campagne pour se reposer. Mais plus que jamais préoccupé de l'avenir,
il se lance sur la route de Paris où il espère susciter des vocations de
missionnaires.
Il arrive au Séminaire
du Saint-Esprit recru de fatigue, mais il y est reçu en ami et peut, à son
aise, prendre contact avec la jeunesse cléricale qui s'y forme. Un jour, en
récréation, il aborde l'un des écoliers les plus chétifs et l'embrasse, voulant
marquer, par là, les égards particuliers qui sont dus à la pauvreté. Plusieurs
semaines durant, il peut exhorter les séminaristes et les mettre dans la
confidence de son âme apostolique. Il leur demande surtout d'imiter le
dépouillement du prince des Apôtres. « Alors tout vous sera possible, dit-il,
parce que Jésus-Christ sera avec vous. Si vous ne faites pas des miracles dans
l'ordre de la nature, c'est qu'ils ne seront pas nécessaires ; mais les cœurs
seront entre vos mains et vous y opérerez des prodiges. »
Et il leur détaillait
les merveilles de grâce qu'il avait obtenues lui-même par l'intercession de
Marie : « Jamais un pécheur ne m'a résisté, disait-il, quand je lui ai mis la
main au collet avec mon Rosaire. »
Dieu seul pouvait faire
surgir, au milieu de son peuple, de tels prophètes. Aussi est-ce avec de grands
cris que Montfort les demandait au ciel. Une « Prière embrasée » qu'il écrivit
à cette époque nous traduit la véhémence de sa supplication. Il sera exaucé à
l'heure de la Providence. S'il ne peut emmener avec lui M. Caris que ses
fonctions d'économe rendent indispensable au Séminaire, il signe avec le Supérieur
une convention selon laquelle, à l'avenir, des recrues seront dirigées vers la
Compagnie de missionnaires qu'il appelle de ses vœux.
Plusieurs qui avaient
été conquis par son idéal devaient d'abord finir leurs études. Un jour, au
cours de la récréation, Montfort coiffe de son chapeau l'un d'eux, nommé
Levallois : « Celui-ci est bon pour moi, s'écrie-t-il. Il m'appartient et je
l'aurai. » Le jeune homme comprit que l'homme de Dieu avait lu dans son âme. Il
ne se prononça pas alors, mais sept ans plus tard, il rejoindra le premier
groupe des successeurs du P. de Montfort. Et d'autres suivront d'année en
année, tout le long du XVIIIe siècle, réalisant ainsi le rêve et la
prière du fondateur : « Souvenez-vous de donner à votre Mère une nouvelle
Compagnie pour renouveler, par Elle, toutes choses. »
« La
Croix est la Sagesse »
En dehors de l'amitié
dont il était entouré au Séminaire du Saint-Esprit, Montfort ne rencontre dans
Paris que suspicions, railleries et rebuts. Plus que jamais la croix pèse sur ses
épaules de tout son poids. Si encore il était le seul à souffrir, mais il
constate, non sans amertume, « qu'aucun ne peut le soutenir et n'ose se
déclarer pour lui, qu'il n'en souffre » lui-même.
De saintes âmes,
cependant, Bénédictines et Clarisses notamment, demandent son ministère. Il
leur fait large part, dans ses directions et prédications, des lumières et de
l'amour dont son âme de pauvre est inondée. Et il y a aussi ces prodiges qui
fleurissent sous ses pas et qui sont pour lui des sourires de Dieu. Comme il
sort de la chapelle des Bénédictines, une pauvre mère, qui le voit tout auréolé
de ferveur, lui présente son enfant rongé par la teigne. « Personne n'a pu le
guérir, dit-elle. Voulez-vous prier Dieu pour lui ? — Croyez-vous qu'un prêtre
puisse guérir au nom de Jésus-Christ, demande-t-il. — Oui, je le crois ! —
Soit, répond le saint, que le Seigneur vous guérisse, mon enfant, et récompense
en vous la foi de votre mère. » Et aussitôt la teigne se trouva desséchée au
ravissement de la pauvre femme.
Cependant, après deux
mois à Paris, il lui faut regagner son champ d'apostolat. Il décide de
retourner par Poitiers où, depuis huit années, Sœur Marie-Louise attend, à
l'hôpital, l'heure de l'établissement des Filles de la Sagesse. Sans doute, les
animosités de ses ennemis sont-elles tombées et pourra-t-il y pourvoir à son
aise, tout en prenant un repos qu'il sent nécessaire après ses longues journées
de marche. Hélas ! à peine sa présence est-elle signalée à Poitiers que les
jalousies se rallument et que les cancans calomnieux courent comme flamme sur
la poudre jusqu'à l'évêché où, sans plus d'égards ni d'informations, on lui
enjoint de déguerpir dans les vingt-quatre heures.
Bien que profondément
blessé par tant d'ingratitude, le saint sourit à la croix comme à un gage
certain de la bénédiction divine sur ses œuvres. En grand obéissant, il décide
de partir le soir même. Mais non sans voir Marie-Louise de Jésus qu'il trouve à
l'hôpital aussi fervente et aussi ferme qu'aux premiers jours.
Il l'écoute, ravi, lui
rappeler les promesses qu'il lui a faites jadis, et lui réciter une longue
invocation à la Sagesse qu'il lui avait apprise quand il lui avait donné
l'habit religieux. A côté d'elle, Catherine Brunet est toujours là qui l'aide
dans le service des pauvres, aussi dévote et joyeuse que jadis. Elle entend
toujours dans son cœur une voix qui la pousse à s'engager définitivement, mais
elle n'arrive pas à surmonter un fond d'irrésolution qui la retient. Montfort
lui montre clairement la volonté de Dieu et soudain le grand jour se fait en
elle. A partir de ce moment, sa décision est prise ; dans quelques mois, elle
revêtira le même habit que Sœur Marie-Louise et deviendra la seconde Fille de
la Sagesse sous le nom de Sœur de la Conception.
Sous le signe de la Croix,
Montfort venait, en quelques heures, d'affermir dans leur vocation celles qui
devaient être le noyau de la Congrégation de la Sagesse. Il voulut encore,
avant de partir, faire une visite à la marquise de Bouille, gravement malade,
que l'on venait de lui recommander. Il la trouva agonisante au milieu de sa
famille consternée. Se prosternant devant un crucifix, il pria longuement...
Puis, se levant, il dit à son père, d'un ton assuré : « Cessez de vous
affliger, Monsieur, votre fille ne mourra pas ! »
Le saint avait-il vu
dans sa prière que la marquise serait plus tard la bienfaitrice qui
implanterait les Sœurs de la Sagesse à Saint-Laurent ? Toujours est-il qu'en
cette journée la Providence, qui prépare toute chose en son temps, venait
d'ouvrir pour elles les portes de l'avenir.
XVII - Le pèlerinage de l'amitié
Tard dans la nuit
Montfort quitte Poitiers pour rejoindre un petit ermitage capucin où il se
réfugie en attendant de regagner La Rochelle. A Mauzé, première paroisse où il
s'arrête pour dire sa messe, le curé fait appel à son ministère. Le temps
d'aller chercher deux Pères Jésuites au Grand Séminaire et la mission commence
au milieu d'une grande affluence...
Voulant répondre à tant
de ferveur populaire, l'homme de Dieu se dépense sans mesure. Mais voilà des
mois qu'il vit à la limite de l'épuisement. Depuis l'empoisonnement des
huguenots, un malaise profond le mine dont il ne tient pas compte. En dépit de
son énergie, l'heure vient où ses forces vont le trahir.
Dans les
bras de la croix
Au long de journées
débordantes, d'horribles douleurs d'entrailles viennent s'ajouter à ses
mortifications habituelles. En voyant son visage blêmir et se crisper, son
entourage s'inquiète, mais il explique, en badinant, que « tous les ans, vers
la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix, il a coutume de recevoir de son
divin Maître quelque portion de sa Croix ».
Cette fois, cependant,
c'est sur un grabat qu'il doit finir la mission, et c'est dans sa chair que la
croix est plantée. Un abcès interne mettant sa vie en danger, on le transporte
à La Rochelle. Il est reçu parmi les pauvres Frères de Saint-Jean de Dieu et
bientôt soumis à une opération extrêmement douloureuse. Le grand chirurgien
Seignette est dans l'admiration devant la patience de cet homme qui, non
seulement ne se plaint jamais, au cours des sondages les plus pénibles, mais
encourage même à ne pas l'épargner et trouve encore la force de chanter, au
milieu d'atroces souffrances : « Vive Jésus ! Vive sa Croix ! N'est-il pas bien
juste qu'on l'aime ? »
Grâce à ce moral
extraordinaire il surmonte une crise qui aurait dû l'emporter : « De cent
hommes qui auraient eu le même mal, répétait le praticien, il n'en serait pas
échappé un seul ! » Par sa soumission à la Providence, sa joie rayonnante et sa
prière continuelle, il est une édification permanente pour ses visiteurs.
Cependant, il songe aux âmes qui l'attendent et il voudrait hâter le temps de
la convalescence.
Comme il ne peut
prêcher, sa maladie l'ayant rendu aphone, il entreprend de faire l'exercice de
préparation à la mort, avec la mise en scène et les dialogues qui font toujours
grande impression sur l'assistance. Sa première mission est pour la paroisse du
Vaneau, dans le diocèse de Saintes. Après dix-huit jours de travaux fructueux,
voici encore une humiliation cuisante qui lui arrache des larmes : l'évêque,
sur rapport calomnieux, interdit aux missionnaires toute fonction
ecclésiastique. Mais, une fois encore, l'erreur réparée, les conversions et les
bénédictions les plus inattendues jaillissent de la croix...
Après le Vaneau, il va
porter encore « les restes d'une voix qui tombe » dans une dizaine d'autres
centres où il implante le Rosaire et multiplie les œuvres de persévérance.
Toutefois, la faiblesse qu'il ressent lui rappelle sans cesse que « la nuit
vient où il ne pourra plus travailler ». Il compte pour peu de chose ce qu'il a
fait, dit un ancien biographe, et de toute son âme de feu, il voudrait
mobiliser, pour le Seigneur, des ouvriers qui fassent, après lui, œuvre qui
dure...
Il a multiplié les
pieuses associations partout, sur son passage, mais, au début de 1714, il
médite de fonder des œuvres qui étendent leurs rameaux sur l'Eglise universelle
: des Familles religieuses qui prolongent son zèle près des enfants et des
pauvres, des malades et des infirmes. Cette grande idée, Mgr de Champflour en
est le confident et il l'approuve. C'est elle qui pousse Montfort à
entreprendre un long voyage à travers la Bretagne et la Normandie, jusqu'à
Rouen, chez son ami Blain, dont il espère encore le concours.
Etapes de grâces
dans le pays choletais
Il part avec un groupe
de Frères qu'il forme en marche à la vie spirituelle et aux vertus
apostoliques, car il n'a aucune résidence à leur offrir. A La Séguinière, chez
le bon curé Cantin, il se livre avec eux à de gros travaux pour achever de
mettre en état la chapelle de Notre-Dame de Toute-Patience. Le tout se termine
par une Retraite à la fin de laquelle il accepte, cette fois, l'aimable
hospitalité de Mlles de Bauveau.
