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LETTRE DE MONSIEUR.. A.... QUI CONTIENT L'ABREGE DE LA VIE DE LOUIS-IMARIE GRIGNION DE MONTFORT, MISSIONNAIRE APOSTOLIQUE, MORT EN ODEUR DE SAINTETE, EN POITOU,
LE 28 AVRIL 1716
l'abbé Blain, Docteur en Sorbonne, Chanoine de la Cathédrale de Rouen, à...
Sans m'arrêter au lieu de la naissance de Mr. Grignion, ni à rien de ce qui regarde sa famille et sa première jeunesse, dont vous devez être instruit par les mémoires de son oncle, je passe au temps que je l'ai connu[1].
I° SES ETUDES EN RHETORIQUE, SOUS LE PERE GILBERT
Quoique nous ayons fait ensemble nos humanités sous le Père Le Camus, aujourd'hui recteur du collège de Rennes, je ne commençai à le connaître que lorsque nous étions en rhétorique, sous le Père Gilbert, parce que Mr. Grignion était fort retiré et n'avait /2/ presque aucun commerce avec les autres écoliers[2]. Sa grande piété commença cependant à se faire jour et à éclater au milieu d'une nombreuse jeunesse très libertine.
II° QUEL ETAIT CE REGENT
Le Père Gilbert, qui était notre régent, était l'homme du monde le plus propre à la nourrir, car il était d'une vertu et d'une piété consommées ; et il marquait presque chaque jour par quelques exemples d'une patience et d'une vertu héroïques.
Plusieurs fois, je l'ai vu outragé publiquement par ses écoliers, sans donner aucunes marques d'impatience. Comme le nombre de ses écoliers était fort grand et que celui des libertins n'était pas petit, il avait, presque à toutes les heures, quelque nouveau genre d'insulte à souffrir de leur part. Le récit en serait également ennuyeux et scandaleux, mais il ferait voir quel maître dans la vertu la divine Providence avait fourni au jeune Louis Grignion pour l'y former. Ce saint religieux, uniquement /3/ appliqué à sanctifier ses écoliers, encore plus qu'à les instruire-dans la rhétorique, ne passait aucune occasion de leur parler de Dieu et de leur faire connaître la nécessité de le servir et de l'aimer. Tout le rappelait là ; et il rapportait toutes ses leçons à cette fin, attentif à consacrer les choses les plus profanes et les études les plus stériles, par des moralités et des réflexions pleines d'onction et de piété. Nul jour, nulle classe, qui n'eût à présenter, dans ce saint régent, des leçons et des exemples particuliers de vertu à ses disciples.
Sa douceur inaltérable, au milieu des injures les plus sensibles, que lui faisaient ses écoliers libertins, loin de les rappeler à leur bon sens et de les toucher, était pour eux un nouveau motif de les multiplier et d'en inventer de nouvelles, pour pousser à bout sa patience et avoir le criminel plaisir d'avoir altéré sa douceur ou, au moins, de l'avoir /4/ vu changer de couleur. Mais, en vain, car il paraissait insensible ; et les insultes d'un genre nouveau ne servaient qu'à lui faire produire des fruits nouveaux d'une patience sans bornes. Savant dans l'art de souffrir et de se taire, il ne permettait pas même à sa bouche de se plaindre et rendait confus, par son silence, ces jeunes libertins, auteurs de l'injure. Leur malignité, plus piquée de sa patience qu'elle ne l'aurait été de ses justes vengeances, s'il eût voulu les exercer, voulait faire accroire aux autres écoliers qu'il n’avait pas aperçu l'insulte ; et ils s'étudiaient à lui en préparer de plus piquantes, pour remporter la victoire sur sa patience, qui n'en fut jamais ébranlée.
Au contraire, la charité du saint régent paraissait s'enflammer davantage à l'égard de ces mutins. Il les priait de le venir voir et, dans ces visites particulières, il leur ouvrait son cœur de père, il leur faisait mille amitiés et mille caresses pour les /5/ gagner et les attirer à Dieu. Il en touchait quelques-uns, mais souvent, pour fruit de ses tendresses, la plupart, pour se moquer de lui et de ses pieuses remontrances, en faisaient une espèce de comédie, en contrefaisant leur charitable régent et ses manières dévotes.
S'il s'empressait avec tant de soin à gagner les méchants, il ne négligeait pas les bons. Il s'étudiait à conserver en eux les semences de piété qu'il jetait en leurs âmes, par de fréquentes exhortations. Tous les samedis et les veilles des grandes fêtes, il ne manquait jamais d'employer une demi-heure entière à parler de Dieu à ses écoliers, ce qu'il faisait avec beaucoup de grâce et d'onction.
III° LA PIETE EMINENTE DE MONSIEUR GRIGNION, DES LORS. SES RECREATIONS INNOCENTES
Louis Grignion l'écoutait avec une attention et une avidité que le pieux régent ne tarda pas de remarquer et qu'il eut soin de cultiver dans des visites particulières. Il conçut, dès lors, que le pieux jeune homme était de ceux que Dieu favorise de grâces /6/ de distinction. Et il me dit, quelques années après, qu'il le regardait comme un saint; ce fut à Paris, au noviciat des Jésuites, où le pieux régent avait été appelé par ses supérieurs pour enseigner la rhétorique, au-dedans de la maison, aux jeunes Jésuites. Ce témoignage d'un homme qui alla, peu de temps après, dans les pays étrangers consacrer le reste de ses jours (à La Martinique) où il fut, en peu de temps, consumé dans les travaux apostoliques - et dont la mémoire est en bénédiction dans la Société, mérite attention et est un préjugé bien favorable pour Mr. de Montfort[3].
Le temps que les études et les exercices de piété faisaient vides[4] à ce pieux écolier, était employé à la visite des pauvres ou au dessin et à la peinture. Les jours de congé étaient pour lui des jours plus libres pour la piété ; et il les consacrait par la visite des hôpitaux et celle des plus pieux ecclésiastiques ; et tout son plaisir, dès lors, était de / 7/ parler ou d'entendre parler de Dieu[5].
S'il en avait quelque autre plus naturel, il était borné à la peinture, pour laquelle il avait un goût et un talent particuliers. S'il l'eut cultivé, il y eût sans doute excellé, car, de lui-même et sans maître, il s'était appris à dessiner très bien et à peindre en miniature. Il avait une si grande facilité pour cet art, qu'il lui suffisait de voir pour faire. Un peintre, qu'il alla voir, en fut si étonné qu'il cessait de travailler et cachait tout ce qui concerne cette science, au moment que le jeune Grignion paraissait devant lui. Il fallait de l'argent à cet homme pour mériter de lui un peu plus d'ouverture. Mais Louis Grignion n'en avait point, c'est ce que son oncle m'a dit depuis mon retour. La Providence lui en fournit un peu par un trait d'aventure assez singulier. Un petit tableau de piété en miniature, très bien fait, était tombé entre les mains du jeune écolier ; et il le copia si bien qu'il se trouva parfaitement semblable à l'original. Un homme /8/ de goût en ce genre, l'ayant vu, en fut si satisfait qu'il lui donna, au moment, un louis d'or pour l'avoir ; et ce fut avec ce louis d'or que le jeune Grignion trouva un peu plus d'accès chez le peintre[6].
Le passage de rhétorique en logique, si funeste aux écoliers par la liberté qu'ils y trouvent de se hanter davantage et de n'étudier qu'autant qu'ils veulent, ne servit qu'à l'avancer dans la vertu.
IV° ACTE SINGULIER DE CHARITE PAR LEQUEL IL CO-MIMENCA A SE FAIRE CONNAITRE
Sa grande piété, jusque là fort cachée, commença à se signaler par un trait de charité, des plus singuliers, envers un écolier si pauvre et si mal vêtu qu'il était l'objet du mépris et des railleries des autres. Mr. Grignion, pour le vêtir, se fit mendiant pour lui et ne rougit point de solliciter la charité de ses autres compagnons pour fournir aux besoins de celui-ci. Mais, tout ce qu'il pût ramasser ne faisant que la moitié de la somme nécessaire, il trouva dans son ingénieuse charité un autre moyen de la remplir, en menant le pauvre écolier à un marchand auquel il dit ' «Voici mon frère et le votre. J'ai quêté dans la classe ce que j'ai /9/ pu pour le vêtir. Si cela n'est pas suffisant, c'est à vous à ajouter le reste ».(je sais cette circonstance de lui) Ce trait de simplicité et de charité, qui fut le premier qu'on connaisse de mille autres qui ont éclaté dans la suite, eut son effet. La charité produisit la charité ; le marchand accorda ce que Mr. Grignion lui demandait ; et ce pauvre écolier fut vêtu, au grand étonnement des autres, qui commencèrent à regarder avec un œil de vénération l'auteur de cette bonne ouvre[7].
Dès lors, Mr. Grignion, dans une classe remplie de près de 400 étudiants, paraissait un modèle de vertu ; et ceux qui le connaissaient de près le respectaient comme un saint.
V° SA GRANDE INNOCENCE ET SON ATTRAIT POUR LA PENITENCE
Dès lors, il se livrait à l'oraison et à la pénitence et ne pouvait goûter que Dieu. Tout le reste lui était insipide. Il n'en aurait pas pu même parler, n'en ayant aucune idée, car toute son enfance s'était passée dans une admirable innocence et éloignement du mal. Et il était si ignorant sur tout ce qui peut altérer la pureté, qu'un jour, l'entretenant des tentations contre cette vertu, il me dit qu'il ne savait ce que c'était. Tous ceux qui l'ont connu à fond ont également admiré en lui l'union de ces deux vertus, si rares et si nécessaires /10/ dans l'état ecclésiastique, l'innocence et la pénitence.
Il semble qu'il n'avait point péché en Adam et qu'Adam n'eût laissé en lui aucune trace de sa désobéissance, car il ne sentait presque ni répugnance pour le bien, ni attrait pour le vice. Ses inclinations, dès que je l'ai connu, paraissaient toutes célestes ; et rien de ce qui fait le penchant de la jeunesse et le charme de l'homme, ne paraissait le toucher, ni même se faire apercevoir à son cœur. De là, cette grande facilité pour la vertu, ce grand désir de la perfection, qui le saisit presque aussitôt qu'il la connut. D'abord qu'il entra en cette voie, si étroite et si pénible, il marcha d'un si grand pas et avec tant de courage, qu'il paraissait n'y rencontrer aucune épine ou n’en pas sentir la pointe. Tout ce que la vertu a de plus héroïque, tout ce que la perfection a de plus sublime, semblait être comme naturel en lui, tant sa grâce était éminente. Il parut en effet comme né avec le recueillement le plus profond, l'oraison la plus continue, la pénitence la plus rigide, la mortification la plus /11/ universelle, avec une paix, une douceur et une tranquillité d'âme, que je n'ai jamais vu s'altérer au milieu des contradictions et des humiliations les plus sensibles.
Les disciplines, les chaines de fer et autres semblables instruments de mortification furent à son usage, aussitôt qu'ils parvinrent à sa connaissance. Il était encore écolier et paraissait déjà un homme parfait, tenant tous ses sens sous une telle garde qu'on ne lui voyait échapper ni regard, ni parole, ni geste, ni manières inconsidérées. Ses yeux presque toujours baissés, sa modestie, un air dévot le singularisaient déjà en quelque sorte et le faisaient distinguer de presque tous les autres écoliers.
A la maison, il n'avait pas peu à souffrir d'un Père naturellement violent ; et sa grande douceur et docilité n'aurait pas souvent pu se défendre[8] de ses emportements capricieux, s'il ne se fût dérobé à ses yeux par une sage fuite. Comme cela arrivait plusieurs fois à table et dans le temps du repas, le pieux jeune homme se voyait obligé à une abstinence qui lui était fort pénible, parce qu'il était /12/ d'un grand foie et avait un tempérament qui demandait beaucoup de nourriture. Sa mortification alors venait au secours de sa piété, lui persuader de faire [de] nécessité vertu et [de] rendre volontaire, par mérite, un jeûne forcé dans son origine. Ainsi l'ayant trouvé dans une de ces occasions et m'ayant fait récit de son aventure, je lui offre de réparer la perte de son dîner par une collation ; mais l'esprit de mortification, auquel il s'était déjà livré, l'empêche de l'accepter.
VI° SA SINGULIERE DEVOTION POUR LA SAINTE VIERGE DES SON ENFANCE
Tel était Mr. Grignion dans son cours de philosophie qu'il fit sous le Père Provost, Jésuite, homme doué de beaucoup de piété et d'un grand zèle pour la sanctification de ses disciples[9]. Ce père, qui était aussi chargé de la congrégation des grands écoliers, avait une dévotion particulière pour la Sainte Vierge, qu'il tâchait d'inspirer avec un zèle toujours nouveau ; et je dirais que Mr. Grignion, un de ses congréganistes, l'aurait prise de lui, s'il ne l'avait pas fait paraitre presque dès le berceau.
L'amour de Marie étant comme né avec Mr. /13/ Grignion, on peut dire que la Sainte Vierge l'avait choisi, la première, pour un de ses plus grands favoris et avait gravé, dans sa jeune âme, cette tendresse si singulière qu'il a toujours eue pour elle et qui l'a fait regarder comme un des plus grands dévots de la Mère de Dieu que l'Eglise ait vus. Dès son enfance, il était, en petit, si je puis ainsi parler, ce qu'il a été, en grand, dans un âge plus avancé : le panégyriste zélé de la Sainte Vierge, l'orateur perpétuel de ses privilèges et de ses grandeurs, le prédicateur infatigable de sa dévotion. Tout son plaisir, étant petit, était d'en parier ou d'en entendre parler, comme sa joie la plus sensible, étant grand, a été d'augmenter son culte et le nombre de ses serviteurs et servantes.
Le jeune Grignion était-il devant une image de Marie, il paraissait ne plus connaître personne et dans une espèce d'aliénation de ses sens, dans une espèce d'extase ; d'un air dévot et animé, immobile du reste et sans action, il se tenait, les heures /14/ entières, aux pieds des autels, à la prier, à l'honorer, à réclamer sa protection, à lui dédier son innocence, à la conjurer d'en être la gardienne, à se consacrer à son service. Cette dévotion si sensible n'était pas en lui passagère, comme en tant d'autres enfants ; elle était journalière. L'église de Saint-Sauveur, sa paroisse, le voyait, tous les jours, en allant et revenant de classe, rendre ses visites à une ancienne et miraculeuse image qui y était; et son oncle rend témoignage qu'il y passait quelquefois une heure[10].
Tout le monde sait qu'il ne l'appelait que sa mère, sa bonne mère, sa chère mère, mais tout le monde ne sait pas que, dès sa plus tendre jeunesse, il allait à elle, avec une simplicité enfantine, lui demander tous ses besoins, temporels aussi bien que spirituels, et qu'il se tenait si assuré, par la grande confiance qu'il avait en ses bontés, de les obtenir, que jamais ni doute, ni inquiétudes, ni perplexité, ne l'embarrassaient sur rien.
/15/ Tout, à son avis, était fait quand il avait prié sa bonne mère ; et il n'hésitait plus. Comme son extrême amour de la pauvreté et des pauvres et son abandon apostolique à la Providence le mettaient dans des nécessités continuelles, il avait besoin d'une mère aussi tendre et aussi vigilante que la Sainte Vierge, pour y pourvoir. Mais, bon Dieu ! qu'est-ce qui lui a jamais manqué, avec le secours de la Reine du Ciel ? Ceux qui ont connu Mr. Grignion à fond, comme moi, savent que les miracles de sa providence maternelle sur lui se multipliaient avec ses jours et que, si quelquefois elle paraissait le délaisser pour quelques heures, ce n'était que pour animer sa confiance envers elle et l'exercer dans la pratique des plus-difficiles vertus. Aussi, comme une bonne mère qui prend plaisir à se dérober, quelques moments, aux yeux de son enfant, pour lui rendre ensuite sa présence plus douce et plus sensible, /16/ la divine Marie paraissait parfois oublier le plus zélé et le plus tendre de ses dévots, mais, après avoir éprouvé sa vertu, elle ne tardait plus guère de faire éclater sa tendresse pour lui, par quelque preuve nouvelle de sa bonté. Il faudrait faire un journal de sa vie, si on voulait marquer, par détail, tous les soins que la Bonne Mère paraissait en prendre. Il semble qu'elle le conduisait par la main en toutes ses voies, comme l'ange Raphaël le jeune Tobie. Il semble qu'il apprenait d'elle tout ce qu'il avait à faire dans les choses même les plus obscures et les plus embarrassées, telle que peut être la vocation à un état.
VII° SA VOCATION
Mr. Grignion, sur cet article si délicat et si difficile, n'eut pas plus d'embarras que sur les autres. L'état ecclésiastique fut le seul pour lequel son cœur parla, le seul que Dieu lui montrait. Pour en prendre l'esprit et en étudier les vertus, il s'approcha des plus vertueux ecclésiastiques avec lesquels il commença d'avoir quelque liaison.
/17/ Son cours de philosophie fait, il ne pensa plus qu'à étudier à fond la théologie, pour se mettre en état de remplir les fonctions d'une vie apostolique à laquelle il se destinait.
VIII° UN VOYAGE A LA CAMPAGNE. ETUDE DE LA THEOLOGIE
Ce fut en ce temps que nous allâmes ensemble à la campagne, chez un ami commun qui entra, (le Père Joseph de Saint-Méen) peu de temps après, dans l'ordre des Capucins où il était regardé comme un exemple de vert u[11]. Ce fut là que je connus de plus près Mr. Grignion et que nous devînmes plus familiers. Ses discours n'étaient que de Dieu et des choses de Dieu. Il ne respirait que le zèle du salut des âmes ; et déjà, son cœur enflammé de l'amour de Dieu ne pouvant plus se contenir, il ne cherchait qu'à le soulager par des témoignages effectifs de charité pour le prochain. Mais il cherchait l'écart pour se contenter là-dessus et il se dérobait à nos yeux pour aller, en secret, embrasser, caresser un pauvre mendiant innocent, hébété et fort disgracié de la nature. Il se jetait même à ses pieds pour les baiser, quand il se croyait hors des yeux /18/ des hommes ; mais il ne se put si bien cacher que je ne le surpris dans ces pieux transports de charité.
Il en fit un autre assez semblable, quoique d'une autre espèce, peu de temps après, (le Bois-Marquer) dans la maison de campagne de son père, où je le vis en passant. Son père avait chez lui un livre sale et rempli de figures obscènes[12]. Le chaste Joseph, depuis longtemps, souffrait avec peine et chagrin, dans la maison, cette matière des flammes impures, mais la crainte d'un père violent l'arrêtait et l'empêchait de s'exposer à sa fureur en livrant le livre au feu. Enfin son zèle, accrû avec l'âge, ne pouvant plus se modérer, sut prendre son moment pour ôter au démon d'impureté ses armes. Se trouvant seul dans la maison, il consuma dans les flammes le livre infâme, résolu à souffrir tous les mauvais traitements dont il était menacé si son père venait à le savoir. Le saint jeune homme venait de faire le coup, lorsque je le trouvai dans la maison, timide et presque tremblant, dans l'appréhension /19/ de la venue de son Père, mais d'ailleurs fort content d'avoir fait son sacrifice.
Il me montra ensuite, dans son jardin, des lieux retirés et propres pour la prière, où il se plaisait et où il passait la meilleure partie de son temps dans ce saint exercice. Il me paraissait si rempli de Dieu, si occupé de lui, si pénétré de son amour et du désir de sa perfection, que j'en demeurais également confus et édifié. Je ne le regardais, dès lors, et je ne l'écoutais qu'avec admiration et avec une espèce de désespoir de ne pouvoir suivre, dans le chemin de la vertu, un compagnon qui y marchait, à pas de géant, et allait si vite qu'il échappait à mes yeux, bien loin de le pouvoir suivre.
A son retour, (en 1692) il entra en théologie sous le Père Magon et le Père Baron, jésuites. Celui-ci était un profond et célèbre professeur de théologie, sous lequel Mr. Grignion eût pu faire de grands progrès en cette science[13]. Mais la divine Providence, qui voulait le rendre parfait en celle /20/ des saints, l'appela à Paris pour l'instruire dans l'école des plus pures vertus ecclésiastiques. Je parle des séminaires de Saint-Sulpice, où qui veut être saint y trouve les plus grands modèles et les plus savants guides de la perfection.
IX° SON DESIR D'ALLER A SAINT-SULPICE ET LE MOYEN DONT SE SERVIT LA PROVIDENCE POUR L'EFFECTUER
Mr. Grignion n'avait aucune connaissance de ces saints lieux et sa famille d'ailleurs n'était pas en état de l'y entretenir et de payer pension. Mais Dieu, qui voulait le former à la sainteté par les mains des plus grands maîtres, sut lui en donner connaissance et lui en inspirer le désir. L'instrument qui servit en ceci aux desseins de Dieu fut une paroissienne, nommée Mademoiselle de Montigny, qui était venue à Rennes pour quelques affaires et qui logeait chez le père de Mr. Grignion.
Le pieux jeune homme, lui ayant entendu parler de Saint-Sulpice comme du lieu le plus propre pour devenir un parfait ecclésiastique, y porta /21/ son cœur et ses désirs, en attendant qu'il s'y pût transporter de corps. Mais, quelle espérance d'y aller ? Ses parents, quoique nés avec un bien suffisant à leur condition, chargés d'un grand nombre d'enfants, n’étaient pas en état de faire, pour celui-ci, ce qu'il désirait[14]. Mais la Providence, qui voulait, en ce siècle, donner en Mr. Grignion une preuve vivante et sensible de sa vigilance et de ses soins pour ces hommes généreux qui savent mettre en elle leur confiance et se reposer sur son sein, inspira à la même personne qui avait donné à notre jeune écolier la première connaissance de Saint-Sulpice, le dessein de trouver le moyen de lui faire entrer[15], et elle y réussit.
X° SON VOYAGE POUR PARIS ET POUR SAINT-SULPICE
Mr. Grignion, ravi de trouver, par un moyen si peu attendu, un lieu si propre pour ses vastes désirs de perfection, s'empressa d'aller prendre place dans cette terre des saints et partit, au plus tôt, avec un dégagement si grand de son pays et de sa famille, qu'il parut, en les perdant de vue, les perdre dans son /22/ souvenir[16]. Non qu'il fût dur et insensible - il avait le cœur aussi tendre que personne -, mais l'amour de Dieu étouffait en lui la voix de la nature et transportait tous ses vœux et ses pensées au ciel.
Je ne lui prête rien de ces sentiments évangéliques, ni de ces dispositions sublimes. Son cœur laissa sa plume, quelque temps après, s'en expliquer dans une lettre qu'il m'écrivit, de Paris, pour m'exhorter à venir chercher avec lui la vertu, loin de mon pays et de mes parents, dans un lieu où, bannie du monde, elle semblait s'être réfugiée. Les termes vifs, animés, pathétiques et pleins d'onction, qui lui étaient propres, interprètes fidèles de ses sentiments intimes, saisissaient dès lors l'âme qui lisait ses lettres ; et j'avoue qu'elles me servaient de lecture spirituelle et que rien ne m'a jamais plus touché. En peu de mots, il me fit si bien sentir la nécessité de sortir de sa famille pour servir Dieu en liberté, qu'il m'en fit naître un ardent désir : «Egredere, m'écrivait-il, /23/ de cognatione tua et vade in terram quam monstravero tibi»[17]. Il paraphrasait ces paroles du texte sacré, avec des termes si énergiques et si dévots qu'il faisait assez sentir que Dieu les lui avait dites au cœur, aussi qu'à Abraham, et lui en avait donné l'intelligence.
XI° COMMENT SE FAIT CE VOYAGE
Mr. Grignion ne reçut, pour son voyage et pour la dépense qui le devait suivre à Paris, que dix écus. Ainsi ce fut nécessité pour lui, aussi bien que vertu, de le faire à pied. On compte cependant, de Rennes à Paris, 76 lieues, mais le désir de la perfection évangélique, qui l'eût fait aller au bout du monde, ne lui laissait voir aucune peine ni difficulté dans un voyage si long et si pénible. D'ailleurs ce voyage, étant le premier, devait être aussi le modèle de tant d'autres que le zèle du salut des âmes lui fit dans la suite multiplier : je veux dire qu'il devait être à l'apostolique, dans la pauvreté, dans l'humiliation, dans la /24/ peine et la fatigue, dans l'abandon à la divine Providence[18]. Ce fut cette dernière vertu que j'admirai le plus en lui, à son départ ; et, en lui disant adieu, il me parut si dégagé de tout, si assuré de son nécessaire, si déterminé à essuyer les rebuts et à dévorer la honte attachée à le demander que je m'imaginais voir un des Apôtres ou un des premiers hommes apostoliques renaître.
Il se livra, dès ce moment, sans mesure, à la divine Providence, s'abandonna à ses soins avec tant de confiance, tant de tranquillité, qu'on eût dit qu'il était dans la pensée qu'elle ne veillait que sur lui. Une bourse pleine d'or, une lettre de change de dix mille livres à recevoir à Paris, ne l'eût pas mis dans une si grande assurance. Les yeux souvent au ciel, le cœur à Saint-Sulpice, l'invocation continuelle de Marie dans la bouche, c'est ainsi qu'il partit de Rennes et arriva heureusement, au bout de huit /25/ ou dix jours, à Paris, car il était alors robuste et marchait à grands pas et avec facilité. Autant qu'il m'en peut souvenir, il m'a dit qu'il avait essuyé bien des peines et des rebuts en ce voyage, car tous les curés et autres personnes, dont il allait réclamer la charité, ne se trouvaient pas également disposés à la lui faire ; et ceux qui la lui faisaient, la lui faisaient souvent mériter par des humiliations qui ne pouvaient pas manquer d'être sensibles à un jeune homme qui n'y était pas accoutumé.
XII° COMME IL SE COMPORTE A SON ENTREE A PARIS. DE LA MORTIFICATION DES YEUX
Le premier sacrifice de Mr. Grignion, aux approches et à l'entrée de Paris, fut celui de la curiosité. Il fit un pacte avec ses yeux de ne leur laisser rien voir de ce qui eût pu leur faire plaisir : rien de cette opulence, de cette magnificence, de tant de raretés et de chefs-d’œuvre de l'art, qui rendent Paris la plus belle ville du monde et qui y attirent tant d'étrangers et les /26/ y retiennent souvent comme captifs et enchantés par ses charmes. Et il faut dire qu'il garda cette résolution comme un vœu, avec autant de fidélité et de fermeté. Comme il n'y venait chercher que la perfection, il ferma les yeux à tout ce qui en détournait. Je dis : il les ferma; et ce terme ne dit rien de trop, car il sortit, dix ans après, de la capitale de France, comme il y était entré, sans avoir vu rien qui pût satisfaire les sens, comme s'il eût été aveugle.
Ceux qui l'y ont vu savent qu'il portait les yeux si fort baissés, qu'il ne pouvait voir qu'à ses pieds. On s'étonnait même qu'il pût se conduire dans les rues ; et, ce qui était plus étonnant, c'est qu'il savait où toutes les images de la Sainte Vierge étaient placées, dans les carrefours et sur les portes des maisons, en sorte qu'en marchant avec Mr. Grignion, dans les rues de Paris - ce qui m'est arrivé plusieurs fois, /27/ aussi bien qu'à d'autres - on était également surpris et édifié de voir un homme qui ne levait jamais les yeux, ôter souvent son chapeau pour saluer des images de la Sainte Vierge qui ne frappaient les yeux de personne. Un jour, étonné de le voir si souvent ôter son chapeau sans voir à qui, je lui demandai qui il saluait. Et il me répondit qu'il saluait des images de la Sainte Vierge sur les portes des maisons, qui y étaient effectivement, mais si obscures que je ne pus les apercevoir qu'avec une recherche des yeux.
Il portait la mortification des yeux jusqu'à ne regarder personne en face, non pas même ceux avec lesquels il vivait ou qu'il allait visiter ; et il sortait des maisons et des lieux où il était obligé d'aller, comme un mort qui ne fait nul usage de ses yeux. Il s'est pourtant trouvé, par [I'] office qu'il exerçait dans la communauté - dont je vais parler - dans des appartements superbes et dans des maisons magnifiques /28/ et des plus belles de Paris, mais on l'aurait bien embarrassé si on lui eût demandé d'en dire la forme et les ameublements, car il n'y avait vu que le chemin par où il avait passé pour aller et revenir.
XIII° EPREUVE QUE DIEU LUI ENVOIE DANS LA COIMMUNAUTE DE MONSIEUR DE LA BARMONDIERE
Mr. Grignion, arrivé à Paris, se rendit aussitôt dans la communauté de Mr. de la Barmondière, ancien curé de Saint-Sulpice, où la divine Providence lui avait préparé une place, par le secours d'une dame charitable qui payait sa pension, à la sollicitation de Mademoiselle de Montigny[19]. Mais cette ressource lui manqua presque aussitôt, dans le plus grand besoin, Dieu commençant à exercer la vertu de son serviteur et son abandon à lui, par les plus fortes épreuves. La dame ne paya sa pension que pendant quelques mois, soit qu'elle n'eût pas promis davantage, soit qu'elle eût changé de disposition à son égard ; et Mr. Grignion se vit abandonné à sa pauvreté, dans un temps que le nombre des pauvres croissait à l'infini et que la cherté et la famine (en 1693 et 1694) désolaient la capitale des provinces /29/ plus que les provinces mêmes.
XIV° SA CONFIANCE EN DIEU ET SON ABANDON EN CETTE EPREUVE
Tout autre que notre jeune clerc - il était alors tonsuré - se fût trouvé dans un terrible embarras et n'eût pas été dans de médiocres inquiétudes. Pour lui, il ne perdit rien de sa paix, à la veille d'être mis sur le pavé ; il s'y attendait, de jour à autre, et il n'en était ni moins recueilli, ni plus en souci. Ceux qui étaient témoins de sa tranquillité demandaient s'il était de ce monde et s'il n'était pas, comme les autres, sensible aux misères de la vie; «Que fussiez-vous devenu, lui dit-on une fois devant moi, si Mr. de la Barmondière vous eût renvoyé ?» Si je m'en souviens bien, il répondit froidement qu'il n'y avait pas encore pensé et que son appui était sur Dieu.
Une si ferme confiance en Dieu lui valait les meilleurs contrats ; et jamais je ne l'ai vu embarrassé, ni des /30/ soins du jour présent, ni des sollicitudes du jour à venir. Dieu, qui tient en ses mains les cœurs de ses serviteurs encore plus, en un sens, que celui des rois, lui ouvrit celui de Mr. de la Barmondière et lui inspira de choisir Mr. Grignion, avec trois autres qui n'étaient guère plus riches que lui, pour aller veiller les morts sur la paroisse de Saint-Sulpice, quand on les demanderait, afin de trouver, dans la rétribution qui était attachée à cet office, de quoi fournir à leur pension.
Son entretien lui restait encore à trouver ; et il résolut de le chercher dans la charité du prochain et de boire avec générosité la honte attachée à cette espèce de mendicité obscure : calice d'amertume et d'humiliation qu'il se condamna de boire, toute sa vie, pour faire une profession exacte de la plus rigoureuse pauvreté et recueillir, à sa suite, les rebuts et les mépris qui, pour ces hommes du ciel, en sont les plus doux fruits.
XV° SA CHARITE POUR LES PAUVRES
Mr. Grignion trouvait d'ailleurs, dans sa pauvreté, des trésors pour les pauvres, qu'il /31/ eût eu peine à trouver dans un riche patrimoine,. Car, demandant à bien des ecclésiastiques charitables, sans presque sortir des communautés de Saint-Sulpice, il recevait souvent des aumônes assez considérables dont il ne se réservait presque rien, quelquefois rien du tout, même dans ses besoins assez pressants, pour avoir le plaisir de les distribuer aux pauvres, surtout ecclésiastiques. En sorte que lui, pauvre, sans autre secours que la pauvreté, il a plus donné aux pauvres que ne pouvait faire un charitable ecclésiastique riche des biens de son patrimoine ou de ceux de son bénéfice.
Souvent Mr. Grignion se dépouillait en faveur des indigents et donnait tout ce qu'on lui avait donné, sans se rien réserver. Il ne lui restait qu'une pièce de 30 sols, à peu près dans le temps dont je viens de parier, lorsque, fort sollicité par une pauvre femme, qui déplorait /32/ amèrement sa misère, de lui donner l'aumône, il lui demanda ce qu'il lui fallait pour en sortir : «Une pièce de 30 sols», répliqua-t-elle. Il la lui donna à l'instant. De quoi cette pauvre femme fut si consolée qu'elle était hors d'elle-même, de joie, et si reconnaissante qu'elle lui en faisait ses remerciements quand elle le voyait.
Une autre fois, on lui avait fait faire une fort belle soutanelle et fort chaude pour son usage; mais, sans même l'étrenner, il la donna pour de pauvres ecclésiastiques, avec nombre d'autres habits qu'il avait quêtés pour eux[20].
Je pourrais, à bon droit, l'appeler le frère quêteur des pauvres, car, toute sa vie, il en a fait l'office. Rien à lui, rien qui ne fût aux indigents. L'argent et les habits, pour l'ordinaire, ne restaient en ses mains qu'autant de temps qu'il en fallait pour les faire passer en celles des nécessiteux. /33/
XVI° SA FERVEUR DANS LA COMMUNAUTE DE NIONSIEUR DE LA BARMONDIERE
Une charité si universelle et si épurée pouvait-elle demeurer sans soutien de la part des hommes, ayant son principe et son appui en Dieu ? Mr. de la Barmondière, si rempli de l'esprit divin, ne tarda pas à le sentir dans son disciple. il découvrit bientôt en lui une piété et une vertu extraordinaires qui gagnèrent son affection, en gagnant son estime. Cet ancien curé de Saint-Sulpice, éprouvé par les croix les plus pénibles, pendant le temps qu'il avait gouverné cette grande paroisse, et considéré comme un saint, après qu'il en eût fait la démission, était un modèle de la Plus pure vertu. Il unissait à une grande science une humilité profonde, une simplicité, une candeur et une obéissance d'enfant. Sa vie était très austère et pénitente, et sa mortification universelle.
Voilà le premier directeur que la divine Providence donna à Paris à /34/ notre jeune ecclésiastique. Qui était plus propre a commencer la formation d'un saint, qu'un saint déjà consommé ? Mr. Grignion lui fit une confession générale de sa vie et une manifestation entière de son intérieur, qui ne servirent qu'à découvrir l'innocence de son âme et les grands dons dont Dieu l'avait enrichi. Un homme comme Mr. de la Barmondière, qui ne se connaissait point, pour lui-même, de bornes dans la perfection et qui ne mettait point de mesure à la ferveur, laissa son pénitent lâcher la bride à la sienne.
Celui-ci, en liberté de se livrer à la pénitence, à l'oraison, au silence, au recueillement, à la mortification, retraçait dans sa vie et faisait revivre en sa personne tout ce qu'on en lit dans celle des saints. Son oraison devint comme continuelle et rien ne paraissait l'interrompre, tant il paraissait retiré en Dieu. Il en faisait plusieurs heures par jour et donnait aussi beaucoup de temps à la lecture spirituelle. /35/ Dans les récréations, il parlait très peu alors. Et, quand il parlait, c'était de Dieu ou des choses de Dieu, si ce n'était point de la Sainte Vierge, car, presque sans cesse, son entretien commençait ou retombait sur la Mère de Dieu, qu'il appelait toujours la sienne.
Il se donnait, tous les jours, des disciplines terribles qui effrayaient celui qui était son voisin. C'était un laïc, de beaucoup de piété, qui s'appelait Mr. Le Vallier, que Mr. de la Barmondière avait retiré dans sa communauté et mis à l'écart, de l'autre côté de la cour, dans une chambre proche [de] celle de Mr. Grignion ; et c'est lui-même qui me disait alors ce qu'il entendait[21]. Les autres instruments de pénitence, haire, cilice, chaînes de fer, bracelets, allaient sur le /36/ pied des disciplines et, quoique je ne sache pas précisément l'ordre qu'il mettait en leur usage, je puis dire que la succession en était perpétuelle et qu'il n'ôtait l'un que pour faire place à l'autre, afin de porter continuellement, comme dit l'Apôtres la mortification de Jésus sur son corps.
Pour l'ordre qu'il observait dans les exercices de piété pendant les nuits qu'on le voyait[22] veiller les morts - ce qui arrivait, pour l'ordinaire, trois ou quatre fois la semaine - j'en parlerai plus au juste, puisque je le sais de lui-même et que j'en ai été témoin, aussi bien que plusieurs autres. Il donnait à l'oraison quatre heures entières, toujours à genoux, les mains jointes et comme immobile ; ensuite, deux heures à la lecture spirituelle, les deux suivantes au sommeil, et ce qui restait à l'étude des cahiers de théologie, dont il /37/ allait prendre les leçons en Sorbonne, avec le reste de la communauté.
Il ne faut pas ici oublier que le saint jeune homme, si souvent alors compagnon et gardien des morts, ne manquait pas de les consulter et d'étudier sur leur visage la vanité du monde et de ses plaisirs. Pour apprendre à fond cette sagesse céleste qui porte au mépris de tout ce qui est caduc et périssable et qui inspire de l'horreur pour des corps qui doivent pourrir, il se plaisait à leur découvrir la face et à considérer, à loisir, dans leur laideur et dans leur difformité affreuse, le charme trompeur d'une jeunesse et d'une beauté évanouies et la folie extrême de ceux qui s'en laissent enchanter.
Deux surtout de ces cadavres morts, auprès desquels il passa la nuit, lui / 38/ parlèrent au cœur et lui firent de grandes leçons sur la caducité des choses mortelles. Le premier était un abbé de la première qualité et même prince, disait-on, - si je m'en ressouviens bien, on l'appelait le prince Phélypeaux - attaqué et blessé d'un coup mortel à la sortie d'un lieu de débauche[23]. Son corps, qui en portait les fruits honteux, devint si puant et si corrompu que les bedeaux qui, le lendemain, le portèrent en terre, accoutumés à semblables infections, ne pouvaient supporter celle-ci et protestèrent qu'ils n'en avaient jamais vu de pareille. Mr. Grignion cependant la supporta toute la nuit et s'approcha du cadavre, lui découvrit le visage pour y lire l'horreur du crime et la vanité des plaisirs qui y étaient écrites en si gros caractères.
Il en fit autant à une des premières dames de la Cour et qui passait pour être des plus belles. Son /39/ visage, en vingt-quatre heures, si changé, si hideux, si horrible, lui dit, en ce moment, tout ce qu'il devait dire, dans ses prédications ensuite, sur la brièveté de la vie et la vanité de la beauté mortelle. Une autre chose le touchait encore extrêmement en ces occasions : c'est qu'il voyait que ces corps, peu de jours auparavant si idolâtrés, étaient abandonnés généralement de tout le monde et qu'il ne restait, tout au plus, qu'un valet dans la maison, tout le monde en fuyant[24], comme si la peste y eût été.
Pour soutenir la fatigue de ces nuits pénibles, il était permis à ceux qui y étaient destinés, de faire une collation suffisante, mais Mr. Grignion ne se l'est jamais permise et ne touchait à rien de ce que l'on présentait, de quoi souvent ses compagnons de veille murmuraient contre /40/ lui. Il aurait dû au moins réparer ses forces en mangeant comme les autres sa portion au repas de la communauté. Il n'y avait point à craindre, en le faisant, de blesser ni la sobriété ni la sensualité[25], car elles étaient si minces et si peu ragoûtantes, dans l'année 1693 dont je parle, qui était l'année de cherté, qu'on pouvait se flatter de s'être bien mortifié en mangeant et qu'on était en état, au sortir du repas, de le recommencer et d'en faire un meilleur. Cependant Mr. Grignion ne mangeait pas la moitié de sa portion. Le pur nécessaire pour vivre, qu'on lui donnait comme aux autres, lui paraissait trop abondant; et sa mortification le poussait à en retrancher, comme superflu, la meilleure partie. Cette rigide abstinence, pour un homme d'un grand foie et qui avait naturellement un grand appétit et grand besoin de manger, /41/ n'était pas pour lui une petite peine ; et je crois ne me point tromper en disant qu'elle a peut-être été la pénitence, de toutes, la plus rude et la plus sensible pour lui.
Hors des heures de récréation, Mr. Grignion ne faisait pas plus d'usage de sa langue que de ses yeux. Son silence était si exact qu'on ne pouvait lui tirer une seule parole, que pour la pure nécessité ; et, en ce cas, il parlait si bas et si succinctement qu'on n'était pas tenté de le distraire de son application à Dieu. Il avait aussi alors la tête nue, par respect pour la présence de Dieu; et tout ce qu'il y avait, dans la communauté, d'humiliant ou de dégoûtant à faire devenait son partage, soit par son propre choix, soit par la charité pour les autres.
Dans les récréations, /42/ souvent il était mis sur le tapis ; et certaines manières singulières, dont il n'a jamais pu se défaire, fournissaient assez de quoi rire à ses dépens. Quelquefois même on prenait plaisir à le mortifier au vif : «Puisque vous êtes si mortifié, lui disait quelquefois un jeune étourdi, voyons si vous souffrirez avec patience ce que je vais vous faire». A quoi Mr. Grignion s'offrant volontiers, l'autre se croyait en droit de faire ce qu'il s'avisait, comme de lui jeter de l'eau sur la tête, d'en remplir ses poches, etc... «Puisque vous aimez tant la discipline, lui dit, un jour, à la promenade, un de ses confrères, recevez-la de ma main» ; et, en même temps, [il] lui déchargea, de toute sa force, sur les épaules, des coups redoublés, avec une gaule d'osier qu'il /43/ tenait en main ; ce que ce saint, grand amateur de la pénitence, souffrait avec joie.
Il faut ici faire remarquer que jamais homme ne fut moins susceptible de respect humain, ni moins attentif à ce que pensaient les hommes. Le désir qu'il avait de plaire à Dieu ne lui permettait aucun retour vers les créatures. Il se plaisait même à contrecarrer le monde, en tout, ravi d'attirer ses mépris. Toutes les fois qu'il entrait en Sorbonne et qu'il en sortait, il ne manquait pas d'y faire, au milieu de la classe, sa prière à genoux; et, à la fin de l'année, il la faisait plus longue, pour demander pardon à Dieu des fautes que lui et les autres écoliers y avaient commises-. action singulière et extraordinaire qui, lui attirant les yeux /44/ de tous les autres attirait leur ris et leur mépris.
Une fois, le menant chez un banquier, il demeura dans le vestibule où je le trouvai, à la vue des valets, nue tête, à genoux et en prière, comme s'il eût été dans l'église. Ce qu'il fit là, il le faisait partout : ou il priait, ou il lisait un livre de piété, nue-tête et, pour l'ordinaire, à genoux. Je le menai, une autre fois, avec moi en visite, voir le docteur d'un abbé de la première qualité et qui, quelque temps après, fut fait évêque; pendant que nous parlions ensemble, Mr. Grignion, les yeux inviolablement baissés, dans le silence et dans son recueillement ordinaires paraissait faire oraison et s'en revint avec moi sans avoir fait aucun usage de sa langue ni de ses yeux, [ce] dont le docteur fut fort édifié.
Je ne dois pas oublier que le pieux jeune homme, soit par mortification, /45/ soit par crainte de se distraire de Dieu, fit le sacrifice, alors et pour jamais, de la chose du monde la plus innocente et à laquelle il avait naturellement plus d'inclination, le dessin et la peinture[26]. Mr. de la Barmondière, qui trouvait en lui de grandes dispositions pour cet art, aussi bien que pour la sculpture et l'architecture et les autres sciences qui demandent une belle imagination, faisait dessein de l'y appliquer, dans l'espérance que cela ne lui serait pas inutile pour le service de Dieu. Mais Mr. Grignion ne pouvait goûter que Dieu et que ce qui regarde immédiatement sa gloire. D'ailleurs la mort de Mr. de la Barmondière, qui ne tarda pas, le laissa en liberté d'enfouir dans un oubli éternel ces sortes de talents naturels.