Non loin de là, Roussay
attend une mission. Elle se déroulera dans un climat continuel de légende
dorée. Ce fut d'abord la lutte contre un terrible vice, l'ivrognerie « et sa
longue séquelle de désordres ». Cela commença aux portes de l'église, dans un
cabaret où les buveurs avaient coutume de s'assembler. Souvent les sermons
étaient ponctués de leurs clameurs ou de leurs chansons. Un jour, Montfort s'y
rend, en descendant de chaire, et d'un ton ferme, il signifie à tous les
clients attablés d'avoir à déguerpir. Devant cette attaque-surprise, la plupart
battent en retraite. Deux restent pourtant collés à leurs bancs ; d'une poigne
vigoureuse, le missionnaire les pousse dehors, au vu et su de la population
narquoise qui sortait au même moment de l'église. Honteux et penauds, tous s'en
furent et ne songèrent plus à recommencer leur tapage.
Un autre jour, c'est un
homme, en état d'ébriété, qui pénètre dans l'église pendant le sermon et se met
à apostropher le prédicateur et à proférer toutes sortes d'insanités. Les gens
essaient timidement de le refouler, sans y parvenir. Alors, s'arrêtant de
prêcher, Montfort va droit à son insulteur et, se mettant à ses pieds, le prie
de se taire avec tant de douceur, que le pauvre homme, décontenancé, se calme
et se laisse conduire à la Maison de la Providence. A partir de tels faits et
aussi des prodiges que le missionnaire multipliait sous ses pas la paroisse fut
vite transformée.
Non seulement la
paroisse, mais la région voisine dans laquelle la pratique du Rosaire ne tarda
pas à se répandre. On ne saurait relever tous les souvenirs laissés par l'homme
de Dieu dans la tradition locale : pains multipliés, malades guéris,
consciences libérées, rencontres familières du saint avec la Reine du ciel.
Dans son refuge de la
Providence, il prolongeait ses oraisons devant une petite statue de la Vierge
qui a été conservée pieusement par une famille de la paroisse. Un paysan,
venant pour s'entretenir avec lui des affaires de son âme, est tout étonné de
le voir converser finalement avec une belle Dame blanche, dans le jardin. Il
contemple ce spectacle à travers la claire-voie et, retenu par une crainte
religieuse, il se retire. Quand il revient, le lendemain, à la même heure,
c'est à l'intérieur de la maison qu'il voit le saint, en extase, le corps
élevé, sans appui au sol. Le troisième jour, enfin, il le trouve seul et
souriant : « Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir, le jour convenu ? » lui
demande le Père. Et le bon paysan de lui raconter naïvement ce qu'il avait
vu... « Ne parlez de cela à personne, recommande alors le saint, et n'oubliez
pas d'aller à la communion pour remercier Dieu d'avoir vu la Sainte Vierge. »
D'un bon
Frère, d'un mulet et d'un escroc
Dans leur gratitude les
gens de Roussay voulurent escorter le Missionnaire jusqu'à son entrée dans le
diocèse de Nantes. Dans cette ville où le droit de prêcher lui est refusé, il
se rend discrètement à l'hospice des Incurables. Là, parmi les malades, il est
chez lui. Tour à tour, les Amis de la Croix l'y rejoignent pour réchauffer leur
ferveur au contact du grand amant de Jésus crucifié.
Au bout de quelques
jours, il repart avec le F. Nicolas, le dernier Frère qui a répondu à son appel
et dont il assure la formation spirituelle au long des routes. Or voici qu'un
jeune étudiant, en haillons, les rejoint et demande au Père à le suivre.
Celui-ci a bien deviné quelque enfant prodigue que la misère a rendu pliable et
sage. Avec la grâce de Dieu, il ne désespère pas d'en faire un disciple, et il
le fait habiller de pied en cap.
Ils sont donc trois à
cheminer aux côtés du petit mulet qu'un bonhomme Durand de Roussay a consenti à
lui céder pour trente écus, prix que la Sainte Vierge avait fait remettre
elle-même à son serviteur pour cette emplette. Voici qu'en arrivant à Rennes le
nouveau novice exprime humblement son désir d'aller jusqu'à Tréguier pour y
faire ses adieux à sa famille. Paternellement, Montfort accepte. Il pousse même
la complaisance jusqu'à lui offrir le mulet pour qu'il puisse être plus vite de
retour. Le jeune homme ne devait jamais revenir...
Au bout de quelques
semaines, flairant l'escroquerie, Montfort appelle le F. Nicolas et moitié pour
l'éprouver, moitié pour prendre des informations au sujet de l'étudiant et de
la bête, il lui dit : « Mon Frère, il faut que vous partiez promptement pour
Tréguier, à 30 lieues d'ici. — Volontiers, répond Nicolas qui ne tarde pas à
ajouter : Vous me savez sans argent et vous ne m'en offrez point. Comment
pourvoirai-je à ma subsistance ? — Ayez confiance, répond le Père, vous ne
manquerez de rien. » Au même moment on lui remettait une lettre contenant
cinquante sols : « Voilà ce que la Providence vous envoie. Partez. Peut-être
vous faudra-il souffrir... Souvenez-vous qu'il faut faire pénitence en cette
vie ou en l'autre... »
Sentant toute la portée
de cette exhortation, F. Nicolas demande alors, naïvement : « Père, comment
fait-on pénitence en cette vie ? » Sans rien dire, Montfort retrousse une de
ses manches et découvre une chaînette hérissée de pointes qui lui entraient
dans la chair. Le Frère avait compris. Il partit avec ses cinquante sols, prêt
à mendier son pain le long de la route.
Entre-temps, ne pouvant
prêcher, Montfort se retira chez les Jésuites pour y faire retraite. En
contemplant la Passion du Sauveur, il jetait, dans la balance divine, sa prière
et sa pénitence, plus efficaces encore que son action pour le salut du monde.
Le dernier jour, à l'intention de ses disciples de Nantes, il écrivit d'un seul
jet cette brûlante « Lettre aux Amis de la Croix » qui est un commentaire
lyrique et enthousiaste de la parole de l'Evangile : « Si quelqu'un veut venir
après moi, qu'il se renonce, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. »
A son retour, le F.
Nicolas retrouve le P. de Montfort chez M. d'Orville, subdélégué de l'Intendant
de Bretagne, qu'il venait d'engager avec toute sa famille, dans la récitation
quotidienne du Rosaire. Il ne ramenait point le mulet volé. Mais, fortuitement,
trois mois plus tard, quand il repassa par Rennes, Montfort reconnut sa bête
attelée à une carriole... Il le dit à ses amis qui versèrent la forte somme
pour qu'elle lui soit rendue.
Un Saint traverse la
Normandie
Pour la première fois,
Montfort entre dans cette province, attentif à toutes les occasions de prêcher
la Croix et le Rosaire, au gré de la Providence. A marches forcées, et le soir
déjà tombé, il arrive à Avranches, la veille de l'Assomption. Le lendemain, de
bon matin, il se présente à l'Evêque. Celui-ci est-il sous l'influence
janséniste ou prévenu par des rumeurs malveillantes venues de Rennes ? Ou bien,
trop méfiant, se croit-il en face de deux aventuriers comme il vient d'en passer
récemment dans le diocèse ? Toujours est-il qu'il dit à son visiteur, sans
daigner même regarder ses papiers : « Non seulement je ne vous permets pas de
prêcher dans mon diocèse, mais je vous défends d'y célébrer la messe. Le plus
grand service que vous puissiez me rendre, c'est d'en sortir au plus tôt. »
Ce refus brutal jette
dans le plus grand embarras l'homme de Dieu. Comment laisser passer ce jour
sans dire la messe en l'honneur de la Reine du ciel ? En homme de décision, il
loue une voiture qui part au galop en direction de Coutances. La première
paroisse, c'est Villedieu-les-Poêles, à 30 kilomètres, où il arrive, avec F.
Nicolas, un peu avant midi. A la porte du presbytère il faut parlementer, mais
le curé est une bonne âme qui se laisse facilement convaincre. Mieux encore,
après avoir vu notre saint à l'autel, il l'invite à prêcher à la cérémonie de
la soirée. Et c'est dans l'enthousiasme que les paroissiens de Villedieu
entendent parler de Marie et du Saint Rosaire. Une fois de plus, ce soir-là, Montfort
bénit Notre-Dame d'avoir mis tant de consolation au bout de son épreuve.
A Villedieu, il doit
prolonger encore son ministère le lendemain et le soleil est déjà haut dans le
ciel quand il peut repartir vers Saint-Lô. Aussi la nuit surprend-elle nos deux
voyageurs aux deux tiers de la route. A l'auberge d'un hameau ils demandent
gîte, mais, devant leurs mines de chemineaux, on les éconduit. Ils décident
alors de dormir tout près de là, au pied d'un poteau d'où pend une enseigne : «
La croix à la main. » A même la pierre, ils se drapent dans leurs hardes et
attendent le sommeil. Sous cette main caressant la croix — qui est si souvent
la sienne maintenant dans les statues de nos églises — et dans le silence de
cette lourde nuit d'été, Montfort ne dormit pas. Inspiré par l'enseigne qui, à
la moindre brise, crissait au-dessus de sa tête, il écoutait sa lyre mystique
lui chanter les couplets d'un nouveau cantique :
« J'ai
toujours la croix à la main
Dont le
pouvoir est si divin
Qu'il
m'élève à l'empire. »
A Saint-Lô, au couvent
du Bon-Sauveur où il se présente, le missionnaire s'informe des petites écoles
que les Sœurs y dirigent car il songe à une œuvre semblable pour ses Filles de
la Sagesse. Sa qualité de « prêtre de Saint-Sulpice » lui ouvre facilement les
portes de l'hôpital où il prêche, aux pauvres, une retraite de huit jours, et
celle de la splendide église Notre-Dame dans laquelle toute la ville accourt
pour une mission. Le succès est tel et les conversions si étonnantes que le
clergé lui-même s'écrie : « Quel est donc cet étranger qui vient d'arriver avec
un bâton pour tout bagage et qui attire à ce point la foule ? »
Son éloquence, certes,
était conquérante, mais ce qu'on ne voyait pas, c'étaient sa prière et sa
pénitence. Dans la maison du chapelain où il était hébergé, les Sœurs, au bruit
sourd des flagellations, se risquèrent, un soir, à regarder par les fentes de
la porte. Elles l'aperçurent à genoux, au pied de son crucifix, et le F.
Nicolas qui frappait si fort, sur ses épaules nues, qu'à chaque coup il pliait
en poussant un petit cri. Elles ne manquèrent pas de reprocher au pauvre Frère
de se livrer à une telle besogne. Tout confus, il répondit : « Croyez bien que,
pour moi, c'est une rude pénitence... Mais le Père me l'ordonne et ne me souffre
avec lui qu'à cette condition. »
La miséricorde de Dieu
ayant fait merveille, la mission se termina en triomphe par la plantation d'un
Calvaire. En partant, le missionnaire laissait le signe de notre Rédemption, en
plein ciel, sur l'horizon de cette ville qui avait accueilli son message avec
tant d'empressement.
La rencontre d'un véritable Ami
Informé des succès
apostoliques de Saint-Lô, l'Evêque de Bayeux chercha à retenir le P. de
Montfort lors de son passage à Caen. Mais attendu à Rouen par M. Blain, il ne
put accepter. Il avait hâte de conférer avec son ami d'enfance de l'avenir de
ses Instituts et de la marche des petites écoles qu'il venait de fonder à La
Rochelle.
Bien émouvante fut la
rencontre des deux prêtres. Depuis leurs années studieuses de Rennes et de
Paris, comme leur destinée a été différente ! Le temps les a marqués également
d'une austère gravité. Surtout Montfort qui, à 40 ans, porte, sur son visage
pâli, on ne sait quelle lassitude qu'accuse encore l'ardeur profonde du regard.
Il y a eu le poison, la maladie, les jeûnes réitérés, les veilles et les
pénitences continuelles, les travaux apostoliques excédant les forces normales
d'un homme... Il y a aussi, au contact permanent de toutes les misères, comme
un mimétisme de la peine des hommes à laquelle son cœur pitoyable l'a peu à peu
identifié...
C'est bien l'impression
qu'il produit sur M. Blain quand « il arrive sur le midi, avec un jeune homme
de sa compagnie, après avoir fait six lieues le matin, à pied et à jeun, une
chaîne de fer sur le corps et des bracelets à ses bras ». Il ne l'avait pas
revu depuis cette année 1703 où abandonné de tous, en plein Paris, il était, de
surcroît, humilié et repoussé de ses maîtres eux-mêmes. A cette date-là, il
était chanoine de Noyon et avait déjà des relations nombreuses dans un monde
dont il respectait les règles. Docteur en Sorbonne, il s'était attaché à la
personne de son évêque, Mgr d'Aubigné ; et il a suivi celui-ci à Rouen quand il
en a été nommé archevêque. Chanoine de la cathédrale, Inspecteur des Séminaires
et, depuis 1712, Supérieur ecclésiastique des Frères de Saint-Jean-Baptiste de
la Salle, voici qu'on lui propose une des cures les plus en vue du diocèse :
c'est un personnage important et, si l'on peut dire, installé...
Montfort a pu croire de
loin que son ami de jeunesse, demeuré toujours si fraternel pour lui, serait
une recrue de choix pour sa Compagnie de Missionnaires. Mais, en voyant son
train de vie et en l'entretenant, il comprend vite qu'il n'y faut pas compter.
Une loyale explication permet au moins à notre saint de se situer lui-même par
rapport à Jésus-Christ « qu'il veut suivre uniquement et le plus près possible
», et par rapport au monde dont il préfère se « singulariser », à l'imitation
des saints, et notamment des Apôtres qui n'ont pas craint d'entreprendre tant
de voyages pour prêcher l'Evangile au monde entier et d'arborer la Croix jusque
sur le Capitole.
Quant à son style de vie
missionnaire, il le veut, de parti pris, évangélique. La Sagesse qui convient «
aux hommes apostoliques est de procurer la gloire de Dieu aux dépens de la leur
et de se lancer dans plus d'une entreprise qui étonne d'abord et parfois même
scandalise... Lorsque ces hommes d'action sont bien accueillis par le monde,
c'est qu'ils ne font pas grand-peur à l'enfer. »
Le chanoine perdait pied
devant la vertu et la mystique de son ami. Mais il était loyal et de ferme bon
sens. S'il ne pouvait le suivre dans les sentiers ardus où il le voyait si
allègrement engagé, du moins pouvait-il lui faire part de son expérience
pédagogique dans la conduite des écoles chrétiennes et l'aider ainsi dans ces
œuvres nouvelles qui l'attendaient à La Rochelle. Il le présenta dans plusieurs
couvents qu'il dirigeait ; il lui demanda même d'adresser la parole à un groupe
de maîtresses d'écoles. Avec enthousiasme, Montfort chanta les gloires de la
virginité embrassée pour être tout à Dieu et aux âmes.
Puis, il conféra sur
tout ce qui concerne l'organisation d'une congrégation enseignante, au point de
vue religieux et pédagogique, s'initiant à tout, prenant avis sur tous les
détails et aimant à dire que t l'expérience est la grande maîtresse de bon
gouvernement ». De retour à La Rochelle, il se souviendra de ce qu'il a vu à
Rouen...
Après ce pèlerinage de
l'amitié où, providentiellement, il a pu ouvrir son âme à celui qui en sera le
meilleur témoin, dans quelques années, il retourne aux œuvres que le Seigneur
lui a inspiré d'entreprendre et qui demeurent toujours, à ses yeux, « l'affaire
de Dieu ».
« Par l'Ave Maria...
»
Non sans nostalgie, M.
Blain voit partir Montfort et le F. Nicolas sur le coche d'eau qui traverse la
Seine et la remonte jusqu'au village de la Bouille, dans un site splendide de
verdure et de pittoresque. A ce passage, il y a foule, car c'est jour de marché
: marchands et paysans, maquignons et harengères grouillent autour des
entassements de marchandises et de petit bétail. Dans le jacassement des
affaires, le Missionnaire entend fuser les propos grossiers et les chansons
lascives. Il n'en faut pas davantage pour le déterminer à une initiative
audacieuse.
Il se met à genoux, en
face du F. Nicolas, et invitant ses voisins à dire le Rosaire avec lui, il en
commence, à voix forte, la récitation. Après un moment de surprise, c'est une
grêle de persiflages et de moqueries. Mais, d'une voix imperturbable, nos deux
passagers continuent leurs Ave jusqu'à la fin du premier chapelet. Un calme
relatif s'étant fait autour de lui, Montfort renouvelle son invitation, et les
rires d'éclater à nouveau, mais plus gênés et plus courts : le respect des
choses de Dieu avait gagné peu à peu sur le respect humain. Tant et si bien
qu'à la fin du second chapelet tous acceptent de s'associer à la fin du
Rosaire. Quand celui-ci s'achève on n'entend plus que le clapotis du fleuve sur
les flancs du coche : la voix du Missionnaire s'élève alors pour rappeler à
cette foule, maintenant respectueuse, que nous sommes tous ici-bas des
passagers en route vers les rives de l'éternité.
Ayant appris cette
prouesse d'une personne qui faisait la traversée, Blain n'a pas manqué de la
relater pour montrer l'influence extraordinaire d'un homme tout rempli de Dieu.
Le fleuve passé, il marche à longues foulées, en direction de Nantes, l'esprit
rempli de ses projets de fondations et y intéressant continuellement le ciel
par la prière. « Il marchait la tête découverte, son chapeau sous le bras, par
respect pour la présence de Dieu, racontera plus tard le F. Nicolas ; et je
crois qu'il ne le perdait jamais de vue... Il lui arrivait même de se
prosterner la tête contre terre, sur la route, pour adorer le Seigneur. »
Et pour endormir la
lassitude, combien de fois ne faisait-il pas le tour de son Rosaire avec son
compagnon ? Celui-ci, à quelques lieues de Nantes, se sentit dans l'impuissance
physique d'avancer. « Alors, ce bon Père — qui voulait sans doute rentrer le
soir à la Cour Catuit — me pria, dit le Frère, avec toutes sortes d'instances
et un cœur tout paternel, de monter sur ses épaules... J'eus bien de la peine à
m'en défendre. Alors, il me fit quitter mon habit qui était fort gros et
embarrassant, le mit sur son épaule, le tenant d'une main, tandis que je
m'appuyais sur l'autre pour marcher. Et cela près de trois lieues... Et comme,
de temps en temps, nous trouvions des groupes de personnes qui venaient de Nantes,
ajoute le Frère, je lui disais : « Mon cher Père, que va dire tout ce monde ? —
Mon cher Fils, répondait-il, que dira notre Bon Jésus qui nous voit ? »
Au lendemain de son
arrivée à Nantes, Montfort court à Pontchâteau, avec le F. Jacques cette fois,
pour en ramener les « figures » de son Calvaire et les mettre en sécurité à
l'Hospice des Incurables. Puis il retourne à Rennes, avec le F. Nicolas, pour répondre
à une promesse qu'il avait faite à M. d'Orville. Depuis sa conversion, ce
magistrat trouvait insupportables les désordres auxquels se livrait une
jeunesse licencieuse sur une place écartée qui entourait sa maison. « Placez
donc une statue de la Vierge au-dessus de votre portail, lui conseille l'homme
de Dieu, et avec votre famille, n'hésitez pas à venir, dans la rue, réciter le
Rosaire devant elle. »
Le soir même, M. de
Montfort inaugura cette pratique et M. d'Orville promit de la continuer. Les
personnes pieuses du quartier s'y associèrent de plus en plus nombreuses. Mais
les libertins, survenant, il fallait les chasser pour que la prière ne fût pas
troublée. Et le gentilhomme que chacun pouvait voir un fouet à la main sentait
son amour-propre mis à rude épreuve.
Un soir, un attelage de
personnes de qualité, dont il est bien connu, vient à passer, pendant qu'il
prie avec les siens. Il voit leur surprise et les entend clabauder : « Voyez
donc le magistrat d'Orville qui récite le chapelet devant sa porte, en
compagnie de quelques bonnes femmes. » Alors, raconte-t-il lui-même, la rougeur
lui monte au front, son cœur se met à battre la chamade, et une sueur abondante
lui coule de tout le corps jusqu'à traverser ses habits. Cependant, fidèle à la
promesse faite au P. de Montfort, il continue de clamer ses Ave Maria de plus
belle. Et il remporta ainsi une double victoire sur le respect humain dont il
fut délivré et sur les impudents visiteurs qui n'osèrent plus reparaître dans
le voisinage.
N'ayant pu obtenir de
prêcher à Rennes, Montfort fit ses adieux à cette ville déréglée dans des
couplets célèbres où il lui prédisait un châtiment exemplaire. Six ans plus
tard, un immense incendie dévorait une grande partie des maisons, pendant dix
jours et dix nuits...
A travers les paroisses
du Nantais et de la Vendée où les foules accourent à son passage, pour
l'entendre encore parler des mystères de Dieu, il rejoint La Rochelle. En trois
mois, il vient de parcourir plus de trois cents lieues !...
XVIII - Les pauvres vont à l'école
Montfort avait participé
activement à l'éducation de ses frères et sœurs, au foyer, et s'était révélé,
au collège, un véritable apôtre de ses camarades. A Saint-Sulpice, l'occasion
lui a été donnée régulièrement de faire le catéchisme à la jeunesse de la
paroisse.
Comme aumônier, à
Poitiers, il est de droit, maître d'école, et il supplie les Administrateurs de
donner aux 200 enfants de l'hôpital un bon maître qui leur apprenne à lire et à
écrire et qui les forme à la piété. En attendant, il s'y consacre lui-même,
avec d'autant plus de sollicitude, que Mgr de la Poype, son évêque, met
l'éducation chrétienne au premier rang de ses devoirs épiscopaux.
Cependant, c'est au
cours de ses missions surtout qu'il touche du doigt la grande pitié des enfants
des campagnes et l'urgente nécessité des petites écoles pour les faire grandir
dans la foi et les bonnes mœurs. Aussi le ministère des catéchismes eut-il ses
préférences et y appliqua-t-il ses Frères le plus possible, selon leurs
capacités. Ce fut surtout le cas du premier d'entre eux, le F. Mathurin, qu'un
ancien biographe présente comme faisant « le catéchisme et l'école », avec M.
de Montfort.
D'ailleurs, n'est-ce pas
la mission que lui a donnée Clément XI ? Et lui qui voyait dans tout pauvre un
autre Jésus-Christ, comment ne serait-il pas attiré par les enfants que le
Sauveur aimait à bénir ? Aussi, « sa première occupation, fut-elle d'établir,
dans le cours de ses missions, des écoles chrétiennes pour les garçons et pour
les filles ». Et il disait que « ces écoles étaient les pépinières de
l'Eglise... où les enfants, comme de tendres arbrisseaux, étaient taillés et
cultivés avec soin et devenaient propres à porter de bons fruits »...
Mais les écoles valent
ce que valent les maîtres. Aussi, à la demande de son évêque, va-t-il se
préoccuper de trouver et de mettre en place des apôtres pour l'enfance.