Je puis dire avec vérité que ce saint jeune homme vivait comme s'il n'y eût eu que Dieu et lui sur la terre. Il poussait l'oubli des créatures jusqu'à /46/ ne vouloir ni voir, ni parler à ses compatriotes et ses compagnons d'étude. Et, s'il en rencontrait dans les rues de Paris, il s'écartait ou paraissait ne les pas connaître, pour ne point donner occasion à des entretiens et à des visites inutiles, comme il s'en expliquait avec moi, m'exhortant à l'imiter.
Il communiait quatre fois la semaine, mais avec tant de dévotion qu'il en donnait, à le voir. Quoique toute sa vie fût une préparation continuelle à cette sainte action, il y ajoutait encore, la veille, des dispositions plus particulières et prochaines. Ordinairement, il en faisait le sujet de ses entretiens dans les récréations et il en paraissait uniquement occupé. Son action de grâces était d'une heure[27]; et, pour la faire avec plus de tranquillité et jouir de la présence de son bien-aimé, il cherchait les lieux de l'église les plus cachés. Quand il communiait seul ou qu'il prolongeait son action de grâces après les /47/ autres, on rechargeait alors d'accommoder l'autel et l'image de la Sainte Vierge, qui est au fond de la chapelle de l'église de Saint-Sulpice[28]. Jamais commission ne lui fut plus agréable, car tout ce qui regardait le culte de Marie, faisait ses délices. Il sacrifiait avec joie la récréation du samedi et des veilles des fêtes de la Sainte Vierge, pour aller, pendant ce temps, décorer la chapelle dont je viens de parler. Ce qu'il a fait tout le temps qu'il a été à Saint-Sulpice et ce qui ne s'est plus fait après sa sortie.
Mais pourquoi dire : il sacrifiait ses récréations, puisqu'il ne demandait pas mieux que de s'en voir absent ? Il n'y avait que la règle et l'ordre de Dieu qui l'y fissent venir. S'il avait suivi son attrait, il se fût retiré, après les repas, dans sa chambre, pour n'y converser qu'avec Dieu. Et je me souviens que Mr. de La Barmondière lui disait qu'il devait regarder comme tentation, cet attrait de son cœur pour sa chambre /48/ dans le temps de la récréation, puisqu'elle était et nécessaire pour la santé, surtout à gens d'étude et d'application, et qu'elle était dans l'ordre des volontés de Dieu, étant une des actions marquées dans le règlement[29].
Il n'y a que ses directeurs, seuls dépositaires de son intérieur, qui puissent en manifester toutes les richesses spirituelles et les dons de Dieu. Ce qui est vrai, c'est qu'il en était si rempli qu'il portait grâce avec lui et que sa présence inspirait la piété. Souvent il paraissait dans une espèce d'aliénation de ses sens, abstrait au milieu de nous et absorbé en Dieu. Il ne pouvait même entièrement étouffer les mouvements d'un cœur saisi de l'amour divin, ce qui [lui] faisait jeter de fréquents et profonds soupirs, à table, en récréation et partout : sujet de bonnes humiliations, car ses confrères ne manquaient [pas] d'en faire des railleries.
Je crois pouvoir dire qu'il ressentait alors la force /49/ et l'impétuosité du vin nouveau du Saint-Esprit, qui rendait les Apôtres fois et insensés aux yeux des hommes, tandis qu'ils étaient si sages aux yeux de Dieu. Il y a une espèce d'ivresse dans la vie de l'esprit, comme dans celle des sens, comme nous l'apprennent les maîtres de la vie spirituelle. Celle-ci est l'effet d'un cerveau obscurci et empêché dans ses fonctions, par l'abondance des fumées qui montent à la tête, du fond d'un estomac trop chargé et trop plein de vin ; et celle-là est l'heureux effet des impétuosités et des saillies de l'amour divin, de la visite et de la plénitude du Saint-Esprit qui saisit le cœur et l'esprit et leur fait sentir ses délices. Cette sainte ivresse est le comble de la véritable sagesse, mais sagesse réputée folie aux yeux des mondains et qui n'attire en effet d'eux que des mépris aux âmes heureuses /50/ que Dieu favorise. C'est ce qui est arrivé, après les Apôtres, à plusieurs saints, comme l'histoire de leur vie en fait foi.
Je crois pouvoir dire que Mr. Grignion a eu part à ces faveurs. Si semblable aux saints dans leur vie, il est aisé de croire qu'il l'a été dans leurs grâces. Sa grande innocence unie à la plus grande pénitence, son silence profond, son recueillement intime, son oraison presque continuelle, sa mortification sans bornes, avaient préparé son âme aux approches de l'Epoux céleste et présentaient au Saint-Esprit un cœur pur et disposé à toutes ses opérations.
Il faut que Dieu agit bien dans cette âme épurée, puisque Mr. de la Barmondière, si éclairé lui-même dans la vie spirituelle, renvoyait Mr. Grignion à Mr. Baüyn, célèbre directeur du grand séminaire de /51/ Saint-Sulpice[30] et un des plus grands maîtres de la vie spirituelle que le siècle ait eus, pour lui communiquer son intérieur et suivre ses avis, craignant, par un trait de sa grande humilité, [de] n'avoir pas assez de lumière pour une âme d'une grâce si élevée.
XVII° SON AMOUR DE LA CROIX
Comme Mr. Grignion donnait beaucoup de temps aux lectures de piété, presque tous les livres qui traitent de la vie spirituelle passèrent entre ses mains. Ceux de feu Mr. Boudon, archidiacre d'Evreux, mort en odeur de sainteté et dont on a écrit la vie, étaient ceux auxquels je le voyais plus attaché. Il goûtait surtout celui des «Voies de la Croix»[31] que la chair et le sang ne révèlent jamais et que le Saint-Esprit lui enseignait secrètement. Ce livre, si conforme à son attrait, lui répétant tout ce que l'Esprit de Dieu lui avait déjà dit au cœur, lui donna une si grande estime et un / 52/ si grand goût des peines et des mépris, qu'il ne se lassait point de parler du bonheur des croix et du mérite des souffrances. Il portait une sainte envie aux pauvres et aux personnes affligées il les honorait et 'les respectait comme les images vivantes de Jésus crucifié. Un jour, le voyant, chapeau bas, reconduire jusqu'à la porte un homme qui me paraissait peu de choses, surpris de ces marques d'honneur, je lui demandai pourquoi il les rendait à une personne dont l'état ne semblait pas en tant demander: «C'est, me répondit-il, qu'il est dans la croix et qu'il faut respecter et honorer tous ceux qui ont le bonheur d'y être attachés».
Ce grand amateur des croix eut, dans la suite de sa vie, de quoi se satisfaire. Car on peut dire qu'après sa sortie de Saint-Sulpice, il but, à /53/ longs traits, le calice du Sauveur jusqu'à la lie. Il fut, après son divin Maître, rassasié d'opprobres ; et chaque jour de sa vie fut signalé par quelques traits particuliers d'humiliation et de patience. Mais Dieu, qui le voyait si avide de croix, ne tarda pas à le satisfaire.
XVIII° MORT DE MONSIEUR DE LA BARIMONDIERE. SA SITUATION EN CETTE EPREUVE
La première qu'il lui envoya fut la mort de Mr. de la Barmondière, son supérieur, son directeur et son vrai père. Il lui avait toutes sortes d'obligations ; et un cœur moins tendre que celui de Mr. Grignion, devait tenir à ce saint bienfaiteur par toutes sortes d'endroits. La reconnaissance l'exigeait et son propre intérêt le demandait, car, Mr. de la Barmondière mort, Mr. Grignion revenait dans sa première situation, abandonné à la pauvreté et sans autre ressource que celle de la divine Providence. /54/ Voyons comment il recevra ce coup et comment il se comportera en une épreuve si délicate.
Il était en retraite à Saint-Lazare (selon la coutume de ce temps-là), pour se préparer à recevoir les ordres mineurs, lorsque Mr. de la Barmondière tomba malade, de la maladie dont il mourut en peu de jours[32]. Ainsi, au sortir de sa retraite, il trouva mort celui qu'il croyait vivant. C'était là où on l'attendait ; et ses confrères, qui savaient les obligations qu'il avait à Mr. de la Barmondière, étudiaient dans son visage les dispositions de son cœur et examinaient quels mouvements exciterait dans son âme la surprise d'une mort si peu attendue et si intéressante pour lui. Il en parut étonné, mais il n'en fut pas troublé. Il ne pardit rien de sa paix ni de sa tranquillité. Je dirai plus : il parut comme insensible[33]. Ce que voyant un de ses confrères et ne / 55 / sachant s'il devait s'en édifier ou s'en scandaliser, il lui dit devant les autres :«Mr. Grignion, ou vous êtes un grand saint, ou un grand ingrat ; un grand ingrat, si vous n'êtes point touché de la mort de votre grand bienfaiteur ; un grand saint, si, en étant touché, vous en supprimez le sentiment par vertu ».
Cette mort eut pour lui toutes les suites fâcheuses qu'il avait pu prévoir, car la communauté de Mr. de la Barmondière mourut, pour ainsi dire, avec lui ; et le Petit Séminaire de Saint-Sulpice profita de ses dépouilles.
XIX° SON PROGRES DANS L'ETUDE
Cette maison était une de celles de Paris où les études étaient plus florissantes. Deux fois par an, Mr. de la Barmondière examinait lui-même ceux qu'il y avait admis, pour juger de leur avancement dans la théologie. Et, quoiqu'il y eût plusieurs jeunes gens fort attachés à l'étude et qui brillaient /56/ dans la classe de Sorbonne, le saint supérieur déclara cependant, une fois, que Mr. Grignion l'avait emporté sur les autres et qu'aucun n'avait mieux répondu. Il avait en effet beaucoup d'esprit et de pénétration et il eût excellé, s'il eût continué ses études en Sorbonne ; mais il s'attachait plus à la science des saints qu'à celle de la théologie.
XX° SON ENTREE DANS LA COMMUNAUTE DE MONSIEUR BOUCHER. IL Y TOMBE MALADE
La divine Providence lui fournit pourtant un grand moyen de s'y avancer, en le faisant entrer dans la communauté de Mr. Boucher, au sortir de celle de Mr. de la Barmondière, qui prit fin avec sa vie[34]. Car on n'étudiait pas moins dans celle-là que dans celle-ci ; et les écoliers s'y distinguaient par leurs progrès dans les sciences. Mr. Grignion trouvait, en cette communauté, de quoi contenter son grand attrait pour la pauvreté et la mortification. Car la nourriture, aussi bien que tout le reste, y était alors très pauvre et /57/ dégoûtante ; et l'on pouvait aisément, allant prendre ses repas, entrer dans la disposition de ce grand saint qui dit qu'il faut aller à la table comme à une espèce de tourment, « ad mensam tamquam ad patibulum »[35]. La viande de rebut et ce qui ne s'achète à la boucherie que par les plus misérables ne s'y distribuait qu'en très petite quantité; et, quand la portion qu'on en faisait eût été abondante, on n'était jamais tenté d'intempérance, ni de gourmandise, en sa présence, car, à la vue, elle rassasiait, quelqu'appétit qu'on pût avoir ; et il fallait prendre beaucoup sur soi et se faire grande violence pour manger, avec une nausée perpétuelle, une viande contre laquelle l'estomac se révoltait et qu'il menaçait de rejeter au moment. C'est ce que j'ai expérimenté, ayant été en cette communauté dans ce temps. /58/ C'est celle qui est maintenant auprès du Petit Séminaire, mais tout y est bien changé.
Chaque écolier s'y fournissait de pain ; ainsi il le choisissait et en usait à sa discrétion. Pour l'eau, elle n'y était point épargnée ; et la communauté en était fort libérale, car le vin n'y était pas encore connu, en ce temps. Les jours maigres ne dédommageaient pas les gras, car ils ne présentaient, ou que des portions de riz cuit dans l'eau et avec très peu de lait, ou des navets et des fèves aussi bien assaisonnés. Pour faire une telle cuisine, il n'était besoin que de la main des écoliers. Aussi la faisaient-ils, chacun à son rang; et, s'il était permis de rire en un sujet aussi grave, je dirais que tous avaient le plaisir de s'empoisonner, chacun à son tour.
/59/ Quelque fort et robuste que fût Mr. Grignion, il ne put résister à des études si assidues et si peu nourries, d'autant plus que ses pénitences allaient leur train et qu'il ne relâchait rien de son premier plan de vie. Il succomba donc et tomba dans une maladie qui le conduisit aux portes de la mort.
XXI° SA MALADIE
Il était en son tour de cuisine, la haire sur le dos, lorsqu'il ressentit les premières atteintes du mal ; et son premier soin fut de dépouiller l'instrument de pénitence et [de] le cacher dans sa paillasse, pour en dérober à jamais la connaissance ; mais Dieu ne le permit pas, car, quelque temps après, il fut trouvé, en la manière qu'il l'avait placé. Aussitôt malade, aussitôt il fut transporté à l'hôtel-Dieu et mis, quoiqu'il ne fût pas même dans les ordres sacrés, dans /60/ la salle des prêtres où il ne pouvait être mieux, car les religieuses, ne tardant pas à découvrir sa grande piété et sa rare vertu, en prirent tous les soins imaginables.
La maladie, qui est l'épreuve de la vertu, en est aussi l'écueil ; et il n'arrive que trop souvent que les imparfaits voient la leur y échouer. La convalescence est encore plus dangereuse et à craindre aux âmes pieuses, même de la trempe la plus solide. L'une et l'autre furent le creuset où celle de Mr. Grignion s'épura et d'où elle sortit plus brillante.
Il se vit porter dans l'hôtel-Dieu, comme un autre dans un palais, avec toute la joie de son âme, Le nom et le séjour de l'hôpital ne lui firent jamais de honte. Il le regardait comme sa véritable maison où la /61/ pauvreté, dont il faisait profession, lui donnait droit et une place toujours acquise. Le nom d'hôtel-Dieu le ravissait ; et il me dit, d'un air gai et riant, quand je l'y allai voir : « Je suis dans la maison de Dieu, quel bonheur ! Mes parents n'en seront peut-être pas trop aises, mais la nature est-elle jamais d'accord avec la grâce? » Sa joie éclatait sur sa face, aussi bien que la paix et la tranquillité. A le voir, il ne souffrait point ; et on ne l'eût pas cru malade, si la maladie ne se fait pas annoncée. A son ordinaire, il ne parlait que de Dieu et des choses de Dieu et on ne pouvait le voir sans l'admirer[36].
XXII° SA VERTU ECLATE ET EDIFIE
On l'allait même le visiter pour s'édifier ni plaintes, ni inquiétudes, ni aucune marque de peine et d'impatience ; /62/ je dirais plus, rien de l'homme ne paraissait dans ce malade, dans ce moribond. Car il arriva jusqu'aux portes de la mort, qu'un nombre de saignées réitérées, coup sur coup, semblaient aller chercher en hâte et la presser de venir. On croyait voir la dernière goutte de sang, suivie de son dernier soupir, car elle fut tirée enfin et on ne lui ferma la veine, que quand le corps, épuisé de sang, n'en pût plus rendre. Sa vie était désespérée ; et on ne le comptait plus dans le nombre des vivants. Si voisin de l'éternité, il ne perdait rien de sa paix ni de sa tranquillité. Sa grande innocence et sa rude pénitence avaient de quoi le consoler.
XXIII° IL PREDIT QU'IL N'EN MOURRA PAS
D'ailleurs il n'était pas de l'avis de ceux qui le regardaient déjà parmi les morts ; et, soit inspiration /63/ divine qui le fît parler, soit certitude par voie de révélation, il me dit, en secret, fort positivement, lorsque je le visitai en cet état, qu'il ne mourrait pas et que sa santé était prochaine.
En effet il revint des portes de la mort, avec autant de rapidité qu'il y était allé ; et, peu de jours après, il parut comme ressuscité, en état même de se lever, de marcher, de lire, de prier. Ce qu'ayant rapporté à Mr. Brenier, supérieur du Petit Séminaire de Saint-Sulpice[37], où je demeurais, il me dit que Dieu souvent laisse aller ses saints aux portes de la mort et qu'il les en rappelle, lorsque tout est désespéré, pour faire éclater en eux son pouvoir et sa tendresse.
Notre convalescent, en reprenant ses forces, entrait en de nouveaux désirs de servir Dieu et , comme un /64/ athlète qui s'est assis pour un peu se reposer, il semblait se relever avec des désirs nouveaux de continuer ses combats contre le monde et la chair. La Providence lui mit entre les mains les Lettres du Père Surin qui lui firent de grandes impressions, surtout la première où est rapportée la vertu admirable du jeune garçon que ce saint jésuite rencontra dans le carrosse de Rouen à Paris[38].
XXIV° SON ENTREE DANS LE PETIT SEMINAIRE DE SAINT-SULPICE
Dieu qui a toujours paru conduire, comme par la main, Mr. Grignion, au sortir de l'hôtel-Dieu, lui donna entrée dans le Petit Séminaire de Saint-Sulpice. C'était le lieu du monde où il pouvait être plus en liberté de prendre son plein vol vers le ciel et de s'élever à la plus sublime perfection, sous la conduite de deux saints, dont l'un était son directeur et l'autre son supérieur, dans la /65/ compagnie d'un grand nombre de jeunes gens très fervents et dévorés, comme lui, du même zèle de leur sanctification. D'ailleurs la nature n'y était pas à son aise, car la nourriture, quoique suffisante, était pauvre ; et tout y respirait la pauvreté, aussi bien que l'obéissance et la mortification.
Par quel trait de Providence Mr. Grignion en trouva-t-il gratuitement pour lui les portes ouvertes ? C'est à ceux qui lui ont fait cette grâce et cette charité, à parler. Le digne supérieur, qui gouverne depuis si longtemps les séminaires de Saint-Sulpice, avec tant de sagesse et de piété, est encore vivant et peut s'en expliquer. S'il garde sur cet article le silence, c’est, comme je crois, qu'il a eu la meilleure part à cette bonne œuvre /66/ et qu'il contribuait, par ses libéralités, à payer la pension de Mr. Grignion dans le Petit Séminaire[39]. Tout ce que j'en sais, c'est que l'odeur de la grande vertu de notre convalescent, qui avait jeté de nouveaux éclats dans la maladie, s'étant répandue, dans les maisons de Saint-Sulpice, par la bouche de ceux qui, de la communauté de Mr. de la Barmondière, y avaient passé, avait fait naître aux Messieurs du séminaire le désir de le posséder.
Quoiqu'il en soit, Mr. Grignion y fut reçu comme un ange du ciel, sans qu'il le sût, par Mr. Brenier qui regarda comme une grande grâce de Dieu l'entrée de ce jeune ecclésiastique dans sa maison; pour en rendre à Dieu ses actions de grâces, il fit dire le Te Deum. C'est dont je suis /67/ témoin. Il est vrai que ce prudent supérieur ne s'en expliqua pas ouvertement, mais, soit qu'il s'en fût ouvert à quelqu’un, soit qu'il l'eût donné à entendre par quelque autre signe, nous étions persuadés - et on le disait ouvertement parmi nous - que le Te Deum était dit pour remercier Dieu de l'entrée de Mr. Grignion[40].
XXV° IL A POUR DIRECTEUR MONSIEUR BAUYN, UN DES PLUS SAINTS ECCLESIASTIQUES DU SIECLE, ET MONSIEUR BRENIER POUR SUPERIEUR, AUTRE SAINT
Pour un disciple déjà si savant dans la science des saints, il fallait des maîtres bien habiles. Aussi ai-je dit que Dieu les lui fournit, dans Mrs Baüyn et Brenier[41].
Le premier, son directeur, était un ange sur terre et des plus saints hommes des derniers siècles. Ses austérités et ses pénitences extraordinaires en faisaient un martyr. Son zèle ardent, sa douceur incomparable et sa charité sans bornes pour le prochain en faisaient un saint François de Sales. /68/ Son amour, son oraison et son union intime avec Dieu en faisaient un Philippe de Néri. Le second, fondateur du Petit Séminaire, né d'une maison riche et illustre, était le plus humble des hommes. Tout son soin était, ou de se cacher, ou de paraitre méprisable. Son obéissance, sa mortification, sa prudence et ses autres vertus n'étaient inconnues qu'à lui. Tous ceux qui l'ont connu lui ont donné cette louange. Pécheur, grand pécheur, et le plus grand des pécheurs à ses yeux, il voulait que tout le monde le crût. Une louange pour lui était une injure. Il fallait ou l'oublier ou l'outrager, pour lui faire plaisir. Sa mortification, son obéissance, aussi grande que son humilité, en faisaient un homme si mort à lui-même qu'on l'eût pris pour un des anciens habitants de la Thébaïde.
/69/ Je regrette souvent qu'on ne nous donne pas la vie de ces deux prêtres si saints et si ressemblants à ceux de la primitive Eglise. Les religieux font tous, avec soin, les annales de leur Ordre et les honorent du nom et de la vie de ceux qui, parmi eux, ont excellé en piété. Ne se trouvera-t-il personne qui veuille faire en l'honneur du clergé, un recueil de la vie des plus saints ecclésiastiques des derniers temps ? Combien y en a-t-il, parmi eux, dignes des premiers siècles et du temps des Apôtres ? La seule maison de Saint-Sulpice pourrait fournir la matière à un volume entier, dans les vies de ses premiers supérieurs et directeurs, soit à Paris, soit en provinces. Les noms de Mrs. Bretonvilliers, Tronson, de la Barmondière, Balsa, d'Entrecolles demeurent ensevelis dans leur tombeau, au grand préjudice de l'édification de l'état ecclésiastique[42]. /70/ Dieu veuille susciter quelqu'un qui rappelle leur mémoire et qui édifie l'Église par l'histoire de leur sainte vie.
XXVI° LA FERVEUR DE MONSIEUR GRIGNION SE RENOUVELLE ET ECLATE PLUS QUE JAMAIS
Je reviens à Mr. Grignion. Il parut, dans le Petit Séminaire de Saint-Sulpice, rempli alors de la plus fervente jeunesse, comme un aigle qui s'élève, va se perdre dans les nuées. Son silence, son recueillement,
sa mortification, ses austérités étaient ceux-là mêmes qui donnaient les plus grands exemples de ses vertus. Les supérieurs n'ayant pas jugé à propos de lui faire continuer ses études en Sorbonne[43], il trouva plus de temps à donner à Dieu et se vit en liberté de suivre son attrait dominant pour la retraite et l'oraison. Au milieu de Paris, comme dans un désert, il ne sortait de sa chambre que pour les exercices communs ; et il rentrait[44] avec le même recueillement qu'il en était /71/ sorti. Ses yeux, sa langue, ses oreilles, sans usage de leurs fonctions, le laissaient tout entier à Dieu, auquel seul il voulait penser et s'appliquer.
Et les récréations, loin de porter de la dissipation dans son intérieur, en favorisaient le recueillement, car il ne pouvait parler et entendre parler que de Jésus et de Marie. Toute lecture et tout entretien où le nom du Fils ou de Marie était absent, lui était insipide et à dégoût, Il demeurait muet et sa langue paraissait attachée à son palais, si on en détournait le discours. Les siens retombaient presque toujours sur la Sainte Vierge, dont il ne se lassait jamais de publier les grandeurs, les vertus et les privilèges. Il le faisait si souvent que les moins pieux lui en faisaient querelle et /72/ lui reprochaient, tantôt de faire une divinité de la Sainte Vierge, tantôt de penser ou d'aimer plus la Mère que le Fils.
Si c'était, en lui, un défaut d'être le panégyriste infatigable de la Mère de Dieu et l'orateur perpétuel de sa dévotion, il faut avouer qu'il ne s'en est jamais corrigé et qu'il n'a jamais voulu s'en corriger, à l'exemple de plusieurs saints qui avaient toujours Marie dans leur bouche et leur cœur.
XXVII° IL NE PARLAIT QUE DE DIEU ET DE LA SAINTE VIERGE. QUELQUES UNS S'EN PLAIGNENT
Cependant ces reproches lui servaient de justes motifs de rappeler et de perpétuer la conversation sur Dieu et sur les choses de Dieu. Mais ceux qui lui faisaient procès de ne parler que de Marie, ne s'accommodaient pas mieux qu'il ne cessât de parler de Dieu. Ils en /73/ portent leur plainte à Mr. Baüyn, ce saint directeur dont j'ai parlé, qui faisait alors la fonction de supérieur au Petit Séminaire, en la place de Mr. Brenier qui était allé à Angers[45]. Le saint homme avertit donc Mr. Grignion de ne pas faire de la récréation une oraison et, en faveur des faibles et des petits dans le chemin du ciel, de ne [pas] parier de Dieu et des choses divines, ou du moins de n'en pas faire toute la conversation.
Il faut avouer que cet avertissement sortait comme forcé de la bouche de Mr. Baüyn, cet homme séraphique qui lui-même occupait sa langue à parler de
Dieu, son esprit à y penser, avec un égal plaisir. Si c'était un défaut de ne pouvoir parler d'autre chose, le saint supérieur /74/ en était le premier coupable ; et Mr. Grignion, en suivant son attrait, suivait l'exemple de son supérieur et directeur. Mr. Baüyn était si rempli de Dieu et si vide de tout le reste, qu'il eût été embarrassé de parler d'autre chose. Aussi - je puis dire avec vérité - il ne pouvait s'en empêcher et, si la réflexion l'avertissait d'en suspendre le discours pour ne le point rendre continuel et ne point faire d'un temps de récréation un temps d'oraison, la parole lui manquait. Il ne savait plus que dire ; il laissait parler, tandis qu'il entrait en recueillement et se réunissait à Dieu. Et -ce que j'ai souvent vu les jeunes gens les plus fervents, assemblés autour de lui, pour entendre les paroles de vie qui sortaient de sa bouche, demeuraient alors dans le silence ; / 75/ et il était obligé d'interrompre le sien et de reprendre le discours[46] sur Dieu et les choses divines. Aussi sortait-on de la récréation comme de l'oraison, recueilli et plein de ferveur. C'était son dessein ; et je lui ai entendu dire, à ce sujet, que rien n'était plus efficace pour se remplir de Dieu, que de parler de lui bonnement et simplement, dans les récréations, et que, quand on le faisait, on en sortait souvent plus enflammé de l'amour de Dieu que de l'oraison même.
Mr. Grignion était donc plus tenté de suivre son exemple que son avertissement. Mais l'obéissance, la reine des vertus, lui en faisait un de s'accommoder aux faibles et de ne pas les dégoûter des choses divines en les leur présentant avec trop de profusion. Mais, que faire ? Il n'était /76/ sans cesse occupé que de Dieu ; et son esprit et son cœur ne lui présentaient point d'autres idées. Il ne pouvait les produire ; il fallait donc les arrêter en son intérieur et y rester. C'est ce qu'il faisait et, comme Mr. Baüyn, n'osant plus tant parler de Dieu, il demeurait muet et ne prenait nulle part à ce qu'on disait. Son corps était présent et son esprit ailleurs ou, plutôt, au dedans de lui-même, occupé avec Dieu.
Cependant le désir et la charité l'ont souvent obligé de sortir de lui-même pour paraître gai et jovial dans les récréations. Il avait même fait, à ce dessein, un recueil de contes et d'histoires propres à faire rire, qu'il tâchait de débiter, du mieux qu'il pouvait, dans les récréations, mais il faut /77/ avouer qu'il n'avait point grâce pour cela, non plus que Mr. Baüyn. Le maître et le disciple, si dégoûtés des choses du monde, ne pouvaient en dire les contes qu'avec dégoût et en rendaient le récit insipide par la manière dont ils les rapportaient. Si on eût été excité à rire en les écoutant, c'eût été de les voir dire, d'un air dévot, les choses les plus comiques. Ils réussissaient bien mieux à parler de Dieu et, leur caractère aussi bien que leur attrait n'étant plus gêné, ils parlaient, avec grâce, de ce qu'ils parlaient avec plaisir[47].
XXVIII° SA DEVOTION ET SON ZELE LUI INSPIRENT PLUSIEURS SAINTES PRATIQUES AUXQUELLES IL DONNE COURS
Mr. Grignion, naturellement inventif et d'une imagination féconde, avait toujours à proposer quelques nouvelles pratiques ou quelques nouveaux motifs de vertu. Il aurait désiré enrôler tout le /78/ monde dans la société de l'esclavage de la Sainte Vierge. Le livre que le saint homme feu Mr. Boudon en a composé, lui avait inspiré ce zèle[48] ; et il lui fut permis de le suivre et d'exhorter tout le monde à cette dévotion. Mais, afin que la plus sévère critique n'y trouvât rien à blâmer, Mr. Tronson, supérieur alors de Saint-Sulpice et retiré à Issy, ce grand homme, la gloire et l'oracle du clergé de son temps, trouva à propos de changer, dans la formule et l'acte de cette association, ces paroles «esclaves de Marie» en celles-ci « esclaves de Jésus en Marie » [49]. Avec cette sage explicitation, le zélé dévot de la Sainte Vierge eut toute la liberté d'engager à son service tous ceux qu'il put.
Il ne s'en tint pas là. Le petit /79/ livret qu'on appelle le petit psautier de saint Bonaventure, où les paroles des psaumes sont appliquées à la Sainte Vierge et tournées à sa louange, lui étant tombé entre les mains, il le goûta fort et en fit ses délices[50].
Ravi d'avoir trouvé cette manne, il en voulut faire part aux autres séminaristes et gagna sur ceux qui n'étaient pas dans les ordres sacrés, de le leur faire dire, avec la permission des supérieurs, les jours de promenade.
XXIX° SON AMOUR POUR LA SAINTE VIERGE LUI INSPIRE DE PORTER TOUJOURS SUR LUI SON IMAGE
Quand il trouvait des images de la Sainte Vierge belles et dévotes, son cœur se satisfaisait, par les yeux, à les voir et à les admirer ; et il n'épargnait rien pour les avoir. Il en a acheté quelquefois bon nombre qu'il distribuait dans le Grand et le Petit Séminaire et ailleurs. Il s'était fait une loi d'en avoir toujours une /80/ sur lui et, pour cet effet, il en chercha, avec soin, une de métal qu'il avait souvent dans la main, qu'il regardait, qu'il honorait et dont il baisait les pieds, avec une dévotion toujours nouvelle. (il portait aussi toujours sur lui un assez grand crucifix) Etant dans la communauté de Mr. Boucher, il avait, en étudiant ses cahiers, cette image toujours en main. Et comme on crut qu'il y avait de l'attache, un bon prêtre à qui il allait alors à confesse, (Mr Prévost) crut le bien mortifier en la lui enlevant[51]. Il en fut en effet fort mortifié, mais il disait que, si on pouvait lui ôter des mains l'image de sa bonne Mère, on ne pourrait jamais la lui arracher du cœur. Cette privation ne fit qu'allumer son désir d'en avoir une autre, ce qui ne tarda pas.
XXX° SON ZELE BRULANT DE L'HONNEUR DE DIEU. CE QU'IL FAIT POUR SEPARER DEUX JEUNES GENS QUI METTENT L'EPEE A LA MAIN
Dès ce temps /81/ il était si sensible sur l'honneur et la gloire de Dieu que son zèle ne pouvait se retenir quand il le voyait offensé. Un jour, voyant deux jeunes gens, dans Paris, tirer l'épée et se battre, il se présenta à eux, le crucifix en main, car il en portait toujours un sur lui, aussi bien qu'une image de la Sainte Vierge ; et il leur paria, d'une manière si touchante et si efficace qu'il les sépara. Un d'eux,
quelques années après, embrassa l'état ecclésiastique et [en] vint chercher l'esprit au Petit Séminaire de Saint-Sulpice, où il me dit le fait que je viens de rapporter, que je savais d'ailleurs de la bouche de Mr. Grignion. (Il a été chapelain et est, je crois, maintenant chanoine de la cathédrale de Noyon ; frère de l'Avocat du Roi, il y a quelques années , il s'appelle Poignard[52]) Il m'ajouta qu'il fut fort frappé de cette action généreuse et que, dès ce moment, il /82/ commença à se.
Comme il n'est que trop ordinaire de voir et d'entendre, dans les rues de Paris, des hommes ou des femmes vendre de mauvaises chansons et les chanter à perte de voix, Mr. Grignion, qui ne pouvait l'empêcher, avait le cœur blessé, toutes les fois qu'il faisait ces rencontres. Et, pour suspendre le cours du mal, au moins pour quelque temps, puisqu'il ne pouvait en tarir la source, il achetait, sur l'heure, tout ce que ces sortes de gens portaient d'exemplaires de ces chansons infâmes et les déchirait, en leur présence, en leur faisant une douce réprimande, qui était toujours bienvenue, à la faveur de l'argent qui l'accompagnait[53].
Quand on lui représentait que son zèle, en cette occasion, était assez inutile /83/ et qu'il ne faisait qu'arrêter, pour quelques moments, un torrent d'ordures, qui trouvait, dans son argent, une matière nouvelle pour grossir et se répandre plus loin, il répondait qu'il serait heureux s'il pouvait empêcher ou au moins retarder quelque péché. Il en faisait autant, quand il trouvait, sur les quais, quelques mauvais livres. Il les achetait pour les déchirer, quoique souvent on lui représentât qu'il en laissait une infinité d'autres et qu'il faudrait des sommes immenses pour purger de cette peste les boutiques des libraires.
D'autres fois, le fervent séminariste proposait à ses confrères de s'acquitter, envers les anges gardiens des uns des autres, des devoirs de respect, de tendresse et de reconnaissance qu'ils méritent, et introduisait la pratique /84/ de leur porter intérieurement le salut qu'on paraissait à l'extérieur rendre à la personne. Ou plutôt, il renouvelait cette sainte pratique, déjà bien recommandée et établie à Saint-Sulpice. D'autres fois, c'était le « Deo gratias» au quel il donnait cours, à l'exemple de saint Félix de Cantalice, frère capucin, le disant, comme lui, en toute rencontre et exhortant à le faire.
J'en aurais bien à dire davantage, si j'avais demeuré plus longtemps avec Mr. Grignion, au Petit Séminaire.
XXXI° SON RECOURS A LA SAINTE VIERGE DANS SES BESOINS ET LA PROTECTION QU'IL EN RECOIT
Il me souvient encore qu'y étant ensemble, Mr. Le Vallier, ce bon séculier dont j'ai parlé[54], qui avait passé de la communauté de Mr. de la Barmondière dans le Petit Séminaire, me dit, un jour, que Mr. Grignion l'avait prié, en lui donnant 30 sols c’était tout ce qu'il avait de lui acheter une chose dont il avait affaire, (une culotte de chamois) /85/ ce qui n'était pas suffisant, à beaucoup près, pour cet achat ; ce que lui ayant représenté, Mr. Grignion lui dit qu'il n'avait point de foi et qu'il allât l'acheter. Mais, ce bon séculier n'ayant en effet pas assez de foi pour multiplier les 30 sols, on se moqua de lui, quand il les offrit pour une chose qui en valait trois fois davantage. Mr. Le Vallier l'ayant rapporté à Mr. Grignion, celui-ci lui reprocha, encore une fois, qu'il n'avait pas assez de foi, et ajouta que sa bonne Mère, - parlant de la Sainte Vierge - lui fournirait le surplus. Pendant ce temps, le bon séculier vint me trouver, pour me raconter le fait, et m'ajouta : «Je ne doute point que Mr. Grignion, qui a tant de confiance à la Sainte Vierge, ne /86/ trouve dès aujourd'hui, et ne m'apporte l'argent nécessaire pour son achat». Ce qui ne manqua pas d'arriver.
XXXII° SON OBEISSANCE. SANS EN AVOIR JAMAIS MANQUE, IL EN SOUFFRE SOUVENT LE REPROCHE, AVEC DOUCEUR ET PATIENCE
Il est temps de faire remarquer son exactitude dans l'obéissance. Cette vertu étant l'épreuve et la preuve de toutes les autres, sa sainteté deviendrait suspecte s'il en avait manqué. Il en a souvent cependant souffert le reproche, reproche fort sensible aux vrais obéissants et celui, de tous, le plus capable de les troubler. Dieu, qui se plaît à sanctifier les âmes par mille manières différentes, cache souvent en elles les plus pures vertus, sous le manteau de quelques apparences des vices contraires. Il permet qu'on leur impute des fautes dont elles ne sont nullement coupables, et qu'elles paraissent /87/ criminelles aux yeux des hommes, tandis qu'elles sont fort innocentes aux siens. D'où il arrive que, comme le grain pendant l'hiver, caché sous la neige, s'y nourrit et s'y fortifie, leur vertu s'épure et jette en leurs âmes de plus profondes racines, à la faveur des humiliations et des reproches.
Il n'y en a point de plus piquant, pour une âme qui cherche vraiment Dieu, que celui de la désobéissance. Il n'y en a point de plus intéressant et de plus capable de troubler, puisque la propre volonté est la mère féconde de tous les péchés et la meurtrière de toutes les vertus. La seule idée de propre volonté faisant l'horreur des saints qui savent qu'elle est l'ennemie de celle de Dieu, combien leur cœur est-il blessé, à la moindre apparence de désobéissance ; /88/ combien sont-ils en garde contre un mal qui a attiré tous les autres sur le genre humain ; combien sont-ils alarmés et effrayés, quand leur conscience leur dit en secret ce qu'on leur reproche en public qu'ils ont manqué à l'obéissance ?
Mais si, parfaitement obéissants, ils paraissent ne le pas être et qu'on leur en fait continuellement un crime, combien ont-ils à souffrir, combien ont-ils besoin de constance et de force, pour conserver leurs âmes dans la patience et se contenter du témoignage de leur conscience et de celui de Dieu ? Ne pourrais-je pas dire que c'est une espèce de martyre, pour une âme qui ne cherche en tout que la volonté de Dieu, d'entendre dire qu'elle fait continuellement la sienne?
/89/ Mais comment, dira-t-on, se peut-il faire qu'une personne, livrée à l'obéissance, soit exposée aux reproches du vice contraire ? Cela arrive quand il plaît à Dieu et quand il permet que le démon fasse réussir sa malice. Les hommes, trop peu éclairés pour découvrir ses artifices, ne prennent que trop souvent les apparences pour la réalité, le vice pour la vertu, et des hypocrites pour des saints. Les saints eux-mêmes ne se connaissent pas toujours sur la terre ; et il arrive souvent qu'ils s'y persécutent.
Depuis que Jésus-Christ et ses Apôtres y ont été traités comme des malfaiteurs, peut-on s'étonner de ce qui peut arriver à ce sujet, sur lequel l'histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament fournit tant d'exemples différents ?
Est-il plus difficile au démon de réussir /90/ à teindre du reproche de la propre volonté, des actions faites par obéissance ou par l'inspiration du Saint Esprit, qu'il ne lui a été de peindre le chaste Joseph comme un corrupteur et un infâme, aux yeux de Putiphar, surpris et trompé par les rapports de sa femme impudique ; qu'il ne lui a été d'habiller le saint homme Job en criminel, aux yeux de ses plus grands amis, de ceux-là même qui devaient mieux le connaître ; qu'il ne lui a été de noircir la plus chaste et la plus fidèle de toutes les femmes, Suzanne, comme une adultère, et de la faire condamner comme telle ? Le note d'orgueil tombe souvent sur les humbles ; l'infamie de l'impureté noircit quelquefois la réputation des plus chastes. Le démon a, tous les jours, des arts /91/ nouveaux pour défigurer la piété et déshonorer la plus parfaite vertu. Mais, s'il sait tromper les hommes, peut-il tromper Dieu, qui se sert souvent, pour épurer la vertu de ses serviteurs, des mêmes moyens dont le démon se sert pour la corrompre ?
Les actions extérieures prennent ordinairement leur teinture dans le cœur de ceux qui les voient… On en juge selon ses dispositions ; on fait penser aux autres ce que l'on pense soi-même ; ou on les fait agir par les motifs qui nous conduisent. L'apparence souvent est la règle qui sert à former nos jugements c'est pourquoi ils sont si faux.
Quoique Mr. Grignion, si passionné pour, sa perfection, se soit attaché à l'obéissance, comme /92/ au chemin le plus court pour y arriver, il a paru souvent s'en écarter, aux yeux de ceux qui n'étudiaient ses actions que pour les critiquer et qui voulaient, bon gré mal gré, avoir de quoi, le condamner : c'est un homme qui suit sa tête, qui a l'esprit singulier, qui abonde en son sens, qui se laisse aller à son imagination, qui ne saurait se réduire à l'obéissance, qui canonise toutes ses idées et qui substitue ses volontés dans la place de celle de Dieu. Ce sont les plaintes que j'ai souvent entendu faire de lui, les reproches piquants qu'on lui a souvent faits à lui même et qu'il recevait, avec sa patience et sa douceur ordinaires. S'ils étaient vrais, il serait inutile d'écrire sa vie et de la donner au /93/ public pour l'édifier. Car y a-t-il de la vraie vertu où il n'y a point d'obéissance ? Sa vie fût-elle aussi étonnante et aussi miraculeuse que celle de saint Siméon Stylite, elle deviendrait suspecte et mériterait même condamnation, si elle était infectée du vice de propre volonté.
Dans la vérité, il a été toujours très fidèle à l'obéissance et, puisque les vertus sont si liées ensemble que la perte de l'une entraîne la ruine des autres, il n'a pu être aussi humble, aussi mortifié, aussi intérieur, aussi uni à Dieu, qu'il n'ait été très obéissant. Pour en donner une preuve qui ne puisse souffrir contradiction, j'avance, comme un principe qui ne paraît pas sujet à contestation, que la soumission entière à la direction, à la règle, /94/ à la volonté de ses supérieurs, est la preuve de la parfaite obéissance et l'usage de la désappropriation de toute propre volonté.
Or Mr. de Montfort, toute sa vie, s'est soumis à la conduite des plus sages et des plus pieux directeurs. Dans le séminaire et hors le séminaire, il a été un modèle vivant de la plus parfaite régularité. Il a toujours cherché et suivi les avis de ses supérieurs et n'a jamais agi contre ce qu'il a su être leur volonté. C'est ce que j'ai toujours vu, moi qui l'ai connu à fond plus que personne, et ce qu'il est aisé de montrer, en le suivant dans toutes ses voies[55].
XXXIII° PREUVE DE SON OBEISSANCE. IL S'EST TOUJOURS SOUMIS A LA DIRECTION ET A LA REGLE PAR L'OBEISSANCE. SON GRAND ATTRAIT POUR LA PENITENCE ET L'ORAISON
Premier point. Il s'est abandonné à la conduite des directeurs les plus saints et les plus éclairés, dans tous le s temps et dans tous les lieux et a suivi, comme /95/ un enfant, leurs avis et leurs lumières.
Etant écolier, il avait choisi pour père spirituel le Père Descartes, jésuite, célèbre directeur à Rennes, homme fort éclairé et qui avait un grand fonds de spiritualité, aussi bien que la conduite d'un grand nombre de personnes des plus spirituelles[56]. Ce Père regardait Mr. de Montfort comme un saint et un homme extraordinaire, en qui la grande vertu devait faire passer certaines singularités que Dieu lui laissait pour l'humilier et qui, en effet, lui ont attiré bien des humiliations. Il y a onze à douze ans que je vis, à Rennes, ce Père, alors encore vivant, et, dans l'entretien que nous eûmes ensemble sur Mr. de Montfort, il me parla avec admiration de son amour pour les croix et de sa / 96/ fermeté à les soutenir: «Les plus grandes, me dit-il, sont pour cet homme-là comme une paille jetée dans un grand feu, qui y est dévorée à l'instant».,
Mr. de la Barmondière, ce saint curé de Saint-Sulpice, dont la mémoire est en bénédiction[57], succéda au Père Descartes dans la direction de Mr. de Montfort ; et je puis dire qu'il le conduisit comme un enfant et qu'il le trouva pleinement docile et soumis à ses avis. Mr. de Montfort ne voyait que par ses yeux et n'agissait que par ses ordres ; et, quoique son attrait le portât à un silence continuel et [à] une retraite entière, pour se livrer sans mesure à la communication avec Dieu, il le sacrifia à l'obéissance, qui ne lui permit pas de se retirer des récréations communes qui lui étaient /97/ à charge, parce qu'elles semblaient le distraire de son application à Dieu, en le faisant rentrer en commerce avec les créatures.
il n'avait pas moins d'attrait pour les austérités et celles que l'obéissance lui permettait étaient extrêmes, comme je l'ai déjà dit. Mais je puis dire que celles qu'elle lui interdisait, étaient sans comparaison plus grandes. S'il eût été tenté de mettre des bornes à son obéissance, c'eût été sans doute sur cet article. Mais il a toujours soumis à l'esprit d'obéissance celui de pénitence qui le dévorait. Il n'a jamais rien fait au préjudice de cette maîtresse vertu. Ce n'est pas assez dire : il a consacré, par ses ordres, tous les genres de mortifications dont il affligeait son corps.
Il m'a rapporté, plus d'une fois, si je m'en ressouviens bien, l'exemple /98/ de cette religieuse qui, voulant excéder dans une pénitence qu'on lui avait permise et passer les bornes de l'obéissance, vit Notre Seigneur qui lui dit qu'elle avait commencé pour lui et qu'elle allait finir pour le diable. Ce fait, vrai ou faux, le touchait et attachait, comme avec des clous, à l'obéissance sa passion pour les austérités. Il m'a encore dit assez souvent, à ce sujet, que Dieu, dans les derniers siècles, inspirait d'extrêmes désirs de pénitence que l'obéissance ne permettait pas de suivre ; que l'âme se trouvait ainsi dans un nouveau genre de martyre, sollicitée entre les désirs ardents de pénitence, d'une part, et les règles d'obéissance, de l'autre, qui les arrête et les bride.
/99/ Ainsi je puis dire avec vérité que Mr. de la Barmondière, qui aimait Mr. de Montfort avec tendresse, l'aimait pour sa grande obéissance aussi bien que pour sa grande innocence et sa grande pénitence.
XXXIV° MONSIEUR BAUYN, UN DES PLUS SAINTS DIRECTEURS DU SIECLE, REND TEIDOIGNAGE A L'OBEISSANCE DE MONSIEUR GRIGNION ET LA DEFEND
Mr. Baüyn, ce séraphin sur terre dont j'ai parlé[58], qui eut, après la mort Mr. de la Barmondière, la direction de Mr. de Montfort, le regardait du même œil ; et c'est de sa propre bouche que j'ai entendu sortir l'éloge de l'obéissance de ce fervent séminariste. En voici l'occasion : la pénitence et les austérités de Mr. de Montfort faisaient beaucoup de bruit dans le séminaire, car il faisait, en ce genre, comme dans celui de l'oraison et du recueillement, le désespoir des plus fervents qui le trouvaient inimitable. Ils eussent dit /100/ volontiers au supérieur ce que les disciples de saint Pacôme lui dirent au sujet du fameux saint Macaire, qui était venu vivre caché et inconnu parmi eux ; ce que dirent à leur abbé les moines de la communauté où se retira saint Siméon Stylite : quel homme nous amenez-vous ? Il semble qu'il n'ait plus de corps et qu'il ne soit plus sur la terre ; son exemple est pour nous un sujet de désespoir, car nous ne pouvons ni l'imiter ni le suivre. Les séminaristes s'entretenant donc ensemble, devant Mr. Baüyn, des grandes pénitences de Mr. de Montfort, quelques-uns dirent qu'elles pourraient bien, un jour, être suivies, d'un extrême relâchement, comme il était arrivé à Mr. * * * *, dont l'exemple récent touchait fort et apprenait que /101/ la seule voie sûre est celle de l'obéissance.
Celui dont on parlait était d'une mortification inouïe et qui se portait, avec excès, aux austérités de tous les genres. On en rapportait des faits également singuliers et surprenants ; mais ils n'étaient pas marqués au coin de l'obéissance. L'esprit propre ou celui du démon en étaient les auteurs ; l'indiscrétion et l'opiniâtreté en étaient la preuve. Ainsi ce jeune homme qui, avec beaucoup moins de pénitence et beaucoup plus d'obéissance, eût pu parvenir à une haute sainteté, se trouva, au bout de plusieurs années de ses étranges austérités qu'aucun des directeurs du séminaire - car ils se le renvoyaient l'un à l'autre, ne-pouvant le réduire - ne voulut approuver et ne put modérer, /102/ se trouva, dis-je sans vertu, sans santé, avec une tête et une poitrine également épuisées, avec un corps qui ne redemandait que de la nourriture et du soulagement, qui lui furent enfin accordés, avec abondance et jusqu'à la délicatesse, et qui firent insensiblement tomber le grand pénitent dans un état de relâchement et de mollesse qui dégénéra jusqu'à la vie déréglée. C'était à ce jeune ecclésiastique qu'on comparait Mr. de Montfort et qu'on osait présager que sa fin serait pareille.
Mais Mr. Baüyn prit, au moment, la parole et, en ces deux mots, en donna la différence : «S'ils sont semblables, dit-il, dans la pratique de la pénitence, ils ne le sont pas dans celle de l'obéissance ; /103/ le premier était un opiniâtre et celui-ci est obéissant».
J'ai entendu dire, dans une autre occasion, au même Mr. Baüyn, qu'il y avait de l'extraordinaire dans Mr. Grignion ; aussi le conduisait-il avec un soin et une attention particulière, lui qui avait une grâce singulière pour les voies et les personnes extraordinaires.
XXXV° MONSIEUR LESCHASSIER, SON DIRECTEUR APRES LA MORT DE MONSIEUR BAUYN, EXERCE SON OBEISSANCE ET L'EPROUVE EN TOUTES MANIERES
Après la mort de Mr. Baüyn, Mr. de Montfort pria Mr. Leschassier de se charger de sa direction. C'est donc à ce digne supérieur des séminaires de Saint-Sulpice, que la Providence divine a conservé en vie jusqu'à présent, malgré sa petite santé et sa faible complexion, à dire ce qu'il sait de son saint pénitent[59]. Il en a connu parfaitement les grâces et les vertus ; il a éprouvé son esprit et l'a fait éprouver, en toutes les manières possibles. /104/ Je sais qu'il a pris Mr. Grignion dans tous les sens, si je puis ainsi parler, et qu'il l'a étudié à fond. Pour éprouver son obéissance, il lui retirait souvent ce qu'il avait accordé, retranchait, diminuait de ses oraisons, de ses pénitences et de ses exercices de piété. Pour tout ce que le fervent pénitent paraissait avoir goût, le directeur, éclairé dans la voie des saints, paraissait indifférent et s'étudiait à amortir, dans les plus pieux désirs de son disciple, toutes les subtiles recherches de l'amour-propre. C'est ce que j'ai connu par ce que m'en a dit Mr. Grignion lui-même.
Un des articles du règlement du séminaire de Saint-Sulpice porte qu'il faut, au moins tous les mois, rendre /105/ compte de son intérieur à son directeur ou à son supérieur. Mr. de Montfort, si zélé pour sa perfection, ne souhaitait rien de plus que de se rendre exact à cette règle, pour donner à son père spirituel une pleine connaissance de son cœur et lui soumettre ses lumières et ses sentiments. De plus la crainte qu'il avait des tromperies et des artifices du démon, des illusions et des détours subtils de l'esprit propre, le tenait en garde et en défiance contre lui-même ; et il ne pouvait se rassurer que sur la direction, contre tant de pièges cachés dans la vie spirituelle. D'ailleurs le désir d'obéir en tout le poussait à rendre compte et à demander l'ordre sur les moindres choses. Dans cet esprit, il ne manquait pas de venir, non seulement une fois, /106/ mais aussi plusieurs fois dans le mois, manifester son intérieur à Mr. Leschassier; mais souvent il n'était pas écouté, quelquefois il en était rebuté et repoussé. Le sage directeur tenait ainsi en suspens, quelquefois plusieurs mois de suite Mr. Grignion, toujours prêt à lui rendre compte et toujours renvoyé, quand il venait le faire. J'ai vu, en cette rencontre, Mr. de Montfort assez mortifié, ce qui l'obligeait de s'abandonner à Dieu et de ne se reposer que sur Lui et, sans rien relâcher du désir de la perfection, se détacher des moyens qui y conduisent et de ceux-là même qui paraissent les plus nécessaires et les plus usités dans l'Eglise, ne s'en servir que /107/ dans l'esprit de Dieu, sans y mêler rien d'humain et de naturel. Et c'est sans doute à quoi tendait la conduite d'un directeur si au fait des voies spirituelles.
Je puis dire qu'aucune conduite n'était plus propre à avancer le séminariste dans la perfection, que celle de Mr. Leschassier, l'homme du monde le plus modéré et le plus éloigné de l'excès, par nature ensemble et par grâce. Avec Mrs. de la Barmondière et Baüyn, Mr. Grignion était plus à son aise et suivait, avec plus de liberté, son ardeur pour la pénitence et les exercices spirituels. Ces saints hommes, si libéraux, en ce genre, envers eux-mêmes, n'étaient pas ménagers, sur cet article, envers ceux qu'ils conduisaient ; /108/ et les fervents n'avaient pas de peine à obtenir ce qu'ils demandaient. Je puis ajouter que ces deux saints directeurs, pleins d'estime et d'admiration pour leur pénitent, en laissaient entrevoir quelque chose. -Et ce quelque chose ne laisse pas de nourrir un reste d'amour-propre subtil et délicat, qui ne meurt pas aisément dans les âmes, mêmes les plus vertueuses.
Si je ne me trompe, la conduite de Mr. Leschassier fut un peu différente à l'égard de Mr. Grignion. Il tenait en bride tous les désirs, même les plus pieux et les plus spirituels, et, en suspendant l'exécution, quelquefois en l'arrêtant, il en amortissait l'ardeur et en éteignait /109/ tout ce qui s'y mêle d'humain. Il l'accoutumait à faire à l'obéissance le sacrifice de tout le reste. Ce que le sage directeur pensait de son pénitent, ne paraissait jamais ; et tout son extérieur était ajusté pour faire fuir l'amour propre. Quelques marques d'estime ou d'approbation, quelques paroles de louange ou de consolation, de la bouche d'un directeur, servent à soulager la nature abattue ; mais Mr. Grignion, qui n'avait pas besoin de ce remède, ne l'attendait pas du sien. S'il était tout de feu, il trouvait son directeur tout de glace, indifférent, ce semblait, à ce qui le regardait ; et, le renvoyant sans l'entendre, il paraissait ne faire /110/ aucun cas de ce qu'il proposait. Souvent il entendait traiter d'imagination ses sentiments et ses desseins; et on ne lui permettait de les suivre, qu'après avoir paru les avoir blâmés ou les avoir méprisés.
XXXVI° LA PENITENCE DE MONSIEUR GRIGNION, QUOIQUE MODEREE, ETAIT ENCORE EXTREME
Il était encore plus gêné sur le fait de la pénitence qu'on ne lui accordait plus qu'avec poids et mesure ; mais on lui en accordait pourtant encore assez pour faire le supplice de la nature. Ses disciplines étaient si rigoureuses qu'il semblait vouloir se déchirer. Voici un fait qui l'apprend et que je tiens de celui qui en a été témoin. Mr. Grignion, peu de temps /111/ apparemment après cette sorte d'expédition sanglante, rencontre, dans son chemin, Mr. * * * (Mr. Le Clerc, directeur maintenant au séminaire de Lyon[60]) qui l'arrêta et lui porta, par mégarde, en lui parlant, la main sur lui, qu'il retira pleine de sang, dont il fut sans doute fort mortifié et l'autre fort édifié.
Si on lui permettait de s'enfoncer dans la retraite et de se tenir caché, le long des jours, dans sa chambre, d'où il ne sortait guère que pour les exercices communs, l'obéissance réglait tout son temps et tout lui était marqué à faire, sans qu'il osât suivre son goût de dévotion et dérober, pour l'oraison, ce qui était prescrit pour l'étude.
D'ailleurs il était si attentif /112/ et si fidèle à se mortifier en tout, que c'était assez qu'une chose lui fît plaisir, pour qu'il se fît un devoir de s'en priver. Quand il recevait des lettres, jamais il ne les ouvrait d'abord, mais il attendait quelque temps, pour mortifier le premier mouvement ; et quelquefois il en retardait la lecture, des semaines entières, quand il en sentait trop le désir. Quand je l'allais voir, il m'a quitté, plus d'une fois, après le premier salut, brusquement et sans rien dire, pour renoncer à la satisfaction de la visite de son ami.
La chambre la plus petite et la plus incommode était toujours son partage, /113/ après avoir été l'objet de ses vœux ; et, presque tout le temps qu'il a demeuré au Petit Séminaire, il a occupé celles qui sont proches les toits, où il avait le contentement de faire souffrir à son corps et le chaud et le froid des hivers les plus âpres, sans parler des punaises qui avaient toute permission de le mordre à leur aise et sans aucune défense de sa part.
Quelque froid qu'il fît, il ne regardait le feu que pour le fuir ; et, pour l'ordinaire, il ne se couvrait pas autant qu'il fallait pour s'exempter de la rigueur des hivers. S'il n'allait pas pieds nus, ce qui ne convenait pas à son état, il avait trouvé le secret /114/ de pratiquer cette mortification aux yeux de Dieu, en coupant, de ses bas, ce qui est renfermé dans les souliers. Cette pénitence, qu'il a exercée le reste de sa vie, devait lui être plus sensible pendant sa demeure dans le séminaire, parce que, n'agissant point et demeurant sans mouvement dans sa chambre, la plus grande partie des journées, il devait naturellement avoir toujours les pieds froids comme glace.
XXXVII° IL DEVIENT SI ABSTRAIT, SI RETIRE EN LUI-MÊME, SI UNI A DIEU, QU'ON LE CHARGE D'EXERCER LA FONCTION DE MAITRE DES CEREMONIES, POUR LUI DONNER DE L'EXTERIEUR
Mr. Grignion, à la faveur d'une si grande mortification et d'une retraite si entière, fit un si grand fonds d'intérieur et de recueillement, qu'il paraissait comme /115/ absorbé en Dieu et incapable des choses extérieures.
Ce fut donc à dessein de le faire sortir de cette profonde abstraction, que son sage directeur et supérieur le chargea de l'office de maître des cérémonies, qu'il exerça, sous Mr. de Lagarde, pendant six mois[61] ; et, pendant ce temps, il vint à bout d'un ouvrage qui avait été tenté par plusieurs autres devant lui, qui n'avaient pu y réussir, qui fut de ranger et d'ordonner de suite tout ce qui regarde les offices et les fonctions de diacre, de sous-diacre, d'acolyte, afin que l'on pût s'en instruire et les apprendre, en trouvant et réuni et rangé sous un titre, ce qui était dispersé sous plusieurs.
XXXVIII° IL COMPOSE DES CANTIQUES SPIRITUELS QUI LUI SERVENT DANS LA SUITE
/116/ Il
s'occupait encore, dans sa retraite, à composer des cantiques qui lui ont servi, par la suite, dans ses missions[62]. D'abord qu'on sut, dans le séminaire, qu'il se mêlait de faire des vers, ceux d'entre les séminaristes qui se piquaient d'esprit eurent grande curiosité de les voir, pour en rire à ses dépens, n'espérant pas qu'il pût sortir de la plume d'un dévot aussi abstrait, aussi renfermé en lui-même qu'il était, et qui ne savait parler que de Dieu, rien de propre à faire rire. Mais ils apprirent par leurs yeux que, si ce grand dévot ne savait parler que de Dieu et de Marie, il en savait parler noblement, avec beaucoup de grâce et d'onction, et que l'esprit et la vertu /117/ se raffinent et s'épurent quand on les tient cachés.
Je ne veux pas dire que les cantiques spirituels qu'a composés Mr. Grignion soient tous d'un goût fin et délicat ou dans les règles de la poésie parfaite. Comme il ne se proposait de les faire chanter qu'à la campagne et à des gens, pour l'ordinaire, simples et grossiers, il s'étudiait moins à les faire beaux et polis qu'à les rendre dévots. Il consultait plus, en les composant, l'Esprit de Dieu que les règles de l'art ; aussi a-t-il réussi à y répandre un sel de dévotion, une grâce, une onction, qu'on ne trouve point, au même /118/ degré, dans les autres. Son cœur s'y est exprimé, avec des termes si tendres et si touchants pour Jésus et sa Mère, qu'on a peine à retenir ses larmes, quand on les chante dévotement, et qu'on sent son âme adopter et entrer dans tous ses pieux sentiments.
XXXIX° SES MANIERES SINGULIERES. COMBIEN ELLES LUI ONT ATTIRE D'HUMILIATIONS
Il faut dire ici un mot de ses manières. Elles ne plaisaient pas à tout le monde ; et, il faut l'avouer, il en avait bien de singulières. Le séminaire de Saint-Sulpice, où la singularité est persécutée comme un grand vice, était le lieu du monde le plus propre pour [les] lui ôter. Car, sans dire que les jeunes gens, qui s'y rassemblent de toutes les provinces de la France, se font une guerre innocente sur cet /119/ article et ne se passent rien qui puisse choquer les yeux et les oreilles et se divertissent si bien aux dépens de celui qui montre quelques manières extraordinaires, qu'il est obligé de s'en corriger au plus tôt, l'esprit de la maison, qui est un esprit de vie commune, intérieure et cachée en Jésus-Christ, est pleinement opposé à celui de singularité. Les supérieurs et les directeurs qui marchent et qui conduisent en cette voie - les hommes du monde les plus attentifs et les Plus appliqués à la sanctification - ceux qui sont confiés à leurs soins, sont si ennemis de tout ce qui paraît singulier et si opposés à ce qui sent l'extraordinaire, /120/ qu'il est aisé de le perdre avec eux, par leurs lumières et leur conduite. -Cependant - il faut le dire à leur louange - quelques soins et quelques peines qu'ils aient pris pour défaire Mr. de Montfort de ses manières singulières ou extraordinaires, ils n'ont pu y réussir. Et il est sorti du séminaire avec elles, comme il y était entré.
Sans doute que Dieu voulait lui laisser ce contrepoids d'humiliation, pour cacher, sous ce manteau, les vertus et les grâces extraordinaires dont il le remplissait. En effet rien peut-être ne lui a plus attiré d'affronts et de confusion ; et on peut dire qu'en /121/ portant partout avec lui des manières singulières, il portait partout avec lui le sujet de ses peines et la cause, en partie, de ses persécutions.
Dans le séminaire même de Saint-Sulpice, où règne un esprit de paix, de douceur et de charité, combien de fois a-t-il vu ses manières tournées en ridicule et devenir le sujet de la récréation de plusieurs. Il est vrai qu'il le souffrait avec une douceur et une patience encore plus singulières et extraordinaires que ne l'étaient ses manières. Il s'est trouvé même de ces gens, qu'on nomme des originaux, beaucoup plus extraordinaires et singuliers dans leurs manières que celui /122/ en qui ils les persécutaient, qui lui ont donné des soufflets, lorsqu'il penchait la tête et la tournait d'un côté, pour l'obliger à la redresser. (Cela est arrivé dans une conférence publique. Mr. de Montillet, qui en a été témoin, me l'a raconté[63]).
L'avertissement était piquant et fort propre à corriger ; mais un autre que Mr. Grignion ne s'en fût peut-être pas accommodé et eût eu peine à ne pas faire apercevoir quelques mouvements d'impatience ; mais, pour lui, il ne paraissait le sentir que pour redresser, au même moment, la situation de tête qui choquait et dont on le reprenait.
XL° ON EPROUVE SA VERTU PAR DES HUMILIATIONS PIQUANTES ET DURES
I)es vertus extraordinaires semblent demander des épreuves extraordinaires. Les saints ont sans doute plus de besoin de patience que les autres, parce que leur partage, /123/ en cette vie, est la confusion et les souffrances. Il semble que tout soit armé contre eux et que tout soit de concert pour leur faire la guerre. Leurs voies sont semées partout d'épines, car leur vertu devient le sujet de la jalousie des hommes et l'objet de la persécution des démons.
La fausse vertu a souvent toute l'apparence et les couleurs de la véritable ; et il est aisé aux hommes de s'y méprendre. L'humilité étant le caractère de la véritable, comme un orgueil caché et raffiné la preuve de la fausse, l'humiliation est le vrai secret de les connaître et le seul moyen certain, que conseillent les maîtres de la vie spirituelle, pour en faire /124/ le discernement. L'humiliation, quand elle est vive et longtemps continuée, pousse à bout la vertu imparfaite et démasque la fausse. Il n'appartient qu'à la véritable et à la parfaite, de soutenir ce creuset et d'en sortir, comme l'or du feu, plus pure et plus brillante. Aussi les Pères du désert et les instituteurs d'Ordres ont-ils toujours eu pour maxime d'exercer leurs disciples dans la pratique des humiliations et de réserver les plus piquantes pour les plus parfaits. Ils n'enseignaient que ce qu'ils pratiquaient eux-mêmes ; et leurs exemples précédaient toujours leurs leçons. Ils ne faisaient entrer les autres que dans la voie où ils marchaient les premiers. Leur dessein, dans la pratique des abjections, /125/ était d'éprouver et d'épurer la vertu de ceux qu'ils conduisaient : d'éprouver, pour voir si elle était véritable ou à quel degré elle était montée ; de l'épurer et de l'accroître, si elle était parfaite.
Celle de Mr. de Montfort passait pour extraordinaire. Les épreuves extraordinaires ne pouvaient donc lui manquer. Elle en avait déjà essuyé plusieurs différentes, comme on l'a pu voir ; mais elle devait être, dans la suite, exposée aux plus terribles. Pour ajouter à celles-là et le préparer à celles-ci et ne lui pas permettre de se reposer et de prendre haleine dans la carrière de la perfection, Dieu inspira à Mr. Leschassier, son /126/ directeur, de lui procurer de longues et vives humiliations.
A cet effet, il chargea de cette commission l'homme du monde le plus propre à s'en bien acquitter, Mr. Brenier, supérieur du séminaire où demeurait Mr. de Montfort[64]. Je l'ai dit, Mr. 'Brenier était un saint ; et sa vertu dominante était l'humilité. Son attrait pour les abjections avait comme forcé feu Mr. Tronson, son directeur, ce grand homme si connu par sa profonde sagesse et son éminente piété, à le conduire dans cette voie ; et la Providence divine, pour contenter et rassasier cette âme famélique d'humiliations, lui en avait souvent procuré des /127/ plus sensibles. De plus personne ne connaissait mieux les routes de l'amour-propre et ne savait mieux lui tendre des pièges et le dévoiler. Enfin il était d'un esprit vif et pénétrant et avait le don de discernement des esprits. A l'aide de sa lumière naturelle et de sa grande expérience, encore plus à la faveur de l'Esprit de Dieu qui éclairait cette âme humble, il perçait l'intérieur des siens et savait démasquer leurs défauts les plus cachés ; et il avait la science du cœur humain, dont il connaissait à fond tous les plis et replis, les détours et les artifices.
Mr. Grignion ne pouvait être en meilleure main pour être bien humilié. Aussi le fut-il pleinement, /128/ longuement et publiquement. Il recevait de lui, à toutes occasions, de vertes réprimandes ; il ne trouvait sur son visage qu'un air sévère et dédaigneux ; il n'entendait sortir de sa bouche que des paroles sèches et dures; il ne recevait de ses yeux que des regards amers et menaçants. Enfin le saint supérieur, qui avait une si grande science du cœur humain et de tous les retranchements qu'y pratique l'amour-propre et qui avait aussi un art singulier pour lui faire la guerre et l'obliger de paraître ou de mourir, fit son chef-d'œuvre, dans cette milice spirituelle sur Mr. de Montfort. Il étudiait à fond son séminariste, ses inclinations, /129/ son humeur, son caractère et son tempérament. Il épiait en lui, à toutes occasions, les retours de la nature, pour la mortifier ; et, sur les moindres indices de l'amour-propre, il le poursuivait pour le crucifier. Les assauts les plus rudes qu'il lui livrait étaient publics et avaient autant de témoins que de jeunes gens qui composaient la communauté. Car c'était à l'entrée de la récréation, que Mr. Brenier, qui savait, quand il voulait, faire trembler les plus assurés et décontenancer les plus fermes, par un seul regard ou une seule parole,attaquait Mr. Grignion, par tous les endroits où il le croyait plus sensible, et lui disait tout /130/ ce qu'il imaginait de plus piquant et de plus propre à le mortifier et l'humilier.
Tout autre que Mr. de Montfort n'aurait pu soutenir, même une seule fois, les coups de cette main meurtrière de la nature, de cet ennemi exterminateur de l'amour-propre. Cependant il les essuya, non un jour mais six mois entiers de suite, sans marquer le moindre trouble. Et il lassa, par sa patience et son humilité, celui qui s'étudiait à le mortifier, en sorte que Mr. Brenier fut obligé de se démettre de sa commission et de faire à Mr. Leschassier, qui l'en avait chargé, aveu qu'il en était à bout et qu'il ne savait plus par /131/ où prendre Mr. Grignion pour le pouvoir humilier.
Il y avait employé tout son art ; il y avait épuisé tout ce qu'il avait de science en ce genre, sans avoir pu ébranler la constance du vertueux séminariste qui, pendant l'humiliation, était plus tranquille que s'il eût entendu taire son éloge, et qui, après son humiliation, s'approchait, d'un air gai, auprès de son saint persécuteur, comme pour le remercier, et lui parlait avec autant d'ouverture que s'il en eût été caressé. C'est ce que m'a rapporté un de ceux qui en a été témoin (Mr. de Montillet) et qui est maintenant curé, dans le diocèse de Rouen, après en avoir gouverné les petits séminaires, pendant douze ans[65].
/132/ Il paraît assez, par ce que je viens de dire, qu'on n'accoutumait pas Mr. Grignion, dans le séminaire, à taire sa propre volonté et qu'il avait trouvé un directeur et un supérieur bien propres à la contredire et la détruire. Il était sous des yeux éclairés, vigilants et critiques, qui perçaient dans les profondeurs de l'amour-propre et qui savaient l'attaquer par ses endroits sensibles. Comme il ne pouvait échapper à leurs regards, il ne pouvait se dérober à leur censure ; et ses plus légères saillies ne demeuraient pas impunies.
L'homme obéissant chante des victoires, (Vir obediens loquetur victorias)dit l'Ecriture[66]. Vainqueur du propre jugement et de la propre /133/ volonté - ennemis redoutables du salut et de la perfection, les premiers et les derniers vivants en l'homme - il devient maître de tout soi-même. Ses passions et ses inclinations sous ses pieds, il est roi dans son intérieur, y jouit d'une profonde paix et d'une pleine liberté. A ce portrait, ne reconnaît-on pas celui de Mr. de Montfort ? Qui était plus mort à lui-même, que celui que je viens de représenter, si tranquille et si content sous les coups d'une main si savante à humilier ? Si l'obéissance et la victoire ont fait alliance ensemble, l'une est le signe de l'autre. Tant de victoires remportées sur l'amour-propre et la propre volonté, publient sa parfaite obéissance.
XLI° HORS DU SEMINAIRE, IL SE SOUMET A LA DIRECTION
/134/ Mais peut-être que, rendant le tribut de sa propre volonté, qu'il devait à cette vertu, dans un lieu où il lui aurait été difficile de ne le pas payer, il n'en a jamais
fait le sacrifice parfait et que, rendu à lui-même, il s'est rendu à elle. Non, il l'a toujours soumise à la direction, dehors comme dedans le séminaire. Il a toujours suivi celle de Mr. Leschassier, tandis qu'il a bien voulu la lui accorder ; et ce fut une grande mortification pour lui, quand ce directeur, si prudent, ne voulut plus la continuer[67]. Ses manières singulières et extraordinaires lui attirèrent cette croix, de la part /135/ de ce sage supérieur de Saint-Sulpice, qui jusque là avait usé, à l'égard de Mr. de Montfort, de toutes sortes de bontés et de charités.
Et cette croix ne fit que croître, car le Père Sanadon, [qui] tenait les retraites alors au noviciat des Jésuites, directeur fort éclairé et d'une grande réputation[68], auquel il s'adressa, n'osa non plus se charger de la conduite d'un homme qui lui paraissait d'une grande vertu,à la vérité, mais singulier et extraordinaire en ses manières.
Il semblait que la divine Providence remettait alors le saint prêtre entre les mains de son conseil et qu'elle l'abandonnait à /136/ sa propre conduite, puisqu'elle permettait que ceux qu'il voulait prendre pour guides et en qui il avait raison de mettre sa confiance, lui refusaient service.
Mais il était trop humble et trop ami de l'obéissance, pour en secouer le joug, aux premières difficultés. Sa volonté lui paraissait d'un poids accablant; et il n'était pas de son honneur de la reprendre, après avoir tant de fois répudié l'amour et fait divorce avec elle[69]. Ainsi il résolut de prendre conseil de tout autre que de lui-même. Il retourna à son premier directeur, le Père Descartes ; et, au défaut des Messieurs de Saint-Sulpice en qui il avait toute confiance et qui étaient ses oracles, /137/ devenus muets pour lui, il s'adressa, pour l'ordinaire, aux Pères Jésuites, dans les lieux où il les trouvait, et suivit leur conduite[70]. On sait que la direction, pratiquée dans l'esprit de la foi et dans les dispositions des saints, est une mort continuelle à la propre volonté et le tombeau du jugement[71] et du propre esprit. Ainsi, qui la suit à l'aveugle pour aller à Dieu, comme fait Mr. Grignion, est au rang des parfaits obéissants, qui chantent des victoires sans doute sur la chair, sur le monde et sur le démon.
XLII° SA GRANDE REGULARITE
En second lieu[72], son obéissance à la règle n'a pas été moins entière. La règle, dans une /138/ communauté sainte, est la voix de Dieu, qui annonce toutes ses volontés. L' Evangile nous les marque en gros et en général ; et la règle les applique en particulier et les prescrit en détail. Elle ne laisse à l'homme aucun usage de sa liberté, car elle l'assujettit au lieu, au moment, à l'action, et ne lui permet de disposer de ses mouvements que par son ordre. En sorte qu'une personne régulière peut, à juste titre, porter le nom que Dieu promet par son prophète : elle sera appelée ma volonté en elle, «vocabitur voluntas mea in ea» [73]. En effet, nul moment où elle ne la fasse et où elle ne renonce à la sienne, en suivant la règle. /139/ Sur ce pied, on peut dire que Mr. de Montfort a été, toute sa vie, un parfait obéissant, ayant toujours été un homme de règle.
Dans le séminaire de Saint-Sulpice il était un pilier, comme l'on dit, de régularité. Aux exercices communs, il était le premier et le plus assidu. Il ignorait les dispenses et les exemptions ; et je ne sais s'il en a jamais usé une seule fois en sa vie. Il ne faisait pas un pas sans permission et jamais il ne s'est ennuyé et lassé d'en demander. Il en faisait son plaisir et sa joie ; et il se défendait même les choses les plus permises, jusqu'à ce qu'il eût acquis le droit de les faire par une obéissance plus marquée. /140/ Pour la demander, je l'ai vu se servir de détours innocents et de pieuses malices, si je puis me servir de ce terme. Il m'est arrivé à moi-même que, l'allant voir et le rencontrant dans la maison, il m'échappait, lorsque je voulais l'arrêter, et allait obtenir la permission de me parler. Je l'ai vu, en semblables occasions, prendre, à l'instant, quelque chose à la main, et, sous prétexte de la reporter à sa chambre ou ailleurs, prendre le moment d'aller chercher la permission de voir et de parler à la personne qui le demandait.
XLIII° SON AMOUR DE LA DEPENDANCE
En un mot, le fervent séminariste avait, à l'exemple des saints, /141/ toutes sortes de pieux stratagèmes pour ne rien perdre de l'obéissance et lui consacrer tous ses mouvements, dans le temps même que des rencontres imprévues semblaient l'obliger, par bienséance, de s'en dispenser et de ne point choquer la civilité ou la délicatesse des autres, par un excès de régularité et une exactitude, mal entendue ou scrupuleuse, à ne rien faire que par permission.
Rien ne choque tant l'orgueil de l'homme, que la dépendance. La seule proposition qui en fut faite à la première femme par le serpent, quelque folle et extravagante qu'elle fût, l'éblouit et l'enchanta. Sans penser qu'elle était impossible, son cœur en fut flatté et elle l'ambitionna. Ce vice, /142/ héréditaire du premier pécheur et la cause de toutes les misères, passe le premier dans ses enfants, avec le péché originel, et ne s'efface pas avec lui dans le baptême. Aussi rien que le Nouvel Homme ait plus affecté, si j'ose ainsi parler, que la dépendance. Il en a porté l'amour et la pratique dans tous les âges et les états de sa vie. Après l'avoir commencée par l'enfance qui est un état d'une perpétuelle et universelle dépendance, pour ne pas dire de captivité et d'esclavage, il l'a finie par l'obéissance, et l'obéissance poussée jusqu'à la mort, et la mort de la croix : «obediens usque ad mortem, mortem autem Crucis»[74]. Les trente autres années /143/ qui unissent les deux extrémités de sa vie, sa naissance et sa mort, ne nous apprennent rien de lui sinon sa soumission à Joseph et Marie : « erat subditus illis »[75], l'Esprit-Saint voulant, par ce silence mystérieux et parlant, nous déclarer que le désir de l'indépendance et la désobéissance de nos premiers parents ayant été la cause de leur perte et de la nôtre, il ne voit rien à nous révéler de tant de mystère de la vie de l'Homme-Dieu, sinon celui de son amour de la dépendance et de sa parfaite obéissance, qui ont réparé notre perte et opéré notre salut.
Les membres de Jésus-Christ qui entrent dans ses inclinations et qui /144/ suivent son esprit, s'étudient, à son exemple, à la pratique de la dépendance, si odieuse à l'esprit naturel, et se font esclaves de la volonté de leurs supérieurs, persuadés de ce beau mot du saint auteur de l'Imitation, que de se soustraire à l'obéissance, c'est se soustraire à la grâce, «qui se substrahit ab obedientia, ipse se substrahit a gratia» [76]. Ils s'attachent à ne rien faire de leur mouvement, à suivre, jusque dans les moindres choses, une impression supérieure, et poussent l'amour de la captivité de leur liberté et de la dépendance, jusqu'à n'oser rien faire sans demander permission.
Cette sainte pratique, /145/ qui règne dans toutes les communautés ferventes, que ceux qui leur ont donné commencement et qui voulaient animer ces corps mystiques de l'Esprit de Dieu, ont eu tant de soin d'introduire et de conserver, est comme une espèce de loi dans le séminaire de Saint-Sulpice, que tout le monde suit à l'envi et avec ardeur, aux dépens de l'orgueil et de la propre volonté. C'est par la pratique de cette enfance chrétienne, qu'on y voit des jeunes gens faire, en peu de temps, des progrès étonnants dans la vertu, et des hommes du plus grand mérite, de beaucoup d'esprit et de science, se faire petits à /146/ leurs yeux et, par une sagesse sublime qui n'est point révélée aux prudents du siècle, rentrer dans la dépendance du premier âge.
Mr. Grignion suivait donc l'esprit du séminaire, en se faisant ainsi petit et dépendant, en tout, des yeux et de la voix de ses supérieurs, semblable à ce bon serviteur duquel le centenier faisait l'éloge à Jésus-Christ, en ces termes : je n'ai qu'à dire à mon serviteur, faites-cela, et il le fait ; allez-là et il y va ; «fac hoc et facit, vade huc et vadit» [77], semblable à cette humble et fidèle servante qui se met entre les mains de sa maîtresse, pour en /147/ suivre les mouvements, et qui est attentive à ses regards pour y découvrir ses volontés : «sicut ancilla in manibus dominae suae»[78].
Or dire qu'il entrait parfaitement dans l'esprit du séminaire, qu'il y prenait la teinture de vertu et de grâce qui y règnent, n'est-ce pas dire qu'il était un parfait obéissant ? Car l'esprit dominant de cette sainte maison est un esprit d'obéissance, de petitesse, de dépendance en tout, de vie intérieure et mortifiée. On n' y fait point de vœu d'obéissance, mais on la pratique, comme si on l'avait fait, sur le modèle des disciples de Jésus-Christ et des premiers chrétiens.
Je sais que les esprits forts, ou plutôt /148/ ceux qui ont beaucoup de l'esprit du monde et peu celui de Dieu, traitent de minuties toutes ces petites pratiques de ferveur et ne peuvent s'assujettir à demander tant de permissions. Ils croient qu'une vertu mâle et solide doit s'élever au-dessus de ces petitesses et ne se pas tant gêner. Mais, dans le fond, c'est l'amour-propre qui tient ce langage et l'orgueil humain qui soutient ses droits par leurs langues. Aussi ne voit-on pas que leur vertu solide fasse peur au démon et avance le royaume de Dieu sur les ruines de celui de ce prince des ténèbres. On voit, au contraire, par l'expérience, que les saintes pratiques, qu'on ose décrier /149/ comme minuties, élèvent à une haute perfection ceux qui y sont fidèles et les mettent en état de faire, dans le monde, de grandes choses pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.
Et c'est peut-être par cette exacte régularité et cet esprit de soumission dans les moindres choses, autant que par ses grandes austérités et mortifications, que Mr. de Montfort a mérité ce grand fonds de grâces qui l'accompagnait partout et qui le rendait si puissant, en œuvres et en paroles, et opérait tant de conversions.
J'achève, en un mot, l'épreuve de son obéissance. Sa conscience ne lui a jamais reproché d'avoir désobéi. Il l'avait pure, tendre et /150/ délicate.
Ses plus grands ennemis ne lui disputèrent pas cette louange. Elle n'aurait donc pas manqué de se révolter contre lui, à l'ombre de la désobéissance, et de lui en faire un crime. Si jamais il n'a entendu ce juge intérieur et sévère; qui ne pardonne rien, lui faire aucun reproche secret sur l'obéissance, il faut qu'il ait été d'une fidélité bien parfaite à la suivre.
Mais comment puis-je savoir qu'il n'a jamais désobéi ? Je le sais de lui-même. C'est un témoignage qu'il fut obligé de se rendre, lorsque, surpris et accusé d'agir par sa tête et de ne se pas soumettre /151/ à des lumières supérieures, je lui en faisais le reproche, que je croyais cependant faux[79]. Cet humble serviteur de Dieu, si familiarisé et même naturalisé avec l'obéissance, ne fut jamais tenté de la quitter. Il avait trop maltraité sa volonté pour qu'elle pût espérer de revenir jamais en grâce auprès de lui.
XLIV° IL N' A JAMIAIS AGI CONTRE L'AVIS ET LES ORDRES DE SES SUPERIEURS -
Ainsi, après sa sortie du séminaire, il continua la guerre qu'il lui faisait, ne faisant jamais rien contre l'avis de son directeur ou de ses supérieurs. C'est le troisième point sur lequel il faut vivifier son obéissance[80].
Il n'a pas sans doute manqué de contradicteurs. La jalousie lui en /152/ a suscité bon nombre qui, ne trouvant rien à redire à sa vie, accusaient ses intentions et voulaient le charger de tous les travers que les occasions faisaient naître. Il ne pouvait rien faire qui fût bien fait à leurs yeux. Ce qui était innocent dans tout le monde, était coupable en lui. Ce qu'on aurait laissé passer, ce qu’on n'aurait pas même remarqué en d'autres, était en lui relevé, critiqué, blâmé, condamné. C'est ce que me dit, il y a onze ou douze ans, un saint prêtre à Rennes[81] (Mr. Bellier). Sa vie si pure et ses mœurs si innocentes mettaient sa personne à couvert de la calomnie ; mais /153/ non ses manières, ses actions et ses desseins : la vanité, l'imagination, l'entêtement en étaient les seuls principes et les seuls guides ; il n'écoutait, il ne consultait que lui-même, à entendre ces envieux.
Cependant je les défierais de nommer un seul fait dans lequel le fervent missionnaire ait jamais agi ou décidé contre l'ordre ou l'avis de ses supérieurs ; je dis : contre l'ordre ou l'avis connu de ses supérieurs. Il faut remarquer ces paroles et les peser. L'esprit d'humilité et d'obéissance n'inspire pas de prendre les avis de qui veut en donner, ni de suivre les lumières du premier venu - ce serait un excès d'imprudence, ce serait souvent choisir un aveugle /154/ pour guide - ni de se soumettre aux volontés de celui qui veut dominer - ce serait souvent prendre la passion d'autrui pour règle de sa conduite - mais il inspire de se méfier de ses propres lumières et de les soumettre à celles de nos supérieurs, de consulter les sages et de déférer à leurs avis. Et c'est ce que Mr. de Montfort a toujours fait.
Il n'a jamais résisté ni contredit aux volontés connues de ceux que Dieu a placés dans son Eglise pour la conduire. Je ne dis pas assez : il a toujours eu un souverain respect pour leurs ordres, aussi bien que pour leur personne. Dans cet /155/ esprit, il alla à Rome, comme je le dirai, se jeter aux pieds du Pape, pour recevoir sa mission, prêt à voler dans les pays les plus éloignés et les plus barbares. Dans cet esprit, il allait s'offrir aux évêques des lieux où son zèle le portait, ou à leurs grands vicaires, pour s'abandonner entre leurs mains et exécuter leurs ordres.
N'étaient-ils pas contents de lui ? Blâmaient-ils ses manières ? Contredisaient-ils ses desseins ? Désapprouvaient-ils ses pratiques ? L'humble prêtre tâchait de les justifier, s'il lui était permis, et supprimait, dans un modeste silence, toutes ses apologies, quand il n'était pas bien reçu à /156/ parler. Il suspendait, il laissait imparfait, il quittait tout ce qu'il avait commencé, au moindre signe de leur volonté[82].
Il s'est vu, plusieurs fois, interdit et chassé honteusement des diocèses, sans qu'il ait ouvert la bouche pour s'en plaindre, sans qu'il ait laissé échapper le moindre murmure contre les oints du Seigneur, de qui il recevait de si piquants outrages. Sans attendre leurs défenses, il cessait ou arrêtait ses services, si tôt qu'il sentait qu'ils ne leur étaient pas agréables ; et il aimait mieux s'exiler de leurs diocèses, que d'y travailler contre leur gré, quand /157/ il n'était pas assez heureux de leur faire agréer ses pratiques. S'il a jamais fait quelque chose qui n'ait pas été à leur goût, c'était contre son intention. Ou il ignorait leurs volontés, ou il les suivait. Il aurait mieux aimé mourir que de corrompre, par quelque trait de désobéissance, le prix de tant de peines qu'il se donnait pour le salut des âmes.
XLV° REPONSE A CE QU'ON PEUT OBJECTER DE PLUS PLAUSIBLE CONTRE SA PARFAITE OBEISSANCE. ON TIRE DE L'OBJECTION MEME LA PREUVE DE L’EMINENTE VERTU DE MONSIEUR DE MONTFORT
Mais cependant, peut-on dire, il a tant fait de choses qui, loin d'être marquées au sceau de l'obéissance, ont été, je ne dis pas désavouées et désapprouvées, mais même blâmées et condamnées par les supérieurs ecclésiastiques. Et cela est arrivé tant de fois /158/ et si souvent, qu'ils se sont crus obligés de limiter, de suspendre et même de retirer les pouvoirs qu'ils lui avaient donnés. Il y en a même qui ne l'ont pas voulu souffrir dans leurs diocèses et qui l'en ont chassé avec honte. Voilà sans doute le reproche le plus fort qu'on puisse faire à sa mémoire. Je ne le déguise en rien. Je ne crains point de mettre l'objection dans toute sa force, car elle servira elle-même à donner du lustre à la vertu de ce grand serviteur de Dieu qui, aux plus sanglants affronts, ne savait opposer qu'une humble patience et un silence imité sur celui de Jésus-Christ. Mais reprenons chaque partie de ce reproche et voyons si /159/ nous n'en pouvons point tirer la gloire de celui qu'il semble noircir.
Je commence par convenir que le zèle ardent et impétueux de Mr. de Montfort s'est souvent laissé échapper à bien des saillies de dévotion, qui n'étaient pas du goût de tout le monde, même de ses amis, encore moins des supérieurs ecclésiastiques. Mais :
1º Il l'a fait avec simplicité et innocemment, par des impétuosités de zèle et des transports de dévotion, dont il y a un nombre infini d'exemples dans l'histoire sacrée et dans la vie des saints. C'est alors que la bonne intention et l'ardeur de la charité suppléent au défaut de l'action, la sanctifient même et la rendent précieuse aux yeux de /160/ Dieu, tandis qu'elle peut avoir du ridicule aux yeux des hommes, même sages. Je n'avance rien ici qui ne puisse tirer sa preuve de quantité d'exemples de la Sainte Ecriture, comme on le sait assez, aussi bien que de l'histoire sainte de l'Eglise.