Fondateur
d'écoles charitables
Tout en étant convaincu
de la valeur missionnaire de l'éducation chrétienne, « il attendait
paisiblement le moment providentiel » de passer à l'action. Or, « un jour,
réfléchissant... aux grands maux que l'hérésie... faisait à La Rochelle,
surtout par le moyen de l'instruction que quelques personnes, infestées de
l'erreur, prétendaient donner à la jeunesse, il lui vint à l'esprit que
l'Etablissement des écoles chrétiennes... serait le remède le plus sûr et le
plus efficace à ce grand mal ».
Il fait approuver son
projet par Mgr de Champflour : Ouvrir des écoles charitables, qui recevront
gratuitement les enfants pauvres, et dans lesquelles la formation sera assurée,
sous le contrôle de l'évêque, par des maîtres et des maîtresses donnant toute
garantie au point de vue de la doctrine et des mœurs. Il songe ici, d'abord, à
ses Frères et aux Filles de la Sagesse.
L'évêque se charge de
procurer les locaux. On les trouve dans la maison de M. Clémençon, le marchand
drapier chez qui le Missionnaire a logé avant de se retirer à Saint-Eloi. Cette
maison est bientôt distribuée en salles de classe, et, au bout de quelques
mois, l'école peut s'ouvrir. Le prêtre qui en assure la direction dit la messe
à la fin de la classe et confesse les enfants, tandis que les maîtres, formés
par le Missionnaire lui-même, se chargent de les instruire.
Avec la précision et la
prudence qu'il a coutume d'apporter dans l'organisation de ses missions,
processions ou confréries, le Fondateur entre dans tous les détails (conditions
d'admission, horaire des classes, programmes des études et des exercices de
piété, récompenses et punitions...), « comme si toute sa vie il avait été
employé à gouverner des enfants ».
Dans chaque salle, neuf
bancs, disposés en gradins, portent le nom des neuf chœurs des anges, en sorte
qu'en enseignant, le maître garde tout son monde sous les yeux. Et sur chaque
banc, un moniteur est chargé de faire répéter et réciter les leçons. Quand il
est à La Rochelle, Montfort vient « tous les jours aux petites écoles pour
styler les maîtres à la discipline et à la méthode d'enseigner ».
Les résultats ne se
firent pas attendre. « Toute la ville, dit un chroniqueur, fut surprise du
prompt changement qui se fit, par ce moyen, dans le peuple. Les enfants,
constamment occupés et retenus, étaient devenus l'édification de ceux dont ils
étaient auparavant le fléau. »
Ainsi, les pauvres vont
être évangélisés et dans un style de pure gratuité. « Il défendit absolument
aux maîtres d'école de ne rien demander aux enfants ou à leurs parents, ni
argent, ni présents, directement ou indirectement, car ce serait une
prévarication notable pour un maître de contrevenir à cette règle. »
Le
premier Missionnaire de la Compagnie de Marie
Mgr de Champflour
invite, un jour, le P. de Montfort à s'occuper d'une région pauvre et
délaissée, au sud-ouest de son diocèse. Sitôt l'école des garçons lancée, il
s'y rend, par des chemins de traverse quasi impossibles en cette saison
d'hiver. A Fouras, au milieu de gens ignorants, durs, enfouis dans leurs soucis
matériels, dans l'île d'Aix, où toute la garnison, officiers en tête, vient à
la mission, et dans plusieurs autres paroisses, aux mœurs déplorables, où les
gens font pâturer leurs bestiaux dans le cimetière et se servent de l'église
comme d'une grange pour y battre et serrer leurs récoltes, il doit faire
péniblement son œuvre d'évangélisation, toujours avec le même entrain
apostolique.
Rappelé à La Rochelle
pour y installer ses Sœurs, il y multiplie ses prédications. Pendant le sermon
qu'il fait le 2 février, chez les Dominicains, on le voit se transformer et
s'envelopper d'une nuée rayonnante à tel point que l'assistance continue
d'entendre sa voix sans apercevoir ses traits. Au cours d'un autre sermon, chez
les Sœurs de la Providence, il s'arrête, tout à coup, pour dire : « Je sens que
la Parole de Dieu me revient. Il y a ici quelqu'un qui me résiste, mais cet
homme ne m'échappera pas ! » Or, dans l'auditoire, un jeune prêtre, qui vient
d'entrer, se sent intérieurement visé par cette apostrophe.
Ancien élève du
Séminaire du Saint-Esprit, où il se trouvait, en 1713, lors de la visite de
Montfort, il a demandé à l'Archevêque de Paris des pouvoirs pour partir aux
Missions étrangères et il arrive à La Rochelle en vue de s'y embarquer pour les
Indes. Inquiet sur la validité des pouvoirs qui lui ont été accordés, il
cherche à consulter, auparavant, Mgr de Champflour et M. de Montfort. Et c'est ainsi
qu'il est entré, fortuitement, dans cette chapelle au moment d'un sermon.
Rejoignant le
Prédicateur à la sacristie : « Sans doute est-ce moi que visait votre
apostrophe ? », lui demande-t-il. Et d'expliquer son cas. Montfort venait de
lire une lettre dans laquelle un prêtre, qui avait promis de l'aider, se dérobait...
« Vous êtes le remplaçant que le Bon Dieu m'envoie, lui dit-il, tout de go. Il
faut que vous veniez avec moi pour que nous travaillions ensemble ! —
Impossible ! Je suis engagé sur un vaisseau comme aumônier. Le capitaine m'a
avancé cent écus... — Qu'à cela ne tienne ! Monseigneur lui remettra cet
argent... »
Et M. Vatel — c'est le
nom de ce jeune prêtre — qui connaît bien les intentions et les projets de
Montfort, se laisse conduire chez Mgr de Champflour. L'évêque confirme la
décision prise et avance de quoi désintéresser le capitaine... C'est ainsi, que
sur l'appel impératif de l'homme de Dieu, il va désormais être son fidèle
auxiliaire et le premier membre de la Compagnie de Marie.
La
Sagesse à La Rochelle
De Saint-Lô, Montfort
avait écrit à Sœur Marie-Louise pour lui demander de se préparer à quitter
l'hôpital de Poitiers et de venir à La Rochelle faire l'école aux petites
filles. D'hospitalières, devenir enseignantes, et dans une autre Province,
c'est, pour les Sœurs, une double inconnue qui les jette dans le trouble et
l'hésitation.
Courant d'une mission à
l'autre, Montfort attendait la réponse de ses Filles. Au bout de quelque temps,
il leur mande, à nouveau, de la part de Monseigneur, cette fois, « de venir
commencer l'ouvrage tant désiré » des écoles, même s'il faut vaincre beaucoup
de difficultés et prendre « une route toute parsemée d'épines et de croix ».
Ces « épines », pour
Marie-Louise, c'est sa mère qui se refuse à la laisser partir, et son père qui,
tout en acquiesçant, demande que l'évêque promette aux deux Filles de la
Sagesse « entretien et protection ». Ce sont aussi les administrateurs qui ne
consentent pas à perdre celle qui est la clef de voûte de l'organisation dans
l'hôpital. Et encore Mgr de la Poype, l'aumônier, Catherine Brunet elle-même,
désorientée par cette obédience...
Un tel barrage eût été
infranchissable si Marie-Louise n'eût entendu
de son confesseur le P. Carcault, ces mots décisifs : « Allez, de ce pas,
arrêter deux places dans le coche... Et partez, aujourd'hui même ! » Alors,
tous les obstacles s'effondrèrent comme château de cartes. Et ce fut la
généreuse Catherine, elle-même, qui poussa sa Mère dans la voiture, en criant :
« Fouette, cocher ! »
A La Rochelle, déception
! Pas de Père pour les accueillir, ni de maison prête pour les recevoir. Sous
un toit d'emprunt, elles se posent questions sur questions, auxquelles le Père,
en pleine mission à Taugon, ne peut répondre que par lettre, de manière brève
et austère.
Et pourtant son cœur est
près de ses Filles dans la peine... Il ne tarde pas à les rencontrer
longuement, d'ailleurs, dans le recueillement du Petit-Plessis, maison de
campagne des Jésuites. Alors, exultant, il leur dit que l'heure de la
Providence est venue. Et nommant Marie-Louise Supérieure, il lui montre dans
l'aire, une poule qui rassemble ses poussins sous ses ailes : « Voyez, ma
Fille, avec quelle bonté elle en prend soin ! C'est ainsi que vous devez vous
comporter avec toutes les Filles dont vous allez être la Mère ! »
L'école des Sœurs se
remplit vite des petites pauvres de la ville. Le Père y multiplie ses visites
pour voir si tout s'y déroule bien selon les règles qu'il a données. Sa joie
est grande d'entendre des enfants s'interpeller dans la rue : « Où vas-tu à
l'école ? Chez les Filles de la Sagesse ! » En plus du dépouillement et de
l'austérité de leur nouvelle vie, il y eut, au début, la lassitude des longues
journées avec de petites filles déguenillées et turbulentes. Mais cela dura peu
et, dans la ville, on ne tarda pas à admirer l'éducation donnée dans l'école
des Sœurs.
Si bien que, la même
année, deux postulantes s'ajoutent à leur Communauté. En même temps qu'il leur
promet la robe grise, le Fondateur met au point, dans sa solitude priante, ces
Règles d'une haute inspiration et d'une admirable mesure, qui seront le grand
instrument de sanctification des phalanges à venir. Dûment examinées par le P.
Recteur des Jésuites et approuvées par Mgr de Champflour, il les présenta à
Marie-Louise, en disant : « Recevez cette Règle, ma Fille, observez-la et
faites-la observer à celles qui vivront sous votre conduite. »
Les Sœurs s'appellent
désormais « la Communauté de la Sagesse pour l'instruction des enfants et pour
le soin des pauvres ». Les enfants sont là entre leurs mains et bientôt elles
retrouveront les pauvres, qu'elles ont momentanément quittés, à l'hôpital de La
Rochelle et à celui de Poitiers...
Sur les
brisées du diable
Le Vendredi Saint de
1715 Montfort commence à Saint-Amand-sur-Sèvre une mission qui va durer plus de
40 jours. Le diable, exploitant la crédulité de ce peuple avait brouillé
inextricablement les familles entre elles. On s'y accusait mutuellement de se
livrer à des maléfices et de jeter des sorts sur les récoltes, les bestiaux et
les personnes elles-mêmes.
Dans ces superstitions,
le Missionnaire a flairé tout de suite les influences du Malin qui cherche à
maquiller la foi vivante des chrétiens et à semer dans leurs cœurs l'ivraie
vivace des inimitiés. Sur une femme qui a des comportements étranges, il croit
même devoir pratiquer les exorcismes prévus par l'Eglise. Et quelle n'est pas
sa surprise de l'entendre lui répondre en latin à toutes les questions qu'il
lui pose. En offrant pour elle le Saint Sacrifice et en l'associant à sa prière
par quelques exercices de piété, il la débarrasse d'infestations suspectes et
la rend saine et joyeuse à sa famille.
Le diable a beau jeu
quand il peut pêcher dans l'eau trouble de la religiosité populaire : la foi,
la prière, les sacrements eux-mêmes se contaminent d'esprit magique et finissent
par faire bon ménage avec les pires désordres. Aussi, pour éclairer ces braves
gens, le Missionnaire expose, à loisir, la doctrine chrétienne sur les démons
et leurs œuvres de ténèbres, et leur montre comment se dégager de leurs
emprises funestes.
En même temps, il leur
fait toucher du doigt la présence agissante du Dieu d'amour. On lui amène des
malades, il récite sur eux une page d'évangile, et plusieurs s'en retournent
guéris. Les voisins qui vivent dans une méfiance réciproque sont invités à
renoncer à toute vengeance occulte et à faire publiquement leur réconciliation.
Et tous doivent contribuer à nourrir les pauvres de la paroisse : sur une
table, bien en vue dans l'église, les familles viennent, tour à tour, déposer
un pain aux pieds du Saint Enfant Jésus. Un autre jour, hommes et jeunes gens
se rassemblent avec outils et attelages, pour entourer le cimetière d'un mur
qui empêchera le bétail de venir paître sur les tombes, ou pour édifier un
calvaire ou une chapelle à la Vierge devant laquelle commence aussitôt la
prière quotidienne du Rosaire.
Ainsi, émergeant des
pénombres douteuses propices aux diableries, Saint-Amand, en ces fêtes de
Pâques, fleurit dans un véritable climat d'évangile. Contagieuse, la confiance
gagne les paroisses voisines, et bientôt l'église est insuffisante pour les
prédications. Entraînant les foules à sa suite, Montfort plante sa chaire au
pied d'un grand arbre. Et comme on s'en rapproche le plus possible pour ne rien
perdre du sermon : « Ne vous pressez pas tant, crie-t-il. Dieu m'a donné la
grâce de me faire entendre de tout mon auditoire. »
N'ayant comme
auxiliaires que deux jeunes prêtres, il a dû assumer tous les sermons et tous
les catéchismes. Et c'est à bout de ses forces que, la mission finie, il
rejoint le château de la Treille, près de Cholet, où Mlles de Bauveau lui
offrent une résidence pour s'y reposer. Mais à peine y est-il rendu que les
fidèles de La Séguinière courent à lui : comment refuserait-il d'aller prier
avec eux et de les exhorter devant Notre-Dame de Toute-Patience ? Les
rassemblements deviennent tels qu'en accord avec le clergé il organise avec
gens en costumes, militaires, musiciens une procession générale fort colorée, à
laquelle toute la région accourt et participe...
Son véritable repos, il
va le prendre sur les routes en se rendant à pied, d'abord à Nantes où
plusieurs œuvres, confréries, hospice, école attendent ses directives ; puis,
de là, à Fontenay-le-Comte, capitale du Bas-Poitou, qui va être, pendant cette
fin d'année, le théâtre de son apostolat.
Dans la
capitale du Bas-Poitou
Sur les dernières
collines du Bas-Bocage, d'où descend la rivière Vendée, la Réforme a poussé de
vigoureuses racines. Encore vivace, l'hérésie suscite une opposition diffuse et
amère contre tout ce qui est catholique. Par Mervent, où il se fait la main à
ce milieu nouveau, Montfort arrive à Fontenay où il a promis de commencer ses
prédications le 25 août. L'affluence est telle qu'il ne retient que les femmes
pour une première mission.
En raison d'un prochain
changement de garnison, les soldats, cependant, obtiennent de participer à la
mission des femmes. Cela entraîne une aventure qui va faire grand tapage dans
la ville. Tout était fort bien parti. Le commandant, aussi chatouilleux
d'humeur que d'honneur, faisait conduire ses hommes à l'église Saint Jean où
une place leur était réservée. Montfort leur donnait même une part active dans
la mission : l'un d'eux, de sa voix d'or, entonnait les cantiques et souvent la
musique les accompagnait. Puis n'avait-il pas composé, pour eux, un chant dont
l'allure martiale plaisait à tous ?
Un soir, le commandant
est lui-même au fond de l'église et s'y tient négligemment, accoudé sur le
bénitier. Rentrant par la même porte, Montfort voit, de dos, cet homme qui,
ayant gardé son chapeau sur la tête, s'administre de bonnes prises de tabac,
éternue bruyamment et rit avec désinvolture. Sans l'avoir reconnu, il va vers
lui et lui rappelle que la mission est réservée aux femmes. Piqué de la
remarque, l'homme se redresse et réplique avec éclat :
« Pour qui me
prenez-vous ? Cette église est à tout le monde et j'ai autant de droits de
rester ici que vous... » Et la main à la garde de son épée, comme pour défendre
sa place : « Je ne sortirai pas d'ici », cria-t-il.
Surpris par cette
réaction violente, Montfort dit : « Soit ! Restez pour aujourd'hui, mais n'y
revenez pas demain ! Après cette mission, j'en ferai une pour les hommes... »
Le commandant vit-il,
dans cette concession, un manque de parole ? « Je reviendrai demain, malgré
vous, cria-t-il, d'une voix tonitruante et rouge de colère... Les églises ne
sont pas faites pour les chiens, mais pour les chrétiens ! De quel droit
pourriez-vous m'en empêcher ?
— Au moins, Monsieur,
dit le Missionnaire, suppliant, n'y commettez point d'immodesties... »
Mais l'officier ne
prisait pas plus les avertissements que les ordres... Et, en lançant une bordée
d'injures, il sort à moitié son épée et menace d'en percer le pauvre prêtre
qui, sans mot dire, se met à genoux et baise la terre en expiation de cette
colère impie...
A ces altercations,
l'assistance avait reconnu la voix du commandant et commençait à craindre, car
sa fureur allait croissant. Des femmes accoururent alors, cherchant à entourer
le Père et à refouler l'officier. Il n'en fallut pas davantage pour le rendre
plus agressif encore contre le missionnaire. Il se jette brutalement sur lui,
et le prenant à la gorge, il lui assène deux coups de poings si violents que M.
de Montfort se sent défaillir et s'écrie : « Femmes, à moi ! »
« Soldats, à moi ! »
lance, de son côté, le commandant. Aussitôt, dans l'église, ce fut une affreuse
mêlée avec des cris épouvantables. Tremblant de peur et craignant le pire pour
M. de Montfort et pour les femmes, M. des Bastières — c'est lui qui l'avoue —
se précipita du sanctuaire dans la sacristie pour s'y réfugier. Deux soldats,
qui connaissaient les fureurs de leur chef, l'y suivirent, le suppliant de
témoigner qu'ils étaient innocents du meurtre qui allait se commettre... Et,
traînant des meubles devant la porte, ils se barricadèrent et attendirent...
Au bout d'un quart
d'heure cependant, il se fit un profond silence...
Ouvrant la porte, M. des Bastières vit les femmes, à leur place, et M. de
Montfort en chaire, pâle comme un mort, mais calme et souriant. Il prêcha
pendant une heure avec la même présence d'esprit que d'habitude...
Mais l'officier et ses
soldats, repliés dans le cimetière, l'attendaient à sortir, sabre nu à la main.
Nouvelle scène des femmes qui supplient M. de Montfort de ne pas quitter
l'église... S'étant décidé à partir quand même, il passa au milieu des injures
et se rendit à la Providence, escorté par une troupe féminine.
Faisant alors cerner la
maison du missionnaire par un peloton de soldats qui avaient l'ordre de le
garder prisonnier, le commandant du Ménis partit faire son rapport à l'évêque,
en vue d'obtenir une condamnation. Or, le lendemain matin, le prisonnier, sans
que personne l'ait vu sortir de chez lui, se présentait, à la sacristie, pour
dire sa messe à l'heure habituelle. Et la condamnation ne vint pas. Mgr de
Champflour ne voulut pas se prononcer sans entendre l'accusé. Et c'est le curé
de Saint-Jean qui l'informa exactement des faits.
Même justifié aux yeux
de tous, le missionnaire n'en pleurait pas moins le départ des soldats qui, non
seulement ne reparurent pas à la mission, mais durent, selon l'ordre de leur
chef vindicatif, se rassembler dans une maison voisine de l'église pour y jouer
et chanter des airs profanes, afin de braver le Père et de troubler les
cérémonies.
Cependant Dieu ne manqua
pas de consoler son apôtre de l'hostilité ouverte ou cachée de ses ennemis, en
multipliant, sous ses pas, les signes de sa puissance et de sa miséricorde. La
fille du trésorier de l'église, sur laquelle il récite un évangile, se relève
guérie d'une longue maladie ; deux personnes en vue dans la société de Fontenay
abjurent le protestantisme ; un grand chaudron populaire, alimenté par les
aumônes de tous, permet de nourrir les pauvres de la ville et de les avoir tous
au catéchisme... Enfin, un grand calvaire est planté, au pied duquel viendront
prier les Vendéens de l'Armée catholique et royale aux jours sombres de la
Révolution.
L'Ermite
de Mervent
Au début de l'été,
Montfort avait prêché une mission à Mervent, petite paroisse pauvre dans un
cadre pittoresque de forêt, entre les deux affluents de la Vendée, la Mer et le
Vent. Après y avoir restaure laborieusement l'église paroissiale et la foi des
âmes, et non sans y accomplir maints prodiges qui ajoutent encore à sa
notoriété, il s'éprend à nouveau de solitude et de vie cachée, loin des vains
bruits du monde. Besoin de repos physique, attrait de l'intimité de Dieu et de
Notre-Dame, aspiration d'une âme toute surnaturelle à respirer plus
profondément dans une prière que rien ne brise ou ne détende ? Tout cela à la
fois, sans doute.
Or la forêt est là,
toute proche, qui l'invite à entrer dans ses sentiers secrets, sa lumière verte
et sa paix végétale. Avec l'agrément de Mgr l'évêque et de l'Intendant des
Finances — car c'est le domaine royal — il élit domicile sur un versant abrupt
appelé la Roche aux Faons. En juillet, la température est douce : il aménage
une grotte pour y prier, écrire et dormir. Au-dessus, une clairière, où il peut
jardiner en écoutant chanter les oiseaux et les mille bêtes de l'herbe. Il rêve
d'y bâtir une chapelle et, en attendant, il y dresse une croix rustique.
Quelques mètres plus bas, une source, dont il capte l'eau dans un bassin de
granit. A travers les fûts de chênes et de châtaigniers, des échappées
lumineuses sur une étroite vallée au fond de laquelle on entend le tic-tac du
moulin de Pierre-Brune.
Par les prés, chaque
matin, il se rend à l'église pour y célébrer sa messe. Et c'est ensuite une
longue journée de contemplation dans ces décors naturels où tout lui rappelle
la vertu, « les rochers, la constance, les bois, la fécondité, les eaux, la
pureté, et les oiseaux, la diligence », où tout lui découvre « la trace
constante » du Créateur :
Joignons-nous,
chastes tourterelles,
Gémissons dans ce désert,
Gémissons dans ce désert,
Soupirons de
concert,
Vers Dieu,
vers la vie éternelle.
Quand je
vois la vitesse
De ce petit
levraut,
J'accuse ma
paresse
A chercher
le Très-Haut.
Après la mission de
Fontenay, l'homme de Dieu revient dans cette solitude qu'il aime. Et les gens,
heureux de son retour, lui apportent volontiers de la nourriture et lui offrent
leurs services. La grotte ouvrait sur le nord et le vent s'y engouffrait
brutalement. Des équipes vinrent avec des outils et des matériaux : après avoir
fait sauter quelques souches elles entreprirent d'élever une murette protégeant
l'entrée de la grotte...