2º On sait encore assez que l'Esprit de Dieu, dans les âmes pures et dans lesquelles il est en liberté d'agir, les inspire, puissamment et assez souvent soudainement, et les pousse quelquefois à des actions extraordinaires et même, en apparence, ridicules, mais utiles à ses desseins et dont il tire sa gloire. Sans parler des prophètes et des patriarches et autres grands saints de l'Ancien et Nouveau Testament, qui servent de preuve /161/ sur cet article, chaque siècle de l'Eglise en produit grand nombre d'exemples. Combien y a-t-il, dans ceux que l'Eglise reconnaît pour saints, de faits singuliers qu'on ne peut attribuer qu'à l'inspiration divine et qui tomberaient sous la censure et le blâme, s'ils n'avaient pas eu pour principe une impulsion secrète et puissante du Saint-Esprit ?
J'avoue qu'ici il faut poser des bornes, si on ne veut pas donner à l'esprit humain lieu de substituer ses idées, en la place de celles de Dieu, et de prendre pour mouvements de l'Esprit-Saint les illusions de son imagination. Ce serait entrer, de plein vol, dans le fanatisme le plus dangereux, si on /162/ avait la liberté de s'abandonner aux transports d'un zèle qu'on s'imaginerait conduit par de fortes impulsions du Saint-Esprit. L'Apôtre nous avertit qu'il ne faut pas croire à tout esprit et que l'ange des ténèbres se transfigure en ange de lumière. L'Ecriture nous tient continuellement en garde contre les faux prophètes qui donnent les visions de leur cœur pour les révélations de Dieu, qui se disent envoyés de Dieu, tandis qu'ils prennent mission d'eux-mêmes ou de l'esprit de mensonge. Mais aussi, sous prétexte de ce danger, ne faut-il pas donner dans l'excès de ceux qui ne savent rien approuver d'extraordinaire et qui ne prennent que leur raison pour arbitre des opérations de Dieu.
/163/ Il y a dans l'Eglise des règles certaines pour faire la distinction de ce qui vient du bon ou du mauvais esprit. La sainteté de la vie, l'innocence des mœurs, la pureté de la doctrine, l'humilité surtout et la soumission sont garants du premier et ses signes infaillibles. C'est sur cette règle qu'il faut mesurer notre zélé missionnaire et juger de ses pratiques. Si elles portaient parfois un caractère d'extraordinaire et peut-être une apparence de ridicule, le fruit qui en naissait, vérifiait la parole de l'Apôtre, que ce qui paraît folie aux yeux du monde est sagesse devant Dieu. C'est par les œuvres que Jésus-Christ lui-même nous a appris à reconnaître les ouvriers : il /164/ faut, dit-il, juger de l'arbre par les fruits[83]. Ne dites donc point ridicule ce que de grands biens canonisent, ce que des conversions éclatantes et des changements étonnants marquent au doigt de Dieu.
Si on veut rejeter ces pratiques parce qu'elles sont nouvelles, le titre n'est pas suffisant. Rien de créé n'est ancien, qu'il n'ait été nouveau. Toutes les pratiques de perfection, auxquelles les saints ont donné cours, ont eu leur commencement. L'Eglise a vu naître celles qu'elle autorise maintenant. Il en est des pratiques de piété comme des nouveaux instituts qui, dans leur origine, essuient de grandes contradictions et croissent au milieu /165/ des orages. Le monde s'y accoutume enfin et commence à approuver ce qu'il s'est lassé de blâmer.
Je pourrais ajouter que les pratiques auxquelles le saint missionnaire a donné cours, étaient plus anciennes que lui ; qu'elles n'étaient pas de l'invention de son esprit mais celles des saints, oubliées ou hors d'usage, qu'il rappelait à nos jours, avec succès et fruit. Telle est, par exemple, la cérémonie des vierges qu'il faisait paraître avec des voiles et des habits blancs, symbole de la pureté dont elles doivent être jalouses[84].
3º Il est arrivé quelquefois que l'humble prêtre a vu ses pratiques contredites et blâmées par ses /166/ supérieurs. Il est même arrivé qu'il en a reçu d'eux des corrections et des réprimandes publiques. Mais il est aussi arrivé qu'il les a reçues en saint, avec une humilité et une soumission qui édifiaient le public, beaucoup plus que l'apparence du ridicule de l'action qu'on blâmait n'avait paru le choquer. Nous en verrons après des exemples. Voilà l'épreuve de la vraie vertu : la confusion et la correction publiques. Rien qui offense plus vivement l'orgueil de l'homme et qui fasse une plaie plus profonde à son amour-propre. C'est alors qu'il a coutume[85] de faire des sorties malignes et amères sur /167/ ceux qui l'attaquent, quelque caché et déguisé qu'il soit, par des plaintes et des murmures, au moins secrets, par des apologies semées à son honneur, à temps et à contretemps. Incapable de souffrir avec douceur et paix le blâme et l'affront, il décharge son esprit de dépit et de fiel sur ceux qui le condamnent et les condamne à son tour. Oh ! qu'il faut
d'humilité et de soumission pour se voir déshonoré publiquement par ses supérieurs, pour des choses dans le fond innocentes, et le souffrir sans trouble, sans ouvrir la bouche pour se justifier! Voilà ce qu'a fait Mr. de Montfort. Oserai-je dire : heureuses fautes qui découvrent /168/ au public un si grand fonds de vertu, qui procurent à l'innocent coupable un si grand fonds de mérites, qui présentent aux supérieurs un si grand exemple pour leur propre sanctification !
4º L'humble missionnaire, ou ne faisait rien qu'il ne crût être agréable à ses supérieurs, ou il le cessait quand il apprenait qu'ils n'en étaient pas contents. C'est tout ce que l'homme le plus humble et le plus obéissant peut faire dans des missions où, éloigné de supérieurs ecclésiastiques, il ne peut pas, à tous moments, les consulter sur tout et se conduire par leurs ordres. Il suffit /169/ qu'il soit dans la disposition de leur obéir en tout et de cesser tout ce qui n'est pas honoré de leur approbation.
On conçoit bien qu'un homme comme celui dont nous parlons, regardé comme un saint, n'était pas sans envieux et sans ennemis, secrets et publics. La grande vertu, comme le grand mérite, étant une espèce d'injure que les hommes de peu d'esprit ou de peu de vertu ne peuvent pardonner, il faut s'attendre à leurs cris ; et ils ne manquent jamais d'honorer leur passion secrète du motif de religion. Quand il fut question de chercher dans le Saint des Saints /170/ des prétextes de condamnation, l'embarras fut grand ; la Synagogue assemblée n'en put trouver de plausibles. Mais le cœur parle souvent, en dépit de la politique, et met enfin dans la bouche les vraies raisons qui l'animent, qu'il cache. Jésus-Christ mérite la mort ; pourquoi ? C'est que tout le monde court après lui : «totus mundus post eum abit»[86]. Les pharisiens n'étaient plus suivis, l'ombre de leur hypocrisie s'évanouissait en la présence du soleil de justice. Leur orgueil, déconcerté et mis à bout, leur inspire, pour s'en venger, un dessein de /171/ mort contre l'auteur de la vie. Pour colorer le plus grand de tous les crimes, les fausses raisons ne manquent point, mais enfin la véritable sort de leur bo uche : «totus mundus post eum abit». L'envie, la jalousie ont conjuré sa perte.
Qu'il me soit permis d'appliquer au disciple ce trait de la vie du Maître. La plus grande faute de Mr. de Montfort, et la moins pardonnable, était cette grande réputation de sainteté dont le peuple l'honorait. La jalousie, qui a honte d'elle-même, n'avait garde de se le dire, encore moins aux autres : elle agit cependant et remue. Sous quelle couleur se /172/ déguisera-t-elle ? Qu'attaquera-t-elle dans un homme d'une vie si pure et si irréprochable en ses mœurs et dans sa doctrine ? Des manières singulières ? Des pratiques extraordinaires ? Elle en fait grand bruit et le fait retentir aux oreilles des supérieurs ecclésiastiques qu'elle prévient par des rapports faux 'ou déguisés. De plus tout change dans la bouche de certaines gens, qui savent habiller les choses à leur mode et donner un air ridicule à ce qu'il y a de plus innocent. Loin de donner crédit à de nouvelles pratiques de piété, la religion, si on les croyait, serait bien vite dépouillée /173/ de ses cérémonies et les églises de leurs images. Mais, en voulant nous réduire à un culte plus simple et plus pur, ils nous auraient bientôt rapproché de celui des Calvinistes. Sans doute que Mr. de Montfort, si ingénieux à réveiller la dévotion des peuples grossiers par des pratiques sensibles et parlantes, n'était pas de leur goût et que leur nombre servait à grossir celui de ses contradicteurs[87].
Il ne faut donc pas s'étonner si des prélats, même bien intentionnés, qui d'ailleurs estimaient la vertu d'un homme si persécuté, refusaient ses services. Un homme comme Mr. de Montfort aurait dû naître dans /174/ les siècles précédents ou la simplicité régnait, où la piété se faisait honneur de toutes ses pratiques. Ceux qui ont si bien reçu saint François, saint Dominique et tant d'autres, avec leurs pratiques si extraordinaires et leurs manières si nouvelles, lui eussent été sans doute plus favorables.
5º Après tout, quelques manières singulières., mais dans le fond innocentes, que je n'ose approuver et que je n'ai pas droit de blâmer, mises à part, qu'a fait Mr. de Montfort 1º qui ne porte les traits et les caractères de la plus grande perfection ? 2º qui n'ait eu du succès pour le /175/ bien des âmes et le progrès de la piété ? 3º qui ne soit imité sur les plus grands hommes du siècle passé, tels que sont le Père Eudes, le Père Honoré, Mr. Bourdoise, Mr. Le Nobletz et plusieurs morts en odeur de sainteté[88].
Si on me dit qu'on [n'] approuve pas non plus tout en eux et que les saints ont leurs défauts qu'on ne canonise pas avec leurs personnes, j'approuve la réponse et je l'applique à Mr. de Montfort. Il a pu avoir des défauts, puisque les plus grands hommes, les saints même, n'en sont pas exempts. Ce sont des traits de l'humanité, que Dieu /176/ laisse en eux pour les humilier et leur apprendre, aussi bien qu'à nous, que leurs vertus sont ses dons et qu'ils doivent à sa grâce ce qu'ils sont.
6º Enfin les défauts des élus, surtout des saints, ont des effets bien différents de ceux des pécheurs et des réprouvés. En ceux-ci, ils dégénèrent en passion et forment les péchés ; mais, en ceux-là, ils servent de matière à leur héroïque courage. L'humilité et la mortification s'en servent pour embellir leur couronne, comme le fumier sert au jardinier à engraisser la terre et à faire porter aux arbres des fruits /177/ avec plus d'abondance. Dieu les leur laisse pour les humilier, pour les exercer dans le pénible combat de la mortification, c'est-à-dire pour rendre leur vertu plus pure et leurs mérites plus abondants. Ainsi Dieu a-t-il souvent permis que Mr. de Montfort, dans un transport de zèle, mesurant sur les dispositions de son cœur, simple et candide, celles de tous les autres, ait donné dans des pratiques qui lui paraissaient propres à inspirer le mépris des vanités du monde, par quelques images sensibles, mais qui paraissaient ridicules et propres à faire rire, à des yeux /178/ moins simples et plus critiques. Qu'en arrivait-il ? Le saint missionnaire était humilié et il ne manquait pas de saisir ce moment de honte et de confusion, si désiré, de le goûter et d'en faire son profit. S'il était repris par ses supérieurs, il se taisait, il leur obéissait et les obligeait d'admirer sa vertu, en corrigeant ses fautes. J'ai donc raison de dire que ses propres défauts n'étaient pas inutiles pour sa perfection, puisque servant de matière à des actes héroïques de silence, de modestie, d'humilité, de soumission, de patience, ils tournaient à l'avantage /179/ et au profit dé son âme.
Ce que je viens de dire, en peu de mots, suffit, ce me semble, pour justifier Mr. Grignion de tous les reproches que la maligne envie a pu lui susciter ou qu'une piété peu éclairée et trop scrupuleuse a pu adopter. Si les personnes sages et d'une vertu supérieure ont entré quelquefois dans ces préventions, ou c'est qu'ils ne l'ont jamais connu à fond, ou c'est que Dieu l'a permis, comme il l'a permis à l'égard de tant d'autres saints, pour humilier notre pieux missionnaire ou pour les humilier eux-mêmes.
/180/ Revenons le chercher dans le séminaire de Saint-Sulpice, où nous l'avons laissé, pour voir comment il se comporte jusqu'à sa sortie.
XLVI° IL VA, SELON LA COUTUIME DU SEMINAIRE DE SAINT-SULPICE, EN PELERINAGE A CHARTRES VISITER L'IMAGE ET LA CHAPELLE DE LA SAINTE VIERGE. SON ZELE, SA MORTIFICATION ECLATENT EN CE PELERINAGE
La grande dévotion pour la Sainte Vierge, qui règne dans cette sainte maison, que les supérieurs et directeurs ont grand soin de cultiver et d'inspirer à ceux qui se confient à leurs soins, les engage ordinairement à en députer, tous les ans, pour aller en pèlerinage, au nom de la maison, visiter quelques-unes des chapelles les plus célèbres dédiées en l'honneur de Marie.
Mr. Grignion reçut, à son tour, cette agréable commission, avec toute /181/ la joie de son âme. Tout ce qui regardait l'honneur de Marie lui était si cher ; tout ce qui favorisait sa dévotion envers cette bonne Mère, dont il recevait tous les jours des témoignages nouveaux de bonté et de tendresse, faisait ses délices. Ainsi il alla à Notre-Dame de Chartres, comme au jardin d'Eden. Ce lieu fut en effet pour lui un paradis terrestre où il reçut de grandes grâces.
On lui donna pour associé dans ce pèlerinage, un homme digne de lui, (Mr. Bardou, curé dans le diocèse de Narbonne, qui y a été aussi Grand Vicaire. Je ne sais s'il l'est encore et s'il est vivant.) un des plus fervents du séminaire, un modèle vivant de régularité, d'obéissance, d'innocence aussi bien que de /182/ pénitence[89]. Ainsi Mr. Grignion n'eut point sujet, avec lui, de borner sa dévotion ou de la gêner, par prudence ou par complaisance. En liberté de suivre les mouvements de son zèle, il s'y abandonnait dans les vastes campagnes de la Beauce et se dérobait à son compagnon pour aller, ça et là, chemin faisant, catéchiser ou parler de Dieu aux laboureurs et autres pauvres gens, qu'il voyait près ou loin, et revenait, à grands pas, comme il était allé, rejoindre son confrère, qui se contentait de s'en édifier sans oser entreprendre de l'imiter.
/183/ Arrivé à Chartres, il alla, à la hâte, se jeter aux pieds de l'image de la Sainte Vierge, qu'on y honore dans la chapelle souterraine, avec la tendresse et la dévotion la plus sensibles. Là, aux pieds de sa bonne Mère, son cœur était content ; et il pouvait dire avec saint Pierre : Ah ! qu'il fait bon ici ! «Bonum est nos hic esse»[90]. Les moments lui étaient courts ; il y demeurait avec un grand plaisir et en sortait avec regret. Il lui tardait d'y retourner ; et le lendemain ne venait pas assez tôt à son gré. La fatigue du voyage, fait à pied, ne se faisait plus sentir ; ou, s'il la ressentait encore, /184/ le lit n'était pas le lieu propre pour le délasser, mais l'oratoire célèbre de la Vierge Mère.
Il y retourna donc au plus tôt et n'en sortit que le plus tard qu'il pût. Il y communia avec une ferveur et une piété que la grâce du lieu semblait mettre à son comble, et y persévéra en oraison, six heures ou huit heures de suite, c'est-à-dire depuis le matin jusqu'à midi, à genoux, immobile et comme ravi, L'heure du repas vint, bien mal à propos, interrompre ce doux repos en Dieu et ses entretiens avec la Sainte Vierge. Aussi, comme il /185/ n'alla le prendre qu'avec peine, il en sortit plus tôt, avec joie, pour les continuer et se replonger dans une nouvelle oraison qui dura, dans la même posture et une égale dévotion, autant de temps que le matin, c'est-à-dire jusqu'à l'heure du soir, qu'on l'avertit et qu'il fallait se retirer[91].
Son compagnon ne pouvait se lasser d'admirer un jeune homme comme lui, passer une journée presque toute entière, sans relâche, dans une profonde oraison aussi recueilli à la fin qu'au commencement, dans une espèce d'extase, et insatiable, pour ainsi dire, de cette divine nourriture. Pour lui, /186/ il avouait qu'après quelques heures, sa dévotion avait été épuisée et qu'il ne comprenait pas comment Mr. Grignion pouvait entretenir Dieu si longtemps et ce qu'il avait tant à lui dire.
XLVVII° IL FAIT VŒU DE CHASTETE, AVANT SON ENTREE DANS LES ORDRES SACRES
J'ai oublié à dire que, du temps avant que d'entrer dans les Ordres sacrés, qui lient à Dieu le ministre par le vœu de chasteté, il avait eu la dévotion et la permission de son directeur, de le faire. Afin d'attirer sur cette action toutes les grâces qui lui sont nécessaires pour le présent et pour l'avenir, il choisit l'église de Notre-Dame de Paris où il avait coutume, tous les samedis, d'aller /187/ communier, aussi bien que plusieurs autres séminaristes, par dévotion à la Sainte Vierge. Là, aux pieds de sa bonne Mère, il s'abandonna aux mouvements de la plus tendre piété et consacra à Dieu, dans son corps, une victime pure et sans les souillures dont la jeunesse a coutume de se flétrir.
Je ne sais pas si le don de chasteté lui coûta beaucoup dans la suite et si, pour la conserver sans tache, il eut de grands combats à soutenir contre le monde, le diable et la chair qui font une si rude guerre à cette vertu angélique. Ce que /188/ je sais, c'est qu'avant son entrée dans Saint-Sulpice, il les ignorait encore[92] et que sa grande mortification, ses rigoureuses austérités, sa solitude et son profond recueillement, surtout son grand amour pour la Reine des Vierges, pouvaient lui avoir mérité de Dieu cet heureux privilège. Quoiqu'il en soit, il a toujours vécu comme un ange dans un corps mortel ; il avait fait un pacte avec ses yeux, à l'exemple du saint homme Job, de ne pas s'ouvrir sur les femmes et de ne les regarder qu'autant qu'il est nécessaire pour les fuir ou les pouvoir distinguer. /189/ Je suis persuadé qu'il est mort vierge et que sa chair est entrée dans le tombeau, comme elle était sortie du berceau, aussi pure, aussi innocente.
XLVIII° SA PRETRISE
Venons à sa prêtrise. Les saints Pères et les canons exigent de ceux qui s'y présentent une grande innocence, innocence conservée ou innocence réparée par la pénitence ; Mr. de Montfort avait l'une et l'autre et les avait dans un degré éminent, comme on a vu,. Et je puis dire que, dans les siècles plus purs de l'Eglise, dans lesquels les ministres destinés aux autels passaient par de /190/ si longues années d'épreuves, dans ceux où on les choisissait d'entre les confesseurs ou d'entre les anachorètes, dans ceux où on les ordonnait par force, après les avoir choisis parmi les plus parfaits, celui-ci eût réuni, pour sa personne[93], tous les vœux du peuple et les suffrages des évêques les plus attentifs et les moins indulgents.
Toute sa vie, je le puis dire, avait été une préparation au sacerdoce. Hé ! qui était plus digne de cet auguste caractère, si quelqu'un en peut être digne, qu'un homme que Dieu prévient /191/ de tant de grâces, dès le berceau, et qui parut saint, aussitôt qu'il parut au monde. Elevé, pour ainsi dire, aux pieds de la Sainte Vierge, où son tendre amour pour elle le conduisait à tous moments, il éprouva, toute sa vie, ses caresses et tendresses maternelles ; et, à l'ombre de ses ailes, il mit son innocence à l'abri de la corruption du siècle. Retiré, comme Jean-Baptiste, dès l'enfance, dans la solitude, ou de la maison paternelle dans laquelle il vivait comme dans une espèce de désert, ou dans celle du séminaire si régulier et si parfait, tel qu'est celui /192/ de Saint-Sulpice. Là, formé [par] des maîtres dans la vie spirituelle et exercé dans de longues et rigoureuses pénitences, dans de vives et fréquentes humiliations, dans une obéissance aveugle et universelle, arrivé à un don sublime d'oraison et d'union à Dieu, que lui pouvait-il manquer pour le sacerdoce, qu'une persuasion intime et pénétrante de son indignité.
C'est cette sainte disposition, qui relève le mérite de toutes les autres et que toutes les autres ne peuvent suppléer, qui l'arrêtait aux pieds des autels et l'empêchait de demander /193/ à y monter. Il reculait, bien loin de s'empresser pour l'ordination. Loin de s'ennuyer des longs interstices qu'on met à Saint-Sulpice entre chaque ordre, il les trouvait trop courts et ne cherchait qu'à les prolonger. Il attendait avec tremblement qu'on lui dît : « Amice, ascende superius » [94]. Mon ami, montez plus haut. Et c'eût été lui faire grand plaisir de l'oublier.
Au reste, cette louange ne lui est pas particulière ; elle appartient à la sainte maison où il était, qui a, ce semble, en propre, de communiquer à tous ceux qui l'habitent, ce saint éloignement de l'ordination, pour ne pas dire une espèce de sainte /194/ horreur. Mr. Grignion n'est pas le seul qui ait été comme forcé, par l'obéissance, de se présenter aux ordres ; il aurait été presque le seul, s'il l'eût demandé, dans un lieu où il n'est pas même permis de marquer le souhaiter. Ainsi dire qu'il était dans le séminaire de Saint-Sulpice, c'est dire qu'il était dans un lieu où l'on ne demande jamais de se présenter aux ordres ; où on attend qu'on en fasse le commandement ; où on recule quand on presse d'y aller et où l'on n'est jamais tenté de désobéir que sur cet article ; dans un lieu où l'on voit nombre de jeunes gens arroser de leurs /195/ larmes les rues où ils passent, quand on les oblige d'aller, aux pieds de l'évêque, recevoir l'imposition des mains, et où il faut toute l'autorité d'un supérieur pour engager h cette importante démarche et toute l'adresse d'un pieux directeur pour en consoler. Ainsi je puis dire que, quand Mr. Grignion n'eût pas apporté, dans cette sainte maison, cette disposition de crainte et de tremblement à la vue des ordres, il l'y aurait prise, il l'aurait héritée de tant de saints ecclésiastiques qui l'y avaient précédé.
Quelles furent les préparations prochaines qu'il apporta au sacerdoce ?
/196/ Celui-là seul (Mr. Leschassier) peut les révéler, qui avait la conduite de son âme. Il jugeait sans doute que Mr. Grignion était arrivé à un sublime [degré] d'union avec Jésus-Christ[95], puisque, peu devant ou peu après son ordination, - je ne m'en souviens pas bien - il le chargea d'écrire sur cette matière. Mr. Grignion, qui s'ouvrait aisément à moi sur tout, me fit alors cette confidence et me promit cet écrit ; mais, soit que son humilité lui en fît après reproche, soit que l'obéissance ne lui ait pas permis, je n'ai jamais pu l'avoir[96].
XLIX° IL DIT SA PREMIERE MESSE, AVEC L'AIR D'UN ANGE
Le lieu qu'il choisit pour dire sa première messe, fut celui dont il avait eu tant de soin, /197/ depuis son entrée dans le séminaire, la chapelle de la Sainte Vierge, derrière le chœur, dans la paroisse Saint-Sulpice. J'y assistai ; ici vis un homme[97] comme un ange à l'autel. Cet air angélique qui l'y accompagna, ne me frappa pas seul ; un de ses confrères du séminaire, qui s'y trouva aussi, en fit la remarque et, également étonné et édifié, il m'en parla ; sur quoi, lui ayant dit, pour le sonder davantage, que tels et tels Messieurs du séminaire, que je lui nommais et qui étaient très fervents, avaient aussi paru, dans cette auguste action, avec un air très dévot : «Je l'avoue, /198/ répliqua-t-il, mais cependant, quelle différence ! Mr. Grignion y a paru comme un ange». Son témoignage mérite attention, car il n'était pas d'humeur à flatter personne, encore moins Mr. Grignion à qui il n'était pas fort favorable.
L° FAIT PRETRE, IL NE RESPIRE QUE LE SALUT DES AMES
Consacré prêtre, il ne pensa plus qu'à se consacrer au salut des âmes. Son zèle bien réglé avait commencé par lui-même ; il l'avait attaché, [de] longues années, à sa propre perfection, avec une ardeur qui a peu d'exemples ; allumé comme un grand feu, il ne demandait plus qu'à se répandre et embraser tout le monde. Le / 199/ reste du temps qu'il demeura dans le séminaire, il le passa à compiler et préparer des matières de sermons et à se faire un fonds suffisant pour parler à toute heure et sur toutes sortes de sujets, comme il le fit dans la suite[98].
L'ardeur de sa charité lui donnait attrait pour les pays barbares, mais les brouilleries survenues, en ce temps-là, par la malice du démon, entre les ouvriers évangéliques, le détournaient d'y penser ; et Mr. Leschassier ne lui permit pas d'aller en Canada[99], dans la crainte que, se laissant emporter à l'impétuosité de son zèle, il ne se perdît dans /200/ les vastes forêts de ce pays, en courant chercher les sauvages. C'est ce que ce sage directeur m'a dit à moi-même.
On avait grande envie, à Saint-Sulpice, de l'arrêter à la maison (C'est ce que Mr. Leschassier m'a dit) et même on s'y attendait ; mais le nouveau prêtre n'avait aucune
pente
de ce côté-là. Uniquement attaché à la sainte volonté de Dieu, si on lui eût dit qu'elle le demandait, il aurait obéi ; mais son attrait le portait ailleurs, et on ne voulut pas le violenter. On le laissa donc sortir, mais à regret. Et je crois pouvoir dire que, dès lors, il ne trouva plus Messieurs de Saint-Sulpice /201/ les mêmes à son égard : soit que, comptant sur sa demeure dans la maison, ils s'indisposèrent de sa sortie ; (Pour ne pas offenser ceux qui succèdent aux dénommés, j'ai rayé ces lignes, suivant l'avis de Mr. Blain ; et aussi quelques autres dénominations qu'on trouvera dans la suite[100].) soit que Dieu permît, dans des hommes si parfaits, quelque chose des inégalités qui arrivent dans les autres, pour apprendre à Mr. de Montfort à ne s'appuyer que sur lui ; soit enfin que ce fût un trait particulier de la divine Providence qui semait des croix sous tous les pas de son serviteur. Quoi qu'il en soit, je puis assurer que les plus sensibles de sa vie sont venues de ce côté-là[101].
LI° MONSIEUR DE MONTFORT SERVIT UN SAINT PRETRE NOMME MONSIEUR LEVESQUE, HOMME D'UNE GRANDE HUMILITE ET D'UNE...
Né avec l'attrait pour les emplois et la vie apostoliques, /202/ on lui conseilla d'aller chez un saint prêtre de Nantes, nommé Mr. Levesque, qui avait, en cette ville, une communauté d'ecclésiastiques destinés aux missions[102]. Ces deux hommes, Mr, Levesque et Mr. Grignion, aussi différents de caractères que d'âges, étaient fort ressemblants dans le genre de vie et la pratique de la pénitence.
Il aurait été difficile de trouver deux hommes plus animés de haine contre leur chair et plus appliqués à la crucifier. Mr. Levesque, un des premiers disciples de Mr. , Ollier, avait puisé son esprit et avait entré dans sa célèbre école /203/ de perfection, placée alors dans le château d'Avron et maintenant à Issy, proche de Paris, d'où sont sortis tant de saints prêtres qui ont fait l'honneur de Saint-Sulpice et la gloire de l'Eglise.
L'humilité et la pénitence étaient ses vertus dominantes. Le cilice était son vêtement de tous les jours ; et il ne le dépouillait, vieux et usé, que pour le changer en un neuf et plus piquant. De Nantes il venait à Paris, par eau et à pied ; et un écu fournissait à tous les frais d'un si grand voyage. C'était assez, en effet, pour ne manger et boire que du pain et de l'eau. /204/ Aussi, dans les auberges où il était connu, on ne s'avisait pas de lui présenter davantage.
Le séminaire de Saint-Sulpice étant la source de sa vie spirituelle, il venait, de temps en temps, y puiser et s'y renouveler dans la ferveur. Avancé en âge, il venait plus souvent et y demeurait plus long temps, car sa passion était d'y mourir ; et Dieu le lui accorda. Presque décrépit et accablé de ses années, il redoublait, loin de diminuer, ses pénitences ; (Je tiens ceci de Mr. Leschassier) et l'année de sa mort, il avait acheté un cilice neuf, fort à son goût, parce qu'il était fort rude et piquant. /205/ La haine qu'il portait à son corps le faisait paraître insensible à la douleur, en sorte que les chirurgiens faisaient des incisions sur son pied, où il s'était blessé, et ne savaient s'ils coupaient la chair morte ou vive, ne voyant en lui aucun signe de sentiment ; mais ils furent bien surpris, lorsque le saint vieillard les encouragea de poursuivre leur opération et de ne point craindre de l'étendre à la chair vive, avec des termes qui marquaient un homme mort à lui-même et impitoyable à son corps.
Pour dernière préparation à la mort, il alla /206/ du séminaire de Paris à celui d'Issy, qui est la maison de solitude et de ferveur de Saint-Sulpice ; il y alla, dis-je, le dimanche ou un des autres jours gras, je crois, à jeun, enveloppé dans son cilice et chargé d'une chaîne de fer, et fit cette lieue, à l'âge de plus de 80 ans, avec tant de peine et de fatigue, que, lorsqu'il avançait un pas, souvent il en reculait deux, ayant peine à lever le pied et à soutenir son corps. Les passants, voyant ce vieux mais saint prêtre toujours /207/ prêt à tomber, croyaient qu'il se sentait des jours de joie et que l'ivresse rendait ses pas ainsi tremblants et chancelants. Scandalisés, ils se le montraient au doigt et faisaient sans doute, comme c'est l'ordinaire, retomber sur son état le mépris de sa personne. Oh que les hommes sont aveugles et téméraires dans leurs jugements ! Ceux-ci condamnaient un innocent en croyant condamner un pécheur. Ils croyaient coupable des désordres du carnaval le saint prêtre qui les expiait par une si rude pénitence. Eussent-ils pu ne se /208/ pas condamner eux-mêmes et retenir leurs larmes, s'ils eussent pu découvrir la cause de sa faiblesse, dans les instruments de mortification qui l'accablaient.
Arrivé à Issy, il y passa le carême en retraite et en pénitence : huit heures d'oraison, par jour, en remplissaient une grande partie; et comme il lui était défendu de les faire de suite à genoux, il ne se soulageait de cette mortification, que par une plus grande, en se prosternant sur le pavé de marbre de la dévote chapelle de Notre-Dame de Lorette où il trouvait ses délices. (Je le sais de Mr. Leschassier) Son délassement /209/ était de passer le reste de ses journées à dire, en se promenant dans le jardin, son chapelet ou à lire des livres de piété. Le saint homme ne trouvait, dans ce lieu de sainteté, qu'une chose peu conforme à ses inclinations, qui était que le pain qu'on lui présentait était trop bon ; bien fâché de n'en pouvoir avoir de pire, il ne le mangeait qu'à regret et dédommageait sa mortification, sur le reste de la nourriture dont il retranchait le meilleur et ne prenait que le pur nécessaire. Telle fut la préparation à la /210/ mort, de ce vénérable vieillard de plus de 80 ans, si pénétré de l'esprit de pénitence, qu'il craignait que la mort ne le surprît sans la faire. C'est la réponse qu'il fit à son directeur, qui l'exhortait à l'adoucir, pour le défendre d'en relâcher la rigueur.
Qui pouvait être plus propre à Mr. Grignion et à qui Mr. Grignion pouvait[-il] être plus propre ? Ils ne furent cependant pas longtemps ensemble : tous ceux qui composaient la communauté du saint vieillard n'avaient pas son esprit, encore moins sa doctrine[103] ; Mr. de Montfort ne pouvait donc pas s'y fixer ; ils ne se /211/ convenaient nullement, les sentiments et les manières étant différentes. Voici comment.
LII° IL ENTRE DANS L'HOPITAL DE POITIERS ET Y DEMEURE QUELQUE TEMPS, A LA REQUETE DES PAUVRES QUI L'EN PRIERENT TOUS, COMME PAR UNE INSPIRATION DIVINE
La Providence divine ouvrit à Mr. de Montfort une porte pour en sortir. Passant par Poitiers, il alla dire, selon son inclination, la sainte messe à l'hôpital. (Je sais ceci de Mr. Grignion) Les pauvres du lieu, qui manquaient de chapelain et de confesseur, ne le virent pas plutôt à l'autel, avec cet air de dévotion qu'il y portait, que, saisis d'un mouvement extraordinaire, ils conçurent le dessein de le retenir. Pour y réussir, tous de concert l'environnèrent, lorsqu'il fut prêt à sortir, l'appelèrent leur père, le prièrent de l'être. /212/ Ils n'eurent pas de peine à l'attendrir ; il était un de ces hommes de miséricorde en qui elle était née et qui avait cru avec elle. Ses inclinations et ses tendresse furent toujours pour les pauvres ; et ce sont eux qui ont toujours eu la préférence de ses travaux et de ses emplois apostoliques ; ainsi il suivit son attrait, en suivant celui de ceux qui le demandaient. Comme inspirés de part et d'autre, ils s'allièrent ensemble et furent ravis de s'unir, sans se connaître, par un fonds de sympathie réciproque qui s'explique et se développe, au premier moment qu'on se voit[104].
Il n'y avait, dans ce refuge public /213/ de la misère commune, ni ordre, ni règle, ni fonds de quoi subsister ; le spirituel aussi dérangé que le temporel offraient à Mr. Grignion un pénible exercice de patience et de charité, et semblaient l'appeler pour pourvoir à tous les deux. Un autre, moins généreux que lui, se fût dégoûté, dès le premier jour, et eût senti sa charité ralentie et céder à des maux qui demandaient des miracles pour y remédier. Mais son zèle, qui n'était jamais embarrassé et qui croissait au milieu des difficultés, lui fit concevoir le double dessein de secourir le corps et l'âme de ces pauvres /214/ abandonnés et de soutenir cet asile chancelant de la mendicité errante.
Pour y établir l'ordre, il y établit des règles ; et pour pourvoir aux nécessités du corps, il envoya, par la ville, pour solliciter la charité publique, quelques pauvres de la maison, avec un âne chargé de paniers, (Je tiens ce récit de lui.) pour recevoir les aumônes ; je crois même qu'il alla, à leur tête, faire cette quête honteuse pour tout autre que pour un homme qui ne savait rougir ni des pauvres, ni de la pauvreté[105]. D'ailleurs il s'était si familiarisé avec les humiliations qu'il y paraissait endurci. L'abjection avait, chaque jour, pour lui des attraits flatteurs et des grâces nouvelles.
/215/ Cet hôpital eût peut-être été le lieu de son repos, s'il avait pu réussir à réunir les esprits divisés des sœurs qui gouvernaient les filles, comme il avait réussi à gagner le cœur des pauvres et à les mettre en règle. Mais l'envie, qui met partout la discorde, la sema parmi elles et arrêta les fruits de ses peines et de ses instructions. Que ne fit-il point pour l'éteindre et pour détruire la passion qui en était le principe ? Mais en vain, car la jalousie, étant un vice fort spirituel et caché, ne se laisse pas aisément apercevoir de ceux qui en sont possédés ; comme elle leur fait honte à eux-mêmes, ils ne /216/ veulent jamais l'avouer ; et souvent elle se déguise, en eux, sous des motifs de zèle et des apparences de piété. L'homme de Dieu, voyant qu'il n'avançait rien avec ces personnes de peu d'esprit et de vertu, prit la résolution de les abandonner ; et, tenant son dessein caché, il les laissa, un beau jour, et vint à Paris chercher de nouvelles croix, en venant chercher une nouvelle moisson pour sa charité[106].
LIII° IL REVIENT A PARIS. CE QU'IL Y FAIT, CE QU'IL Y SOUFFRE
Le goût des hôpitaux et de l'abjection qui y règne, ne s'était pas éteint en lui ; il alla donc se présenter à la Salpétrière, où s'offrait une ample matière à son zèle ; il y trouva de quoi exercer à souhait les vertus /217/ de douceur, de patience, de charité, de mortification, d'amour de la pauvreté et des pauvres. Mais il y trouva aussi la maligne jalousie régnant parmi les ouvriers du Père de famille, qui le chassa de ce vaste hôpital de Paris, comme elle l'avait chassé de celui de Poitiers[107].
Alors, incertain dans ses voies, il ne savait par quelle route il devait marcher. Son oracle était muet et ne voulut plus lui rendre de réponses ; il en fut même fort rebuté, quand il alla se présenter devant lui : je parle de Mr. Leschassier[108], qui rejeta alors sa conduite et qui lui refusa ses avis, comme je l'ai déjà dit. Ce ne fut /218/ pas une petite croix pour Mr. Grignion qui avait en lui une parfaite confiance. Qu'il fut mortifié quand, un jour, arrivé à Issy, ce sage supérieur, qui y était avec la communauté[109], dans le temps de la vacance, le reçut avec un visage glacé, et le renvoya honteusement, d'un air sec et dédaigneux, sans vouloir ni lui parler, ni l'entendre. Pour moi qui étais présent, j'étais comme fondu[110] et ne souffrais pas peu de l'humiliation dont j'étais témoin ; pour lui, il la soutint, avec sa douceur et sa modestie ordinaires et s'en /219/ retourna, avec la même tranquillité qu'il était venu et un redoublement de ferveur, fruit de grand prix qu'il recueillait à la naissance des croix nouvelles. Cela parut en chemin où, rencontrant un homme qui jurait, il alla, selon sa coutume, le reprendre, avec un courage intrépide et une douceur et une humilité qui désarmaient les coupables et les obligeaient de reconnaître leur faute et d'en demander pardon à Dieu.
Témoin de cette action, je lui reprochai son trop grand zèle qui l'exposait aux insultes de ces brutaux ; mais lui, insensible /220/ à ses intérêts et sensible infiniment à ceux de Dieu, me répliqua qu'il ne pouvait voir, avec patience, l'homme faire injure à Dieu, et ne pas s'y opposer ; après quoi, plein de l'humiliation qu'il, avait reçu à Issy, il continua son chemin, avec action de grâces et louanges à Dieu.
Ce grand ami de la pauvreté se retirait alors dans un petit trou d'une chétive maison, à coté du Noviciat des Jésuites[111]. Il y était si caché et inconnu, que j'eus bien de la peine à le trouver, dans ce lieu si semblable à l'étable de Bethléem ; ce n'était, en effet, qu'un petit réduit, sous /221/ un escalier, que le soleil avait peine à éclairer ; je n'y vis, pour tout meuble, qu'un pot de terre et, je crois, un misérable lit qui n'était, aussi bien que le lieu, propre [que] pour des gueux et des malheureux. C'est ainsi qu'il avait coutume de se loger, partout où il allait, par choix et nécessité ; mais Dieu savait aussi partout le dédommager de sa pauvreté, de ses humiliations et de ses souffrances, par des communications si intimes et si fréquentes, que le serviteur de Dieu passait la plus grande partie des jours et des nuits en oraison ; et [il] entra en doute si, pour s'abandonner à ce puissant attrait, il ne devait point s'interdire, /222/ au moins suspendre pour un temps, les fonctions du ministère.
C'est sur quoi il demanda avis, mais, selon les apparences, on lui conseilla de continuer l'exercice de son zèle, puisqu'il n'y mit aucune interruption. Il vint, en ce temps-là, au Petit Séminaire de Saint-Sulpice, où j'étais alors, pendant que nous étions en récréation ; et la curiosité fut grande de savoir s'il n'avait rien perdu de sa première ferveur. On l'étudiait, on l'examinait, on l'interrogeait ; et la conclusion fut qu'il était plus fervent que jamais.
LIV° LES ANGOISSES QU'IL SOUFFRE. IL EST REBUTE DE TOUS COTES ET DEVIENT LE PROBLEME DES PERSONNES SPIRITUELLES -
Cela n'empêchait pas que ses manières ne donnassent bien à parler. Il servait souvent de matière /223/ aux entretiens, chacun voulant prophétiser sur lui et en prédire la fin, selon ses préjugés. Etait-il conduit par le bon esprit ? N'était-il point dans l'illusion et dans une voie d'égarement ? C'était le sujet de la controverse, sur lequel les uns prenaient parti, pour ou contre, sur lequel les autres suspendaient leur jugement et n'osaient [sel prononcer. On avouait qu'il était un saint et on faisait l'éloge, tantôt de sa grande modestie, tantôt de son recueillement, tantôt de son humilité, souvent de sa grande mortification et de ses austérités, /224/ d'autres fois de son amour pour la pauvreté et pour les pauvres, de sa charité et de son zèle et surtout de sa grande tendresse et dévotion pour la Sainte Vierge. Et, ce qui est étonnant, on doutait s'il était dans la voie des saints. Moi, qui étais fort attentif sur tout ce qu'on disait de lui, je ne pouvais assez admirer qu'on le crût saint, sans le croire dans la voie des saints. Comme je sentais un grand attrait à le suivre et à lui servir de compagnon, je m'intéressais davantage à tout ce qui le regardait et j'avais un grand désir de savoir ce qu'il en fallait /225/ penser au juste et dans la vérité.
Je fis donc sonder, par une bouche étrangère, Mr. Leschassier[112], pour savoir ses sentiments sur Mr. Grignion : «Il est très humble, me répondit-il, très pauvre, très mortifié, très recueilli ; et cependant j'ai de la peine à croire qu'il soit conduit par le bon esprit» [113]. Cette réponse était pour moi un mystère que je n'ai jamais pu comprendre ; car, me disais-je, c'est sur l'humble que repose l'Esprit de Dieu - c'est l'Ecriture qui l'assure - et on doute si cet homme, reconnu pour très humble, est conduit par le bon esprit. On avoue qu'il est très pauvre, très recueilli, très mortifié, /226/ c'est-à-dire qu'on lui accorde les vertus évangéliques et la ressemblance avec Jésus-Christ ; et on doute si c'est son esprit dont il est animé. Quel mystère ! C'est cependant ce mystère qui me glaça envers Mr. de Montfort, qui m'empêcha de m'unir à lui et qui me fit même appréhender d'avoir tant de commerce avec lui.
Après la mort de Mr. de Montfort, dont l'heureuse fin a servi de caution au reste de sa vie, je rappelai à la mémoire de Mr. Leschassier[114], il y a trois ou quatre ans, la réponse qu'il avait faite à son sujet, et dont je viens de /227/ parler ; je n'oubliai pas non plus le mauvais traitement qu'il lui fit à Issy[115], dont j'ai fait mention. Je voulais lui dire, par là, que je m'étonnais qu'il eût douté de la conduite d'un homme qui paraissait être mort en odeur de sainteté, dont on avait buriné l'image, dont on avait tant fait de portraits, dont le bruit public rapportait beaucoup de miracles, dont la vie avait été un prodige de vertus. Le supérieur[116], si sage et si éclairé, me comprit et me fit une réponse digne de lui : «Vous voyez, me dit-il, que je ne connais pas les saints». Cette réponse si humble m'édifia /228/ beaucoup et me satisfit plus que toutes les apologies qu'il eût pu faire de son premier jugement.
Revenons à Mr. de Montfort. Je lui communiquai, en ami, ce qu'on disait de lui, de plus mortifiant et de plus humiliant ; et il l'écoutait, sans laisser échapper le moindre signe de peine. J'en étais troublé, et lui ne l'était pas. Et comme cela me donnait occasion de lui faire quantité d'objections sur sa conduite et sur sa manière de vie, cela lui donnait aussi occasion de me faire des réponses si justes et si solides que je ne savais où il allait prendre ce qu'il me disait. /229/ Je demeurais étonné qu'en peu de mots, il montrait le faux de ce qu'on opposait à sa manière de vie.