Les écoles de La
Rochelle et une retraite aux religieuses de Notre-Dame à Fontenay l'arrachèrent
de nouveau à son ermitage. Quand il y revint, les feuilles avaient pris leurs
riches couleurs d'automne avant de mourir. Puis, pendant le mois d'octobre, il
doit reprendre encore son dur labeur de missionnaire dans la paroisse voisine
de Vouvant. Mais, pour la première fois, c'est avec deux prêtres qui formeront
le premier noyau de la Compagnie de Marie, MM. Vatel et Mulot.
En y arrivant, dit une
tradition locale, il frappe à la porte de la mère Imbert et lui demande à
manger pour l'amour de Dieu. « Hélas ! je n'ai rien à vous offrir ! gémit la
vieille femme. — Que si ! lui dit le Père. Il y a un magnifique cerisier dans
votre jardin. Allez donc y cueillir des cerises pour nous rafraîchir. » Croyant
à une plaisanterie et cependant aguichée par une telle promesse, elle va voir
et revient toute joyeuse : « C'est vrai, dit-elle. Mon cerisier est en fleurs !
— H y a même des fruits, affirme Montfort, retournez voir ! » De fait, il y
avait une belle récolte de cerises dont la mère Imbert remplit un panier pour
ses hôtes, à qui elle servit aussi un bon repas. Sitôt les missionnaires
sortis, elle courut encore au jardin, mais, hélas ! il ne restait plus sur son
cerisier que des feuilles couleur d'automne...
L'accueil réticent de la
mère Imbert marquait déjà celui de la paroisse de Vouvant où le diable tenait
en mains bien des gages. Un autre signe en fut donné dans une jeune fille, très
pieuse pourtant, dont les faits et gestes révélaient une influence occulte.
Soumise aux exorcismes, dans l'église, elle s'écria : « Tu crois être seul avec
moi, mais tu te trompes ; il y a des malins dans le clocher qui veulent savoir ce
que tu diras et ce que je te répondrai. » On ne tarde pas à y découvrir
quelques libertins qui s'en échappent tout penauds. L'homme de Dieu comprend
que le diable veut s'amuser de lui, et il se lance à fond dans la mission que
bloquent des pécheurs scandaleux. Et c'est la possédée qui, en dénonçant
publiquement certains de leurs crimes, provoque la conversion de plusieurs
d'entre eux.
Mais après avoir semé
dans les larmes, le missionnaire voit se lever de beaux témoignages
évangéliques dans les Associations qu'il vient de fonder. Et grâce à la
libéralité de Mme de la Brûlerie, de la lieutenante de Vouvant et d'une bonne
femme, il reçoit en legs deux boisselées de terre et deux maisons dans
lesquelles il songe déjà à rassembler ses Pères et ses Frères en communauté,
ainsi que cela ressort de son Testament.
Ce projet de s'installer
à Vouvant souda-t-il entre elles les oppositions larvées de ses ennemis dans la
région ou déclencha-t-il l’intervention d'une administration pointilleuse
contre les aménagements de son ermitage dans la forêt ? Toujours est-il que le
28 octobre, comme il achevait d'entourer sa grotte en vue de l'hiver, trois
agents du Roi se présentèrent pour enquêter... Ils finirent par dresser un long
et ridicule procès-verbal constatant qu'il y avait « usurpation de Sa
Majesté... ».
S'ils réussirent à ôter
au vagabond de Dieu jusqu'à la pierre sur laquelle, dans ce coin délaissé du
domaine royal, il espérait reposer sa tête, ils ne purent effacer, cependant,
le souvenir de son pieux séjour en ce lieu qui est toujours demeuré, depuis, la
Grotte du Père de Montfort...
XIX - Vers les lendemains de Dieu
A Fontenay, pendant la
retraite aux religieuses de Notre-Dame, un jeune prêtre s'était présenté à M.
de Montfort : il s'appelait René Mulot et venait de Saint-Pompain où son frère
était curé. Comme vicaire à Soullans, dans le diocèse de Luçon, il s'était
entretenu souvent du grand missionnaire avec M. le Curé de La Garnache, son
voisin. Et les fruits extraordinaires des récentes missions de Fontenay, son
pays natal, lui avaient fait concevoir pour lui la plus fervente admiration.
Aussi est-ce par son
entremise que son frère le demandait pour une mission dans sa paroisse. A la
requête qu'il lui en présentait, Montfort s'excusa d'abord... Mais comme il la
renouvelait avec insistance : « J'irai à Saint-Pompain, lui dit-il, si vous
acceptez vous-même de travailler avec moi, le reste de vos jours. » La
condition posée — le don total de soi-même dans le dur labeur missionnaire —
était paradoxale pour ce petit vicaire timide et maladif. Cependant, pour
réussir dans sa démarche, il n'osa refuser tout à fait... Il se contenta
d'objecter. « Asthmatique et à moitié paralysé comme je suis, et avec de
continuels maux de tête, je ne vois pas quel auxiliaire je pourrais être pour
vous ! — Ayez confiance ! reprend Montfort. Dès que vous commencerez à
travailler au salut des âmes, tous vos maux disparaîtront. »
Et c'est ainsi qu'avant
d'amener M. de Montfort à Saint-Pompain, le jeune vicaire au repos s'en était
allé, avec M. Vatel, à la mission de Vouvant, dans laquelle, un mois durant, il
avait vécu dans l'intimité du Père et la confidence de ses projets...
Par le
moyen des cantiques
Dès ses débuts, Montfort
a eu l'intuition des puissances de rêve, de communion et d'action contenues
dans le chant populaire. Aussi l'avons-nous vu faire chanter les foules suivant
les circonstances et les besoins de ses auditoires. A la fin de sa carrière, il
est passé maître en l'art du cantique qui plaît, qui éclaire et qui entraîne. C'est
ce que nous allons constater à Saint-Pompain où il arrive au début de décembre
1715.
Les premiers frimas l'y
ont précédé et les gens sont au coin du feu. Ni leur souci de la religion,
émoussé par une vie molle, ni le zèle de leur curé, plus fonctionnaire correct
que véritable pasteur d'âmes, ne sont suffisants pour les en arracher. Voici,
pour ébranler cette inertie, le « Réveil-matin
de la Mission » que le F. Jacques s'en va chanter, de sa belle voix, à
travers le bourg et les hameaux :
Chers
habitants de Saint-Pompain,
Levons-nous
de grand matin :
Dieu nous
appelle à son festin.
Cherchons la
grâce,
Qu'il vente
ou qu'il glace,
Cherchons la
grâce et l'amour divin !
Remuez-vous,
gens paresseux,
Malgré
l'éloignement des lieux,
Cherchons la
grâce à qui mieux, mieux.
Cherchons la
grâce,
Qu'aucun ne
se lasse,
Cherchons la
grâce, achetons les cieux !
Mis en bonne humeur et
en curiosité par ces couplets qu'ils se renvoient de porte à porte les
paroissiens viennent à l'église de plus en plus nombreux. Mais il y a un gros
obstacle à une véritable communion chrétienne entre eux : l'inimitié
scandaleuse entre le curé et deux personnes influentes, dont le fermier
général. Un matin, Montfort aperçoit celui-ci dans l'église où il récite
pieusement son chapelet avec l'assemblée. Après l'avoir instamment recommandé à
Marie, il se dirige vers lui, l'embrasse, le félicite de l'édification qu'il
donne à la paroisse, puis ajoute discrètement : « Ne voulez-vous pas aussi
pardonner aux deux personnes que vous savez ? » Pris de court, l'homme promet,
sur-le-champ, de faire cesser le scandale. Et, de fait, il ne tarde pas à
inviter à sa table et à traiter en amis ceux que, depuis longtemps, il ne
cessait de maudire...
Cependant, M. le Curé
lui-même n'est pas entré dans le climat de la mission. Il assiste à tous les
sermons, sans doute, car il est soucieux d'une certaine façade, mais son cœur
est sans foi, sans piété et sans amour. Or, un soir, du fond de l'église, monte
la voix chaude et mélodieuse du F. Jacques entonnant le cantique : « J'ai perdu
Dieu par mon péché. » Les couplets se succèdent, bouleversant le cœur du curé
dans sa stalle. A la fin du sermon qui suit, sur le péché mortel, il n'y tient
plus et va se jeter aux pieds du missionnaire pour lui faire, en larmes, la
confession générale de sa vie. « C'est le cantique du F. Jacques qui a opéré ma
conversion », dira-t-il souvent, plus tard.
Pour les enfants que le
F. Jacques prépare aux fêtes de Noël, Montfort compose cet autre cantique de
naïve tendresse qui fait merveille sur leurs lèvres : « Que j'aime ce divin
Enfant ! » Et l'on imagine sans peine, au milieu de l'assemblée ravie,
s'avançant vers la crèche où trône le « Petit Jésus », la pieuse théorie des
garçons et des filles qui chantent, tour à tour, de leurs voix pures : « Je
l'aime ! Je l'aime / » De telles heures font jaillir une vie nouvelle dans le
cœur de tous. Et quand, à la piété des enfants, s'ajoute l'édification donnée
par les Pénitents et les Vierges, dans toute la ferveur de leur premier engagement,
c'est avec d'autres yeux que le curé lui-même regarde ses paroissiens.
Il y avait encore un
point noir à l'horizon, le dernier dimanche de l'année. Ce jour-là, de temps
immémorial, se tenait une grande foire où non seulement la religion ne comptait
guère, mais où l'on dansait et s'esbaudissait beaucoup plus qu'on ne traitait
d'affaires. Comment faire cesser cette profanation du jour du Seigneur ? S'il
était possible d'obtenir ce renoncement d'une paroisse en mission, comment
empêcher les charlatans, colporteurs et danseurs d'envahir les rues et places
ce dimanche-là ? Hardiment, Montfort va le tenter.
Dans une procession
qu'il organise, toute la paroisse doit, en priant et chantant, sillonner les
lieux de la foire le temps qu'il faudra pour submerger forains et badauds. Et,
pour donner du mordant aux fidèles, voici encore un cantique de circonstance :
« La déroute des danses abominables et foires païennes de Saint-Pompain. »
C'est un chant de combat pour ceux qui seront dans le défilé et une leçon pour
ceux qui le verront passer. Et c'est ainsi que, à l'heure de l'affluence, les
paroissiens en bel ordre, derrière leur croix et leurs bannières, obligèrent la
foule frivole et ses amuseurs à déguerpir, comme devant une charge de police.
Quand on a engagé une
population dans de tels partis pris, on peut lui demander de suivre la croix
pieds nus, en plein hiver, et de la planter chez elle dans un dernier triomphe.
Là encore, payant d'exemple, l'homme de Dieu prêche dans la cour du château,
huche sur des fagots d'épines et, les pieds sanguinolents, marche en tête du
cortège en chantant : « Vive Jésus ! vive sa Croix ! » M. Mulot, témoin du
renouveau chrétien suscité en quelques semaines à Saint-Pompain, se félicita
d'y avoir appelé le P. de Montfort. Et il comprit mieux, lui-même, après cette
expérience missionnaire, vers quel avenir apostolique Dieu l'appelait.
Les
souvenirs d'une châtelaine
De Saint-Pompain
Montfort se rendit à la paroisse voisine de Villiers, en portant la Bible en
procession, sous un dais, comme le Saint Sacrement. C'était dans ce pays rempli
de huguenots, une manière d'affirmer le culte rendu, par les catholiques, à la
Parole de Dieu. La châtelaine du lieu, Mme d'Orion, nous a laissé quelques
instantanés curieux des faits et gestes du missionnaire.