Je voulus aussi savoir ce que pensait de lui Mr. Brenier[117]; mais cet homme impénétrable ne voulut jamais révéler ses sentiments ; j'eus beau le sonder et le faire sonder, il ne rendit jamais une réponse claire. Cependant, en son langage obscur qui lui était ordinaire et qu'il affectait souvent, il faisait entrevoir son estime pour Mr. Grignion ; il n'en disait que du bien, souvent même avec admiration ; jamais il n'en a dit du mal, ni n'a paru avoir sa vertu et son esprit pour suspects. Il n'approuvait pas, à la vérité, ses /230/ manières singulières auxquelles il avait fait une guerre si ouverte et dont il n'avait jamais pu le dessaisir ; du reste il semblait avoir pour Mr. de Montfort une vénération intérieure qu'il ne voulait pas laisser éclater, ne croyant pas devoir donner un suffrage public à une conduite extraordinaire, ni appuyer de son approbation un homme d'une vertu peu commune mais peu imitable.
Mr. Lefebvre, (Celui qui est à Cambrai) dans le temps dont je parle, Supérieur du Petit Séminaire, qui marchait sur les pas de Mr. Brenier et conduisait sa communauté avec le même esprit, paraissait aussi réservé[118], il laissait /231/ cependant échapper, de temps en temps, des marques d'admiration de sa grande pénitence et de sa grande mortification ; il m'en parlait quelquefois, lorsque le froid était piquant et l'hiver plus rude, et se représentait Mr. Grignion, qui n'approchait jamais du feu, peu couvert et les pieds nus dans ses souliers, gelé de froid dans un coin de maison pauvre et humide, parfois manquant de tout.
LV° LES VERTUS ET LES HOMMES EXTRAORDINAIRES SONT ORDINAIRMENT EXPOSES A CES PEINES[119]
Voilà à quoi sont exposées les vertus rares et les hommes qui ont quelque chose d'extraordinaire : on en pense diversement ; ils partagent les cœurs comme les esprits ; les plus sages et les plus éclaires /232/ sont les plus réservés sur leur chapitre, de peur de condamner un saint ou de canoniser un hypocrite ; ils tiennent leur jugement en suspens et attendent que la fin de la vie réveille[120] ce qu'on doit penser de ses commencements et de sa suite. Les saints, en ce monde, ne se connaissent pas toujours ils se persécutent même quelquefois. Saint Augustin et saint Jérôme n'ont pas toujours été d'accord ; et, si leur dispute n'a pas rompu les liens de la charité, elle n'a pas été terminée sans quelques paroles d'aigreur. Saint Epiphane et saint Chrysostome ont poussé la leur bien plus loin ; comme ils se /233/ croyaient mutuellement dans l'erreur et défenseurs de ceux qui la soutenaient, ils s'en sont fait des reproches réciproques et amers. Saint Cyprien avec Tertullien et plusieurs autres avaient donné, devant eux, un exemple encore plus sensible de l'ignorance humaine ; il soutenait l'erreur pour la vérité et la soutenait contre le Pape saint Etienne, avec un zèle [si] amer qu'il eut besoin de la faux du martyre pour l'effacer et le purifier, ainsi que parle saint Augustin.
Pour donner encore des exemples plus ressemblants : la vie de saint Siméon Stylite a été longtemps une énigme, même pour les Pères /234/ du désert. Monté sur sa colonne, ils doutaient encore s'il était conduit par le bon esprit ; sa vie miraculeuse ne leur en paraissait pas un bon garant et une marque suffisante. L'obéissance fut la seule preuve qu'ils voulurent croire. Sainte Thérèse, dans ces derniers siècles, fut, pendant des années, la fable du monde ; et son oraison, un paradoxe pour les savants et spirituels. D'abord tous la condamnaient, ses confesseurs les premiers. Elle était, selon eux, le jouet du démon ; son oraison, une illusion ; ses visions, des rêves la voix publique le disait. Ensuite elle devint un /235/ problème qui partageait les esprits et les opinions. Chacun, dans les maisons, dans les académies, dans les querelles, dans les places publiques, prenait parti pour ou contre elle, favorisait ou contredisait ses desseins ; une sainte selon les uns, une hypocrite selon les autres ; inspirée et conduite par l'Esprit-Saint, selon ceux-là, trompée et séduite par l'esprit de mensonge, selon ceux-ci. La controverse dura longtemps aux dépens de la séraphique Thérèse.
Que ne pourrai-je pas dire de Mr. Bourdoise qui avait des manières plus singulières, qui a fait des actions plus originales - qu'on me passe ce terme - et plus extraordinaires, pour ne pas dire /236/ plus ridicules en apparence. Elles étaient pleines de sel et portaient le caractère de l'Esprit de Dieu. je le crois ; mais l'a-t-on toujours cru ? Lui a-t-on toujours fait l'honneur de le regarder comme inspiré et conduit, en tous ses pas, par la main de Dieu ? Voudrait-on se mouler sur ce modèle et le proposer à copier, dans ce caractère original qu'on admire en lui et dans ces faits singuliers dont il est l'auteur ? S'ils ont eu du succès en lui, en auront-ils en vous ? Serait-on d'humeur à canoniser, en d'autres, les saillies et les enthousiasmes de zèle qu'on approuvait en lui ? Qui voudrait /237/ s'y hasarder courrait risque de se voir payé du nom d'insensé et d'extravagant. N'en a-t-il jamais essuyé le reproche ? L'histoire de sa vie ne marque-t-elle pas assez qu'il n'était pas au goût de tout le monde et qu'il trouvait des contradicteurs même parmi ses associés.
C'est ainsi que Dieu permet que ses élus soient cachés et que les saints se demeurent, sur la terre, inconnus les uns aux autres. Leur estime réciproque pourrait infecter leur vertu et en ternir la pureté, car, comme la persécution la plus sensible est celle qui vient de leur part, l'éloge le plus /238/ flatteur et la louange la plus du goût du saint, est celle qui vient d'un autre saint ; celle-là suffit pour les dédommager de la privation de celle des autres hommes, même de leurs blâmes et de leurs calomnies.
Sur ce pied, jugez de la peine de Mr. de Montfort, qui voyait des hommes si saints et si éclairés dans les voies de Dieu, douter de la sienne, n'oser même se charger de sa direction, dans la crainte de ne pouvoir le conduire dans des routes perdues ou écartées ou d'attirer sur leurs personnes le blâme de ses actions singulières. /239/ Qui n'a pas éprouvé cette peine, ne la connaît pas. Plus on est à Dieu, plus elle est sensible, plus elle pénètre l'âme de douleur et d'effroi. On sait que ce fut sur ce sujet que saint Pierre d'Alcantara dit à sainte Thérèse qu'elle avait éprouvé une des plus grandes peines qu'on puisse sentir sur la terre.
LVI° DIEU NE L'ABANDONNE PAS ET DES PERSONNES DE GRANDE VERTU APPROUVENT SON ESPRIT
A la vérité, Dieu qui mesure toujours les croix et qui ne distribue l'amertume du calice de son fils, qu'après en avoir compté les gouttes, ne permettait pas que tous les parfaits entrassent en suspicion de la conduite de Mr. de Montfort et de /240/ l'esprit qui l'inspirait. Le saint évêque de Québec (Mr. de Saint-Vallier), encore vivant, rendait témoignage que c'était celui de Dieu ; il aimait et honorait notre vertueux prêtre et avait avec lui beaucoup de liaison et de rapport[121]. Si le Père Sanadon[122], comme je l'ai dit, n'osa pas se charger de sa direction, un autre Père jésuite, qui avait moins de mesures à garder avec le monde ou qui le craignait moins, lui rendit à Paris ce service.
Feu Mr. de la Chétardye, curé de Saint-Sulpice[123], avait été un des plus grands admirateurs de la vertu de Mr. Grignion ; (Mr. de Montillet, qui l'a vu, plusieurs fois, m'en a assuré[124]) il l'avait en si grande /241/ vénération, lorsqu'il demeurait au séminaire, qu'il se levait et lui taisait une profonde révérence, quand il le voyait entrer dans la sacristie de la paroisse. Mr. de Montfort, de retour à Paris, croyait trouver le curé, à son égard, tel qu'il l'avait laissé en partant ; mais, ô inconstance du cœur humain ! et qu'il y a peu de fonds à taire sur lui ! Il le trouva si changé, qu'il ne daigna pas ni le voir, ni lui parler[125]. Il comptait sur quelque assistance de sa part ; et il n'en reçut que de honteux rebuts.
LVII° LES FABLES RIDICULES OU'ON FAISAIT COURIR SUR SON COMPTE
Il est vrai que des histoires faites à plaisir, habillées à la /242/ burlesque et revêtues d'un air de ridicule, qu'on faisait courir sur le compte de l'humble prêtre, avaient pu causer ce changement en Mr. de la Chétardye[126] et en plusieurs autres. Tantôt on disait avoir vu Mr. de Montfort prêcher dans des places publiques et que Mr. !'Archevêque, pour arrêter semblables saillies de zèle, l'avait interdit. Tantôt on débitait qu'il avait attaqué les chanteurs du Pont-Neuf et semblables gens qui amusent le peuple et, par là, causé un grand bruit et un grand désordre, ce qui l'avait fait arrêter lui-même et renfermer dans les prisons de l'Officialité. Et /243/ comme les menteurs sont toujours hardis, surtout contre la dévotion, ils assuraient ne dire que ce qu'ils avaient vu ; ce qui indisposait les esprits contre le vertueux prêtre, innocent de tous ces faits. On les assurait pourtant avec tant de fermeté, que les moins crédules étaient disposés à les croire[127]. Moi même, si prévenu en faveur de Mr. Grignion, je n'osais pas refuser croyance à ce que je voyais cru de tout le monde. Cependant tout cela était faux et déguisé, comme il m'en assura.
Hélas ! cette maxime diabolique de l'impie Machiavel n'est /244/ que trop vrai : Calomniez, et il en reste toujours quelque chose, surtout à l'égard des personnes dévotes. Une partie du monde est toujours disposée à mettre sur leur compte les fables les plus ridicules ; et l'autre partie du monde est prête à les croire. Une farce impertinente, dont on fait auteur un dévot, court la ville, en un moment toutes les bouches la répètent et les oreilles l'entendent ; et personne ne se charge de contredire ou de vérifier le fait. Si l'imposture vient à se déceler, on est comme fâché de la découverte /245/ de la vérité et on s'applaudit d'avoir au moins bien ri aux dépens du dévot. Comme il y a une infinité de médisants et très peu de langues droites et charitables, presque personne ne s'avise de justifier l'innocent accusé et de découvrir la calomnie qui, comme une fumée noire, laisse toujours des traces de son passage dans les esprits.
C'est une malice de l'homme ennemi, de prévenir les esprits contre les ouvriers évangéliques dont il craint le zèle et les vertus. Il a soin de les noircir par des faits supposés ou déguisés, /246/ et de semer de la zizanie dans le champ où ils sèment le bon grain, par mille contes faits à plaisir et mille fables ridicules qu'il met dans la bouche des mondains ou des jaloux. L'envie, si attentive à écouter Jésus-Christ pour attaquer sa doctrine et lui susciter des contradicteurs, n'est pas aujourd'hui moins féconde en malice contre ses disciples. On ne saurait rien approuver de ce qui sort de la bouche d'un ministre zélé et dans une haute réputation de vertu ; on le chicane sur les moindres paroles ; /247/ on ne lui pardonne aucuns mots échappés ; on lui fait son procès sur tout.
LVIII° SA MANIERE DE PRECHER
C'est ce qui arriva à Mr. de Montfort, prié de parler dans une des chapelles souterraines de la paroisse Saint-Sulpice. Tout son discours fut une paraphrase continuelle du Magnificat pour lequel il avait une tendre dévotion, comme étant le cantique de la divine Marie et presque les uniques paroles que le Saint-Esprit ait voulu nous laisser de celles qui sont sorties de sa bouche. Rien de plus dévot et de plus touchant que ce qu'il dit ; l'attention et le goût de l'auditoire en étaient la preuve. Mais la /248/ critique maligne et l'envie secrète qui l'ont persécuté partout, n'y trouvèrent rien à louer, rien qui ne fût digne de pitié et de mépris.
Il est vrai que le saint prêtre qui s'étudiait à conformer ses discours au leur[128], persuadé que la folie de la croix, qui a confondu la sagesse du monde et a triomphé de la vaine philosophie et de l'éloquence profane, ne tire pas sa vertu de la beauté des termes, ni des agréments d'un discours fleuri et orné ; après avoir bien préparé ses matières et les avoir rangées dans son esprit, il /249/ échauffait son cœur dans l'oraison et y cherchait ces traits de feu, ces paroles ardentes, ces expressions et ces mouvements divins, qu'on admire dans les Prophètes et dans les Apôtres, qui saisissent l'auditeur, pénètrent à son cœur et opèrent sa conversion.
Sans gêner son esprit et le mettre à la torture, pour composer, avec art et avec symétrie, des discours fardés, où l'homme parle en la place de Dieu, où la parole divine est corrompue par le mélange qu'on en fait avec une éloquence profane et d'adultère spirituel - aux termes de l'Apôtre, «adulterantis Verbum Dei» [129] -discours /250/ qui coûtent beaucoup de temps et de peines à ceux qui les font, et qui font peu de fruits dans ceux qui les entendent, il s'abandonnait aux saints transports de l'Esprit de Dieu qu'il consultait avant de prêcher, auquel il s'abandonnait après s'être préparé, qu'il invoquait quand il allait prêcher, auquel il se livrait quand il était en chaire. J'oubliais le principal : qu'il demandait et qu'il attirait par de rudes pénitences, car une rigoureuse discipline était une des préparations qu'il apportait et /251/ qu'il croyait nécessaire pour le bon succès de ses sermons.
Au reste, il n'avait pas à parler à des oreilles délicates, ni à ménager, par un style châtié et des gestes étudiés, des auditeurs d'un goût fin et critique ; ceux qu'il ambitionnait, qu'il recherchait, auxquels il s'attachait, étaient toujours les plus pauvres et les plus abandonnés. Son zèle le portait à tout ce qui était de rebut ; il courait après les petits savoyards, les ramoneurs, les gueux et les misérables. Et après les avoir rassemblés, il leur distribuait le pain de la parole de Dieu, attentif à se mouler en tout sur son divin modèle, /252/ Jésus-Christ, qui n'a guère eu pour disciples et pour auditeurs que des pauvres et des gens du commun.
L'amour des pauvres et le zèle à les instruire était un des caractères du Messie prédit, et des mieux marqués dans les prophètes ; et c'est par cet endroit que Jésus-Christ se montrait aux Juifs et prenait droit de se faire connaître, «Pauperibus evangelizare misit me» [130]. Le disciple, marchant sur les pas du Maître, était l'ami des pauvres et faisait son plaisir et son devoir de les instruire. N'en était ce pas assez pour persuader tout le monde qu'un homme, si peu ami de la chair /253/ et du sang et si peu attentif à suivre le goût de la nature qui s'insinue souvent jusque dans le ministère, était conduit par le bon esprit ? Cette réflexion est naturelle ; aussi l'ai-je entendu faire à de vertueux ecclésiastiques, dans le temps même que la conduite de Mr. de Montfort était comme un problème et que les uns le disaient guidé par le bon esprit, et les autres disaient que non, «quia bonus est, alii autem dicebant non» [131].
LIX° IL EST ENVOYE AU MONT-VALERIEN, CHEZ LES ERMITES QUI Y SONT, POUR LES REUNIR, ET IL Y REUSSIT
Je crois que ce fut en ce temps-là qu'il fut envoyé au Mont-Valérien travailler à réunir les /254/ esprits divisés des bons frères ermites lui y ont une communauté.
Leur vie est fort retirée, fort austère et dans un silence presque perpétuel. Elle approche fort de celle de la Trappe ; aussi ai-je souvent entendu nommer cette maison la petite Attrape. Le supérieur de ces bons ermites était le plus ancien d'eux, nommé le frère Jean. Il les gouverna assez longtemps, dans la paix et l'union ; mais enfin la discorde s'y mit parmi eux[132] ; et je ne sais à quel sujet. Mr. l'abbé Madot, maintenant évêque de Chalon-sur-Saône[133], qui était leur supérieur, ayant inutilement /255/ tenté d'y rappeler la paix par lui et par d'autres, crut que Mr. Grignion était l'homme propre à la faire revenir, par sa grande ferveur et son bon exemple. Il le pria donc de se charger de cette commission. Le serviteur de Dieu l'accepta et partit aussitôt, dans un temps d'hiver fort âpre et rigoureux, pour aller sur cette montagne, la plus élevée des environs de Paris, où le vent, les orages, la pluie, la neige, le froid, le chaud et toutes les intempéries des saisons se font sentir plus que partout ailleurs[134].
Son recueillement, son esprit d'oraison, sa ferveur, sa mortification /256/ étonnèrent ces bons Frères et les renouvelèrent. Il suivait le train de leur règlement, se trouvait à tous leurs exercices et leur donnait l'exemple de toutes les vertus les plus difficiles. Ces solitaires si austères ne paraissaient plus l'être devant lui, car à toutes leurs pénitences il ajoutait les siennes. Ils le voyaient, entre les exercices communs, dans leur chapelle, toujours à genoux et en oraison, glacé et tremblant de froid, parce que sa pauvre soutane et peut-être quelque mauvaise camisole ne pouvaient pas l'échauffer et le défendre de l'âpreté /257/ du froid qui est plus piquant dans les lieux élevés. Ils en eurent pitié et le prièrent de prendre un de leurs habits. Ainsi l'homme de Dieu, revêtu de la robe blanche de ces ermites, paraissait et vivait parmi eux, comme l'un d'eux. Frappés de ses grands exemples de vertu, touchés par la grâce et l'onction de ses paroles, gagnés par sa douceur et son humilité, ils ne tardèrent pas à se rendre à ses désirs et à unir leur voix à la sienne, pour rappeler parmi eux la paix et la concorde qui en étaient bannies.
LX° IL SORT DE PARIS ET DONNE AUX PAUVRES L'ARGENT QU'ON LUI A DONNE POUR SON VOYAGE, COUTUME QU'IL A TOUJOURS GARDEE
Cela fait, Mr. Grignion s'en revint à Paris /258/ où, la persécution croissant, il fut contraint d'en sortir. Ici, je le perds et je ne puis plus dire, par ordre, ce que je sais de lui ou ce que j'en ai appris. On lui avait donné dix écus pour faire son voyage, mais, selon sa noble coutume, il commença, avant de partir, de remettre cette aumône entre les mains des pauvres, comme s'il n'en eut été que le simple dépositaire. Il était l'homme du monde le moins inquiet sur sa personne et sur ses besoins. Après s'être abandonné, entre les bras de Dieu, il ne croyait pas jamais manquer ; ainsi fondé sur sa vigilance et sur ses soins[135],
il commença à marcher sur les frais de la divine Providence, sans craindre d'épuiser ses trésors ou de lasser ses libéralités.
Où allait-il alors ? Je ne le sais pas certainement. Je crois qu'il reprit la route de Nantes ou de Poitiers ou celle de Bretagne. Je ne puis donc mettre que confusément et sans distinction de temps, plusieurs de ses actions admirables.
Je commence donc par ce qui lui arriva à Poitiers, du temps que Mr. l'abbé de Villeroy maintenant évêque d Lyon, y était grand vicaire. Mr. de Montfort travaillait, sous ses yeux et par ses ordres, à une mission dans cette ville. Notre missionnaire, dont le génie portait naturellement au singulier et à l'extraordinaire, croyant donner aux femmes une image sensible des vanités et leur en inspirer de l'horreur, s'avisa, à la fin de la mission, de leur représenter, en spectacle, la figure d'un démon, avec des ornements et des parures du sexe, pour être ensuite brûlée avec cérémonies.
Son intention, simple et droite, espérait un grand fruit du spectacle qu'il croyait propre à dépeindre, aux yeux de la jeunesse passionnée pour les parures, le plaisir que le démon y prend et la furie qu'il en tire pour tenter les hommes.
LXI° IL RECOIT EN SAINT UNE CONFUSION PUBLIQUE
Mais son zèle ardent ne lui laissait pas prévoir le ridicule que les mondains allaient donner à cette action, l'abus que les hérétiques du pays en auraient fait, au préjudice de la religion. Le bruit de la ville, porté aux oreilles de Mr. l'abbé de Villeroy, l'avertit de la scène préparée.
Pour l'arrêter, il se transporta au lieu du spectacle, où Mr. de Montfort était présent, et lui fit, en présence du monde assemblé, une verte réprimande où rien de ce qui peut humilier et faire honte ne fut épargné. Jamais faute ne fut mieux réparée, car l'humble prêtre reçut la correction avec une soumission qui a peu d'exemples.
Le récit de ce fait, avec ses circonstances, fut alors mandé à un ecclésiastique du séminaire de Saint-Sulpice, dans une lettre que je vis écrite par un Père jésuite qui, après s'être assez diverti, aux dépens de Mr. Grignion, ajoutait, à sa louange, qu'il reçut en saint la correction que lui fit Mr. l'abbé de Villeroy. je ne crois pas, ajoutait-il, qu'il y ait un homme sur la terre, plus recueilli, plus modeste, plus humble, plus mortifié, je dirais, plus saint si son zèle était plus réglé.
/259/ il commença marcher sur les frais de la divine Providence, sans craindre d'épuiser ses trésors et de lasser ses libéralités.
Où allait-il alors ? Je ne le sais pas précisément. Je crois qu'il reprit la route de Nantes ou de Poitiers. Je ne puis donc mettre que confusément et sans distinction, plusieurs de ses actions admirables et certains faits célèbres qui ont fait du bruit.
Je commence par ce qui arriva à Poitiers, du temps que Mr. l'abbé de Villeroy, maintenant archevêque de Lyon, y était grand vicaire. Mr. de Montfort, faisant, sous ses yeux et par ses ordres, une mission dans cette ville, après avoir travaillé, pendant le cours de la mission, à ruiner le règne du péché dans les cœurs, désirant aussi détruire les œuvres extérieures du démon, telles que sont les livres contraires à la religion et aux bonnes mœurs, qu'il trouvait répandus en ce pays, par les hérétiques et autres impies, pensa qu'il ne pouvait mieux faire que d'imiter, pour cet effet, ce que fit à Ephèse l'apôtre saint Paul, lequel, ayant ramassé tous les livres de magie qu'il trouva répandus en cette grande ville, les fit brûler publiquement. Notre missionnaire apostolique crut qu'il était, de même, à propos d'engager les habitants de Poitiers qui pouvaient avoir d'aussi mauvais livres, à les lui apporter, afin d'en faire un incendie public, lequel, faisant éclat, décrierait tous ces ouvrages d'iniquité
[136]
. Le dessein était bon et lui faisait espérer un grand fruit de son exécution. /260/
Il ramassa en effet une prodigieuse quantité de très mauvais livres qu'on lui apportait, de toutes parts, et dont il fit un grand monceau, en forme de bâcher, dans une place de la ville, avec intention d'en venir faire l'embrasement, à la fin du sermon qu'il fut prêcher dans l'église de la mission. Mais certains particuliers, animés d'un zèle moins prudent et moins considéré, voulant enchérir sur l'idée du pieux et sage missionnaire et la rendre plus frappante, pensèrent qu'il serait ti propos de brûler, non seulement ces œuvres d'iniquité, mais aussi une figure du démon même qui en était l'auteur.
Ils s 'avisèrent donc, sans en rien dire à Mr. de Montfort, de former comme une figure du diable, avec de vaines parures et des ornements les plus mondains, afin d'inspirer, en même temps, de l'horreur pour les pompes du monde, Ils exposèrent effectivement cette figure, sur ce grand tas de mauvais livres, à l'insu du missionnaire et tandis qu'il était dans l'église, occupé à prêcher, afin quel venant lui-même, à la fin de son sermon, faire, avec cérémonie, la combustion de ces mauvais livres, ainsi qu'il l'avait arrêté, il fit, en même temps, celle de cette figure diabolique. Aussitôt qu'on vit sur le bûcher cette figure du démon, au lieu de dire, comme auparavant, qu'on allait brûler les ouvrages du démon, le peuple se mit à dire qu'on allait brûler le démon. Le bruit de la ville, porté aux oreilles de Mr. l'abbé de Villeroy, l'avertit de la scène préparée. /261/
Pour l'arrêter, il se transporta au lieu du spectacle, où Mr. de Montfort arriva aussitôt, et, lui attribuant toute l'invention et la disposition d'un spectacle si singulier, il lui fit, en présence du monde assemblé, une verte réprimande où rien de ce qui peut humilier et faire honte ne fut épargné. Jamais faute - s 'il y en eut dans le pieux et simple projet du missionnaire - ne fut mieux réparée, car l'humble prêtre reçut la correction avec une soumission et une modération qui ont peu d'exemples.
Ce qui fit le plus de peine à ce zélé missionnaire, ou plutôt ce qui fut seul capable de le mortifier et ce qui en effet l'affligea extrêmement, sans pourtant qu'il en témoignât rien alors, ce fut, outre le scandale public qu'il voyait et dont il sentait être l'occasion, quoiqu'innocente, ce fut, dis-je, le renversement confus de toutes ces piles de livres pernicieux, dont un contre-ordre empêcha l'embrasement et dont, le sort n'étant point ordonné, le peuple crut avoir main levée pour pouvoir se jeter dessus et s'en emparer. Chacun se saisit en effet de ce qu'il put arracher du milieu de la foule. Ainsi la ville se trouva derechef inondée du venin pernicieux répandu dans cette multitude de livres dont le pieux /262/ dessein du charitable missionnaire avait été de la purifier et de la garantir efficacement, en tarissant la source du poison et en inspirant, en même temps, le dégoût et l'horreur pour des eaux si corrompues et si infectées.
Le récit de ce fait, ainsi circonstancié, a été fait par Mr. de Montfort même à un prêtre digne de foi et par quelque autre ecclésiastique spectateur de ce qui se passa alors.
La relation de ce même fait, mais non avec ses circonstances justificatives, fut dès lors mandé à un ecclésiastique du séminaire de Saint-Sulpice, par un Père religieux mal informé qui, après s'être assez diverti aux dépens de Mr. de Montfort, ajouta pourtant, à sa louange, qu'il reçut en saint la confusion que lui fit Mr. l'abbé de Villeroy. Je ne crois pas, disait ce Père religieux, qu'il y ait sur la terre un homme plus recueilli, plus modeste, plus humble, plus mortifié, je dirais, plus saint, si son zèle était mieux réglé. Tel fut le témoignage que la justice obligea pourtant ce Père religieux, au moins à la fin de sa lettre, de rendre à ce vertueux missionnaire.
LXII° IL PASSE PAR L'ABBAYE DE FONTEVRAUD SANS Y VOIR UNE SŒUR QU'IL Y AVAIT PLACEE EN LA QUALITE DE CONVERSE. CE QUI LUI ARRIVE
/263/ L'homme de Dieu, passant un jour par la célèbre abbaye de Fontevraud, où il avait fait recevoir une de ses sœurs, je crois, en qualité de converse, alla, à son ordinaire, y demander la charité pour l'amour de Dieu. Comme il avait quelque chose de singulier dans le visage et dans la physionomie, aussi bien que dans les manières, la sœur à qui il parla en fut frappée, encore plus de cet air dévot et de ces paroles tendres : "pour l'amour de Dieu", avec lesquelles il demandait la charité. Il n'en fallait pas tant pour piquer la curiosité d'une fille qui voulut la satisfaire par un tas de questions ; mais le dévot mendiant, /264/ pour toute réponse, répétait "Je demande la charité pour l'amour de Dieu". La curiosité de la sœur, encore plus enflammée, crut qu'en faisant venir Madame l'Abbesse, elle tirerait aisément du prêtre passager, son nom et tout ce qu'elle désirait savoir. La Dame, prévenue par la sœur, n'eut pas moins de curiosité qu'elle ; mais voyant toutes ses questions éludées, voyant que le prêtre ne lui disait pour toutes réponses que ces paroles, "Madame, à quoi bon me demander mon nom ? Ce n'est pas pour moi, mais pour l'amour de Dieu que je vous demande la charité", elle le renvoya comme un insensé.
/265/ Le pauvre voyageur, très las et fatigué reçut ce refus avec une patience héroïque et se contenta de dire à la sœur du dehors : Si Madame me connaissait, elle ne me refuserait pas la charité. Ces paroles, reportées au couvent[137], excitèrent de nouveau la curiosité des religieuses et devinrent un mystère qu'elles n'auraient jamais compris, sans la sœur de Mr. Grignion qui le leur expliqua. En effet, après s'être fait rendre compte de son air et de sa figure, si remarquable par son nez aquilin, elle dit : C'est mon frère. Or elle leur avait souvent parlé de ce frère et leur avait inspiré un grand désir de le voir. On envoya donc, au plus tôt, /266/ courir après lui, lui faire des excuses et le prier de revenir ; mais l'homme de Dieu, indigné de ce qu'on voulait faire en sa considération, ce que l'on [n'] avait pas voulu faire pour celle de Dieu, répondit : "Madame l'Abbesse n’a pas voulu me faire la charité pour l'amour de Dieu; maintenant elle me l'offre pour l'amour de moi ; je la remercie. " Cela dit, quelque besoin qu'il eût de repos et de nourriture, il alla les chercher chez les pauvres gens de la campagne, selon sa coutume[138].
Ce trait, si singulier et dont je ne sache pas un second /267/ exemple, montre à quelle plénitude de Dieu était arrivé un homme, qui passe dans un monastère où il a placé une de ses sœurs, sans être tenté de la voir ; qui demande l'aumône avec humilité, pour le seul amour de Dieu ; qui en souffre le refus, dans un pressant besoin, avec une douceur de saint ; et - ce qui me parait encore plus admirable - qui la refuse quand on la lui offre pour l'amour de lui, parce qu'on n'a pas voulu la lui accorder pour l'amour de Dieu. Il faut être bien mort à soi-même, bien possédé de Dieu et au pouvoir de son Esprit, pour se comporter d'une manière si /'268/ surnaturelle, dans des rencontres où il est si aisé d'écouter la nature, et de ne montrer rien d'humain, dans des conjonctures où il est si permis et si aisé de paraître homme.
LXIII° L'AUTRE FAIT SINGULIER QUI LUI ARRIVE AVEC SON FRERE DOMINICAIN
Voici un autre fait, fort ressemblant à celui-ci. Mr. Grignion avait un frère, dans l'ordre de saint Dominique, qui faisait l'office de sacristain dans le couvent de Dinan, lorsqu'il se trouva dans cette ville. Voulant y dire la sainte Messe, il pria son frère, qui ne le reconnaissait pas, en l'appelant de ce nom, de lui donner des ornements. Ce mot de " Frère ", substitué en la place de celui de " Père ", ne plut pas au sacristain ; /269/ et, s'il donna des ornements, ce ne fut pas sans murmure. Le lendemain, le frère inconnu revint encore demander des ornements, avec les termes de "mon cher frère", qui furent encore plus mal reçus. ; Le troisième jour ne changea rien au compliment ; aussi parut-il encore plus désagréable au sacristain qui, choqué, repartit, avec chaleur, au prêtre inconnu, qu'il allât chercher ses frères ailleurs. Mais il fut bien surpris et confus, lorsque Mr. Grignion, se jetant à son col, lui dit ; "Vous êtes mon frère selon la nature et la grâce"[139].
Voilà de ces rencontres où les hommes /270/ paraissent tels qu'ils sont, sans fard et au naturel. Le religieux y paraît avec bien de l'homme ; le prêtre, avec rien d'humain. On voit partout en lui un homme comme descendu du ciel, qui ne connaît plus personne selon la chair, à l'exemple de saint Paul, qui oublie les instincts de la nature et ne suit que ceux du Saint-Esprit dont il se laisse mouvoir et réagir; en un mot, un homme qui ne vit plus, mais en lui Jésus-Christ vit, en qui il opère, en qui il est pleinement maître.
Combien la vie de Mr. Grignion renferme-t-elle de traits semblables, /271/ qui portent le caractère d'une perfection consommée! En voici encore un, des plus singuliers. Montfort-la-Cane, dont il prit le nom, à l'exemple de saint Louis, par respect et par reconnaissance pour la grâce du baptême qu'il y reçut, est une très petite ville du diocèse de Saint-Malo, à quatre lieues de Rennes, qui l'a vu naître et lever, et qu'il voulut visiter, dans le temps de ses courses apostoliques.
LXIV° IL VA DANS LE LIEU DE SA NAISSANCE OU PERSONNE NE VEUT LE RECEVOIR DANS SA MAISON, QUE SA PAUVRE NOURRICE
Il y arriva, un jour, inconnu, et alla, de porte en porte, demander un hospice et la charité; mais aucun des siens ne voulut le recevoir : "Et sui eum non receperunt"[140]. /272/ Dieu le permit, sans doute, pour l'honorer de ce trait de ressemblance avec son fils. Enfin il s'adressa à sa nourrice, la plus pauvre aussi bien que la plus chrétienne du lieu. Elle le reçut avec plaisir et lui fit part de tout ce qu'elle avait, du lait et de la galette. C'était le régal ordinaire du pauvre prêtre, bien Heureux de le trouver si à propos au besoin[141]. Tandis qu'il mangeait, la bonne vieille l'envisageait et, se rafraîchissant les idées de son nourrisson, elle crut le reconnaître en lui. Cependant, pour s'en assurer davantage, elle alla consulter ses voisines, qui, assemblés à la porte, entraient les unes après /273/ les autres, pour en faire l'examen. Elles ne furent pas longtemps à décider que c'était lui, nommé Louis Grignion, fils de Mr. de la Bacheleraie : son nez aquilin le disait et tous les autres traits de son visage s'y accordaient. La bonne nourrice, ravie d'avoir en sa maison son fils de lait dont elle avait entendu dire tant de belles choses, fit bientôt part de sa nouvelle à toute la petite ville ; d'ailleurs ses voisines n'étaient pas d'humeur de le celer.
Alors tous se repentirent de lui avoir refusé leur porte et vinrent, à l'envie, lui offrir /274/ leur maison ; mais le pauvre missionnaire, qui ne voulait jamais que l'on fit pour lui ce qu'on n'avait pas voulu faire pour Dieu, les remercia tous avec ce compliment qui sied si bien dans la bouche d'un saint ; "Je vous ai à tous demandé l'hospitalité pour l'amour de Dieu ; vous me l'avez refusée ; ma pauvre nourrice est la seule qui a eu de la charité ; il est donc juste que je reste avec elle"[142]. Ce qu'il fit le peu de temps qu'il resta dans le lieu, où il fit tout le bien qu'il put, mais non sans de grandes contradictions, car ce grand zèle qu'il y témoigna pour la dévotion à la Sainte Vierge, /275/ pour la récitation du rosaire, pour la visite des chapelles dédiées en l'honneur de la Mère de Dieu, ne plut pas à ceux qui pouvaient avoir intérêt à détourner le peuple de ces pratiques, surtout de la dernière[143].
LXV° IL TRAVAILLE AVEC MONSIEUR LE SCOLASTIQUE DE SAINT-BRIEUC, CELEBRE MISSIONNAIRE DE BRETAGNE. IL EN EST ENSUITE REJETE ET RAPPELE QUELQUE TEMPS APRES, MAIS IL SUIT L'ESPRIT QUI L'INSPIRE DANS L'EXERCICE DES MISSIONS
Où alla-t-il de là ? C'est ce que je ne puis dire ; je ne sais si c'est devant ou après, qu'il se joignit à Mr. Leuduger, Scolastique de la cathédrale de Saint-Brieuc, célèbre chef de missions dans la Bretagne, homme de beaucoup de mérite et de vertu[144]. Ils travaillèrent, quelque temps, ensemble et l'auraient peut-être continué jusqu'à la fin de la vie de l'un des deux, si le démon /276/ n'eût pas travaillé, de son ciât4-, à les séparer.
Pour y réussir, il indisposa contre Mr. Grignion plusieurs des prêtres qui accompagnaient Mr. Leuduger dans ses missions. N'étant pas de leur goût, ils trouvaient à redire à tout ce qu'il faisait. Une secrète antipathie pour ses manières, pour ne pas dire une jalousie véritable, occasionnée, contre sa personne, par cet éclat de vertu qui l'accompagnait et par là force et l'onction de ses discours qui lui .gagnaient le cœur des peuples, agissait secrètement dans les leurs et les indisposait contre un homme qui n'avait point, parmi /277/ eux son semblable. Un sujet assez frivole occasionna la rupture.
Mr. Leuduger, qui était un homme puissant en œuvres et en paroles, ayant parlé dans une mission, avec grande force, à son ordinaire, sur la prière pour les morts et sur la nécessité de les soulager, Mr. de Montfort, à la fin du sermon, crut devoir saisir le moment de la bonne disposition des auditeurs, pour faire une quête et amasser un fonds suffisant pour fournir à l'honoraire d'un grand nombre de messes pour le soulagement des défunts. Rien ne pouvait plus déplaire à Mr. Leuduger /278/ et à ses associés, qui s'étudiaient, dans toutes leurs missions, à faire paraître un grand désintéressement et qui en donnaient, à toutes heures, des preuves effectives. C'était une règle, parmi eux, de ne jamais rien demander, contents de ce qu'on leur pouvait envoyer pour leur nourriture, pour le temps de la mission. Mr. de Montfort, ignorant de cette règle ou à qui une saillie de zèle ne permit pas d'y penser, ne se fut pas plutôt mis en état de faire sa quête, qu'il s'attira l'indignation de tous ses confrères et une sévère réprimande de leur chef. On lui fit un crime /279/ de sa quête ; et, comme si le crime eût été imparable et indigne de pardon, Mr. Leuduger le rejeta de sa compagnie et lui déclara ne vouloir plus travailler avec lui[145].
Cependant, en tout autre que Mr. de, Montfort, cette action, dans le fond innocente, ou n'eût pas été remarqué, ou n'eût pas blessé, ou ne se fût attiré qu'un avertissement, charitable, comme me le dit, un jour, un très vertueux (Monsieur Bellier) prêtre de Rennes, grand ami de Mr. le Scolastique et souvent son compagnon dans les missions[146] mais, dans l'humble prêtre, tout était tourné à crime et rien ne méritait le pardon.
Il aurait pu être sensible à cet affront, s'il eût été le premier, /280/ mais, comme à peine un jour s'écoulait-il tout entier que la divine Providence ne lui en procurât de semblables, il avait eu tout le temps de se préparer à celui-ci. Ce fut donc nécessité pour lui de travailler de son côté et de suivre l'esprit qui l'inspirait ; et c'est ce qu'il commença à faire depuis de temps. Cependant Mr. Leuduger, qui ne voyait personne en état de lui succéder et capable de remplir sa place de chef de missions en Bretagne, que Mr. de Montfort, parut avoir regret de l'avoir éloigné et lui écrivit, quelques années après, pour le prier de revenir auprès de lui pour continuer son ouvrage. /281/ Mais l'homme de Dieu, qui avait commencé à faire des missions à sa manière, c'est-à-dire à l'apostolique, dans un grand esprit de simplicité, de pauvreté, de pénitence et d'abandon à la divine Providence, et qui en voyait les fruits, crut ne devoir pas la changer[147].
LXVI° IL ALLAIT TOUJOURS A PIED. SA MANIERE DE FAIRE LES MISSIONS
A l'exemple de Jésus-Christ, le fervent missionnaire allait à pied ; j'aurais dû déjà l'avoir remarqué, car il n'allait jamais autrement, même dans les plus longs et les plus pénibles voyages. Il allait, dis-je, à pied, de village en village, et demeurait où on voulait le recevoir et autant de temps qu'on voulait le souffrir ou qu'il trouvait de bien à faire.
/282/ Sa nourriture ordinaire était celle des paysans : du lait et de la galette ; s'il était mieux chez les curés qui voulaient le recevoir, son corps n'y gagnait rien, car il était assuré d'un redoublement de pénitence. Instructions, sermons, catéchismes, il les commençait par la prière, et ordinairement par la récitation publique de quelques dizaines du saint rosaire, parce que la grâce, m'a-t-il dit une fois, étant attachée à la prière, il faut, par elle, disposer les cœurs à la parole de Dieu qui, ajoutait-il, étant la semence du ciel, demande, aussi bien que celle de la terre, /283/ d'être arrosée par les pluies de grâces qui découlent de la prière.
Il distribuait le pain de la parole de Dieu en toutes les formes, pour ainsi dire, sans s'attacher à aucune certaine, de la manière qu'il était inspiré et qu'il croyait plus propre pour le salut de ceux qui l'écoutaient. Catéchismes, conférences, instructions, sermons, tout était à son usage ; seulement prenait-il garde de ne se point rendre esclave du goût du siècle, soit pour l'arrangement des matières, soit pour le temps et le lieu de la prédication, soit pour les autres formalités qui s'y observent aujourd'hui[148].
(Ceci est arrivé à Montfort, en l'église de Saint-Jean)
[149]
/284/ Il lui est arrivé de monter en chaire et de s'y présenter sans dire un seul mot. Qu'y fit-il ? Il tira subitement un assez grand crucifix qu'il portait toujours avec lui, le montra au peuple assemblé et le plaça, en spectacle, sur la chaire dont il descendit, voulant faire entendre à ses auditeurs que c'était Jésus-Christ crucifié qui les prêchait, et qu'ils eussent à l'écouter. Et, afin de les rendre plus attentifs à la voix de ce divin Prédicateur, il alla avec un autre crucifix en main, par toute l’église, le présenter aux assistants, et leur donner[150] à baiser, tour à tour, en leur disant : "Voilà votre Sauveur, n'êtes-vous /285/ pas bien fâchés de l'avoir offensé ?" Alors, se mettant à genoux, il l'offrait à qui voulait lui baiser les pieds. Chose étonnante, tous les cœurs parurent comme percés de componction et liquéfiés d'amour et de tendresse ; les yeux des assistants parlaient pour eux par des torrents de larmes. Chacun attendait, avec une sainte impatience et une piété étonnante, l'approche du saint missionnaire et son tour à baiser les pieds du saint crucifix. C'était celui-là qu'il fallait adorer, qu'il fallait honorer et baiser entre ses mains ; leur dévotion ne les portait point à un autre. Tous, également et tour à tour, s’avouaient coupables /286/ de la mort de leur Sauveur et lui en faisaient publiquement amende honorable. Cette nouvelle prédication dura autant de temps qu'il en fallut au missionnaire pour parcourir l'église et présenter, à genoux, à tous les assistants et à chacun en particulier, l'image du crucifix à adorer, à embrasser, à implorer ; et elle tira plus de larmes des yeux, plus de gémissements du cœur, elle fit plus de changements dans les mœurs, que le sermon le plus fort, le plus pathétique n'aurait pu opérer[151]. C'est ainsi que Dieu se plaît à confondre la sublime sagesse /287/ du monde par l'apparente folie de la croix. C'est ainsi qu'il attache les plus grandes grâces à des traits d'une dévotion simple et animée. C'est ainsi qu'il se plaît à rendre ses saints, puissants en œuvres et en paroles. Un mot sorti de leur bouche, un ton, une inflexion de voix, un mouvement inspiré, c'en est assez pour produire des miracles de conversion par la vertu du Très-Haut.
Ce que je viens d'écrire m'a été rapporté, depuis peu, par un Père Capucin (le Père Vincent) qui a accompagné Mr. de Montfort dans plusieurs de ses missions ; et /288/ c’est sur la foi de ce très digne religieux, que j'ajoute ce qui suit[152].
LXVII° SON ATTRAIT POUR INSTRUIRE LES PAUVRES. IL LEUR [DONNAIT][153] TOUJOURS LA PREFERENCE DANS SES TRAVAUX. SES PIEUSES INDUSTRIES ET SON ART POUR LES AMES
L'incomparable missionnaire, pour gagner les âmes, prenait bien des formes différentes ; toutes méritaient son attention ; aussi aucune n'échappait à ses soins et à son étude. Les pauvres, les petits, les garçons, les filles, les hommes et les femmes partageaient ses travaux ; mais, pour les leur rendre plus utiles, à chacun de ces états il faisait des instructions particulières et propres.
Les pauvres et les malheureux, qui ont toujours eu la préférence dans son /289/ cœur, l'ont aussi eue toujours dans ses travaux ; et, s'ils ont tous été le premier et le cher objet, de son zèle, les plus misérables et les plus dégoûtants étaient celui de sa tendresse. Que ne leur disait-il pas pour les consoler ? Que ne faisait-il pas pour les assister ? Pauvre le premier et aussi pauvre qu'eux, il leur apprenait à aimer par nécessité un état qu'il aimait par choix et par charité. Il leur apprenait à le souffrir avec patience, s'ils n'avaient pas assez de vertu pour le souffrir avec joie. Et à ces instructions douces et consolantes /290/ il ajoutait pour chacun une aumône, moyen efficace pour les faire passer des oreilles au cœur.
Pour distribuer ainsi des aumônes si amples et si journalières, quel fonds avait-il ? Où trouvait-il des sommes si considérables ? Je l'ai déjà dit : du sein de sa pauvreté il tirait des trésors. Le plus pauvre prêtre qui fût en France, faisait plus d'aumônes que le plus riche bénéficier de France. Il avait toujours de quoi donner ; la Providence divine qui l'avait choisi pour son économe et l'instrument de ses libéralités envers les /291/ pauvres, lui fournissait les fonds nécessaires pour bien remplir cet emploi.
Les petits gueux, les mendiants, les abandonnés, avaient un rang distingué dans les exercices de sa mission et de sa charité Il les assemblait à part, les catéchisait, les instruisait et leur faisait des exhortations propres à leur âge et à leur vie oisive, errante et vagabonde. Son zèle ingénieux était fécond en pieuses industries et pour leur découvrir le danger de leur état, les péchés auxquels il les expose, leur en imprimer /292/ l'horreur et les préparer à une bonne confession.
Pour y réussir, voici comment je l'ai vu s'y prendre, m'a dit ce Père capucin : au milieu de tous ces petits gueux et pauvres, comme un père avec ses enfants, il leur parlait avec bonté et tendresse : et, après les avoir catéchisés, il s'insinuait adroitement dans leurs esprits, pour les manier et les conduire à son but qui était de leur ôter toute honte à déceler leurs péchés en confession. A cette fin, il parlait de larcin et n'omettait rien pour leur en imprimer /293/ de l'horreur. Quand il les croyait touchés, il leur inspirait de ne point rougir de s'en reconnaître coupables : "Ne craignez donc point, mes enfants, disait-il, d'avouer vos vols ; et, pour témoignage de votre repentir, levez la main, vous tous à qui la conscience reproche quelques larcins." Les petits coupables ayant levé la main, il les conduisait, avec le reste de la troupe, hors de l'église, où il faisait allumer un feu de paille à leurs yeux ; et, en présence du monde qui se trouvait là assemblé, il demandait quel châtiment était préparé aux voleurs. Le feu d'enfer, lui /294/ répondait-on. En voilà une petite image, reprenait-il avec force; et, continuant son discours sur les peines éternelles qu'ont les voleurs, il tâchait de leur imprimer une grande horreur du larcin et, en même temps, de les obliger d'avouer, avec ingénuité, à un confesseur, en secret, des fautes dont ils s'étaient reconnus criminels en public.
C'était la double fin qu'il se proposait et le fruit qu'il attendait de ces actions singulières qui frappent plus les gens grossiers que tous les plus beaux discours. J'avoue que, quand on cherche à plaire au monde, on est fort prévenu /295/ contre ces sortes de pratiques ; et, parce qu'elles seraient fort mal reçues dans de grandes villes et fort peu du goût des gens polis et d'esprit, qui n'ont pas besoin de ces figures sensibles pour être touchés, on s'imagine qu'elles ne sont pas convenables partout ailleurs ; jamais on se trompe. L'expérience apprend que les simples et les ignorants sont plus touchés et instruits par cette voie que par toute autre. Leur stupidité, qui les rend peu capables de concevoir les choses spirituelles en elles-mêmes, ne leur ôte pas la faculté de les concevoir par des images sensibles qui les font passer dans l'esprit par les yeux.
LXVIII° ON JUSTIFIE SA MANIERE D'INSTRUIRE, PAR L'EXEMPLE DE MONSIEUR LE NOBLETZ, LE CELEBRE MISSIONNAIRE DE BRETAGNE, MORT EN ODEUR DE SAINTETE
/296/ On sait que Mr. Le Nobletz, dans le siècle passé, avait trouvé, par cette méthode, le moyen d'instruire ses compatriotes des mystères de notre religion, je veux dire le peuple et les paysans de Basse-Bretagne et de quelques îles voisines, C'est-à-dire des hommes que je pourrais appeler des demi-hommes et qui semblaient, et certainement, les gens de tout le royaume les plus grossiers et les plus sauvages. Avec l'usage de ses tableaux et de ses peintures qu'on a donnés au public et dont les estampes se vendent à Paris, il avait trouvé le secret d'ouvrir leur esprit aux vérités de la religion - ce qu'il ne pouvait par la parole - et de leur faire concevoir la nature, l'horreur, les distinctions et les degrés de péchés, de leur imprimer l'idée des fins dernières, de la mort, du jugement, du paradis, de l'enfer. Il fit plus, il leur apprit à méditer les mystères de la vie et de la mort de Jésus-Christ. En un mot, ce grand missionnaire de Bretagne, mort en grande odeur de sainteté, réussit, par la pratique de ces actions et de ces images frappantes, à changer la face de la terre qu'il habitait et à faire de bons chrétiens des gens qui, à peine, étaient hommes.
Mr. de Montfort, marchant sur ses pas, rappelait ses pratiques ; et, sans se soucier du goût du siècle, sans se mettre en peine de s'exposer à la censure des yeux trop critiques et délicats, il allait droit au bien et au salut des âmes et il choisissait ce qu'il croyait de plus propre à le procurer, sans faire attention à ce qu'on en pouvait dire. Quand on ne regarde que Dieu seul et qu'on ne cherche que sa gloire, il faut avouer qu'on ne prête guère l'oreille à ce que dit le monde. On ne craint point de lui déplaire, quand on ne cherche point à lui plaire ; on ne consulte, dans tous /298/ les exercices du ministère, que ce qui tend le plus immédiatement au bien de la religion et à la sanctification des âmes.
Quand on en est là, on s'attache à bien faire et on laisse dire le monde, qui souvent donne le nom de ridicules à des actions qui sont d'un grand mérite devant Dieu et d'un grand fruit pour les fidèles. Il ne faut donc pas s'étonner si Mr. de Montfort, l'homme du monde qui avait le moins de respect humain, suivait, sans résistance à l'esprit de la grâce, tout ce qu'elle lui inspirait de plus propre à instruire des esprits grossiers et à toucher des cœurs durs, sans se soucier de ménager le goût délicat des prudents du siècle. Les prophètes ne s'y sont pas accommodés, encore moins les Apôtres, élevés à l’école de Jésus-Christ et formés de sa main ; les missionnaires qui s'étudient à marcher sur leurs pas, sont donc en droit de les imiter dans leurs manières de prêcher.
Si on consulte le monde et si on prend son avis sur cette autre manière d'instruire qui suivit celle que je viens [de] rapporter, il ne lui donnera pas sans doute son suffrage ; /299/ il pourra même la juger de ridicule. Mais taisez-vous ici, raison humaine ; l'Esprit de Dieu, qui se plaît à se servir des instruments les plus faibles, se plaît aussi à se cacher sous des dehors vils et des actions méprisables la grâce qu'il y attache cautionne son approbation.
Après donc que notre missionnaire, industrieux dans l'art de gagner les âmes, eut distribué aux petits et aux pauvres le pain de la sainte parole, il voulut la porter aux riches en particulier. Les ayant, à cet effet, assemblés dans la salle du curé du lieu, prêt à parler, il demande une aiguille et du fil ; cette demande, si mal placée, parut ridicule à ceux qui ne le connaissaient pas ; et, comme Mr. de Montfort persistait en sa demande, le cure qui ne s'attendait à rien moins, murmurait ; et il notait pas, je crois, le seul. Enfin ayant en main une aiguille fine et du gros fil, il cherchait à faire passer l'un dans l'autre ; et, ne pouvant y réussir, il en forma le plan de son discours, en prenant ce texte que Jésus-Christ a consacré dans l'Evangile: "Il est plus difficile qu'un riche entre dans le ciel, qu'un câble entre par le trou d'une aiguille"[154]. Voilà, dit-il, l'oracle de Jésus-Christ ; /300/ le ciel et la terre passeront, mais ses paroles ne passeront pas. En vain le monde annoncera des maximes contraires, en vain la chair et la nature s'accorderont à les autoriser, en vain l'enfer se soulèvera et remuera tout pour les renverser, l'oracle est infaillible : il est impossible qu'un riche entre dans le royaume des cieux. Il continua, dans le reste du discours, à leur montrer le danger des richesses, l'abus qu'on en fait, l'usage qu'on en doit faire, la manière d'en sanctifier la possession par le dégagement du cœur et la pauvreté d'esprit, par l'aumône, la prière et les bonnes œuvres.
Dans ces rencontres, l'homme de Dieu s'abandonnant aux transports de son zèle, rien de plus tendre, de plus vif, de plus touchant que ce qui sortait de sa bouche. Chaque parole avait, pour ainsi dire, la teinture de l'esprit de Dieu et pénétrait l'âme. Sa voix, son visage, son geste, ses raisons avaient quelque chose de divin et de cette vertu puissante qui sait éclairer les esprits aveugles et dompter les cœurs rebelles. L'éloquence des prophètes et des apôtres venait au / 301 / secours d'un homme qui n'en voulait point d'autre et qui ne voulait être écouté que pour convertir et porter dans tous les cœurs l'amour de Jésus-Christ.
LXIX° LE GRAND FRUIT DE SES INSTRUCTIONS EN JUSTIFIE LA MANIERE
On sortait en effet de ses discours converti ou dans la volonté de l'être, les larmes aux yeux, les sanglots au cœur. Telle en était la fin ; et ceux qui avaient voulu rire d'abord en l'écoutant, s'en retournaient souvent en pleurant, après l'avoir écouté. "A fructibus eorum cognoscetis eos "[155]. Voilà la règle, c'est Jésus-Christ qui la donne ; le fruit d'un discours est la preuve de sa bonté ; toute autre est équivoque ; répandez du ridicule, tant qu'il vous plaira, sur le prédicateur et sur ce qu'il dit ; il a toujours bien dit, s'il a touché, s'il a converti. Ce ne sont point les applaudissements, dit saint Jérôme écrivant à Népotien, qui font l'éloge du prédicateur c'est le fruit[156]. Qu'il est éloquent, quand il sait tirer des larmes des yeux, des gémissements du cœur, l'esprit de componction et de pénitence ! Moins on pense au prédicateur, moins on en parle, moins on le loue, parce qu'on est occupé à rentrer à soi-même[157], à demander pardon à Dieu, à enfanter le /302/ dessein d'une nouvelle vie, plus il est éloquent.
Sur ce pied, on peut mettre Mr. de Montfort au rang des plus grands prédicateurs du siècle, puisqu'il est au rang de ceux qui ont eu l'art de toucher les cœurs et de gagner des âmes à Jésus-Christ. Combien de gens d'une vie désespérée, des scélérats, des bandits, ont trouvé, à ses pieds ou à ses sermons, leurs cœurs durs comme pierre, froids comme marbre, amollis, fondus, échauffés, métamorphosés. Ce bon Père capucin, dont j'ai écrit le rapport, m'a dit encore qu'un jour Mr. de Montfort, voyant un grand peuple assemblé, monta sur un arbre pour leur parler, et que, le voyant s'approcher avec, je crois, quelques ecclésiastiques, il en prit occasion de s'humilier : Voyez, dit-il, l'humilité de ces bons Pères et de ces Messieurs qui daignent venir écouter un homme comme moi ; ce serait à eux de tenir ma place, et la mienne devrait être à leurs pieds". Entrant ensuite en matière, il parla d'un air si touchant, avec tant d'onction, de grâce et de force de discours, que les ecclésiastiques présents et les /303/ moins prévenus en sa faveur l'admiraient et semblaient dire : "Numquam sic locutus est homo"[158], on [n'] a jamais vu un homme parler de même.
LXX° IL ETABLIT, DANS SES MISSIONS A LA CAMPAGNE, DES ESPECES DE CONGREGATIONS DE GARCONS ET DE FILLES, SEPAREES LES UNES DES AUTRES
J'ai dit que tous les âges, les sexes et les états trouvaient, dans ses missions, des instructions propres et particulières. Les garçons avaient donc les leurs, et les filles aussi, mises à part. A l'égard des premiers, il réunissait ceux qu'il voyait touchés et qu'il espérait convertis ; et, les rassemblant dans une espèce de congrégation, après leur avoir donné les instructions convenables, il leur donnait des règlements à suivre et des exercices de piété à pratiquer, afin d'assurer leur conversion et les conduire à la persévérance dans le bien. Les dimanches et les fêtes, ces garçons s'assemblent, dans quelque chapelle, et y font, entre les offices de la paroisse, leurs exercices particuliers. Ce bien subsiste encore aujourd'hui, au grand exemple de la jeunesse et au grand profit des âmes, dans plusieurs endroits où Mr. de Montfort a passé et a laissé les traces de son zèle[159].
Pour ce qui est des filles, il prenait un soin tout particulier de les rappeler ou de les renouveler dans /304/ les vertus de leur âges ou de leur sexe, la pudeur, la modestie, la piété, la pureté, l'esprit de recueillement et de retraite. Pour favoriser le dessein de celles qui veulent se consacrer à Dieu dans le monde, n'ayant pas la volonté ou les moyens de le faire dans la religion, il établissait, dans ses missions, des sociétés de vierges, auxquelles il a laissé des règles de conduite, des exercices de piété et une forme de vie convenables à leur condition. Ces filles vivent chez elles, en particulier ou dans la maison de leurs parents ou dans celle d'autrui, si elles sont en service, sans autre distinction que celle d'une grande piété, d'une grande pudeur et modestie. Seulement, les dimanches et fêtes, paraissent elles, dans leurs paroisses, avec un grand voile blanc et un habit de même couleur, séparées du peuple et dans une chapelle dédié en l'honneur de Marie, dont deux portent l'image, les jours de fêtes, en procession solennelle, que les autres suivent, le voile bas, avec grande piété. Elles font vœu de chasteté, mais elles ne le font que pour un an. Précaution fort sage pour des filles qui, dans des accès de dévotion, osent tout entreprendre et promettre et qui souvent /305/ se relâchent et tombent dans une tiédeur, une dissipation et un dérangement qui déshonorent la dévotion. Précaution encore plus sage pour des filles vivant dans le monde, qui se trouvent exposées à ses dangers et à ses mauvais exemples. D'ailleurs on sait assez que la légèreté et l'inconstance naturelles des filles demandent qu'on éprouve leurs meilleurs desseins et qu'il est dangereux de se trop fier à leurs bonnes résolutions. Comme elles sont d'une complexion tendre et d'une imagination vive, il arrive que plusieurs, sans bon conseil, sans assez de réflexion et de maturité, dans des mouvements impétueux et aveugles d'une dévotion sensible, se hasardent à faire des vœux indiscrets dont elles ont, après, tout le temps de se repentir, dont elles obtiennent, quelquefois au mépris de la dévotion, des dispenses qui ne sont jamais édifiantes. Ainsi il n'est pas rare que plusieurs, après avoir commencé par l'esprit, finissent par la chair.
Pour ne point exposer ces filles à ces inconvénients, on les éprouve, avant de les admettre dans cette société, et on ne leur permet qu'à un certain âge, le vœu de chasteté ; encore est-il restreint à l'année ; de sorte que, ce temps fini, si elles se repentent de leur choix, /306/ si le dégoût leur en vient, si la tiédeur, la dissipation, le relâchement, la légèreté, l'inconstance ou quelqu'autre vue les détermine à un autre état, elles se trouvent libres pour l'embrasser ; comme on demeure libre, si elles se dérangent, si elles donnent occasion de parler, si elles ne sont plus la bonne odeur de Jésus-Christ, de les congédier et de s'en défaire.
Ces espèces de congrégations de vierges subsistent encore aujourd'hui, dans plusieurs lieux où Mr. Grignion les a établies. Mais, comme c'est une de ses pratiques qui a rencontré plus de contradicteurs, j'en ferai à la fin une brève apologie[160].
LXXI° IL AVAIT UN ART SINGULIER POUR RANGER LES PROCESSIONS ET TENIR TOUT DANS L'ORDRE, DANS LE COURS DE SES MISSIONS
Le saint prêtre, d'une imagination fertile à inventer tout ce qui peut favoriser la piété d'un peuple grossier et lui procurer une dévotion sensible, avait une industrie non pareille pour mettre en exécution tout ce que son zèle lui inspirait. De l'aveu de tout le monde, il avait un art singulier de ranger les processions les plus nombreuses et [de] tenir dans l'ordre le cours et les exercices d'une mission. Amis et ennemis de sa mémoire, tous lui accordent ce talent et avouent que, sur cet /307/ article, il n'avait pas son semblable. Je l'ai vu, m'a dit encore le Père Vincent, capucin, qui a travaillé avec lui dans ses missions, mettre, en peu de temps, un ordre admirable dans une procession des plus nombreuses, où l'on portait le Saint-Sacrement ; distinguant les états, les âges et les sexes, il les fit tous marcher en rangs, quatre à quatre, ce qu'il fit en si peu de temps, avec tant d'aisance et d'habileté, que la grande multitude de peuple n'occasionna ni troubles, ni retardements, ni dissipations[161]. Arrivé au terme de la procession, après s'être recueilli quelques moments aux pieds de Jésus-Christ, placé sur un trône champêtre, en pleine campagne il parla avec tant de grâces et d'onction, que l'on vit tout le monde également fondre en larmes.
LXXII° SON POUVOIR SUR LES CŒURS ET SON TALENT POUR LA PAROLE
Ce n'était point une imagination émue de quelques mouvements subits et passagers de dévotion, qui prêtait aux yeux des pleurs ; c’était une âme pénétrée dans son fond le plus intime, qui s'attendrissait et qui signifiait, par ses yeux, une piété sincère. On pleurait sans y penser, sans s'en apercevoir ; les yeux trahissaient le cœur en découvrant ses sentiments secrets. /308/ En un mot, je croyais voir un ange, me dit ce Père, en entendant parler Mr. de Montfort. Son visage enflammé découvrait, par ses rayons, son amour embrasé. Sa langue n'était que l’écho de ce que le Saint-Esprit disait à son cœur. Sa voix, ses gestes, son extérieur se[162] sentaient de l'union qu'il avait avec son Dieu présent et disaient que c'était Jésus-Christ lui-même qui parlait par sa bouche.
Ce n'est pas ce seul Père que j'ai entendu ainsi [parler][163] du rare talent de Mr. de Montfort pour la parole de Dieu et [pour] en procurer le succès. Plusieurs autres Pères capucins et jésuites, connaisseurs et au fait sur ce sujet, en rendent le même témoignages. Un de ceux-ci (le Père Martinet, jésuite) m’a dit qu’ayant entendu parler du grand pouvoir que Mr. de Montfort avait sur les cœurs et de l'art divin avec lequel il domptait les plus rebelles, il échauffait les plus glacés, il amollissait les plus durs, il fut curieux de l'entendre. Il alla donc, de compagnie avec un abbé de qualité, (l'abbé Barin) en réputation d'esprit fin et délicat, et grand vicaire à Nantes, à un de ses sermons[164]. En y arrivant, il vit que tout le monde, sans exception, pleurait, ecclésiastiques et autres qui ne sont pas, pour l'ordinaire, aisés à émouvoir /309/ et dont on doit compter pour quelque chose les larmes. Il se mit lui-même en garde contre ses yeux et leur défendit de donner, par des pleurs, un témoignage si authentique d'un cœur attendri et touché. D'abord il sut s'en défendre ; et ses yeux dociles lui obéirent et demeurèrent secs. Mais son cœur, en entendant Mr. de Montfort, ne pouvant pas plus longtemps demeurer ferme contre les impressions et les traits de feu qu'il recevait de ses paroles, touché au vif et pénétré des sentiments les plus tendres de dévotion, il permit, presque sans s'en apercevoir, à ses yeux de les déclarer et de mêler leurs larmes avec celles de tout un peuple qui ne pouvait arrêter les siennes. L’abbé, grand vicaire, dont il était accompagné, qui regardait Mr. de Montfort comme un saint et avait soin de le justifier en toutes occasions, ne put pas non plus résister aux pleurs et paya, par ses yeux, à son tour, au prédicateur le tribut de larmes que presque tous ses auditeurs avaient coutume de lui donner.
LXXIII° IL ELEVE UN CALVAIRE. LES ENVIEUX EN FONT ECRIRE EN COUR ET L'ORDRE VIENT A MONSIEUR L'INTENDANT DE LE RENVERSER, S'IL LE JUGE A PROPOS. IL LE FAIT, SE LAISSANT ALLER AUX PREJUGES QU'ON LUI AVAIT DONNES. ET IL S'EN REPENT
Le calvaire que Mr de Montfort a fait élever, à quelques lieues de Nantes, avec tant de frais et de travaux, est un témoignage sans réplique de la grâce que Dieu lui avait donnée et de l'empire qu'il avait sur les cœurs[165]. Cet ouvrage, qu'un gouverneur de province aurait /310/ eu peine à entreprendre et qui aurait coûté, à un prince, de grandes dépenses, fut non seulement tenté, mais conduit à sa fin par le plus pauvre de tous les prêtres. Il y appela, à ce qu'on m'a dit, des paysans et des ouvriers, de dix et douze lieues à la ronde et même de plus loin, pour y travailler ; et ces pauvres gens venaient, à son ordre, avec un zèle animé par le sien, par troupes et milliers, donner leur journée, leurs sueurs et leurs peines à un homme qui n'avait point d'autre salaire, ni d'autre récompense que le ciel à leur offrir. Je me suis laissé dire que plus de vingt mille hommes y avaient travaille. Et comme ces hommes ne cherchaient pas à perdre un temps qu'ils donnaient gratuitement pour l'amour de Dieu, chacun d'eux faisait plus de besogne que n'en eussent fait deux mercenaires ; ce qui est aisé à croire. En sorte que ce grand ouvrage du calvaire, qui eût été à charge à un prince même qui aurait pu y employer cinquante mille hommes et plusieurs mois à le construire, se vit, en assez peu de temps, achevé et conduit à sa perfection, par les soins de la sainte industrie du zélé missionnaire.
L'envie se taira-t-elle ? La jalousie, comme endormie, ne se réveillera-t-elle point, à la vue d'un ouvrage si magnifique ? Oui, sans doute ; elle fera un crime, d'une œuvre de piété ; et le pauvre prêtre va devenir criminel d'Etat, pour avoir voulu, par son calvaire, figurer /311/ celui de son Sauveur et renouveler, dans les chrétiens, les sentiments d'amour, de tendresse et de compassion qu'ils doivent à jésus crucifié.
On court chez les grands, on avertit Mr. l'Intendant de ce qui se passe, on y traduit le zélé missionnaire ; et on dépeint à ses yeux son dessein comme une préparation de révolte et son calvaire comme un lieu propre à la favoriser et un asile des mutins et des rebelles, au moins pour des bandits. On en écrit en Cour ; et on croit rendre un grand service à l'Etat, en lui donnant avis de la multitude d'hommes qui avaient travaillé à cet œuvre et du concours prodigieux de peuples qu'attirait cette prétendue dévotion, qui pouvait cacher quelque mauvais dessein. Sur ces avis, la Cour envoie ordre à Mr. l'Intendant de visiter le lieu et de le faire détruire, s'il le croit dangereux et propre pour des gens mal intentionnés. Mr. l'Intendant prévenu vient au calvaire ; et ses préjugés lui font voir, dans des lieux de dévotion et des chapelles souterraines propres au recueillement et à l'oraison, surtout à la méditation des mystères de la passion de notre Sauveur qui y étaient déjà représentés ou qui devaient l'être, des lieux propres à favoriser quelque conjuration contre l'Etat. Presque à la veille que la dédicace s'en devait faire et qu'un peuple entier, de près /312/ et de loin, se préparait à venir à la solennité et participer à la dévotion, le calvaire tombe par l'ordre de Mr. l'Intendant ; et Mr. de Montfort a la confusion et le déplaisir de voir détruire, à ses yeux un monument si pieux et si efficace pour renouveler le souvenir des souffrances de Jésus-Christ, l'objet de [sa] complaisance et de ses vœux et l'ouvrage des sueurs et des travaux de tant de pauvres gens.
Son père qui était venu de loin à la solennité, ravi de joie de ce qu'il voyait et entendait dire de son fils, sentit plus que lui l'affront qu'on lui faisait. Se trouvant à souper dans une nombreuse assemblée de religieux d'ecclésiastiques et d'autres personnes de mérite qui le consolaient, il se plaisait à faire l’éloge d'un fils qui, disait-il, ne lui avait jamais fait de peine.
Pour lui, les jours de croix étaient des jours de joie et de fête. Ainsi il porta, avec sa douceur et sa patience ordinaires, l'outrage public qu'on lui faisait ; et, trouvant, sur son calvaire une croix qu'il n'y avait pas attendue, il ne pensa plus qu'à s'y laisser attacher comme son divin maître, content de souffrir et de se taire, sans permettre à son cœur aucun murmure, ni à sa bouche aucunes plaintes. Il est vrai que Mr. l'Intendant, quelque temps après, ouvrant les yeux sur son ordre, s'en repentit. Il vit alors, mais trop tard, que Mr. de Montfort, ne faisant la guerre /313/ qu'aux vices et au péché, n'était à craindre qu'au démon et à l'enfer, et qu'il était honteux d'avoir pris un calvaire et un lieu de dévotion, pour une place d'armes et un fort à la bienséance de ceux qui voudraient se mutiner[166].
Je ne parle pas des miracles que les ouvriers qui travaillèrent, par les ordres de Mr. Grignion, à ce fameux ouvrage, racontent et qu'ils ne rapportent encore qu'avec larmes et un cœur pénétré de dévotion. C'est à l'Eglise à en juger et à en décider. Voici d'autres prodiges de charité qui, en les rendant croyables, méritent davantage notre attention et sont plus utiles pour nous édifier.
LXXIV° PRODIGES DE LA CHARITE DE MONSIEUR DE MONTFORT, DANS UN GRAND DEBORDEMENT DE LA RIVIERE DE LOIRE A NANTES
Les voisins de la rivière de Loire, accoutumes à ses trahisons, savent combien il s'en faut défier. Car ce fleuve, inconstant et comme inquiet dans le lit que la nature lui a donné, aime à en sortir et à s'en faire ailleurs, au grand préjudice de ceux qu'il va ainsi, malgré eux, visiter. Il est encore bien plus dangereux dans ses grands débordements où il ravage, de tous côtés, et ensevelit quelquefois, dans un commun naufrage, des villages entiers et ceux de leurs habitants qui sont surpris ou ne peuvent se sauver.
Mr. de Montfort se trouvant à Nantes dans un de ces grands débordements d'eau, causés par la fonte des neiges et l'abondance des pluies, une /314/ partie de la ville paraissait submergée. Ceux qui ne furent point surpris, dans leurs maisons, de l'inondation, ne purent se sauver qu'en montant au grenier mais là, échappés à un danger de mort, ils retombaient dans un autre, car, manquant de pain et de vivres, ils étaient menacés de finir par la faim une vie qu'ils venaient de racheter du naufrage. Quelle nécessité, quelle misère ! Elles étaient sans apparence de remède ; le secours paraissait impossible. Et le désespoir était égal, et du côté de ces pauvres malheureux emprisonnés dans leurs maisons sans pouvoir en sortir, et du côté des autres habitants qui n’osaient se hasarder à les secourir, car le péril était évident ; et c'était, ce semble, aller chercher la mort, que de s'exposer à les en délivrer. Aussi personne n’osait le tenter ; et je puis dire que s'il n'y eût point eu à Nantes un Mr. de Montfort, cette partie de ses habitants fut morte de faim, au sortir du naufrage.
L'homme, de Dieu pourra-t-il laisser ses frères dans cette extrême nécessité ? N'entrera-t-il point dans les moyens de les en délivrer ? Ou le secours est impossible, ou il le leur portera, au péril de sa vie. La charité est ingénieuse et elle voit, à la lumière de l'Esprit de Dieu, des ressources invisibles à d’autres yeux que les siens. D'ailleurs, je l'ai souvent dit, Mr. Grignion était /315/ naturellement inventif et d'une imagination féconde qui ne le laissait guère manquer d'expédients dans le besoin. Jamais elle ne le servit mieux qu'en cette occasion son zèle industrieux fournit à son esprit un moyen de secourir ces pauvres abandonnés, au risque de sa vie. Il fait la quête de tous côtés, ramasse des aumônes, du pain, des provisions et en remplit des bateaux pour porter à ces gens qui avaient l'eau pour prison ; mais personne ne veut le conduire ; les plus intrépides bateliers craignent de le passer et n'osent entreprendre de sauver la vie à leurs frères, au péril de la leur. Il les exhorte, il les anime, il les remplit de son courage, il leur jette dans l'âme des étincelles de cette charité ardente qui l'embrase. Les voilà, la rame à la main, aux yeux du reste de la ville tremblante et alarmée à la vue du péril, qui font effort de fendre les vagues et les flots d'un fleuve devenu mer, terrible par son étendue et son torrent ; ils en viennent enfin à bout, se font passage à force de bras et de travail. Le charitable prêtre arrivé, avec les provisions, aux maisons qui ne se laissaient reconnaitre que par leurs pointes, jette, par les cheminées et par les ouvertures des toits, à ces prisonniers /316/ affamés, le pain et les aliments nécessaires pour leur conserver une vie qu'ils avaient tant de peine à défendre de la fureur des eaux[167].
LXXV° LA CHARITE HEROIQUE QUE MONSIEUR DE MONTFORT EXERCA A NANTES N'EMPECHA PAS QU'IL N'Y FUT PERSECUTE ET MEME INTERDIT ET ELOIGNE DU DIOCESE
Tout Nantes vit ce miracle de charité de Mr. Grignion ; il n'y fut pourtant pas moins persécut4dans la suite. Un seul fait de cette nature, dans les siècles qui nous ont précédés, eût fait, à celui qui en eût été l'auteur, une réputation de sainteté et eût fermé pour jamais la bouche à l'envie et à la calomnie contre lui. Mais aujourd'hui qu'on ne s'édifie presque plus de rien, des actions de saints, des actes héroïques de vertu ne font qu'une impression légère et ont peine à se faire apercevoir.
Mr. de Montfort fit tant de bien à Nantes et tant d'autres actions semblables, qu'il mérita d'en être chassé et de tout le diocèse, aussi bien que de plusieurs autres ; car c'est là aujourd'hui la récompense de la grande vertu. Une vertu médiocre et imparfaite trouve souvent, dans le monde, de grands éloges, mais la vertu héroïque et parfaite n'y rencontre, pour l'ordinaire, que des persécuteurs ou des censeurs qui travaillent, par l'ordre de Dieu, à l'épurer et à l'accroître. Le grand mérite, de quelque genre qu'il -soit, suscite toujours l'envie ; c'est une espèce d'injure que les jaloux ne peuvent pardonner. Une vertu /317/ extraordinaire éblouit les yeux des faux et des demi-dévots, aussi bien que des mondains : ni les uns, ni les autres ne la goûtent, parce qu'elle refuse tout à la nature et à l'amour-propre ; ainsi ils sont d'accord à la décrier.
Au reste, il ne faut point s'étonner que Mr. Grignion n'était pas goûté à Nantes, ni ailleurs, de quelques ecclésiastiques et même de quelques ouvriers évangéliques ; c'est qu'ils étaient encore moins goûtés de lui. Les uns voulant dominer et conduire tout à leur tête, là où ils étaient, n'avaient garde de suivre son esprit et sa manière dans les missions, voulant le ranger à la leur et le faire esclave de leur routine. Les autres pouvaient encore moins se faire à sa vie apostolique, vie extrêmement dure, laborieuse, pauvre, mortifiée et abandonnée à la Providence. Trop de perfection passe pour un crime chez ceux qui, n'ayant pas assez de courage pour la pratiquer, n'ont pas assez d'humilité pour l'approuver. Les premiers lui imputaient leurs propres vices et croyaient voir en lui ce qu'ils ne voyaient pas en eux-mêmes, un orgueil raffiné et une vanité insupportable. Les autres le traitaient de singulier, d'intraitable, d'insensé ; j'en ai vu qui l'accusaient de zèle outré, d'ignorance, /318/ d'indiscrétion perpétuelle ; gens cependant qui n'avaient certainement pas la dîme [partie][168] de son talent, de son esprit, de sa science, et qui, partout où ils ont passé, ont laissé après eux leur réputation tachée des défauts qu'ils imputaient au serviteur de Dieu.
Cependant, parmi ceux-là, il y avait des prêtres de mœurs pures et qui passent pour vertueux ; mais leurs vertus, en apparence, paraissaient peu en présence de la sienne ; et leur amour-propre n'en était pas peu choqué. Il y en avait même qui avaient pris en injure la déclaration qu'il leur avait faite, de ne vouloir plus travailler avec eux, et qui, en ayant toujours conservé du ressentiment, n'ont pas été fâchés de le lui faire sentir dans les occasions. Après sa mort, ennemis de sa mémoire comme ils l'avaient été de sa réputation pendant sa vie, ils souffrent, quand on traite de saint Mr. de Montfort. Pour leur faire plaisir, il faut garder le silence, en leur présence, sur ses vertus ; encore moins faut-il parler de ses miracles, qu'ils regardent comme des chimères et des visions de femmelettes. S'il y avait inquisition en France, ils ne manqueraient pas de porter à son tribunal le nom de ceux et de celles qui les publient, comme gens suspects dans /319/ la foi et qui, plusieurs fois, sèment des erreurs, à leur avis. J'ai entendu plusieurs fois un prêtre, qui passait pour vertueux, tenir à peu près ce langage, dont n'étant pas fort édifié, j'examinai si quelques passions secrètes ne faisaient point parler son cœur par sa langue ; et je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il n'avait pas oublié une peine qu'il croyait avoir reçue du serviteur de Dieu. Il ne faut donc point s'étonner si feu Monseigneur l'évêque de Nantes, (Monseigneur de Bauveau) fatigué des plaintes et des murmures que portaient sans cesse à ses oreilles, contre Mr. de Montfort, les personnes dont je viens de parler, crut devoir les contenter, en l'éloignant, quoique Mr. l'abbé Barin, un de ses grands vicaires, homme d'esprit et de piété, se déclarât partout le protecteur du pauvre prêtre persécuté et en fit l’éloge, comme d'un homme extraordinaire et d'une vertu héroïque[169].
La dernière mission que fit Mr. de Montfort dans le diocèse de Nantes (Saint-Molf, en 1710)[170], fut, pour ainsi parler, le réaggrave de ses fautes et la dernière cause de son exil. Je ne sais pas ce qu'on lui reprochait d'avoir fait ; peut-être que le grand concours de peuples qui venaient de tous côtés pour l'entendre et la bénédiction extraordinaire que Dieu répandait sur ses travaux, étaient /320/ sa grande faute ; et que, pour l'en faire punir, ses envieux et ses ennemis lui en prêtaient d'autres, vraies ou fausses. Quoi qu'il en soit, ils firent tant de bruit, que Mr. de Bauveau, évêque de Nantes, se crut obligé de l'étouffer, en retirant ses pouvoirs au missionnaire si persécuté, lorsqu'il était prêt à conclure cette mission par ses traits animés de piété et d'éloquence apostolique qui lui étaient propres et qui lui étaient en effet singuliers. Pour comble de mortification, il vit substituer en sa place, pour la finir, celui-là même qu'il avait refusé pour compagnon ; et, afin qu'il ne manquât rien à son humiliation, ce fut de sa main qu'il reçut la lettre d'interdit. Celui qui la lui présentait n'était pas fâché de ce contretemps qui mettait Mr. de Montfort sous ses pieds, pour l'élever. Quoique homme de bien, il n'était pas assez mort à lui-même pour renoncer à la joie d'Adam : joie d'amour-propre que lui causait l'interdit dont il était porteur, et qui lui servait d'une si honorable vengeance du refus qu'avait fait Mr. Grignion de travailler avec lui[171].
Attentif alors sur tous les mouvements de la nature, qui pouvaient échapper à l'homme de Dieu dans les premiers /321/ moments d'une humiliation si sensible et si bien assaisonnée de tout ce qui la pouvait rendre amère, il étudiait son visage, il examinait tout ce que l'amour-propre pouvait y marquer de vicieux, et d'imparfait ; mais, s'il le vit mortifié, -ce que parurent lui dire quelques larmes à ses yeux - il ne le vit ni troublé, ni aigri. Souffrir et se taire était l'unique parti qu'il prenait, en ces sortes d'occasions ; sa bouche demeura fermée aux plaintes et aux murmures ; et il ne fit pas même paraître aucun signe de mécontentement au messager qui, lui, paraissait fort satisfait de lui apporter un ordre si fâcheux.
L'infatigable missionnaire, espérant le faire révoquer, partit incontinent pour Nantes et marcha toute la nuit ; mais il ne put rien gagner sur le Prélat prévenu qui lui ordonna d'aller faire une retraite. A quoi il obéit au moment[172].
LXXVI° IL FAIT UNE RETRAITE CHEZ LES PERES JESUITES A NANTES
Ce fut chez les Pères jésuites qu'il l'alla faire, entre les mains du Père Martinet, qui fut également édifié et de sa prompte obéissance et de la pureté de son âme, qu'il connut par sa confession /322/ générale et la manifestation de son intérieur[173].
Charmé de trouver dans ce pauvre prêtre si persécuté, l'union de ces deux vertus, aujourd'hui si rares, l'innocence et la pénitence, il s'est toujours déclaré depuis son protecteur et son panégyriste.
C'est ici l'occasion de rendre justice aux Pères de la Société, au sujet de Mr. de Montfort : ils ont toujours été ses amis, son soutien et son conseil ; et quoiqu'ils n'approuvassent pas, comme bien d'autres personnes fort vertueuses, ses manières singulières ou quelques-unes de ses actions extraordinaires, ils avaient la sagesse de ne les pas blâmer, par respect aux principes dont elles procédaient : une intention pure, un zèle ardent, une simplicité chrétienne admirable, un mépris souverain du monde et de tout respect humain. Ces parfaits connaisseurs de la vraie piété, qui en savent si bien les routes, n'ignoraient pas que Dieu, qui fait arriver tous ses élus au même terme, ne les conduit pas toujours par les mêmes voies, et qu'il est dangereux de condamner ceux qui marchent dans des sentiers écartés, si on n'a pas de justes raisons de croire /323/ que c'est l'ange de ténèbres, transformé en celui de lumière, qui les y conduit ; mais alors l'esprit séducteur ne peut pas longtemps cacher sa direction ; il la marque assez par des traits d'orgueil et de désobéissance.
Or ils ne voyaient, dans Mr. de Montfort, que des exemples héroïques d'une soumission aveugle aux ordres les plus fâcheux et les moins attendus, des traits d'une humilité et d'une patience toujours nouvelles dans les affronts les plus sensibles et les peines les plus amères. Pourquoi donc auraient-ils condamné en lui ses saillies de zèle et ses faits singuliers qui présentaient quelquefois une apparence de ridicule, à des yeux peu simples et à des esprits trop délicats, mais qui pouvaient pourtant avoir pour principe le mouvement du Saint-Esprit qui les inspire quelquefois à ses saints.
L'affront dont je viens de parler est des plus piquants. En voici cependant un autre qui lui fut bien plus sensible, lui étant fait par une personne qu'il honorait infiniment et qui avait été son supérieur, qu'il regardait comme un saint et qui l'était en effet.
LXXVII° IL RECOIT, A ANGERS, EN PASSANT, UN AFFRONT FORT SENSIBLE, PAR LE SUPERIEUR DU SEMINAIRE
Je parle de Mr. Brenier qui était à Angers, supérieur du séminaire[174], lorsque /324/ Mr. Grignion y passa et demanda à le voir et à lui présenter ses respects. Mais à peine fut-il en sa présence, qu'il s’en vit rebuté et rejeté, d'une manière outrageante, à la vue de toute la communauté qui était en récréation. Encore s'il lui eût fait la charité de lui faire donner à dîner, l'affront et perdu quelque chose de son amertume ; mais non, il le chassa avec honte et le fit sortir à jeun, au plus tôt, de la maison, sans égard ni à son caractère, ni à son besoin.
Mr. de Montfort, si familiarisé avec les humiliations, ne fut pas insensible à celle-ci ; et il faut avouer que, si Mr. Brenier qui, pendant six mois, l'avait pris par tous les endroits sensibles pour le piquer au vif, comme je l'ai dit ci-dessus, avait attendu ce moment et cette occasion pour le mortifier, il y réussit parfaitement ; et c'est peut-être la seule occasion où le prêtre si patient ait ouvert la bouche pour se plaindre ; car, se voyant si indignement traité par un homme qu'il honorait tant, son cœur permit à sa bouche ce témoignage de peines : « Est-il possible qu'on traite ainsi un prêtre dans le séminaire ! » Et il m'a /325/ avoué, lui-même, qu'il n’a jamais tant ressenti aucune autre humiliation. Elle était en effet revêtue de tout ce qui la pouvait rendre amère et piquante : il la recevait dans un séminaire, lieu si respectable pour les ecclésiastiques, aux yeux de toute la jeunesse assemblée qui n'avait garde de s'y opposer, de la part d'un supérieur dont les paroles étaient des oracles et toutes les actions des exemples de vertu, de la part d'un homme que Mr. Grignion avait eu pour maître et qu'il regardait comme un miracle de perfection.
Toute confusion est amère à la nature ; tout mépris est sensible, mais quand il vient de la part de nos supérieurs, de nos maîtres, de personnes que nous aimons comme nos pères, que nous honorons comme des saints, c'est une plaie cruelle pour l'amour-propre ; et les saints eux-mêmes en ressentent la douleur. Voici une de ces rencontres où l'on voit un saint persécuté par un saint ; Dieu le permet. Par quel motif Mr. Brenier, cet homme si humble et si attentif sur tous les mouvements de son âme, agit-il en cette occasion ? Fut-ce par /326/ un dessein prémédité d'humilier son ancien disciple et d'éprouver de nouveau sa vertu ? Fût-ce par un mouvement humain et une vivacité échappé à un homme tout de feu et qui avait besoin de toute sa grande mortification pour en arrêter la violence, en certaines occasions ? Fût-ce par la lumière de son esprit pénétrant et de sa profonde sagesse qui lui apprit qu'il fallait ainsi traiter un homme d'une vertu extraordinaire, mais trop singulier dans ses manières, devant un grand nombre de jeunes gens, afin qu'aucun ne s'avisât de l'imiter et de se former sur son modèle ? Fût-ce par une permission divine qui voulut sevrer Mr. de Montfort de toute consolation humaine et lui ôter l'appui innocent qu'il cherchait dans son ancien maître ? Fût-ce enfin par un trait de Providence qui voulut nous apprendre que les saints ne se goûtent pas toujours et que, quoique conduits par le même Esprit de Dieu, ils ne marchent pas par les mêmes routes dans le chemin du ciel ? C'est ce que je ne puis dire et sur quoi j'adore les jugements de Dieu qui permet que des saints persécutent /327/ des saints et se fassent les peines les plus sensibles.
LXXVIII° JE VIENS AU VOYAGE QUE FIT MONSIEUR DE MONTFORT A ROME. IL LE FIT A PIED, COMME TOUS LES AUTRES, ET DANS UN PARFAIT ABANDON A LA PROVIDENCE. POURQUOI IL LE FAIT
Mr. de Montfort, après avoir dévoré, dans son propre pays, la honte et les rebuts de la pauvreté la plus humiliante et la plus dépendante, il ne lui pouvait pas paraître si difficile d'en boire le calice en pays étranger. Ce n'était pas la curiosité qui le menait dans la capitale du monde chrétien, ni le désir de voir les restes de la capitale du monde ancien et de la maîtresse des nations. Puisqu'il n'ouvrait ordinairement les yeux qu'autant qu'il fallait pour conduire ses pieds, et qu'il avait sorti de Paris, après neuf ou dix ans de séjour, comme il y était entré, sans avoir rien vu de tant de choses si rares, si belles et si différentes, qui y attirent les étrangers de toutes les parties de l'Europe, il ne pouvait pas être tenté d'aller voir Rome, après n'avoir pas voulu voir Paris. Et je ne doute point qu'il n'ait sorti de l'une comme de l'autre, sans aucun usage de ses yeux en faveur de la curiosité.