Comme elle a entendu
beaucoup de « mômeries » et « d'étrangetés » sur son compte, elle décide
d'abord de se tenir à l'écart de la mission. Cependant, « pour le bon exemple
», elle vient, avec son mari, résider dans le bourg même, non sans se promettre,
d'ailleurs, de belles occasions de divertissement. On devine avec quelle malice
fureteuse cette jeune femme de 25 ans a dû ouvrir les yeux...
Elle est assidue aux
trois sermons quotidiens et aux repas que Montfort prend, chez elle ou dans la
maison de sa belle-mère. « Avec un ou deux pauvres à ses côtés qui, parfois,
étaient bien dégoûtants, il partageait tout ce qu'on lui servait, et toujours
il leur donnait ce qu'il croyait être le meilleur morceau... Les grâces dites,
il les embrassait et les conduisait jusqu'à la rue, son chapeau sous le bras...
»
Un jour, profitant de
son absence, elle soulève la couverture de son lit et s'aperçoit, avec frayeur,
qu'il couche sur des fagots de sarments... En dépit de sa vie austère,
toutefois, et de ses longues oraisons, elle trouve « cet homme très gai dans
ses conversations, et tout aussi amusant qu'édifiant »... Pour tâter son
humeur, elle badine souvent, lance des propos mondains ou des ritournelles
légères, mais loin de s'en effaroucher, ce « bon prêtre » ne lui fait que « des
réparties souriantes ou des morales très douces... »
En face de cet homme qui
a « grand air » et dont la personnalité est, à la fois, si sincère et si
accorte, la voilà, au bout d'une quinzaine, prise d'une telle sympathie qu'elle
entre à fond dans la mission. Il est tellement évangélique en chaire et au
saint tribunal où il apparaît « comme un ange de Dieu » ! Aucune étroitesse,
aucune rigidité, aucun mauvais scrupule dans ses propos ou ses relations avec
autrui. On le sent d'une fermeté de roc, certes, mais aussi d'une spontanéité
d'enfant et d'une telle douceur qu'on se confie à lui, d'emblée...
« Le jour de carnaval,
il fit planter des croix au village de Champ-Bertrand, chez Mm° de la
Porte-Bouton... qui nous donna tous à dîner, ce jour-là... soit à plus de cinq
à six cents personnes. Il y vint, entre autres, une dame et un chevalier...
qui, lorsque Montfort fut monté au pied de la croix... pour exhorter le
peuple... lui dirent toutes sortes d'invectives, l'appelant antéchrist, lui disant
qu'il séduisait le peuple pour avoir de l'argent, et mille autres choses,
pendant plus d'un quart d'heure... »
« M. de Montfort resta
comme un terme, les deux mains jointes et son bonnet dessus, les yeux baissés
comme s'il avait écouté quelque discours utile au salut de son âme, jusqu'au
moment où les deux personnes furent lasses de parler. Alors, il descendit... et
se jeta à leurs genoux, leur demandant pardon de les avoir scandalisés et de
les avoir portés à tant offenser Dieu... Ils eurent tant de honte qu'ils
s'enfuirent sans dire mot. Et M. de Montfort ne voulut jamais que, pendant le
dîner, on en dît un seul mot. »
La bonne châtelaine se
souvient encore d'une chose extraordinaire qui eut lieu, un jour où elle avait
reçu à dîner un groupe de prêtres et quelques gentilshommes. En sortant de
cette société où il s'était montré très aimable, Montfort s'était retiré dans le
jardin... Or, à ce moment, Mme d'Orion remarque les va-et-vient insolites du
domestique : ouvrant la porte du jardin il s'arrête soudain et la referme
doucement ; puis, après un temps, il revient et, la porte entrebâillée, il
demeure captivé par quelque spectacle, avant de s'en retourner tout pensif et
de disparaître dans l'écurie des chevaux. C'est là que Mme d'Orion le
rejoint... Assis sur le coffre d'avoine et les yeux rêveurs : « J'ai eu grand
peur, dit-il, j'ai vu M. de Montfort dans l'allée des charmilles, les bras en
croix et à genoux deux pieds au-dessus du sol... »
C'est ainsi que le
serviteur de Dieu quittait la compagnie des hommes pour fréquenter une autre
société invisible dans laquelle il prenait ses inspirations et ses ordres. Sans
doute est-ce alors qu'il apprit ce qu'il devait révéler à Mme d'Orion en lui
faisant ses adieux : « Je mourrai avant que l'année soit finie. »
Dernier
pèlerinage à Notre-Dame des Ardilliers
De retour à
Saint-Pompain, devant le dernier horizon de son voyage en ce monde, il évoque
l'avenir de son apostolat avec ses deux auxiliaires. De toute urgence, il faut
mettre sur pied une équipe de missionnaires. Il en écrit à M. Caris, à Paris,
et il lui demande s'il n'y a pas, au Séminaire du Saint-Esprit, quelques bons
ecclésiastiques qui voudraient s'associer à ses travaux...
Cependant, comme c'est à
Dieu lui-même de choisir l'heure et les moyens de réaliser ce dessein, il songe
surtout à lancer vers le ciel un grand assaut de supplications. A la « prière
embrasée » qui ne cesse de le brûler intérieurement, il unit les implorations
ferventes des Pénitents blancs de Saint-Pompain. Ceux-ci acceptent d*e faire un
pèlerinage à Notre-Dame des Ardilliers, sous la conduite de MM. Mulot et Vatel,
pour obtenir de la Vierge, avec le don de Sagesse pour eux, des missionnaires
qui aillent militer sous ses étendards.
Cette route mariale,
selon Montfort, doit être une communauté chrétienne en marche. Son excellence
vient de ce que l'homme y est déraciné de son confort quotidien et obligé de
s'en remettre à la Providence, à chaque pas, et aussi de la prière faite en
commun, de la charité mutuelle, ainsi que de la mortification et de
l'obéissance qu'elle oblige à pratiquer à longueur de jours. Dans ce but, il
donne aux pèlerins, un règlement qui prescrit, du lever au coucher, tout ce
qu'ils auront à faire.
Dans leur marche vers le
sanctuaire, ils auront à traverser la ville de Saumur. Quand ils y entreront, à
l'aller comme au retour, ils marcheront pieds nus, deux à deux, en récitant le
rosaire ou chantant des cantiques, sans se mettre en peine des railleries des
libertins auxquels ils ne répondront que par leur modestie, leur silence et
leur joie divine. « S'ils font voyage de cette manière, je suis persuadé qu'ils
seront un spectacle digne de Dieu, des anges et des hommes. » De fait, une
semaine durant, les trente-trois Pénitents couvrent 30 kilomètres par jour dans
les conditions prévues, sauf un bon vieillard goutteux qui tint à suivre le
cortège, mais à cheval. Et ce fut une grande édification pour les gens des
villages et des bourgs qui accouraient à leur passage.
Après une profonde
retraite, Montfort voulut aussi se rendre à Saumur, accompagné de quelques
Frères. Au soir de sa vie apostolique, quelle joie, pour lui, de revenir saluer
Celle qui en a béni les commencements, et de lui faire hommage de sa gerbe,
comme le moissonneur qui arrive au bout de son sillon ! En retour, la Vierge le
confirme dans son espérance, et remplit son cœur de l'assurance que ses désirs
ne seront pas vains...
Par la
Croix à la Gloire
En ces jours où toutes
les heures sonnent des adieux, il aimerait s'attarder aux pieds de Notre-Dame,
chez les Filles de Jeanne de la Noue, et même à Fontevrault où vit sa sœur...
Mais, dans cette dernière étape de sa route, tout l'oblige à presser le pas. Il
est attendu pour une mission à Saint-Laurent, dans la vallée de la Sèvre
Nantaise, entre Saint-Amand et Mortagne. Ce chef-lieu d'un doyenné qui comprend
plus de trente paroisses est un modeste bourg de tisserands et de laboureurs.
Quand il y arrive par les routes d'Anjou, avec le F. Gabriel, le printemps en
est encore à ses premiers bourgeons. C'est le 1er avril 1716, mercredi de la
semaine de la Passion.
Après avoir installé sa
Providence dans un pauvre galetas où il dormira sur une litière de foin, il se
retire dans une anfractuosité de granit, sur les bords de la Sèvre. Et là, dans
la prière et la pénitence, il vit le grand mystère de la Croix, tout en
préparant activement la mission qui doit s'ouvrir le dimanche des Rameaux.
Les lettres qu'il écrit
alors à Nantes et à ses Filles de La Rochelle sont tout imprégnées de cette
divine folie qui a marqué sa vie. A ces dernières, il dit : « Je ne vous
oublierai jamais pourvu que vous aimiez ma chère Croix, en laquelle je vous
suis allié... » Et il demande que l'hospice des incurables de Nantes soit appelé
« Maison de la Croix » et que l'on y plante et fasse bénir une Croix au milieu
de la cour, « afin qu'elle en garde le nom, la grâce et la gloire à perpétuité
»...
Dans l'église
paroissiale, il est à genoux devant l'autel de la Vierge quand part la Procession
des Rameaux. Se relevant soudain, il saisit la Croix des mains de celui qui la
porte et il marche, radieux et chantant, en tête des fidèles. C'est son premier
mouvement d'éloquence. Tous ses sermons jusqu'à sa dernière bénédiction
d'agonisant, n'allaient plus être qu'une ostension de Jésus crucifié.
Dans le rayonnement de
ce mystère de miséricorde, ce peuple simple et laborieux est vite saisi et
porté aux résolutions généreuses. Nombreux sont les hommes qui s'engagent dans
l'association des Pénitents, au cours de la Semaine Sainte. Et c'est
d'enthousiasme qu'est accepté le projet d'un grand calvaire sur un mamelon
rocheux qui domine la vallée. Un arbre de belle taille est choisi dans les
futaies qui bordent la Sèvre, et tous se préparent à exalter le signe de notre
Rédemption par l'assiduité aux exercices de la mission.
C'est dans cette ferveur
qu'éclate la fête de Pâques. A l'allégresse de la liturgie s'ajoute pour le
missionnaire la consolation de voir les âmes s'épanouir dans la fidélité
chrétienne et de sentir, plus intime que jamais, la présence sensible de
Notre-Dame au fond de son âme. Un homme venant pour se confesser le surprend,
dans la sacristie, en conversation avec une belle Dame blanche : « Excusez-moi
de mon retard à aller au confessionnal, lui dit-il, je m'entretenais avec
Marie, ma bonne Mère. »
Une autre joie allait
porter à son comble l'enthousiasme de tous : la visite de Mgr de Champflour,
annoncée pour le 22 avril. Sans rien diminuer des activités de la mission,
Montfort rêve d'une réception triomphale pour son Evêque. Toute la paroisse ira
à sa rencontre et il prévoit et met en place décorations, cantiques,
procession, cérémonies, sans tenir compte de ses forces. Le jour venu, tout se
déroule dans le plus bel ordre. Monseigneur est ravi, et tout le clergé avec
lui... Mais le pauvre missionnaire, épuisé, est obligé, sitôt l'office, d'aller
s'étendre sur son grabat, la poitrine oppressée et frissonnant de fièvre.
Dans un suprême effort,
il se relève pour monter en chaire, à la fin des vêpres. On l'y voit pâle comme
un mort, et parlant, d'une voix affaiblie, de la douceur de Jésus, du Maître
qui n'éteint pas la mèche qui fume, du Bon Pasteur qui court après la brebis
perdue, du Sauveur qui pardonne, même à Judas, et meurt le cœur ouvert. Ayant
lancé ce dernier message d'amour, il regagne son grabat pour ne plus se
relever.