(le Père Dutemps, jésuite, m a dit qu'on demanda à Ur. de Montfort, à son retour de Rome, ce qu'il y avait vu ; il avait répondu : rien[175].)
(Je le sais de lui)
Le motif de son voyage fut le respect et l'obéissance qu'il voulut rendre /328/ au chef de l'Eglise. Son grand zèle lui avait toujours donné du penchant pour les missions étrangères ; s'il ne l'avait pas suivi, c'est qu'on ne lui avait pas conseille. D'un autre côté, il voyait tant de peine à faire le bien en France et tant d'opposition de tous côtés, même de la part de ceux qui devaient l'appuyer et le procurer, qu'il demeurait incertain s'il devait s'arrêter et s'il ne devait point aller chercher ailleurs une moisson plus abondante et plus assurée.
Pour connaître la volonté de Dieu sur un choix si important, son attrait [le portait] à aller consulter l'oracle des chrétiens, le premier supérieur de l'Eglise et chef de tous les autres. Persuadé de suivre les ordres de Dieu dans les siens, il alla donc se jeter aux pieds de Clément XI et s'offrit à lui pour aller où il lui plairait [de] l'envoyer. Ce saint Pape, si zélé contre les nouvelles erreurs qu'il voyait se répandre en France, si doux et si patient à souffrir les outrages perpétuels que lui ont fait les ennemis de sa Constitution et de son Eglise, crut que l'humble prêtre qui demandait sa mission, ne pouvait mieux faire que de /329/ retourner en son pays, continuer les fonctions de son zèle et s'opposer aux progrès de la nouvelle doctrine[176].
Mr. de Montfort obéit et revint dans sa patrie, reprendre ses travaux et s'offrir à de nouvelles persécutions qu'il rencontra presque à chaque pas. On connaît bien, par ce que je viens de dires qu'un homme si dévoué au Saint-Siège, si soumis à ses ordres et si ennemi des erreurs du Père Quesnel, ne pouvait pas bien être reçu de ses partisans ; on conçoit, en même temps, que c'est ici une des causes des contradictions et des interdits qu'il a essuyés en quelques diocèses, malgré la sainteté de sa vie et la pureté de sa morale. Un des prélats qui s 'est déclaré contre la Constitution Unigenitus, (Je sais ceci de lui) n’eut pas plutôt connu notre missionnaire, qu'il le fit venir devant lui et lui donna ordre de sortir, au plus tôt, de son diocèse, ajoutant que c'était l'unique service qu'il demandait de lui et qu'il pouvait lui rendre[177]; à quoi l'humble prêtre obéit, au moment, sans faire paraître aucun signe de chagrin, de murmure ou de trouble.
LXXIX° IL FAIT UN VOYAGE A ROUEN. COMMENT IL LE FAIT
/330/ Je finis ce que je sais de sa vie, par la visite qu'il me vint faire à Rouen, à la sortie d'une mission qu'il venait d'achever à Saint-Lô, en Basse Normandie[178]. Comme il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, il m'écrivit de Caen pour m'exhorter de le venir trouver ; mais j'étais dans des conjonctures qui ne me le permettaient pas et qui m'obligèrent de lui récrire pour le prier de venir plutôt lui-même à Rouen ; ce qu'il fit sans tarder.
Il arriva, sur le midi, avec un jeune homme de sa compagnie[179], après avoir fait six lieues le matin, à pied et à jeun, une chaîne de fer sur son corps et des bracelets à ses bras, car il était toujours armé de quelques instruments de pénitence et souvent de plusieurs ; et il ne quittait les uns que pour en reprendre d'autres. D'abord que je le vis, je le trouvai fort changé, épuisé et exterminé de travaux et de pénitences ; et je fus persuadé /331/ que sa fin n'était pas éloignée, quoiqu'il n'eût alors que 40 ou 41 ans. En effet sa mort arriva environ deux ans après. Il me dit, pour raisons de cette grande destruction de ses forces, que les huguenots avaient fait mettre du poison dans un bouillon qu'on lui présenta après avoir prêché à La Rochelle[180] et que, quoiqu'il eût pris du contre-poison aussitôt qu'il s'en fût aperçu, il n'avait pu en empêcher parfaitement l'effet.
LXXX° IL REPOND SOLIDEMENT A TOUTES LES OBJECTIONS QU'ON LUI FAIT CONTRE SA CONDUITE
Je commençai, dans l'entretien, par lui décharger mon cœur sur tout ce que j'avais à dire et entendu dire contre sa conduite et ses manières. Je lui demandai quel était son dessein et s'il espérait trouver jamais des gens qui voulussent le suivre dans la vie qu'il menait ; qu'une vie si pauvre, si dure, si abandonné à la Providence, était pour les Apôtres, pour des hommes d'une force, d'une grâce et d'une vertu rares, pour des hommes extraordinaires, pour lui qui en avait l'attrait et la grâce, mais non pas pour le commun, qui ne pouvait atteindre si haut, et que ce serait /332/ témérité de le tenter ; que, s'il voulait s'associer, dans ses desseins et dans ses travaux, d'autres ecclésiastiques, il devait, ou rabattre de la rigueur de sa vie ou de la sublimité de ses pratiques de perfection, pour condescendre à leur faiblesse et se conformer à leur genre de vie ordinaire, ou les faire élever à la sienne par l'infusion de sa grâce et de ses attraits si parfaits.
A quoi, pour réponse, il me montra son Nouveau Testament et me demanda si je trouvais à redire à ce que Jésus-Christ a pratiqué et enseigné et si j'avais à lui montrer une vie plus semblable à la sienne et à celle de ses Apôtres, qu'une vie pauvre, mortifiée et fondée sur l'abandon à la Providence ; qu'il n'avait point d'autre vue que de la suivre et d'autre dessein que d'y persévérer ; que, si Dieu voulait l'unir à quelques bons ecclésiastiques, dans ce genre de vie, il en serait ravi, mais que c'était l'affaire de Dieu et non la sienne ; que, pour ce /333/ qui le regardait, il n'avait point d'autre parti à prendre que celui de l'Evangile, et marcher sur les traces de Jésus-Christ et de ses disciples : "Que pouvez-vous dire contre, ajouta-t-il ; fais-je mal ? ;Ceux qui ne veulent pas me suivre vont par une autre voie moins laborieuse et moins épineuse ; et je l'approuve. Car, comme il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste, il y a aussi plusieurs voies pour aller à Lui. Je les laisse marcher dans la leur ; laissez-moi marcher dans la mienne ; d'autant plus que vous ne pouvez lui disputer ces avantages : qu'elle est celle que Jésus-Christ a enseignée par son exemple et par ses conseils, qu'elle est, par conséquent, la plus courte, la plus sûre et la plus parfaite pour aller à Lui".
M'ayant ainsi ferma la bouche sur ce point, il ne, tarda pas à me la fermer sur celui qui suit. "Mais où trouverez-vous, lui dis-je, dans l'Evangile, des preuves et des exemples de vos manières singulières et extraordinaires ; pourquoi n'y renoncez-vous / 334/ pas ? Ou ne demandez-vous pas à Dieu la grâce de vous en défaire? Les rebuts, les contradictions, les persécutions vous suivent partout, parce que vos singularités les attirent ; vous feriez beaucoup plus de bien et vous trouveriez beaucoup plus d'aides et de secours dans vos travaux, si vous pouviez gagner sur vous de ne rien faire d'extraordinaire et de ne point fournir aux libertins et aux mondains, dans vos singularités, des armes contre vous et contre le succès de votre ministère". Alors je lui nommai des personnes d'une sagesse consommée : "Voilà, dis-je, des modèles de conduite, sur lesquels vous devriez vous mouler ; ils ne font point parler d'eux, et vous ne feriez point tant parler de vous, si vous les imitiez ".
Il me répliqua que, s'il avait des manières singulières et extraordinaires, c'était bien contre son intention ; que, les tenant de la nature, il ne s'en apercevait pas, et qu'étant propres pour l'humilier, elles ne lui étaient pas inutiles ; qu'au reste, il fallait s'expliquer sur ce que l'on appelle manières singulières et extraordinaires ; que, si on entendait, par là, des actions de /335/ zèle, de charité, de mortification et. d'autres pratiques de vertus héroïques et peu communes, il s'estimerait heureux d'être, en ce sens, singulier, et que, si cette sorte de singularité est un défaut, c'est le défaut de tous les saints ; qu'après tout, on acquérait, à peu de frais, dans le monde, le titre de singulier ; qu'on était sûr de cette dénomination, pour peu qu'on ne voulût pas ressembler à la multitude, ni conformer sa vie sur son goût ; que c'était une nécessité d'être singulier dans le monde, si on veut se séparer de la multitude des réprouvés ; que le nombre des élus étant petit, il fallait renoncer à y tenir place ou se singulariser avec eux, c'est-à-dire mener une vie fort opposée et différente de celle de la multitude.
Il m'ajouta qu'il y avait différentes espèces de sagesse, comme il y en avait différents degrés ; qu'autre était la sagesse d'une personne de communauté pour se conduire, autre la sagesse d'un missionnaire et d'un homme apostolique; que la première était rien à entreprendre de nouveau, /336/ rien qu'à se laisser conduire à la règle et aux usages d'une maison sainte ; que les autres avaient à procurer la gloire de Dieu, aux dépens de la leur, et à exécuter de nouveaux desseins ; qu'il ne fallait donc pas s'étonner si les premiers demeuraient tranquilles, en demeurant cachés, et s'ils ne faisaient point parler d'eux, n'ayant rien de nouveau à entreprendre ; mais que, les seconds, ayant de continuels combats à livrer au monde, au diable et aux vices, avaient à essuyer, de leur part, de terribles persécutions ; et que c'est un signe qu'on ne fait pas grand peur à l'enfer, quand on demeure ami du monde ; que les personnes que je lui proposais comme des modèles de sagesse, étaient du premier génie[181], personnes qui demeuraient cachés dans leurs maisons et qui les gouvernaient en paix, parce qu'elles n'avaient rien de nouveau à établir, rien qu'à suivre les pas et les usages de ceux qui les avaient précédés ; qu'il n'en était pas de même des missionnaires et /337/ des hommes apostoliques ; qu'ayant toujours quelque chose de nouveau à entreprendre, quelqu'œuvre sainte à établir ou à défendre, il était impossible qu'ils ne fissent [pas] parler d'eux et qu'ils eussent les suffrages de tout le monde ; qu'enfin, si on mettait la sagesse à ne rien faire de nouveau pour Dieu, à ne rien entreprendre pour sa gloire, de peur de faire, parler, les Apôtres eussent eu tort de sortir de Jérusalem ; ils auraient dû se renfermer dans le Cénacle ; saint Paul n'aurait pas dû faire tant de voyages, ni saint Pierre tenter d'arborer la croix sur le Capitole et de soumettre à Jésus-Christ la ville reine du monde ; qu'avec cette sagesse, la Synagogue n'eût point remua et n'eût point suscité de persécutions au petit troupeau du Sauveur, mais qu'aussi ce petit troupeau n'eût point crû en nombre et que le monde serait encore aujourd'hui ce qu'il était alors, idolâtre, perverti, corrompu en ses mœurs et en ses maximes, au souverain degré.
Je lui dis encore qu'on l'accusait de faire tout à sa tête ; qu'il valait bien /338/ mieux faire moins de bien et le faire avec dépendance, consulter les supérieurs et ne rien entreprendre sans leur ordre ou sans leur permission. Il convint de la maxime, en ajoutant qu'il croyait la suivre, en tout ce qu'il pouvait, et qu'il serait bien fâché de faire rien à sa tête ; mais qu'il y avait des occasions et des rencontres imprévues et subites où il n'était pas possible de prendre les avis ou les ordres des supérieurs ; qu'il suffisait, en ces cas, de ne vouloir rien faire qu'on ne croie devoir leur plaire et mériter leur approbation, et être disposé à leur obéir au moindre signe de leur volonté ; qu'au reste, il arrivait que des œuvres, commencées avec le consentement des supérieurs, n'avaient pas quelquefois, à la fin, leur agrément, soit parce qu'ils étaient prévenus par des gens mal intentionnés et indisposés par de faux rapports, soit qu'ils écoutaient les bruits du monde et le jugement de ses sages qui ne sont presque jamais favorables aux œuvres saintes ; qu'alors il n'y /339/ avait point d'autre parti que de se soumettre aux ordres de la Providence et recevoir, de bon cœur, les croix et les persécutions, comme la couronne et la récompense de ses bonnes intentions ; qu'enfin il était persuadé que l'obéissance étant la marque certaine de la volonté de Dieu, il ne fallait jamais s'en écarter ; mais que sa conscience ne lui faisait point de reproches sur ce sujet et qu'il était, en tout temps et en toutes rencontres, dans la disposition d'obéir et de ne rien faire qu'avec l'agrément des supérieurs ; mais qu'il ne pouvait pas empêcher les faux rapports, les médisances, les calomnies, les traits d'envie et de jalousie que l'homme ennemi savait bien faire passer jusqu'à eux, pour les indisposer à son égard et mettre, en leur esprit, sa personne et ses services au décri.
Je lui fis plusieurs autres objections que je croyais sans réplique, mais il y satisfit avec des paroles si justes, si concises et si animées de l'Esprit de Dieu, que je demeurais étonné qu'il me fermât la bouche sur tout ce que je /340/ croyais devoir la lui fermer.
LXXXI° IL ME PREDIT, POUR LA SECONDE FOIS, CE QUI DEVAIT ARRIVER
J'étais alors dans une grande perplexité par rapport à une cure de la ville de Rouen, que je ne savais si je devais accepter ; Mr. de Montfort me dit, en termes précis : "Vous y entrerez, vous y aurez bien des croix, et vous la quitterez". Ce qui est arrivé, comme il me l'avait prédit. C'est la seconde prédiction qu'il m'a faite, en termes fort clairs et en des choses qu'il ne pouvait savoir que par la lumière du ciel[182].
Dans l'entretien que nous eûmes ensemble, il m'avoua que Dieu le favorisait d'une grâce fort particulière, qui était la présence continuelle de Jésus et de Marie dans le fond de son âme. J'avais peine à comprendre une faveur si relevée, mais je ne voulus pas lui en demander l'explication ; et peut-être n'aurait-il pas pu me la donner lui-même, car il y a, dans la vie mystique, des opérations de grâce inexplicables aux âmes mêmes qui en sont favorisées.
Le jeune homme, qui était venu avec lui, ne perdait point de temps ; il /341/ l'occupait à faire des chaînes et des disciplines de fer[183]. Le débit était grand, à ses missions, des instruments de pénitence ; il avait grâce à la prêcher, puisqu'il en donnait un si grand exemple. Je lui fis dire, le lendemain, la sainte messe à l'autel qu'on appelle des vœux, dans la cathédrale de Rouen, dédiée en l'honneur de la Sainte Vierge, pour contenter sa dévotion envers elle[184]. Il la dit, avec une piété et une tendresse de religion si sensibles, qu'il attira les yeux de tout le monde, peu accoutumé à voir des prêtre si dévots au saint autel.
Il alla ensuite voir une religieuse du Saint-Sacrement, de sa connaissance, qui le pria de faire une conférence à la communauté ; et il la fit sur l'esprit de sacrifice, avec l'onction qui lui était particulière. Sa rétribution fut la portion de la Sainte Vierge qu'il demanda pour son dîner. C'est une coutume dans l'ordre du Saint-Sacrement, de laisser au réfectoire une place vide, que l'on regarde comme la place de la Sainte Vierge, supérieure née et élue de la maison ; et cette portion se donne tous les jours aux pauvres,. Elle fut /342/ donc envoyée au pauvre prêtre qui en voulut faire son dîner, Par préférence à ce que je lui avais fait préparer, par esprit de pauvreté et de prédilection pour ce qui portait le nom de la Sainte Vierge.
Le soir, je le fis parler dans une communauté' de maîtresses d’école[185]. Son discours fut sur les avantages de la virginité, matière que son grand amour pour la pureté lui rendait agréable et délicieuse à traiter ; aussi le fit-il dans l'esprit et avec les termes des Ambroise et des Jérôme qui en ont si divinement bien parlé.
Dans ce discours, il lui échappa une de ces sortes de singularités qu'on blâmait en lui et dont il ne s'apercevait pas. Pendant qu'il parlait, une des jeunes filles qui l'écoutaient le regardait ; il parut le trouver mauvais et, par une espèce d'enthousiasme, il lui dit en l'apostrophant : "Vous me regardez ? convient-il qu'une jeune fille fixe ses yeux sur un prêtre ?" je lui demandai, en particulier, après le discours, quel mal il trouvait qu'on regardât le prédicateur /343/ et s'il était possible de l'écouter attentivement et de le suivre sans jeter des regards sur lui ? Il me dit qu'il ne trouvait pas à redire là dessus. Je lui fit reproche de l'apostrophe qu'il venait de faire ; il en fut surpris et dit qu'il n'en avait aucun ressouvenir. Cela me fit juger qu'il n'était pas maître de certaines singularités qui lui échappaient, sans qu'il y fît attention, et qui servaient de matière à l'humilier.
Après son entretien, il leur parla du rosaire, une de ses plus chères dévotions et, à leur prière, il dit le chapelet en sa manière, mais d'un air si dévot et si tendre pour Marie, qu'il l'inspirait à l'entendre. Aussi lui donnèrent-elles le nom du Père au grand chapelet. En effet son chapelet était fort grand, car il était composé de quinze dizaines qu'on appelle le rosaire, qu'il disait tous les jours et qu'il recommandait fort de dire.
LXXXII° IL S'EN RETOURNE PAR LE BATEAU DE LA BOUILLE OU IL PROPOSE DE DIRE LE ROSAIRE. ON SE MOQUE DE LUI ET ENFIN IL REUSSIT
Il s'en retourna, le lendemain, par le bateau qu'on appelle de La Bouille : cette voiture est une vraie arche de Noé, remplie, de toutes sortes d'animaux. /344/ Il s'y trouve ordinairement près de deux cents personnes qui viennent à Rouen et s'en retournent chez eux, les jours de marché[186] On ne serait pas bien reçu là, à parler de Dieu, devant une troupe de gens qui souvent sapent[187] les premiers principes de la religion. Les entretiens ordinaires de ces allants et venants sont les plus grossières polissonneries ou des paroles ou chansons lascives.
Cependant, à peine notre missionnaire y fut-il entré, qu'il se mit à genoux, devant toute l'assemblée; et, prenant en main son grand rosaire, il les exhorta à le dire avec lui. La figure de ce prêtre à genoux et sa proposition de dire le rosaire devinrent une foire pour l'assemblée, ravie de trouver un si beau sujet de rire. Le saint prêtre, toujours à genoux et en prière, laissa la compagnie se divertir, à son aise, sur son compte. C'était son sort de trouver les confusions, semées sous tous ses pas il but celle-ci, en silence et avec son air tranquille ; et sans doute l'offrait-il à Dieu, en secret, pour mériter grâce à ceux qui riaient /345/ à ses dépens. Quant ils eurent fini, il recommença et leur proposa, de nouveau, le chapelet à dire ; les rires recommencèrent aussi et continuèrent encore, du temps ; après quoi, le dévot prêtre, dont le zèle s'enflammait par les humiliations, leur proposa, pour une troisième fois, de dire le rosaire, d'un air si animé de l'esprit de Dieu, qu'il gagna, sur toute la compagnie, de le dire tout entier et d'écouter ses instructions ; ce qui dura jusqu'à la descente du bateau. Ce récit m'a était fait par une personne qui était présente. Ceux qui savent ce que c'est que le bateau de La Bouille et qui connaissent ce que c'est cette sorte de voiture et de gens qui s'y trouvent pour l'ordinaire, admireront ce fait comme un miracle dans l'ordre de la grâce.
LXXXIII° LE SUCCES DE CETTE ACTION SERT A JUSTIFIER LES AUTRES
Nous voyons, en cette rencontre, une de ces singularités et de ces actions extraordinaires qu'on reprochait au saint prêtre ; mais, que cette singularité marque de vertu et de grâce en celui qui en est l'auteur ! Qu'il faut être au-dessus du respect humain pour proposer à une grande /346/ troupe de gens, composée de toutes espèces, dont il s'en trouve un nombre qui savent[188] à peine les premiers éléments, je ne dirai pas, de la piété, mais de la religion, de dire tous ensemble un rosaire ! Qu'il faut avoir un zèle brûlant et intrépide, pour soutenir seul les railleries d'une si grande compagnie et attendre, avec patience, à les gagner à Dieu et à les engager à la prière ! Qu'il faut avoir d'humilité et d'amour du mépris, pour se tenir, à genoux, dans un bateau rempli du monde de cette nature, et ne point se relever d'une posture qui donne à rire et à railler sur soi, à une grande assemblée ! Qu'il faut de grâce pour enfin se faire écouter d'une pareille troupe et s'en faire accompagner, dans la prière, tout le reste du temps d'une longue voiture !
Je puis ajouter à ce fait singulier celui-ci que je tiens encore du Père capucin dont j'ai parlé[189].
Mr. Grignion, rencontrant, un jour, une troupe de gens qui se divertissaient à la danse, qui est ordinairement accompagné de chansons lascives ou peu honnêtes et de manières immodestes, entra subitement au milieu /347/ d'eux et, mettant le crucifix, qu'il portait toujours sur lui, sur le bâton élevé, il le planta en terre et se mit à genoux pour l'adorer. Chose étonnante ! Tous les danseurs en firent autant, à son exemple ; lui, les voyant disposés à l' écouter, il les prêcha et les renvoya touchés et sans envie de retourner à la danse.
Une autre fois, trouvant, dans une foire, des joueurs de vielle et de violon et d'autres instruments du goût des paysans, préparés pour divertir les danseurs, il les gagna si bien qu'il les obligea tous de lui remettre en main leurs instruments qu'il emporta. C'est ce qu'il a fait souvent avec un zèle intrépide, mais qui lui a attiré quelquefois de mauvais traitements.
Ces exemples, cités pour cent autres de même nature, apprennent que les singularités et les actions extraordinaires de Mr. de Montfort procédaient d'un zèle ardent, d'une plénitude de Dieu et d'un fonds de vertu qui étaient à l'épreuve de toute honte, de toutes confusions et de tous mauvais traitements, quand il s'agissait /348/ de l'honneur de Dieu et du salut des âmes. Elles méritent donc du respect et doivent être honorées, si elles ne sont pas propres à être imitées. Car enfin on sait que les saints ont fait quantité d'actions singulières et extraordinaires qu'il serait imprudent de vouloir imiter. Ils étaient inspirés, ils avaient une grâce particulière et ils réussissaient où d'autres qu'eux auraient échoué.
LXXXIV° IL S'EN RETOURNE DANS LE DIOCESE DE LA ROCHELLE. CE QUI LUI ARRIVE A POITIERS
Le zélé missionnaire s'en retourna, je crois, en Poitou, dans le diocèse de la Rochelle, où il était toujours bien reçu du digne Prélat qui le gouverne (Monseigneur de Champflour) et dont il se louait fort.[190]
Tout ce que je sais du reste de sa vie, c'est que, se trouvant à Poitiers et y apprenant que Madame de Bouillé était malade chez Mr. son père, il alla la visiter. C'était sa coutume d'aller voir les malades dans les lieux où il se rencontrait. En entrant dans la maison, il se mit à genoux et [se] prosterna, à son ordinaire, devant un crucifix qu'il portait partout ; et, après l'avoir adoré, il s'approcha du lit de la malade qui était à l'extrémité et en délire. Après l'avoir regardée, à loisir, d'un air riant et tranquille, il se /349/ mit à genoux, au pied de son lit, où il demeura quelque temps en oraison. Alors la malade ouvrit les yeux et le vit, pour la première et la dernière fois, prier pour elle. Ses prières ne furent pas vaines, non plus que la prédiction qu'il fit à Mr. Son père, à qui il dit, en sortant : "Ne vous affligez point, Monsieur, Madame votre fille ne mourra pas. " L'effet suivit ; la dame revint en santé, en peu de temps. Et la mort de Mr. son époux, le Marquis de Bouillé, qui arriva trois mois après, la laissa en liberté de se donner pleinement à Dieu et de ne mettre aucune borne à sa perfection ; c'est tout ce que l'on peut dire d'une personne vivante[191].
Cela arriva, quelque temps avant la mort de Mr. de Montfort, que son zèle brûlant avança ; car il était fort et robuste, et d'un si bon[192] tempérament, qu'il pouvait se promettre les plus longs jours, s'il ne les eût point abrégés par des travaux et des austérités qu'il avait peine à modérer.
LXXXV° SA MORT A SAINT-LAURENT, VILLAGE DU DIOCESE DE LA ROCHELLE OU IL FAISAIT UNE MISSION
Sa dernière mission fut à Saint-Laurent, village du Bas-Poitou, dans le diocèse de La Rochelle. La grande piété qui /350/ y règne encore et dont je vais dire un mot, est le témoignage parlant des bénédictions que Dieu répandait sur les fonctions du zélé missionnaire. La fièvre le prit, au milieu et dans le fort de ses travaux ; mais son zèle, plus ardent qu'elle, ne lui permettait pas de se reposer. Car sa maxime, qu'il me répéta à Rouen, était que, plus il avait de dureté pour son corps, plus Dieu en prenait soin. Il l'oublia cependant trop en cette occasion, aussi bien qu'en une infinité d'autres, car, Monseigneur de la Rochelle étant venu à la mission, il se crut obligé de monter en chaire et de prêcher, mais ce fut pour la dernière fois, car la fièvre, si peu ménagée, devint si furieuse qu'elle l'emporta en peu de jours[193].
Il mourut comme il avait vécu, en saint, avec les sentiments de la foi la plus vive, de la piété la plus tendre, de l'abandon à Dieu le plus parfait, de la charité la plus pure, d'une confiance et d'une tendresse pour la Sainte Vierge qui n'a guère d'exemples. La mort, qu'on dit être l'écho de la vie, fut aussi l'abrégé et le miroir de la /351/ sienne, car, comme s'il eût eu regret de ne plus souffrir, cessant de vivre, ou que son désir fût de continuer ses pénitences dans le tombeau, il voulut qu'on enterrât sa discipline et son cilice avec lui, aussi bien que les images du crucifix et de la Sainte Vierge qui ne le quittaient jamais. C'est ce que j'appris, peu de jours après sa mort, par une relation qui en fut envoyée au séminaire de Saint-Sulpice, où j'étais alors, et ce que m'ont confirmé ceux qui ont été présents à sa mort, que j'ai vus à Saint-Laurent, où j'ai fait un voyage dont je vais parler.
Depuis plusieurs années, je suis affligé d'un catarrhe à la tête, qui se déchargeait, l'hiver, sur le nez et les lèvres, par une galle ou une espèce de dartre fort incommode, et que j'avais beaucoup de peine à guérir. Etant au séminaire de Saint-Sulpice, il y a quatre ans, je fus attaqué de cette fluxion, de la manière la plus violente, dont je sentais déjà les suites fâcheuses dont je viens de parler. Pour détourner l'accident, j'eus recours à /352/ Dieu et le priai de me donner une preuve sensible de la sainteté de Mr. de Montfort, dont on rapportait plusieurs miracles, en empêchant que la fluxion ne me tombât, comme à l'ordinaire, sur le visage ; je fis vœu d'aller à son tombeau, quand le temps me le permettrait, si j'étais exaucé. Je ne demandais pas la guérison du catarrhe, mais seulement des accidents qui le suivaient. Il me semble que ce que j'ai demandé me fut accordé ; car, la veille même de Noël que cela m'arriva dans le lit où j'étais obligé de demeurer à cause de l'âpreté du mal, la fluxion, qui commençait à se jeter sur les lèvres, diminua et se dissipa ; et, depuis ce temps-là, il n'en a plus paru d'effets sensibles et fâcheux sur le visage ; cependant il m'en venait souvent quelques restes dans le nez, assez incommodes, mais je ne les ai plus sentis, depuis que j'ai été au tombeau de Mr. de Montfort.
LXXXVI° ON VIENT DE TOUS COTES A SON TOMBEAU. LA GRANDE PIETE DE LA PAROISSE OU IL A FINI SA VIE ET OU REPOSE SON CORPS
/353/ On y vient même de tous côtés et même de loin visiter et honorer le lieu où repose le corps du saint prêtre. Il a été enterré dans la chapelle de la Sainte Vierge, faite de côté, mais conjointement avec son corps, contre sa volonté, car il avait demandé, peu de temps avant sa mort, que son corps [soit] enterré dans le cimetière[194]. On l'a exhumé, je crois, il y a deux ans, pour lui faire un petit mausolée de pierre, couvert d'une table de marbre où est gravée son épitaphe qui présente au naturel le portrait de son âme, en exprimant en peu de mots son vrai caractère et ses vertus dominantes, qui sont un zèle ardent, une innocence admirable et une austère pénitence. On trouva son corps, quand on le découvrit en présence d'une trentaine de personnes, un peu desséché, mais sans corruption et répandant une odeur agréable : c'est ce que m'ont dit à Saint-Laurent des témoins oculaires[195].
On m'y fit un grand récit de miracles qu'on lui attribue, pendant sa vie et après sa mort ; s'ils sont bien certains et vérifiés, ce sont des témoignages du ciel qui publient sa félicité et sa gloire, comme la sainte vie leur sert de lettre de croyance /354/ et de motif de crédibilité. Ceux qui n'étaient pas amis de Mr. de Montfort, pendant sa vie, et qui ne le sont pas devenus après sa mort, se choquent et s'offensent, quand on leur en parle ; et on voit leur bile s’aigrir et s'échauffer, pour peu qu'on paraît y ajouter foi[196].
Ce qu'il y a de certain et ce qu'ils ne peuvent contester, c'est que son sépulcre attire des pèlerins en foule, de près et de loin, qui viennent l'honorer et y réclamer le secours de Dieu. Ce qui est manifeste, c’est qu'il a laissé, avec son corps, à cette paroisse et aux environs, un fonds de piété qu'on ne remarque point ailleurs. La dévotion y est si tendre, si sensible, si universelle, qu'on n'y voit personne qui ne la respire et qui ne l'inspire par son exemple. Je n'ai jamais vu en ville, encore moins à la campagne, gens plus modestes, plus recueillis, plus religieux dans l'église. Je croyais voir, dans ces paysans et paysannes, des religieux et des religieuses de la /355/ plus grande ferveur ; personne n’y parle, n’y tourne la tête, ne s'y distrait ; le silence, le respect, l'attention est la pratique des petits comme des grands. Je vis tant de confessions et de communions, le jour de la fête de la Nativité de la Sainte Vierge, que je m'y trouvai[197], que je crus que nul de la paroisse, qui est de cinq à six cents communiants, ne s'était éloigné des sacrements. Mr. le Curé et Doyen du lieu me dit qu'en effet tous en approchèrent, à l'exception de cinq ou six libertins sur lesquels on[n'a] jamais pu rien gagner, si lui et trois ou quatre autres prêtres eussent pu suffire à confesser tous ceux qui se présentent. Ils avaient en effet passé toute la matinée dans le tribunal de la pénitence et ils s'y étaient livrés dès la veille ; et cependant il restait, à midi, le jour de la Nativité de Marie, encore assez de monde à confesser. Ce qui arrive également les autres fêtes et les dimanches ordinaires. "Il est vrai, m'ajouta Mr. le Doyen, que le nombre /356/ des pèlerins qui viennent au sépulcre de Mr. de Montfort, augmente la foule et qu'ils font une bonne partie de tout ce monde que vous avez vu"[198].
Il faut avouer que les exercices de piété qu'on fait, dans cette paroisse, contribuent beaucoup à l'entretenir dans le cœur des peuples du lieu et des environs. Tous les jours de fêtes et de dimanches, l'on y dit le rosaire, aussi bien que dans plusieurs autres lieux où Mr. de Montfort a fait des missions et où se trouvent des curés assez pieux et zélés pour maintenir en vigueur les pratiques du saint missionnaire. La prière du matin commence la journée ; elle est suivie du premier chapelet en forme d'oraison, car on y propose, à chaque dizaine, quelqu'un des mystères de Notre-Seigneur et de sa Sainte Mère à considérer et à honorer. Des cantiques spirituels préparent à la première messe qu'on dit ensuite, accompagnée d'une instruction. Dans /357/ l'intervalle du temps qui reste jusqu'à la grand-messe, les pénitents, dont j'ai parlé ci-dessus, font leurs exercices, à part, dans une chapelle séparée et, je crois, les vierges dans une autre[199].
La grand - messe, avec son prône, conclut la matinée, où communient tous ceux qui ne l'ont pas déjà fait. Après l'élévation, un des chapiers entonne des cantiques spirituels où sont formés les actes d'adoration, d'amour et de reconnaissance que Jésus-Christ, immolé et résidant sur nos autels, attend des chrétiens, et qui se continuent pendant la communion du peuple ; et ceux-ci sont suivis d'autres en l'honneur de Marie, de la façon du saint missionnaire, où son cœur exprime ses affections, d'une manière si tendre, si vive, si touchante, qu'on sent le sien se remplir des mêmes sentiments de dévotion pour la Mère de Dieu, en les entendant chanter. On peut trouver des cantiques mieux faits, mais je puis assurer qu'on ne /358/ peut en entendre de plus dévots. Qui a connu Mr. de Montfort et ses dispositions à l'égard de Jésus et de Marie, le reconnaît, au moment, dans ses cantiques, et l'en dit auteur, avant de savoir qu'il l'est en effet. Il y laissé le portrait de son cœur embrasé de charité il y a laissé une onction et une grâce qui y font toujours trouver un nouveau goût, en les entendant chanter, aux âmes qui cherchent à s'édifier.
Les exercices de piété, interrompus par le dîner, se reprennent, aussitôt après, par le catéchisme et le second chapelet, suivis de nouveaux cantiques jusqu'à vêpres ; s'il se trouve quelque sermon, il précède la procession, qui se fait tous les jours, de vierges avec son image, et le chant de ses litanies, dont la fin fait place au troisième chapelet, dit de la manière que j'ai rapportée, et à de nouveaux cantiques en l'honneur de Marie qui le suivent. Cette /359/ journée sainte se conclut souvent par une instruction particulière pour les vierges. Ainsi sont sanctifiés les jours de fêtes et de dimanche par le peuple qui a le corps de son saint missionnaire en dépôt. Il semble qu'il vive encore, pour ces bonnes gens, et qu'il les anime, de sa voix et de son exemple, à la piété tant est grande la leur, tant elle est vive et animée.
Je ne dis point qu'il paraît que la divine Providence semble vouloir jeter, dans ce lieu, les fondements de deux communautés remplies de l'esprit de Mr. de Montfort : l'une d'ecclésiastiques zélés et abandonnés comme lui à la divine Providence ; l'autre de filles destinées à l'instruction de la jeunesse[200] et au soin des malades. Plaise à Dieu leur donner sa bénédiction ! On blesserait la modestie des uns et des autres, si on en disait davantage.
[1]
Cet oncle, Alain Robert de la Viseule, frère de la mère de Louis-Marie, Jeanne Robert, était prêtre-sacriste à la paroisse Saint-Sauveur de Rennes ; ses «mémoires » sont perdus, mais on en décèle des extraits dans GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion de Montfort ... Nantes, 1724, pp. 1 à 8 ; ces pages constituent l'apport essentiel sur la famille et la première jeunesse de Louis-Marie, qui était né, le 31 janvier 673 a Montfort (Ille-et-Vilaine), alors diocèse de Saint-Malo. Sur Alain Robert et sur toute la famille Grignion, SIBOLD (Marcel), Le sang des Grignion, manuscrit, 556 pp.
[2]
André Le Camus, né en 1663, enseignait les humanités, au collège de Rennes, entre 1684-85 (sixième) et 1688-89 (seconde), ce qui nous fournit la date d'entrée de Louis-Marie Grignion et de Jean-Baptiste Blain au collège ; le Père Le Camus sera recteur du collège de Rennes de 1722 à 1725. François Gilbert, né en 1658, au Diocèse de Coutances, enseignait la rhétorique dans ce même collège en 1689-1690, Archivium Romanum Societatis Iesu (A.R.S.I.) catalogues du personnel de Rennes.
[3]
Le Père François Gilbert mourut en 1697, en soignant les malades, à la Guadeloupe, non pas à la Martinique comme le dit la note marginale, A.R.S.I., liste annuelle des défunts. Il enseigna au Noviciat de Paris entre 1692 et 1694.
[4]
Le manuscrit B porte «laissaient vides», ce qui semble meilleur.
[5]
GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion..., pp. 5-8, corrobore et précise ces «distractions» de Louis-Marie qui fréquentait surtout un prêtre, Julien Bellier, c.f. ci-dessous p. 152.
[6]
GRANDET (Joseph), op. cit., p. 8, précise que cet « homme de goût» était un Conseiller au Parlement de Bretagne.
[7]
GRANDET (Joseph), op, cit., p. 5.
[8]
Le manuscrit B porte «le défendre», ce qui semble préférable.
[9]
François Provost (écrit parfois Prévost) (1651-1695) était, en 1696-1692, professeur de logique et de philosophie, au collège de Rennes, en même temps que préfet de la congrégation des grands écoliers, A.R.S.I., catalogue du personnel de Rennes.
[10]
L'église Saint-Sauveur, à Rennes, renfermait le sanctuaire de Notre-Dame des Miracles à qui on attribuait la délivrance de la ville en 1356-1357, BANEAT (Paul), Le vieux Rennes, Rennes, 1926, p. 573. Noter, au passage, la différence entre la précision de l'oncle Alain Robert, «quelquefois une heure», et l’emphase de Blain, «les heures entières».
[11]
Le Père Raoul, archiviste des Capucins de France, n'a pu identifier ce Père Joseph de Saint-Méen, ne l'ayant retrouvé ni sur les divers registres qui subsistent des XVII° et XVIII° siècles, ni sur son fichier onomastique.
[12]
Le Boismarquer, manoir situé en Iffendic, près de Montfort, avait été acquis par la famille Grignion en 1675, SIBOLD (Marcel), Le sang des Grignion, p. 175. On peut se demander si Blain ne noircit pas un peu le livre de Mr. Grignion père.
[13]
Julien Magon (1643-1708) et Pierre Baron (1645-1707) enseignaient la théologie au collège de Rennes en 1692, A .R.S.I. catalogues du personnel de Rennes. Tout montre que le jeune Grignion suivit leurs cours durant quelques semaines seulement et partit pour Paris vers la fin de 1692, au plus tard au début de 1693.
[14]
Mlle de Montigny, qui habitait la paroisse Saint-Sulpice à Paris, était venue a Rennes pour soutenir un procès au Parlement de Bretagne, GRANDET (Joseph), La vie dé Messire Louis-Marie Grignion de Montfort..., pp. 9-10. La famille Grignion qui avait eu 18 enfants, en nourrissait encore 11 en 1692, c.f'. SIBOLD (Marcel), op, cit., pp. 346-358 ; aux pp. 166-175, 189-193, des indications sur le peu de succès de la famille en affaires.
[15]
La copie B porte aussi «lui faire entrer ».
[16]
Il apparait bien que Louis-Marie pratiqua un grand détachement vis-ii-vis de sa famille, spécialement a l'égard de son père ; ce détachement ne fut toutefois pas aussi absolu que l'exprime Blain : on sait que, à son arrivée à Paris, Louis-Marie écrivit à ses parents ; pour les années 1694-1699, on conserve de lui quatre lettres à son frère et à son oncle prêtre, GRIGNION DE MONTFORT, Œuvres complètes, Paris, 1966, pp. 5-10.
[17]
Genèse, 12, 1, «Egredere de terra tua, et de cognatione tua, et de domo patris tui, et veni in terram quam monstrabo tibi »
[18]
GRANDET (Joseph), op. cit., p. 9, corroborre et précise ce départ «en pauvre».
[19]
Claude Bottu de la Barmondière (1635-1694) sulpicien, curé de la paroisse Saint-Sulpice entre 1678 et 1689, avait établi, en 1686, sur sa paroisse, une communauté de pauvres ecclésiastiques, BERTRAND (L.), Bibliothèque sulpicienne ou Histoire littéraire de la Compagnie de Saint-Sulpice, Paris, 1900, tome I, pp. 103-105. Nous ne savons rien de cette « dame charitable » qui commença à payer la pension, mais une lettre du séminariste, postérieure d environ 30 mois, nous montre Louis-Marie en relation avec plusieurs amies de Mlle de Montigny, GRIGNION DE MONTFORT, Œuvres complètes, p. 8.
[20]
Ce trait pourrait correspondre au don d'une soutane payée à Mr. Grignion par sa mère, GRANDET (Joseph), op. cit., p. .351.
[21]
Rien ne permet actuellement d'identifier ce Mr. Le Vallier ; ce nom ne figure pas sur LEVESQUE (E.), Liste des anciens élèves du Pet t Séminaire de Saint-Sulpice, liste incomplète, il est vrai.
[22]
Le manuscrit B porte «qu'on l'envoyait» ce qui parait préférable.
[23]
Faut-il identifier prince avec Michel Phélypeaux de la Vrillière, abbé de Nieul, de l'Abaie et de Saint-Lô archevêque de Bourges, mort subitement à Paris, le 28 avril 1694 ? En tout cas, celui-ci est le seul Phélypeaux dont le Mercure Galant fasse mention parmi les décès dés années 1693 et 1694 le seul aussi qui parmi la généalogie des Phélypeaux, soit mort Abbé en ces années. Il est vrai que, en avançant ce nom, Blain ne parait pas assuré de sa mémoire ; on peut aussi se demander s il ne noircit pas un peu les circonstances de la mort.
[24]
Le manuscrit B porte «s'enfuyant ».
[25]
Le manuscrit B porte une version meilleure «de blesser la sobriété et satisfaire -la sensualité» ; la phrase peut se reconstituer ainsi,«Il n' y avait à craindre, en le faisant, ni de blesser la sobriété, ni de satisfaire la sensualité, car les portions étaient si minces... »
[26]
cf. ci-dessus p. 7.
[27]
GRANDET (Joseph), op. cit., p. 13, n'attribue au séminariste Louis-Marie qu'une demi-heure d'action de grâces, ce qui pourrait être plus exact.
[28]
Si, entre 1692 et 1700, l 'église Saint-Sulpice n'était que partiellement construite, le chœur avec ses chapelles, dont celle, de l'abside, dédiée à l'Immaculée-Conception, était édifié depuis 1667, DONCOURT (Simon de) Remarques historiques sur l'église et la paroisse de Saint-Sulpice, tome I, Paris, 1773, pp. 11 à 16.
[29]
La phrase serait à reconstruire : « ... la récréation, puisqu'elle était nécessaire pour la santé,... et qu'elle était dans t'ordre des volontés de Dieu... »
[30]
Jean-Jacques Baüyn (1641-1696) Converti du protestantisme, entré dans fa Compagnie de Saint-Sulpice, fut le collaborateur de Mr. Brenier dans la fondation puis la direction du Petit Séminaire de Saint-Sulpice ; il l'y remplaça comme supérieur en 1695-1696.
[31]
Cet archidiacre d'Évreux (1624-1702) publia de nombreux écrits spirituels, dont BOUDON (Henri-Marie), Les saintes voies de la croix où il est traité de plusieurs peines intérieures et extérieures et des moyens d'en foire un usage chrétien ; première édition en 1671, à Paris, in-12, 328 pp. Dés recherches récentes sur les sources de Montfort et sur sa formation intellectuelle amènent à estimer comme exagérée l'affirmation de Blain sur l'ampleur des lectures faites par Mr. Grignion.
[32]
Mr. de la Barmondière mourut le 18 septembre 1694. Saint-Lazare, maison des Prêtres de la Mission, à-Paris, où, depuis 1632, fonctionnaient les «exercices » ou retraites des ordinands du diocèse.
[33]
Cette réaction de paix confiante se lit dans la lettre que Louis-Marie adressa, lé 20 septembre, à son oncle Alain Robert, GRIGNION DE MONTFORT, Œuvres complètes, p. 7.