Il comprend bien vite
que son heure est venue, il se confesse et reçoit les derniers sacrements...
Puis retenant M. Mulot, il lui dicte son testament et lui confie l'avenir de
ceux qui l'ont suivi dans sa « course vagabonde » à travers le Royaume de Dieu,
ainsi que tous les rêves apostoliques dont il a peuplé ses prières et ses
longues journées de marche. Comme le jeune abbé se sent accablé d'une telle
succession : « Ayez confiance, lui dit-il, je prierai Dieu pour vous ! »
Le bon peuple continue
la mission, mais il a le pressentiment qu'il n'entendra plus la voix de l'homme
de Dieu qui lui a refait une âme chrétienne. Il veut le voir une dernière
fois... Par petits groupes on introduit ceux qui se présentent dans ce pauvre
réduit où l'on n'entend plus que la respiration rauque d'un mourant. Se
soulevant alors, il les bénit avec cette Croix qu'il n'a cessé de montrer au
monde, toute sa vie. Et comme il voit tout le monde pleurer autour de lui, il
ramasse ses dernières forces et lance, d'une voix déchirée de hoquets, ce
refrain d'un de ses cantiques :
Allons, mes
chers amis,
Allons en
Paradis.
Quoi qu'on
gagne en ces lieux,
Le Paradis
vaut mieux.
Devant les portes de l'éternité
qui vont s'ouvrir, il s'écrie encore : « C'en est fait, je ne pécherai plus !
Je suis au bout de ma carrière. »
Et dans un dernier
combat pour n'aimer que Dieu seul le cœur de l'Apôtre s'arrêta de battre.
La
Postérité d'un Saint
Louis-Marie Grignion de
Montfort est mort le 28 avril 1716, vers huit heures du soir. La mission qu'il
avait commencée restait inachevée...
Le lendemain étaient
prévues l'érection du Calvaire, dans la matinée, et dans la soirée, les
obsèques du Missionnaire. La première cérémonie se déroula dans un silence
impressionnant : en portant la lourde Croix de chêne sur le rocher où, depuis,
elle n'a plus jamais cessé de bénir la paroisse, chacun pensait à un autre
Chemin de Croix dont la dernière station aurait lieu, le soir du même jour,
celui que Montfort avait parcouru, toute sa vie, sur les pas de son divin
Maître.
Ce fut aussi la pensée
qu'évoqua M. Mulot au pied du nouveau Calvaire : « Mes frères, nous avons aujourd'hui deux
croix à planter : premièrement, cette croix matérielle que vous voyez exposée à
vos yeux ; deuxièmement, la sépulture de M. de Montfort que nous avons à faire
aujourd'hui... » Et il se tut.
Toute la journée, les
foules arrivaient pour les obsèques, plus de dix mille personnes, affirme le
biographe Grandet. Le cercueil du grand Apôtre fut porté à l'église, et là,
entouré des Pénitents blancs comme d'une garde d'honneur, les fidèles purent le
vénérer une dernière fois. Il avait commencé ainsi son testament : « Je
soussigné, le plus grand des pécheurs, je veux que mon corps soit mis dans le
cimetière et mon cœur sous le marchepied de l'autel de la Sainte Vierge. » En
fait, c'est devant cet autel qu'il fut inhumé.
Dans une longue
épitaphe, que l'on attribue à M. Blain, on pouvait lire : « Infatigable, il ne
s'arrêta que dans la tombe. » En fait, dans la destinée de Montfort, semblable
à celle du « bon grain jeté en terre » de l'évangile, la tombe est un nouveau
départ. C'est autour d'elle que, providentiellement, va se multiplier sa
postérité.
La vénération populaire
s'est attachée à ce tombeau dès le début, et durant tout le XVIIIe
siècle, on y viendra en pèlerinage. Les voix les plus autorisées, évêques,
orateurs sacrés, mémorialistes, amis fidèles, s'élèveront pour témoigner des
vertus héroïques de celui que le monde ne pouvait comprendre ni accepter parce
qu'il portait à l'incandescence la Sagesse de l'Evangile.
Le F. Jacques et les
Sœurs devaient, les premiers, venir à Saint-Laurent pour y prendre en charge
l'éducation des enfants et les soins des malades. Grâce à l'entremise de la
Marquise de Bouille et du Marquis de Magnanne, Pères, Frères et Sœurs, s'y
trouvent regroupés en 1722, sous l'autorité du P. Mulot, qui devient le premier
Supérieur Général des Familles montfortaines.
A la fin du XVIIIe
siècle, les Filles de la Sagesse auront essaimé à travers la France en plus de
80 Etablissements. Les circonstances politiques ne permirent pas à la
Communauté du Saint-Esprit le même épanouissement : bien qu'ils rayonnent
activement dans les diocèses de l'Ouest, ses membres continuent d'appartenir au
seul couvent de Saint-Laurent. Ce n'est qu'après un siècle, et après avoir
donné, sous la Révolution, le témoignage de ses martyrs (3 Pères et 6 Frères)
qu'elle devait connaître une véritable renaissance, sous l'impulsion de Gabriel
Deshayes, 7e Supérieur Général.
Aujourd'hui, dans « la
ville sainte » de Vendée, autour de la grandiose basilique qui abrite le
tombeau du grand Routier de l'Evangile, se sont dilatées les Maisons-Mères des
Pères montfortains de la Compagnie de Marie, des Filles de la Sagesse, et des
Frères enseignants de Saint-Gabriel, autrefois dits du Saint-Esprit, qui
témoignent de la postérité glorieuse que Dieu donne à ses Saints dans l'Eglise.
Au vent de l'histoire,
c'est-à-dire au souffle de l'Esprit de Dieu, près de 10.000 Religieux et
Religieuses, répandus dans tous les continents, prolongent actuellement
l'apostolat de leur Père bien-aimé, dans les missions, les hôpitaux, les
écoles, et travaillent de toutes leurs forces pour que le Règne de Jésus arrive
dans le monde, par Marie.
LES VOYAGES DU PERE DE MONTFORT
« Vagabond de Dieu »
toujours en course pour aller sauver son prochain, saint Louis-Marie de
Montfort passa une bonne partie de sa vie à parcourir, à pied, les routes et
les chemins de l'Ouest, que nous ne pouvons comparer à nos voies de circulation
actuelles. La Carte ci-contre fait apparaître les déplacements de ce « Routier
de l'Evangile », dans leur ordre chronologique, sans tenir compte du premier
voyage qu'il fit à 20 ans, de Rennes à Paris, pour entrer au Séminaire. Le
total de ces voyages ferait de 22 à 2i.000 kilomètres...
1.
Septembre
1700
: De Paris à Nantes, par Orléans, la Loire, Abbaye de
Fontevrault, Notre-Dame-des-Ardilliers (Saumur).
2.
Avril
1701
1 Nantes à
Poitiers, par Fontevrault (pour la Vêture d'une de ses sœurs).
3.
Mai 1701
: Poitiers à Nantes, suivi d'aller et retour à
Grandchamp, Le Pellerin, etc.
4.
Octobre
1701
: Nantes à
Poitiers, par Angers, Saumur, Fontevrault.
5.
Août
1702
: Poitiers à
Paris, par Fontevrault, Saumur, Angers.
6.
Octobre
1702
: Paris à
Poitiers.
7.
Pâques
1703
Poitiers à Paris
(Salpêtrière, rue du Pot-de-Fer)
et du Mont-Valérien (hiver 1703-1704).
8.
Mars
1704
: Paris à Poitiers (vers Pâques 1704) — (missions dans
la ville).
9.
Avril-Août
1705
: Poitiers à Rome, par Lorette, aller et retour (à
Ligugé, le 24 Août).
10.
Septembre
1705
: Pèlerinage à Notre-Dame-des-Ardilliers et au
Mont-Saint- Michel (29 Septembre), et retour à Rennes (Montfort et environs,
etc.).
11.
1706-1708
: Missions
avec M. Leuduger
(Montfort, Ermitage Saint- Lazare).
12.
1708-1711
: Saint-Lazare à Nantes et Missions dans le Nantais
(Calvaire de Pontchâteau).
13.
Avril
1711
: Nantes à La Garnache et environs.
14.
Mai 1711
: La Garnache à Luçon et La Rochelle, par
Saint-Hilaire- de-Loulay.
15.
Février
à Mai 1712
: La Rochelle - Les Sables, Saint-Gilles, l'Ile-d'Yeu,
Nantes.
16.
Mai-Juillet
: Nantes, La Garnache et les environs, La Rochelle.
17.
1713
: La Rochelle (et région) à La Séguinière (Juin 1713).
18.
Août
1713
: La
Séguinière à Paris,
par Fontevrault (Séminaire du Saint-Esprit).
19.
Septembre
1713
: Paris à Poitiers et La Rochelle et environs.
20.
Juin
1714
: La Rochelle à La Séguinière et Roussay.
21.
Juillet-Oct.
1714
: Roussay à Rouen, par Nantes, Rennes, Avranches.
Saint-Lô, Caen — et retour à Nantes (Hospice des
Incurables).
22.
Octobre
1714
: Nantes -
Pontchâteau et retour par la Loire (transfert des figures du Calvaire).
23.
Octobre
1714
: Nantes à Rennes.
24.
Novembre
1714
: Rennes - La Rochelle et environs (1714-1715).
25.
Début
1715
: La Rochelle - Saint-Amand-sur-Sèvre, La Séguinière, Nantes.
26.
Juin
1715
: Nantes - Mervent (mission) et La Rochelle.
27.
Août et
Dec. 1715
: La Rochelle, Fontenay, Vouvant, Saint-Pompain
(missions).
28.
Mars
1716
: Saint-Pompain à Notre-Dame-des-Ardilliers
(pèlerinage).
29.
Fin
Mars-Avril 1716
: Saumur à Saint-Laurent-sur-Sèvre (dernière mission).
30.
28 Avril
1716
: Il meurt en chantant : « Allons en Paradis ».
TABLE
DES HORS-TEXTE
Planche I. Bois-Marquer. Iffendic.
Planche II. Rennes.
Planche III. Paris, Saint-Sulpice.
Planche IV. Nantes.
Planche V. Poitiers.
Planche VI. La Rochelle.
Planche VII. Fontenay - Vouvant.
Planche VIII. Saumur - Fontevrault.
Planche IX. Pontchâteau.
Planche X. Rome.
Planche XI. Saint-Laurent-sur-Sèvre.
Planche XII. Postérité spirituelle.
TABLE DES CHAPITRES
Premiers pas avec le Lecteur 5
I. La sage enfance d'un petit
Breton 7
II. Sur les chemins du Collège 13
III. En route vers le Sacerdoce 22
IV. La montée vers l'Autel 35
V. L'Aumônier des Pauvres 45
VI. Révolution dans la Ville 58
VII. Pèlerinages d'un Apôtre 67
VIII. L'Apôtre dans sa Famille 75
IX. Le Missionnaire en action 82
X. Sors de ton Pays 89
XI. Missions dans le Nantais 97
XII. L'Epopée d'un Calvaire 107
XIII. Le triomphe de la Croix 115
XIV. L'Apôtre de La Rochelle 122
XV. Dans le diocèse de Richelieu 131
XVI. Semailles dans les larmes 141
XVII. Le pèlerinage de l'Amitié 152
XVIII. Les pauvres vont à l'école 162
XIX. Vers les lendemains de Dieu 174
Imprimerie
S. Pacteau
43, rue
Georges-Clemenceau
Luçon
(Vendée)
Imprimé en
France
1966