[34]
François Boucher, très lié aux Sulpiciens, mais non sulpicien lui-même, avait fondé en 1690, pour 40 séminaristes, une Communauté de pauvres écoliers, dans une dépendance du Collège de Montaigu. Mr. Grignion y vécut de l'automne 1694 jusqu'en juillet 1695.
[35]
C'est à saint Bernard que Blain semble se référer, sans doute à la phrase «ad mensam tamquam ad tormentum», seulement attribuée à ce saint, peut-être inspirée de la Vie de saint Bernard, par Guillaume de Saint-Thierry.
[36]
Récit corroborré par GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion..., p. 11.
[37]
Antoine Brenier (1651-1714), sulpicien, fonda en 1684 le Petit Séminaire de Saint-Sulpice ; il en fut le supérieur jusqu'en 1695 et le redevint en mars 1696, après un séjour de quelques mois au séminaire d'Angers.
[38]
SURIN (Jean-Joseph), Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Michel de CERTEAU, Paris, 1966 ; aux pp. XIV-XV, le présentateur rappelle que la première impression du tome I de ces Lettres - tome dans lequel se trouve le récit évoqué par Blain – fut achevée seulement le 1 Septembre 1695. A moins que la convalescence du séminariste ne se soit prolongée plus qu’on ne le dit habituellement, on doit penser que Blain fait erreur sur le moment où Mr. Grignion découvrit les Lettres de Surin.
[39]
L'expression «les séminaires de Saint-Sulpice» recouvre trois communautés différentes et contiguës : le Séminaire proprement dit pour les élèves qui avaient la pension et a sante, la petite Communauté pour ceux qui avaient la pension mais non la santé, le Petit Séminaire pour ceux qui avaient la santé mais non la pension. C'est dans cette troisième maison - qui était « un grand séminaire», au sens reçu de ce terme - que Mr Grignion fut admis en juin 1695. Celui-ci explique, dans une lettre du 11 juillet 1695 que sa pension, soit 260 livres, était réglée par une dotation de 160 livres faite par Madame d'Alègre, et par le revenu d'une chapellenie à lui conférée grâce à Mr. Baüyn, GRIGNION DE MONTFORT, Œuvres complètes, pp. 8-9. Autant de détails qui rectifient les dites de Blain sur l'ouverture gratuite du Petit-Séminaire, faite à Mr. Grignion par Mr. François Leschassier (1641-1725) alors supérieur du Séminaire proprement dit, et qui sera, de 1700 à 1725, supérieur général de la Compagnie de Saint-Sulpice.
[40]
Il semble que Blain fasse ici erreur, en ce sens que, à l'entrée de Louis-Marie au Petit Séminaire, Mt. Brenier devait déjà être remplacé par Mr. Baüyn, à la tête de cette maison, cf. ci dessous, p. 73, note 45, et FIORES (Stefano De), Itinerario spirituale di S. Luigi Maria di Montfort..., pp. 175-176.
[41]
Sur Mrs Baüyn et Brenier, cf. ci-dessous, pp. 50, 64.
[42]
Alexandre Le Ragois de Bretonvilliers (1620-1676), Louis Tronson (1622-1700), Claude Bottu de la Barmondière (1635-1694), Jean-Pierre Balsa (1660-1700), Ignace-Martial d'Entrecolles (mort en 1717), tous sulpiciens.
[43]
La cessation de cours en Sorbonne est confirmée par GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion... pp. 13-14, qui explique cette décision par l'humilité de Louis-Marie et par son besoin de recueillement.
[44]
Le manuscrit B porte «il y rentrait».
[45]
Mr. Brenier fut nommé au séminaire d'Angers en mai
1695 et y resta jusqu’au Printemps 1696, après la mort de Mr. Baüyn, LETOURNEAU (G.) Histoire du séminaire d'Angers depuis son union avec Saint-Sulpice en 1695 jusqu'à nos jours, Angers-Paris, 1895, pp. 3, 34. Cette plainte contre Mr. Grignion se place donc dans les premiers mois après l'entrée de Mr. Grignion au Petit Séminaire, avant le printemps 1696.
[46]
Ces mots représentent déjà une correction par rapport au premier jet qui portait «répondre à» ; il semble que cette correction ait été faite immédiatement, par le transcripteur lui-même qui, en même temps, aura barré le «à». Le manuscrit B porte «répondre par des discours», ce qui paraît moins bon.
[47]
La correction amène à modifier la phrase «Ils parlaient, avec grâce, de ce dont ils parlaient avec plaisir».
[48]
BOUDON (Henri-Marie), Dieu seul ou le saint esclavage de l'admirable Mère de Dieu, Paris, 1668, in-12, 572 pp.
[49]
Louis Tronson (1622-1700) fut supérieur général de la Compagnie de Saint-Sulpice, de 1676 jusqu’à sa mort. La modification qu’il conseilla d'apporter à la formule, est rapportée par M. Grignion lui-même, GRIGNION DE MONTFORT, Œuvres complètes p . 651.
[50]
Il s'agit d'une transposition de l'Office récité par les
prêtres, où les 150 psaumes sont centrés sur les grandeurs de Marie. Ce Psautier de la Sainte Vierge, différent de ce qu'on appelle le Petit Office, est dû à saint Bonaventure lui-même.
[51]
Serait-ce le Mr, Prévôt, inscrit au n° 70 du catalogue des prêtres de la paroisse Saint-Sulpice en 1691, que publie DONCOURT (Simon de), Remarques historiques sur l'église et la paroisse de Saint-Sulpice, tome IlI, Paris, 1773, p. 387
[52]
Nous n'avons pas retrouvé ce nom dans LEVESQUE (E.), Liste des anciens élèves du séminaire Saint-Sulpice.... mais la liste est incomplète pour le Petit Séminaire avant 1705.
[53]
Ce fait rejoint celui relaté par GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion.... p. 16.
[54]
Mr. Le Vallier, cf. ci-dessus, p. 35, note 21.
[55]
Les pp. 93-180 constituent une longue digression en forme d'argumentation qui alourdit considérablement le récit de la vie de Mr. Grignion. A son tour d'ailleurs, cette digression intègre quelques faits plus ou moins étrangers à son objet, v.g. p. 116, sur les cantiques composes par le séminariste. Cette argumentation, qui veut prouver l'obéissance de Mr. Grignion, est construite sur un syllogisme énoncé aux pp. 93-94 : avec une majeure, le principe que la soumission à la direction, à la règle, aux supérieurs est a preuve de l'obéissance ; avec une mineure, «Mr. de Montfort, toute sa vie s'est soumis» aux directeurs, à la règle, aux supérieurs. Les pp. 94-180 ne sont que le long développement de cette mineure :
1º point : sa soumission à ses directeurs
- au P. Descartes, p. 95
- à Mr. de la Barmondière, p. 96
- à Mr. Baüyn, p. 99
- à Mr. Leschassier : relation directeur/dirigé, p. 103 limitation de sa pénitence, p. 110 mesures pour détendre Mr. Grignion, p. 115
manières singulières de Mr. Grignion p. 118
Mr. Leschassier s'en remet à Mr. Brenier, p. 126
-
après sa sortie du séminaires. 134
2º point son obéissance à la règle du séminaire, p. 137
3º point Mr. Grignion, une fois sorti du séminaire, n'a jamais agi contre la volonté des supérieurs, p. 151
- Objection et six réponses, p. 157.
[56]
Philippe Descartes (1640-1716) neveu du philosophe, occupa, au collège de Rennes, pendant les années 1684-1692 ou Louis-Marie y étudiait, les diverses charges de ministre, préfet de congrégation mariale et confesseur, A.R.S.I., Catalogues du personnel de Rennes.
[57]
cf. ci-dessus, p. 28 et p. 53.
[58]
cf. ci-dessus, p. 50.
[59]
cf. ci-dessus, p. 65-66.
[60]
Laurent-Josse Le Clerc (1677-1736) entré au Petit Séminaire de Saint-Sulpice en 1696, fut directeur au séminaire Saint-Irénée de Lyon à partir de 1722, BERTRAND (L.), Bibliothèque sulpicienne..., tome I, pp. 257-276.
[61]
Laurent de la Garde, du diocèse de Quimper, entra au séminaire de Saint-Sulpice en 1676 et y fut ensuite maître des cérémonies jusqu'à sa mort, en 1722, LEVESQUE (E.), Liste des anciens élèves du séminaire de Saint-Sulpice... GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion..., pp. 14-15, cite aussi cette fonction comme l'un des trois dérivatifs qu'on fit prendre à Mr. Grignion (avec la bibliothèque et les catéchismes).
[62]
Ces cantiques du séminariste doivent se retrouver sans doute assez transformés. Parmi les 163 cantiques différents que le missionnaire a laissés sur quatre manuscrits et qui sont publiés dans GRIGNION DE MONTFORT, Oeuvres complètes, pp. 861-1673. En évoquant la chaleur et le sens populaire de ces cantiques, Blain se réfère á son voyage à Saint-Laurent-sur-Sèvre, en 1724, où il les entendit chanter par les paroissiens, cf. ci-dessous, pp. 356-358.
[63]
Sur Mr. de Montillet, voir ci-dessous, p. 131.
[64]
cf. ci-dessus, pp. 63-64.
[65]
Antoine de Mentillet (1676-1741) originaire du diocèse d'Autun, devint en 1710 supérieur du Petit Séminaire Saint-Nicaise, à Rouen, puis supérieur du séminaire des théologiens, enfin, en 1722, curé de Sasseville où il demeura jusqu'à sa mort.
[66]
Proverbes, 21, 28, Vir obediens loquetur victoriam.
[67]
Dans une lettre du 21 mai 1701, Mr. Leschassier répond à Mr. Grignion qu'il ne s'estime pas assez éclairé pour diriger des personnes dont la conduite est extraordinaire ; Dans celle du 12 novembre 1701, il lui déclare qu’il ne se juge pas apte à lui servir de directeur, et à cause éloignement, et à cause de ses «voies» non ordinaires, Archives de Saint-Sulpice Correspondance manuscrite de Mr. Tronson, volume IlI, nº 632, 699. Dans une dernière lettre à Mr. Leschassier, en date du 4 juillet 1702, Mr. Grignion, alors à Poitiers, parle de «la personne qui, me conduit en votre place », GRIGNION DE MONTFORT, Oeuvres complètes, p. 31.
[68]
Nicolas Sanadon (1652-1720) se trouvait, au début du XVIIIº siècle, au Noviciat des Jésuites, rue du Pot de Fer (en face du séminaire Saint-Sulpice) où il dirigeait les retraites qui se donnaient dans la maison, A.R.S.I. Le refus qu'il opposa à Mr. Grignion ne peut se situer que pendant le séjour de celui ci à Paris, entre le printemps 1703 et le printemps 1704.
[69]
Le manuscrit B porte «après avoir tant de fois répudié l'amour-propre et fait divorce avec lui». Sur le manuscrit A, une correction postérieure a changé «l'amour» en «son amour».
[70]
On connaît incidemment l'un ou l'autre jésuite avait accepté de servir de directeur de conscience à Mr. Grignion, le Père de La Tour à Poitiers en 1706, le Père Martinet a Nantes en 1711, cf. GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion..., pp. 95, 462-463.
[71]
Le manuscrit B porte «le tombeau du propre jugement».
[72]
Pour situer ce 2º dans l'ensemble de l'argumentation de Blain, voir ci-dessus, p. 94, note 55.
[73]
Isaïe, 62, 4 « Vocaberis voluntas mea un ea ».
[74]
Philippiens, 2, 8.
[75]
Luc, 2, 51.
[76]
Imitation de Jésus-Christ, livre III, chapitre XIII, «Qui se substrahere nititur ab obedientia, ipse se subtrahit a gratia».
[77]
Matthieu, 8, 9 «Vade et vadit... fac hoc et facit».
[78]
Psaume 122 (123), 2, «Sicut oculi ancillae in manibus dominas suae ».
[79]
Le témoignage de Mr. Grignion au quel il fait allusion, Blain le rapporte plus longuement aux pp. 338-339.
[80]
Pour situer ce 3º dans l'argumentation de Blain, voir ci-dessus p. 94, note 55. Comme le manuscrit A, le B porte «vivifier son obéissance», alors que le contexte semble bien appeler «vérifier son obéissance».
[81]
Julien Bellier, ordonné prêtre en 1686, s'engagea dans les formes les plus actives de la pastorale, prédication de missions, service des pauvres, formation des futurs prêtres. Louis-Marie le fréquenta entre 1688 et 1692 ; il le retrouva à Rennes, à la fin de 1706, cf. PEROUAS, (Louis) Grignion de Montfort, les pauvres et les missions, Paris, 1966, pp.-12-14. Voir aussi la lettre que Mr. Bellier écrivit au sujet de Mr Grignion, en 1719, publié dans EIJCKELER (Pierre), Le testament d’un saint, 1953 p . 212.
[82]
Sur l'obéissance de Mr. Grignion au Pape et aux évêques, sur les difficultés qu'il éprouva près de plusieurs de ces derniers, surtout à Poitiers, Saint-Malo, Nantes, Saintes, Avranches, voir PICOT DE CLORIVIERE, La vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort... pp. 129-132, 174, 177, 202-203, 373, 393-394.
[83]
Puisé à Matthieu, 7, 16-19.
[84]
Sur les confréries de vierges, établies par Mr. Grignion, voir plus bas, pp. 303-306.
[85]
Le pronom «Il semble bien représenter le dernier mot de la phrase précédente son «amour-propre».
[86]
Jean, 12, 19, «mundus totus post eum abiit».
[87]
Dans ce passage, Blain s'en prend, non sans quelque agressivité, à la tendance augustinienne qui, depuis 1714, s'était cristallisée sur l'opposition à la Bulle Unigenitus. S'il est exact que Montfort avait un grand sens de la religion populaire, il était moins éloigné des augustiniens sur d'autres points, PEROUAS (Louis), Grignion de Montfort, les pauvres et les missions, pp. 63-65, 142-143.
[88]
Jean Eudes (1601-1680), Honoré de Cannes, capucin (1632-1693), Adrien Bourdoise (1584-1655), fondateur de la communauté de Saint Nicolas du Chardonnet, Michel Le Nobletz (1577-1652), missionnaire en Bretagne.
[89]
Etienne Bardou, du diocèse de Narbonne, passa l'année 1697-1698 aux séminaires de Saint-Sulpice, LEVESQUE (E.), Liste des anciens élèves du séminaire de Saint-Sulpice ; cela nous Permet de préciser un peu le moment du pèlerinage de Mr. Grignion à Chartres. Sur la carrière postérieure de Mr. Bardou, ni l’archiviste de I'évêché de Carcassonne, ni le directeur des Services d'Archives Départementales de l'Aude n'a pu nous fournit la moindre indication.
[90]
Matthieu, 17, 4.
[91]
La phrase se comprendrait mieux «qu'on l'avertit qu'il fallait se retirer».
[92]
cf. plus haut, p. 9.
[93]
Le manuscrit B porte «en sa personne».
[94]
Luc, 14, 10. Sur l'appréhension de Mr. Grignion devant l'ordination presbytérale, témoignage concordant dans GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion..., pp. 19-20.
[95]
Visiblement le copiste a omis le mot «degré», qui se trouve d'ailleurs sur le manuscrit B.
[96]
Rien ne subsiste de cet écrit de mr. Grignion. Celui-ci fut ordonné prêtre le samedi des Quatre-Temps de la Pentecôte 1700 (5 juin).
[97]
Visiblement le mot «ici» est une erreur du copiste ; le manuscrit B porte «j'y vis un homme».
[98]
Cet ardent désir missionnaire du jeune prêtre est corroborré par GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion.... p. 22. Son travail de compilation de matériaux pour prêcher couvre une partie du Cahier de notes, conserve aux Archives de la Compagnie de Marie, à Rome : de la p. 91 à la p. 384, on trouve 20 schémas de sermons, rangés par ordre alphabétique des sujets, empruntés à des sermonnaires du XVIIº siècle ; il se peut d'ailleurs que Mr. Grignion ait commencé cette compilation avant même son ordination.
[99]
Les «brouilleries» signifient la Querelle des rites depuis le début de 1700, la Sorbonne, saisie par un porte-parole des Missions Etrangères, s'échauffait à discuter des propositions des Pères Le Comte et Le Gobin, s.j., qu'elle condamnera le 18 octobre, PRECLIN (E.) et JARRY (E.), Les luttes politiques et doctrinales aux XVIIº et XVIIIº siècles, (Collection Fliche et Martin), tome 1, pp. 176-181. GRANDET (Joseph), op. cit., p. 23, corroborre ce refus du supérieur des Sulpiciens de laisser partir Mr. Grignion au Canada.
[100]
Note portée d'une écriture différente de l'ensemble du manuscrit ; cette note et les ratures qu'elle explique pourraient dater d'après 1733, cf. Introduction
[101]
Sur le manuscrit, le passage, porté ici en petits caractères, est entièrement raturé.
[102]
René Levesque (1624-1704) très lié à Saint-Sulpice, fonda à Nantes, vers 1670, une communauté de prêtres pour les missions, bientôt établie près de l'église Saint-Clément ; à la suite de difficultés nombreuses, cette communauté n'avait plus guère, en 1700, de missionnaire que le nom, BACHELIER (A.), Le jansénisme à Nantes, Paris, 1934, pp. 22-26. Mr. Grignion dut quitter Paris pour Nantes en septembre, GRANDET (Joseph), op. cit., p. 24.
[103]
BACHELIER (A.), Le Père de Montfort et le Jansénisme, dans Recherches et Travaux, tome III, nº 2, avril-juin 1948, pp. 20-26, fait justice de cette insinuation contre la doctrine de Saint-Clément en 1701. J.-B. Blain transfère ici l'opposition ultérieure de la communauté à la Bulle Unigenitus, transfert facilité par son antijansénisme personnel. Le départ de Mr. Grignion s'explique, en grande partie, par sa propre difficulté d'intégration sociale.
[104]
Fait corroboré par une lettre de Mr. Grignion, du 4 mai 1701. Blain confond ensemble deux voyages de Montfort à Poitiers en 1701, celui de fin avril, pour s’informer et celui d'octobre, pour s’établir, le second rapporté dans la lettre du 3 novembre, GRIGNION DE MONTFORT, Oeuvres Complètes, pp. 17-18, 28-30.
[105]
Cette évocation de la situation de l'hôpital général et de l'action qu'y mena Mr. Grignion, est corroborrée par une lettre de ce dernier, du 4 juillet 17O2, GRIGNION DE MONTFORT, Œuvres complètes, pp. 31-36.
[106]
Cette explication du départ de Mr. Grignion de Poitiers au printemps 1709, par l’opposition des gouvernantes, correspond à ce qu'a pu reconstituer DERVAUX (J.-F.), Folie ou Sagesse... pp. 102-105. Toutefois la prose de Blain parait bien agressive ; et le différend avec les gouvernantes ne saurait s’expliquer tout à fait, sans faire intervenir la difficulté d'intégration qu éprouvait Mr. Grignion.
[107]
La Salpétrière, hôpital général, fondé en 1656, pour «enfermer» les seules femmes. Ce séjour de Mr. Grignion se situe en 1703, normalement durant le printemps et l'été ; les registres de sépultures ou de délibération qui pourraient fournir des précisions sur les dates de ce séjour, n'existent plus, pour 1703, aux Archives de l'Assistance publique à Paris.
[108]
Sur le manuscrit le nom «Leschassier» a été raturé et remplacé par «* * * son directeur», cf. p. 200-201, notes 100 et 101. Sur François Leschassier, voir ci-dessus, pp. 65, 134-135.
[109]
Sur le manuscrit, la phrase a été raturée et corrigée ainsi : arrivé à «une maison de campagne où était ce cher directeur avec plusieurs ecclésiastiques», cf. pp. 200-201, notes 100 et 101.
[110]
Sur la manuscrit, l'expression «comme fondu» est barrée et remplacée par «interdit».
[111]
Le Noviciat des Jésuites, établi en 1610, à l'angle des rues de Mézières et du Pot de Fer, se trouvait en face du séminaire Saint-Sulpice. GRIGNION DE MONTFORT, Oeuvres complètes, pp. 41-48, lettres 15 et 16, exprime ses sentiments à ce moment.
[112]
Sur le manuscrit, le nom «Leschassier» est barré et remplacé par * * *, cf. pp. 200-201, notes 100 et 101.
[113]
Ce jugement de Mr. Leschassier, en 1703, rejoint celui que le même supérieur exprimait à l'évêque de Poitiers, dans une lettre du 13 mai 1701; publiée dans LE CROM (L.), Un apôtre marial, saint Louis-Marie Grignion de Montfort, pp. 90-91.
[114]
Même remarque qu'à la note 112.
[115]
Sur le manuscrit, le nom «Issy» est barré et remplacé par «cette maison de campagne», cf. pp. 200-201, notes 100 et 101.
[116]
Sur le manuscrit, «le supérieur» est barré et remplacé par «ce Monsieur».
[117]
Sur le manuscrit, le nom «Brenier» est remplacé par «* * *, autre directeur aussi très sage et expérimenté», cf. pp. 200-201, notes 100 et 101. Sur Mr. Brenier, voir plus haut, pp 63-64.
[118]
Claude Lefebvre (1668-1744), né à Saint-Quentin, entra au séminaire de Saint-Sulpice en 1693 ; devenu sulpicien, il fut directeur au séminaire dé Cambrai, LEVESQUE (E.), Liste des anciens élèves du séminaire Saint-Sulpice.
[119]
Les pp. 231 à 239 constituent une véritable digression pour expliquer par l'histoire les épreuves de Mr. Grignion.
[120]
La copie B porte aussi «réveille», alors que le sens de la phrase semble appeler «révèle».
[121]
Jean-Baptiste de La Croix de Saint-Vallier (1653-1727) formé à Saint-Sulpice, était évêque de Québec depuis 1688 ; entre fin 1700 et juin 1704, il séjourne en France et à Rome pour les affaires de son diocèse, TETU (Henri), Notices biographiques sur les évêques de Québec, Québec, 1889, pp. 133-135.
[122]
Sur le manuscrit, le nom de «Sanadon» est barré et remplacé par « * * *, fameux directeur», cf. pp. 200-201, notes 100 et 101 Sur le Père Sanadon, voir plus haut, pp. 134-135.
[123]
Sur le manuscrit, l'expression «La Chétardie, curé de Saint-Sulpice» est partiellement barrée et remplacée par « * * * curé de * * *, autre insigne directeur». Jacques Trotti de la Chétardie (1636-1714) étant curé de la paroisse Saint-Sulpice depuis 1696, BERTRAND (L.), Bibliothèque sulpicienne..., tome 1, p. 170.
[124]
Sur Mr. de Montillet, voir plus haut, p. 131.
[125]
Le manuscrit B porte : «ne daigna pas lui parler, ni le voir», ce qui est plus correct.
[126]
Sur le manuscrit, «de la Chétardye» est barré et remplacé par «le curé », cf. pp. 200-201, notes 100 et 101.
[127]
Ces difficultés sont corroborrées par une lettre d'octobre 1703, GRIGNION DE MONTFORT, Oeuvres complètes, pp. 46-48. Il est probable. que Mr. Grignion eût alors quelque démêlé avec la police, mai son nom ne figure pas sur le registre d'écrou de l’Officialité, Arch. Nat. Z10 88.
[128]
Sur le manuscrit A, une main plus tardive a barré «au leur» et y a substitué «à la simplicité évangélique et non à l'éloquence mondaine». Si l'écriture de cette correction est bien la même que celle de la p. 200, la raison du changement est différente : éclaircir une phrase mal transcrite. Le manuscrit B ici nous aide à le comprendre, qui porte une version nettement préférable au A : «le saint prêtre [ne] s'étudiait pas à conformer ses discours aux leurs ».
[129]
IIº Corinthiens, 2, 17, « adulterantes verbum Dei».
[130]
Luc, 4, 18, «evangelisare pauperibus misit me».
[131]
Jean, 7, 12.
[132]
Le manuscrit B porte «se mit parmi eux», ce qui est plus correct.
[133]
Le mot «Saone» a été ajouté d'une écriture postérieure.
[134]
GUILLOT (Michel), L'ermitage du Mont-Valérien (1400-1710), mémoire E.P.H.E., 1967, dactylographié, apporte quelques précisions qui permettent de comprendre la présence le Mr. Grignion, v.g. Règle prévoyait l'intervention de «serviteurs de Dieu» ; il signale même la présence de Montfort à la prise d'habit du 25 XII 17O3. Si François de Madot, alors vicaire a Saint-Sulpice de Paris, était bien leur supérieur, par contre le Frère Jean (Jean Besnard) n'était plus supérieur ou dépositaire depuis 1691 ou 1692. L 'auteur n'a pu préciser la «discorde» qui motiva l'intervention de Mr. Grignion.
[135]
Les deux feuilles du manuscrit qui portaient les pages 259-262 ont été changées et remplacées par deux autres qui, sur un papier d'un filigrane différend, portent un texte plus serre et plus long. Cet allongement vient de ce que le correcteur, comme le dit p. 262, a disposé d'une double source complémentaire, ce qui donne des différences de détails. Le texte primitif (porté ici dans la colonne de gauche) est pris dans le manuscrit B. Des analogies entre la seconde écriture et celle de la note 200, des divergences entre ce texte et le récit de BESNARD (Charles), La vie de Messire Louis-Marie Grignion..., p. 27, ainsi que divers détails de style, nous font penser que la substitution des deux feuilles s’est faite sous l’influence de Blain lui-même.
[136]
Cette scène, rapportée aussi par GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion..., pp. 88-92, se passe, au cours des prédications de Montfort dans l'église des Bénédictines du Calvaire, en 1705. En attribuant d'abord aux hérétiques la diffusion des mauvais livres à Poitiers, Blain grossit leur importance, car ils n'étaient qu'une centaine.
[137]
Le manuscrit B dit, mieux, "rapportées ".
[138]
Mr. Grignion était connu des religieuses de Fontevraud chez qui il avait séjourné au moins en fin avril 1701, pour la prise d'habit de sa sœur, Sylvie, née en 1677. Cet " incognito", non repris par les deux biographes suivants du XVIIIº siècle, Besnard et Picot, ne peut être date avec certitude ; on peut avancer septembre 1706, lorsque Mr. Grignion se rendit de Poitiers vers Rennes, ce qui le rapprocherait, chronologiquement et psychologiquement, des deux « incognitos » suivants.
[139]
Ce frère, Joseph-Pierre, né en 1674, était entré chez les Dominicains en 1696, SIBOLD (Marcel), Le sang des Grignion pp. 349-350. GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion…, situe ce fait après le retour de Mr. Grignion de Rome et son passage à Rennes, donc normalement fin 1706.
[140]
Jean, 1, 11.
[141]
Le manuscrit B porte, mieux, "à propos, dans le besoin ".
[142]
Ce fait est aussi rapporté par GRANDET (Joseph), op cit., pp. 114-116, qui le situe après le retour de Rome, donc fin 1706 ou début 1707. Mais on relève des différences entre les deux versions : ainsi, d'après Grandet, Mr. Grignion n'est pas reçu chez sa nourrice, mais chez un très pauvre homme ; sa nourrice le reconnaît le lendemain. Le deux biographes postérieurs, du XVIIII, siècle, Besnard et Picot, ont adopté là version de Blain, en l'étoffant.
[143]
Cette évocation du zèle de Mr. Grignion pour la dévotion mariale se réfère surtout à son séjour - d'ailleurs postérieur d'un an - à l'ancien prieuré de Saint-Lazare, près de Montfort, PICOT DE CLORIVIERE, La vie de M. Louis-Marie Grignion..., pp. 169-170, 178.
[144]
Jean Leuduger (1649-1722) directeur des missions à Saint-Brieuc, employait comme collaborateurs de nombreux prêtres diocésains, à la manière du Père Maunoir, dont il était, au début du XVIII° siècle, un des principaux successeurs. Ainsi s’explique la collaboration de Mr. Grignion durant une partie de l'année 1707, collaboration qui réalisait un de ses rêves d'adolescent, PEROUAS (Louis), Grignion de Montfort, les pauvres et les missions, p. 13.
[145]
Ce conflit est assez surprenant parce que Mr. Grignion tenait beaucoup à vivre "à là Providence", des seules générosités des paroissiens, jusqu'à refuser, lui aussi, tout don en argent, GRIRNION DE MORTFORT, Œuvres complètes, p. 694. Ce passage de Blain représente un cas-type d'explication agressive par le démon et le péché. PICOT DE CLORIVIERE, La vie de M. Louis-Marie Grignion... p. 167, situe ce conflit à Moncontour.
[146]
Sur Julien Bellier, voir ci-dessus, p. 152, note 81.
[147]
C'est en 1708, dans le diocèse de Saint-Malo (aux environs de la ville de Montfort) et surtout dans le diocèse de Nantes (au sud de la Loire), que Mr. Grignion prit en main la direction de véritables missions. Sur sa "manière" personnelle, relativement originale, PEROUAS (Louis), Grignion-de Montfort, les pauvres et les missions, pp. 72-73.
[148]
Cette liberté dans le style de vie et d'action, faite à la fois de non-conformisme et d'adaptation aux auditoires, se retrouve dans les prescriptions qu'il donne à ses missionnaires, GRIGNION DE MONTFORT, Œuvres complètes, pp. 704-707.
[149]
Cette note marginale est portée d'une autre encre et, semble-t-il, d'une autre écriture que le corps du manuscrit.
[150]
Le mot "donner" a été, sur le manuscrit, ajouté en fin de ligne, d'une autre encre, sinon d'une autre écriture.
[151]
Ce fait, repris par PICOT DE CLORIVIERE, La vie de M. Louis-Marie Grignion, p. 171, doit se situer dans le courant de 1707.
[152]
Le P. Raoul, archiviste des Capucins de France, n'a pu arriver à identifier exactement ce Père Vincent, dont il est question aux pp. 292, 302, 308, 346. Il semble que la collaboration de ce Père avec Mr. Grignion se situe après la rupture de ce dernier avec Mr. Leuduger ; elle se serait exercée dans le diocèse de Saint-Malo, sans doute aussi dans celui de Nantes.
[153]
Sur le manuscrit A, le mot "donnait" est visiblement oublié ; le manuscrit B porte "Ils ont toujours eu la préférence... ".
[154]
Inspiré de Matthieu, 19, 24.
[155]
Matthieu, 7, 16.
[156]
Inspiré de la Lettre 52, de Saint Jérôme.
[157]
Le manuscrit B porte, mieux, « rentrer en soi-même ».
[158]
Jean, 7, 46.
[159]
Il s'agit des confréries de pénitents blancs, cf. GRANDET (Joseph), La vie de Messire Louis-Marie Grignion ... pp. 385-388. Blain eut occasion de voir ces pénitents, en 1724, a Saint-Laurent-sur-Sèvre, cf. ci-dessous, p. 357.
[160]
Il s'agit des confréries de vierges, cf. GRANDET (Joseph), op. cit. pp.385-386, 388-390, 413. Blain vit une de ces confréries, lors de son pèlerinage à Saint-Laurent-sur-Sèvre; en 1724, cf. ci-dessous, p. 357-959, Blain n'a pas écrit l'apologie qu'il annonce ici ; aurait-il, entre temps, pris connaissance celle insérée dans la biographie de Grandet ?
[161]
L'affirmation du Père Vincent (cf. p. 288) est corroborrée par GRANDET (Joseph), op. cit., pp. 405-412.
[162]
Le pronom "se" a été ajouté, en bout de ligne, d'une autre encre et, semble-t-il d'une autre écriture.
[163]
Le mot « parler » est visiblement oublié sur le manuscrit A ; il est bien porté sur le manuscrit B, p. 205.
[164]
Jean Barin, né en 1646, lié à Mr. Grignion par des relations entre leurs familles respectives, était alors vicaire général de Nantes, cf. BOURDEAUT (A.), Le Bienheureux Grignion de Montfort. Ses missions et ses œuvres dans le diocèse de Nantes, 1937, pp. 24-28. Ce fait pourrait se placer en 1708, au moment de j'arrivée de Mr. Grignion dans le diocèse. Louis Martinet (1662-1741) occupait à Nantes, entre 1708 et 1712, la charge de directeur des retraites de femmes, A.R.S.I., Catalogues du personnel ; il donna pour la première biographie de Montfort un témoignage publié dans GRANDET (Joseph) op. cit., pp. 461-463.
[165]
Ce calvaire fut édifié sur la lande de la Madeleine, dans la paroisse de Pont-Château, au diocèse de Nantes, entre mai 1709 et septembre 1710.
[166]
Presque tous les détails sont confirmés par le récit, très précis, duo collaborateur de Mr. Grignion, Gabriel Olivier, inséré dans GRANDET (Joseph), op. cit., pp. 152-166 ; le chiffre lui-même des participants à la construction du calvaire se révèle vraisemblable. Les difficultés que Mr. Grignion connut alors avec l'administration royale, en particulier avec l'Intendant de Bretagne, Ferrand, sont fort bien expliquées par BOUR DEAUT (A.), Le Bienheureux Grignion de' Montfort..., 1937, pp. 81-93, 113-124.
[167]
Ce fait est corroborré par GRANDET (Joseph), op. cit., p. 168 ; il se passa en février ou mars 1711.
[168]
Le mot "partie", omis sur le manuscrit A, est porté sur le B.
[169]
Gilles de Bauveau, évêque de Nantes entre 1679 et 1717. Nous n'avons pas de précisions sur les ecclésiastiques opposés à Mr. Grignion ; dans ces opposants - peut-être un peu noircis - Blain fait presque entrer Mr. Olivier, cf. note 171. BOURDEAUT (A.), Le Bienheureux Grignion de Montfort..., 1937, pp. 89-90, 118-126, 166-169, montre à quel point l’opinion nantaise était divisée au sujet de Mr. Grignion et comment Mgr. de Bauveau essayait de manœuvrer entre ces tendances. Sur-Mr. Barin, cf. note 164.
[170]
Cette note marginale est portée d'une autre encre et, semble-t-il, d'une autre écriture que le corps même du texte. Saint-Molf était une paroisse du diocèse dé Nantes, dans la presqu'île guérandaise.
[171]
D'après les indications données par GRANDET (Joseph), op cit. pp. 161-162 ce prêtre ne peut être que Gabriel Olivier. BOURDEAUT (A.), 1937 pp. 115-116, et 1938, pp. 10-11, 18-19, a fait justice de cette accusation contre Mr. Olivier ; tout au plus y eut-il « nuage » entre le deux missionnaires. Une fois de plus, Blain se révèle tendancieux.
[172]
Blain confond ici deux interdictions épiscopales portées à Nantes contre Mr. Grignion, celle qui touche la bénédiction du calvaire de Pont-Château, le 14 septembre 1710, et celle qui concerne la mission de Saint-Molf, le 24 septembre suivant; le voyage impromptu de Mr. Grignion à Nantes concerne la première, non la seconde, GRANDET (Joseph), op. cit., pp. 160-162.
[173]
Sur le Père Martinet, cf. ci-dessus, p. 308. Cette sérénité est confirmée par GRANDET (Joseph) La vie de Messire Louis-Marie Grignion..., p. 165.
[174]
Sur le manuscrit, les deux noms « Brenier » et « Angers » ont été raturés et on lit « Mr. * * * qui était supérieur du séminaire à *** » cf. pp. 200-201, notes 100 et 101. Antoine Brenier (cf. p. 63) fut supérieur du séminaire d'Angers de 1705 à 1707, LETOURNEAU (Georges), Histoire du séminaire d’Angers depuis son union avec Saint-Sulpice en 1695 jusqu'à nos jours, Angers-Paris, 1895, pp. 67-72. C 'est presque certainement en septembre 1706 lors de son voyage de Poitiers au Mont-Saint-Michel, que Mr. Grignion fut ainsi éconduit.
[175]
Cette note a été ajoutée sur le manuscrit d'une encre et, semble-t-il, d'une écriture autres que l'ensemble du manuscrit. Jean Dutemps (ou du Temps), né en 1689, fut entre 1706, date de sa profession, et 1724, professeur dans les collèges de Saintes, Poitiers et Périgueux, A.R.S.I., Catalogues de l’Aquitaine. La source du Père Dutemps pourrait être, le Père de La Tour qui fut son collègue à Poitiers en 1713-1714.
[176]
GRANDET (Joseph), op. cit., p. 100, qui raconte cette audience, ne fait pas la moindre allusion au jansénisme. Mr. Grignion lui-même n'était pas si foncièrement opposé à la tendance qui, après 1714, refusera la Constitution Unigenitus, PEROUAS (Louis), Grignion de Montfort, les pauvres et les missions, p. 68. On est donc fondé à se demander si Blain n'a pas projeté sur cette scène sa propre tendance antijanséniste et ultramontaine.
[177]
Ce prélat ne peut être que Vincent-François Desmaretz (1657-1739) évêque de Saint-Malo depuis 1702, qui refusa la Bulle Unigenitus. RAISON, Le mouvement janséniste au diocèse de Saint-Malo, dans Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Bretagne, tome XI, 1930, pp. 38-42, met une sourdine à l'interprétation que Blain donne dès difficultés entre l'évêque et le missionnaire. PICOT DE CLORIVIERE, La vie de M. Louis-Marie Grignion..., pp. 173-174, 177-178, distingue (après Besnard), deux interdictions différentes, la seconde en 1708 la première peut-être dès 1707 ; ni Picot, ni Besnard ne fait allusion au jansénisme, mais ils expliquent ces interdictions par les rapports difficiles entre le missionnaire d’une part, le clergé et es notables d'autre part.
[178]
Ce voyage à Rouen se situe fin septembre ou début octobre 1714, après la mission de Saint-Lô, PICOT DE CLORIVIERE, op. cit. pp. 397-407.
[179]
Ce "jeune homme" était un des Frères laïcs que Montfort 's'était associés, PICOT DE CLORIVIERE, op. cit., p: 414.
[180]
Sur le manuscrit lui-même, le copiste avait porté "Poitiers" ; une main, différente semble-t-il, a corrigé en "La Rochelle ". Cette seconde version est plus vraisemblable, parce que les Protestants étaient plus nombreux à La Rochelle, parce que aussi Montfort les y a davantage rencontrés, même s'il faut faire chez lui la part d 'une agressivité anti-protestante, PEROUAS Louis), Grignion de Montfort, les pauvres et les missions, pp. 53, 75-76.
[181]
On peut se demander si le copiste n'aurait pas lu « génies » pour « genre ».
[182]
Il s'agit de la cure de Saint-Patrice, dont J.-B. Blain démissionnera, au bout de deux ans, en 1716, FOURE (André), Jean-Baptiste Blain (1674-1751) chanoine de Rouen, p. 39. L 'allusion à une précédente prédiction vise sans doute les paroles rapportées à la p. 63.
[183]
Le manuscrit B porte, mieux, "des chaînes de fer et des disciplines ".
[184]
Autel ainsi appelé à cause de la fondation par les échevins, en 1637, au cours d'une épidémie de peste, d'une lampe perpétuelle, LOTH (Albert), La Cathédrale de Rouen, son histoire, sa description, Rouen, 1873, p. 564.
[185]
FOURE (André), op. cit., identifie ces maîtresses d'école avec la communauté des Sœurs d'Ernemont dont J.-B. Blain était le supérieur ecclésiastique depuis quelques mois.
[186]
Ce bateau reliait régulièrement la ville de Rouen au village de La Bouille, situé sur la rive gauche de la Seine, à une trentaine de kilomètres, en aval, GOSSELIN (E.), Glanes historiques normandes, dans Revue de Normandie, 1869.
[187]
Pour combler une omission évidente, une main postérieure - la même qu'à la p. 200, - a ajouté, en surcharge, « sapent » ; le manuscrit B porte "des gens qui souvent ne savent pas les premiers principes", version qui paraît préférable.
[188]
Le mot "savent" a été ajouté d'une main postérieure, pour combler une omission évidente. Le manuscrit B porte "dont il , en trouve un nombre qui a à peine", version peut-être plus proche de l'original.
[189]
Sur ce capucin, le Père Vincent, voir ci-dessus, p. 288, note 152.
[190]
Une note marginale postérieure précise qu'il s'agit de "Monseigneur de Champflour". Le diocèse de La Rochelle fut effectivement celui où Mr. Grignion travailla le plu longtemps, de 1711 à 1716, le seul avec ceux de Luçon et de Coutances ou il ne fut pas interdit. Etienne de Champflour devait mourir le 26 novembre 1724, ce qui fournit un élément pour dater l'Abrégé de Blain.
[191]
Madame de Bouillé, Renée-Françoise Le Vacher, épouse de Mr. de Collasseau, seigneur de Bouillé, cf. DERVAUX (J.-F.), Folie ou Sagesse.... pp. 267-268. Cette guérison est à situer en 1713, ce qui fait un écart de quatre ans par rapport à la mort de son mari. J.-B. Blain entendit très probablement le récit de cette guérison, lors de son pèlerinage de 1724, à Saint-Laurent-sur-Sèvre où la dame s'activait alors au service des communautés montfortaines.
[192]
Les mots "si bon" sont . ajoutés, en surcharge, d'une écriture postérieure qui ressemble beaucoup à celle d'é la note de la page 200.
[193]
Saint-Laurent-sur-Sèvre, actuellement en Vendée; canton de Mortagne. Le passage de Mgr de Champflour, le 23 avril 1716, se plaçait dans le cadre d'une visite pastorale dans la région, Arch. Dép. Charente-Maritime, 1 J 562. Le missionnaire mourut le 28 avril.
[194]
Le manuscrit portait d'abord " ...la chapelle de la Sainte Vierge, faite de côté". Les trois derniers mots ont été plus ou moins effacés et une écriture postérieure (la même qu'à la p. 200) leur a substitué "mais conjointement avec son corps, contre sa volonté, car il avait demandé, peu de temps avant sa mort, que son corps [ soit] enterré dans cimetière" ; ce qui rend la phrase incompréhensible. On peut, à partir de ce qu'on sait par ailleurs, rappelé par une note infra-paginale beaucoup plus tardive, reconstituer ainsi : "Son cœur à été enterre dans la chapelle de la sainte Vierge, mais conjointement avec son corps, contre sa volonté car l’avait demandé, peu de temps avant sa mort, que son corps [soit] enterré dans le cimetière".
[195]
Sur l'affluence des pèlerins, sur l'exhumation du corps en 1717 et sur le second tombeau, GRANDET (Joseph), La Vie de Messire Louis-Marie Grignion..., pp. 262, 263, 264, 265-267.
[196]
Relation populaire de miracles opérés, entre 1716 et 1723, par l'intercession du missionnaire, dans GRANDET (Joseph), op. cit., pp. 428-436, 442-445 ; la préface du même ouvrage évoque assez bien les oppositions à la mémoire de Mr. Grignion.
[197]
Sur le manuscrit B, il est porté, en face de ce passage, dans la marrai : " 1724 ", ce qui semble bien être la date du pèlerinage e Blain ; cette indication n'existe pas sur le manuscrit A.
[198]
Ce témoignage de Blain sur la ferveur à Saint-Laurent-sur-Sèvre et aux environs, est de première importance ; toutefois il doit être pondéré, en tenant compte, sans doute de l'admiration du témoin pour le défunt, certainement du fait que la région de Saint-Laurent était depuis longtemps comme l'épicentre de la ferveur dans le diocèse La Rochelle, PEROUAS (Louis), Le diocèse de La Rochelle de 1648 à 1724. Sociologie et pastorale, Paris, 1964, pp. 218-220.
[199]
Sur les confréries de pénitents et de vierges, voir ci-dessus, pp. 303-306. Sur la Permanence, dans la région, des pratiques de piété Instaurées par Mr. Grignion, PEROUAS (Louis), Grignion de Montfort, les pauvres et les missions, pp. 149-150.
[200]
Les mots "de la jeunesse" ont été ajoutés, en bout de ligne, d'une autre écriture et, semble-t-il, d'une autre encre. Sur l’installation, à Saint-Laurent-sur-Sèvre, des Filles de la Sagesse en 1720, des Pères et Frères de la Compagnie de Marie en 1722, voir DERVAUX (J.-F.), Folie ou Sagesse.... pp. 293 et sv., 328 et sv.